Articles sur la médecine d`expertise dans "L`Actualité Médicale"
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Articles sur la médecine d`expertise dans "L`Actualité Médicale"
L’expertise médicale Dossier par Fabienne Papin L’expertise au banc des accusés L’expertise médicale n’a pas bonne presse. Avec un taux horaire de 390 $ — recommandé par la FMOQ dans sa grille provinciale des tarifs pour les services non assurés — ceux qui y ont recours ont tendance à penser qu’à ce prix, ils «achètent» un avis. Et encore aujourd’hui, certains médecins leur donnent raison et n’hésitent pas à réinventer la médecine pour leur mandant. Pourtant, cette discipline s’est donné des règles déontologiques et une formation sur mesure destinée à la tenir le plus loin possible des conflits d’intérêts. « Au Québec, la médecine d’expertise est généralement perçue comme étant de bonne qualité. » C’est la conclusion à laquelle était arrivée un groupe de travail du Collège des médecins du Québec en 2004. Pourtant, les experts médicaux ont mauvaise réputation. Bien sûr, on fait appel à eux en cas de litige, mais pour chaque cause gagnée, il y a un perdant et c’est souvent un mécontent. Mais ça n’explique pas tout. L a Dre Marie Giroux, médecin de famille, ne porte pas le même regard sur le rapport d’un médecin expert que sur celui d’un médecin consultant. Devant un même cas, tous les deux devraient pourtant arriver aux mêmes conclusions. « Le médecin expert est payé par l’employeur, donc la neutralité n’est pas la même, il y a un risque de conflit d’intérêts », précise la Dre Giroux. « C’est faux ! », répond le Dr François Sestier, cardiologue, professeur titulaire de clinique à l’Université de Montréal et directeur du programme de médecine d’assurance et d’expertise de l’Université de Montréal : « Le médecin expert à des devoirs de compétence, d’impartialité, d’honnêteté intellectuelle, de connaissance et d’attitude. » Il reconnaît du même souffle qu’il suffit de quelques incompétents pour ruiner la réputation de la profession. Mais le Dr Sestier est bien décidé à changer la donne. Depuis 1999, il a fait de la formation des experts médicaux son cheval de bataille (voir « Les experts en expertise »). La cour des horreurs Habitué des cours de justice, le Dr Sestier a témoigné comme expert médical devant le Tribunal administratif du Québec (TAQ), la Commission des lésions professionnelles (CLP), la Commission 10 | L’actualité médicale | www.ProfessionSante.ca | 18 août 2010 d’appel en matière de lésions professionnelles, la Cour supérieure et la Cour fédérale. « Comme on a un système accusatoire, j’ai constamment en face de moi des cardiologues experts. Il y en a qui mentent sous serment ou réinventent la médecine et disent des choses qu’ils n’oseraient pas répéter à leurs résidents », se désole-t-il. Le pire qu’il a vu ? Un expert a vu le même patient à six mois d’intervalle dans deux bureaux différents. Or, même s’il n’avait pas changé de statut médical, le soi-disant expert a pourtant donné des avis diamétralement opposés. Un psychiatre expert s’est retrouvé en première page des journaux après s’être fait épingler à mentir sous serment. Piégé en contre-interrogatoire, le psychiatre, pourtant habitué à présenter des expertises en cour, a affirmé avoir eu entre les mains un enregistrement qui n’était pas encore disponible. Et même si « cette erreur », comme il l’a appelée, ne remet pas en cause son opinion médicale, sa crédibilité n’a plus aucun poids. « Au Québec un psychiatre et un interniste ont été poursuivis en Cour supérieure. Il y a même eu un jugement avec des dommages punitifs, ce qui implique qu’il y a eu une faute d’un médecin expert. Ce cas a finalement été réglé hors cours, mais les experts devraient faire très attention, car les dommages punitifs n’étant pas couverts par l’assurance responsabilité professionnelle, ils peuvent avoir à les payer de leur poche », rapporte le Dr Sestier. La multiplication des recours De tels événements risquent, en plus, de conforter les patients dans leur bon droit de porter plainte. Or, ils sont souvent mal informés et mal conseillés. Le Dr Georges L’Espérance, neurochirurgien et président de la Société des experts en évaluation Pour le Dr Georges L’Espérance, le rôle des médecins est primordial pour éviter la multiplication des recours. Selon lui, souvent un problème simple devient compliqué parce qu’un formulaire a été mal rempli. Et, en bout de ligne c’est le patient qui paie la note, au propre comme au figuré. médicolégale du Québec, note déjà un problème. « Dans d’autres provinces, le rôle de l’expert est mieux compris. Ici, pour protéger les patients, on a mis en place un système afin qu’ils puissent porter plainte contre les médecins experts auprès du Collège des médecins. Mais certains l’utilisent Médecin de famille à Sherbrooke, la Dre Marie Giroux a accepté de nous donner son avis sur les experts médicaux qu’elle juge à la limite du conflit d’intérêt. Le poids d’une signature Un expert unique « Un médecin passe de 5 à 10 % de son temps à faire des certificats ou des activités médico-administratives et il n’a reçu aucune formation pour ça », souligne le Dr Sestier. Tous les médecins devraient avoir des bases en connaissances médicolégales. Il ne s’agit pas de suivre une formation complète, mais de prendre conscience de l’importance de ce qu’ils écrivent. « La signature d’un médecin au bas d’un formulaire a une valeur extrêmement importante et il doit apprendre à inscrire des réponses justes et appuyées sur des données probantes et non subjectives », complète le Dr L’Espérance. Enfin, selon lui, un médecin doit reconnaître ses limites en tant que personne et ne devrait pas hésiter à écrire qu’il ne sait pas si c’est le cas. « En bout de ligne, c’est le patient qui paiera si on se trompe, alors mieux vaut donner le dossier à quelqu’un qui peut fouiller la question et éviter ainsi la multiplication des recours qui risquent de s’ensuivre », explique le Dr L’Espérance. pour faire réviser les décisions de l’assureur ou de l’employeur. » Quand un