Choix des consommateurs et création de valeurs

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Choix des consommateurs et création de valeurs
Choix des consommateurs et création de
valeur
Fabienne Barthélémy
Centre de sociologie des organisations
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Deux niveaux sont à prendre en compte pour conduire un changement des
modes de consommation : la phase de conception et de production et le
comportement d’achat des consommateurs. Quelles sont les conditions pour
que le respect de l’environnement, la justice sociale ou l’équité économique
puissent fonder de nouvelles formes de création de valeur ? Comment les
consommateurs choisissent leurs produits, comment les offreurs décident de
l’évolution des produits ? Telles sont les questions soulevées dans cette
thématique.
La création de valeur dans une perspective de durabilité est au cœur de
l’économie de fonctionnalité. Elle a été définie par Walter Stahel et Orio
Giarini en 1986. Bien qu’au départ la réflexion n’est pas articulée à une
démarche de développement durable, elle désigne progressivement des
pratiques et recherches qui visent à articuler le développement économique et
le développement durable. Le principe de cette économie est de considérer que
substituer la location à la vente de biens permet de favoriser une réduction des
flux de matières et d’énergie. En restant propriétaire des biens qu’elle met à
disposition de ses clients, l’entreprise intègrerait dès leur conception la
question du recyclage des déchets qu’ils représentent (Bourg, Buclet, 2005).
Elle pourrait plus facilement contrôler le cycle de vie de leurs produits et les
recycler au terme de leur existence. L’éco-conception, c’est-à-dire l’intégration
des aspects environnementaux dans tout le cycle de vie du produit,
s’imposerait afin de minimiser les coûts liés au recyclage. Ce scénario permet
la mise en ouvre du développement durable, via une réduction des flux de
matières et d’énergie qui n’affecterait ni la croissance financière, ni la capacité
d’innovation des industriels. Certaines entreprises parviennent en effet à
augmenter leur chiffre d’affaires parce qu’elles produisent moins. L’exemple de
Xerox, cité par Berger (2006) et Bourg et Buclet (2005), est à ce titre
emblématique : cette entreprise a appliqué l’économie de fonctionnalité aux
1
photocopieurs, basée sur la gestion intégrée du cycle de vie des produits.
Ainsi, Xerox loue aux entreprises du matériel dont elle assure la maintenance,
et augmente de cette manière sa durée de vie, tout en parvenant à recycler
une grande part des composants. L’avantage environnemental est très net :
l’éco-conception permet de produire des objets qui ne deviennent que
tardivement obsolètes et, « là ou deux ou trois produits étaient nécessaires, de
n’en utiliser qu’un, donc de diminuer les déchets et la production pour la même
utilisation et le même chiffre d’affaires » (Berger, 2006).
La sociologie de la consommation nourrit également la réflexion autour de
l’adoption de systèmes plus durables en réduisant la focale sur les choix et les
comportements des consommateurs. Alan Warde propose une sociologie de la
consommation en important des concepts issus des travaux de Pierre
Bourdieu, Ulrich Beck et Anthony Giddens. Il s’éloigne de la conception
individualiste de la consommation telle qu’elle prédomine en économie et
psychologie pour discuter les pratiques ordinaires qui sont gouvernées par des
dynamiques qui échappent au contrôle de choix individuels des
consommateurs. Il contribue à conceptualiser la consommation comme
contrainte socialement, gouvernée par des normes, encline à la routinisation.
Dans son article co-écrit avec Dale Sourtherton et Martin Hand, il met en
évidence trois modes d’analyse de la consommation sous exploités dans la
définition de l’agenda public en matière de consommation durable. Le premier
concerne les contraintes et la régulation normative de la consommation. Le
travail de Pierre Bourdieu est mobilisé pour expliquer que les ressources
économiques, sociales et relationnelles prédisposent les groupes sociaux à
adopter certains modes de consommation propres à leur classe sociale. Le
deuxième mode d’analyse consiste en la routine qui s’installe dans les actions
quotidiennes. Warde et al. (2004) mobilisent le travail de Lupton qui considère
que « les préférences alimentaires peuvent s’exprimer d’une manière
totalement irréfléchie, comme le produit de l’acculturation et une partie des
habitudes de tous les jours » (1996, p. 155). Cela met en question l’opinion
qui considère qu’informer les consommateurs permet de changer leurs modes
de consommation. Il mobilise les théories de la modernisation écologique
(Spaargaren, 2004, 2006) qui mettent en évidence que le changement résulte
d’une modification des styles de vie. Changer un style de vie suppose qu’un
individu apprenne et s’approprie de nouvelles règles de comportement et
normes de conduite pour s’adapter au style de vie d’un nouveau groupe. Le
dernier mode d’analyse écarté par les politiques publiques concerne le fait que
les actions de consommation sont intégrées dans des pratiques et activités qui
nécessitent certains modes de consommation, non pas comme un choix mais
comme une nécessité de la pratique (conduire une voiture, travailler dans un
bureau, faire du sport). Toute consommation est intégrée dans une série de
pratiques sociales. Ces différents éléments mettent en lumière l’insuffisance
des positions qui considèrent que l’information du consommateur suffit à un
changement des modes de consommation. Cela met à mal aussi les actions qui
visent un mode de consommation spécifique (par exemple utiliser sa voiture)
sans prendre en compte l’ensemble des pratiques sociales dans laquelle cette
action est mise en oeuvre (par exemple : conduire ses enfants à l’école).Les
pratiques sociales ont une histoire et une trajectoire qui sont à analyser.
