Le devoir de philosophie

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40 anniversaire de l’enseignement collégial de la philosophie
Enseignement de la
Cégep de Sainte-Hyacinthe 4 juin 2009
philosophie et création
Le devoir de philosophie
Pourquoi les philosophes sont-ils absents des débats publics? Dans les médias,
nous n’entendons que des «experts». Cette question de l’absence de la philosophie dans
l’espace public québécois mérite qu’on la pose. J’ai ma petite idée sur le sujet. L’une des
principales raisons est la conception que se font les professeurs de philosophie. Ils
adoptent une conception que je qualifierai de «déontologique». Par-là, je veux dire que
pour une grande majorité d’enseignants, la philosophie est par essence contemplative,
c’est-à-dire purement désintéressée, centrée sur le savoir pour le savoir, indépendamment
de ses conséquences et de ses effets sur ceux et celles qui en font l’étude. Même s’ils
enseignent en vue de développer l’esprit critique, comme le souhaite les buts prescrits des
devis ministériels, pour un grand nombre d’enseignants, l’enseignement de la philosophie
est bon en soi pour les étudiants. Peu importe les médiations pédagogiques utilisées, la
philosophie possède en elle-même tout ce qu’il faut pour être enseignée. Selon cette
conception déontologique de la philosophie, il suffit d’être philosophe pour être un bon
professeur.
Au contraire, pour ceux et celles qui se réclament d’une conception
conséquentialiste de l’étude de la philosophie, on peut très bien être philosophe sans être
un bon professeur de philosophie. C’est parce que la philosophie est utile au
développement de l’esprit critique qu’elle est préférable et souhaitable. Nos devis
ministériels optent clairement pour une conception conséquentialiste. La didactique ainsi
que la pédagogie de l’enseignement de la philosophie apparaissent incontournables. Un
mauvais philosophe peut ainsi devenir bon professeur dans la mesure où il acquiert des
habiletés pédagogiques.
Par ailleurs, il y a en a qui sont à la fois déontologistes et conséquentialiste.
Logiquement, toutefois, on ne peut, sans être incohérent, être adepte de l’un et de l’autre.
C’est mon cas. Prenons l’exercice des «Devoirs de philo» auxquels j’ai participé.
Pour moi, le titre de l’exercice, le «Devoir de philo», n’est pas qu’une figure de
style. Je le prends et l’entends au sens littéral du terme, c’est-à-dire comme un devoir au
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sens moral du terme : le devoir de philosopher. Je soutiens, en effet, que nous avons un
devoir de philosopher. Ce devoir consiste à donner un sens à l’existence et à l’univers
dans lequel nous vivons. Ce devoir est aussi celui de la vérité : nous nous devons de
rechercher la vérité. Je fais mien le mot de Diderot : On doit exiger de moi que je cherche
la vérité, mais non que je la trouve.1 Chercher la vérité est le devoir non seulement du
philosophe, mais de tous. Si nous sommes malades, nous nous devons de trouver la cause
de ce qui affecte notre santé. Mais la recherche de la vérité est exigeante et source de
souffrance. Peu importe, nous nous devons de la rechercher.
Louis Cornellier, dans son compte-rendu de mon livre2 (Le Devoir du 22 et 23
novembre 2008), jugeait qu’il y avait là de la philosophie «utile». Ce mot «utile» m’a
agacé. Je ne suis pourtant pas de ceux qui font l’éloge de l’inutilité de la philosophie,
comme les partisans déontologistes. Tout en étant déontologiste, je suis aussi convaincu
que la philosophie peut être «utile». Comment résoudre cette difficulté car, je le répète,
prima facie, on ne peut être à la fois déontologiste et conséquentialiste.
Comment résoudre cette contradiction manifeste?
Je ne vois pas d’autres solutions que l’adoption du «principe du double-effet»,
remontant à Thomas d’Aquin3, que je discute au chapitre 4 de mon livre. et qui dit qu’il
faut distinguer, dans toute action, l’intention de ses conséquences. Je peux en effet
vouloir aider quelqu’un mais rater mon geste : mon intention était louable, mais les
conséquences nuisibles. Par exemple, je peux aider une personne d’un certain âge à
franchir une intersection, mais rater parfaitement mon coup : je peux, sans le vouloir, la
faire glisser sous les roues d’un chauffard… Mon intention est louable alors que mon
action a des conséquences malheureuses et indésirables.
Donc, en vertu du principe du double-effet, je peux distinguer nettement
l’intention de philosopher de ses conséquences. Cela convient aussi à l’activité
philosophique. L’intention philosophique étant la recherche de la connaissance du sens
pour elle-même; les conséquences, elles, étant l’épanouissement humain à travers le
développement de l’esprit critique. Alors, je puis dire que, si les conséquences de
l’intention philosophique sont bonnes, tant mieux ou tant pis, peu importe!
1
Denis Diderot, Pensées philosophiques, #29.
Jean Laberge, En quête de sens. Les philosophes scrutent l’actualité. Éditions Logiques, 2008.
3
Voir Somme théologique, 2-2, question 64, article 7.
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Mais le principe du double effet est-il véritablement acceptable? Je crois que non.
Je ne puis entrer ici dans l’examen critique de ce principe - ce que j’ai déjà fait dans mon
livre (chapitre 4). Il est erroné de croire qu’il existe dans tous les cas une intention
préalable précédent toutes nos actions. C’est ce que le philosophe Gilbert Ryle avait
dénoncé comme le mythe du «fantôme dans la machine».
Même si la distinction déontologisme/conséquentialiste paraît un peu spécieuse,
elle demeure éminemment importante pour comprendre notre profession. Peut-être auraitil lieu de la rejeter ou de la dépasser? Je soumets à votre réflexion le problème.
Jean Laberge
Montréal, 27/05/09