Le pont neuf - page d`accueil

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Le pont neuf
Jean-François MAVEL
Ce texte est un essai.
J'essaie d'écrire ce qui n'a pas été décrit, j'essaie de transcrire le fruit d'une recherche.
Celle-ci a débuté le 3 mai 1991 à Fribourg en Brisgau, lorsque j'ai appris les évènements que vous
allez découvrir.
Cette recherche, je l'ai poursuivie seul. Des rencontres m'ont fourni des témoignages, et des lectures,
des traductions m'ont apporté des informations.
Dans cet essai, ma démarche est celle d'un journaliste d'investigation qui reconstitue le
déroulement d' une histoire effacée.
Le texte que je vous adresse ne présente pas la référence de ses sources, je peux les rajouter.
Il serait également possible d'illustrer le texte par des documents inédits, photographies et textes
originaux.
version corrigée le 8 juin 2015 et le 22 octobre 2015
léger ajout le 22 février 2016
Le pont neuf - 8 juin 2015
mercredi 28 janvier 2015
Un mercredi de janvier, je présentais à une classe de première du lycée Michelet de
Montauban, l' idée que j'avais exposée en juillet devant l’Atelier d’Histoire de la
Realschule Lessing au bord de la Dreisam, à Fribourg à cinquante kilomètres à l’est de
Colmar, de l'autre cité du Rhin.
Je connaissais personnellement Daniel Datus l’enseignant qui me conviait à présenter le
résultat d'une investigation sur des évènements d'histoire. Je l’avais véritablement
découvert comme professeur d’histoire le 7 janvier 2015, le matin, où à Paris deux
hommes armés étaient entrés dans le local de l’hebdomadaire Charlie Hebdo. Dans la
salle de réunion du comité de rédaction, ils avaient, en pressant la détente de leurs
armes automatiques criblé de balles les corps de ceux qui participaient à cette assemblée
créative. Cabu avait été assassiné. Je l’avais connu par la lecture des aventures du Grand
Duduche, lycéen fantasque, lorsqu’elles paraissaient dans la revue Pilote.
En songeant à ce dessinateur dont je suivais depuis l’évolution au travers des dessins
que publiait la presse ; je m’étais rendu au rassemblement qui s’était organisé
spontanément en leur mémoire aux pieds de la Préfecture. À la dissolution de la
manifestation, Daniel m’avait présenté au cours d’un échange de vues, une collègue qui
enseignait l'Histoire dans le même établissement que lui. Quelques jours plus tard nous
nous étions retrouvés tous les trois et le principe de mon intervention dans un cours
d'instruction civique qu'il animait avait été retenu.
J’arrivais par l’entrée du Faubourg Lacapelle, le jour se levait, je patientais jusqu’à
l’arrivée du professeur Datus, puis je le suivis le long des deux grandes cours
rectangulaires du lycée Michelet. J’appris plus tard que l’une de ces deux cours se
nommait Adèle Kurtzweil, du nom d’une élève qui le 22 septembre 1940, avait fait en
classe de 4e B2, la première de ses deux rentrées scolaires au Lycée Michelet . Nous
arrivâmes jusqu’à un prolongement récent du lycée, construit autour d’une cour demicirculaire ; la salle de cours dans laquelle j’intervenais se situait au premier étage d’un
bâtiment, elle était équipée d’un système de vidéo projection moderne.
Les élèves de la classe de première étaient divisés en deux groupes, j’allais réaliser à
deux reprises le même exposé d’une heure. Mon propos serait illustré de documents
historiques parfois inédits en France.
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Je débutais la projection par une photographie d’identité d’Adèle, une photo fixée avec
soin par des rivets sur un sauf-conduit. Ce document administratif a été retrouvé dans
une valise laissée à Auvillar par son père au moment du départ. Dans la nuit du 1er au 2
septembre 1942, les gendarmes conduisirent Adèle et ses parents ainsi que 208 autres
internés du camp de Septfonds à la gare de Caussade où le convoi régional s’arrêta pour
les prendre et les amener à Drancy. Sept jours plus tard ils partaient vers Auschwitz où
ils furent gazés en arrivant.
Nous étions le mercredi 28 janvier 2015, lendemain des commémorations internationales
du 70e anniversaire de la libération de ce camp d’extermination par l’Armée Rouge. Pour
illustrer ce lieu d’élimination massive, j’avais choisi une représentation polonaise qui
indiquait sur une carte d’Europe les gares de départ où s’étaient formés les convois qui
avaient alimenté les chambres à gaz : Oslo, Hambourg, Brême, Westerbork, Haga,
Bruxelles, Drancy, Bobigny, Pithiviers, Augsburg, Lyon, Bolzano, Vérone, Fossoli di Carpi,
Rome, Zagreb, Budapest, Corfou, Belgrade, Thessalonique, Athènes, Rhodes, ClujNapoca, Borislav, Lviv, Cracovie, Tarnow, Zamosc, Varsovie, Narva, Riga… . Des lignes
convergentes reliaient les points de départ à Auschwitz-Birkenau. L'itinéraire des
déportés pris à Caussade n'apparaissait sur l'infographie qu'à partir de Drancy.
Les deux parties de la classe allaient se succéder, après le déroulement à deux reprises
de la présentation , je me rendis compte que le temps m'avait manqué pour aller au
fond des choses et je décidais d'écrire ce que j'avais tenté de dire.
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L'idée de transporter des gens sur des milliers de kilomètres pour leur donner la mort
était l'aboutissement d'une pensée d'un parti politique le NSAPD, Nationalsozialistische
Deutsche Arbeiterpartei, le Parti national-socialiste des travailleurs allemands plus connu
sous le nom de parti nazi.
Pour comprendre comment ce parti lointain allait provoquer des déportations à Caussade,
nous allons d'abord suivre sur fond d' évènements connus l'ascension de Josef Bürckel et
de Robert Heinrich Backfisch de la fin de la première guerre mondiale jusqu'a leur
nomination en 1940 comme gouverneur de Gau, voisins, le Gau était une division
territoriale du Reich allemand.
Josef Bürckel, Robert Heinrich Backfisch, l'ascension
Ils étaient originaires des territoires frontaliers avec la France, le premier venait du
Palatinat; le second était du Pays de Bade, au moment de son engagement dans le
mouvement national socialiste, il avait choisi de prendre le nom de famille de sa mère:
Wagner .
Lors de la Première Guerre mondiale, ils s’engagèrent tous les deux comme volontaires
dans l’infanterie allemande mus par la volonté de contribuer à la victoire. Ils furent
acheminés en train vers le lieu des combats et pendant des mois bravant le risque de
tomber gazé, transpercé par un projectile, déchiqueté par une bombe, ils participèrent
dans des régiments différents comme fantassins à l’inlassable carnage.
Après un tel apprentissage, ils en vinrent à considérer la destruction, la disparition,
l’anéantissement de l’ennemi comme l’objectif à atteindre dans un conflit. Lors de
l’armistice du 11 novembre 1918, ils se trouvèrent dans le camp des vaincus ; pour eux
comme pour la majorité des volontaires, c’était inacceptable ; seul des traîtres avaient pu
provoquer l’arrêt des combats.
En 1921, Adolf Hitler venait de transformer un groupuscule nationaliste et antisémite en
un mouvement politique dont l’objectif était de conquérir le pouvoir. L’année de sa
création, Josef Bürckel adhéra à ce parti qui exprimait avec force le refus de la défaite et
qui désignait clairement les traîtres à éliminer. Les démocrates, ils avaient fait cesser le
conflit, les communistes, ils avaient affaibli l’armée à l’arrière par leur tentative de
révolution et les juifs : leur complot international avait fait perdre la guerre à
l’Allemagne. Le Führer ouvrait une perspective de combats futurs à ceux qui voulaient
surmonter la défaite.
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En septembre 1923, Robert Wagner rejoignit également le parti. Il venait d’arriver à
Munich au moment où le gouvernement de la République de Weimar acceptait de
respecter les contraintes du "Diktat" de Versailles. Cette décision déclenchait
l’effervescence immédiate des mouvements nationalistes et dans ce climat politique
agité, il rencontrait Erich Ludendorff, Maréchal du Reich et également Adolph Hitler qui
souhaitait organiser une riposte rapide à la décision de la République. Deux mois après
son arrivée en Bavière, il prenait part en novembre, avec l’École d’Infanterie au putsch
initié par le chef du NSAPD. La tentative de prise de pouvoir à Munich permit au parti
nazi de se faire connaître dans toute l’Allemagne, l’échec du putsch amena le Führer en
prison où il écrivit "Mein Kampf", un texte qui allait devenir la référence des membres du
parti.
Josef Bürckel et Robert Wagner dans leur sud ouest natal allaient s’impliquer dans
l’ensemble des actions du NSAPD pour conquérir le pouvoir. Ils abhorraient la République
de Weimar et la démocratie, ils restaient prêts à prendre part personnellement aux
actions violentes, aux agressions physiques destinées à éliminer les ennemis du
mouvement. Cependant ils avaient admis la stratégie du guide qui proposait tout en
augmentant la puissance du mouvement nazi de composer avec le système politique de
la République de Weimar. Ils se préparaient à saisir l’opportunité d’accéder aux
commandes du Reich car seule la prise du pouvoir permettrait d’imposer leurs vues à
tous. Robert Wagner obtint avec sept pour cent des voix un mandat au parlement local,
gagnant ainsi une immunité qui lui permettait de participer aux exactions des SA Sturmabteilung : Sections d’Assauts - l’organisation paramilitaire du parti, sans craindre
de poursuites judiciaires.
Le 30 janvier 1933, Adolf Hitler devint le Chancelier d’Allemagne. Les nationaux
socialistes mirent fin à la République, incendièrent le Reichstag, supprimèrent les partis
politiques et ouvrirent les premiers camps de concentration pour éliminer les opposants.
Pour priver les juifs de ressources : ils mirent en place les interdictions professionnelles
et organisèrent les boycotts. L’année suivante, début août 1934, le Maréchal Président
Hindenburg décédait, le Führer devint Chancelier du Reich.
Le 5 septembre 1934, à Nuremberg, le chef suprême du parti prenait la parole au
congrès de son mouvement qu’il définissait comme " la grande réunion spirituelle de
compagnons d’armes" devant les caméras d’une propagandiste zélée.
Elle filmait en gros plan les visages des nouveaux maîtres de l’Allemagne admiratifs du
discours de leur guide. Une figure émergeait à la tête du NSAPD: Heinrich Luitpold
Himmler. Son ascension fulgurante avait débuté cinq ans auparavant; en prenant la
direction des SS - Schutzstaffel : Escadron de protection - un groupe de près de trois
cents hommes qui assurait la protection personnelle d'Hitler lors des réunions publiques.
A partir de ce groupe réduit, il constitua un corps paramilitaire séparé des sections
d'assaut dont il dépendait jusqu'alors. Cet ordre noir comptait lors du congrès plus de
deux cent mille membres.
Un mois avant ce sixième congrès du parti nazi, lors de la nuit des longs couteaux, l'
escadron de protection avait éliminé physiquement le chef des SA et le haut
commandement de cette organisation qu'ils accusaient de vouloir trahir le Führer.
