Le jeu des régles dans La Régle dujeu

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Le jeu des régles dans La Régle dujeu
SVEN ÅKE HEED
Le jeu des régles dans La Régle dujeu
LA DRAMATURGIE CLASSIQUE
ET LE FILM DE JEAN RENOIR
Si la dramaturgie classique frangaise, avec ses régles et ses conventions bien
connues, a dominé le théåtre occidental pendant au moins deux siécles, on
peut sans doute dire que, dans une certaine mesure, ces régles et ces
conventions conditionnent 1'écriture théåtrale encore aujourd'hui. Issus des
préceptes aristotéliciens, revus et corrigés par les érudits de la renaissance,
ce sont la, en effet, des outils qui se sont révélés bien utiles, au siécle dernier,
å la confection de "la piéce bien faite", dans la tradition d'Eugéne Scribe,
aussi bien qu'å la construction, de nos jours, de 1'intrigue de plus d'une piéce
de boulevard. Des sphéres élevées des rois et des reines de la tragédie
classique, ces régles sont donc passées par le salon bourgeois du théåtre du
XlXe, pour finir aujourd'hui dans la chambre éternelle de la comédie de
boulevard. Cette décadence idéologique n'empéche pas, cependant, qu'il
s'agit la de recettes bien éprouvées pour faire monter la mayonnaise dans
n'importe quelle piéce de théåtre.
Lorsque le cinéaste frangais Jean Renoir voulut montrer, apres la déception
du Front populaire, la décadence d'une certaine société bourgeoise francaise,
avec son cynisme, son racisme et ses sympathies pour les idéologies fascistes,
il a adopta un langage dramatique å la fois efficace et révélateur, dans la
mesure ou il s'agit d'un langage dramatique, récupéré de nos jours par la
classe méme que Renoir voulait dépeindre, å savoir celui de la comédie
classique.
Le film, La Régle du jeu, fut tourné en 1939, å la veille de la guerre.
Largument du film est bien connu. Rappelons-le tout de méme briévement:
Laviateur André Jurieux vient d'accomplir un exploit en traversant
FAtlantique en solitaire. Il est recu å 1'aéroport du Bourget corame un héros,
décu de ne pas voir parmi les gens qui sont la pour 1'accueillir la femme
qu'il aime, la Marquise Christine de la Cheyniest. Son ami Octave, également
un ami de longue date de Christine, réussit å le faire inviter å une partie de
chasse en Sologne au chåteau de la Coliniére, une propriété appartenant
au mari de Christine, Robert de la Cheyniest, pour permettre å Christine
de se faire pardonner. Tout le monde se retrouve donc au chåteau de la
Coliniére, y compris Robert de la Cheyniest et sa maitresse, Geneviéve de
Marras. Le lendemain, au cours de la partie de chasse, Christine voit par
hasard son mari et Geneviéve en train de s'embrasser et elle se laisse alors
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courtiser par les hommes qui la désirent: André Jurieux, mais aussi un autre
invite, Monsieur de Saint-Aubin. En méme temps, une histoire paralléle se
déroule dans la cuisine du chåteau. La camériste de Christine, Lisette,
trompe son mari, le garde-chasse du chåteau, Schumacher, avec un
braconnier, Marceau, qu'on a surpris la veille en flagrant délit et qui vient
d'étre engagé comme domestique. Au cours d'une fete donnée au chåteau,
Schumacher découvre la liaison de sa femme avec le nouveau-venu et il se
met å chasser son rival å travers le chåteau en tirant des coups de revolver
dans tous les sens. Schumacher est mis å la porte, ainsi que Marceau, et tous
les deux ils se cachent dans le parc du chåteau. En méme temps, Christine,
vétue du capuchon de Lisette, se retire dans une serre avec Octave qui finit
par lui avouer qu'il 1'aime aussi, depuis toujours. Ils décident de partir
ensemble et Octave retourne un instant dans le chåteau pour chercher son
manteau. Dans le hall du chåteau il rencontre son ami André Jurieux et,
pris de regrets, lui révéle que Christine 1'attend dans la serre. André Jurieux
va pour rejoindre Christine et å la derniére minute Octave lui préte son
manteau. Schumacher, jaloux, convaincu que c'est Lisette qui attend Octave
dans la serre, tire dans la nuit et tue André Jurieux d'une balle de son fusil.
Apres avoir déclaré qu'il s'agit d'un accident, Robert de la Cheyniest invite
tout le monde å rentrer dans le chåteau. Seul Octave quitte le chåteau le
soir méme.
