conférence développements récents en droit du travail le choix de la
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conférence développements récents en droit du travail le choix de la
1 CONFÉRENCE DÉVELOPPEMENTS RÉCENTS EN DROIT DU TRAVAIL LE CHOIX DE LA LOI APPLICABLE AU CONTRAT DE TRAVAIL ET LA COMPÉTENCE DES TRIBUNAUX QUÉBÉCOIS EN PRÉSENCE D’UN ÉLÉMENT D’EXTRANÉITÉ PAR : ME CARL PANET-RAYMOND 2 TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION 3 1. Le droit applicable au contrat de travail 4 a) Les remarques préliminaires 4 b) La désignation de la loi applicable 4 c) Lorsque les parties ont choisi la loi applicable 6 i. La notion de « disposition impérative » 6 ii. Le lieu où le travail est habituellement effectué 7 iii. La loi de l’État où l’employeur a son domicile ou son établissement 9 d) Et si la loi n’est pas prévue ? La situation visée par l’article 3118 (2) C.c.Q. 2. La compétence des tribunaux québécois dans le contexte d’un contrat de travail 12 a) Les règles générales quant à leur compétence 12 b) Les règles à l’égard du contrat de travail - l’article 3149 C.c.Q. 14 i. 3. 4. 10 La notion de « domicile » et de « résidence » 14 c) L’application générale de 3149 C.c.Q., même en défense ? 18 Renonciation du travailleur à l’application d’une disposition d’ordre public de protection économique 20 La doctrine du Forum non conveniens 22 a) Remarques préliminaires 22 b) L’application de cette doctrine en droit québécois 23 c) L’arrêt Breeden de la Cour suprême du Canada 25 CONCLUSION 27 ANNEXE I 28 ANNEXE II 29 3 INTRODUCTION La notion « d’élément d’extranéité », reprise par le Code civil du Québec1, dans son livre sur le droit international privé, est très peu connue en droit du travail en raison du fait qu’on s’y réfère peu dans notre pratique quotidienne. En quoi celle-ci est-elle pertinente dans un ouvrage sur les développements récents en droit du travail ? Elle l’est en ce qu’elle pourrait avoir un impact à la fois sur la loi applicable au contrat de travail et sur la compétence des tribunaux pour l’interpréter. Cette notion revêt également un caractère de plus en plus important dans le contexte actuel où, voyant les frontières de la mobilité tomber les unes après les autres, notamment en raison des diverses ententes multilatérales signées entre pays et États, il est de plus en plus facile pour des entreprises d’ici ou d’ailleurs de recruter leur maind’œuvre à l’extérieur de leur territoire. La Cour suprême du Canada a défini cette notion comme l’élément qui « signale la possibilité d’un lien avec un système juridique étranger 2». En présence d’un tel lien, le juriste devrait donc se questionner sur la portée extraterritoriale du contrat qu’il analyse. Plusieurs questions peuvent ainsi se poser dans le contexte du droit du travail: Quel est le droit applicable au contrat du travailleur québécois temporairement affecté à une usine américaine appartenant à un employeur français ? Les tribunaux québécois sont-ils compétents pour trancher un litige entre un travailleur québécois et son employeur américain en présence d’une clause désignant un arbitre newyorkais comme étant compétent en cas de différend ? Afin de répondre et de fournir des pistes éventuelles de solutions à ces questions, nous traiterons dans le présent texte des points suivants : - Quels sont les critères déterminant la loi applicable à un contrat de travail ? - Quelles sont les conditions et les exceptions à la compétence des tribunaux québécois lorsque la situation comporte un élément d’extranéité ? - Est-ce possible pour un travailleur de renoncer aux bénéfices que lui confère la loi ? - Quelle est l’étendue du pouvoir discrétionnaire des tribunaux québécois de décliner leur compétence au profit d’une autre juridiction ? - Dans quelles circonstances ceux-ci renonceront-ils à l’exercer ? Nous aborderons également, de façon succincte, le récent jugement de la Cour suprême dans l’affaire Breeden c. Black3 qui, malgré le fait qu’il ne soit pas en droit du travail, reprend des principes qui sont susceptibles d’avoir une application dans ce domaine. 1 L.Q. 1991, c. 64, (ci-après désigné « C.c.Q.» ou le « Code »). Dell Computer Corporation c. Union des consommateurs, [2007] 2 R.C.S. 801, au para. 28. 3 2012 C.S.C. 19 (ci-après désignée « Breeden »). 2 4 1. Le droit applicable au contrat de travail a) Les remarques préliminaires Le Code définit, à son article 1378, le contrat comme étant « un accord de volonté, par lequel une ou plusieurs personnes s'obligent envers une ou plusieurs autres à exécuter une prestation». Le contrat établit donc les règles encadrant l’exécution des obligations que les parties ont contractées l’une envers l’autre. En droit du travail, ce concept prend la forme du contrat de travail par lequel « une personne, le salarié, s'oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d'une autre personne, l'employeur. »4 Le contrat de travail peut faire l’objet de négociations sur plusieurs aspects, notamment le salaire, l’horaire de travail, les vacances, etc. Cependant, et malgré que cela puisse faire l’objet de négociations entre les parties, force est de constater qu’en pratique le choix du droit applicable au contrat de travail semble rarement faire l’objet de telles négociations alors qu’il est pourtant susceptible de revêtir une importance significative. Pensons simplement aux normes du travail applicables au Québec et à ses différences avec celles des autres provinces. La présente section abordera tout d’abord les principes généraux applicables aux contrats contenant un ou des éléments d’extranéité, pour ensuite se concentrer sur les règles particulières régissant les contrats de travail. b) La désignation de la loi applicable Les règles concernant la désignation d’un régime juridique applicable à un contrat se situent dans le livre dixième du Code, soit celui sur le droit international privé. La première disposition pertinente en l’espèce édicte qu’il est possible, pour les parties à un contrat, de prévoir la loi qui régira ce contrat. En effet, l’article 3111 C.c.Q. se lit comme suit : « Art. 3111. L’acte juridique, qu’il présente ou non un élément d’extranéité, est régi par la loi désignée expressément dans l’acte ou dont la désignation résulte d’une façon certaine des dispositions de cet acte. Néanmoins, s’il ne présente aucun élément d’extranéité, il demeure soumis aux dispositions impératives de la loi de l’État qui s’appliquerait en l’absence de désignation. On peut désigner expressément la loi applicable à la totalité ou à une partie seulement d’un acte juridique. » Cet article établit donc les trois règles suivantes: 1. Les parties peuvent désigner la loi applicable à un contrat et ce, même en l’absence d’un élément d’extranéité ; 4 Art. 2085 C.c.Q. 5 2. Toutefois, en l’absence de cet élément d’extranéité, le contrat demeure soumis aux dispositions d’ordre public de la loi qui s’appliquerait normalement ; 3. Les parties peuvent décider de la loi applicable à certaines parties d’un contrat seulement ou à l’ensemble de celui-ci. Bien que l’article 3111 C.c.Q. semble consacrer le principe de l’autonomie de la volonté des parties en conférant à celles qui contractent le libre choix des règles qui régiront leur relation, les dispositions spécifiques au contrat de travail prévues à l’article 3118 C.c.Q. viennent restreindre significativement cette liberté de choix. « § 4. — Du contrat de travail 3118. Le choix par les parties de la loi applicable au contrat de travail ne peut avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi de l'État où il accomplit habituellement son travail, même s'il est affecté à titre temporaire dans un autre État ou, s'il n'accomplit pas habituellement son travail dans un même État, de la loi de l'État où son employeur a son domicile ou son établissement. En l'absence de désignation par les parties, la loi de l'État où le travailleur accomplit habituellement son travail ou la loi de l'État où son employeur a son domicile ou son établissement sont, dans les mêmes circonstances, applicables au contrat de travail. » (Nos caractères gras) Il découle de cet article que la volonté des parties de librement choisir la loi applicable au contrat de travail est grandement limitée car le législateur a clairement voulu que le choix du droit applicable à un contrat de travail ne puisse avoir pour conséquence de faire perdre au travailleur son droit de se prévaloir des dispositions impératives applicables au lieu où il accomplit habituellement son travail ou de la loi de l’État où son employeur a son domicile ou son établissement. 