Himmler était devenu proche d'Hitler, il disposait des moyens pour transformer les SS,
en un corps d'élite chargé de missions multiples pour imposer leur conception totalitaire
de l'action politique .
"Sieg heil ! Sieg heil ! Sieg heil !" scandaient ensemble les congressistes de Nuremberg:
« saluons la victoire ! ». Le pouvoir absolu était entre les mains, des fanatiques de la
première heure persuadés d'appartenir à la race des seigneurs, des aryens. Par une
brutalité sans limite et une excellente organisation, Heinrich Luitpold et ses SS
imposeraient la vision de l'ordre racial, désignant certaines comme inférieures et des
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comportements comme déviants; eux autoproclamés supérieurs, se chargeraient
d'éliminer ceux qui n'étaient pas à la hauteur de leur vision du monde.
Les têtes du mouvement étaient désormais en place avec la volonté de mettre la société
au pli. Le mouvement avait essaimé en une multitude d’organisations. Elle encadraient
les corps de métiers, les corps sociaux indispensables pour atteindre les objectifs du parti
: organisation de juristes, d’étudiants, de femmes, de médecins, d’infirmières de
fonctionnaires, de techniciens. Une attention particulière était portée aux organisations
de jeunes garçons constitueraient les forces armées du pays, et à celles jeunes filles
destinées à accompagner les efforts des guerriers.
L’opposition avait été réduite à néant, les moyens d’exprimer une pensée divergente
détruits. Robert Wagner devint le Gauleiter du Pays de Bade, sur son territoire, il exerçait
son autorité et mettait en application la politique totalitaire du Reich.
Josef Bürckel avait une dimension politique. Il était capable de mettre sur pied des
initiatives: le ministère de la propagande avait promu le récepteur radio du peuple ; celui
de l’industrie: la voiture du peuple. Il assura la promotion de la boisson du peuple en
donnant une ampleur national socialiste à la route des vins qui traversait le Palatinat.
Dans son fief frontalier, il occupait des postes de commandement dans la hiérarchie des
sections d’assaut, des SS et d'une organisation qui coordonnait l’action d’unités
motorisées de combat, il fut chargé d’intégrer la Sarre au Reich allemand.
Lorsqu’ils avaient décidé en février 1936 de remilitariser la Ruhr, les hauts dignitaires du
régime nazi avaient craint que cette violation du traité de Versailles provoque une
réaction militaire internationale. Il ne s’était rien passé. Ils s’enhardirent et dès la fin du
mois de juillet, ils formèrent la légion Condor pour soutenir le soulèvement du Général
Franco qui demandait de l’aide pour lutter contre l’Espagne républicaine. Dans
l’engagement de cette unité spéciale composée de volontaires de l’infanterie motorisée,
de l’artillerie, d'unités blindées; les aviateurs équipés d’avions de reconnaissance, de
chasseurs, de bombardiers apportèrent aux franquistes l’aide décisive pour maîtriser le
ciel. L’intervention des forces armées du Reich hors de ses frontières n’entraîna pas de
représailles, l’étape suivante était désormais l’expansion du territoire : l’annexion de
l’Autriche.
Anschluss
Vu de Berlin, les pays européens paraissaient incapables d’engager leurs forces militaires
pour défendre l’indépendance de l’Autriche dont seul Mussolini garantissait encore la
souveraineté. Au cours de l’hiver 37, le rapprochement entre nazis et fascistes levait la
menace d’une intervention protectrice de l’armée du Duce. Le Reich décidait d’envahir
son voisin. Jusqu’au bout Kurt Schuschnigg le chancelier autrichien tenta de s’opposer à
l’Anschluss, mais l’Autriche n’était pas de taille à lutter contre l’armée puissante qui
menaçait de pénétrer sur son territoire. Devant la menace d’un affrontement armé, le 11
mars dans une intervention radio diffusée, il appelait l’armée autrichienne à renoncer à
toute tentative de résistance. Lorsque les militaires de l’armée du Reich se présentèrent
aux postes frontières du pays le lendemain, des officiers autrichiens vinrent se joindre à
eux pour lever les barrières.
Josef Bürckel depuis l'arrivée au pouvoir du NSAPD a démontré ses capacités
d'organisateur. Il s'est particulièrement illustré dans son talent d'intégrateur avec la
Sarre qu'il venait de rattacher au Reich; cette capacité allait être mise à contribution
dans le cadre de l'annexion à venir.
Le 13 mars 1938, le Führer suivit la troupe ; après un passage à Braunau son village
natal, il entra dans Linz pour y recevoir un accueil enthousiaste. Le lendemain, il
reprenait une route qui passait devant le village de Mauthausen et ses carrières de
granit. Un cortège composé de voitures puissantes roulait vers la capitale autrichienne et
longeait le cours du Danube, le temps était ensoleillé.
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Le programme du jour prévoyait triomphe et détente. Le lendemain, dans la capitale du
Pays des Montagnes, au balcon du plus grand palais de la Hofburg, devant une foule
immense massée sur la place des héros, il signifierait dans une courte allocution
l’absorption de l’Autriche par le Reich.
Avec la nuit la brutalité vint. Les juifs furent contraints de laver le pavé des inscriptions
qui s’opposaient à l’Anschluss. La famille Ziegler s’apprêtait à ouvrir un magasin
d’alimentation dans le centre-ville de Vienne, tout était prêt, Gustav Ziegler décidait
d’aller voir le film catastrophe de John Ford "The Hurricane" qui passait dans un cinéma
du centre-ville. Sa mère tenta de le dissuader. Au sortir de la projection, il croisa un
cortège avec drapeaux nazis, tambours et flambeaux ; il se dirigeait vers le centre-ville
en reprenant un chant SA qui débutait par "Quand le sang juif gicle du couteau".
Les messages de haine, les comportements barbares avaient franchi une frontière qui
n’existait déjà plus.
Josef Bürckel fut alors nommé à Vienne commissaire pour la réunification de l’Autriche
avec le Reich, afin de concrétiser l’intégration politique, économique et culturelle du
nouveau territoire annexé. Sa première mission fut d’organiser un scrutin qui
confirmerait la réunification par la voie des urnes. Pour assurer le succès de la
consultation, il était accompagné de quarante mille membres des forces de sécurité
venus éliminer les opposants politiques potentiels dont les nazis autrichiens avaient
fourni les listes. Ils furent arrêtés, internés, incarcérés ou déportés dans les camps de
Bavière.
Le départ de la famille Kurtzweil
Le 10 avril 1938, il n’y eut pas de surprise, avec 0,25 pour cent d’opposition, l’unification
était validée. Josef Bürckel aimait rouler, comme la majorité des dignitaires en place
dans des limousines puissantes. La sienne était ornée d’une croix gammée de la largeur
de la calandre, de couronnes et d’une plaque d’immatriculation "Ostmark 10438",
Ostmark était devenu le nouveau nom de l’Autriche.
Les mesures antisémites mises en place au cours des cinq dernières années en
Allemagne s’appliquaient soudain aux 7 territoires qui composaient l’ancienne Autriche.
Les menaces que représentait l’application de cette législation, le cortège de violences
qui accompagnait ce bouleversement épouvantaient une communauté que personne
désormais n’était en mesure de défendre. Josef Bürckel contribua à la mise en place d’un
dispositif chargé d’accélérer l’émigration des populations qui disposaient d’un visa . Les
candidats au départ, s’ils acceptaient de céder l’ensemble de leurs biens, se voyaient
accorder un visa de sortie. Dès le 24 avril, était publié un texte de loi qui obligeait
chaque foyer de confession juive à faire une déclaration de fortune mentionnant
l’ensemble des biens possédés.
Nous retrouvons en Ostmark la famille Kurtzweil qui vivait paisiblement à Graz, au sudest de Vienne; une photographie dans la valise oubliée d'Auvillar montrait Adèle
participant à une cueuillette de légumes dans le jardin potager familial.
Mi-juin, Bruno Kurtzweil recevait l’ordonnance du ministère de la justice du Reich, section
autrichienne qui lui imposait d’interrompre l’exercice de sa fonction d’avocat. La famille
Kurtzweil se trouvait dès lors sans ressources et prenait rapidement la décision de quitter
le pays. Le 6 juillet, Bruno Kurtzweil déposait son formulaire de déclaration de fortune ;
le même jour s’ouvrait à Évian la conférence internationale destinée à faciliter l’accueil
dans le monde des juifs qui fuyaient le nazisme. Cette conférence se concluait dix jours
plus tard par le discours d’Henry Beranger : "La France est heureuse d’avoir pu montrer,
dans le beau cadre harmonieux de la montagne et du lac, qu’elle était en mesure, par la
fidélité de ses institutions républicaines et l’ordre public de sa démocratie, de recevoir
toutes les nations du monde et de leur assurer, dans la plus parfaite tranquillité
matérielle et morale, un asile pour les délibérations gouvernementales en vue de la paix
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de l’indépendance de toutes les patries, de la liberté de tous les citoyens du monde.". La
réunion internationale prévue pour trouver des offres d’accueil aux candidats à l’exil ne
débouchait sur aucune proposition capable de répondre à l’urgence des besoins.
Le 8 août, le transfert de quelques centaines de prisonniers permettait le début de la
mise en place du camp de concentration de Mauthausen. L’extraction puis le transport de
blocs de granit, l'acheminement le long d’un escalier de 186 marches des lourds
morceaux de minerai seraient les moyens d’élimination des opposants internés dans ce
camp. De hauts remparts donneraient à ce lieu l'allure d’une forteresse médiévale, ils
détourneraient les yeux indiscrets ou sensibles de l’observation des moyens de
liquidation par le travail.
Le 9 août, les démarches de la famille Kurtzweil pour partir, prenaient un caractère
officiel, leur demande d’un visa d’entrée en France était prise en compte; le 20 août,
Josef Bürckel prenait la direction de l’organisme chargé de l’émigration juive.
Le 6 septembre les comptes en banque de Bruno et Gisèle Kurtzweil étaient bloqués,
Le 24 septembre la famille obtenait ses passeports, le 28, elle recevait le visa du contrôle
financier, une condition indispensable pour avoir le droit de quitter le pays. Le premier
octobre les Kurtzweil quittaient enfin l'Autriche, ils arrivaient à Zurich en Suisse, une
quinzaine de jours d'attente serait nécessaire avant d' arriver enfin à Paris.
Les propagandistes antisémites nazis avaient montré les visages d’épouvante du juif
instigateur des guerres, prolongateur des conflits, acteur d’un même complot ourdi au
niveau mondial ; communisme, capitalisme deux expressions du complot juif. Le juif était
une sorte de termite qui dévorait l’Europe, un champignon verdâtre et vénéneux. Ces
caricatures trouvaient place en première page l’hebdomadaire "Der Stürmer", l’éditeur de
cette publication pour être lu gratuitement par tous et particulièrement par les jeunes
lecteurs avait développé des panneaux d’affichage vitrés qui protégeaient le papier des
intempéries et attirait l’œil par un cadre peint qui contenait des slogans "les juifs sont
notre malheur" ou "sans solution de la question juive pas de libération du peuple
allemand".
