PAPERS 6
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PAPERS 6
Éditorial Angelina Harari PAPERS 6 Comité de Acción de la Escuela Una- Scilicet François Ansermet Susana Amado Domenico Cosenza Angelina Harari (coordinadora) Juan Fernando Pérez Antoni Vicens Rose-Paule Vinciguerra Responsable de la edición: Marta Davidovich Pendant que la commission d’organisation définit et conclut le programme du prochain Congrès de l’AMP, sous la direction de Flory Kruger, Papers 6 poursuit ses avancées avec du matériel qui puisse servir de fondements aux travaux proposés à la Journée Clinique du mercredi 25 avril. Dans ce Papers 6, nous publions la seconde partie du texte de Leonardo Gorostiza « Los confines da la caridad freudiana » où nous trouvons le côté témoignage de son article. Les nouveaux textes sont ceux des collègues Carlo Viganò et Hélène Bonnaud. Le premier expose ce qu’il appelle les nouveaux nouages du symbolique, en partant de Lévi-Strauss, afin de nous proposer la traversée faite par Lacan, du mathème du fantasme au mathème du symptôme comme lettre de jouissance. Hélène Bonnaud, de son côté, se propose de vérifier les conditions de l’amour de transfert quand l’ordre symbolique ne se soutient plus de l’Un du Nom-du-Père, et propose l’amour comme ce qui ne se liquide pas à la fin d’une analyse. Pour le prochain numéro de Papers nous avons prévu un travail de la collègue Silvia Ons, ainsi que d’autres textes qui devront arriver dans les prochains jours. Traduction :Luciana Souza, Maria A. Brinco de Freitas Les confins de la charité freudienne* (suite du texte de Papers 5) Leonardo Gorostiza La portée d’une contingence Je suppose que nombre d’entre vous se souviennent de mes témoignages précédents. J’y évoquais ce trait de jouissance décelé chez celui qui fut mon analyste, et qui a conditionné ma demande. C’est ce que j’ai appelé « une voracité sans mesure », voracité que l’expérience analytique m’a conduit à reconnaître comme ma propre jouissance sinthomatique. Rappelez-vous aussi comment, lors des entrevues préliminaires, un bref rêve Ŕ un globe oculaire libre, détaché Ŕ est venu indiquer la place dans le transfert du noyau élaborable de la jouissance, sous l’une des substances épisodiques, privilégiée dans mon cas mais pas unique : la forme scopique de l’objet a. Comment également cette fantaisie Ŕ « el enojo desmesurado »i de mon analyste Ŕ, réitérée tout au long de mon analyse, a trouvé dans cette localisation de l’objet son fondement, par cette équivoque née de la séparation des deux syllabes du mot « enojo » pour donner « en-ojo »ii Peut-être enfin vous souvenez-vous comment ce rêve indiquait, dès le tout début de mon analyse, que l’œil est ce qui vient « chausser » exactement la « fente » de l’Autre. C’est en somme la formule que j’ai pu construire de la scène fondamentale dont je vous avais aussi parlé l’an dernier. Que s’est-il donc passé pour que, avant même mon entrée en analyse, cette jouissance de la voracité démesurée soit ainsi déviée vers une articulation avec ce semblant d’être : être l’œil qui chausse la fente de l’Autre ? Il a fallu une contingence dont je n’ai pu mesurer la portée que récemment, au cours de mon témoignage devant les passeurs. Ma première analyse terminée, je m’étais donné du temps Ŕ trop de temps Ŕ et je n’avais pas fait de nouvelle demande d’analyse. C’étaient les débuts du mouvement vers l’École. L’EOL n’était pas encore fondée, et j’étais chargé de l’édition du Courrier du Champ freudien en Argentine. D’une certaine façon, c’était un signifiant qui me représentait devant l’Autre : « être » le responsable du Courrier du Champ Freudien, et même « être » le Courrier du Champ Freudien. C’est alors qu’un jour, devant une nombreuse assistance, commentant un cas clinique présenté par un collègue, celui qui allait devenir mon analyste m’a carrément invité à parler. Devant une salle pleine de monde, je l’entends encore : « Leonardo pourrait dire quelque chose. Parce qu’il ne s’agit pas seulement d’écrire depuis le Courrier du Champ Freudien ! » À une telle invitation Ŕ qu’à présent je peux lire comme ayant opéré pour moi une émergence du désir de l’Autre Ŕ je ne pouvais que prendre la parole. J’ai donc bafouillé une question sur un élément central du cas, point qui avait été souligné dans le texte clinique : la formule « des yeux vitreux » et la relation de cet objet avec le réel, puisque jamais Ŕ c’était là ma question-réponse Ŕ, jamais l’objet ne pourrait être un réel brut. Pourquoi ai-je dit que dans les entretiens avec les