5 5 Il est à noter que cet article ne s’applique qu’à un contrat de travail et non à un contrat de service. Nous référons les lecteurs à l’abondante doctrine sur la distinction entre ces deux types de contrats : Robert Bonhomme, Clément Gascon et Laurent Lesage, Le contrat de travail en vertu du Code civil du Québec, Montréal, Les Éditions Yvon Blais e inc, 1994; A. Edward Aust et Lyse Charrette, Le contrat d’emploi, 2 éd., Cowansville e (QC), Yvon Blais, 1993 ; Robert P. Gagnon, Le Droit du travail du Québec, 6 éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2008, aux p. 65 à 142; Fernand Morin, Jean-Yves Brière, e Dominic Roux et Jean-Pierre Villaggi, Le droit de l’emploi au Québec, 4 éd. Montréal, Wilson & Lafleur, 2010, aux p. 175 à 509. 6 c) Lorsque les parties ont choisi la loi applicable L’article 3118 du Code fait en sorte que même si les parties ont choisi que, par exemple, la loi applicable au contrat de travail serait autre que celle prévalant à l’endroit où le travailleur accomplit habituellement son travail, les « dispositions impérative » du lieu où il accomplit habituellement son travail sera applicable. Analysons donc cette notion de « disposition impérative ». i) La notion de « disposition impérative » Les dispositions impératives varient d’un État à l’autre. Nous nous limiterons cependant, dans le présent texte, à analyser celles pertinentes en droit du travail québécois. Pensons à une situation où un travailleur accomplit habituellement son travail au Québec, mais dont le contrat de travail signé avec un employeur américain prévoit que les lois d’un État américain lui sont applicables. En droit québécois, la notion de « disposition impérative » s’assimile à celle « de dispositions d’ordre public ». Il importe donc de définir quelles sont les dispositions d’ordre public en droit du travail afin de comprendre ce à quoi les travailleurs accomplissant habituellement leur travail au Québec peuvent bénéficier. Certaines lois comme la Loi sur les normes du travail 6, la Loi sur la santé et la sécurité du travail7 ainsi que la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles8 prévoient expressément que certaines dispositions qu’elles contiennent sont d’« ordre public ». Celles-ci sont donc visées par le premier alinéa de l’article 3118 C.c.Q., ce qui a comme conséquence, par exemple, de permettre à un travailleur étranger accomplissant habituellement son travail au Québec de revendiquer le salaire minimum applicable au Québec. Ou encore de demander à être réintégré dans son emploi en cas de congédiement sans cause juste et suffisante après plus de deux ans de service continu dans une même entreprise9 et ce, même si les parties ont prévu dans le contrat de travail qu’il était régi par les lois de l’Ontario. D’autres dispositions législatives, malgré l’absence de mention expresse du législateur à cet effet, ont tout de même un caractère d’ordre public de par leur nature. En effet, outre les textes constitutionnels et quasi-constitutionnels, dont notamment les chartes, plusieurs dispositions du Code civil du Québec peuvent être considérées d’ordre public et donc être impérativement incluses au contrat de travail d’un travailleur accomplissant habituellement son travail au Québec. Dans l’affaire Garcia Transport Ltée c. Compagnie Trust Royal10, la Cour suprême se penche sur la notion de « disposition d’ordre public » en indiquant que : 6 L.R.Q., c. N-1.1, à l’art. 93 (ci-après désignée « LNT »). L.R.Q., c. S-2.1, à l’art. 4 (ci-après désignée « LSST »). 8 L.R.Q., c. A-3.001, à l’art. 4. 9 Art. 124 LNT. 10 [1992] 2 R.C.S. 499 (ci-après désignée « Garcia »). 7 7 « Le critère qui distingue les lois d’ordre public des autres types de lois réside dans l’intérêt public, plutôt que simplement privé, dont se soucie le législateur (…) » C’est donc la protection de l’intérêt public qui est visée par une disposition impérative. Celle-ci se distingue de la disposition supplétive, que le législateur a édictée pour suppléer à une lacune dans un contrat entre les parties, et qui n’a de valeur que si elle n’est pas incompatible avec ce qu’ont convenu les parties. Partant de ce principe, et en se référant à la jurisprudence et la doctrine en matière de droit du travail, soulignons à titre d’exemple que les articles suivants du Code sont généralement considérés comme étant d’ordre public : - l’obligation pour l’employeur d’assurer la santé, la sécurité et la dignité de ses salariés (2087 C.c.Q.); 11 - Le droit pour le salarié de recevoir un délai-congé raisonnable advenant la fin de son emploi sans motif sérieux dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée (2091 C.c Q.);12 - L’impossibilité de renoncer à l’avance à un délai-congé raisonnable (2092 C.c Q.) ; - Le droit de recevoir un certificat de travail à la fin de son contrat (2096 C.c.Q.); - Les règles relatives aux clauses de non-concurrence et de non-sollicitation (2089, 2095 C.c.Q.); 13 Ainsi, comme précédemment mentionné, ces dispositions impératives du droit du travail québécois trouveront application dans le cadre d’une relation employeur-employé et ce, nonobstant le choix des parties de régir leur contrat de travail à la loi d’un autre État. Par exemple, il est bien connu que les juristes des provinces de Common Law ont l’habitude d’inclure dans leurs contrats de travail une clause établissant à l’avance l’indemnité de départ qui sera versée au travailleur lors de la fin de la relation d’emploi. Or, dans un tel cas et dans la mesure où le travailleur accomplit habituellement son travail au Québec, un travailleur pourrait valablement refuser une telle indemnité si celleci s’avère insuffisante au moment de la fin de son emploi en se fondant sur l’article 2092 C.c.Q. et ce, même si les parties avaient prévu que le contrat de travail serait régi par la loi de l’Alberta. Arrêtons-nous maintenant à analyser le deuxième critère du premier alinéa de l’article 3118 C.c.Q., soit « l’État où le travailleur accomplit habituellement son travail ». ii) Le lieu où le travail est habituellement effectué À la lecture de l’article 3118 C.c.Q., nous constatons que pour se prévaloir des dispositions impératives d’un État, le travailleur doit y accomplir habituellement son travail. C’est donc le rattachement du travailleur à un État qui lui permettra de se 11 Voir également l’article 51 de la LSST. Isidore Garon Ltée c. Tremblay, [2006] 1 R.C.S 27. 13 Towers Perrin Forster and Crosby Inc. c. Girardin, [2003] R.J.D.T. 1571. 12 8 prévaloir de ces dispositions impératives qui sont peut-être plus avantageuses que celles prévues au contrat de travail. Cette question d’apparence simple peut s’avérer plus complexe, notamment en raison du développement des technologies de l’information, du télétravail et des voyages d’affaires de plus en plus présents dans la vie des travailleurs. En effet, où travaille un représentant aux ventes d’une multinationale de l’informatique qui voyage à travers le monde pour son employeur, mais qui a un bureau à domicile ? Puisque nous n’avons retracé que très peu de jurisprudence sur cette notion au regard de l’article 3118 C.c.Q., il est intéressant de faire un parallèle avec certaines dispositions d’autres lois en semblable matière, dont notamment la Loi sur les normes du travail qui prévoit au premier alinéa de l’article 2 que cette Loi s’applique notamment : « (le) salarié qui exécute, à la fois au Québec et hors du Québec, un travail pour un employeur (…) ». Sans en faire une analyse détaillée, nous soulignons la décision suivante dans laquelle la question de déterminer le lieu où le travail était effectué s’est posée en regard de l’application de la Loi sur les normes du travail. Dans l’affaire Holm et Groupe CGI inc.14, la juge-administratif France Giroux analyse l’application de la Loi sur les normes du travail à un citoyen américain travaillant à partir de son domicile aux États-Unis, mais dont le supérieur immédiat est localisé à Montréal de même que l’ensemble de ses clients. Dans le cadre d’une plainte pour congédiement sans cause juste et suffisante déposée en vertu de l’article 124 de la Loi sur les normes du travail, le plaignant alléguait que la Loi sur les normes du travail lui était applicable, notamment en raison des déplacements qu’il effectuait à Montréal dans le cadre de son travail. En effet, le plaignant invoquait que la localisation de son travail devait se faire en fonction de la « finalité » dudit travail, soit l’endroit où l’employeur « en bénéficiait », donc à Montréal. Subsidiairement, il alléguait que les données qu’il traitait dans le cadre de son travail se trouvaient sur un mini-ordinateur dans cette même ville. Quant à l’employeur, il était plutôt d’avis que l’important était d’identifier le lieu physique à partir duquel le travail s’accomplissait, soit les États-Unis. La juge-administratif donne raison à l’employeur. Elle s’exprime comme suit: « [35] Bref, le plaignant exécute son travail aux États-Unis. Quand bien même, il l’exécute à distance par téléphone, courriel ou ordinateur, il n’en demeure pas moins que sa prestation de travail s’exécute à l’extérieur du Québec. Or, l’article 2 de la Loi pose notamment comme condition d’application une exécution du travail sur le territoire du Québec. Celle-ci doit être réelle, voire physique, et suffisante pour qu’un salarié soit visé par cette Loi. Cette condition n’est pas satisfaite dans le cas en l’espèce. » (Nos caractères gras) 14 2008 QCCRT 0492 (ci-après désignée « Holm »). 