expert leur recommande de poursuivre un médecin pour une erreur médicale, ils sont persuadés que justice n’a pas été rendue s’ils perdent leur cause. Le problème, c’est qu’ils n’auraient jamais dû aller jusqu’en cour. « Au Québec, ce n’est pas comme aux États-Unis ou en France où il peut y avoir une compensation sans égard à la faute. Ici, les aléas ou risques inhérents à une procédure diagnostique ou thérapeutique ne peuvent faire l’objet d’une Si l’expert médical est là pour éclairer la justice, on peut se demander pourquoi il est nécessaire d’en appeler deux à la barre pour y présenter des opinions divergentes. « La multiplication des expertises et contre-expertises engendre des dépenses démesurées par rapport aux problèmes à régler », affirme le Dr Yves Robert. Pour lui, le meilleur moyen de protéger l’indépendance des médecins experts serait qu’ils soient payés par le tribunal. Une décision qui appartient à la justice et non au corps médical. Or, avoir un seul expert au tribunal va à l’encontre de la tradition juridique. « Ce n’est pas seulement une question d’argent. « Audi alteram partem » (entendre l’autre partie) est un principe de droit qui prévaut surtout chez les avocats. Il faut faire débat devant un juge et faire la démonstration de ce que l’on avance », précise le Dr Robert. Pourtant, un comité étudie actuellement cette question au Barreau et depuis 2008, la Cour supérieure de Laval teste un projet pilote d’expert unique. Une expérience qui a d’ailleurs déjà été menée avec succès en Grande-Bretagne par Lord Woolf. « Depuis 1998, chaque fois qu’on a besoin d’un expert dans un domaine, on en prend un pour les deux parties et si elles n’arrivent pas à se mettre d’accord, c’est le juge qui le choisit », explique le Dr Sestier. Tous les avocats semblaient contre la mise en place de cette réforme. En revanche, selon un sondage effectué en 2005, 85 % d’entre eux se sont finalement dits très satisfaits du nouveau système. Il est plus rapide et leur évite d’avoir à composer avec des opinions partisanes. Selon le Dr L’Espérance, même si on retenait le système de l’expert unique au Québec, cela ne résoudrait pas tout. « Il y a des avantages et des inconvénients d’un côté comme de l’autre. En ce qui concerne la justice, il est possible que ça diminue un certain nombre de coûts, mais sur le plan strictement médical en termes de coût d’experts, ça ne changera rien. » De fait, ça n’empêchera en rien les avocats de commander des évaluations de l’expertise unique. poursuite s’ils ont été bien expliqués au patient qui signe alors un consentement préalable valable », explique le Dr Sestier. Des défis surmontables Les experts ne sont pas tous compétents, certains cèdent encore à la partisanerie ou à l’appât du gain, mais la majorité d’entre eux sont pourtant bien meilleurs qu’il y a 10 ans. Le public ne le voit pas encore, les médecins ne le savent pas tous, mais les choses évoluent. En 2006, le Collège des médecins a publié un Guide d’exercice sur la médecine d’expertise. « Nous voulions clarifier l’application des responsabilités du médecin expert et distinguer les éléments qui touchent l’expertise par rapport à la relation conventionnelle d’un Suite à la page 12 51 à 54 Les experts en expertise Quand il a commencé à faire de l’expertise en médecine d’assurance dans les années 1980, le cardiologue François Sestier n’en revenait pas : aucune formation n’était dispensée au Québec et au Canada. N ’ayant d’autre choix, il a commencé par apprendre sur le tas comme tous les médecins intéressés par cette pratique le faisaient à l’époque. Au milieu des années 1990, le médecin a aussi suivi des formations de quelques jours aux États-Unis et passé les examens de l’American Board of Insurance Medicine. En cour, il se retrouvait souvent face à des médecins non préparés à des contre-interrogatoires parfois musclés des avocats. Le Dr Sestier a aussi entendu toutes sortes d’histoires d’horreur de confrères lui rapportant « avoir menti sous serment pour aider » ou d’assureurs lui expliquant avoir dû faire appel à deux ou trois soi-disant experts médicaux avant d’avoir entre les mains un rapport présentable devant un juge. Le problème n’était pas que les conclusions ne leur plaisaient pas, mais une question de qualité. Un manque de formation flagrant Le Dr Sestier rêvait alors d’une formation universitaire complète permettant aux experts médicaux et d’assurance québécois d’éviter les écueils inhérents à leur pratique, de rester indépendants et de connaître et reconnaître les devoirs qu’elle implique. « Dans les années 1990, le Dr Pierre Forcier, un grand nom de la médecine d’expertise québécoise, expliquait que la SAAQ était obligée de faire refaire les deux tiers des expertises qu’elle demandait. Elle ne pouvait pas les utiliser en cour tellement elles étaient mauvaises, et ce, même en choisissant les experts...», souligne le Dr Sestier. La SAAQ, la CSST et la RRQ étaient bien placées pour comprendre le besoin d’une formation universitaire. Ce sont ces organismes qui ont proposé en 1999 de bâtir un programme d’enseignement de niveau universitaire. « C’était inespéré ! », rapporte le Dr Sestier qui a monté, en quelques semaines, à l’Université de Montréal, avec un petit groupe d’experts de la SMEQ, devenue SEEMLQ (Société des experts en évaluation médicolégale du Québec), un programme de 17 crédits échelonnés sur trois ans. Les fondateurs du programme s’attendaient à former une vingtaine d’étudiants la première année, mais c’est une cohorte de 60 étudiants qui est sortie diplômée en 2002. Aujourd’hui, le microprogramme Médecine d’assurance et d'expertise en sciences de la santé a permis de former environ 240 médecins au Québec et une centaine au Canada. Un programme complet et innovateur Très en demande, le microprogramme a été ouvert à tous les professionnels de la santé en 2005. « On avait des demandes de psychologues, de neuropsychologues, de dentistes, de pharmaciens, d’infirmières. On a même des chiropraticiens et des ergothérapeutes qui font maintenant de l’expertise », précise le Dr Sestier. La