passeurs, j’ai pu articuler la portée de cette contingence ? Parce que Ŕ hasard et surprise puisque l’analyste « ne savait pas » Ŕ elle a mis en question une identification, soutenue d’une nomination paternelle que j’avais isolée lors de ma première analyse. Dans mon enfance, mon père m’avait baptisé Ŕ non sans humour Ŕ « Le courrier du Tsar » personnage central du roman de Jules Verne, Michel Strogoff. Ma mère, en effet, victime d’un ravage amoureux, avait pris la décision sans appel de ne plus revoir mon père ni lui parler. Pour communiquer, il ne leur restait d’autre choix que de s’adresser, par ma médiation, des lettres que je portais à l’un et à l’autre. Comme on peut le percevoir, cette nomination paternelle en recouvrait une autre qui elle, a été produite et isolée lors de ma seconde analyse. Il s’agit du signifiant « chaussepied », tout court. C'est-à-dire que me présenter devant l’Autre comme « Le Courrier du Champ freudien » (que je peux maintenant situer comme un « savoir faire du symptôme » et non pas un « savoir y faire avec le symptôme ») n’était qu’une version de la position Ŕ plus structurale Ŕ dégagée dans la seconde analyse par le signifiant qu’elle a produit : « me présenter devant l’Autre avec un chausse-pied et être soi-même le chausse-pied ». Faire médiation entre l’un et l’autre par le courrier, était faire en sorte que l’Un et l’Autre « chaussent », tenter d’établir un lien là où il n’y en a pas. Au souvenir de cette contingence, je peux affirmer que ma demande d’analyse est pourtant survenue plusieurs années après cet épisode, puisqu’à cette époque le transfert « a pris corps », au sens strict : le semblant d’être, avec l’amour qui y est lié, s’est établi. Pour cela il a été nécessaire qu’une identification, une nomination paternelle fondamentale soit affectée, et qu’ainsi quelque chose de la jouissance du symptôme soit mis à disposition, c'est-àdire disposé au transfert. Parce qu’à cette époque, malgré les effets thérapeutiques de la première analyse, le « ne cesse pas de penser », qu’ensuite j’ai pu nommer d’un « ne cesse pas de chausser une pensée à une autre » s’accompagnait toujours d’un certain mutisme, d’une inhibition à parler en public. En un certain sens, cette intervention contingente de celui qui deviendrait mon analyste, a opéré comme un « déranger la défense » : déranger la défense de l’isolement obsessionnel soutenu par cette identification au silencieux « Courrier du tsar ». Les formes de l’objet J’ai dit plus haut que si la forme scopique de l’objet a prédominait dans mon cas, elle n’a pas été la seule. Je crois que cela peut être étendu à d’autres cas, puisque lors des tours successifs d’une analyse se dégagent toujours les formes diverses de l’objet, les diverses « substances épisodiques » comme dit Lacan, autour desquelles la pulsion accomplit son parcours. Je n’aurais pas le temps de témoigner de cette diversité, ni de comment j’ai pu localiser lors des tours de mon analyse, les versants oral, anal et invoquant qui étaient également présents et articulés à la jouissance du symptôme. Je pourrais cependant présenter cette articulation sous cette forme réduite : la jouissance de chausser voracement et avec une volonté de domination, une pensée avec une autre, en contemplant et en silence. Mais avant de conclure ce point, je ne peux omettre les précisions suivantes : Premièrement, il ne faut pas confondre l’œil avec objet a en tant que regard, ni chacune de ces substances épisodiques, avec l’objet a en tant que tel. Car l’objet regard n’est pas l’œil, même si celui-ci lui prête son support imaginaire. L’objet regard est, par exemple, le trou de la fente chaussé par l’œil. De même, l’objet oral n’est pas le sein mais l’orifice de la bouche, et les fèces ne sont pas l’objet anal, mais l’orifice autour duquel le sphincter se contracte. C'est-à-dire que le statut de l’objet a, bien que de l’ordre du semblant, est plutôt celui d’un vide autour duquel la pulsion accomplit son parcours, et qui durant ce parcours « se jouit ». Deuxièmement, je voudrais souligner que ces météores de la jouissance que sont les diverses formes de l’objet a, ne sont autres que ce qui surgit quand l’objet a en tant que teliii, l’objet dont « il n’y a pas d’idée », Ŕ ce sont les mots de Lacan Ŕ, c'est-à-dire qui n’a pas de forme, « se brise en morceaux ». Ce sont « ces morceaux qui sont identifiables corporellement » : on peut les identifier car on peut les nommer, et « c’est en cela que cet objet fait le noyau élaborable de la jouissance » iv en analyse. En