9 La Commission des relations du travail ne retient donc pas l’argument selon lequel l’utilisation des nouvelles technologies nécessite une interprétation plus large de la localisation du travail. C’est plutôt la présence physique du travailleur dans un environnement de travail donné qui permettra de déterminer où il accomplit habituellement son travail pour les fins de l’application de la Loi sur les normes du travail. Il s’ensuit qu’afin de pouvoir bénéficier des dispositions de la Loi sur les normes du travail, le salarié doit démontrer qu’il effectue une prestation de travail réelle, physique et importante à un endroit donné situé au Québec. À l’opposé, de simples déplacements occasionnels ou ponctuels ne seront pas considérés comme suffisants pour engendrer son application. En appliquant ces critères à l’article 3118 C.c.Q., on peut conclure que, par exemple, lorsque le travailleur accomplit habituellement son travail au Québec et que son lien avec l’étranger est temporaire, occasionnel ou ponctuel, il bénéficiera tout de même des dispositions impératives des lois du Québec. De même, une compagnie ontarienne ne pourrait donc pas priver un travailleur qui accomplit habituellement son travail au Québec, mais qui est temporairement à l’étranger pour travailler sur un projet quelques semaines, des dispositions impératives en vigueur au Québec et ce, même si les parties choisissent le droit ontarien pour régir leur contrat de travail. À l’inverse, le simple fait pour un gestionnaire d’aller visiter périodiquement des travailleurs sous sa supervision au Québec, alors que son bureau où il passe la vaste majorité de son temps se situe au siège social de la compagnie en Inde ne saurait être suffisant pour que celui-ci puisse se prévaloir des dispositions impératives québécoises. Soulignons en terminant que l’exception à l’égard des dispositions impératives de la loi de l’État où le travailleur accomplit habituellement son travail ne vaut que pour lesdites dispositions impératives et cela n’a pas nécessairement pour effet de faire en sorte que l’ensemble du contrat de travail se trouve à être régi par la loi de cet État. En effet, si les parties ont prévu dans le contrat de travail que celui-ci sera régi par la loi d’un autre État, cette loi s’appliquera tout de même pour le reste du contrat Bref, l’article 3118 (1) C.c.Q. permet donc aux parties à un contrat de travail de choisir la loi applicable à ce contrat, sous réserve des dispositions impératives de l’État où le travailleur accomplit habituellement son travail. iii) La loi de l'État où l’employeur à son domicile ou son établissement Rappelons que l’article 3118(1) C.c.Q. prévoit une autre situation où malgré le choix de la loi applicable, les parties seront liées par des dispositions impératives : celle où un travailleur n’accomplit pas habituellement son travail dans un seul État, mais plutôt dans plus d’un État. Dans cette situation, les dispositions impératives de la loi de l'État où son employeur a son domicile ou son établissement s’appliqueront quand même malgré le choix d’une autre loi par les parties. 10 Encore une fois, l’utilisation du terme « habituellement » dicte que l’analyse doit porter sur la normalité de l’accomplissement du travail par opposition aux situations ponctuelles ou exceptionnelles qui peuvent survenir. Comme l’article 3118(1) C.c.Q. prévoit expressément qu’un travailleur accomplit habituellement son travail dans le même État « même s'il peut être à titre temporaire dans un autre État », il ne peut sûrement pas être considéré accomplir son travail dans plus d’un État parce qu’il est affecté temporairement dans un autre État. Par contre, si la nature même de son travail consiste à être affecté dans différents États, alors les dispositions impératives de la loi de l’État où son employeur a son domicile ou son établissement s’appliqueront et ce, peu importe la loi applicable choisie par les parties. Quant aux notions de « domicile » ou « établissement » de l’employeur, nous pouvons nous référer au droit québécois pour les définir. Alors que « la personne morale a son domicile aux lieu et adresse de son siège »15, elle peut par ailleurs détenir plusieurs établissements. Sans en faire une analyse approfondie, notons que la jurisprudence a défini la notion « d’établissement » comme étant le lieu « où l’employeur poursuit les activités de son entreprise ou une partie de ces activités sous une certaine unité de gestion »16 d) Et si la loi n’est pas prévue ? La situation visée par l’article 3118 (2) C.c.Q. Comme nous l’avons vu précédemment, le premier alinéa de l’article 3118 C.c.Q. permet aux parties à un contrat de travail de choisir la loi qui sera applicable à ce contrat, sous réserve de certaines exceptions. Qu’en est-il cependant lorsque les parties ne déterminent pas la loi applicable ? Comment déterminer la loi qui sera applicable au contrat de travail ? Le deuxième alinéa de l’article 3118 C.c.Q. répond à cette question. « En l'absence de désignation par les parties, la loi de l'État où le travailleur accomplit habituellement son travail ou la loi de l'État où son employeur a son domicile ou son établissement sont, dans les mêmes circonstances, applicables au contrat de travail. » Bien que nous n’ayons retrouvé qu’une décision expliquant sommairement le deuxième alinéa de cet article17, sa lecture nous permet tout de même de comprendre que deux situations distinctes sont susceptibles de se produire en l’absence de désignation de la loi applicable au contrat par les parties : 1. La loi de l’État où le travailleur accomplit habituellement son travail qui est applicable ; ou 15 Art. 307 C.c.Q. e Robert P. Gagnon, Le Droit du travail du Québec, 6 éd., Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2008, au par. 632, citant la décision Syndicat des travailleuses et travailleurs de Distribution Multi-marques Laval (C.S.N.) c. Multi-marques Distribution inc., D.T.E. 2003T-898 (C.R.T.). 17 Takvorian c. Bae Systems Australia, D.T.E. 2005T-422. 16 11 2. La loi de l’endroit où l’employeur a un établissement ou son domicile est applicable. Comment déterminer laquelle des situations sera applicable ? Nous croyons devoir référer aux notions déjà étudiées à l’égard du premier alinéa de l’article 3118 C.c.Q. En effet, le deuxième alinéa semble nous référer, par l’utilisation des termes « dans les mêmes circonstances » au premier alinéa de l’article 3118 C.c.Q. qui, rappelons-le, se lit comme suit : 3118. Le choix par les parties de la loi applicable au contrat de travail ne peut avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi de l'État où il accomplit habituellement son travail, même s'il est affecté à titre temporaire dans un autre État ou, s'il n'accomplit pas habituellement son travail dans un même État, de la loi de l'État où son employeur a son domicile ou son établissement. En nous y référant, nous croyons donc que : - Lorsqu’un travailleur accomplit habituellement son travail dans un seul État, c’est la loi de cet État qui s’appliquera au contrat de travail ; - Tout comme pour le premier alinéa de l’article 3118 C.c.Q., le fait que le travailleur soit affecté temporairement dans un autre État ne changera pas la loi applicable au contrat ; - Dans l’éventualité où un travailleur exercerait son emploi dans plusieurs États et non pas uniquement dans un seul, c’est la loi de l’État où l’employeur a son domicile ou son établissement qui régira le contrat de travail. À titre d’exemple, si un travailleur est à l’emploi d’une compagnie américaine qui n’a pas d’établissement au Québec, et que celui-ci effectue à la fois son travail aux États-Unis et au Canada, c’est la loi américaine qui régira leur contrat de travail puisque le domicile de son employeur s’y retrouve. Avant de poursuivre, il est intéressant de noter que l’ensemble des bénéfices de l’article 3118 C.c.Q. étant d’ordre public de protection économique, il est possible pour le travailleur d’y renoncer, sous réserve de certaines conditions.18 Nous y reviendrons plus loin. La loi applicable au contrat de travail étant maintenant définie, qu’en est-il de la compétence des tribunaux québécois ? La Cour supérieure serait-elle compétente pour entendre le litige d’un travailleur résidant au Québec, mais travaillant en Ontario pour une compagnie de cette même province et pour lesquels les parties ont convenu que la loi applicable serait celle de l’Ontario? 18 Voir à ce sujet la section du présent texte sur la renonciation du travailleur à l’application d’une disposition d’ordre public de protection. 