Le Reich nazi après avoir défini juridiquement, le fait d’être juif, l’avait criminalisé. À
Karlsruhe, le fichage systématique des membres de la communauté juive était entrepris,
chaque fiche minutieusement établie contenait la photographie anthropométrique et
l’ensemble des informations collectées. Elle permettait d’identifier et de localiser la
personne fichée, de pourchasser l’ensemble des membres de la communauté juive
comme des criminels.
En Ostmark, nouvel espace du Reich, six mois avaient suffi pour déraciner la famille
Kurtzweil de la ville où elle vivait; pour un nazi engagé comme Josef Bürckel l'expérience
autrichienne était riche d'enseignements.
Tout se précipitait en cette fin d'année 38; le 30 septembre, les accords de Munich avait
démantelé la Tchécoslovaquie ouvrant au Reich la perspective d’un prochain
agrandissement. Le lendemain le président du Conseil de la République française Édouard
Daladier dans un discours diffusé sur les ondes de Radio Paris déclarait que ces
arrangements "étaient indispensables au maintien de la paix en Europe". Ils permettaient
cependant le jour même aux troupes allemandes d’envahir la bande frontalière du
territoire tchèque peuplée par une population germanophone, et de chasser les juifs et
les tchèques qui y demeuraient.
Nuit de cristal
Les coups de feu tirés à Paris par Herschel Grynszpan sur Ernst Von Rath, allaient
constituer le déclencheur d' une vague violente qui se répandit jusqu’aux plus petits
villages. Le tireur était juif, pendant deux jours d’agonie, l’état de santé de la victime fut
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suivi par les journalistes de la radio allemande qui retransmirent de manière alarmante
chaque bulletin de santé du secrétaire de l’ambassade. Chaque foyer possesseur de la
radio du peuple était tenu en haleine sur le territoire national . Les commentaires émis
sur les ondes accréditaient à la thèse d’un complot juif dont Grynszpan était le bras
armé.
Après l’explosion de haine en Ostmark à l’occasion de l’Anschluss, après l’échec de la
conférence d’Évian qui fermait toute perspective d’accueil aux communautés juives
persécutées en Europe, après les accords de Munich qui enlevait au Reich toute crainte
d'une intervention étrangère; le dernier soupir de Von Rath donna aux responsables du
mouvement national socialiste un prétexte pour déclencher sur le territoire du Grand
Reich une opération coordonnée dont la brutalité allait dépasser d’un cran encore celle
déjà atteinte.
À Fränkisch-Crumbach, dans la nuit, des hommes ouvrirent la porte d’une maison à
coups de hache, ils entrèrent à l’intérieur et saccagèrent le mobilier ; Gustav, handicapé,
fut précipité en bas des escaliers dans son fauteuil roulant, ils frappèrent Ida vieille dame
qui n’avait plus ses esprits; le chef de famille fut conduit en déportation et sa femme
hébétée contemplait le désastre.
Ailleurs les vitrines des magasins furent brisées, les échoppes, les logements dévastés,
les lieux de culte incendiés. À Fribourg, Julius Bloch fut obligé d’assister à l’incendie de la
synagogue dont il présidait le consistoire; les pompiers présents sur les lieux la
laissèrent brûler sans intervenir. En Ostmark, dans les villes récemment absorbées par le
Reich : Vienne, Klagenfurt, Linz, Graz, Salzburg, Innsbruck, il y eut 27 meurtres. Les
internements de membres de la communauté juive eurent lieu aux camps de Dachau et
de Sachsenhausen principalement.
Le régime totalitaire au lendemain des violences qu’il avait provoquées, infligea une
amende exorbitante à la communauté juive victime des actes de terreur.
La nuit de Cristal du 10 novembre 1938 entraina un mouvement de départ sans
précédent en Allemagne. Ceux qui le pouvaient prirent la décision de partir. Les
formalités étaient longues, les procédures compliquées n’aboutissaient pas, beaucoup de
pays délivraient des visas au compte-gouttes. Les candidats à l’exil prirent la direction du
Canada, des États Unis, de l’Argentine, du Brésil, de la Bolivie, de l’Uruguay, du Royaume
Uni, des Pays-Bas, de la Belgique, de la Norvège, de la Suède, de la Pologne, de la
Slovaquie, de la Hongrie, de la Yougoslavie, de l’Italie, de la Suisse, de la France, de
l’Espagne, du Portugal, de l’Afrique du Sud, de la Palestine, de Syrie, de Shanghai, du
Japon, de l’Australie.
Une dizaine de milliers d’enfants juifs allemands, tchèques, ou polonais bénéficièrent d’un
élan de générosité venu d'outre-Manche. Les Britanniques déclenchaient le 15 novembre
1938 une opération de sauvetage qui permit aux jeunes de quitter l’Europe continentale
et de rejoindre des îles qui les accueillaient avec bienveillance. Parmi eux, Richard Levi
de Frisenheim, élève de la Realschule Lessing et Hedi Epstein une jeune fille de Fribourg
qu’une photographie prise lors du 75 ème anniversaire de sa grand-mère Lina montrait
souriante, entourée d’une famille nombreuse et joyeuse.
Le départ de la famille Friedländer
L'année 1939 ressemblait à celle qui l’avait précédée. Emil Hacha président d’une
Tchécoslovaquie privée du territoire des Sudètes où se trouvait la ligne des défenses
militaires du pays fut contraint, comme Kurt Schuschnigg le chancelier autrichien un an
auparavant, de capituler sans combattre. Alors que la Slovaquie venait de prendre son
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indépendance, il était sommé de choisir entre l’acceptation de l’occupation allemande et
la liquidation totale de la Bohème Moravie, le bombardement de Prague et la mise à mort
de millier de tchèques ; il décidait de remettre en bonne foi le sort de la Nation de l’État
Tchèque entre les mains du Führer allemand.
Le lendemain 15 mars, à 6 heures du matin, il neigeait lorsque les colonnes motorisées
allemandes entrèrent dans le pays. Le 8e régiment de Silésie à Mistek en Moravie du
nord s’opposa par la force à l’armée du Reich. Après les unités régulières, les SS et la
Gestapo, la "Geheime Staatspolizei", c’est-à-dire la « Police secrète d’État » pénétrèrent
dans ce pays pour installer les services chargés d'éliminer ceux qui n’étaient pas acquis
au nazisme et ceux qui représentaient les races jugées inférieures.
La famille Friedländer décida de partir de Prague sans attendre l'installation des unités
spéciales. Ils prirent le train de la gare Woodrow Wilson en direction de la gare de l’Est à
Paris. Les premières nuits , ils descendirent à l’hôtel Montholon, puis ils séjournèrent
dans un endroit misérable avant de trouver un logement convenable. Elli Friedländer
suivit des cours d’esthéticienne à Paris, comme Gisèle Kurtzweil.
14 juillet 1939
Dès le début du soulèvement militaire du Général Franco les nazis allemands lui
apportèrent le soutien militaire qu'il demandait. La pronunciamiento de cet officier
contre la République était une démarche estimable pour les dignitaires du Reich.
L'Espagne en guerre civile offrait un terrain d'application pour tester, développer et
appliquer les tactiques de la guerre de mouvement. Les bombardements en piqué toutes
sirènes hurlantes des stukas furent testés contre une République que la France n'avait
pas osé armer. Les stratèges allemands voyaient d'un œil favorable l'installation d'un
régime dictatorial partenaire en Méditerranée, au sud des Pyrénées.
La rupture du front de Catalogne provoquait l'exode de centaines de milliers de réfugiés
espagnols civils et militaires . Des familles entières prenaient le chemin de l'exil. Ils
affluaient aux postes frontières pour se réfugier en France. Les vaincus de la guerre civile
déferlaient sur le territoire, le premier souci des autorités françaises fut de leur retirer les
armes dès le franchissement de la frontière. Le 184ème régiment d'artillerie lourde
stationné à Valence dans la Drome fut appelé pour être prêt à intervenir, pour parer à
toute éventualité.
Pour absorber les arrivants désarmés, une multitude de lieux de détention furent mis en
place dans le sud-ouest , Argeles, Rivesaltes, Collioure, le Vernet, Noé, Bram, Le
Récebedou, Brens, Agde, St Cyprien, Septfonds, Rieucros…
Les Ponts et Chaussées du département des Basses Pyrénées construisirent en un temps
record le camp de Gurs du 15 mars au 25 avril 1939, le centre d’accueil des réfugiés
offrait une capacité d'hébergement de 18 000 places. Ils photographiaient
méticuleusement l’avancée rapide du chantier de construction des baraquements. Ce
camp allait maintenir en détention les Espagnols républicains, les aviateurs de l’armée
républicaine espagnole mais également ceux qui étaient venus du monde entier en
Espagne pour défendre la République : français, irlandais, italiens, soviétiques,
allemands, autrichiens, suisses, suédois, britanniques, hongrois, belges, polonais,
néerlandais, tchécoslovaques, américains, roumains, cubains, bulgares, mexicains,
yougoslaves, canadiens, estoniens, grecs, chypriotes.
Le 14 juillet 1939, la France célébrait le 150e anniversaire de la prise de la Bastille. En ce
jour de célébration de la liberté, l'égalité et de la fraternité, les hommes, internés qui
avaient combattu pour la République Espagnole, défilèrent prisonniers à l’intérieur du
camp, devant Maurice Gustave Gamelin, général considéré encore à l'époque comme
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l'un des meilleurs en activité. Le mois précédent , le 6 juin, la Légion Condor victorieuse
avait paradé dans les rues de la capitale du grand Reich national-socialiste.
Les Friedländer assistèrent à Paris au défilé des chars d’assaut de l’armée française. Ils
gardaient l’amertume d’avoir vu leur pays abandonné au Reich allemand pour
sauvegarder temporairement la paix, alors que les envahisseurs récupéraient en armes,
dans leur ancien pays, de quoi équiper quarante-cinq divisions.
La déclaration de guerre
Le 23 août, coup de tonnerre : la Grande Allemagne et l’Union Soviétique signaient un
pacte de non-agression et se partageaient la Pologne.
Depuis leur arrivée au pouvoir les nazis se préparaient à un affrontement armé; leur
effort colossal se déclinait dans tous les domaines de l'activité militaire. Les industries
d'armement produisaient à plein régime, pour tous les corps d'armée des équipements
et des armements innovateurs, des munitions. Au niveau du développement tactique et
stratégique priorité avait été donné à la maitrise du déploiement des engins motorisés
roulants, volants ou blindés. Les démonstrations de force qui se déroulaient lors des
rassemblements nazis, montraient la motivation des troupes, leur discipline, leur envie
d'en découdre. Les défilés gigantesques impressionnaient les observateurs militaires
étrangers; depuis l'intervention en Espagne, l'annexion de l'Autriche, l'invasion de la
Bohème Moravie, aucune armée n'avait encore osé affronter militairement les armées du
Reich.
Le premier septembre à 4 h 45, l’armée allemande envahissait la Pologne qui opposait à
l'avancée rapide des unités blindées soutenue par l'aviation la résistance désespérée de
sa cavalerie. Le 3 septembre la Grande Bretagne, puis la France déclaraient la guerre à
l’Allemagne sans intervenir dans l'affrontement militaire comme l'attendait les Polonais.