ce sens l’objet a, bien qu’il soit aussi un semblant et qu’il ne se confonde pas avec le réel, n’est pas un semblant comme les autres. C’est un semblant privilégié de l’opération analytique, condition de possibilité d’accéder ensuite aux confins du symbolique. L’analyste de la clinique du sinthome Jacques-Alain Miller, dans sa conférence où il introduisait sa formule « l’arc-en-ciel de la jouissance », se demandait ce que serait une expérience analytique qui ne ferait pas de l’objet a son dernier mot, mais seulement un arc-en-cielv. En d’autres termes, que serait une expérience analytique qui ne ferait pas de l’arc-en-ciel de la jouissance son dernier mot et viserait au-delà des confins du symbolique ? Ce serait faire de la jouissance opaque du sinthome, non pas le « dernier mot » de l’expérience analytique, mais un point fixe d’orientation que le mot, le semblant, jamais ne pourra nommer mais seulement indiquer. Ceci dit, Ŕ puisque dans la clinique du sinthome il n’y a pas « le dernier mot » au sens strict, la conversation se poursuivant en permanence avec le réel Ŕ un mot peut cependant devenir le mot de la fin, « le fin mot »vi qui est autre chose que le dernier mot. Le mot de la fin a la fonction d’indiquer l’absolu d’une jouissance très singulière hors-sensvii, il est ce que Lacan dans Encore appelle le « S1, signifiant de la jouissance »viii. Ce semblant désigne Ŕ selon la formule de Lacan dans le Séminaire XI Ŕ la « différence absolue ». « Absolue » s’entend comme la différence d’un signifiant qui n’est plus relatif à un autre signifiant : sa fonction n’est donc plus de représentation, mais d’indiquer la jouissance très singulière où se situe ce reste incurable appelé sinthome. Dans mon cas, comme vous le savez, ce signifiant quelque peu saugrenu surgi, inventé à la fin de l’expérience analytique, est le signifiant « chausse-pied-sansmesure » ; signifiant qui Ŕ à la différence de « chausse-pied » (tout court) qui représente le sujet auprès de l’Autre Ŕ n’a aucun sens. Autrement dit, il s’agit du nom du sinthome, d’un signifiant séparé de sa significationix. Lacan, dans son cours du 19 mai 1977, indiquait ceci : « […] l’invention d’un signifiant est quelque chose de différent de la mémoire. Ce n’est pas que l’enfant invente Ŕ ce signifiant, il le reçoit […] Nos signifiants sont toujours reçus. Pourquoi est-ce qu’on n’inventerait pas un signifiant nouveau ? Un signifiant, par exemple, qui n’aurait, comme le réel, aucune espèce de sens. »x Comment cette invention se fait-elle ? Très simplement, comme nous l’explique Lacan : « C’est même en ça que consiste le mot d’esprit. Ça consiste à se servir d’un mot pour un autre usage que celui pour lequel il est fait, on le chiffonne un peu et c’est dans ce chiffonnage que réside son effet opératoire. »xi Très simplement donc, mais non sans avoir tout d’abord traversé « le douloureux chemin du transfert »xii Ainsi, l’analyste de la clinique du sinthome est celui qui peut advenir dans une expérience analytique menée aux confins du symbolique, où l’arc-en-ciel de la jouissance n’est plus le dernier mot. Quelle serait alors la définition minimale de cet analyste ? Celle d’un sujet qui, ayant saisi sa jouissance irréductible en tant qu’elle est hors-sensxiii, peut alors faire usage des météores de la jouissance tout en n’y croyant pas. Ce serait, en outre, la définition d’un sujet qui a pu « libérer un espace nettoyé de jouissance à partir de quoi repérer la concrétion de jouissance qui chez un autre, cause le désir »xiv Autrement dit, ce n’est pas avec son sinthome, avec la jouissance opaque et irréductible de son sinthome, que l’analyste opèrera dans son acte, mais avec le désir du psychanalyste : désir issu de cette jouissance Ŕ donc « impur » en ce qu’il garde des vestiges de cette jouissance, qui lui donne son style Ŕ, mais tout en s’en tenant à distance. J’entends ainsi que l’analyste de la clinique du sinthome Ŕ celle de l’ordre symbolique du XXIe siècle Ŕ, ayant découvert que la beauté de l’arc-en-ciel n’est pas réelle, n’en garde pas pour autant la nostalgie du savoir vain né de l’acte de charité freudien ; savoir vain qui irrémédiablement s’éclipse quand s’entrevoit le trou traumatique du non rapport sexuel, trou aux confins duquel sa jouissance était logée. Tiradentes, le 19 avril 2011. Traduction : Anne Biteau-Goalabré 1 « La colère démesurée » 1 Littéralement : « dans œil » 1 C’est une manière approximative de désigner ce qui en réalité serait le bord réel de l’objet a dans le trou central du nœud borroméen délimité par le croisement des trois registres. 