12 2. La compétence des tribunaux québécois dans le contexte d’un contrat de travail a) Les règles générales quant à leur compétence Comme dans la section précédente, nous aborderons tout d’abord les principes généraux applicables aux contrats contenant un ou des éléments d’extranéité, pour ensuite nous concentrer sur les principes régissant les contrats de travail. Alors, qu’en est-il de la juridiction des tribunaux québécois en présence d’un élément d’extranéité dans un contrat en droit civil? Le Code civil du Québec régit cette situation à l’article 3148, lequel se lit comme suit : « 3148. Dans les actions personnelles à caractère patrimonial, les autorités québécoises sont compétentes dans les cas suivants: 1° Le défendeur a son domicile ou sa résidence au Québec; 2° Le défendeur est une personne morale qui n'est pas domiciliée au Québec mais y a un établissement et la contestation est relative à son activité au Québec; 3° Une faute a été commise au Québec, un préjudice y a été subi, un fait dommageable s'y est produit ou l'une des obligations découlant d'un contrat devait y être exécutée; 4° Les parties, par convention, leur ont soumis les litiges nés ou à naître entre elles à l'occasion d'un rapport de droit déterminé; 5° Le défendeur a reconnu leur compétence. Cependant, les autorités québécoises ne sont pas compétentes lorsque les parties ont choisi, par convention, de soumettre les litiges nés ou à naître entre elles, à propos d'un rapport juridique déterminé, à une autorité étrangère ou à un arbitre, à moins que le défendeur n'ait reconnu la compétence des autorités québécoises. » (Nos caractères gras) Cet article établit donc cinq situations en vertu desquelles les tribunaux québécois seront compétents pour entendre un litige et ce, peu importe la loi applicable au contrat. Il prévoit également que les parties peuvent convenir, dans un contrat, de soumettre leurs litiges à l’autorité d’une certaine juridiction par le bais d’une clause d’élection de for. Ainsi en vertu de cet article, il serait possible de prévoir dans un contrat de travail conclu entre une entreprise du Manitoba qui retient les services d’un travailleur québécois pour travailler au Québec que les tribunaux du Manitoba seront compétents pour entendre tous litiges découlant dudit contrat. 13 L’article 3148 C.c.Q. a notamment fait l’objet d’un jugement de la Cour suprême dans l’affaire GreCon Dimter Inc. c. J.R. Normand Inc.19 Dans cette affaire, le défaut d’un fabricant allemand de livrer des pièces à une entreprise québécoise a empêché cette dernière de remplir ses obligations envers son client. Étant défenderesse dans une action en dommages, l’entreprise québécoise a donc décidé d’appeler en garantie le fabriquant allemand. Cependant, le contrat qu’elle avait conclu avec le fabricant allemand contenait une clause d’élection de for conférant aux tribunaux allemands la compétence de trancher d’éventuels litiges. La Cour explique, dans un premier temps, que l’alinéa 3148 (2) C.c.Q. permet aux parties de choisir le tribunal qui sera amené à trancher d’éventuels litiges entre les parties. Si les parties ont choisi, par convention, de soumettre leur litige à une autorité étrangère20, c’est cette dernière qui sera donc compétente. Rappelant le principe de la primauté de l’autonomie de la volonté des parties, la Cour conclut en s’exprimant comme suit : « [24] Ainsi, la rédaction de l’art. 3148, al. 2 C.c.Q. et son contexte législatif confirment que le législateur, en adoptant cette disposition, entendait reconnaître la primauté de l’autonomie de la volonté des parties en matière de conflits de juridiction. Ce choix législatif favorise en outre, par le recours aux clauses compromissoires et d’élection de for, la prévisibilité et la sécurité des transactions juridiques internationales. » (Nos caractères gras) Tel qu’il appert de ce passage, le législateur avait certes comme objectif de donner une très grande liberté aux parties à un contrat dans la détermination de l’instance qui tranchera leur litige et ce, dans un but d’harmonisation avec les conventions internationales déjà existantes à cet égard. Cette autonomie visait également à assurer la stabilité juridique internationale, en assurant une certaine prévisibilité du forum compétent à trancher un litige. Cependant, traitant des limites à cette autonomie, notamment en matière de contrat de travail, la Cour explique ceci : « [25] On doit néanmoins constater l’existence de certaines limites imposées à l’expression de cette autonomie. (…) L’article 3149 C.c.Q. confère aussi compétence aux autorités québécoises dans les cas de contrats de consommation ou de travail sans que la renonciation du consommateur ou du travailleur ne puisse lui être opposée. Dans les deux cas, le langage utilisé par le législateur indique une intention claire de ne pas respecter l’autonomie de la volonté des parties ou encore de la restreindre, ce qui laisse présumer que le législateur indique expressément son intention lorsqu’il désire limiter les dérogations conventionnelles à la compétence des autorités québécoises. » (Nos caractères gras) 19 20 [2005] 2 R.C.S. 401 (ci-après désignée « GreCon »). Ibid. au par. 14 14 En effet, bien que l’article 3148 C.c.Q permette aux parties à un contrat d’établir à l’avance quelle autorité aura compétence pour entendre leurs litiges, le législateur a tout de même voulu prévoir expressément la compétence des tribunaux québécois en matière de contrat de travail lorsque le travailleur a son domicile ou sa résidence au Québec. On dénote de la volonté du législateur une intention évidente de vouloir protéger des catégories de personnes généralement plus vulnérables ; les travailleurs et les consommateurs. b) Les règles à l’égard du contrat de travail - l’article 3149 C.c.Q. L’article 3149 C.c.Q. ce lit comme suit: « 3149. Les autorités québécoises sont, en outre, compétentes pour connaître d'une action fondée sur un contrat de consommation ou sur un contrat de travail si le consommateur ou le travailleur a son domicile ou sa résidence au Québec; la renonciation du consommateur ou du travailleur à cette compétence ne peut lui être opposée. » Ainsi, si un travailleur a son domicile ou sa résidence au Québec, les tribunaux québécois seront compétents pour entendre un litige découlant de son contrat de travail même si ce contrat prévoit expressément la compétence exclusive d’un tribunal d’une autre juridiction. i) La notion de « domicile » et de « résidence » Cet article requiert donc de se pencher sur les notions de domicile et de résidence du travailleur. La notion de résidence est ainsi définie à l’article 77 C.c.Q : « 77. La résidence d'une personne est le lieu où elle demeure de façon habituelle; en cas de pluralité de résidences, on considère, pour l'établissement du domicile, celle qui a le caractère principal. » Une personne peut donc avoir plusieurs résidences et celle qui aura le caractère principal sera son domicile. Contrairement à l’article 3118 C.c.Q., qui n’a pas fait l’objet de beaucoup d’analyse par les tribunaux, l’article 3149 C.c.Q. a fait l’objet de plusieurs décisions, dont notamment par la Cour d’appel dans l’affaire Rees c. Convergia21. En l’espèce, le travailleur était un américain résidant au Québec pour la durée de son contrat et son employeur était une société américaine ayant une place d’affaires au Québec. Ayant signé un contrat de travail contenant une clause d’élection de for en faveur des tribunaux du Massachussetts, l’employé avait tout de même intenté un recours au Québec suite à son congédiement. Cependant, après sa fin d’emploi, l’employé avait quitté le Québec. Conséquemment, son ex-employeur soutenait qu’en l’absence de résidence au Québec, le travailleur ne pouvait se prévaloir des dispositions de l’article 3149 C.c.Q. et il demandait le renvoi de l’affaire devant les tribunaux du Massachussetts. 21 2005 QCCA 353 (ci-après désignée l’affaire « Convergia »). 