Les troupes françaises détruisaient le 12 octobre le pont qui reliait la France à
l’Allemagne entre Breisach am Rhein et Neuf Brisach. Bruno Kurtzweil, comme les autres
ressortissants du Grand Reich, fut arrêté à Paris et conduit au stade de Colombes, avant
d’être interné au camp des étrangers de Meslay du Maine en Mayenne.
L’armée rouge envahissait la Pologne Orientale.
Nisko
Le déclenchement du conflit armé, l’envahissement de la Pologne offraient de nouvelles
perspectives à ceux qui, au sommet du Reich, cherchaient à résoudre ce qu’il nommait :"
la question juive".
Ils envisagèrent de concentrer des populations d’israélites en Pologne, dans une zone
proche de la ligne de démarcation qui séparait la zone d’occupation soviétique de
l’allemande. La haute hiérarchie des SS participait au projet, elle choisissait un territoire
à 200 km à l’est de Cracovie, à l'intérieur duquel ils prévoyaient de concentrer un million
de déportés .
Ils décidèrent d’envoyer des hommes aptes au travail physique vers Nisko pour
construire un ensemble de baraquements destiné à interner les constructeurs de la
réserve juive. À Vienne, Josef Bürckel allait contribuer à l’organisation du premier
transport qui quittait la gare d’Aspang avec 912 hommes, le 20 octobre 1939. Cet essai
fut un fiasco dans lequel des déportés périrent, certains furent ramenés à Vienne,
d’autres réussirent à passer du côté soviétique. Le projet fut rapidement abandonné à la
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fin du mois d’octobre; sa réalisation provoquait des conflits entre les hiérarques de
l'organisation SS.
Les difficultés de créer des structures d’internement adaptée à leurs besoins croissant, le
souci d'isoler rapidement les juifs de la population polonaise amenèrent les nazis à créer
des ghettos. Il s’agissait de constituer dans les villes des quartiers fermés réservés aux
juifs et d’obliger les membres de leur communauté à y vivre dans des conditions
misérables. La surpopulation, l’absence de ressources, les conditions sanitaires
déplorables entraînaient de nombreux décès chez les habitants sous alimentés. Le 20
avril, le premier ghetto fut mis en place à Lodz, au centre de la Pologne au sud ouest de
Varsovie.
Guerres
Après avoir envahi le Danemark et la Norvège à partir du nord de son territoire, ,
l’Allemagne déclenchait le 10 mai 1940 une offensive vers l'ouest, en direction des Pays
Bas, la Belgique, le Luxembourg avant de pénétrer en France.
Le 14 mai les ressortissants des puissances ennemies furent appelés à rejoindre des lieux
de rassemblement à Paris, les femmes le vélodrome d'hiver , les hommes le stade
Buffalo, les premières furent ensuite transférées à Gurs, les seconds à Rivesaltes. De
nombreuses personnes engagées contre le régime nazi, comme Anna Arendt, philosophe
allemande se retrouvèrent derrière les barbelés pyrénéens. Les femmes du département
de la Moselle mariées à des allemands et leurs enfants furent arrêtés et conduits dans ce
camp.
La guerre entraîna la déroute de l’armée française. Le Généralissime Maurice Gustave
Gamelin était imperméable à la compréhension des dernières innovations stratégiques
utilisées par l'armée allemande en Pologne. Par manque de clairvoyance, il n'anticipa pas
la traversée rapide des Ardennes par des troupes mobiles qui percèrent ses lignes à
Sedan. Le 17 mai, il était démis de ses fonctions
Le 14 juin, les troupes allemandes entraient dans Paris; le 17 juin, le maréchal Pétain
devenu Président du Conseil annonçait la cessation des combats ; le 22 juin 1940 le
général Huntziger et le maréchal Keitel signaient la convention d’armistice francoallemande.
Le printemps 1940 révélait l'efficacité du rouleau compresseur militaire, la crainte qu'il
inspirait était justifiée. Le Reich nazi, ajoutait aux troupes conventionnelles engagées
contre les armées adverses, l'intervention des SS . Cette organisation complexe
poursuivait des objectifs spécifiques comme l'élimination de tout individu pratiquant une
opposition, une résistance ou appartenant à un groupe racial ennemi.
Après leurs interventions policières en Autriche et dans le Protectorat de Bohème
Moravie, l'invasion de la Pologne permettait l'entrée en action des Einsatzgruppen, des
unités mobile de tuerie spécialisées dans la réalisation des massacres commis
aveuglément pour terroriser les populations. Sous leur direction, des déportés venus de
Sachsenhausen débutèrent en mai 1940, les travaux de construction du camp
d’Auschwitz au sud de la Pologne.
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Josef Bürckel, Robert Wagner
Au milieu de l'été 1940, Josef Bürckel quittait l’Ostmark, il revenait dans son fief du
Palatinat pour gouverner le Gau du Westmark. Il prenait la direction politique et
administrative de cette nouvelle entité territoriale qui réunissait le Palatinat, la Sarre et le
département français de la Moselle qu’il devait intégrer dans l’empire allemand. Robert
Wagner gouvernait le Pays de Bade, il se voyait chargé de germaniser l’Alsace.
Les deux vétérans nazis de la première heure sur les territoires où ils avaient effectué
l’essentiel de leur carrière politique au sein du NSAPD, avait atteint après 22 années
d'engagement le sommet de leur ascension politique. Ils avaient vu l'Allemagne vaincue
se relever, il la voyait après quelque mois de guerre dominer une partie de l'Europe. Ils
avaient mis fin à la démocratie, ils avaient chassé les démocrates, pourchassé les
communistes, ils allaient s’associer pour éliminer totalement de leur territoire la
population juive. Les interdictions professionnelles, les mesures de boycott, les violences
physiques, les destructions d’édifices religieux, les brimades, les internements avaient
entrainé des vagues de départ. Il restait encore au Palatinat, en Sarre, au Pays de Bade
près de sept mille membres de la communauté juive; ils allaient ensemble les éliminer
jusqu'au dernier.
La construction des camps en Europe Centrale prenait plus de temps que prévu. Le 12
octobre en Pologne le ghetto de Varsovie était constitué, de plus petits apparaissaient
Białystok, Częstochowa, Kielce, Cracovie, Lublin, Lwów, Radom ; les nazis choisissaient
certains ghetto pour implanter des ateliers de confection des vêtements pour leurs
troupes. De la place pour des milliers d'arrivants, il n'y en avait pas.
La commission Ernst Kundt
C'est alors qu'une commission de contrôle fut formée pour se rendre en zone non
occupée pour effectuer une inspection. Elle était dirigée par un badois de Karlsruhe :
Ernst Kundt membre du parti nazi depuis 1933. La commission allemande d’armistice le
choisit pour les liens privilégiés qu'il entretenait avec la Gestapo. Du 27 juillet au 3
septembre 1940, sa mission officielle fut de recenser les ressortissants allemands
internés dans le but de libérer les sympathisants du national-socialisme isolés et de
récupérer les opposants pour les ramener en Allemagne.
Kundt visita 31 camps, 16 prisons, 10 hôpitaux et il découvrit une infrastructure
concentrationnaire que la Troisième République avait mise en place pour accueillir les
républicains espagnols . Composée de nombreux lieux de détention, elle était desservie
par un réseau ferroviaire en parfait état de fonctionnement.
La France vaincue disposait de places dans ses camps comme le montrait le rapport
d’Ernst Kundt. De plus elle venait d’adopter une législation antisémite qui prévoyait
l’internement des indésirables. Pour finir, les Pyrénées derrière lesquelles se trouvaient
les amis franquistes d'Hitler, constitueraient un rempart contre une évasion, ou une
libération intempestive.
Expulsions
Que se passerait-il si les deux Gauleiter expulsaient des milliers d’israélites de leur
territoire vers les territoires non occupés des voisins français ?
Dans le contexte d'une collaboration qui se mettait en place au sommet des deux États
l'acceptation des expulsés et leur internement par la France était envisageable. Les
autorités du pays chercheraient des places d’hébergements disponibles, elles les
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trouveraient car elles existaient. Le Führer et le Maréchal vainqueur de Verdun allaient se
rencontrer prochainement; la Reichbahn, la société de Chemin de Fer du Reich allemand
prévoyait de passer une commande à la SNCF de 285 locomotives de type BR 44.
Un projet d'expulsion, prit effectivement corps. Souccot approchait, cette fête religieuse
réunissait chez elles les familles juives. Comment trouver meilleur moment? Cette date
s'imposa pour mener l'opération. Josef Bürckel, Robert Wagner voulaient chasser la
totalité des membres de la communauté juive, ils allaient organiser méthodiquement la
rafle avec l'ensemble des chefs des services compétents dans 138 communes du Pays de
Bade, 93 du Palatinat, 17 de Sarre.
En Sarre dans les villes et villages suivants : Illingen, Merchweiler, Homburg, Ottweiler,
Neunkirchen, Nalbach, Saarwellingen, Merzig, Brotdorf, Saarbrücken, Siersburg,
Differten, St. Wendel, Tholey, St. Ingbert, Höcherberg, Wiebelskirchen.
Dans le Palatinat dans les villes et villages suivants : Ludwigshafen, Speyer, Mutterstadt,
Kaiserslautern, Frankenthal, Landau, Neustadt, Bad Dürkheim, Zweibrücken,
Glanmünchweiler, Edenkoben, Rockenhausen, Neuhofen, Oberhausen,
Kirchheimbolanden, Obermoschel, Winnweiler, Höheinöd, Kirchheim, Lambsheim,
Rheingönheim, Niederhochstadt, Schifferstadt, Weisenheim, Fußgönheim, Geinsheim,
Iggelheim, Landstuhl, Steinbach, Ulmet, Wachenheim, Dirmstein, Germersheim,
Großbockenheim, Schwegenheim, Teschenmoschel, Billigheim, Gommersheim, Konken,
Waldfischbach, Alsenz, Gaugrehweiler, Ingenheim, Kusel, Lingenfeld, Neuhemsbach,
Odernheim, Steinbach, Albisheim, Altdorf, Altenbamberg, Bergzabern, Deidesheim,
Dielkirchen, Dreisen, Ellerstadt, Gauersheim, Haßloch, Hessheim, Kleinbockenheim,
Meckenheim, Mußbach, Thaleischweiler, Arzheim, Brücken, Erlenbach, Essingen,
Herschberg, Klingenmünster, Lachen, Maikammer, Münchweiler, Neuleiningen,
Niedermoschel, Odenbach, Roxheim, Ruchheim, Saalstadt, Venningen, Wallhalben,
Weisenheim, Ebernburg, Edesheim, Grünstadt, Hochspeyer, Leimersheim, Oggersheim,
Marnheim, Niederkirchen, Oberlustadt, Pirmasens, Sembach, Schneebergerhof.
