La vie religieuse, une vie eucharistique

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La vie religieuse, une vie eucharistique
Vies consacrées, 84 (2012-1), 18-27
La vie religieuse,
une vie eucharistique
Alors que les Constitutions des instituts prévoient généralement la participation quotidienne à l’eucharistie, la réduction du
nombre de prêtres en paroisse et celle d’aumôniers de maisons
religieuses, l’inadaptation de l’horaire ou la distance du lieu de la
célébration de semaine conduisent concrètement à espacer ce
rythme pour des communautés religieuses de plus en plus nombreuses. Comment penser cette évolution∞∞? Comment l’intégrer
dans le vécu spirituel tant personnel que communautaire∞∞? Comment vivre ce manque eucharistique ressenti par les religieuses et
religieux∞∞? Comment aider responsables et religieux ou religieuses
de chaque communauté à réfléchir à cette situation∞∞? L’intuition
d’une nécessaire recherche commune sur ces questions a conduit
les supérieurs majeurs, hommes et femmes, du diocèse de SaintBrieuc (Bretagne) à vouloir organiser en 2010 un temps de formation pour les responsables des communautés. L’objectif visait à
mieux saisir la dimension eucharistique de nos vies consacrées.
La situation vis-à-vis de l’eucharistie
L’enquête préalable à la formation a concerné plus de la moitié des quatre-vingt communautés du diocèse et a fait apparaître
que le manque d’eucharistie en semaine concerne une communauté sur deux. Pour la plupart, il s’agit d’un jour ou deux sans
messe. Quelques-unes cependant en sont à une ou deux célébrations par semaine, voire, situation rare, à aucune messe pendant
la semaine. Ces derniers cas concernent plutôt de petites communautés rurales. Les maisons-mères et les maisons de retraite
bénéficient d’un accompagnement satisfaisant. Quelques difficultés spécifiques, outre l’absence de célébration, ont été mises
en avant dans les réponses∞∞: le changement d’horaire ou la suppression de la messe lorsqu’il y a des obsèques∞∞; l’éloignement
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entre la communauté et le lieu de la célébration∞∞; la nécessité
d’un déplacement, parfois en soirée et en hiver, vers l’église de
l’ensemble paroissial. Ces deux derniers points doivent être
reliés à l’âge moyen élevé des religieuses de ces communautés.
Sans être dramatique, cette situation ne peut qu’interroger,
d’autant qu’elle est en constante évolution défavorable et que cela
joue sur le ressenti des personnes. Elle peut être généralisée
­au-delà du diocèse. S’il est illusoire de revendiquer un «∞∞droit à
l’eucharistie∞∞» de part la Règle de l’Institut, l’éclairage du passé
nous apprend que la communion fréquente a seulement un siècle
pour elle. Auparavant, la piété eucharistique s’était reportée vers
l’adoration eucharistique, le salut au Saint-Sacrement et les processions de la Fête-Dieu. Cela ne peut qu’inciter à relire l’histoire
de l’institut et les Règles successives dans les contextes successifs
traversés, pour relativiser la situation actuelle. Adalbert de Vogüé,
à la lecture des règles et des écrits monastiques du premier millénaire, montre la lente évolution depuis la messe hebdomadaire le
dimanche jusqu’à la messe quotidienne des moines1. Cependant,
il faut affronter la situation présente qui place des religieux et religieuses formés à une époque d’abondance dans des situations
actuelles de «∞∞manque∞∞». Quelques instituts, des provinces ou des
couvents, environ un sur cinq, ont lancé des réflexions internes
sur la pratique eucharistique. Un numéro de La Maison-Dieu
s’était déjà intéressé à la question en 20052, en s’appuyant sur plusieurs témoignages de consacrées. La prise de conscience est
réelle mais les réflexions pour accompagner le mouvement sont
peu fréquentes. Il y avait donc place pour un temps de formation
inter-congrégations sur ce sujet lancinant qui va de pair avec le
marasme des paroisses∞∞! Le parcours de la session entrelaçait trois
dynamiques∞∞: l’approfondissement de l’intelligence de l’Eucharistie, le vécu spirituel du groupe dans les eucharisties prévues et
les temps de prière mettant en avant des perspectives pour une
vie eucharistique. Rappelons d’abord quelques éléments de la
doctrine eucharistique et ses implications.
1. A. de Vogüé, «∞∞Le passage de la messe du dimanche à la célébration quotidienne
chez les moines (IVe-Xe siècle)∞∞», dans La Maison-Dieu, 242, 2005-2, p. 33-44.