15 La Cour analyse tout d’abord les termes des articles 77 et 3149 du Code civil du Québec : « [19] En matière de contrat de travail le facteur de rattachement prévu à l’article 3149 C.c.Q. est que le travailleur a sa résidence au Québec. Comme le soulignent les auteurs Gérald Goldstein et Ethel Groffier dans leur Traité de Droit international privé (7), le nouveau Code civil énonce une définition de la notion de fait que constitue la résidence, à l’article 77 […] » Selon la Cour, le simple fait pour le travailleur d’établir que celui-ci dispose d’une résidence au Québec au terme de l’article 77 du Code suffit pour engendrer l’application de l’article 3149 C.c.Q. et ce, même si ce n’est pas sa résidence habituelle. Après avoir indiqué qu’ « il est acquis que la notion de résidence en est une de faits qui, contrairement à celle du domicile ou du changement de domicile, ne fait pas appel à l’intention »22, le tribunal fait une analyse comparative de la notion de « résidence habituelle » utilisée dans les litiges découlant de la Loi sur les aspects civils de l’enlèvement international et interprovincial d’enfants23 et conclut en indiquant ceci : « [28] Tout comme le juge Chamberland, je ne peux voir dans l’expression « résidence habituelle » une simple redondance. J’ajouterai qu’étant donné qu’à l’article 3149 C.c.Q. le législateur identifie, comme lien de rattachement, la simple résidence, toute exigence d’une importance prédominante de cette résidence sur d’autres serait indûment onéreuse et contraire à l’approche libérale qui doit inspirer l’interprétation de l’article 3149 C.c.Q. J’y reviendrai. [29] Pour qu’un travailleur soit considéré comme ayant sa résidence au Québec il suffira, selon moi, que l’on retrouve dans chaque cas un élément de stabilité et de durée (14) qui soit compatible avec un mode de vie « habituel » et incompatible avec un « simple passage ». [30] En l’espèce, c’est un contrat d’emploi à temps complet qui a amené l’appelant au Québec. Son bail d’une durée de douze mois comportait une option de renouvellement que l’appelant a exercée. Il séjournait ici la grande majorité du temps. Sa présence à PointeClaire, là où il devait fournir sa prestation de travail, était une condition inhérente au contrat. D’ailleurs, c’est, semble-t-il, pour s’être absenté sans autorisation pendant un jour ou deux qu’il aurait été congédié. Je vois dans ces éléments des indices suffisants de stabilité et de durée qui sont compatibles avec le fait que l’appelant, pour les fins de son emploi, avait sa résidence au Québec et non un simple pied-à-terre. [31] Il importe peu, selon moi, que l’appelant n’ait pas voulu être assujetti au régime fiscal du Québec, qu’il n’ait pas requis une carte d’assurancemaladie ni un permis de conduire québécois. Le législateur n’en demande pas tant au travailleur des temps modernes appelé à suivre son gagnepain. » (Nos caractères gras) 22 23 Ibid. au par. 22. LRQ c. A-23.01. 16 Bref, ce sont les éléments de stabilité et de durée, exprimant une compatibilité avec un mode de vie habituel, qui permettront de déterminer le lieu de résidence du travailleur. Par ailleurs, il faut se demander à quel moment doit être déterminé le lieu de résidence, notamment lorsqu’un employé américain recruté pour travailler au Québec retourne dans son pays d’origine suite à la fin de son emploi, mais souhaite exercer un recours au Québec contre son ex-employeur, lui aussi américain, pour obtenir une indemnité de fin d’emploi. Sur ce sujet, la Cour dans l’affaire précitée s’exprime comme suit : « [47] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que les conditions attributives de compétence des autorités québécoises ne se situent pas toujours à l’époque de l’introduction de la demande. Il peut suffire que ces conditions existent au moment où est né le droit d’action. Il en va ainsi dans le cas de l’article 3149 C.c.Q. lorsque la prestation de travail a été fournie au Québec. […] [50] Le critère de contemporanéité n’est donc pas universel; il est même plutôt exceptionnel. [51] Plus particulièrement dans le cas de l’article 3149 C.c.Q., le lien principal de rattachement aux autorités québécoises est non pas la résidence du travailleur mais bien la nature du contrat à la base du droit d’action : il doit s’agir d’un contrat de travail (ou de consommation). Un travailleur n’aura besoin de la protection des autorités québécoises que lorsque l’employeur aura porté atteinte à ses droits. Si l’appelant ne peut plus bénéficier de la protection de l’article 3149 C.c.Q. au moment où il en a concrètement besoin, c’est-à-dire au moment de son congédiement, alors l’article 3149 C.c.Q. perd sa raison d’être. [52] Je conclus donc que la condition de résidence prévue à l’article 3149 C.c.Q. se rattache à la condition de travailleur de l’appelant et qu’il suffit que cette résidence ait existé quand il a fourni, en sol québécois, sa prestation de travail et quand l’employeur a apparemment porté atteinte à ses droits. Ce sont justement les séquelles néfastes de la mobilité des travailleurs que le législateur a voulu mitiger. » (Nos caractères gras) La Cour d’appel conclut donc que pour se prévaloir de la protection de l’article 3149 C.c.Q., le travailleur doit avoir sa résidence ou son domicile au Québec au moment où l’employeur porte atteinte à ses droits. Par exemple, si l’employé désire obtenir une indemnité tenant lieu de délai de congé, c’est au moment où il est mis fin à son contrat de travail qu’il faudra se référer afin de déterminer s’il a une résidence au Québec pour pouvoir y intenter son recours. 17 Dans Gill c. Home Depot Canada Inc.24, la Cour supérieure étudie la notion de domicile et de résidence alors que survient un changement dans le temps. Dans cette affaire, le travailleur était lié à son employeur par un contrat de travail signé au Québec. Un peu moins de deux ans suivant le début de son emploi, celui-ci a été transféré en Ontario afin de s’occuper d’une nouvelle succursale. Il a donc mis sa maison en vente au Québec et s’est logé en Ontario dans un hôtel en attendant de se trouver une nouvelle maison. Il a également fait une offre d’achat sur une propriété en Ontario. Pendant cette période de déménagement, l’employeur a mis fin à son contrat de travail. Devant les tribunaux québécois, l’employeur contestait sa compétence alléguant que le travailleur n’était plus domicilié au Québec et qu’en conséquence, il devait intenter son recours en Ontario. Dans sa décision, le juge étudie d’abord l’article 76 C.c.Q., lequel se lit comme suit : « 76. Le changement de domicile s'opère par le fait d'établir sa résidence dans un autre lieu, avec l'intention d'en faire son principal établissement. La preuve de l'intention résulte des déclarations de la personne et des circonstances. » Suite à son analyse, le juge conclut de la façon suivante : « [20] La preuve ne permet pas de conclure que Gill et Houle avaient leur domicile en Ontario lors du congédiement le 1er juin 2004. [21] Ils étaient toujours propriétaires de leur résidence de Brossard, le contrat ne devant se signer que le 21 juin 2004. Le contrat d'acquisition de la propriété de Grimsby ne devant se signer que le 28 juin 2004. [22] Le fait de loger temporairement dans un hôtel de Thorold, Ontario ne constitue pas un changement de domicile. [23] Le congédiement a complètement mis fin au processus de déménagement. [24] Le Tribunal estime que Gill et Houle étaient toujours domiciliés au Québec le 1er juin 2004. » (Nos caractères gras) Cette interprétation nous semble compatible avec la vision de stabilité exprimée par la Cour dans l’affaire Convergia, à laquelle nous avons précédemment référé. La portée de l’article 3149 C.c.Q. a également été analysée par d’autres décideurs, notamment par la Cour supérieure dans l’affaire Larmor c. Groupe Adga Consultants Inc.25 Cette décision se veut essentiellement une application plus récente des enseignements de la Cour d’appel sur le sujet. 24 25 J.E. 2005-789. 2007 QCCS 1512. 18 En conclusion, alors que l’article 3148 C.c.Q. donne juridiction aux tribunaux québécois pour interpréter un contrat si l’on rencontre l’un des cinq critères qui y sont énumérés, l’article 3149 C.c.Q. facilite sensiblement la tâche aux travailleurs en ne demandant que la preuve d’une résidence ou un domicile au Québec. Dans un tel cas, les tribunaux québécois seront compétents même si son contrat de travail prévoit expressément la compétence d’une autre juridiction. c) L’application générale de l’article 3149 C.c.Q., même en défense ? Il est également intéressant de souligner que l’article 3149 C.c.Q. protège les travailleurs ayant une résidence ou un domicile au Québec quant à la compétence des tribunaux québécois dans la résolution des litiges découlant de leur contrat de travail et ce, même lorsqu’ils sont poursuivis. En effet, dans l’affaire Dominion Bridge Corporation c. Knai26, la Cour d’appel a eu à trancher un litige dans lequel l’employeur, qui avait congédié un employé, lui réclamait des sommes qu’il s’était approprié sans droit dans le cadre de son emploi. L’action était intentée contre l’employé et sa conjointe qui l’aurait aidé dans cette appropriation sans droit. Bien que l’action ait été intentée au Québec, l’employeur a par la suite présenté une requête visant à faire renvoyer le litige à un arbitre de New York qui aurait eu la tâche de trancher ce litige en fonction du droit du Delaware puisqu’une clause au contrat entre les parties prévoyait que tout litige serait tranché selon ces modalités. Dans les motifs du juge Beauregard celui-ci se pose dans un premier temps la question suivante : l’employeur peut-il forcer le travailleur à débattre de l’exception déclinatoire devant un arbitre à New York ? Puis, en analysant cette question, il écrit : « On peut peut-être faire valoir que l'art. 3149 ne trouve application qu'à l'égard d'une action que le travailleur intente lui-même contre son employeur, et non à l'égard d'une réclamation de l'employeur contre le travailleur. La protection du droit du travailleur de poursuivre son employeur au Québec était probablement l'intention principale du législateur. Mais, on ne saurait contourner l'esprit de l'art. 3149 en empêchant un travailleur québécois d'exiger qu'un droit ou une obligation découlant de son contrat de travail soit de fait décidé par les autorités québécoises. Bref, en permettant que la réclamation de l'appelante fasse l'objet d'un arbitrage étranger, la Cour supérieure de Montréal accepterait qu'un droit ou une obligation de l'intimé en vertu de son contrat de travail ne soit pas déterminé par un tribunal québécois mais par un arbitre étranger ce qui, encore une fois, violerait l'esprit de l'art. 3149. » (Nos caractères gras) L’article 3149 C.c.Q. étant une disposition de protection des travailleurs, celle-ci doit donc emporter une interprétation large et libérale afin d’atteindre son but et ainsi permettre qu’elle puisse être également invoquée en défense pour s’opposer à ce qu’un litige découlant d’un contrat de travail soit décidé dans un for étranger. 