Remarques sur les passages de saint Vincent
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Remarques sur les passages de saint Vincent
Pierette Paravy, "Remarques sur les passages de saint Vincent Ferrier dans les vallées vaudoises", La réflexion repose sur deux textes très célèbres, la lettre adressée de Genève par Vincent Ferrier au ministre général des Frères prêcheurs, Jean de Puinoix, en décembre 1403, dans laquelle il décrit la mission qu'il est en train d'accomplir dans les Alpes, et la lettre adressée au Pape Benoît XIII, en juillet 1412, dans laquelle il s'explique sur sa prédication apocalyptique développée au fil des années (1). Ainsi se dessine le cadre de l'enquête; Vincent Ferrier parcourt un pays déchiré, les vallées alpestres, haut-lieu du Valdéisme et terrain dans un passé proche d'une violente action inquisitoriale, il y développe un thème fascinant, celui de la venue de l'Antichrist et de l'imminence de la fin du monde. Dès lors, le thème de la réflexion s'impose. A partir de ces données, a-t-on la possibilité d'évaluer l'influence de cette présence ardente à la fois dans le temps bref d'une structuration pastorale et dans la longue durée de l'histoire des mentalités ? Peut-on percevoir autre chose que ce qu'une première lecture des textes suggère, un passage missionnaire, dans l'histoire toujours la même de vagues inquisitoriales sans cesse recommencées jusqu'à la veille de la Réforme (2) ? Avec la conclusion implicite que cela i mplique, autant en emporte le vent... Rien n'a changé après, puisque l'histoire est la même et que les deux communautés antagonistes campent sur les mêmes positions et vivent dans le même affrontement. Après la croisade de François Borrel au XIVe siècle, celle d'Albert Cattaneo à la fin du XVe siècle. ** (1) Pour la bibliographie générale sur saint Vincent Ferrier, voir E. Delaruelle..., L'Eglise au temps du Grand Schisme et de la crise conciliaire (1378-1449), Paris, 1964, colt. Fliche et Martin, 14, 2, p. 639-642 et 1071-1073. P. Fagès, Histoire de saint Vincent Ferrier, 1 901; la lettre à Jean de Puinoix figure dans l'appendice, p. XXI-XXIII et la lettre à Benoît XIII, ibid., p. LXXV1-LXXXV; voir également id., Notes et Documents sur l'histoire de saint Vincent Ferrier, 1 905, p. 44 et 46, n. 4; le travail critique essentiel reste celui de S. Brettle , San Vincent Ferrer und sein litterarischer Nachlass. (Vorreform Geschichtl. Forschungen), Münster-en-Westphalie, 1924, 213 p.; pour la lettre à Jean de Puinoix, voir p. 49-50, et pour la lettre à Benoît XIII, p. 171-173, P. Guillaume, Saint Vincent Ferrier dans les Alpes, dans Annales des Alpes, 1 909, p. 65-73; Chanoine Roux, Saint Vincent Ferrier et les vallées vaudoises du diocèse d'Embrun, Gap, 1920. E. Delaruelle, L'Antéchrist chez S. Vincent Ferrier, S. Bernardin de Sienne et autour de Jeanne d'Arc, dans l' Attesa dell'età nuova nella spiritualità della fine del Mediero, convegno del Centro di Studi sulla spiritualità medievale, 3, Todi, 1960, éd. 1962, P. 37-64; rééd. dans É. Delaruelle, La piété populaire au Moyen Age, Turin, 1975, p. 329-354. (2) J. Marx, L'Inquisition en Dauphiné. Etudes sur le développement et la répression de l'hérésie et de la sorcellerie du XIV` siècle au début du règne de François I", Paris, 1914, rétmp. Laffitte, Marseille, 1978, 294 p. 144 L'analyse du témoignage personnel de Vincent Ferrier repose d'abord sur la lettre adressée de Genève à Jean de Puinoix, ministre général des Frères prêcheurs, le 17 décembre 1403. Au moment où il se prépare à entrer dans le diocèse de Lausanne pour y poursuivre sa mission, il évoque ce qu'a été son existence errante depuis vingt et un mois. L'espace géographique parcouru est décrit. Il a visité les vallées vaudoises du diocèse d'Embrun, Vallouise, L'Argentière et Freissinières, la Lombardie, le Montferrat, les vallées vaudoises du Piémont, la Savoie dans sa partie alpestre correspondant aux diocèses de Maurienne, de Tarentaise et d'un archiprêtré de celui de Grenoble. Il se trouve maintenant dans le diocèse de Genève, prêt à entrer dans celui de Lausanne dont l'évêque le supplie de venir. Il ne laisse rien ignorer de la durée de ses séjours missionnaires; il a passé trois mois dans les vallées embrunaises, treize mois dans le large espace lombard, il est en Savoie depuis cinq mois. Ce séjour a d'ailleurs été précédé de deux ou trois autres dans le diocèse d'Embrun entre 1399 et 1402, dit-il sans préciser davantage; d'autres suivront en Italie septentrionale (3). On constate ainsi que ses missions sont tout autre chose que des passages météoriques; elles se caractérisent par une longue présence et par des retours fréquents. La lettre précise aussi l'intensité de la mission. S'excusant d'avoir tant tardé à écrire à son ministre général, Vincent Ferrier explique qu'il prêche chaque jour deux ou trois fois, qu'il célèbre une messe solennelle et qu'il en est donc réduit à préparer ses sermons en voyageant. Quant au monde qu'il parcourt, il est silhouetté avec une rare acuité en quelques lignes incisives : face au néant de l'Église silencieuse, l'exubérance du paganisme de ceux qui sacrifient au Soleil et croient