même année, il a aussi été complété par un DESS – 30 crédits au total –, puis par une maîtrise en 2006 et par un doctorat. L’expertise de nos finissants a vite été reconnue dans toute la francophonie. Il faut dire que comme les cours ont une version sur le Web, on peut les suivre de partout sur la planète. Cette formation a aussi tapé dans l’œil de compagnies d’assurance canadiennes anglophones qui ont trouvé que le niveau d’expertise au Québec était devenu nettement meilleur qu’ailleurs au pays. Prenant en charge tous les frais sans condition, elles ont demandé au Dr Sestier et à son équipe de monter un microprogramme en anglais dont les premiers diplômés ont passé leurs examens en décembre 2009. « Nous avons 150 professeurs venant de 13 facultés à travers l’Amérique du Nord qui sont venus enregistrer leurs cours à Montréal, et récemment, quelques-uns l’ont fait depuis Toronto. On peut maintenant télécharger ces cours sur le Web », explique le Dr Sestier, actuellement responsable de la version internationale et anglaise. Après être devenu pancanadien, le programme anglophone Médecine d’assurance et d'expertise en sciences de la santé de l’Université de Montréal s’est finalement ouvert à l’international l’année dernière ! Le Dr François Sestier, médecin conseil pour plusieurs autres compagnies d’assurance, est directeur médical de Croix Bleue Canassurance et de OptimumRe. Il est professeur titulaire de clinique à l’Université de Montréal et directeur du programme de Médecine d’assurance et d’expertise de l’Université de Montréal. Pour tout renseignement sur le programme d’étude Médecine d’assurance et d'expertise en sciences de la santé, rendez-vous sur le site de l’Université de Montréal. www.mae.umontreal.ca/ index-fr.htm 18 août 2010 | www.ProfessionSante.ca | L’actualité médicale | 11 L’expertise médicale Dossier Suite de la page 11 médecin et d’un patient », explique le Dr Yves Robert, secrétaire du Collège. Le code de déontologie aussi prend maintenant en compte l’expertise (voir l’encadré ci-contre). Bref, on s’interroge sur le sujet et on agit. Pour le Dr L’Espérance, « le défi à long terme, c’est que tous ceux qui font de l’expertise au Québec aient l’obligation de suivre une formation. C’est le seul moyen d’aller vers la qualité et l’excellence. » Le Collège royal des médecins chirurgiens du Canada étudie d’ailleurs une demande officielle pour reconnaître l’expertise comme une sur-spécialisation. « À partir du moment où il y aura une certification à l’échelle nationale, elle deviendra incontournable pour faire de l’expertise et aller témoigner en Cour », pense le Dr Sestier. Les règles de l’art Mais selon lui, de toute façon, s’improviser expert n’est tout simplement plus possible. Avec 240 médecins formés au Québec, ceux qui ne le sont pas « font tache ». Il y a des règles à suivre, des connaissances à avoir et un raisonnement logique à suivre pour voir son expertise reconnue. Ainsi, pour aider un juge à prendre une décision, il faut parler un langage qu’il comprend et donc avoir des talents de vulgarisateur. Un exemple ? En cour, pas besoin de certitude, une probabilité peut suffire. Un juge veut savoir si quelque chose est plus probable qu’improbable. Il existe aussi trois barèmes différents d’indemnisation au Québec avec chacun une finalité et des maximums différents. Un expert doit donc savoir lequel utiliser. Mais le nœud du problème est le lien de causalité. Pour qu’une personne ait le droit de toucher une indemnité, un problème de santé doit être imputable à un événement. « Souvent, les médecins omnipraticiens n’ont aucune notion de causalité. Pour répondre aux problèmes de leurs patients, ils leur donnent un papier L’expertise dans le code de déontologie du médecin 67. Le médecin, agissant pour le compte d’un patient ou d’un tiers comme expert ou évaluateur, doit : 1° faire connaître avec objectivité et impartialité à la personne soumise à l’évaluation, le but de son travail, les objets de l’évaluation et les moyens qu’il compte utiliser pour la réaliser; il doit aussi l’informer du destinataire de son rapport d’expertise et de la manière d’en demander copie; 2° s’abstenir d’obtenir de cette personne toute information ou de lui faire toute interprétation ou commentaire non pertinent à l’objet de l’évaluation; 3° s’abstenir de communiquer au tiers toute information, interprétation ou commentaire non pertinent à l’objet de l’évaluation; 4° s’abstenir de poser un geste ou de tenir des propos susceptibles de diminuer la confiance de cette personne envers son médecin; affirmant un lien entre un événement et leurs problèmes, même si telle lésion, telle problématique ou symptomatologie n’est pas secondaire à l’événement en question », affirme le Dr L’Espérance. Dans le cadre du programme de méde cine d’assurance et d'expertise en sciences de la santé, la question du lien de causalité représente 20 heures de cours. « Ce n’est pas 5° communiquer avec objectivité, impartialité et diligence son rapport au tiers ou à la personne qui a demandé l’évaluation. D. 1213-2002, a. 67. 68. Le médecin doit, en vue de juger de l’aptitude d’une personne à exécuter un travail, s’en tenir à la recherche des informations qui sont pertinentes à cette fin. D. 1213-2002, a. 68. 