26 [1998] R.J.Q. 321 (ci-après désignée « Knai »). 19 Plus récemment, la Cour supérieure a appliqué les principes dégagés par le jugement de la Cour d’appel précité dans l’affaire Dent Wizard International Corporation c. Mariano27. Dans cette affaire un employeur américain avait embauché deux travailleurs par l’entremise d’une société liée ontarienne et leur avait fait signer un contrat de travail contenant des clauses de confidentialité, de non-concurrence, de non-sollicitation et de non-divulgation. Un peu plus tard, ceux-ci avaient signé une deuxième clause de confidentialité. Le contrat de travail de ces deux travailleurs contenait une clause prévoyant clairement que celui-ci était régi par les lois du Missouri. De plus, cette clause élisait également les tribunaux de ce même État pour trancher d’éventuels litiges. Après avoir mis fin à l’emploi des deux travailleurs en question, la société a obtenu devant les tribunaux de l’État du Missouri des ordonnances afin de forcer ces travailleurs à respecter leur obligation de non-concurrence. C’est donc dans le cadre de la procédure intentée au Québec visant à faire reconnaître le jugement du Missouri que la juge a été appelée à trancher la question de la portée de l’article 3149 C.c.Q. Après avoir repris les principes dégagés par l’arrêt Knai, la Cour s’exprime en ces termes : « [35] Il ressort de cet arrêt que l’article 3149 ne trouve pas uniquement application à l’égard d’actions fondées sur un contrat d’emploi intentées par le travailleur lui-même en tant que demandeur mais qu’il peut, à l’occasion, être invoqué en défense pour s'opposer à ce qu'un litige fondé sur un contrat d’emploi soit décidé dans un for étranger. Rien n’empêche alors un travailleur québécois, comme c’est le cas en l’espèce, de contester une demande de reconnaissance d’un jugement étranger obtenu grâce à la présence dans le contrat d’emploi d’une clause d’élection de for par laquelle le travailleur québécois renonce implicitement ou explicitement à la compétence de l’autorité de son domicile. La mesure de protection est d’ordre public et peut être soulevée en tout temps. Toutefois, contrairement à ce qu’affirme la Cour d’appel dans l’arrêt Dominion Bridge, précité, le Tribunal est d’avis qu’un travailleur, s’il y trouvait son intérêt, pourrait toujours renoncer à ce moyen. (…) [37] Le Tribunal est d’avis que la renonciation des défendeurs à la compétence de l’autorité de leur domicile ne peut leur être opposée pour soutenir que l’autorité étrangère était compétente en raison justement de la présence dans le contrat d’emploi d’une clause d’élection de for qui, bien que valide, est présumée par le législateur québécois être défavorable au travailleur ou au consommateur qui y consent. Sans la présence dans le contrat d’emploi de cette clause d’élection de for en faveur des tribunaux du Missouri, le jugement ne pourrait faire l’objet d’une reconnaissance puisqu’il ne rencontre pas les autres exigences de l’article 3168. 27 [2004] R.J.Q. 1921. 20 [38] Il faut donc conclure que l’autorité du Missouri n’était pas compétente suivant les dispositions du titre quatrième. » (Nos caractères gras) Il appert donc de cette décision que la protection conférée par l’article 3149 C.c.Q. s’étend également à la reconnaissance, par les tribunaux québécois, de jugements rendus à l’étranger à l’encontre du travailleur. De plus, la Cour réitère qu’un travailleur ne peut renoncer à l’avance, par une clause d’élection de for contenue à son contrat de travail, à se prévaloir de la juridiction des tribunaux québécois en cas de litige. En conséquence, lorsqu’un travailleur a une résidence ou son domicile au Québec, les tribunaux québécois sont compétents pour entendre un litige découlant de son contrat de travail même si ce contrat prévoit la compétence d’une autre instance. De plus, la compétence des tribunaux québécois s’applique tant à l’égard d’un recours du travailleur que de son employeur. Par contre, il découle de l’ensemble des décisions traitant de l’article 3149 C.c.Q. que cette disposition en est une d’ordre public de protection économique puisqu’elle a pour objectif la protection des personnes vulnérables, soit les travailleurs et les consommateurs. Comme nous le verrons dans la prochaine section, le travailleur peut, sous réserve de certaines conditions, renoncer au bénéfice de telles dispositions. 3. Renonciation du travailleur à l’application d’une disposition d’ordre public de protection économique Comme il a été précédemment mentionné, la Cour suprême du Canada dans l’affaire Garcia28 s’est penchée sur la notion de « disposition d’ordre public ». Dans cet arrêt de principe, le plus haut tribunal du pays indique que, suivant le but recherché, l'ordre public se divise en deux catégories : les lois relevant de l'ordre public de direction et celles relevant de l'ordre public de protection. Il a également précisé que le non-respect d'une disposition d'ordre public de direction entraîne une nullité absolue tandis que le non-respect d'une disposition d'ordre public de protection entraîne une nullité relative. La Cour a également réitéré dans cet arrêt que la principale différence entre ces deux notions réside dans la possibilité de renoncer aux bénéfices de la nullité lorsqu'elle est relative. Les dispositions impératives en droit du travail étant généralement considérées d’ordre public de protection économique, les travailleurs qu’elles protègent peuvent donc y renoncer. Par contre, quand peuvent-ils y renoncer ? À l’occasion de sa réflexion sur cette possibilité de «renoncer» aux dispositions d’ordre public de protection, la Cour suprême expose ceci : « La question qui se pose en l’espèce n’est pas tant de savoir si l’on peut renoncer à ces dispositions, mais plutôt à quel moment une telle renonciation est permise en conformité avec le but poursuivi par la loi (…). 28 Supra note 11. 21 La règle générale veut que la renonciation ne soit valide que si elle intervient après que la partie, en faveur de laquelle la loi a été édictée, a acquis le droit qui découle de cette loi. C’est alors, et alors seulement, que la partie la plus faible, telle que le débiteur en l’espèce, peut faire un choix éclairé entre la protection que la loi lui accorde et les avantages qu’elle compte obtenir de son cocontractant en échange de la renonciation à cette protection, comme l’explique Gégout, loc. cit., fasc. 2, à la p. 10 : (…) la renonciation à une protection légale d’ordre public ne peut se concevoir que pour des droits acquis. La loi n’impose pas de droits aux individus, mais leur permet d’acquérir; elle n’interdit que la renonciation à un droit qui n’est pas encore né; la seule condition de validité de la renonciation à ces droits est l’accomplissement de leurs conditions d’acquisition. »29 (Nos caractères gras) C’est donc une fois que son droit est né et actuel qu’un travailleur peut renoncer à une disposition d’ordre public de protection économique. Il est donc possible pour un travailleur de renoncer à l’ensemble des dispositions impératives précédemment énoncées, notamment celles prévues à l’article 3118 C.c.Q., lorsque celui-ci en acquiert le bénéfice. De plus, un travailleur résident au Québec peut également renoncer à l’application de l’article 3149 C.c.Q., dans les mêmes circonstances. Dans l’affaire Hétu c. SNC-Lavalin PAE inc.30, la question de la possibilité de renoncer à l’article 3149 C.c.Q. s’est justement posée. Dans cette affaire la travailleuse avait une résidence au Québec mais elle était domiciliée en Ontario. Elle avait signé un contrat de travail en Ontario mais elle avait exécuté sa prestation de travail uniquement en BosnieHerzégovine. La demanderesse intente un recours contre son ex-employeur principalement afin d’être indemnisée pour un congédiement qu’elle jugeait injustifié. Finalement, elle désirait n’avoir qu’un seul débat, soit au Québec, soit en Ontario. Dans cette optique, le juge Bécu explique ceci : « [18] Le Tribunal devrait normalement cesser ici son étude et rejeter la requête de la défenderesse en autant que la réclamation de la demanderesse est concernée, les dispositions de l'article 3149 C.c.Q., qui sont d'ordre public de protection, ayant préséance sur celles des autres articles contenus à ce TITRE. […] [20] Or, à la toute fin de ses représentations, en réponse à une question du Tribunal, l'avocate de la demanderesse lui manifeste sans équivoque son désir qu'une seule audition soit tenue, fût-elle en Ontario ou au 29 30 Ibid. à la p. 529 et 530. 