1 Lacan, J., « La troisième », La cause freudienne n° 79, octobre 2011, p. 21. 1 Miller, J.-A., « Donc » 1 Miller, J.-A., « Choses de finesse en psychanalyse », Cours de L’orientation lacanienne, leçon XII, 18 mars 2009, inédit. 1 Le vocable « fin » dans son sens ancien, est un adjectif indiquant une chose « extrême, complète, absolue ». Cf. Alain Rey et Sophie Chantreau, Dictionnaire des expressions et locutions, Paris, Le Robert, 1993. Nous voulons mettre l’accent, non pas sur le sens de complétude, mais sur l’indication d’un absolu pour le sujet, c'est-à-dire ce qui échappe au relativisme du signifiant en tant qu’il est indice d’une substance jouissante située hors des équivoques signifiantes. 1 Lacan, J., Le séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 86. 1 Voir l’indication de Jacques-Alain Miller dans son cours du 9 mars 2011, où il dégage la portée de cette affirmation de Lacan, présente dans « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 875. 1 Lacan, J., Le séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 17 mai 1977, Ornicar 17/18, Paris, 1979, p. 21. 1 1 Ibid. Freud, Sigmund, « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1982, p. 235. 1 Miller, J.-A., « Choses de finesse en psychanalyse » Cours de l’orientation lacanienne du 10 décembre 2008. 1 Miller, J.-A., « Perspective de politique lacanienne » intervention aux Journées de l’ECF du 12 octobre 2008, La lettre mensuelle n°279, juin 2009, p. 5. Nouveaux nouages du symbolique Carlo Viganò Pour simplifier l’interrogation posée par l’approche du symbolique et de l’ordre symbolique, donc par les conséquences des changements subis par ces deux termes dans la « civilisation »1 contemporaine, on va essayer de prendre référence de l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss. Lévi-Strauss propose2 trois axes du langage : la métonymie (temps linéaire, réversible), la métaphore (synchronie, irréversible) et le mythème (synchronie qui dure un temps avec une durée limitée dans l’histoire humaine). Mais quand il essaie de formuler la société humaine dans les termes du mythème, le même auteur doit changer d’avis sur le fait que ces changements puissent être ramenés à la substitution du 1 Il faudrait mettre à jour aussi cette expression freudienne Ŕ die Kultur Ŕ : pour lui, elle était l’expression de l’ordre symbolique et elle s’opposait à la « vision du monde » (Weltanshauung), aujourd’hui appelé « imaginaire collectif ». Ces dernières ne sont que des visions subies passivement par le sujet Ŕ défini par Lacan « pathologique » ou « débile », parce qu’il ne rentre pas réellement dans l’aliénation de l’image, mais seulement dans une adaptation réaliste. 2 Cf. C. Lévi-Strauss, Les structures des mythes, in « Anthropologie structurale, 1 », Plon, 1958, pp.227-256. mythème précédent. En effet, en 1962, LéviStrauss publie Le totémisme aujourd’hui 3 ; il y opère une mise en garde au sujet de l’usage des structures de l’anthropologie comme clé de lecture de l’histoire : « Il en est du totémisme comme de l’hystérie. Quand on s’est avisé de douter qu’on puisse arbitrairement isoler certains phénomènes et les grouper entre eux, pour en faire les signes diagnostiques d’une maladie ou d’une institution objective, les symptômes même ont disparu, ou se sont montrés rebelles aux interprétations unifiantes ». Dans cette direction, la lecture-clef structurale du mythe4 d’Œdipe, a amené Lacan à réduire le point de fixation de la métaphore, en le confiant au sinthome. Le projet a été accompli quand Lacan est passé du mythème du fantasme du névrosé au mythème du symptôme comme lettre de jouissance, au-delà (et pas en deçà) des classifications cliniques. Le fait qu’une lettre puisse s’attacher à condenser la jouissance nous amène hors du schéma en trois temps de l’anthropologue : le mythème n’est plus entièrement unifié par la fonction paternelle et il ne fait plus place à un nouveau mythème, dans le sens d’une nouvelle métaphore partagée. À la place, émerge un paradigme généralisé de la consistance de l’Autre, non plus fondé sur l’ordre produit par le signifiant en tant que effet (dialectique) réel, c’est-à-dire subjectif et avec valeur légale, sur l’imaginaire. Dans ce paradigme du symptôme, le signifiant opère 3 C. Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, PUF, 1980. 