aux sorcières, et dans les vallées vaudoises, l'efficacité et l'intensité d'une prédication vigoureuse par les missionnaires hérétiques. La lettre adressée au pape d'Avignon, Benoît XIII, d'Alcaniz, le 27 juillet 1412, répond à ses questions concernant la prédication relative à l' Antichrist et au Jugement Dernier, dont Vincent Ferrier apparaît désormais comme le spécialiste. L'inquiétude née des excès des flagellants qui l'entourent explique à l'évidence l'attitude réticente du pape, tout comme les réserves de Gerson, gardien scrupuleux de l'orthodoxie, quelques années plus tard. Le lien entre une prédication de style apocalyptique et l'appel à la pénitence est certain. Vincent Ferrier lui-même souligne dans le sermon Attendite a falsis prophetis prononcé à Barcelone en 1413, dans la digression catalane relative à la discipline « Car sapiats, bona gent, que si la senténcia de Déu era donada contra alguna ciutat o regna e la gent feya penitencia, jo crech que tal senténcia seria revocada, car ja ès stada revocada e jo sé què die ». On souligne difficilement mieux la valeur pédagogique de la crainte du cataclysme imminent, expliquant le caractère paroxysmal des manifestations qu'elle déchaîne. Faut-il penser qu'il s'agit là d'une exaspération ultérieure de la prédication de Vincent, comme (3) Voir S. Brettle, op. cit., p. 51. 1 45 l'affirme en général la critique, ou doit-on considérer que ce thème figure déjà dans les sermons prononcés lors de ses premiers séjours alpestres (4) ? En fait, le texte me paraît formel, c'est le sens même que Vincent Ferrier donne à sa mission, liée à la révélation personnelle dont il fut l'objet. Les conclusions fondamentales du discours sont vigoureusement soulignées. Premièrement, temps de l'Antichrist et fin du monde coïncident. Une interprétation littérale du texte de la prophétie de Daniel 12 révèle qu'il n'y aura que quarante-cinq jours entre la mort de l'Antichrist et la Parousie. Deuxièmement, jusqu'à la venue de l'Antichrist, ce moment reste caché. Troisièmement, il était imminent lorsqu'apparurent dans l'Église saint Dominique et saint François, dont le rayonnement put éloigner la menace, grâce à l'intercession de la Vierge. Quatrièmement, le sursis s'achève maintenant, Vincent Ferrier en a la certitude par la révélation dont fut l'objet un religieux de saint Dominique, dit-il en parlant de lui-même, et par de multiples témoignages qu'il a recueillis, en particulier pendant son séjour de 1403. La première lecture du texte est évidente. De la certitude de l'imminence du Jugement découle l'appel angoissé à la pénitence et à la conversion des hommes. Une deuxième lecture s'impose : dans tous les cas, l'éveil des consciences passe par la grande tradition de la prédication mendiante. François et Dominique, loin de la concurrence qui opposa si souvent les leurs, apparaissent comme les deux frères, fondateurs d'ordres frères, dont la vocation s'exprime par la mission. Non pas seulement la mission enseignante des vérités et des devoirs de la foi, mais bien la mission dramatisée d'intercession, celle qui maintient le monde et obtient un sursis pour l'humanité pécheresse. Dans cet éveil des consciences, lui, Vincent Ferrier, fils de saint Dominique, a un rôle essentiel à jouer par la volonté de Celui qui le choisit comme légat, avant même que le pape ne ratifie sa désignation. C'est là l'origine de son départ vers les vallées alpestres. â* Il convient dès lors de s'interroger sur l'appel qu'il perçut en 1398 et qui l'arracha à l'entourage de son compatriote, le pape Benoît XIII dont il était le confesseur, pour inaugurer une existence nouvelle, celle de prédicateur populaire itinérant qu'il mena jusqu'à la fin de son existence. Missionnaire, Vincent Ferrier l'était, virtuellement, depuis sa profession en 1367, à l'âge de dix-sept ans environ, chez les Frères prêcheurs. Mais il (4) Lettre de Jean Gerson, du 9 juin 1417, invitant Vincent Ferrier à se rendre au concile de Constance et à s'éloigner des flagellants qui l'accompagnent, dans P. Glorieux, Oeuvres de Gerson, t. 2, p. 201. Le sermon « Attendite a falsis prophetis » sur Mt. 7, 15, pronconcé le 13 août 1413 à Barcelone, est édité par J. Perarnau, Sermones de Salit Vincent Ferrer en los manuscritos de Barcelona, Biblioteca de Catalyuna, 477, y Avignon, Musée Calvet, 610, p. 626- 642; voir en particulier p. 639. Voir les sermons prononcés à Fribourg en 1404 dans S. Brettle, op. cit., p. 1 73-195. 