69. Le médecin agissant pour le compte d’un tiers comme expert ou évaluateur ne peut devenir médecin traitant du patient qu’à la demande ou après autorisation expresse de ce dernier, et après avoir mis fin à son mandat avec le tiers. D. 1213-2002, a. 69. une question de gros bon sens comme je l’ai déjà entendu », s’insurge le Dr Sestier. Il y a, au contraire, toute une logique et une méthode derrière le processus qui mène à statuer ou non sur un lien de causalité probable. « En responsabilité médicale, je dois étudier neuf critères d’imputabilité pour expliquer par exemple qu’une situation actuel- le est due ou non à une faute médicale », souligne le professeur. Et le tout doit absolument être basé sur des données scientifiques. La science n’a pas réponse à tout, mais ce n’est pas une raison pour ne pas se fier aux données connues et rationnelles qui existent. Pour le Dr L’Espérance, « avec 40 % des Albertains et 60 % des Américains qui croient La confrontation entraîne la Le 9 juin dernier, trois députés, dont le Dr Amir Khadir, ont déposé à l’Assemblée nationale du Québec une pétition signée par plus de 3000 personnes réclamant une commission d’enquête publique sur les abus de pouvoir de la Commission sur la santé et la sécurité du travail (CSST) et le manque de neutralité de certains professionnels de la santé. S elon les députés et l’Association des travailleuses et des travailleurs accidentés de l’Abitibi-Témiscamingue, le système actuel favorise la contestation systématique. Il faut dire que si la plupart du temps, les travailleurs, leurs employeurs et les assurances règlent les demandes d’indemnisation (qu’elles soient ou non accordées) facilement, quand un cas est litigieux, certains ont l’impression que la machine s’emballe ou plutôt s’embourbe ! Le processus peut s’avérer long, 12 | L’actualité médicale | www.ProfessionSante.ca | 18 août 2010 pénible et compliqué avant qu’un dossier aboutisse. Le rapport d’un médecin traitant remis en cause par un expert mandaté par la CSST peut se retrouver à l’étude au Bureau des évaluations médicales. Mais les avis de ce dernier peuvent également être par la suite renversés par la Commission des lésions professionnelles. La cour fait peur Une majorité de médecins refusent d’aller en cour. Il faut dire que la plupart des personnes interviewées pour ce dossier s’entendent pour dire que « c’est un paquet de troubles ! » Pour le Dr François Croteau, médecin de famille à Montréal, il est clair que « certains experts, on le sait, sont pro-compagnies et diraient : “si un de mes patients n’est pas syndiqué ou si son syndicat est trop pauvre et n’a pas 2000 $ pour envoyer un expert en cour, c’est sûr que ce n’est pas moi qui irai le Fiche d’identité Il existe aussi des précautions élémentaires à prendre pour éviter les poursuites potentielles. Préciser à un patient de revenir si son état empire au moment de lui donner son congé de l’hôpital devrait être systématique. au créationnisme, on a un vrai problème de société. Un tribunal ne doit pas se substituer à la science. » Il craint en effet de voir les tribunaux outrepasser leur rôle. Selon lui, certains juges commencent à prendre des décisions qui relèvent de la médecine. « Je trouve inadmissible qu’un tribunal décide que, puisqu’il n’y a pas de preuve scientifique de la causalité entre la fibromyalgie et un accident de voiture, on doit accepter une preuve profane », précise le Dr L’Espérance. Il mise donc sur le développement de la médecine d’expertise pour que la science reste le maître d’œuvre de ce qui est médical. Pour le meilleur… sans le pire Les compagnies d’assurance sont par ailleurs de plus en plus exigentes avec leurs experts. « Elles veulent qu’on corrobore nos con clusions avec les données de l’examen clinique, les activités quo tidiennes, avec les examens complémentaires et s’il y a des discordances entre ces éléments, il faut les faire apparaître », souligne le Dr Sestier. Aller en cour coûte cher et avec de bons experts, ce n’est souvent plus nécessaire ! Consultant auprès d’assureurs, le Dr Sestier a la preuve qu’il est possible de diminuer de 90 à 95 % les frais de contentieux et les frais légaux en choisissant des experts Nom : Société des experts en évaluation médicolégale du Québec Mission : société savante destinée à promouvoir le respect des plus hauts critères d’indépendance, de justice, d’équité et d’éthique en matière d’expertise médicolégale. Évolution : Anciennement connue sous le nom de Société des médecins experts du Québec, la SEEMLQ a changé de nom pour mieux représenter la tendance multidisciplinaire de l’expertise Site : www.seemlq.org Définition : L’expertise médicolégale est un acte professionnel par lequel un médecin ou un spécialiste dûment reconnu d’une science médicale (« l’EXPERT ») est chargé par un tiers parti (« le MANDANT ») de procéder à l’examen d’une personne (« l’EXPERTISÉ »), et de faire un rapport écrit complet SUR SES CONSTATATIONS OBJECTIVES ainsi que sur son OPINION MOTIVÉE et INDÉPENDANTE en réponse aux questions qui lui sont posées. Source : site de la SEEMLQ impartiaux. C’est donc rentable pour tout le monde. Selon lui, même les médecins ont intérêt à ce que les experts soient impartiaux. Personne n’est à l’abri d’une erreur médicale, mais dans un règlement hors cours, seuls deux experts, l’assureur en responsabilité médicale, les avocats et le patient savent qu’un médecin a fait une erreur. En revanche, « si mon expert dit que je n’ai pas fait d’erreur, alors que j’en ai fait une, je risque d’aller en cour et d’être condamné. Et toute la communauté médicale le saura », affirme-t-il. Contrairement à ce que certains pensent, mentir pour défendre un confrère n’est donc pas lui rendre service. D’ailleurs, en faisant un minimum d’expertise, les médecins pourraient s’éviter bien des problèmes, en apprenant à éviter les erreurs commises par leurs confrères. Le médecin n’a pas une obligation de résultat. Il a une obligation de moyen. En posant des diagnostics différentiels, il montre donc qu’il a pensé à un autre diagnostic possible avant de l’éliminer. Il existe aussi des précautions élémentaires à prendre pour éviter les poursuites potentielles. Préciser à un patient de revenir si son état empire au moment de lui donner son congé de l’hôpital devrait être systématique. « Ne pas faire d’erreur, ça s’apprend et faire quelques expertises en responsabilité médicale peut nous aider à être un meilleur médecin », conclut le Dr Sestier. 