Zone Frontière, Figueras

Transcription

Zone Frontière, Figueras
NAUDY- MARE NOSTRUM
25/11/09
14:52
Page 7
HISTOIRE DE GEORGES MAURY-STERN
Et alors, après, tu tombes sur ce village, tu sais :
Maçanet de Cabrenys.
Nous avons croisé les chasseurs qui partaient chercher leur camionnette. Ils espéraient pouvoir rouler
jusqu’ici par la piste, ou au moins se rapprocher. Ils ont
vidé le sanglier, les boyaux font une tache dans les broussailles. Non sans mal, ils l’ont pendu sous un hêtre.
Celui qui a tiré possède une carabine Mauser 66S en
calibre 7X64 classique. Il utilise des munitions semiblindées à pointe creuse. La balle sort à une vitesse proche de mille mètres par seconde. Elle perce le pelage et
le cuir mais ne traverse pas le corps, elle reste dans la
chair et détruit tout ce qui l’entoure. C’est tout l’intérêt
de la pointe creuse. La bête sent en elle cette catastrophe mais ne sait pas qu’elle meurt, les animaux ignorent
la mort.
On arrive sur ce col où Georges est venu si souvent,
d’abord tout gosse, puis plus grand, puis vieux bientôt. Il
pourrait s’ arrêter pour y réfléchir et il le ferait s’il ne
savait quelles conclusions auraient ces réflexions : de
quoi se jeter à l’eau.
7
NAUDY- MARE NOSTRUM
25/11/09
14:52
Page 8
Il n’y a pas de quoi se fâcher, il aime bien faire le
malin pour peu de chose. Son travail de garde était surtout de posséder les clés des maisons forestières, aller de
l’une à l’autre de temps en temps et, dans les dernières
années, y accueillir les réunions de gardes et d’agents
qui décident du nombre de chevreuils à abattre.
L’ancien garde aime bien parler de Georges qu’il a
fréquenté malgré la différence d’âge, mais il ne sait pas
tout, il s’en faut. Moi oui, je sais, mais je ne vais pas tout
raconter, comme ça, pour passer le temps, un soir d’été.
Nous avons le même âge, Georges et moi, j’ai été de
tous ses secrets, j’ ai gardé ses clés, j’ai gardé ses chats,
son argent (une partie), sa carabine, le Mauser de son
père, enfin tout, et même une fois une femme, pour
quelques jours, une Italienne de Livourne recherchée
pour meurtre, aussi belle que folle, à mon avis.
Le père de Georges était allemand, il s’appelait
Julius-Isaac Stern. Avec sa sœur aînée Lisa, il quitte
l’Allemagne en 35 sans pouvoir convaincre ses parents
de fuir avec eux. Le vieux dirige une clinique à
Francfort, il était médecin au front en 1914, décoré de la
Croix de Fer. La mère vient d’ une famille de financiers.
Son mari et son fils ont volontiers des « idées avancées », pas elle et elle se méfie de leurs emportements.
Lisa passe en Suisse où elle travaille quelque temps
chez un vieil agent de change de Zurich dont elle rachète
la charge avec l’aide de sa famille maternelle. Cette
branche, avant de disparaître, lui confie beaucoup de
valeurs.
Julius reste en France. Il n’aime ni la médecine ni la
finance, ni Francfort où, par chance, il a appris le français académique du lycée. Il passe vite au français parlé
et bientôt à la « langue verte » comme disent les professeurs.
8
NAUDY- MARE NOSTRUM
25/11/09
14:52
Page 9
A Paris, un autre lycéen de Francfort l’aide à se loger
à Montparnasse. Il y a là toute une bande, mi-bohème
mi-gauchiste, quelques-uns approchent Willi Munzenberg,
l’agent du Komintern. Il aide l’Espagne de toutes ses forces, parce qu’une victoire en Espagne enlèvera aux Russes
la direction de l’Internationale, alors tout changera. Staline
est, hélas, du même avis, il fera tuer Munzenberg, Reiss et
tous ceux qui ont compris.
D’autres fréquentent les trotskistes, la gauche de la
SFIO, le groupe Pivert. Avec eux, Julius passe cette
frontière espagnole qu’il chevauchera tant de fois.
D’abord c’est comme un jeu : il faut des bras pour
charger quatre ou cinq camions à Perpignan, le long
d’une voie de garage, au milieu des wagons. Ensuite on
roule jusqu’au Perthus, le poste-frontière. Là, bien sûr,
un brigadier ou un adjudant arrête le convoi, surveille
les chauffeurs. On fait réveiller l’officier de permanence
à la gendarmerie du Boulou ou de Céret. On lui dit :
« Il y a là un convoi, par ordre du gouvernement :
mitrailleuses, munitions, explosifs, médicaments. Des
ordres verbaux ».