2. La Maison-Dieu, n° 242, 2005-2. L’un des articles titrait précisément∞∞: «∞∞La vie religieuse apostolique, une vie eucharistique∞∞», p. 119-126.
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Chaque eucharistie engage l’existence
Pour le chrétien, l’eucharistie n’est pas un dû, mais un don.
Cette courte sentence introduisant le premier exposé de Serge
Kerrien3 a le mérite d’être efficace pour situer à la bonne place le
«∞∞manque∞∞» d’eucharistie. Elle fournit une clé de lecture essentielle pour la bonne compréhension de l’Eucharistie, à partir
d’une notion-clé de l’encyclique de Jean-Paul II sur l’Eucharistie
(2003)∞∞: «∞∞Si c’est par le don de l’Esprit-Saint à la Pentecôte que
l’Église vient au jour et se met en route sur les chemins du monde,
il est certain que l’institution de l’Eucharistie au Cénacle est un
moment décisif de sa constitution. Son fondement et sa source,
c’est tout le Triduum pascal, mais celui-ci est contenu, anticipé
et ‘concentré’ pour toujours dans le don de l’Eucharistie. Dans
ce don, Jésus Christ confiait à l’Église l’actualisation permanente
du mystère pascal. Par ce don, il instituait une mystérieuse
‘contemporanéité’ entre le Triduum pascal et le cours des siècles∞∞»
(Ecclesia de Eucharistia, cité EE n° 5, §2). Ce thème revient plus
loin∞∞: «∞∞L’Église a reçu l’Eucharistie du Christ son Seigneur […]
comme le don par excellence, car il est le don de lui-même, de sa
personne dans sa sainte humanité, et de son œuvre de salut∞∞»
(EE n° 11, §2). En ce sens, l’eucharistie constitue la source de la
vie chrétienne à laquelle chacun vient puiser et chaque communauté religieuse et paroissiale se renouveler. Le conférencier
invitait chacun à s’interroger sur sa manière de préparer et de
vivre la messe, surtout quand le nombre de célébrations décroît.
Cela implique un «∞∞art de célébrer le dimanche∞∞», car il y a une
différence de niveau de sacramentalité entre l’eucharistie du
dimanche, celle de la communauté chrétienne comme ‘mani­
festation en mémorial’ de la Passion-Résurrection, et l’eucharistie de semaine réunissant quelques personnes autour du prêtre.
D’où une question précise∞∞: en communauté, comment «∞∞vivre
selon le dimanche∞∞»4∞∞?
La réception de ce formidable don de Dieu aux hommes
implique deux démarches∞∞: l’action de grâce pour cet échange
3. Serge Kerrien est diacre permanent, membre de l’équipe épiscopale du diocèse de
Saint-Brieuc, ancien membre du CNPL et formateur en liturgie.
4. Benoît XVI, Le Sacrement de l’Amour, n° 72, 2007.
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avec Dieu par son Fils et le don de nous-mêmes en contre-don.
Cette exigence n’est autre que celle de saint Paul aux Romains
qui les invite — et nous aussi — à «∞∞vous offrir vous-même en
sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu∞∞: ce sera là votre culte
spirituel∞∞» (Rm 12,1). Ce sacrifice spirituel doit interpeller particulièrement une personne consacrée∞∞: qu’apporte-t-elle avec les
offrandes présentées à la messe∞∞? Et comment ce don d’ellemême débouche-t-il sur la vie quotidienne toute donnée à Dieu,
depuis le jour de sa profession au cours d’une célébration eucharistique∞∞? «∞∞Proclamer la mort du Seigneur ‘jusqu’à ce qu’il vienne’
(1 Co 11, 26) implique, pour ceux qui participent à l’Eucharistie,
l’engagement de transformer la vie, pour qu’elle devienne, d’une
certaine façon, totalement ‘eucharistique’. Ce sont précisément
ce fruit de transfiguration de l’existence et l’engagement à transformer le monde selon l’Evangile qui font resplendir la dimension eschatologique de la Célébration eucharistique et de toute
la vie chrétienne∞∞: ‘Viens, Seigneur Jésus’ (Ap 22, 20)∞∞» (EE, n° 20).
Faire mémoire de Jésus, comme il nous y invite à la Cène, est une
actualisation du dynamisme de la Résurrection dans nos vies,
bien au-delà des célébrations. Dans l’injonction de Jésus, «∞∞faites
cela∞∞», le «∞∞cela∞∞» ne renvoie pas simplement à la célébration
rituelle mais à l’ensemble du don fait par Jésus. L’Évangile de Jean
rappelle opportunément, à la place du récit de la Cène, le «∞∞faites
cela∞∞» du lavement des pieds. Dans un point de vue suggestif
s’appuyant sur une constante tradition de l’Eglise, Jean Rigal
demande aux chrétiens d’ouvrir les trois Tables, celles de la
Parole, de l’Eucharistie mais également celle de la Fraternité5.