En Pays de Bade dans les villes et villages suivants : Mannheim, Karslruhe, Freiburg,
Heidelberg, Pforzheim, Gailingen, Baden-Baden, Konstanz, Offenburg, Bruchsal,
Emmendingen, Lörrach, Weinheim, Breisach, Krippenheim, Rastatt, Wiesloch, Ladenburg,
Sulzburg, Bühl, Lichtenau, Weingarten, Kehl, Tauberbischofsheim, Philippsburg,
Sennfeld, Walldorf, Lahr, Malsch, Hemsbach, Neidenstein, Nonnenweier, Bretten,
Hardheim, Hoffenheim, Randegg, Eberbach, Großeicholzheim, Kuppenheim, Wertheim,
Bodersweier, Kleineicholzheim, Malsch, Eichstetten, Schmieheim, Baiertal, Külsheim,
Mosbach, Grötzingen, Königheim, Neckarzimmern, Schluchtern, Wenkheim, Altdorf,
Diersburg, Neckarbischofsheim, Villingen, Wollenberg, Billigheim, Königsbach, Walldürn,
Ettlingen, Flehingen, Friesenheim, Gengenbach, Gernsbach, Rust, Schopfheim,
Adelsheim, Berwangen, Ittlingen, Sandhausen, Strümpfelbrunn, Binau, Gemmingen,
Grünsfeld, Ilvesheim, Rheinbischofsheim, Wangen, Ettenheim, Freudenberg,
Gondelsheim, Grombach, Hainstadt, Hockenheim, Ihringen, Jöhlingen, Sindolsheim,
Sinsheim, Bad Rappenau, Bödigheim, Buchen, Durbach, Lützelsachsen, Schwetzingen,
Tiengen, Untergrombach, Waibstadt, Eberstadt, Eppingen, Hörden, Leimen, Mingolsheim,
Nußloch, Obergimpern, Odenheim, Badenweiler, Graben, Haslach, Heinsheim, Kenzingen,
Meckesheim, Merchingen, Messelhausen, Triberg, Achern, Dertingen, Hilzingen, Kirchen
bei Lörrach, Muggensturm, Östringen, Rohrbach, Stebbach, Stein, Waldshut,
Zwingenberg, Appenweier, Bohlingen, Geisingen, Heidelsheim, Impfingen,
Langenbrücken, Nordrach, Radolfzell, Reilingen, Riedöschingen, Saig, Zell im Wiesental.
Le 22 octobre, l'opération était lancée, le secret était resté absolu, aucune information
n'avait filtré. L'organisation avait été minutieuse, soigneusement planifiée, chaque action
locale était synchronisée avec les impératifs de la constitution des convois ferroviaires.
Les témoignages directs des victimes sont rares. En Uruguay, en 2001, René Dreifuss, 56
ans découvrit en rangeant les affaires de sa mère qui venait de décéder, une boîte.
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Elle contenait un récit de son père Max sur l'expulsion de ses parents et sur les
évènements qui allaient suivre. De toute son existence René n'avait entendu un mot de
cette histoire. Ce texte serait publié le samedi 8 Novembre 2003 par "BZ" diminutif
employé par les lecteurs pour désigner Badische Zeitung, journal de Fribourg.
Max et Irma Dreifuss s'étaient mariés en 1937, ils habitaient à Fribourg, rue Belfort. Ils
avaient décidé de quitter l'Allemagne, leurs démarches pour émigrer en Uruguay étaient
accomplies, un visa leur avait été accordé. Le 22 octobre 1940, ils venaient de terminer à
Karlsruhe les formalités d'un départ prévu en novembre. Max Dreifuss, prenait son petitdéjeuner avec son épouse et ses beaux-parents à Eichstetten, lorsque des coups furent
frappés à la porte, ils ouvrirent et le scénario, qui se répéta chez tous les expulsés,
débuta.
Deux policiers entraient dans le logement et ils signifiaient leur expulsion aux occupants ;
ils avaient un délai d'une heure pour préparer leurs valises, prendre 100 reichsmark; ils
devaient signer la cession de tous leurs biens au Reich et donner les clefs de leur
logement en partant. Protester était inutile, ils devaient se dépêcher de quitter le lieu où
leur famille vivait parfois depuis plusieurs générations.
Les nazis étaient particulièrement fiers de leur entreprise. Dans les villes et villages des
photographes, des cameramen fixaient sur des pellicules la sortie dans la rue des
expulsés.
Lörrach, 22 octobre, un grand nombre d'enfants du voisinage aux regards scrutateurs se
déployaient derrière deux SS qui balisaient le chemin des expulsés de la porte principale de
l’immeuble vers le camion bâché qui les attendait. Dans le bâtiment voisin, une famille se tenait
sur son balcon, elle contemplait ce spectacle. Soudain à la rue, avec pour uniques biens
désormais les bagages bouclés à la hâte, les expulsés, obligés de partir vers un destin inconnu
gardaient contenance. Pour la première fois des familles entières étaient délogées; l'ordre brutal
s'exécutait sans violence visible, le désespoir des partants n'était pas exprimé, il était tu. Il n'y
avait pas de tentative de fuite, l'effet de surprise était total, ils n'avaient ni reçu ni perçu de
signes avant coureur.
Gailingen , 22 octobre, un village frontalier avec la Suisse où, au début des années trente, la
moitié de la population avait été de religion juive. Une queue s’était formée devant un des
camions qui conduirait les expulsés à la gare; ils montaient avec difficultés sur la plateforme
arrière du véhicule bâché, chargés de tout ce qu'ils avaient pu prendre. Dans la file d’attente en
dernière position une maman observait attentivement la montée de ceux qui la précédaient, elle
tenait son garçon à la main, lui regardait en arrière. Plus loin des villageois assistaient à la
scène, dans le groupe des spectateurs, une mère tenait son bébé dans les bras.
A Ludwigshafen, 22 octobre, devant le camion affecté au transport, au milieu de personnes
âgées qui rassemblaient leurs bagages posés sur le sol, apparaissait la silhouette droite et frêle
d'Hans Kahn, il se détachait du groupe par sa jeunesse, son regard absorbé par l'observation
d'un détail au loin et un visage qui reflétait une infinie tristesse.
A Karlsruhe, 22 octobre, au numéro 2 de la rue Schubert, Anne Rose Wolf et Sofia sa mère
furent raflées. Anne Rose écolière à l'école Lidell était sportive, membre du Turnclub
Karlsruhe; en l'absence d'un professeur d'éducation physique qualifié, elle assurait dans
l'établissement scolaire l'instruction sportive; son anniversaire approchait, dans huit jours elle
allait avoir quinze ans, un an de plus qu'Hans Kahn. La famille Altmann, Ruth, éducatrice de
jeunes enfants, Jacob négociant en vin et spiritueux et leurs six enfants Meta, Bella, Maier,
Benjamin, Sarah et Paula furent pris à leur domicile.
A Fränkisch-Crumbach, dans la maison familiale Michel et Féodora Oppenheimer furent raflés
avec leurs parents Margerete et Moritz.
A Mannheim, 1984 membres de la communauté furent pris, parmi eux la famille Krämer, Frieda
et Marcus et leurs enfants Irène et Helmut.
Déplacement
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Max Dreifuss dans son témoignage écrivait à propos du départ d’Eichstetten :"Après des heures
d’une angoissante attente, on nous conduisit, par camion, dans la soirée, avec d’autres habitants
juifs du village vers la gare de Karlsruhe. Là-bas, ce fut un spectacle d’une indescriptible
abomination. Des centaines de nos semblables se tenaient dans la rue, deux vieilles femmes en
fauteuil roulant, des vieillards avec des baluchons sur le dos, des femmes avec des enfants et de
vieux parents, tous s’agitant avec des regards effrayés. Qu’allait-on faire de nous ?"
Sept convois furent formés, ils traversèrent le Rhin sur le pont ferroviaire entre Breisach
am Rhein et Neuf Brisach qui avait été remis en service après une reconstruction rapide.
Robert Wagner fut le premier à annoncer la nouvelle: il n’y avait plus de juifs en Pays de
Bade, il était le premier Gauleiter à obtenir un tel résultat sur un territoire du Reich .
A Mulhouse, un arrêt fut organisé pour effectuer le change en francs des reichsmark
qu'ils avaient été autorisés à prendre. Les gardes armés menaçants qui effectuaient le
change, confisquaient les sommes qui dépassaient le montant autorisé et tentaient de
voler les bijoux. Une soupe chaude copieuse fut ensuite servie.
Josef Bürckel et Robert Wagner n’avaient informé personne en France de l’envoi des six
mille cinq cent trente-huit enfants, femmes, hommes, vieillards apatrides; en effet les
expulsés avaient été déchus de leur nationalité. A Chalon sur Saône, lieu de
franchissement de la ligne de démarcation qui séparait la zone occupée de l’autre, les
autorités françaises furent placées devant une arrivée massive non annoncée et elles
refusèrent tout d’abord le passage aux convois. Une attente interminable débuta dans les
wagons de troisième classe plongés dans la pénombre, les gardes allemands interdisaient
aux passagers entassés dans les voitures de relever les rideaux qui obturaient les
fenêtres. Les convois immobilisés par l'interdiction de passer bloquaient le trafic normal ,
une décision devait être prise.
France non occupée
Les nazis après le fichage de chaque membre de la communauté juive , après
l'établissement de listes où ils apparaissaient tous, pénétrèrent le jour de Souccot chez
chacun d'eux pour les dépouiller de leurs biens, puis ils les expulsèrent de leur logement,
les amenèrent dans des gares, les firent monter dans des trains spéciaux en direction
de la France non occupée. Ils laissèrent des gardes allemands pour les surveiller.
Que firent les personnes confrontées au problème de l'arrivée non annoncée de plus de
six mille personnes sur le territoire français? Elles en référèrent aux autorités
compétentes qui élevèrent de manière vigoureuse une protestation officielle en direction
du Reich. La qualité des passagers: juifs allemands depuis peu apatrides les rendaient
indésirables; en vertu de la loi, il était possible de les interner. Pour des raisons
humanitaires et pour libérer les voies de chemin de fer, ordre fut donné de laisser entrer
les sept convois bondés. Le remplacement des militaires allemands par des Français pour
surveiller les compartiments permit aux passagers d'ouvrir les rideaux des fenêtres
latérales des wagons.
Jean-François MAVEL
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Les locomotives marquèrent une halte à Lyon; dans la précipitation du départ, peu de
personnes contraintes à ce déplacement imposé par la force n'avaient pensé à prendre
des quoi se désaltérer. Rien n'avait été prévu pour les ravitailler. Lors de l'arrêt, le
manque d'eau amena les passagers à quémander des boissons à ceux qui se trouvaient
sur le quai. Ils furent peu nombreux à avoir pu étancher leur soif lorsque les trains
repartirent en direction de Toulouse . La décision avait été prise par les autorités
françaises de les envoyer vers la plaque tournante des Pyrénées, la gare Matabiau . Ils
poursuivraient vers la gare d'Oloron Sainte-Marie qui était proche du camp de Gurs,
dont la capacité d'hébergement permettrait d'absorber cette arrivée massive d'expulsés .
L'arrivée des convois au terminus était décrite dans le témoignage de Max Dreifuss
préalablement cité, paru dans "BZ" en 2003, . Max restituait dans son texte la
perception sensible d' homme précis. Entraîné dans le basculement de sa communauté
dans le néant, il évitait de sombrer dans le désespoir et tentait d' adopter une attitude
positive.