10 146 est certain que cet homme de près de cinquante ans changea tout à coup de registre, expérimenta une véritable conversion qui radicalisa sa conception missionnaire. Rompant avec son existence passée, il se lança dans une voie nouvelle, caractérisée par vingt ans d'errance ininterrompue dans une bonne partie de la Chrétienté d'obédience avignonnaise. Comment expliquer cette mutation, pourquoi entendit-il cet appel en ces années cruciales ? On ne saurait négliger l'influence des circonstances immédiates. Le caractère désormais inextricable du Schisme éclatait aux yeux de tous, et la soustraction d'obédience du royaume de France en juillet 1398 sanctionnait la reconnaissance de l'impossibilité de parvenir à une solution par les voies « normales » espérées. Après la faillite du recours au compromis, commençait la lente maturation de la solution conciliaire qui ne pourra s'imposer qu'au terme d'un cheminement lent et douloureux (5). Le bouleversement des consciences modelées depuis la réforme grégorienne par l'exaltation de la primauté de Pierre et par les effets d'une centralisation croissante qui manifestait concrètement l'idéal unitaire et monarchique, se traduisit par une intensification de la réflexion angoissée sur le signe annonciateur de la fin, sur l'Antichrist. Non pas seulement l' Antichrist au simple sens polémique du terme, celui qui apparaît inévitablement pour désigner l'adversaire dans tous les conflits médiévaux où le pouvoir spirituel est intéressé et que les tenants des factions adverses ne manquèrent pas d'invoquer dès 1378, mais bien cette force mystérieuse et hostile dont les apôtres percevaient avec acuité l'action et que l'effort des générations chrétiennes ultérieures a tenté d'historiciser en l'individualisant et en le nommant, avec une angoisse décuplée dans les périodes particulièrement instables (6). Nombreuses à la fin du XIII' siècle, dans les remous de l'échec des Croisades et les polémiques liées à la pauvreté au sein de l'ordre franciscain, ces spéculations se multiplièrent au XIV' siècle à l'époque des Papes d'Avignon. L'influence du courant joachimite, celle de la controverse contre une papauté aux prises avec les Spirituels et d'autant plus vulnérable que le succès de son enracinement dans le monde en faisait, aux yeux de ses adversaires, un défi permanent aux renoncements évangéliques, tout comme le poids des malheurs du temps, expliquent l'exubérance des prédictions. Une génération avant le Schisme, Jean de Roquetaillade multipliait les annonces de la catastrophe du fond de la prison où s'engloutissait sa vie souffrante de prophète de malheur. D'Orient où l'avance turque réactualisait les prophéties contemporaines de (5) B. Montagnes, Saint Vincent Ferrier devant le Schisme, dans Genèse et débuts du Grand Schisme d'Occident, Avignon, 25-28 sept. 1978, Colloques internationaux du CNRS, éd. Paris, 1980, p. 607-613. (6) D. Verhelst, La préhistoire des conceptions d'Adson concernant l Antichrist, dans Recherches de Théologie ancienne et médiévale, 40, 1973, p. 52-103. J. Alexander, Medieval Apocalypses as Historical Sources, dans The American Historical Review, 73, 1 968, p. 997-1017. Depuis le colloque, La fin des Temps, Terreurs et prophéties au Moyen-Age. Préface de G. Duby , traduction et post-face de Ch. Carozzi et H. Carozzi-Taviani, Paris, 1982, 237 p. 1 47 la conquête islamique, serait arrivé le texte connu comme « lettre du Grand Maître des Hospitaliers de Rhodes » annonçant, en 1385, que l'Antichrist était déjà né. 1387, 1396, 1400 étaient aussi des dates proposées (7). En fait, l'intensité particulière en cette fin du XIV' siècle du courant « historicisant », tendant à déterminer les modalités et le moment de la catastrophe, ne doit pas voiler la persistance « augustinienne » de l'angoisse apostolique qui fait du combat contre l'Ennemi toujours présent et de l'appel à la conversion une nécessité de tous les temps, bien au-delà des accidents de l'histoire et de ses ruptures. L'enseignement de Robert d'Uzès, tout comme celui de Pierre-Jean Olivi, dont Vincent Ferrier s'inspira dans son Traité de la Vie spirituelle, restaient connus dans le milieu avignonnais. C'est là, en ce foyer hypersensibilisé, où retentissaient tous les conflits et où aboutissaient toutes les expériences, que Vincent Ferrier vivait le drame de l'Église depuis 1395 (8). Que l'appel qu'il entendit ait été pour lui le moyen de dénouer le noeud gordien d'une fidélité à Benoît XIII dont la légitimité pouvait, dès ce moment, ne plus lui paraître aussi sûrement fondée, est probable. Mais ce n'est ni par la fuite, ni par la polémique qu'il manifesta l'angoisse qui l'étreignait. L'appel de Dieu le précipita vers les hautes vallées alpestres investies par ceux qui ne pouvaient être à ses yeux que les semeurs de l'hérésie, c'est-à-dire, justement, les faux prophètes, missionnaires de l' Antichrist. « Légat du Christ », il situe sa mission dans l'histoire d'une fidélité au précepte évangélique adressé aux Douze d'enseigner les Nations. Il y a trois moments, dit-il, dans le temps de la prédication à toute la Terre, en lesquels se résume l'histoire; le temps apostolique, puis celui des saints Dominique et François et des leurs; il y aura enfin dans les quarante-cinq générales : É. Dupré-Theseider, L'Attesa escatologica durante il periodo (7) Études avignonese, dans Congrès... Todi, op. cit., 1 962, p. 65-126; M. Reeves, The influence of Prophecv in the later Middle Ages. A studi in Joachimism, Oxford, 1969, XIV, 574 p.; R. Manselli, Premessa alla Ricerche sull' influenza della profezia nel basso Medio Evo, dans BuIL Istit. Stor. ital., 82, 1 970, p. 1-12; H. de Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, I, de Joachim à Schelling, Paris, 1978, 414 p.; R. Rusconi, L'Attesa della fine. Crisi della società, profezia ed Apocalisse in Italia al tempo del grande Scisma d'Occidente (1378-1417), Istit. Istorico Italiano per il M.E., 115-118, Rome, 1979, 282 p. Pour les hétérodoxes, voir A. Molnar, Le mouvement préhussite et la Fin des temps, dans Communio viatorum, 1, 1958, p. 27-32; pour Jean de Roquetaillade, voir J. Bignami-Odier, Etudes sur Jean de Roquetaillade, théologien, polémiste et alchimiste. Histoire Littéraire, 41, 1981; sur la « lettre du Grand Maître des Hospitaliers de Rhodes », voir R.