2007 QCCQ 5780 (ci-après désignée « Hétu »). 22 Québec, et son souhait qu'aucune audition ne soit tenue au Québec pour entendre la réclamation de la demanderesse si celle du demandeur devait être entendue en Ontario. [21] Suivant les auteurs G. Goldstein et E. Groffier (3) et Claude Emanuelli[ (4) bien que la mesure de protection de la demanderesse contenue à l'article 3149 soit d'ordre public, cette dernière peut y renoncer si c'est dans son intérêt. [22] Dans les circonstances, puisque aucune disposition légale ne donne compétence aux tribunaux québécois pour entendre la réclamation du demandeur, le Tribunal, à la demande de la défenderesse et presque avec l'accord de la demanderesse, sans que ce ne soit vraiment considéré comme un consentement de sa part à la requête de la défenderesse, applique les dispositions de l'article 3135 C.c.Q. en ce qui concerne la réclamation de la demanderesse, estimant que les tribunaux ontariens sont mieux à même de trancher le litige. » (Nos caractères gras) Constatant que le droit de la demanderesse de faire trancher le litige par les tribunaux québécois en vertu de l’article 3149 C.c.Q. est né et actuel, c’est-à-dire qu’elle peut s’en prévaloir immédiatement ; constatant ensuite que celle-ci y renonce de son propre gré et jugeant qu’il était dans son intérêt de n’avoir qu’une audition, soit au Québec, soit en Ontario : le tribunal décline compétence afin de ne pas imposer un forum non choisi par les parties. Par ailleurs, même lorsque que les tribunaux québécois sont compétents pour entendre un différend et que le travailleur n’a pas renoncé à cette compétence, le tribunal québécois dispose quand même du pouvoir discrétionnaire de décliner compétence au profit des tribunaux d’un autre État. Ce pouvoir discrétionnaire de la Cour prend son fondement dans la doctrine du Forum non conveniens, laquelle sera maintenant abordée. 4. La doctrine du Forum non conveniens a) Remarques préliminaires La doctrine du Forum non conviniens dispose d’une application générale en droit du travail comme dans les autres branches du droit. Cette théorie est susceptible d’entrer en ligne de compte dès lors que les tribunaux québécois concluent qu’ils ont compétence pour trancher un litige. En matière de droit du travail, c’est souvent de pair avec l’article 3149 C.c.Q. que les tribunaux sont appelés à l’interpréter31 étant donné que cet article s’avère être la façon la plus facile pour un travailleur résidant au Québec de s’adresser aux tribunaux de cette même province en cas de litige relié à son contrat de travail. 31 Voir notamment Takvorian c. Bae Systems Australia, supra note 18. 23 Il est cependant intéressant de noter que malgré que cette exception soit systématiquement invoquée par les employeurs en défense lorsque ceux-ci désirent voir leur litige tranché ailleurs, nous n’avons répertorié aucune décision en droit du travail où le tribunal applique cette doctrine et ainsi, malgré que la Cour soit compétente pour entendre le litige, elle refuse d’exercer sa compétence au motif qu’une autre juridiction serait nettement plus appropriée. Ce constat semble cohérent avec le fait qu’étant donné le caractère social de l’article 3149 C.c.Q., la protection conférée au travailleur milite fortement envers l’exercice par les tribunaux québécois de leur pouvoir de trancher des litiges découlant de contrat de travail visant des travailleurs ayant une résidence ou leur domicile au Québec. b) L’application de cette doctrine en droit québécois En vertu des dispositions de l’article 3135 C.c.Q., un tribunal québécois peut décliner juridiction s’il estime que le tribunal d’un autre État devrait plutôt trancher le litige en question. « 3135. Bien qu'elle soit compétente pour connaître d'un litige, une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d'une partie, décliner cette compétence si elle estime que les autorités d'un autre État sont mieux à même de trancher le litige. » (Nos caractères gras) La première exigence menant à l’application de cette disposition est évidemment l’existence d’un tribunal compétent dans un autre État. C’est ainsi qu’en a décidé la Cour d’appel dans l’affaire Bennaouar c. Machhour32. « [25] (…) En cas de doute, ces juges vont surseoir à leurs décisions jusqu'à ce que les tribunaux étrangers se prononcent sur leur propre compétence. Une certaine doctrine (8) a approuvé ce recours au sursis alors qu'une autre (9) est encline à exiger la preuve de la compétence de l'État étranger à se saisir du litige. [26] Il n'est pas nécessaire d'établir la preuve qu'un tribunal étranger spécifique est compétent. Il suffit que les autorités d'un autre État le soient (10). » (Nos caractères gras) Une fois cette première exigence établie, les tribunaux évaluent ensuite la possibilité pour le défendeur de se prévaloir de l’article 3135 C.c.Q. Afin d’en baliser l’application, les tribunaux ont élaboré certains critères permettant d’évaluer s’il est approprié pour la Cour saisie d’un litige qu’elle est compétente à trancher de décliner compétence. C’est ainsi que, confirmant le jugement de la Cour d’appel dans l’affaire Oppenheim Forfait G.M.B.H. c. Lexus Maritime Inc.33, la Cour suprême se prononce en ces termes : 32 33 2012 QCCA 469. C.A.M. 500-09-006253-983, 1998-07-09 (ci-après désignée « Oppenheim »). 24 « [71] S’agissant de la première exigence, de nombreuses décisions ont établi les critères pertinents dont il faut tenir compte pour décider si les autorités d’un autre État doivent être mieux à même de trancher le litige. La juge des requêtes (au par. 18) s’est reportée aux dix critères que la Cour d’appel du Québec a énumérés récemment dans l’arrêt Lexus Maritime inc. c. Oppenheim Forfait GmbH, [1998] A.Q. no 2059 (QL), par. 18, dont aucun n’est déterminant en soi : 1) le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et experts; 2) la situation des éléments de preuve; 3) le lieu de formation et d’exécution du contrat; 4) l’existence d’une autre action intentée à l’étranger; 5) la situation des biens appartenant au défendeur; 6) la loi applicable au litige; 7) l’avantage dont jouit la demanderesse dans le for choisi; 8) l’intérêt de la justice; 9) l’intérêt des deux parties; 10) la nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger. 34 La Cour poursuit en indiquant que : [75] (…) Il a semblé admettre, à la p. 931, qu’il existe alors une présomption en faveur du tribunal choisi par le demandeur, qui l’emporte par défaut si aucun autre tribunal n’est nettement préférable. [76] La jurisprudence québécoise récente confirme cette analyse. Dans l’arrêt Lexus Maritime, précité, par. 19, la Cour d’appel du Québec a conclu que : « . . . s’il ne se dégage pas une impression nette tendant vers un seul et même forum étranger, le tribunal devrait alors refuser de décliner compétence particulièrement lorsque les facteurs de rattachement sont contestables » (…) [77] Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que dans l’application de l’art. 3135, le pouvoir discrétionnaire de refuser de connaître de l’action selon le forum non conveniens ne doit être exercé par le juge des requêtes ou du procès que de manière exceptionnelle. Ce caractère exceptionnel se retrouve dans le libellé de l’art. 3135 et ressort également de la jurisprudence. (Nos caractères gras) 34 Spar Aerospace Ltée c. Amercian Mobile Satellite Corporation, 2002 CSC 78. 