4 « La difficulté de cet exposé ne lui est pas tellement intrinsèque. Elle tient au fait qu’il traite de quelque chose de nouveau [souligné par l’auteur] que m’ont permis d’apercevoir tant mon expérience analytique que la tentative que je fais, au cours d’un enseignement dit séminaire, d’approfondir la réalité fondamentale de l’analyse. » J. Lacan, Le mythe individuel du névrosé, Seuil, 2007, p.11. La conférence a été prononcée par Lacan en 1953 et retranscrite par J.A. Miller en 1978. une sorte d’enchaînement 5 avec l’imaginaire, il se somatise, pour se nouer à la jouissance. La structure de ce « nouage » a été écrite par Lacan en référence au nœud borroméen, où le signifiant n’a plus le primat de l’ordre linguistique, mais il peut contribuer à orienter le Réel qui « n’a pas d’ordre »6, quand et s’il crée, avec le sinthome, un « vrai trou ». Dans la structure borroméenne (mise à plat du nœud), on peut lire le changement du symbolique en tant que lié au réel de la forclusion scientifique du sujet ( le mérite en est de ne pas le rendre chaotique). De facto, la fonction de donner un ordre à la vie du parlêtre se produit dans un espace-temps inédit. L’écriture du nouage nous permet d’en donner une raison, où le réel comme impossible n’est pas la négation du sens (déraison), mais un espace-temps qui constitue le paradigme qui peut contenir le réel de la singularité absolue du vivant. On pourrait dire, dans le style de C. E. Gadda, qu’ici le mathème réalise la parodie de la mathématique7. Cet espace-temps inédit signe la fracture entre la science classique et la science contemporaine. Il réalise cette forclusion généralisée du sujet que la science classique poursuivait avec l’idéal de l’observateur neutre face à son objet. Cette révolution scientifique, à cheval entre le XIXème et le XXème siècle, est celle qui, dans l’épistémologie lacanienne, a permis à Freud de découvrir l’inconscient, en tant que savoir insu du sujet de la science. Or, l’élucidation du pas-tout signifiant de l’inconscient et de l’action de la lettre comme 5 L’enchaînement n’est pas un nouage, mais il consiste dans la superposition de deux registres et par conséquent il est à la base de tous les dénouages. [L’auteur utilise le terme « inanellamento », traduit ici par «enchaînement », NDT]. 6 J. Lacan, Le Séminaire Livre XXIII, Seuil, Paris, 2005, p. 138. 7 « Il avait appris et enseigné beaucoup de choses : et les mathèmes [Battaglia en donne la définition suivante : « tout ce qui est objet de formation »] et les quadratures de Kepler qui poursuivent dans la vacuité des espaces sans sens l’ellipse de notre douleur désespéré ». C. E. Gadda, La connaissance de la douleur, Seuil, Paris, 1974. articulation temporo-spatiale, ouvre vers une pluralité de solutions symptomatiques (le « mythe individuel ») dans un rapport avec l’objet. Ces solutions amènent à un renversement du rapport sujet-objet, et pour ce dernier une infinité de facettes. L’objet a lacanien est le mathème de cet infini. Dans la société contemporaine, on a mis en place une nouvelle forme de résistance à la psychanalyse, qui ne se soutient pas du refoulement, mais qui imite au contraire la solution freudienne pour proposer l’illusion d’un nouvel humanisme. Il s’agit d’un masque de fer, la consommation, qui donne au sujet de la science un visage reproduit en série, celui de l’homo socialis. Celui-ci est l’héritier de l’homo economicus et il est totalement mesurable, pas barré. Dans cette illusion, le pas-tout de la science (indéterminisme) est comblé, non pas par la recherche, mais par le savoir-faire technique. Ce savoir n’a pas besoin de chercheurs, au contraire du savoir-yfaire (avec l’inconscient) de la technique psychanalytique. Pour l’analyste, l’efficacité est démontrée dans l’acte et non pas dans la technique. Du point de vue de la cure, ce renversement a été possible à Lacan parce que, unique dans son genre parmi les chercheurs du champ freudien, il a généralisé la structure de l’interprétation au-delà du symptôme névrotique, ouvrant ainsi cette opération aux changements du symbolique. Il s’agit d’une opération « antiphilosophique », d’un style de pensée qui rompt avec le style classique, pour tenir compte de la révolution opérée dans la pensée logique par Cantor, Gödel, Russel, c’est-à-dire par une pensée qui ne se pense pas comme une machine (de Turing). La position de Lacan a toujours été celle de ne pas céder sur le désir animé par le réel de l’interprétation : au lieu de dégrader le transfert au niveau de la psychologie de l’intersubjectivité (contre-transfert), il a rendu l’interprétation applicable au sujet comme tel, en réduisant le concept de symptôme : de message à lettre de jouissance. Cela