É. Lerner, Refreshment of the saints : The time after Antichrist as a station for earthlr progress in medieval thought, dans Traditio, 32, 1976, p. 97-144, notamment p. 139. (8) Pour Robert d'Uzès, voir J. Bignami-Odier, Les visions de Robert d'Uzès O.P. (+ 1296), dans Archivium Fratrum Praedicatoru,n, 25, 1 955, p. 258-310; pour Pierre-Jean Olivi et les siens, R. Manselli, Spirituali e Beghini in Provenza, Rome, 1959, 357 p.; et L'idéal du spirituel selon P.J. Olivi, dans Cahiers de Fanjeaux, 110, 1975, p. 99-126; le Traité de la vie spirituelle de saint Vincent Ferrier est publié dans P. Fagès, OEuvres de saint Vincent Ferrier, t. 1, Paris, 1909, p. 17-47; l'influence de P.J. Olivi sur lui est étudiée par A. Sisto, Pietro di Giovanni Olivi, il B. Venturino de Bergamo e S. Vincente Ferrari, dans Rivista di Storia e Litteratura religiosa, 1, 1 965, p. 268-273. 1 48 jours ultimes entre la mort de l'Antichrist et la Parousie, le temps de quelques prédicateurs parmi les survivants de la persécution. Fils de saint Dominique, il est l'un des missionnaires du deuxième temps, celui du sursis où il est encore possible d'obtenir de la miséricorde de Dieu. Un délai dans l'exécution d'une sentence implacable que les péchés des hommes ont provoquée. Eu moment où le Christ brandissait les trois flèches dont il allait frapper le monde, la Vierge médiatrice, dit la Légende de saint Dominique, intervint pour lui présenter les deux apôtres nouveaux, Dominique et François, sur les épaules desquels reposait désormais la lourde charge d'amener les hommes à la pénitence. Il n'est que trop évident qu'ils ont échoué jusque parmi les leurs qui s'affrontent. Seule donc l'infinie miséricorde de Dieu peut expliquer le songe dont Vincent malade fut l'objet. Il vit le Christ, accompagné de Dominique et de François, s'avancer vers lui pour le guérir du contact de sa main, en lui demandant « d'aller par le monde en prêchant, comme ces saints précédents l'avaient fait, et d'ordonner ainsi sa prédication avant la venue de l'Antichrist, à la correction et à la conversion des hommes ». On voit par là d'emblée l'esprit de cette prédication. Il s'agit de provoquer le choc profond par l'évocation de l'imminence du cataclysme. Dramatisation, caractère paroxysmal en découlent nécessairement, et ce d'autant plus que le monde qui l'accueille est tout prêt à l'entendre. La lettre à Jean de Puinoix éclaire parfaitement, en quelques touches incisives, l'état religieux des régions qu'il parcourt. Il y souligne l'importance des éléments païens; la sorcellerie sévit dans les hautes vallées et, dans les diocèses de Genève et de Lausanne, on rend, paraît-il, un culte au soleil le lendemain de la fête du Corpus Christi, et on tient des Confréries du Saint-Orient. En ce qui concerne les vallées vaudoises, l'antagonisme est clairement diagnostiqué entre le vide sans phrase qui caractérise l'Église -les gens, dit-il, n'ont pas entendu de prédication depuis trente ans en Val Cluson- et la vitalité de l'hérésie. Les Vaudois constituent une communauté religieuse structurée, de cette structure à la fois souple et efficace qui caractérise le mouvement. Il a rencontré, et d'ailleurs converti, un évêque installé en Val Luzerne , il y a des écoles en Val d'Engrangé et les missionnaires venus des Pouilles parcourent deux fois par an les vallées. C'est là l'évocation d'une situation bien enracinée dont il faut préciser les éléments. Le vide pastoral qu'il dénonce dans le diocèse de Turin correspond très exactement à l'analyse de Pierre Ameilh, à la génération précédente, en ce qui concerne le diocèse d'Embrun dont il venait de recevoir la charge. Dans une supplique adressée en 1366 à Urbain V, il dénonçait le dénuement et l'indigence du clergé paroissial, le recrutement misérable et donc la faiblesse doctrinale qui en étaient les conséquences normales, et sollicitait l'établissement d'une mission permanente qui, seule, permettrait de faire face au péril (9). (9) P. Ameilh, La correspondance de Pierre Ameilh, archevêque de Naples, puis d'Embrun (1363- 1369), éd. par H. Bresc, Paris, 1972, 787 p., Sources d'histoire médiévale, 1 49 Eu lieu du relèvement espéré, ce fut une période dramatique qui s'ouvrit presque aussitôt pour son diocèse. Alors que de nombreux bénéfices étaient déjà vacants du fait de la misère, la guerre des Provençaux accumula les ruines à la fin d'août 1368. Chorges, Guillestre et les paroisses voisines furent ruinées; le couvent des Frères mineurs d'Embrun fut détruit et il fallut en reloger d'urgence les occupants sous peine de les voir partir, avec les conséquences dramatiques que cela impliquerait, « ... propter errores heresium qui dampnabiliter ... scatériunt ex quadam parte