Tout le monde descend !
"Tout le monde descend ! ". Nous rassemblâmes nos affaires puis nous descendîmes. Il
pleuvait des cordes et nous dûmes attendre devant la gare jusqu'à ce que tout le monde
soit à peu près en ordre. Les gardes mobiles français, avec des camions, certains
ouverts, d’autres fermés, nous attendaient. L’embarquement dans des camions d’accès
difficile débuta aussitôt ; vieilles grands-mères, vieillards et enfants tout fut jeté comme
des paquets dans les camions. Certains couchés, d’autres assis ou debout ; le trajet était
long d'environ 14 km, sous l’orage et la pluie battante. Tout notre courage s’effondrait.
Que nous réservait-on ? Où nous conduisait-on ? Sur chaque visage, on pouvait lire
l’indicible : « Maintenant tout est fini ! ».
Après un virage dans cet environnement montagneux, apparut à nos yeux un camp
constitué d’innombrables baraques : le Camp de Gurs. Nous nous demandions quel genre
de camp de travail ce pouvait être. Soudain, un ordre : « Les hommes, descendez ! Les
hommes uniquement ! ». Ma femme et moi nous nous regardions en cherchant de l’aide.
Les hommes à peine descendus, le camion, chargé des femmes, se remit en route. Nous,
les hommes, étions debout sous la pluie battante. Devant nous, à gauche et à droite, des
baraques entourées de barbelés. Les gardes mobiles nous conduisirent derrière ses
barbelés, dans les baraques. Ce que nous vîmes nous démoralisa encore davantage : il y
avait des dortoirs vides, comparables à de grandes niches pour chiens, mesurant environ
30 mètres de long sur 4 à 5 mètres de large. Nous devions nous choisir une place ;
bientôt, notre baraque fut remplie d’environ 60 hommes âgés de 20 à 85 ans venant de
tous les coins du Pays de Bade et du Palatinat. Peu à peu, les 25 baraques se
remplissaient avec des êtres humains qui, il y a encore trois jours, vivaient
tranquillement chez eux. Nous étions internés. Se plaindre ne servait à rien. Nous nous
rendîmes tout de suite compte qu’à partir de maintenant, seuls le travail et notre vie en
communauté pouvaient nous sauver.
Qu’est-ce que le camp de Gurs ? Des baraquements composés de 14 îlots de 27 baraques
chacun, chaque baraque contenant 60 personnes serrées les unes contre les autres. Les
baraques se trouvent en rase campagne, construites sur de la terre glaise et entourées
d’un environnement montagneux. Environ trente kilomètres plus loin, au sud, s’étend la
chaîne des Pyrénées avec des sommets enneigés. Ce lieu était notre nouveau domicile où
nous étions parqués derrière des barbelés, comme des animaux.
Le lendemain, sur ordre du commandement du camp, une direction composée de
détenus fut mise en place pour chaque îlot. Cette direction d’îlot avait seule le droit de
faire part au commandement des requêtes émises. Nous manquions de tout, de matelas,
de couvertures, de traversins, et surtout de cuisinières dans les cuisines des îlots. Il n’y
avait rien ; seulement d’immenses baraques traversées par les cinglantes tempêtes de
Biscaye.
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En sortant des baraques, on s’enfonçait à hauteur de chevilles dans une boue de glaise
collante, et certains de nos compagnons d’infortune devaient être tirés de cette boue
lorsqu’ils n’étaient pas en mesure de s’en sortir seuls. Les quelques habits que nous
possédions se détérioraient d’autant plus.
L’alimentation était à l’image du camp : matin café, midi soupe, le soir thé ou café et, de
temps en temps, soupe aux vermicelles. Pendant des mois ce fut notre ration
quotidienne. De plus, on distribuait environ 2 kg et demi de provisions par jour, pour 7
détenus. Aussi longtemps que chacun eut ces provisions, tout se passa bien. Ensuite la
disette s’installa. Chacun put mesurer ce que signifie la prière à Dieu : « Donnez-nous
aujourd’hui notre pain de chaque jour ». Chaque miette, que ce soit de pain, de fromage,
ou d’autre chose, même si elle était tombée dans la boue, était nettoyée avec soin puis
mangée ou conservée.
Où étaient passés les femmes et les enfants ? Nous savions qu’ils se trouvaient aussi
dans des baraques que nous espérions en meilleur état, mais notre déception fut grande.
Lorsque les premiers d’entre nous visitèrent les baraques des femmes, un profond
désarroi nous prit car leurs conditions étaient pires : les îlots des femmes étaient encore
plus sales et les baraques dans un état encore pire que les nôtres. Femmes et enfants
étaient à peine capables de traverser l’épaisse couche de boue. Je revis pour la première
fois des parentes et des amies, salies, avec des visages aux traits cernés.
Nous ne pouvions parler à nos femmes, que surveillés par des gardes mobiles, derrière
des barbelés, et seulement pendant cinq ou dix minutes maximum. Un coup de sifflet
strident, et nous étions chassés sans ménagement. C’était là notre au revoir. Chaque
jour amenait de nouvelles recommandations, de nouveaux ordres, mais aucune
amélioration de nos conditions de vie. Dans notre îlot, des officiers français effectuaient
un appel chaque matin à huit heures, mais par chance, après quelques minutes, c’était
terminé. Dans l’ensemble, on peut reconnaître aux pelotons de surveillance française une
certaine compréhension de notre situation.
La direction de l’îlot décida d’une sorte de règlement intérieur dictatorial pour prévenir
des maladies, en composant avec le manque d’installation sanitaire. Mais un jour notre
moral fut sapé par la rumeur selon laquelle d’autres îlots étaient contaminés par une
épidémie. On nous appela pour les premiers enterrements et bientôt, devait naître une
nouvelle communauté juive, mais une communauté de la mort pour laquelle fut ouvert
un cimetière sur la commune de Gurs. Jour après jour, le nombre d’enterrements
augmenta. Certains jours, il y avait 13, 17 et même jusqu'à 21 inhumations. Ce qui s’est
déroulé là de tristesse et de désespoir humain ne peut être mesuré que par ceux-là
mêmes qui l’ont vécu. Lors de ces enterrements massifs, il arriva que l’on apprît, sur la
tombe d’un proche, que d’autres parents allaient être aussi inhumés. Des parents âgés
perdirent leur descendance, des enfants devinrent orphelins. 800 à 1000 Juifs du Pays de
Bade et du Palatinat regagnèrent leur dernière demeure dans des assemblages hâtifs de
planches qui comportaient de larges fentes, loin de leur ancienne patrie. Il n’y eut bientôt
plus de baraques où une ou plusieurs personnes ne disent la prière Kaddish pour un
proche. Mi-janvier, l’épidémie baissa d’intensité et la mortalité diminua à nouveau.
Malgré cette situation pitoyable, on trouvait du courage et de l’énergie pour se redresser.
Lorsque l’on vit que notre détention allait durer, des baraques scolaires furent
aménagées pour que les enfants suivent une éducation. Des enseignants bénévoles
instruisaient, sans livres, aussi bien que possible. En même temps, les autorités du camp
permirent aux enfants des sorties journalières dans les environs du camp. C’était, pour
nous, derrière les barbelés, une joie de voir les enfants marcher, chantant leurs chansons
dans les rues du camp. Avec le temps, on aménagea aussi une baraque de la culture,
dans laquelle on parlait politique, judaïsme, économie, pour rendre notre existence plus
supportable. La Chanukka débuta dignement et, quelques fêtes amenant de la joie,
comme les anniversaires et les noces d’or, eurent lieu. Deux Bar-Mizwas furent célébrées
dans des conditions inhabituelles.
Jean-François MAVEL
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Il y avait aussi des baraques pour malades ; lorsque je pénétrai la première fois dans
celle de notre îlot, je fus tellement ébranlé par son état misérable que je ne pouvais me
calmer. Les malades gisaient avec leurs habits, manteaux, chapeaux et bonnets sur la
tête, sur des châssis en bois, renforcés par des fils métalliques et recouverts de paille.
Pitoyables, ils avaient besoin d’aide, de médicaments et de remèdes qui ne pouvaient
leur être accordés que peu ou pas du tout. Chaque patient se rendait avec répugnance
dans cette baraque, appelée infirmerie.
Le travail dévoué des médecins et des infirmières ne doit pas être oublié. Dans ces
conditions précaires, ils œuvraient bénévolement, jour et nuit, à tenter de soulager tant
de douleurs. Il faut rendre hommage à l’énergie obstinée de ces hommes et également
celle des comités d’aide qui, en procurant des médicaments, des couvertures, de la
nourriture, permirent une réorganisation de l’infirmerie.
Avec le temps, arrivèrent les premiers colis contenant des cadeaux et de l’argent. Ceux
qui en recevaient pouvaient se procurer les articles de première nécessité à la cantine de
l’îlot qui s’était créée entre-temps. Dans les autres îlots, se trouvaient des réfugiés
espagnols qui nous procuraient de la nourriture, à des prix d’ailleurs pratiquement
inabordables. Seul un petit nombre pouvait s’approvisionner à cette source. Après un
certain temps, cette aide fut interrompue à cause du rationnement qui se mit en place en
France. A la place de cela, nous eûmes droit, dans nos baraques, à une invasion de rats
et de souris. A mon départ du camp de Gurs, beaucoup de détenus m’ont demandé, au
cas où j’arriverais outre-atlantique, de ne pas les abandonner et d’alerter les comités
d’aide sur la situation épouvantable qui régnait dans le camp. Chaque somme d’argent,
chaque paquet apporte un souffle, une lueur d’espérance à ceux qui sont encore à Gurs
ou dans d’autres camps et c’est un devoir pour celui qui y compte un parent ou un
proche de l’aider, avant qu’il ne soit trop tard."
Le Secrétaire Général de l'Ambassade de la République d’Uruguay à Vichy récupéra au
Consulat Général d’Uruguay à Hambourg le dossier d’émigration des Dreifuss qui était
complet, puis il engagea avec succès les démarches qui permirent au couple interné
d'être de nouveau libres . Au printemps 1941, ils quittèrent le camp de Gurs, c'est à ce
moment- là qu'il rédigea son témoignage. Il le rangea dans une boîte. A qui aurait-il pu
le confier? Qui aurait pu diffuser les informations qu'il contenait pour qu'elles arrivent
jusqu'à la famille Kurtzweil pour les alerter d'un danger? Etait-il déjà trop tard? Pendant
le temps où les mille tombes se creusaient au cimetière du camp de Gurs, un chantier
avançait à grand pas en Pologne: celui Auschwitz.
Bilan provisoire
Quatre mois après le lancement de leur opération Josef Bürckel et Robert Wagner
pouvaient tirer un bilan provisoire satisfaisant des suites de cette expérience d'expulsion.
La vigoureuse protestation émise par les autorités françaises concernait seulement
l'absence de concertation au moment de l'envoi de trains bondés en zone non occupée.
La manière dont étaient traités les membres de la communauté juive n'était pas l'objet
de critiques. Ils avaient été internés comme indésirables sans autre forme de procès.