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Pourquoi les gens font-ils ce qu’ils font ? Telle est la question qui doit guider la
réflexion sur les modes de consommation. Afin de mettre en place des
stratégies destinées à changer les modes de consommation, il est nécessaire
de comprendre la complexité des pratiques sociales qui conduisent à
l’appropriation de produits et de services et de transformer ces pratiques
sociales. Warde souligne ainsi une piste de recherche intéressante qu'il
conviendrait aujourd’hui de mettre en oeuvre.
L’analyse de la dimension sociale des modes de consommation ouvre
également la question suivante : comment émerge un nouveau choix de
consommation ? Deux voies sont alors suivies par la littérature. La première
consiste à restituer les croyances et normes éthiques intériorisées qui
conduisent à l’appropriation de nouveaux produits. Nil Ozcaglar-Toulouse,
Edward Shiu et Deirdre Shaw analysent le choix des consommateurs pour
des produits issus du commerce équitable en mobilisant une forme renouvelée
de la théorie du modèle du comportement planifié développée par Ajzen en
1985. Cette théorie cherche à expliquer le comportement en reliant attitudes,
normes subjectives et intentions. Les auteurs y apportent une nouvelle
orientation en mettant en évidence que l’attirance des consommateurs pour
des produits issus du commerce équitable peut s’expliquer par l’intériorisation
de normes et de croyances éthiques. La deuxième voie consiste à restituer les
dynamiques de normalisation qui conduisent à l’appropriation d’un produit en
tant que processus croisant des pratiques sociales, des systèmes économiques
et des dispositifs technologiques. Elizabeth Shove (2000) traite la question de
l’émergence de nouveaux modes de consommation en analysant le processus
d’institutionnalisation et de normalisation des produits de consommation
courante que sont les réfrigérateurs. Elle met en évidence que la
consommation domestique est étroitement liée à la reproduction de ce que les
gens considèrent comme des modes de vie ordinaires et normaux. Elle
distingue trois phases qui conduisent au processus de normalisation des
réfrigérateurs. La première, impulsée par les promoteurs des réfrigérateurs
dans les années 1960-1970, consiste à convaincre les potentiels utilisateurs
d’adopter de nouvelles méthodes de préservation des aliments et à promouvoir
le réfrigérateur comme un symbole de progrès technologique. Une deuxième
phase (1970-1980) promeut le réfrigérateur comme une partie de l’économie
domestique : le développement des nouvelles technologies contribue à asseoir
un discours sur l’efficacité économique du réfrigérateur (réduction de la
fréquence des courses). Une troisième phase, au milieu des années 1980, est
orientée autour de la redéfinition des bénéfices du réfrigérateur en termes de
confort ; un nouveau discours émerge : le réfrigérateur permet de redistribuer
le temps et d’alléger certaines pressions de la vie quotidienne. Cela suggère
que les bénéfices et fonctions des produits changent avec le temps et que ce
processus de normalisation ne peut être compris qu’en restituant les systèmes
évolutifs d’approvisionnement alimentaire, modèles de pratiques domestiques
et de dispositifs technologiques. Corrélativement, le lien est fait avec le
développement de systèmes plus durables : celui-ci nécessite une nouvelle
philosophie de provision, de production et de demande et ne dépend pas
seulement des choix des consommateurs individuels situés en bout de chaîne.
Les stratégies visant à plus de durabilité supposent alors de prendre en compte
3
le design des systèmes de provision et les infrastructures technologiques qui
constituent l’environnement du produit.
Pour aller plus loin :
Ajzen, I, « From intentions to actions : a theory of planned behaviour », in :
Kuhl,, J., Beckman, J. (eds), Action-Control : from Cognition to Behaviour,
Springer, Heidelberg, 1985, pp. 11-39.
Berger, A., « L’économie de fonctionnalité, un modèle pour le développement
durable », AEDEV, 2 juin 2006, http://www.aedev.org/spip.php?article1318
Bourg D., Buclet N., « L’économie de fonctionnalité. Changer la consommation
dans le sens du développement durable », Futuribles, n°313, novembre 2005.
Erkman, S., Vers une écologie industrielle. Comment mettre en pratique le
développement durable dans une société hyperindustrielle, Paris : éd. Charles
Léopold Mayer, 2004.
Lupton, D, Food, the Body and the Self, London : Sage, 1996.
Shove, E., “Defrosting the Freezer : from Novelty to Convenience. A Narrative
of Normalization”, Journal of Material Culture, vol. 5(3), 2000, pp. 301-319.
Shove, E. Comfort, Cleanliness, and Convenience: The Social Organization of
Normality. New York: Berg, 2003.
Shove, E., Warde A., “Inconspicuous consumption : the sociology of
consumption, lifestyles and the environment”, in Dunlap, R. Buttel F., Dickens
P., Gijswijt A., (eds), Sociological Theory and the Environment : Classic
Foundations, Contemporary Insights, Lanham, MA : Rowman et Littlefield,
2002.
Southerton, D., Chappells H., Van Vliet B., (eds) Sustainable consumption: the
implications of changing infrastructures of provision, London: Edward Elgar,
2004.
Spaargaren, G., “The Ecological Modernization of Social Practices et the
Consumption-Junction”, Discussion-paper for the ISA-RC-24 conference
‘Sustainable Consumption and Society’, Madison, Wisconcin, June 2-3, 2006,
http://www.ksinetwork.nl/downs/output/publications/II6%20SpaargarenMadison2006.pdf
Spaargaren, G., “Sustainable consumption : a theoretical and environmental
policy perspective”, in Southerton, D., Chappells H., Van Vliet B., (eds)
Sustainable consumption: the implications of changing infrastructures of
provision, London: Edward Elgar, 2004, pp.15-31.
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Warde, A., “Introduction to the sociology of consumption”, Sociology, 1990, 24
(1), pp.1-4.
Warde, A., “Consumption and Theories of Practice”, Journal of Consumer
Culture, vol. 5 (2), 2005, pp. 131-153.
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