diocesis hujus » (10). Incapables de vivre dans ces ruines, des desservants de paroisses prirent la fuite et les témoignages des années ultérieures attestent la lenteur de la reprise. En 1396, trente-six desservants du diocèse étaient encore excommuniés pour n'avoir pas acquitté ce qu'ils devaient à la Chambre apostolique depuis si longtemps; parmi eux, ceux de Freissinières, de L'Argentière et des Vigneaux. C'est au début du Schisme seulement, dix ans après la destruction, qu'on envisagea la reconstruction du couvent des Frères mineurs d'Embrun et c'est en fait dans les dernières années de celui-ci, en 1413, que les travaux commencèrent effectivement. C'est en plein Schisme, en 1388, plus de vingt ans après l'appel angoissé de Pierre Ameilh, que fut fondé le couvent de Briançon. L'insuffisance dramatique de l'Église contraste avec la vigueur des foyers vaudois. E défaut d'une pastorale efficace, ce fut donc par la répression qu'on tenta de déraciner l'hérésie. Au moment où Vincent Ferrier entreprenait ses missions, une véritable guerre religieuse sévissait depuis des décennies. L'action conduite par le franciscain François Borrel en 1383 et 1384 dans les vallées du diocèse d'Embrun et dans la partie dauphinoise des vallées piémontaises du diocèse de Turin laissa des cicatrices telles qu'un demi-siècle plus tard, les habitants de Val Cluson se plaignaient de leur misère devant les enquêteurs chargés de la révision des feux des communautés de la vallée, en rappelant comment leurs parents avaient dû fuir la persécution et combien peu étaient revenus (11). Cet épisode n'est lui-même qu'un élément dans l'histoire d'une longue action répressive dont l'importante publication de l'historien italien Grado G. Merlo relative aux Vaudois du diocèse de Turin au XIV° siècle, montre toute l'ampleur. Les procès publiés et minutieusement analysés de Giaveno, en 1335, des Valli di Lanzo en 1373, ceux de 1387, de 1395, témoignent de la découverte par les inquisiteurs d'un véritable pandemonium d'hérésies variées, le syncrétisme cher aux analystes. Toute la région est parcourue par des missionnaires de toute nature où anciens béguins et fraticelles coexistent avec les authentiques barbes vaudois. Leur message largement entendu, comme le prouve le nombre d'assistants connus aux assemblées, se colore en cette fin du XIV' siècle d'une évidente attente (10) Ibid., p. 573 et suivantes, notamment lettres 386, 401, 402, 403. (1l) Cf. A.D. Isère, B 2736, f.96 v°; P. Paravy, L'Église et les communautés dauphinoiseàdl'âgeadéprsion,Cahe1d'Hst9oir,7149p. eschatologique ainsi que le montre le procès de Jacques Ristolassio, jugé à Chieri en 1395 (12). Ainsi, au-delà des affrontements, un front de sensibilité se révèle sur lequel il convient de s'interroger en abordant le problème fondamental de la prédication de Vincent Ferrier dans les hautes vallées. ** La lettre à Benoît XIII est particulièrement précieuse pour connaître le climat qui caractérise ses missions. Ceux qui l'écoutent le nomment; il est pour eux l'Ange de l Apocalypse, ce qui traduit bien évidemment la fascination exercée par le personnage, mais qui tout autant correspond à un choix du mode d'expression, à un registre témoignant d'une sensibilité et d'un ordre de préoccupations révélateurs. Ceux qui l'écoutent en i mplorent l'aide et la guérison. Ce sont particulièrement les possédés qui s'adressent à lui et cette spécialisation vaut d'être soulignée; elle permet de percevoir son rôle de catalyseur des manifestations d'angoisse. Le combattant par excellence attire les puissances démoniaques et provoque par sa seule présence l'affrontement. Enfin, ceux qui l'écoutent en informent et en répercutent à la fois les obsessions, dans une dialectique subtile. De ce point de vue les précisions données sur l'imminence de la venue de l'Antichrist sont d'un particulier intérêt. Les témoignages les plus explicites ont été recueillis pendant son premier séjour de 1403 en Lombardie et en Piémont. En Lombardie, un homme arrivé de Tuscie a apporté la révélation reçue par des ermites de cette région que l'Antichrist venait de naître. En Piémont, c'est un marchand vénitien digne de foi qui rapporta le miracle qui venait de se produire dans un couvent de Frères mineurs d'outre-mer, où deux novices, ravis en esprit aux yeux de tous pendant la célébration des Vêpres, se réveillèrent au monde en clamant ensemble d'une voix forte qu'en cet instant même l'Antichrist venait de naître, en cette même année 1403. Des ermites, des Frères mineurs... il est facile de constater que du côté orthodoxe comme du côté vaudois, le mode de propagation est étonnamment le même. D'autres témoignages sont invoqués, bien qu'avec une précision moindre : ceux de « nombreux auditeurs » dit-il, soulignant au moins par là une large convergence; ceux de possédés aussi, qui viennent se faire exorciser et dont l'occupant satanique traqué est contraint à l'aveu avant de disparaître au cours de l'exorcisme. Plus que tout autre témoignage enfin, lui paraît un signe irréfutable la présence mystérieuse d'êtres maléfiques, d'apparence concrète et saine, prêts à s'évanouir à la première investigation critique