51 à 54 Photo : Hrystel V. Morin grogne Le Dr Amir Khadir, député de Québec solidaire, voudrait que le gouvernement mette en place un conseil médical indépendant qui pourrait agir avant qu’on ne judiciarise les dossiers. Ce panel d’experts non redevables à la CSST, ne prendrait parti ni pour les travailleurs, ni pour les employeurs, ni pour les assureurs. défendre en cour” ». Pour l’omnipraticien, l’expertise reste une bonne chose. « Son vrai rôle est de faire avancer le dossier et non pas de créer une confrontation. Le but est de s’assurer qu’on va au bon endroit avec un patient », préciset-il. Le Dr Croteau se sert même régulièrement des expertises dans sa pratique, car « souvent c’est une façon d’obtenir une consultation avec un spécialiste dans des cas difficiles à cerner ». Voir l’article « Des spécialistes au bout de l’expertise » en page 16. Même s’il lui arrive d’être forcé de renvoyer un patient au travail à la suite du rapport d’un expert et de le voir revenir dans son cabinet quelque temps plus tard parce qu’il est incapable de travailler, il faut, selon lui, des tribunaux pour éviter les abus. « Si on veut trop simplifier, si on ne peut plus faire appel d’une décision, ce sera au détriment des employeurs ou des travailleurs. On vit dans une société très réglementée et de droit. Ni le travailleur ni l’employeur ne doivent être favorisés », explique-t-il. Le Dr Yves Robert, secrétaire du Collège des médecins du Québec pense que pour garantir leur indépendance, les experts devraient être engagés par un juge et payés par la cour. Le recours est une protection nécessaire Pour le Dr Georges L’Espérance, neurochirurgien et président de la Société des experts en évaluation médicolégale du Québec, il ne faut pas oublier non plus qu’en expertise, « la frustration est sou- vent de mise. Surtout avec les importants organismes publics qui ont une vocation sociale comme la CSST ou la SAAQ ». De fait, plusieurs ont l’impression que ces organismes ont les moyens de payer. « Mais si on accepte tout sans limite, ces protections sauteront. On ne peut pas rendre toute la population invalide sous prétexte que quelqu’un a un problème X, Y ou Z », souligne le Dr L’Espérance. Les médecins de la CSST outrepassent-ils leur rôle ? Le Dr Croteau dit avoir reçu plusieurs fois déjà des appels de médecins de la CSST pour discuter d’un cas, mais sans avoir jamais subi de pression. Pourtant, plusieurs collègues médecins d’Amir Khadir, en AbitibiTémiscaminque, et aussi à Mont réal ou dans les Laurentides, ont rapporté que certains collègues de la CSST étaient allés trop loin, leur demandant même parfois de revoir leur avis. Ils seraient, en Le Dr François Croteau est régulièrement amené à signer des certificats d’arrêt de travail dans sa pratique. Selon lui, il y a clairement une guéguerre entre les employeurs et les travailleurs dans ce domaine, même si en général tout le monde cherche le bon compromis. tout cas, très souvent prêts à prouver, coûte que coûte, qu’une personne ment. Suite à la page 14 18 août 2010 | www.ProfessionSante.ca | L’actualité médicale | 13 L’expertise médicale Dossier Suite de la page 13 Le système est-il encore fonctionnel ? Ce problème va de mal en pis, selon le député de Mercier. « La CSST connaît une dérive aggravée par le passage de Mme Monique Jérôme-Forget à sa tête, de 1986 à 1990. Alors qu’on a mis la CSST sur pied avec un préjugé favorable pour les travailleurs, on y considère maintenant tout requérant comme un menteur ou un manipulateur jusqu’à preuve du contraire. » Le député s’insurge aussi de voir que les médecins de la CSST contesteraient systématiquement les avis médicaux obtenus par les travailleurs auprès de leurs médecins ou auprès d’experts de certains centres médicaux reconnus comme la Polyclinique médicale populaire à Montréal. « Les deux parties ne se battent pas à armes égales », selon lui. D’autant que les médecins qui « défendent » les travailleurs ont régulièrement maille à partir avec le syndic du Collège des médecins du Québec (CMQ). Selon le Dr Khadir, il suffit qu’une clinique connaisse la mécanique du système et qu’à titre de représailles, elle dépose plusieurs plaintes contre les médecins en question pour que le syndic du CMQ intervienne. « Il peut y avoir des raisons légitimes et tout à fait justifiées pour le syndic du Collège de se pencher sur le cas de dossiers ou de types de pratique. Mais quand le phénomène se répète, malgré le fait qu’il n’y ait pas de sanctions, on peut se demander pourquoi ces médecins voient le syndic leur tomber régulièrement dessus. » Le député a donc décidé de demander dès l’automne prochain à un membre de son équipe de fouiller les enquêtes du syndic des 10 dernières années pour voir « combien ont abouti à des sanctions administratives et dans quelle proportion cela touche les médecins qui œuvrent pour des travailleurs ». En fait, le Dr Khadir s’inquiète que certains se servent du Collège pour « torpiller le système, l’engluer dans des tracasseries afin de dissuader des médecins au service de leurs patients de faire leur travail en toute cons cience ». Le Dr Yves Robert, secrétaire du CMQ, lui renvoie la balle. « Ce n’est pas un problème d’expertise mais de gestion administrative d’un programme public d’indemnisation. Et cela relève du domaine du législateur. » Les patients se plaignent Le Dr Robert reconnaît que le Collège reçoit de plus en plus de plaintes contre des médecins experts. « Quand le patient n’est pas satisfait de la conclusion, il se plaint. C’est légitime, c’est son droit. Ce sont par principe des cas litigieux puisque c’est justement un litige qui les a envoyés en cours. C’est un domaine de pratique médicale plus sujet qu’un autre à faire l’objet de plaintes », explique-t-il. De plus, que certains médecins de la CSST se montrent plus ou moins zélés dans l’application de règles internes ne relève pas du Collège. « Le médecin doit avoir un jugement clinique, mais il doit aussi suivre les contraintes imposées par l’organisation et par l’application de la loi ou des règlements concernés. Le collège a juridiction sur tous les médecins qui sont en exercice, mais pas nécessairement juridiction sur le contexte dans lequel les décisions sont prises par le médecin», affirme le Dr Robert. La justice traîne « Il y aurait bien moins de litiges, de retards, de frustration et de coûts dans le système, si des experts bien formés donnaient toujours une opinion indépendante, et non partisane, sans essayer d’aider la