permet aussi l’extension de la conjecture freudienne à des solutions symptomatiques qui se soustraient à la logique du fantasme, soit par un refus de l’Autre signifiant, soit par un compromis passé avec l’Autre et avec sa jouissance, au niveau de la réalité du masque technologique. Tout cela instaure le lieu de l’Autre, de la chaîne signifiante, dans une topologie qui n’est plus binaire (S1-S2), mais au moins quaternaire, où le S1 n’est plus le maître de la métaphore partagée dans une époque historique (dans l’époque classique le mythe antique aurait été substitué par le mythe scientifique) et le progrès porteur de la vérité, qui ne peut pas être dite toute. Seulement si le S1 devient le nouage comme tel, alors il ne coïncidera pas avec la science même. En effet, quand elle a été posée comme idéal mythique, elle a provoqué la chute de l’Idéal et la « montée au zénith » de l’objet. Le mythe scientifique a désormais révélé sa limite, qui est interne à une science qui n’opère plus en transformant la nature écrite dans un langage mathématique, mais qui au contraire transforme la mathématique pour créer des niveaux virtuels qui changent la nature et l’imaginaire collectif, selon une modalité autistique Ŕ la technologie Ŕ quelle que soit l’image que les individus ont d’eux mêmes. En d’autres termes, il est désormais évident Ŕ notamment pour les gens ordinaires et pour les chercheurs, plutôt que pour les maîtres de la pensée Ŕ que le mythe régulateur de la civilisation ne peut pas être produit par une science qui est probabiliste. Elle peut produire des algorithmes de calcul très puissants, qui donnent à la technique le pouvoir de réaliser des choses capables de changer la réalité, sans pour autant véhiculer ce grain de vérité qui est indispensable à la survie humaine. En d’autres termes, la réalité se produit en tant que « imaginaire collectif » sans réussir à donner au singulier parlêtre une image, un moi. La technique n’est pas une démonstration de la « scientificité » d’un algorithme, mais seulement un opérateur de la psychose généralisée. Traduction : Serena Guttadauro-Landriscini Le transfert peut-il se passer de l’amour de l’inconscient ? Hélène Bonnaud Qu’est-ce qui fait la particularité du transfert dans la psychanalyse ? Il paraît important de se reposer la question à l’époque de l’Autre qui évalue et programme, là où le psychanalyste n’a que l’interprétation pour opérer. Lorsque Freud a découvert le transfert, il a été surpris par la force de l’amour éprouvé par l’analysant dès le début de l’analyse. Il lui a décerné “le caractère d’un amour véritable”.1 Mais il a aussi noté que l’autorité de l’analyste conduisait l’analysant à une certaine docilité. Cette notion d’autorité qui a été au coeur du transfert analytique n’est plus aussi prégnante dès lors que l’ordre symbolique ne s’assure plus du Un du Nom-du-Père. Avec la chute des idéaux et la fin de l’autoritarisme, les conditions de l’amour de transfert ne répondent plus de la même manière à ces critères. Pourtant, cette question semble resurgir dans les propos de certains analystes, et notamment d’Owen Renik. Un transfert encombrant 1 Freud S. « Observations sur l’amour de transfert », La technique psychanalytique, PUF, 1975, p. 127. En effet, la lecture de l’article d’Eric Laurent « L’ordre symbolique au XXI° siècle, conséquences pour la cure »2 m’incite à prolonger le débat, en reprenant la conception de l’analyse développée par O. Renik. Pour cet auteur en effet, le transfert est une forme de parasite de l’analyse. Il y voit un obstacle à la relation intersubjective et dénonce la neutralité analytique comme ce qui détermine son pouvoir, son autorité et l’arbitraire de son jugement. Le silence de l’analyste serait à la racine de l’autoritarisme et empêcherait l’analyste de s’investir dans la relation avec le patient, de dialoguer avec lui, dans une dialectique constructive. « L’alliance de travail » est ce qui motive la recherche de la vérité, comme objet fondamental de la cure. Freud et à sa suite, Lacan, n’ont pas négligé le fait que le transfert pouvait être un obstacle à l’avancée de la cure. Rappelons-en la valeur d’inertie imaginaire sur l’axe a-a’ du schéma L dont Lacan rendra compte comme une stagnation de la dialectique psychanalytique. Cependant, ils n’ont pas cherché à le dissoudre dans la relation thérapeutique et à s’en débarrasser par un activisme qui, d’ailleurs, ne saurait l’annuler. La dissymétrie entre l’analyste et l’analysant fonde un lien unique du fait même de l’abstinence du