quant à leurs personnes de démons déguisés. Preuve s'il en est du désordre régnant désormais dans le monde. (12) G.G. Merlo, Eretici e Inguisitori nella società pieniontese del Trecento, Turin, 1 977, 316 p., voir en particulier p. 39, 59, 74, 155-157. La lettre date de 1412. Elle globalise donc l'ensemble d'une expérience qui s'est prolongée en d'autres lieux au-delà des premiers séjours évoqués ici et qui n'a pu qu'être exaltée et développée par les vicissitudes du Schisme, au moment des événements de Perpignan, de Gênes et du concile de Pise. Il me paraît pourtant difficile d'y déceler le résultat d'une évolution toute récente qui aurait radicalisé sa pensée (13). L'importance attachée - aux témoignages lombards et piémontais de 1403 me paraît montrer l'accord profond, dès ce moment, des préoccupations de Vincent Ferrier et de celles de ses auditeurs, et donne le ton des propos échangés. Qu'il y ait eu, au demeurant, une particulière sensibilisation dans les années 1400 dans la recherche et la lecture des « signes » de la colère divine est évident. C'est à Chieri, au printemps de 1399, que se manifesta pour la première fois la procession pénitente des Bianchi, avant que ses adeptes, dont quelques-uns pratiquaient la flagellation, ne gagnassent Gênes, avant de prendre la route de Rome (14). Les deux chroniqueurs toscans qui constituent les sources essentielles de l'étude du mouvement, Giovanni Sercambi de Lucques et Luca Dominici de Pistoia, s'accordent sur le récit du miracle initial qui détermina le mouvement. Le Christ s'apprêtait à détruire le monde et, à l'intercession de la Vierge, accepta de modérer sa sentence pourvu que les hommes se livrent à des processions pénitentielles salvatrices dont la médiatrice définit les modalités. Le Christ de la vision initiale ne brandit pas les flèches vengeresses du récit de la Légende de saint Dominique et se présente comme un jeune homme mystérieux, qui charge le paysan solitaire qu'il vient d'aborder d'aller jeter trois pains trouvés miraculeusement, dans une fontaine apparue tout à coup en ce lieu desséché. C'est près de la fontaine que le paysan apprit de la Vierge, qu'il ne put identifier jusqu'à ce qu'elle se fût nommée, que chacun des pains représentait le tiers du monde : on retrouve là le schéma de l'Apocalypse de la destruction progressive. Quant au lieu du miracle, les auteurs divergent et, à leur suite, tous les analystes. L'Angleterre, dit Sercambi. Quant à Dominici, il le situe « nelle parti del Delfinato, di là da Alessandria tre giornate o quasi, secondo che publicamente si dice ». A défaut de pouvoir trancher, il faut remarquer que peu de régions se prêtent autant à ce moment que celle que nous évoquons ici, à la manifestation d'inquiétudes communes. Lier le mouvement à la prédication de saint Vincent n'est pas possible dans la mesure où c'est en novembre 1399 qu'il quitta Avignon (15). Il faut cependant constater le (13) R. Rusconi, L'Attesa..., op. cil., chap. 6, p. 219 et suivantes. (14) A. Frugoni, La devozione dei Bianchi del 1399, dans Congrès... Todi, op. cit., 1 962, p. 232-348; É. Delaruelle, Les grandes processions de pénitents de 1349 et 1399, dans Il tnorimento dei Disciplinati nel 7' Centenario dal suo inizio (Perugia, 1260) - Atti del conregno Internazionale, Pérouse, 1960, éd. 1962, p. 109-145, et dans La piété populaire..., op. cil., p. 278-313; F.V. Morton, The Bianchi Morement of 1399: ils individuel characteristics and chronologr, The University of Wisconsin Ph. D., 1973, 209 p.; Cronache di Ser Luca Doininici, a cura di G.C. Gigliotti, Pistoia, I, p. 50-57, chap. 1. (15) S. Brettle, op. cit., p. 49. 1 52 même ébranlement des esprits, une « déstabilisation » générale propice aux manifestations pénitentielles dans la période courte et dramatisée des années 1400. ** De l'enseignement abondant de Vincent Ferrier lors des premières missions évoquées par la lettre à Jean de Puinoix, les sermons prononcés à Fribourg lors du carême de 1404 apportent un écho précieux (16). Dans cette série de seize textes consacrés à l'appel à la pénitence et à l'exaltation du Christ Sauveur, quatre sont relatifs à l'Antichrist et aux fins dernières. L'Antichrist : l'arrivée de l'Antichrist, fléau annonciateur du Jugement, est i mminente. La Fin du monde : le Jugement sera précédé de la fin du monde dans l'embrasement général de ce qui fut. La résurrection des morts : elle viendra retirer les âmes du lieu où elles sont dans l'attente de la Parousie. Le Jugement enfin : le Christ présidant le tribunal final, selon Matthieu 25, fera la séparation des élus et des damnés, voués désormais à leur destin éternel. La description de l'événement grandiose est classique. La seule originalité de Vincent Ferrier est l'évocation de la brièveté du temps qui séparera la mort de l'Antichrist de la fin. Il n'y aura que quarante-cinq jours, conformément à une interprétation littérale de la prophétie de Daniel 12, plus tard reprise dans la lettre à Benoît XIII. De la catastrophe i mminente, dans un dramatique temps court, à la salutaire conversion, le procédé est pédagogiquement efficace (17). En fait, au-delà, c'est bien l'appel à la