partie qui emploie ses services en donnant une opinion « Il y aurait bien moins de litiges, de retards, de frustration et de coûts dans le système, si des experts bien formés donnaient toujours une opinion indépendante, et non partisane, sans essayer d’aider la partie qui emploie ses services en donnant une opinion biaisée. » — le Dr François Sestier Le Dr Robert assure d’ailleurs que le Collège reçoit des plaintes contre les médecins qui ont fait des expertises pour des travailleurs et aussi des plaintes contre des médecins mandatés par des employeurs ou des assureurs. Mais il ne peut dire dans quelle proportion. Une chose est sûre, selon lui, personne n’est content et tout le monde fait du lobby, assureurs, syndicats et médecins ! Mais il insiste. « Si la loi est mal faite, ce n’est pas de la faute des médecins, mais celle des législateurs qui ne veulent pas assumer les conséquences de leurs décisions et préfèrent avoir le bon rôle et laisser le mauvais aux médecins. » Une bonne idée, des lois, des aberrations… et des poursuites ! Le Dr Robert a eu l’occasion de travailler sur le programme Maternité sans danger de la CSST. Selon lui, personne ne peut être contre un programme destiné à soustraire les femmes enceintes à un risque en milieu de travail, ce qui ne l’empêche pas d’être miné par des aberrations législatives. On va retirer une éducatrice enceinte d’un deuxième enfant s’il y a un cas de rubéole qui est déclaré dans la garderie où elle travaille. Rien de plus normal, sauf si l’enfant malade est le sien et qu’elle se retrouve avec lui à la maison. En voulant la protéger, on augmente en fait le risque qu’elle court. En fait, selon le Dr Robert, théoriquement, étant donné ce que coûte ce programme en frais d’avocats, d’expertises juridiques et de bureaucratie, on pourrait le couper et presque financer un congé pour toutes les Québécoises durant leur grossesse. « Sauf que le gouvernement peut se permettre d’être généreux puisque c’est pour moitié l’argent des entreprises qui finance ce programme », conclut-il. biaisée» s’insurge le Dr Sestier. Il a témoigné à maintes reprises comme expert au TAQ, à la CLP, en Cour supérieure et en Cour fédérale, et selon lui, il ne faut pas se leurrer. « Quelques dizaines d’experts ruinent la réputation de la profession... Le problème est que n’importe qui s’improvise expert sans aucune connaissance légale sur le raisonnement, sur le vocabulaire, sur le format de l’expertise, sur le mandat ou sur l’éthique. » Il rappelle que le juge Michel Proulx, aujourd’hui décédé, s’est promené partout au Québec et au Canada, ces dernières années, pour dénoncer le fait que les experts médicaux étaient des mercenaires : « Payez-moi assez cher et je vais dire ce que vous voulez. » Pour lui, le Collège des médecins à un rôle évident à jouer, car la science de l’expertise ne s’improvise pas, mais s’apprend et s’expérimente. « Le Collège n’est pas assez coercitif dans ce domaine. Un médecin qui a eu 19 plaintes contre lui au CMQ trouve ça normal et refuse de suivre ma formation qui lui éviterait pourtant de nouvelles plaintes. À 60 ans, il se trouve trop vieux pour se former, mais continue de convoquer de grosses réunions de travail avec certains collègues experts pour réfléchir à des problèmes expliqués et résolus dans les deux, trois premiers mois de notre programme. Or, ce sont des médecins qui ne font que de l’expertise médicale et c’est scandaleux… » Voir autres textes en page 16 14 | L’actualité médicale | www.ProfessionSante.ca | 18 août 2010 L’expertise médicale Dossier par Fabienne Papin Des spécialistes au bout de l’expertise Pas facile d’obtenir une consultation en psychiatrie pour un médecin de famille. Qu’à cela ne tienne, le Dr François Croteau n’hésite pas à recommander à ses patients de se soumettre à une expertise quand un employeur ou une compagnie d’assurance le leur demande. «S ouvent, les patients deviennent très anxieux et me prennent pour un menteur quand je leur dis que ça va nous aider parce que je suis incapable d’avoir un rendez-vous en psychiatrie aussi vite », souligne l’omnipraticien. Pas d’attente... Aucun employeur n’apprécie de voir un travailleur arrêté pendant des semaines parce qu’un médecin de famille ne peut lui obtenir rapidement un rendez-vous chez un spécialiste. En payant une expertise, les compagnies peuvent réduire des délais de six mois ou un an à une semaine. À moins de cas très litigieux, elles envoient le rapport en question au médecin traitant. « Dans une bonne expertise, l’expert fait le point, me dit où en est mon patient, si mon diagnostic, mon approche et mes doses sont bons. Il peut me suggérer des choses aussi. En fait, il confirme ou in- firme mon diagnostic », explique le Dr Croteau. La Dre Marie Giroux, médecin de famille à Sherbrooke, a aussi utilisé plusieurs fois des rapports d’expertise dans sa pratique, mais elle souligne qu’il faut bien avoir conscience que c’est un risque. « La neutralité n’est pas la même. Un médecin expert est payé par l’employeur et même s’il suit un code de déontologie, il y a quand même apparence de conflit d’intérêts. La dynamique entre un médecin traitant et un médecin consultant est très différente puisque ce dernier est dans une démarche d’aide et d’évaluation neutre du patient. » « Dans une bonne expertise, l’expert fait le point, me dit où en est mon patient et si mon diagnostic, mon approche et mes doses sont bons. Il peut me suggérer des choses aussi. En fait, il confirme ou infirme mon diagnostic » Une question de crédibilité Pour l’omnipraticienne de Sherbrooke, c’est tout de même délicat et il faut être prudent. Le Dr Yves Robert, secrétaire du Collège des médecins, n’avait jamais entendu de collègues lui dire avoir utilisé des rapports d’expertise afin d’ajuster plus rapidement un diagnostic ou un traitement. Pour le Dr François Sestier, ce n’est pas un problème si un expert est indépendant. « Quand je vois quelqu’un qui m’est envoyé par un assureur, la première chose que je lui dis est que s’il venait me voir pour contester l’avis de son assureur, je