Nous avons å faire ici, comme cela a souvent été remarqué, d'ailleurs, å
deux structures différentes, copiées sur celle du Mariage de Figaro de
Beaumarchais et sur celle des Caprices de Marianne d'Alfred de Musset. La
référence å la comédie de Beaumarchais est explicite et se trouve inscrite
dans le film sous forme d'une citation donnée en exergue au debut du film.
Il s'agit d'un couplet tiré de 1'acte IV, scéne X, sur le méme air que le vaudeville de la fin:
Cceurs sensibles, cceurs fidéles,
Qui blåmez 1'amour léger,
Cessez vos plaintes cruelles:
Est-ce un crime de changer?
Si l'Amour porte des ailes,
N'est-ce pas pour voltiger?
N'est-ce pas pour voltiger?
N'est-ce pas pour voltiger?
La piéce de Musset a souvent été mentionnée par Jean Renoir lui-méme
dans de nombreux artides et entretiens comme la source principale
d'inspiration du film.
La structure du Mariage de Figaro est facilement reconnaissable dans la
présence des deux couples, le couple noble et le couple de servants, le Comte
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et la Comtesse Almaviva trouvant leur correspondance dans Robert et
Christine de la Cheyniest, Figaro et Suzanne dans Schumacher et Lisette,
tandis que la structure des Caprices de Marianne est celle d'un triangle
conflictuel entré Marianne, Ccelio qui 1'aime en secret et 1'ami commun du
nom d'Octave, les trois personnages étant, bien sur, facilement
reconnaissables dans le film dans les personnages de Christine, André
Jurieux et Octave, ce dernier ayant méme garde le nom du personnage de
Musset.
Sur une structure essentiellement de comédie vient donc se greffer une
autre structure, celle d'un drame romantique avec une fin tragique, puisque
la piéce de Musset finit, comme chacun sait, avec 1'assassinat de Ccelio, au
moment ou celui-ci ose enfin approcher sa bien-aimée qui attend Octave
lequel, å son tour, s'est fait substituer par son ami Ccelio. Mais la maison de
Marianne a été encerclée par les hommes armés de son mari Claudio, qui
a entendu une conversation entré sa femme et Octave. C'est donc ce dernier
que Claudio pense tuer en faisant assassiner le pauvre Ccelio.
Or, ce théme du travestissement et de la substitution des personnages se
trouve également dans la comédie de Beaumarchais, puisqu'au dernier acte,
qui se passé la nuit dans le jardin et donc dans le noir, la Comtesse et Suzanne
changent de costumes pour tromper le Comte volage et le ramener dans la
bonne voie. Si on regarde bien le film, il ne fait pas de doute que c'est la
structure de la piéce de Beaumarchais qui domine, surtout si on se référe a
d'autres elements de la structure du film que celui des personnages.
Si on considére le film comme un grand syntagme, celui-ci tombe
naturellement en cinq parties qui correspondraient aux cinq actes d'une
comédie classique quelconque et plus précisément aux cinq actes du Mariage
de Figaro. (Les Caprices de Marianne, entré parenthéses, est une piéce en deux
actes.) Le premier acte serait une espéce de préambule avec les scénes qui
se déroulent au Bourget et å Paris avant le départ en Sologne, le deuxiéme
acte 1'inspection des terres par Robert de la Cheyniest, pendant laquelle on
découvre le braconnier au travail, et 1'arrivée des invités au chåteau de la
Coliniére, le troisiéme acte la partie de chasse, le quatriéme acte la fete au
chåteau et le dernier acte la fin tragique dans le jardin. Dans cette structure
on reconnait sans peine celle du Mariage de Figaro, ou les deux premiers actes,
tout comme dans le film, établissent les relations assez compliquées entré
les personnages, le troisiéme acte se passé au tribunal et nous montre le
Comte qui exerce ses fonctions de juge supréme (dans le film c'est Robert
de la Cheyniest qui, en tant que maltre dans ses propres terres, "juge" le
braconnier Marceau pour ensuite 1'acquitter et méme 1'engager comme
domestique), le quatriéme acte se constitue par la fete du mariage et le
dernier acte par la scéne final dans le jardin. Le rythme du film est donc
celui d'une comédie classique en cinq actes.