Par téléphone on réveille le préfet, à Perpignan, on
lui passe le chef du convoi :
– Monsieur le préfet , si vous voulez bien téléphoner
vous-même à la présidence du Conseil, vous aurez
confirmation.
Là, au cabinet de Blum, c’est Marceau Pivert ou l’un
des siens, qui prend l’appareil et confirme. Tous les
chauffeurs et leurs aides rient, mais c’est si peu ces
camions deux fois par mois pendant quelque temps, il
faudrait des trains entiers et des bateaux.
Avec tout ça, le jour est levé quand ils passent de
l’autre côté et descendent dans cette région qu’on
appelle l’Ampurdan, un beau pays de vignes et de
cochons. Toute l’équipe casse la croûte, jambon et vin
9
NAUDY- MARE NOSTRUM
25/11/09
14:52
Page 10
rouge, avec les miliciens. On rajuste le béret, on échange
des Gauloises contre du tabac à rouler produit dans les
manufactures autogérées, et bonsoir.
C’est court, il ne voit presque rien de l’Espagne. S’il
regardait bien, il verrait la vieille Espagne : dans ce café
de La Junquera, elle est assise devant lui sous l’apparence d’un homme âgé et corpulent qui boit du café au
lait. Il fait un signe au garçon qui lui apporte une boite
de cigares Faria, hommage des cigariers à l’abbé Faria,
le bienfaiteur d’Edmond Dantès. Il a choisi un cigare
dans la boîte où se trouve aussi le petit outil d’ acier pour
le couper. Cette Espagne-là va vivre longtemps, longtemps après Julius et les rouges de l’Ampurdan.
Julius est un juif allemand trop bien élevé pour ça,
mais les autres crachent par terre en parlant du gouvernement qui cède au chantage du Parti Radical et de
l’Angleterre : pas d’aide à l’Espagne, malgré les traités,
ou nous rompons les alliances ! Qu’ils rompent ! Avec
qui iraient-ils s’allier ?
Le temps de ronger son frein et c’est Mai 37 : à
Barcelone, la police sous contrôle stalinien veut reprendre
le central téléphonique occupé par la CNT depuis juillet
36. Par surprise, les policiers arrivent au premier étage,
plus haut les anarchistes résistent. Grève générale, barricades et coups de fusils dans toute la ville. Epouvantées,
les directions de la CNT et du POUM reculent devant
l’affrontement. Sous les huées du groupe Durruti, d’une
poignée de trotskistes, de la cellule 72 (la gauche du
POUM), elles capitulent, ne sauvent rien, perdront tout.
Trop tard pour la Révolution : les staliniens ne veulent
que la guerre, les fascistes la gagnent.
Munzenberg est rappelé à Moscou. Il sait ce qui l’attend : une balle, comme pour Reiss, Nin et les autres. Il
10
NAUDY- MARE NOSTRUM
25/11/09
14:52
Page 11
refuse de rentrer et quitte le Komintern. Les staliniens
devront attendre juin 40 pour pouvoir le pendre à un
arbre pendant la débâcle.
Julius est à Paris. Après la déclaration de guerre,
comme tous les Allemands, même antinazis, il est considéré comme ennemi et interné, d’abord au camp des
Mille à Aix-en-Provence. Là, d’autres Allemands, soucieux d’obtenir quelque faveur le dénoncent comme
communiste. Il est transféré dans un camp plus dur : le
Vernet, au pied des Pyrénées. C’est là qu’on a enfermé
les Internationaux sortis d’Espagne.
Julius y retrouve un Autrichien connu dans l’équipe
des camions de la SFIO. Trotskiste, il est entré dans les
milices du POUM. Quand le POUM a été pourchassé, il
s’est caché avec d’autres dans la 26e Division, l’ancienne Colonne Durruti. Au début de février 39, au
moment de la grande retraite, beaucoup sont à Malaga,
lui se trouve au Nord, dans un groupe qui souhaite
batailler le plus longtemps possible, protéger les civils et
tuer des fascistes et des moros. Ils ont tant traîné qu’ils
sont coupés de la route Figueras-La Junquera et remontent vers la France par Olot et Ripoll, pour tomber de
l’autre côté, à Prats de Mollo par le col d'Ares. Donc : la
montagne en février, avec la neige. Et il n’a plus sa couverture, il l’a donnée dans la montée, après Ripoll,
quand il a trouvé une femme et une gosse qui grelottaient sous un abri. Toutes leurs affaires étaient sur un
mulet. Le mulet a pris peur pendant un mitraillage et
elles ne l’ont jamais retrouvé.