pénitence et à la conversion à une vie véritablement chrétienne qui constitue l'essentiel du message. Cette vie de chrétien authentique est nettement silhouettée. Elle i mplique l'adhésion à un univers défini, fortement organisé. L'au-delà est connu, avec ses quatre lieux bien délimités, le Paradis, l'Enfer, le Purgatoire, les Limbes. Le Chrétien se prépare par une vie rigoureusement encadrée; il se repose le dimanche, respecte les fêtes, acquitte la dîme, rendant ainsi à Dieu une part du temps et de la terre qu'il a donnés à l'homme. Il reçoit le Christ Sauveur une fois par an à Pâques, il obéit aux commandements, respecte les clercs, même coupables, et accepte les censures ecclésiastiques; il prie matin et soir et la prière commence normalement par le signe de la croix. On constate ainsi la force du geste et du rite, jusqu'au seuil de la manifestation intériorisée qu'est la prière. Peut-on préciser le contenu spirituel de la foi dont les manifestations sont si pédagogiquement exprimées ? En fait, c'est moins à cette exploration que ces sermons convient, qu'à celle de la conscience de ceux qui 1 53 se damnent. Les occupants de l'Enfer sont les obstinés, les désespérés, les i mpénitents, les usuriers, les blasphémateurs, les parjures. L'Antichrist, leur capitaine à tous, se manifeste par ses dons, l'or et l'argent qui attirent les avares, l'honneur et la gloire offerts aux superbes, la luxure qui perd les jouisseurs. Il se manifeste aussi par des miracles, de faux miracles qui inversent l'ordre de la nature pour attirer les crédules dans ses filets; il provoque les disputes, l'impuissance qui frappe les docteurs, incapables de défendre l'orthodoxie; enfin, seulement, il inflige des tourments et des supplices. Ses oeuvres sont l'hypocrisie qui fait pulluler les antichrétiens dans le monde d'aujourd'hui; ce sont aussi les faux miracles, l'exaltation des juifs et l'hérésie propagée par les faux prophètes, signes par excellence de l'Antichrist. Au terme de cette évocation, la conclusion s'impose. L'Antichrist est partout, il est dans la conscience coupable du pécheur, c'est certain, mais il exerce aussi son action ouvertement et à tout instant dans le monde. Et c'est en fonction de cette présence qu'on peut en déchiffrer le sens. Des forces antagonistes, en blanc et noir, s'y affrontent, miracles et antimiracles s'y opposent. L'Autre peut être l'Ennemi. Ainsi l'Antichrist se dilue-t-il à l'échelle de l'univers et du temps de l'Histoire; il est certain qu'à ce stade les spéculations sur le moment précis de sa naissance, tout en constituant un incontestable stimulant pour la conversion des pécheurs et en présentant l'avantage pédagogique de « dater » à l'intention des auditeurs qui ne peuvent percevoir les données de la conscience qu'en fonction de la durée, rythmée par l'événement, perdent une grande partie de leur intérêt. Dès lors, est-ce bien la « modération » qui est la caractéristique essentielle de cette conception de l'Antichrist, comme l'analysait naguère Etienne Delaruelle, moins sensible au procédé pastoral, qu'à la projection dans un futur régénéré qu'impliquait l'élan spirituel qu'elle avait pour but de provoquer (18) ? Il me semble plutôt que le caractère diffus, ubiquiste et permanent de cette présence aboutit au contraire à une dramatisation, d'ailleurs conforme, en son essence, à l'enseignement apostolique. Il s'agit de ressusciter la ferveur des communautés primitives, tendues dans l'attente de la Parousie toute proche, dès avant que cette génération ne passe. Mais dans cette perspective, ce n'est pas seulement la conscience de chacun qu'il faut purifier, c'est bien aussi le monde au sens objectif du terme, marqué tout entier par cette présence. L'intérêt se déplace ainsi de l'intériorisation vers la chasse à l'ennemi, son identification et son jugement. Enfin, pénitence, purification et sacralisation sont indissociables. Une conception religieuse globale se dégage où la part des rites, des formes personnelles ou collectives, a une importance au moins égale à celle de la lutte intérieure de chacun contre le péché. * ** (16) Voir S. Brettle, op. cit., p. 1 73-195, avec l'édition des sermons sur l'Antichrist, et sur les fins dernières. (17) J. Delumeau, La peur en Occident (XIV`-X VIII' siècles). Une cité assiégée, Paris, 1 978, 485 p. (18) E. Delaruelle, L'Antéchrist..., art. cit., dans Congrès... Todi, 1 962, p. 46 et dans La piété populaire..., p. 336. 