En ce qui concerne les personnages, c'est surtout la correspondance entré
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Figaro et Schumacher qui nous frappe, une correspondance qui se trouve
inscrite davantage au niveau de la fonction dramaturgique, et donc dans la
structure profonde, qu'å celui des traits caractéristiques des personnages,
c'est-å-dire celui de la structure superficielle. Car les deux personnages
présentent des traits caractéristiques bien différents, Figaro étant gai,
sociable et dynamique, tandis que Schumacher serait plutöt grognard,
boudeur et indolent. Mais ce qui les réunit, et c'est ce qui nous intéresse ici,
c'est lajalousie, lajalousie qui, dans le film, est 1'élément méme qui déclenche
la fin tragique, et dans Le Mariage de Figaro, on peut sans doute dire de la
jalousie de Figaro, telle qu'elle s'exprime å la fin du quatriéme acte, que non
seulement elle change notre perception du personnage, que nous pensions
connaitre, mais elle fait basculer la piéce dans une espéce de mélancolie.
Car la fin de la piéce de Beaumarchais n'est pas une fin heureuse. Bien au
contraire, elle nous laisse sans illusions en ce qui concerne le comportement
du Comte qui, méme s'il finit par demander pardon å la Comtesse pour sa
mauvaise conduite, va recommencer de plus belle des qu'elle aura le dos
tourné. Nous le savons, et la Comtesse le sait aussi, ce qui fait qu'il y a lieu
de se demander s'il s'agit la d'une véritable fin de comédie.
Dans La Régle dujeu, tout comme Figaro dans la piéce de Beaumarchais,
Schumacher est un personnage clé. Le röle qu'il occupe dans la structure
dramaturgique est tout å fait essentiel, puisque c'est lui qui opére le
changement qui fait virer la comédie vers le drame et méme vers la tragédie.
On sait que la forme était tres importante pour Renoir. Il a souvent déclaré
que vers la fin des années trente il était arrivé å un point dans sa recherche,
puisque c'est ainsi qu'il préférait voir son activité cinématographique, ou il
voulait chercher une sorte de réalisme intérieur chez les personnages qui
serait d'autant plus visible, selon Renoir, dans une structure rigide et
1'exemple qu'il donne est celui de la structure des piéces de Moliére. (Voir
Jean Renoir, Ecrits (1926-1971), Ramsay Poche Cinéma, Paris, 1989, p. 297.)
Dans le film, ce réalisme intérieur des personnages prend son sens par
rapport au systéme dans lequel il figure, et å la limite c'est méme å partir
de lå que tout le film prend son sens. Car tout comme Le Mariage de Figaro,
La Régle dujeu nous livré 1'image d'une société qui va vers sa fin, un sens
véhiculé justement par cette rupture du code de la dramaturgie classique
qui se manifeste dans les deux textes, dans la piéce de théåtre aussi bien
que dans le film de Renoir. Dans les deux cas, nous avons å faire å une société
rigide, condamnée å disparaitre, maintenue grace a un certain nombre de
lois et de régles de conduite, mais pour combien de temps encore? En 1784,
date de la création du Mariage de Figaro, tout comme en 1939, date de la
premiére sortie du film, les gens avaient 1'impression de "danser sur un
volcan". (LIexpression est celle de Jean Renoir, tirée d'un entretien télévisé
de 1961, citée dans Jean Renoir, The Rules ofthe Game, Simon and Schuster,
New York, 1970, p. 9-12.) Dans ce sens, Figaro et Schumacher, tous les deux,
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sont des personnages porteurs du signe de rupture, de non-soumission et
de désordre, sinon de révolte.
Dans Le Mariage de Figaro, Beaumarchais joue avec les régles du théåtre
au point de dénaturer la forme méme de la comédie classique. On peut se
demander si ce n'est pas la, d'ailleurs, le dernier exemple d'une comédie
concue selon les régles du théåtre classique, avant que commence, dans
1'histoire du théåtre, le déclin du genre. Renoir, dans son film, fait pareil.
Le titre du film est bien la pour nous le rappeler. Les régles de conduite
dans la société bourgeoise qu'il dénonce sont comparables aux régles et aux
conventions du théåtre classique, dont le film porte en lui la mémoire. Le
film est donc un jeu avec les conventions de la société en méme temps qu'avec
celles du théåtre : le théåtre devient la métaphore de la société.
Or, le jeu aussi est une convention théåtrale. Le jeu du titre du film est le
jeu méme du théåtre, en méme temps qu'il référe å une convention liée aux
titres des piéces de théåtre. On pense évidemment å une piéce comme Le
Jeu de Vamour et du hasard de Marivaux ou, mieux encore, au/ew de Vamour
et de la mört, drame révolutionnaire de Romain Rolland.