psychanalyste. L’invention du sujet supposé savoir par Lacan en assoit l’opération, le désir de l’analyste en est sa mise en acte. En effet, Lacan a noué amour et savoir dans ce concept fondamental du sujet supposé savoir. Dès lors, le maniement du transfert s’en trouve allégé, permettant de passer outre les effets imaginaires de la relation transférentielle. Le savoir inconscient n’est pas le savoir de l’analyste. Il est situé dans l’Autre et il n’est que supposé. L’analyste ne s’identifie pas au sujet supposé savoir. Il l’incarne pour l’analysant le plus souvent, mais cela n’a absolument pas de caractère obligatoire. Le malaise du sujet supposé savoir Or, comme l’indique E. Laurent dans ce même article, « La voie de l’égalitarisme contemporain, avec son exigence de transparence, a spécialement touché le statut du sujet supposé savoir dans l’expérience de la psychanalyse. »3 Celleci est constamment ébranlée par ces notions de transparence, d’égalitarisme, et de satisfaction. L’analyste est convoqué à répondre aux questions de l’analysant. Cependant, ce constat oblige t-il l’analyste à formuler un savoir ? Rien n’est moins sûr. L’exigence de transparence est le mirage du consommateur, et le psychanalyste n’est pas un coach. En effet, dans la psychanalyse, le symptôme qui motive la demande du sujet, va bien audelà du désagrément. Il concerne le plus intime de chacun, sa radicale étrangeté à soi-même, son « ça » pour reprendre l’heureuse expression de nos dernières Journées. Il s’agit justement de donner toute son opacité à ce qu’en dit le sujet et de faire consister l’énigme même du savoir qu’il recèle. Pour cela, loin de faire de la transparence le concept de la rencontre analytique, l’approche par le symptôme privilégie sa dimension de réel. De même, la situation analytique doit contrer cette notion d’égalitarisme par les moyens du style de l’analyste. Il pourra être déjoué par un minimum de cérémonial ou de déséquilibre, d’inattendu, au moment de commencer puis de clore la séance. L’accueil et la sortie de séance sont en effet, des moments où le corps de l’analyste se détache et crée une distance ou au contraire un rapprochement. Il y a là toute une sériation de la rencontre en tant que présence de l’analyste qui assure une tangible continuité/discontinuité dans le processus analytique. Tout ne peut se dire, a-t-on envie de répondre à O. Renik… Quant à la satisfaction, elle est un enjeu fondamental de l’analyse. Pour lui, il n’est pas question de lâcher l’analysant sur une insatisfaction, voire un sentiment négatif. Cela met en danger le transfert positif. La 2 Laurent E. « L’ordre symbolique au XXI°siècle, conséquences pour la cure », La Cause freudienne n°76, décembre 2010, Navarin. 3 Ibid, p.146. relation analytique doit produire une satisfaction chez le sujet qui s’obtient par un gain de savoir. L’analyste est celui qui délivre ce plus de jouir. Cette jouissance obtenue par le travail analytique doit être immédiate et vient obstruer la trouvaille de la vérité : les formations de l’inconscient sont ignorées car elles sont discontinues et souvent déroutantes. A la place de la vérité dérangeante comme savoir, vient un savoir qui sert, qui opère sur la réalité du monde du sujet. Il s’agit d’obtenir un produit, comme un objet qu’on acquiert pour en jouir. C’est pourquoi, à cette satisfaction nécessaire, nous opposerons la surprise, modalité qui peut, soit produire de la satisfaction, soit pas, mais semble plus proche de ce à quoi l’inconscient participe. Il est alors de la partie. Plus qu’une parole interprétative, la surprise est un événement qui divise le sujet et accélère le principe même de l’association libre. La parole se fait moins narrative. Elle devient chercheuse. Il s’agit aussi de faire résonner le mi-dit de la vérité plutôt que d’assujettir le sujet à une complétude du savoir. La satisfaction de l’analysant est pourtant à prendre en compte dans chaque cas. Dans son cours du 12 novembre 2008, JacquesAlain Miller indiquait que « Le souci thérapeutique conduit à retenir la puissance que dégage le procédé analytique luimême, conduit à s’interroger sur la dose de vérité qu’un sujet peut supporter »4. Il y a donc bien à limiter, à freiner l’interprétation ou le tranchant d’une vérité pour le sujet, en fonction de ce qu’il peut être amené à entendre. Mais la satisfaction comme adaptation de l’analyste à son patient est, on le voit bien, un contresens à l’analyse. La psychanalyse, comme le répète J.