donnerais exactement la même opinion. Je suis là pour donner un éclairage indépendant à un employeur, à un assureur ou à un avocat, ce qui rassure beaucoup les patients qui voient que nous ne sommes pas à la solde de celui qui nous paie », explique-t-il. D’un autre côté, le Dr Sestier a déjà eu à expliquer à un patient qui lui demandait une prolongation d’arrêt de travail exagérée, que s’il lui signait un certificat, l’assureur allait requérir l’opinion d’un expert et qu’il lui serait alors impossible de la réfuter. Le Dr Georges L’Espérance, neurochirurgien et président de la Société des experts en évaluation médicolégale du Québec, confirme avoir déjà vu dans certains cas d’invalidité des assureurs demander des expertises pour ne pas dépendre de délais trop longs. « Quand un médecin de famille écrit qu’un patient est en invalidité en attente d’une consultation en orthopédie, en neurochirurgie ou en psychiatrie, certaines compagnies d’assurance ou employeurs choisissent de défrayer une expertise pour qu’il ait une opinion complète sans devoir attendre un an. » Mais selon lui, c’est loin d’être systématique. « Tout au plus, quand les papiers d’invalidité fournis ne suffisent pas pour comprendre ce qui se passe ou quand c’est trop flou », précise-t-il. Soigner et conseiller L’avis de l’expert va parfois à l’encontre de celui du médecin de famille et, dans ces cas, le plus difficile pour le médecin traitant est de bien conseiller le patient. Une compagnie peut être tentée de pousser un employé malade à démissionner. Selon le Dr Croteau, tous les médecins de famille sont confrontés à ce genre de situation un jour ou l’autre et il est important alors de s’assurer que le patient est en état de prendre une décision. « Tant qu’une personne est malade, on ne peut pas la mettre à la porte. Je dis au patient de retourner travailler, de ne rien signer et je le remets au repos plus tard, si ça ne va pas mieux. » Les normes du travail existent et les employeurs le savent. « Idéalement, mieux vaut éviter les confrontations et arriver à des solutions ou des compromis », conclut-il. Voir autres textes en page 18 16 | L’actualité médicale | www.ProfessionSante.ca | 18 août 2010 L’expertise médicale Dossier par Fabienne Papin Les spécialistes des morts suspectes Partir au bout du monde comme chirurgien sans frontières quand on rêve d’une famille et qu’on a besoin de beaucoup de sommeil, n’est pas forcément le meilleur choix de carrière. La Dre Caroline Tanguay est tombée dans la pathologie par hasard, mais même 320 autopsies en une année ne lui ont pas fait regretter sa décision... E n temps normal, un pathologiste judiciaire devrait traiter environ 200 cas par année. Sa mission est de découvrir la ou les causes des morts suspectes. Mais il doit aussi trouver le temps d’écrire ses rapports d’expertise, d’aller les présenter en cour, de valider les rapports de ses pairs et de former la relève. Actuellement, il y a seulement deux pathologistes judiciaires pour toute la province : les Drs Caroline Tanguay et André Bourgault. Alors les rapports prennent du retard. et de médecine légale (LSJML) de Montréal en fin de formation, ils savent déjà où ils iront travailler. Une discipline à part Les pathologistes judiciaires québécois ne travaillent pas à l’hôpital comme les autres pathologistes qui s’occupent des vivants ou leurs confrères des autres provinces. Ici, on les a installés au LSJML de Montréal et on leur envoie tous les cas qui sortent de l’ordinaire de partout en province. Pour la Dre Tanguay, c’est un privilège de ne faire que de la pathologie judi ciaire, mais surtout de travailler avec les autres spécialistes de scien- Sous-effectif « Souvent les gens pensent que ce n’est pas grave puisqu’on s’occupe des morts. Mais ça a des conséquences importantes sur les vivants. Certaines personnes ne peuvent pas régler une succession, toucher leurs assurances ou être dédommagées en cas d’accident parce que le coroner attend nos conclusions », rapporte la Dre Tanguay. Et les procureurs et les enquêteurs, qui doivent composer avec des dates d’audience préliminaire, mettent aussi de la pression pour que ces autopsies soient réalisées le plus vite possible. Par chance, du renfort arrive cet été ! Il manquera encore un ou deux pathologistes pour que les effectifs soient complets étant donné la charge de travail. Le Dr Yann Dazé, qui vient de finir sa résidence, s’est récemment joint à l’équipe. « Cela ne nous permettra pas encore de rattraper le retard, mais au moins, nous pourrons limiter les dégâts », explique la Dre Tanguay. Certains dossiers ouverts en 2008 ne sont pas encore réglés. Avec le départ de la Dre Anny Sauvageau, partie pour l’Alberta en 2009, l’équipe roule avec deux personnes depuis plus d’un an et les cas se sont empilés. Il n’y a pas si longtemps, on comptait encore six pathologistes dans les locaux montréalais de la police judiciaire. Plusieurs départs à la retraite et une reconversion à la pathologie hospitalière ont changé la donne. La pathologie judiciaire serait-elle si rebutante pour attirer si peu de volontaires ? « La pathologie est souvent méconnue. On nous en parle peu pendant notre formation. C’est une discipline que nous découvrons pendant nos stages. Quand on a des patients malades ou qu’on vient de faire une biopsie, on court après les rapports des pathos », souligne la Dre Tanguay. Comme les apprentis pathologistes sont rares, les hôpitaux ont tôt fait de repérer les résidents qui s’y intéressent et de leur faire des propositions pour les attirer chez eux. Quand ils arrivent en stage au Laboratoire de sciences judiciaires 18 | L’actualité médicale | www.ProfessionSante.ca | 18 août 2010 ces judiciaires. « Quand je fais l’autopsie d’un cas particulier qui implique une arme à feu, j’ai le soutien des experts en balistique. Si je trouve un projectile anormal ou une blessure anormale, l’un d’eux peut descendre à la salle d’autopsie », dit la jeune femme. Cette proximité lui permet aussi d’interroger, si nécessaire, un toxicologue, un expert en chimie et fibre ou un spécialiste