Cet element ludique est donc tres present dans le film, le jeu y figurant
sous toutes les formes: on joue aux cartes, au bridge et a la belotte, les invités
du chåteau donnent une soirée de varieté pendant laquelle ils jouent, ils
chantent, ils dansent, on joue du grammophone, Robert de la Cheyniest
fait constamment marcher, voire jouer, ses automates et ses appareils
mécaniques de toutes sortes, etc. Et le jeu supréme, évidemment, c'est le
grand jeu de la société, dans lequel ils participent tous. André Jurieux, lui,
qui s'introduit dans ce milieu dont il ignore les régles, le payera de sa vie.
En revanche, le personnage ludique par excellence, c'est Fami Octave,
interprété d'ailleurs par Renoir lui-méme. Il joue un personnage qu'il essaie
de construire lui-méme, personnage insoucieux, jovial, volage, puisqu'il
embrasse toutes les femmes, faisant la cour å plus d'une, å Lisette et å
Christine, par exemple, personnage transgressif, enfin, puisquil réussit å
se faire glisser dans tous les milieux et dans toutes les peaux, en 1'occurence
celle d'un ours qu'il revet pour la soirée au chåteau, bref, un personnage
qui ressemble de bien des points de vue å celui de Chérubin du Mariage de
Figaro. Mais un chérubin, n'est-ce pas aussi un ange, 1'ange de 1'amour,
puisqu'avec ses ailes il se confond avec 1'image d'Eros, tel que celui-ci est
généralement reproduit dans l'art depuis 1'Antiquité. Rappelons å ce propos une réplique du film, d'apparence anodine mais loin d'étre innocente,
dans la breve séquence, qui se distingue d'ailleurs étrangement du reste du
film, de 1'accident de route provoqué par André Jurieux au volant d'une
voiture avec Octave comme passager. Lorsque ce dernier sort de la voiture,
en couvrant d'injures son ami, il lui dit textuellement: "J'ai voltigé au plafond, mon vieux, comme u n e plume." Ce verbe, "voltiger", renvoie
directement å son tour au couplet cité en exergue au film et tiré de la piéce
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de Beaumarchais : "Si 1'Amour porte des ailes, n'est-ce pas pour voltiger?"
Or, si Octave est une figure de Famour dans le film, c'est aussi lui qui
prépare å la mört, qui engendre la mört, puisqu'il est responsable de la
méprise qui fait que Schumacher prend André Jurieux pour Octave et le
tue par erreur. Ce théme de 1'amour et de la mört, connoté au personnage
d'Octave, correspond aussi, au niveau de la structure, å la forme parodique
de 1'oeuvre. Car dans la mesure ou le film est une réécriture du Mariage de
Figaro, on peut dire, dans 1'acception de Gérard Genette, qu'il s'agit la d'une
parodie, la parodie étant, selon Genette, une transformation ludique. (Voir
Tableau general des pratiques hypertextuelles dans Gérard Genette,
Palimpsestes, Seuil, Paris, 1982, p. 45.) Uélément essentiel de cette operation
est 1'ironie, qui figure aussi å plusieurs niveaux du film : ironie du langage
(surtout dans les répliques d'Octave), ironie des personnages bourgeois et
ironie du sort dans le dénouement tragique du film. Uironie engendre la
parodie, et la parodie engendre la mört, la mört étant l'ironie, la dérision,
la parodie de la vie méme.
Pour résumer, donc, on peut dire que le film fonctionne par rapport au
théåtre classique, et surtout par rapport au Mariage de Figaro, dans une relation d'intertextualité que nous pourrions qualifier de parodie. Ce qui est
parodie, c'est la comédie classique, donc le théåtre, mais aussi son double,
å savoir la vie, et plus particuliérement la vie dans la société bourgeoise
francaise a la veille de la Seconde Guerre Mondiale.
BIBLIOGRAPHIE
Beaumarchais, (Euvres, Gallimard, Paris, 1988.
Genette, Gérard, Palimpsestes, Seuil, Paris, 1982.
Joly, Jacques, "Renoir entré le théåtre et la vie", dans La Nouvelle
Critique, no 168, juillet-aout 1965, p. 56-67.
Musset, Alfred de, Théåtre I, Garnier-Flammarion, Paris, 1964.
Renoir, Jean, Ecrits (1926-1971), Ramsay Poche Cinéma, Paris, 1989.
Renoir, Jean, Ma vie et mes films, Flammarion, Paris, 1974.
Renoir, Jean, The Rules ofthe Game, Simon and Schuster, New York, 1979.