Dans ce lieu d'internement les femmes furent séparées des hommes et les mères des
enfants. Les baraques étaient en mauvais état, les conditions d'hygiène minimales, la
nourriture insuffisante et de qualité médiocre, la privation de liberté, l'âge avancé de
certains, l'absence de perspective , la soudaineté de ce changement abrupte de vie
provoquèrent une hécatombe parmi les internés de Gurs. Les décès en nombre n'avaient
provoqué aucune réaction notable, ceux qui possédaient l'information ne l'avaient pas
rendue publique.
Aspet
Pour les autorités françaises, il convenait d'éloigner des enfants et d'endiguer la vague de
décès; elles géraient la situation avec peu de moyen sans la moindre volonté
exterminatrice. Le préfet de Pau offrit aux organisations d'aide présentes au camp des
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possibilités d' hébergement à Aspet. Des parents acceptèrent cette séparation, ils
confièrent leurs descendants à l'Œuvre de Secours aux Enfants dans l'espoir qu'ils
connaissent de meilleures conditions de vie que celles qu'ils subissaient au camp.
Le 27 février 1941, un groupe de 48 d'enfants qui comprenait Michel Oppenheimer fut
acheminé à la Maison des Pupilles de la Nation d'Aspet en Haute Garonne. Henri Couvot,
le directeur de l'établissement se chargea d'organiser la vie de ses nouveaux
pensionnaires en réglant les questions d'intendance au quotidien et en trouvant les
moyens de dispenser un enseignement à des écoliers qui ne parlaient pas un mot de
français en arrivant . Les enfants connurent à Aspet une vie d'enfants, d'écoliers, de
pensionnaires. Ils entretenaient avec leurs parents internés une correspondance assidue.
Pour éviter la mortalité due aux rudes conditions climatiques, à l'état sanitaire du camp,
des transferts furent organisés pour une partie des internés vers des établissements
mieux situés et en meilleur état . Ces déplacements, les améliorations des conditions
d'internement firent chuter le nombre de décès. La situation était stabilisée dans
l'attente d'une autre solution.
Vers la solution finale
Theodor Dannecker, nazi et SS depuis le début des années 30, avait été nommé à la fin
de l'été à Paris. Chargé des questions juives à la direction de la Gestapo, il veillait
particulièrement à la mise en place d'un fichier juif par la police française, préalable
indispensable pour envisager une action d'envergure; il veillait au sort expulsés qui
restaient internés dans les camps des Pyrénées.
Le 28 juillet 1941, Bruno Kurtzweil répondait au recensement des juifs en France par
lettre recommandée, récépissé n°517-2, envoyée au Commissariat de Police de
Montauban .
Le 31 juillet, Goering, Maréchal du Reich de la Grande Allemagne s'adressa à Heydrich
Chef de la Police de Sécurité pour formuler une demande expresse. Le Reich allemand
poursuivait sa croissance en Europe , le temps était venu de poser la solution finale de la
question juive en termes concrets, en mesures pratiques. Il attendait en réponse, un
plan d'ensemble.
La solution finale telle qu'elle était envisagée par les hauts dignitaires placés au sommet
de l'Etat nazi signifiait l'élimination physique pure et simple de tous les membres des
communautés juives d'Europe. Les SS cherchèrent les moyens pour réaliser un
assassinat de masse à une échelle continentale.
Le 3 septembre, ils procédèrent à des tests scientifiques pour mesurer l'efficacité du gaz
Zyklon B comme moyen d'extermination rapide. A Auschwitz, ils choisirent des
prisonniers soviétiques comme cobayes pour pratiquer des essais validant l'efficacité du
produit. Les essais furent concluants.
Babi Yar
De septembre à octobre les unités de tuerie mobile testèrent différents moyens
techniques, mais ils pratiquèrent surtout l'exécution par arme à feu. Les 29 et 30
septembre la violence barbare atteint son paroxysme. Les nazis et leurs collaborateurs
ukrainiens rassemblèrent à Kiev ceux qu'ils souhaitaient éliminer, il s'agissait
principalement des populations juives. Une fois réunis, ils furent contraints de quitter la
ville à pied par des rues jonchées des corps sans vie de marcheurs sommairement
abattus.
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Ils prirent la direction de Babi Yar: un ravin profond autour d'une colline. Au bord du
chemin se massait par endroits une foule de spectateurs ricanant du spectacle. Les
exterminateurs avaient choisi ce lieu au relief particulier pour pratiquer une exécution de
masse : les victimes devaient se dévêtir, s'aligner au bord du précipice, les bourreaux
faisaient feu, les corps chutaient alors dans la fosse commune naturelle ; ils étaient
remplacés par un nouveau groupe qui se mettait en place pour l'exécution. Plus de
trente-trois mille morts en deux jours.
Le même carnage se produisit dans d'autres villes, Vinnitsa, Litin, Uman, Nikolaiev,
Jdanov, Dniepropetrovsk, Kremenshug, Odessa... , des bourreaux marquèrent des signes
d'épuisement, des exécuteurs ne purent poursuivre cette activité.
Début octobre, la deuxième tranche du chantier du camp d'Auschwitz-Birkenau était
ouverte à la construction.
La nasse
Sur une carte historique du continent européen de l'année 1942 qui montrait les zones
occupées par des armées hitlériennes, la zone de France libre est l'une rare où la
soldatesque nazie est absente. Cette caractéristique rendait cette zone attractive pour
ceux qui fuyaient ce régime . Elle n'était pas sans danger, un franchissement réussi de
la ligne de démarcation vers la zone non occupée ne garantissait pas la liberté. Un
contrôlé d'identité réalisé par les forces de l'ordre française pouvait les conduire derrière
les barbelés d'un des nombreux camps d'internement qui constellaient le territoire. Ils
regorgeaient de détenus.
Julius Bloch présidait le Conseil de la Synagogue de Fribourg, après l' expulsion, avec
les membres de sa communauté, des autres communautés du Pays de Bade, de Sarre,
du Palatinat, ils avait abouti à Gurs. Après l'hécatombe, ils avaient inauguré cette nasse
constituée d'une nébuleuse de camps où les internés étaient transférés de l'un à l'autre
pour des raisons sanitaires, disciplinaires ou logistiques. Julius était au bord de la
Garonne, entre le pont Saint Michel et le Pont Neuf dans les baraquements du camp du
Cours Dillon où se trouvaient bon nombre de médecins de l'armée républicaine
espagnole. Le 13 octobre 1941, Julius était au cœur de Toulouse, au bord de la Garonne,
lorsqu'il perdit la vie.
La solution finale
Le 22 janvier 1942, à Berlin, la conférence de Wansee dirigée par Heydrich ,détaillait la
réalisation technique d'une décision déjà prise : la déportation des juifs d'Europe vers
l'Est et leur extermination.
A Montauban, Bruno Kurtzweil se soumettait au second recensement de la population
juive, le 20 février la Police Régionale d'Etat lui remettait une attestation d' inscription de
sa famille. Il avait appris cette nouvelle exigence par la copie d'un article de presse qu'il
avait reçu. L'ancien avocat de Graz avait un respect scrupuleux de la légalité que rien
n'entamait; il pensait bien faire en donnant les coordonnées de sa famille aux policiers
qui alimentaient leurs fichiers. Il avait reçu en janvier du Mexique des nouvelles positives
qui garantissaient à sa demande de visa une réponse positive. La préfecture du Tarn et
Garonne avait délivré pour lui, son épouse et à sa fille le sauf-conduit n° 281 tenant lieu
de passeport pour se rendre là-bas; il ne pouvait pas se permettre de devenir un hors la
loi.
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Le 14 avril, l'Amiral François Darlan, chef du gouvernement faisait savoir à la Direction
Politique des Affaires Etrangères : "qu'il avait décidé de transférer en Algérie un nombre
important d'israélites étrangers se trouvant actuellement en zone libre... Dès à présent
j'envisage le départ des israélites allemands, autrichiens, tchécoslovaques, hongrois,
bulgares, roumains et réfugiés russes."
A Paris, au siège de la Gestapo, cette nouvelle provoquait la stupeur de Theodor
Dannecker : elle signifiait le transfert vers l'autre rive de la Méditerranée des expulsésinternés de l'opération Bürckel-Wagner, ce déplacement était envisagé par le chef du
gouvernement français; il était visiblement mal informé des intentions prochaines du
Reich allemand.
Cette décision resta sans suite, quatre jours après sa formulation un nouveau cabinet
ministériel était formé le 18 avril.
Le secrétaire général à la police
Fils d'un honorable notable après de brillantes études au lycée de garçon, il conquit avec
succès sa licence en droit et ses titres pour le doctorat à la Faculté de Toulouse. Il fit
ensuite du journalisme sportif et se distingua par la netteté et la vigueur de son style et
la hardiesse de ses idées. Il était chef de cabinet du préfet de Tarn-et-Garonne lors des
inondations de mars 1930: Sa courageuse intervention dans le sauvetage des sinistrés lui
valut sa promotion dans l'ordre de la Légion d'honneur et d'être appelé au ministère de
l’intérieur. Il poursuivit sa brillante carrière comme directeur au Ministère de l'agriculture.
Il avait été délégué au plan d'aménagement de la région parisienne et avait été chargé
du fichier central à la Sûreté générale. Il fut successivement: sous-préfet, secrétaire
général , préfet et enfin préfet régional. Cette rapide et brillante carrière administrative
l'avait préparé à la lourde mission qui venait de lui être confiée.
Nommé le 22 avril, le secrétaire général à la police rencontrait le 5 mai Reinhard
Heydrich. Reinhard devenu le Gouverneur du Protectorat de Bohème Moravie, gardait
de très hautes fonctions dans le commandement SS , il était venu à Paris pour détailler
les mesures à mettre en œuvre en France dans le cadre de la solution finale. Un accord
fut conclu pour la collaboration de la police française en zones occupée et non occupée.
Un mois plus tard Heydrich était à Prague, en référence à sa cruauté la ville le
surnommait "Le bourreau". Par une belle matinée ensoleillée, il se rendait au siège de la
Gestapo, la capote de sa limousine était relevée. Deux hommes l'attendaient pour
l'abattre; l'arme automatique du tireur s'enraya, le second lança un engin explosif dans
le véhicule qui explosa blessant gravement le chef de la Police de Sécurité . Les SS se
lancèrent furieusement à la recherche des auteurs de l'attentat, lançant des actions de
représailles démesurées et sauvages destinées à terroriser la population.
Le bourreau de Prague, promoteur de la solution finale succomba à ses blessures le 4
juin. Sa disparition ne remit pas en cause les décisions prises antérieurement à Paris.
Le capitaine SS Theodor Danneker et son adjoint Ernst Heinrichsohn quittèrent la
capitale du 11 au 19 juillet 1942. Ils visitèrent différents camps d’internement : Fort
Barraux, près de Grenoble, les Milles près d’Aix en Provence, Rivesaltes près de
Perpignan, et Gurs. Le chef du camp de Gurs, transmit au préfet des Basses Pyrénées
dans un rapport de sa visite : “il nous a informé qu’il allait faire transférer tous les juifs
du camp de Gurs vers l’est de l’Europe”. Les officiers nazis étaient absents à Paris, le 16
juillet; plus de treize mille femmes, hommes, enfants furent raflés, conduits au
Vélodrome d'hiver, puis à Drancy et pour finir, partirent en convoi pour Auschwitz , lieu
d'extermination devenu opérationnel.