-A. Miller dans ce même cours, vise autre chose que la thérapeutique. Elle vise le désir. En fin de parcours, la signifiantisation finit par trouver sa limite et l’analysant rencontre ce qui ne se résorbe pas dans le langage et qui relève d’une dose d’inassimilable que Lacan a appelé réel. 4 Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Choses de finesse », (2008-09) cours du 12 novembre 2008. Le réel, un obstacle irréductible La rupture entre symbolique et réel est ce qui rend compte d’une position du psychanalyste qui ne répond pas aux questions de son analysant sur le mode de la relation intersubjective. C’est en ce point-là que surgit la différence absolue entre l’analyste et l’analysant mais aussi entre la psychanalyse et la psychothérapie. L’analyste sait que le réel est ce qui fera opposition, obstacle, butée, et qu’il y a aura, dans l’analyse de chaque cas, non seulement de l’insatisfaction, mais aussi de l’horreur. L’analyste n’évitera pas que l’horreur de savoir puisse advenir. C’est en quoi, le transfert supporte un rapport au savoir qui porte certes à l’enthousiasme mais rencontre aussi son point d’impossible, son horreur propre. Lacan, dans le séminaire Les non-dupes errent qualifie l’inconscient de « dysharmonique »5.C’est un fait de structure que l’amour de transfert ne doit pas venir entraver. Mais plus la cure avance, plus le sujet supposé savoir s’évanouit, se dissout. Reste l’analyste. Et l’inconscient de l’analysant, qui, à la fin, est « su », selon la formule de Lacan. A la fin de l’analyse freudienne, c’est le manque que l’on rencontre, nous dit Lacan. A la fin de l’analyse lacanienne, disons qu’il s’agit de creuser ce manque jusqu’à plus soif.... a. C’est cet objet a qui s’extrait du fait de la chute du sujet supposé savoir. Que devient l’amour pour l’analyste quand l’analysant choisit de ne pas devenir analyste ? Il reste accroché à l’amour de la vérité. La plupart des témoignages d’analysants devenus écrivains le disent de façon très claire. L’analyse ne se poursuit pas. Le sujet supposé savoir se défait comme la vêture d’une jouissance habitée par les pouvoirs de la parole. D’où le goût pour la conquête du savoir inconscient et une forme de désir de transmission de cette rencontre avec l’inconscient transférentiel. 5 Le Séminaire « Les non-dupes errent », leçon du 11 juin 1974, inédit. Il s’agit là d’une forme de sublimation de la vérité comme savoir qui s’écrit. A la fin, reste l’amour Lorsque l’analyse dure, c’est l’amour de l’inconscient qui se divise : d’un côté la jouissance du gain de savoir, de l’autre, le reste de l’analyse, comme réel inassimilable dont l’analyste est un sinthome. C’est en effet, ce qui reste d’une analyse, et qui ne changera pas. C’est aussi l’invariable de l’amour de transfert, quand il a passé tous les sens, et qu’il ne se déposera que dans l’expérience de la passe. Dans son article Une fantaisie, J.-A. Miller nous rappelle que Lacan faisait de l’inconscient un savoir qui n’était jamais que supposé. « Pour qu’il devienne un savoir, pour le faire exister comme savoir, il faut l’amour »6: « Qui n’est pas amoureux de son inconscient, erre »7, proférait Lacan dans « Les non-dupes errent ». De même, le rapport entre S1 et S2 qui fonde le savoir inconscient ne se produit que si le transfert, sous les espèces de l’amour de l’inconscient y est convoqué. Et ceci, du fait que, contrairement à ce que Lacan indiquait dans la Proposition du 9 octobre, c’est « le transfert qui est le pivot du sujet supposé savoir », et non l’inverse, indique J.-A. Miller. Ce passage à l’envers du sujet supposé savoir au transfert rend compte de la façon dont l’amour est la condition sine qua non du transfert. L’amour pour l’inconscient est ce qui reste, ni pur ni impur, c’est un amour qui dure, là où le sujet supposé savoir est attendu sur la scène d’un nouveau rapport à la supposition, notamment dans son lien à la cause analytique. L’amour est donc bien ce qui ne se liquide pas à la fin de l’analyse, et qui s’écrit plusieurs fois dans l’histoire analysante de chacun. C’est un amour qui survit à la passion de savoir, qui supporte le réel rencontré dans son expérience singulière, c’est un amour qui, pour chacun, trace l’histoire propre de sa rencontre avec la psychanalyse. A tous ceux « qui se lavent les mains en éloignant d’eux le dit transfert, refusant le surprenant de l’accès qu’il offre à l’amour »8, nous disons qu’ils sont des faussaires de la psychanalyse. 6 Miller J.-A., «Une fantaisie», Mental n°15, Paris, p.9. 7 Lacan J. Ibid. 8 Lacan J. « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 478 .