154 Il convient enfin de s'interroger sur ce qu'on peut percevoir des traces et de l'influence de ces passages missionnaires. Le témoignage de l'iconographie, d'après les fresques de Scarnafigi et de Santa Maria Assunta, près de Macello, en Piémont, permet de constater que dès avant 1430, le souvenir de Vincent Ferrier s'était cristallisé autour de trois thèmes essentiels : la mission reçue du Christ dans les termes de la lettre de 1412, la prédication et les pouvoirs thaumaturgiques, preuve aux yeux de tous de l'élection par Dieu, une génération avant la canonisation de 1455 (19). Il est certain, par ailleurs, que la présence du missionnaire coïncide avec le début d'une phase active de reprise religieuse dans les années 1400. A Embrun, on le sait, c'est en 1413 que les travaux commencent chez les Franciscains; à Briançon, la révision de feux de 1434 souligne la révolution accomplie dans l'espace urbain depuis les dernières enquêtes du XIVe siècle. Trente-six maisons dans une communauté de cent soixante-seize feux ont été détruites pour libérer l'emplacement nécessaire à la construction du couvent des Frères mineurs, et dès cette date, ils sont vingt-cinq à y vivre. Les missionnaires, si ardemment souhaités naguère par Pierre Ameilh, se sont enfin installés et enracinés à demeure. On ne peut évidemment établir une relation de cause à effet avec le passage de Vincent Ferrier. Du moins a-t-on la certitude que ses missions ont lieu au moment précis où la tendance s'inverse et où la reprise en mains se manifeste. A cet égard, sa présence a valeur de signe et il est certain que le relief qu'elle eut ne put qu'influencer durablement les manifestations du renouveau (20). Cet aspect n'est pas cependant le plus important et ce n'est pas à la brève durée d'une génération qu'il convient de limiter l'enquête. Au moment du procès de canonisation, l'hagiographe Pierre Ranzano insistait, dans une perspective à la fois optimiste et étroite, sur les conversions accomplies. Menacé, risquant sa vie, comme les inquisiteurs du XIV' siècle, quand il se présenta pour la première fois en Vallouise, Vincent Ferrier aurait obtenu des succès définitifs par le retour de nombreux Vaudois repentis dans le giron de l'Église . Sur la longue durée, les faits démentent cette simpliste apologie, s'il a reculé à Vallouise, le Valdéisme est plus vivant que jamais à Freissinières à la fin du XV' siècle quand Albert Cattaneo renoue avec la tradition de François Borrel (21). Par contre, à cette date, de manière beaucoup plus profonde, la coloration d'un comportement religieux me paraît acquise. L'ébranlement provoqué par ce rassembleur éclatant d'un courant multiple ne peut s'apaiser instantanément. On a la preuve que les bruits qui circulaient dans (19) F. Monetti, Una documentazione della presenza di Vincenzo Ferreri nel Pinerolese, dans Studi Piemontesi, 7, 1 978, p. 386-392; id., Preziosi affreschi a La Stella. Il primo ciclo pittorico su San Vincente Ferreri, dans Piemonte Vivo, 1 978, p. 40-45; voir également Giacomo Jaquerio e il gotico internazionale, Turin, 1979, p. 398-403. L'iconographie de Vincent Ferrier est développée dans le diocèse de Turin qui appartient au territoire inquisitorial dominicain, et non dans celui d'Embrun réservé aux Franciscains. Voir cependant la chapelle SaintVincent, près de Vallouise, dédiée au diacre dont il porte le nom. (20) P. Paravy, art. cit., p. 233-234. (21) Ranzano, dans AA.SS., Ap., 5 avril, p. 523 et suivantes. 15 son entourage en 1403 sur la naissance contemporaine de l'An ntichrest se sont pas éteints. Ce n'est pas un hasard si Manfred de Verceil entraîne ses flagellants sur les routes de la pénitence à partir de 1418 dans l'attente d'une fin imminente. L'Ennemi est maintenant parvenu à l'âge adulte (22). C'est dans les années 1415-1420 que commencent les grandes chasses aux sorcières du Dauphiné. On sait qu'il y avait des flagellants à Embrun au milieu du siècle. La Vierge d'Embrun se spécialise dans la guérison des épileptiques. Ainsi le rapprochement de ces indices permet-il de déceler la vitalité de l'un des aspects au moins du Christianisme du XVe siècle. La lutte contre l'Ennemi de toujours reste d'une perpétuelle actualité même lorsque la tension eschatologique s'apaise. Cela prouve à l'évidence, au-delà de l'accident, de l'événement, une diffusion durable et une influence profonde (23). *a C'est donc moins en fonction de la polémique catholiques- vaudois qu'il convient d'analyser les passages de saint Vincent Ferrier dans les hautes vallées, mais bien de manière plus générale en fonction d'une manière de vivre le Christianisme, spécifique et constante sur la longue durée. Il faut alors s'interroger sur la portée du « choc » missionnaire et sur l'ébranlement qu'il provoque (24). les institutions et le propos de vie qui en résultent ont ensuite pour rôle de l'apprivoiser et de l'intégrer à la durée. Il faut donc analyser comment il informe et structure profondément l'avenir, modelant durablement un type de sensibilité et de comportement religieux. Pierrette PARAVY Université des Sciences Sociales Grenoble II (22) R. Rusconi, Fonti e documenti su Manfredi da Vercelli, OP, et il suo movimento penitenziale, dans AFP, 47, 1 977, p. 51-107; id., Note sulla predicazione di Manfredi da Vercelli e il morimento penitenziale dei Terziari tnanfredini, i bid., 48, 1978, p. 93-135 et id., L'Attesa..., op. cit., chap. 6, p. 219 et suivantes. (23) Sur le début des chasses aux sorcières, voir P. Paravy, Quelques hypothèses de recherche basées sur l'étude des procès de sorcellerie du Dauphiné au XV' siècle dans Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIII` au XV` siècle, Table ronde organisée par l'École Française de Rome, 21-23 juin 1979, Rome, 1981, p. 119-130. (24) J. Delumeau, Un chemin d'Histoire. Chrétienté et christianisme, Paris, 1981, 286 p., voir p. 180 et suivantes