Les Friedländer préparaient leurs valises ; Elli et Jan souhaitaient franchir la frontière
franco-suisse dans la région de Saint-Gingolph . Ils avaient trouvé à leur fils une place
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au sein d'une institution religieuse protectrice qui offrait à Pavel une place dans un
internat, il serait à l'abri des rafles. Elli bouclait les bagages, leur séparation approchait.
Jan leur communiqua une information : les troupes hitlériennes venaient de pénétrer à
Stalingrad.
Le 5 août , le secrétaire général à la police communiquait au Préfet Régional ces
instructions : "Vous informe qu'israélites allemands, autrichiens, tchécoslovaques,
polonais, estoniens, lituaniens, lettons, dantzigois, sarrois, soviétiques et réfugiés russes
entrés postérieurement au premier janvier 1936.... seront transportés en zone occupée
avant le 15 septembre ."
Le 15 août, par un télégramme officiel très secret n°2.576 C.R., avec une copie du
message transmise aux préfets des départements concernés, il adressait au Préfet
Régional les détails sur la formation de nouveaux convois d'israélites.
Il invitait le Commissariat de lutte contre le Chômage à établir des listes de partants qui
seront communiquées aux préfectures avant le 17 août ; les noms et les adresses des
familles des individus listés seront joints. Ces familles seront comprises dans les
opérations générales de regroupement prévues pour une date ultérieure.
Les consignes étaient claires, elles allaient être exécutées.
Le 26 août, La famille Kurtzweil est amenée au camp de Septfonds avec les trois autres
familles juives assignées à Auvillar. A Varennes le même jour, la brigade de Villebrumier
arrête d’abord Walter et Lily Moses à leur domicile chez Pierre Chaubard, Hélène la fille,
et Pierre le jeune fils de quatorze ans, qui occupent une chambre au rez-de-chaussée de
la grande maison de madame Brégal. Peu après, à la sortie du village, juste avant le
monument aux morts, ils embarquent les trois sœurs Galanty.
La première étape du plan de départ se mettait en route. L'existence d'un camp qui
permettait aux brigades de gendarmerie d'effectuer à leur rythme leur mission dans
chaque village du département à partir des listes qui avaient été établies grâce au
recensement. La différence notable avec les opérations menées par les Gauleiter Bürckel
était que le secret des opérations n'était pas absolu, un petit nombre fut prévenu, il
réussit à fuir le village. Les gendarmes n'étaient pas animés de haine raciale, ils
obéissaient aux ordres. Il revinrent à Varennes le 11 septembre pour arrêter Bernard
Lewald et sa femme Sarah qui avaient échappé à la première rafle.
Les convois régionaux
Sur les quais de la gare d' Oloron Sainte Marie, comme à Rivesaltes, ceux qui étaient
arrivés du Pays de Bade, de Sarre, du Palatinat en wagons voyageurs repartaient dans
des convois régionaux composés de wagons à bestiaux. Lorsqu'ils étaient partis de
Lörrach, Gailingen, Ludwigshafen, Offenburg... des photographes se pressaient pour
immortaliser leur départ. A Rivesaltes, seuls quelques clichés furent pris à la sauvette par
un américain Tracy Strong. Une photographie floue permet de visualiser le départ vers la
mort des internés du camp.
Dans un chaleur de fin d'été, un groupe attendait à l'intérieur du camp, le plus souvent
ils étaient debout, certains portaient des tenues légères et claires, la plupart portaient
des vêtements sombres qui paraissaient lourds et chauds , leurs têtes étaient couvertes
par des foulards, des casquettes et des chapeaux.
Dans les wagons, certains tentaient d'adresser un dernier message qu'ils jetaient sur les
voies à destination de leurs proches. Les quakers longeaient les rails à la recherche de
ces ultimes signes de vie, puis tentaient de les faire parvenir à leurs destinataires.
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La maman d'Hedi, l'enfant souriante qui avait été accueillie par les britanniques aux
lendemains de la nuit de cristal , se trouvait dans un convoi . Elle avait écrit un texte au
crayon rapidement sur un rectangle de papier:" Ma chère Hedi sur le trajet vers l'est, de
Montauban, je t'adresse encore beaucoup de profondes salutations d'adieu. Ta chère
maman 4 septembre 1942". A la gare de Villebourbon, elle jeta ce message qui arriva à
destination.
Les parents de Richard Levi étaient du voyage, Alfred et Brunhilde avaient écrit des
camps de Gurs et de Rivesaltes 98 lettres à leur fils. Richard habitait à Horsham au sud
de Londres, au 20 Gladstone Road, il reçut la dernière lettre postée par son père. Elle
portait le cachet de la Poste de Mont Louis - Pyrénées Orientales. Interné au camp du
village Alfred était affecté aux travaux de terrassement d'un chantier pour la construction
d'un barrage.
Il y avait également Hans Kahn de Ludwigshafen, il avait seize ans. Il y avait Margarete
et Moritz les parents de Michel Oppenheimer.
Dans la nuit du 1 au 2 septembre avec des camions réquisitionnés par les gendarmes à
des entreprises fruitières, 211 internés du camp de Septfonds furent conduits à la gare
de Caussade. Le convoi régional qui s'arrêta à Caussade pour prendre Adèle Kurtzweil ,
sa famille et les autres provenait-il de Rivesaltes ou d'Oloron Sainte-Marie? La
destination finale était la même pour tous.
Jan et Elli Friedländer arrêtés lors de leur tentative de passage en Suisse furent internés
à Rivesaltes. Bruno Kurtzweil respectait scrupuleusement la légalité; Jan Friedländer
gardait confiance dans le Pays des Droits de l'Homme . La veille de son départ, il espérait
encore qu'une intervention ministérielle le sauverait de la déportation, il télégraphiait:
"Sans intervention ministère intérieur, notre prochain départ inévitable Amitié de Jan
Friedländer, 3548 Rivesaltes, îlot K".
Frieda et Irène Krämer sa fille étaient dans ce même îlot K lorsqu'il avait été séparé en
plusieurs parties en prévision des départs pour Drancy. Cette famille originaire de
Mannheim avait été envoyée de Gurs à Rivesaltes. Irène et son frère Helmut reçurent
des Eclaireurs Israélites de France présents dans le camp une proposition: rejoindre
Charry, près de Moissac. Les parents leur permirent de partir, malgré la douleur de ce
départ de leurs enfants vers l'inconnu.
Le 5 octobre 1942, Jan Friedländer écrivit un dernier message dans le train qui
l'emmenait avec sa femme Elli en Allemagne. Il informait une amie qu'elle allait recevoir
d'un représentant des Quakers une somme d'argent et un bracelet qu'il lui avait confié;
elle recevrait d'une dame un classeur avec des timbres. "Gardez tout pour le petit et
acceptez, pour la dernière fois, nos remerciements infinis et nos vœux les plus
chaleureux pour vous et votre famille toute entière. N'abandonnez pas le petit...."
Le dernier mot, une pensée à son fils. Songea-t-il pendant le long voyage au moment de
leur séparation, lorsqu'il avait évoqué l'entrée des troupes allemandes à Stalingrad?
Pendant que le convoi roulait, là bas, la glace commençait imperceptiblement à prendre
sur la Volga. Lorsque le gel aurait complètement pris la surface du fleuve la contreattaque de l'armée rouge débuterait. Elle infligerait une retentissante défaite aux armées
du Führer, ce fut le signal de la contre offensive , le commencement de la chute du
régime nazi.
Lorsque Jan lança son message sur la voie, le IIIème Reich nazi était à son apogée:
sans qu' un seul soldat allemand ou un membre des SS soit présent la France livrait en
silence des enfants, des femmes, des hommes parce qu'ils étaient juifs
Lorsque Jan lança son message sur la voie, à l'autre bout du chemin les Kurtzweil avaient
cessé de vivre.
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Que restait-il des communautés du Pays de Bade, du Palatinat et de Sarre qui comptait
parmi les plus ancienne d’Allemagne , leur présence remontait parfois au treizième siècle
comme à Baden-Baden où elle est attestée dès 1267? Il restait les orphelins d'Aspet,
Hedi en Angleterre, Richard Levi à Horsham au sud de Londres, les Dreifuss en Uruguay
et quelques poignées d'autres disséminés dans le monde.
Il restait la famille Krämer , Frieda et Marcus Irène et Helmut, par des chemins différents
ils s' étaient tous sortis des camps.
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Pont neuf
13 janvier 1943
Un Commissaire de Police de Toulouse nommé Jean Phillipe écrivait une lettre de
démission adressée au Commissaire Central et à l’Intendant Régional de Police. Il
refusait de persécuter des israélites, il refusait d'envoyer les ouvriers français au service
du travail obligatoire en Allemagne.
Son courrier de démission fut transmis à la Gestapo, la Police secrète d’État Allemande
opérait depuis novembre dans tout le territoire français, elle possédait une expérience
redoutable dans la recherche des résistants en fuite. Elle localisa Jean Phillipe dans le
département du Tarn et Garonne et organisa son arrestation à Beaumont de Lomagne le
28 janvier.
Envoyé en Allemagne à Fribourg, un tribunal militaire le condamna à être fusillé. Il fut
exécuté à Karlsruhe le 1er avril 1944.
28 juillet 2014
Je présentais le destin de Jean Philippe aux élèves de l’Atelier d’Histoire de la Realschule
Lessing au bord de la Dreisam, à Fribourg.
Ils étaient prêts avec leur professeur Rosita Dienst Demuth à s'investir dans la création
d'un lien avec un classe française autour de l'histoire de Jean Phillipe.
28 janvier 2015
J'exposais à des lycéens de Montauban l' histoire effacée des six mille cinq cent trentehuit anonymes qui furent expulsés, déplacés, internés puis déportés.
Je concluais par l'évocation du geste de Jean Philippe, un des rares à s'être déclaré
hostile aux persécutions lorsqu'elles étaient en train de se dérouler. En lien avec cet acte,
je terminais par la proposition de créer un lien avec l'Atelier fribourgeois .
L'invitation resta sans réponse. Je décidais alors de rédiger cette histoire pour la porter à
la connaissance d'un plus grand nombre.
Jeudi 21 mai 2015
Je reformulais ma demande : " Existe-il une classe de lycée, de collège qui souhaiterait
établir une relation durable avec l'Atelier d'Histoire de Fribourg autour du souvenir de
Jean Phillipe ?
Lundi 8 février 2016
Je rencontrais Laure MEZIERE à Saint Antonin Noble Val, elle décidait de créer un Club
d'Histoire pour échanger avec l'Atelier de Fribourg.
Samedi 28 mai 2016
L'atelier d'Histoire de Fribourg arrivait à la gare de Caussade pour rencontrer le Club
d'Histoire de Saint Antonin Noble Val. La décision de planter un arbre dans la cours du
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collège de Fribourg le Lundi 28 novembre 2016 en hommage à Jean PHILLIPE et a deux
résistants fribourgeois anti nazi était prise.
( à suivre )
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