en projection de sang. « On n’est pas tout seul comme à l’hôpital. On fait partie d’une équipe avec le soutien technique des autres experts scientifiques judiciaires. Ne serait-ce que pour ça, je trouve qu’on travaille dans le plus L’effet CSI Dans à peu près tous les épisodes de CSI, le pathologiste est toujours capable de donner l’heure du décès à la minute près, de dire si l’assassin est droitier ou gaucher ou encore d’indiquer la position exacte de la victime au moment de sa mort. La vraie vie, et la pathologie judiciaire, est un peu plus complexe. La Dre Tanguay commence donc souvent son témoignage en expliquant au jury que si elle ne donne pas ce genre d’information, ce n’est pas parce que les pathologistes québécois sont pourris, mais bien parce que, dans la série, c’est arrangé avec le gars des vues ! « Quand j’ai dit à des membres du jury que le thermomètre magique de CSI n’existait pas pour expliquer le temps de décès, ils avaient l’air déçus même s’ils ont bien conscience que ces émissions sont de la fiction. » En revanche, elle explique que ces émissions télé ont permis de faire connaître le travail d’équipe indispensable dans les sciences judiciaires. « CSI Vegas est ainsi le plus représentatif, même si ça reste complètement farfelu de voir des personnages experts en tant de choses… Au moins, ce n’est pas comme dans CSI Miami où un seul homme est bon et tous les autres sont comme ses sous-fifres », dit-elle en riant. Un meilleur encadrement Côté cour En plus d’offrir une « super belle » qualité de vie, cette spécialité donne l’occasion d’en apprendre tous les jours un peu plus auprès des autres experts judiciaires. Mais la plus belle surprise pour la Dre Tanguay a été le rôle de témoin expert. « En pathologie hospitalière, c’est valorisant de faire un diagnostic et d’aider un confrère à traiter un patient. Mais après, ça s’arrête là. En pathologie judiciaire, notre rôle va plus loin. On doit éclairer les tribunaux sur ce qui s’est réellement passé », souligne-t-elle. Quand un expert est bien préparé et connaît les limites de son rôle, il n’y a rien à craindre, y compris d’un contre-interrogatoire. Elle trouve Photo : Alain St-Marseille beau centre au pays », ajoute la Dre Tanguay. Elle estime aussi que les assistants pathologistes sont exceptionnels. D’ailleurs, les stagiaires qui passent dans les salles d’autopsie sont souvent surpris de l’ambiance de travail qui y règnent. « Nous développons tous des mécanismes de défense et utilisons beaucoup l’humour entre nous pour dédramatiser. Nous restons minutieux et sérieux, mais il n’est pas nécessaire d’être morbide ou triste », explique la Dre Tanguay. La pathologie judiciaire est reconnue par le Collège royal des chirurgiens et des médecins du Canada comme une sur-spécialisation de la pathologie depuis peu. Un premier centre de formation a aussi été reconnu à Toronto, il y a deux ans. Le récent scandale en Ontario en médecine légale pédiatrique n’y est probablement pas pour rien. Les résultats d’autopsie erronés du Dr Charles Smith ont conduit à l’incrimination de 13 personnes innocentes et au dépôt d’accusations dans sept autres cas entre 1991 et 2001. « Ce pathologiste pédiatrique n’avait reçu aucune formation en pathologie judiciaire. Il a pratiqué des autopsies judiciaires et s’est finalement auto-déclaré pathologiste judiciaire parce que personne d’autre n’en faisait. Mais il a commis des erreurs judiciaires graves », précise la Dre Tanguay. Au moins, depuis ce scandale, l’encadrement de la profession a été revu en Ontario. La situation est toutefois différente au Québec. Au LSJML de Montréal, les pathologistes judiciaires reçoivent une formation spécifique depuis plusieurs années. En 2006, à son arrivée, la jeune femme a donc pu en bénéficier. « Tous les experts qui travaillent au Labo témoignent en cour. Ils reçoivent donc sur place une formation particulière sur le témoignage, le rôle de témoin-expert, la façon de témoigner, etc. », souligne la Dre Tanguay. L’équipe de pathologistes judiciaires du Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale (LSJML) de Montréal : les Drs Yann Dazé, Caroline Tanguay, André Bourgault. même ça plutôt « stimulant ». « C’est une belle expérience. Notre rôle est d’éclairer la cour sur ce que le corps nous dit qu’il est arrivé. Je suis là pour dire ce qui est possible, ce qui est probable ou improbable. On est dans un système d’hypothèses et de probabilités, et il nous revient de donner un degré de certitude. Et c’est important de le dire aussi quand on ne peut pas donner une réponse », précise-t-elle. Sauver des vies aussi La Dre Tanguay pense faire encore de la médecine. Une médecine des morts certes, mais qui lui permet tout de même de contribuer à sauver des vies de façon détournée, quand un coroner utilise un de ses rapports d’expertise dans ses recommandations. « C’est toujours triste quand un enfant meurt accidentellement, mais si, avec nos conclusions, on peut en empêcher d’autres de mourir de cette façon, c’est important », explique cette mère d’un garçonnet. De la pub auprès de la relève Depuis le succès de ces séries, de nombreux jeunes du se condaire téléphonent au LSJML pour savoir comment devenir pathologistes judiciaires. Avec elles, les sciences judiciaires en général ont vraiment gagné en popularité. Bien sûr, ils sont un peu jeunes, ne serait-ce que pour franchir les portes d’une salle d’autopsie, mais peutêtre deviendront-ils médecins un jour… Plus intéressant à court terme, les étudiants appellent pour faire des stages au LSJML dès l’externat maintenant. À deux, les pathologistes ne pouvaient plus les accueillir, explique la Dre Tanguay, mais elle espère que ce sera de nouveau possible grâce à l’arrivée du Dr Dazé en renfort, car c’est un excellent moyen de recruter des candidats potentiels. Si les futurs médecins connaissent la pathologie judiciaire avant même leur résidence, il y a des chances qu’ils ne prennent pas d’engagement avec un hôpital avant même d’avoir mis un pied au LSJML. 18 août 2010 | www.ProfessionSante.ca | L’actualité médicale | 19