25 Ainsi, la Cour dégage les trois constats suivants : 1. Il existe une présomption favorable à la compétence du tribunal choisi par le demandeur ; 2. Seule une impression nette qu’un seul forum étranger est plus approprié permettra au tribunal de décliner compétence ; 3. Le pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 3135 C.c.Q. ne doit être utilisé que de manière exceptionnelle. Alors que le premier et le troisième constats sont des principes généraux, c’est dans l’évaluation d’un forum étranger nettement plus approprié que les tribunaux utiliseront les dix critères de Oppenheim. Pour une application de la présente doctrine en droit du travail, nous vous référons de nouveau à la décision de la Cour supérieur dans l’affaire Takvorian c. Bae Systems Australia35. c) L’arrêt Breeden de la Cour suprême du Canada En terminant, nous aborderons brièvement un arrêt récent de la Cour suprême sur la notion de forum non conveniens, soit l’arrêt Breeden c. Black36. Bien que celle-ci ait comme fondement la Common law ontarienne, nous croyons que cette affaire conserve sa pertinence en droit québécois. Dans ce jugement, les faits étaient les suivants : Conrad Black avait intenté six actions en diffamation contre dix membres de la direction d’une société qui aurait affiché un communiqué diffamatoire sur le site web de l’un de leurs journaux. C’est donc dans ce contexte que la Cour est venue analyser la doctrine du Forum non conveniens¸ notamment à travers un parallèle avec son application en droit québécois. À ce sujet, la Cour s’exprime comme suit : « [25] Ainsi que notre Cour l’a affirmé dans Club Resorts, le terme « exceptionnellement » utilisé à l’art. 3135, tout comme l’expression tribunal « nettement plus approprié », reflètent « une reconnaissance du fait qu’en règle générale, le tribunal doit exercer sa compétence lorsqu’il se déclare à juste titre compétent » (par. 109). Les facteurs les plus souvent pris en compte par les tribunaux du Québec dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire ont été examinés dans l’arrêt Oppenheim forfait GMBH c. Lexus maritime inc. (…) Après avoir énoncé les dix critères d’Oppenheim, la Cour exprime une réticence quant à l’un d’entre eux : [26] À l’exception de l’avantage juridique, les facteurs énoncés dans Oppenheim semblent correspondre étroitement aux facteurs énumérés au par. 11(2) de la LUCTRI. Cette loi ne prévoit pas la prise en compte d’un facteur correspondant à l’avantage dont jouit le demandeur dans le for choisi, bien qu’elle ne l’exclue pas expressément lorsque ce facteur est pertinent. Ce point de vue s’harmonise bien avec le commentaire de notre Cour dans Club Resorts, selon lequel mettre l’accent sur 35 36 Supra note 18. Supra note 4. 26 l’avantage juridique serait incompatible avec les principes de la courtoisie. Plus particulièrement, il se peut que l’accent mis sur l’avantage juridique incite les tribunaux à accorder trop d’importance à des questions tenant uniquement aux différences de tradition juridique et qui commandent la déférence, ou encore à considérer spontanément le désavantage juridique comme un signe d’infériorité du forum concurrent et à favoriser le tribunal interne (par. 112). » (Nos caractères gras) Malgré le fait que la Cour suprême reprenne les enseignements de la Cour d’appel dans l’affaire Oppenheim, celle-ci semble écarter le critère de l’avantage dont jouit le demandeur dans le for choisi. Selon la Cour suprême, ce critère irait à l’encontre des principes de la courtoisie internationale. Ce jugement ne révolutionne pas de prime abord la doctrine du Forum non conveniens au Québec. Il en rappelle plutôt les fondements, tout en venant préciser le test énoncé dans l’affaire Oppenheim et il écarte par ailleurs un de ses critères. Depuis l’arrêt Breeden au moins une décision37 a été rendue en droit québécois et force est de constater que malgré le retrait par la Cour suprême d’un des critères d’Oppenheim, cela ne semble pas avoir eu quelque incidence que ce soit sur la conclusion du tribunal. Pour conclure la présente section, nous voudrions réitérer que la doctrine du Forum non conveniens est fondée sur la prémisse que le tribunal qui l’analyse est compétent pour trancher le litige devant lui mais qu’il étudie la possibilité de ne pas exercer cette compétence. En droit du travail, c’est donc suite à l’ensemble de l’analyse précédemment énoncée quant à la compétence des tribunaux québécois pour trancher un litige découlant d’un contrat de travail que les juges regarderont cette doctrine. 37 Boulanger c. Lucas Meyer Cosmetics Canada Inc., 2012 QCCS 3111. 27 CONCLUSION L’analyse de l’ensemble des facettes touchant l’élection du droit applicable dans un contrat de travail nous permet de constater les très grands avantages conférés par la loi aux travailleurs. Ceux-ci visent essentiellement à les protéger en raison de leur situation de vulnérabilité. Il est donc important, lorsqu’en présence d’un contrat de travail, de bien analyser les enjeux, tant pour l’employeur que pour l’employé. Il est également important de garder à l’esprit que les tribunaux québécois demeureront compétents pour trancher un litige impliquant un travailleur ayant une résidence ou son domicile au Québec et ce, peu importe la loi applicable au contrat de travail. Outre tous ces principes théoriques, il est primordial pour un employeur de choisir le droit approprié pour régir ses contrats de travail avec ses employés. Trop souvent, parce qu’une compagnie a son siège social dans une province, celle-ci décide d’élire le droit de cette même province dans ses contrats de travail. Or, une telle façon de procéder ne fait que complexifier les relations de travail entre les parties. En effet, en plus d’imposer au travailleur un droit qui lui est étranger, l’employeur sera aux prises avec les dispositions impératives de l’État où le travailleur accomplit habituellement son travail, en plus de celles de l’État dont il élit le droit pour le reste du contrat. Par exemple, une compagnie ontarienne qui décide d’élire le droit ontarien comme droit applicable à un contrat avec un travailleur accomplissant son travail au Québec se retrouve dans une situation désavantageuse. En effet, le travailleur pourra choisir de se prévaloir des dispositions de la Loi sur les normes du travail ou de celles de la Loi sur les normes de l’emploi38, de l’Ontario. De plus, malgré l’élection du droit ontarien, le travailleur pourra tout de même s’adresser aux tribunaux québécois en cas de litige mais ceux-ci devront régler ce différend en vertu du droit ontarien sous réserve des dispositions impératives du Québec entraînant ainsi une difficulté supplémentaire. Dans la même situation, si les parties avaient désigné le droit québécois comme régissant leur contrat de travail, le travailleur pourrait toujours se prévaloir de la Loi sur les normes du travail, mais pas de son équivalent ontarien. Dans un tel cas, le travailleur pourrait tout de même s’adresser aux tribunaux québécois qui trancheraient alors le litige au regard du droit québécois. Cette dernière option semble donc, de prime abord, beaucoup plus avantageuse et simple pour les parties.. Quoi qu’il en soit, l’accessibilité à une main-d’œuvre étrangère étant grandement augmentée, les praticiens en droit du travail québécois seront sans doute de plus en plus confrontés aux aspects internationaux des contrats de travail. Il sera donc primordial de définir un cadre juridique adapté aux besoins des parties afin d’optimiser les relations du travail des employeurs de demain. 38 L.O. 2000, c. 41. 28 ANNEXE I Loi applicable au contrat de travail Situation factuelle Conséquence Article pertinent Les parties prévoient la loi applicable au contrat de travail C’est la loi désignée qui régit le contrat, mais le travailleur ne peut pas être privé des dispositions impératives de l’État où il accomplit habituellement son travail 3118 (1) C.c.Q. Les parties ne prévoient pas la loi applicable au contrat et le travailleur accomplit habituellement son travail dans un seul État C’est la loi de l’État où il accomplit habituellement son travail qui régira son contrat de travail 3118 (2) C.c.Q. Les parties ne prévoient pas la loi applicable au contrat et le travailleur accomplit habituellement son travail dans plusieurs États C’est la loi de l’État où l’employeur a son domicile ou son établissement qui régira le contrat de travail 3118 (2) C.c.Q. Note : Dans tous ces cas, l’affectation temporaire d’un travailleur dans un autre État que celui où il accomplit habituellement son travail n’aura aucun effet sur le droit applicable au contrat de travail. (3118 C.c.Q.) 29 ANNEXE II La compétence des tribunaux québécois Situation factuelle Conséquences Article pertinent En présence d’un contrat de travail avec une clause d’élection de for et visant un travailleur ayant une résidence ou un domicile au Québec au moment des faits donnant lieu au litige Les tribunaux québécois sont compétents pour entendre le différend et ceux-ci appliqueront la loi applicable au contrat. (Voir le tableau précédent) 3149 C.c.Q. En présence d’un contrat de travail, sans clause d’élection de for, et visant un travailleur ayant une résidence ou un domicile au Québec au moment des faits donnant lieu au litige. Les tribunaux québécois sont compétents pour entendre le différend et ceux-ci appliqueront la loi applicable au contrat. (Voir le tableau précédent) 3149 C.c.Q. Dans tous les cas où les tribunaux québécois sont compétents pour trancher un litige. Ceux-ci peuvent décliner compétence et référer le litige à un autre État si ce dernier est nettement plus approprié pour le trancher. 3135 C.c.Q. Doctrine du Forum non conveniens