Mais il n’est pas le plus malheureux : il a sa peau de
mouton et une bonne veste récupérée avec des bottes
dans un poste franquiste au bord de l’Ebre. La couverture aussi venait de ce poste, une bonne couverture,
peut-être allemande. Cette peau de mouton, grande, avec
deux fentes taillées au couteau pour passer les bras et
11
NAUDY- MARE NOSTRUM
25/11/09
14:52
Page 12
faire une sorte de gilet, il l’a encore au Vernet. Dix fois
on a failli la lui piquer pendant des fouilles et des désinfections, il a réussi à la garder. C’est bon signe, dit
Julius, tu vas sauver ta peau.
Cet Autrichien a pu faire passer un message à Foix, à
vingt kilomètres du Vernet, dans la famille d’un jeune
ingénieur rencontré en Espagne : un idéaliste, déserteur
de l’armée française arrivé à Barcelone en uniforme de
sous-lieutenant d’un régiment du Génie. On suppose
qu’il est à nouveau mobilisé et qu’il faudra attendre son
retour pour recevoir une réponse. Alors ils pourront
s’évader, c’est assez facile, la difficulté est : que faire et
où aller une fois dehors ?
Les internés sont maltraités. Quelques Allemands
(mais pas les juifs) désespèrent et se déclarent nazis afin
d’être considérés comme prisonniers de guerre protégés
par les Conventions. On les dirige aussitôt vers un autre
camp.
C’est en juillet 40, après la débâcle, que l’ingénieur,
démobilisé, rentre chez lui et trouve le message. Il arrive
au camp en grande tenue, une Valeur Militaire toute
neuve sur la poitrine. Il confie au caporal de garde un
petit colis : des paquets de Gauloises « Troupes », une
saucisse sèche, des biscuits et un livre de Maupassant :
Sur l’eau.
Dans la nuit, Julius et son copain se faufilent au bout
du camp, où la rivière est à quelques mètres. L’ingénieur
est là depuis un bon moment. Chaque cinq minutes il
allume son briquet et sifflote le début de la fameuse
chansons : « A las barricadas… »
Enfin les autres lui répondent, il s’approche et leur
lance des pinces coupantes. Puis ils marchent le long de
12
NAUDY- MARE NOSTRUM
25/11/09
14:52
Page 13
la rivière. A l’aube, dans un village, ils montent dans le
petit train à voie étroite. A Foix ils sont cachés dans une
remise. On leur donne des vêtements qui passent partout : béret, bleu de travail, vieille veste de chasse.
Julius parle assez bien le français pour se dire belge,
à la rigueur flamand, il y en a encore beaucoup, égarés
dans le Midi avec les Français du Nord. Un peu d’aide,
un peu de chance, il ira au Portugal.
Au congrès de Tours, la Fédération de l’Ariège a voté
l’adhésion à la nouvelle Internationale. Déroutés par la
politique russe, beaucoup de militants partent peu à peu,
souvent pour rejoindre « la vieille maison », comme dit
Blum, la SFIO.
Le jeune ingénieur, d’abord membre des Jeunesses,
puis du Parti le quitte en 34, quand Trotski accuse
l’Internationale d’avoir conduit à la faillite le Parti
Communiste Allemand. Il part faire son service militaire, devient officier à cause de sa formation. Dès l’été
36, il déserte et passe en Espagne.
Pendant de courtes visites dans sa ville, il a connu
une militante des Jeunesses Socialistes, tendance gauche, venue des hautes vallées, admise à l’Ecole Normale
du chef-lieu. Sans affectation à la rentrée de 40, elle est
retournée dans son village où elle aide aux moutons :
Georgette Maury. C’est son nom et son adresse, juste le
nom du village, que l’ingénieur idéaliste et casse-cou
donne à Julius-Isaac Stern. Quelques provisions pour sa
musette et bonsoir. Lui prend avec l’Autrichien le car
pour Lavelanet et Quillan, et là le train pour Perpignan
et Port-Vendres.
Julius ne doit pas aller tout de suite en Espagne. Làbas, aux mains de la Guardia Civil, sans passeport,
emprisonné, et en supposant même qu’il puisse cacher
13