Le sacrement du Frère constitue le critère d’une vraie réception
de l’eucharistie. Ces éléments de fond ont été mis en relation
avec les textes liturgiques des deux célébrations de la session que
les participants étaient invités à vivre autrement.
Les questions ouvertes de l’enquête préalable à la session ont
porté sur le vécu spirituel des religieux et religieuses. Les réponses
témoignent sous forme condensée de l’intériorisation réelle
d’une spiritualité eucharistique qui s’élargit à toute l’existence.
En voici quelques témoignages significatifs. «∞∞L’Eucharistie est le
5. «∞∞Ouvrir les trois Tables∞∞», dans le numéro de La Croix du 21 juin 2008.
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centre de notre vie spirituelle∞∞: un temps pour rendre grâce,
accueillir la Parole et le Pain pour vivre au quotidien le mystère
pascal∞∞». «∞∞L’eucharistie comme Don, comme vie donnée, est au
cœur du dynamisme de notre vie, comme le chemin de Charles
de Foucauld, une vie donnée, ‘mangée’, où il accepta d’être même
privé de l’eucharistie. D’après nos Constitutions, notre vie se
nourrit à la Table du Pain, de la Parole et du Frère. Le but de notre
vie est le Don total à nos frères et sœurs en humanité∞∞». «∞∞C’est le
centre de ma vie de prière, elle m’aide dans ma mission∞∞: voir le
visage de Jésus dans chaque malade. Participer authentiquement,
c’est nous identifier à Jésus en assumant ses propres attitudes
de service et de sacrifice∞∞». «∞∞Dans l’eucharistie, c’est Dieu qui se
donne à moi dans son Fils, un mystère qui me fait vivre. A la messe,
j’apporte le pain de ma vie, celui du monde pour qu’il soit pris
dans le don du Christ et je le reçois transfiguré pour le partager
avec les autres∞∞». «∞∞Elle n’est pas un dû, mais un donné, elle n’est
pas un rite, mais une vie, elle n’est pas statique, mais toujours à
découvrir et à approfondir∞∞». Ces propos sur la dimension existentielle de l’eucharistie s’accordent avec la présentation qu’en
fait François Cassingena-Trévedy dans un volume de ses Étincel­
les. Il suggère de parler de la «∞∞poétique existentielle∞∞» de l’eucharistie. Dans quel sens∞∞? «∞∞Dans la plénitude de ses moyens et de
sa liberté à l’écoute du Père, Jésus se fait pour nous, en cet instant
crucial de son convivre (convivium) avec nous, le poète de sa
propre existence… La position toute fondamentale de Jésus
dans l’existence est en vérité une pro-position, pour nous∞∞»6.
Vivre en bien-aimé
Le thème d’une vie pleinement eucharistique a été développé
de façon très originale par le prêtre et auteur spirituel de renom
Henri Nouwen (1932-1996) qui a vécu essentiellement aux USA
et au Canada. Dans un texte adressé à Fred, un ami juif agnostique qui lui a demandé d’écrire de façon simple en pensant à lui
et à ses semblables, Nouwen a réuni l’essentiel de la vie spirituelle sous cinq termes-clés∞∞: vivre en bien aimé, comme être
6. Fr. Cassingena-Trévedy, Étincelles III, Paris, Ad Solem, 2010, p. 165.
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choisi (pris), béni, rompu (brisé) et donné (livré)7. Ce texte remarquable, citant peu la Bible, s’avère susceptible de nourrir une
spiritualité eucharistique de toute la vie et s’appuie évidemment
sur les fondamentales déclarations de filiation qui rythment
chaque évangile synoptique (baptême et transfiguration) et sur
les quatre étapes de la Cène et de ses figures (multiplications des
pains, Emmaüs…)∞∞: Jésus prit le pain, le bénit, le rompit et le
donna à ses disciples… «∞∞Un mot a émergé de mon cœur∞∞: c’est
le mot ‘bien-aimé’. Fred, voici ce que je veux te dire∞∞: Tu es le bienaimé∞∞!∞∞». «∞∞Pour identifier ces mouvements de l’Esprit dans notre
vie, il m’a semblé utile d’employer quatre mots∞∞: pris, béni, rompu
et donné… Ces mots résument ma vie chrétienne parce que je
suis appelé à devenir pain pour le monde∞∞: du pain qui est pris,
béni, rompu et donné… Je les ai choisis parce que j’ai appris, à
travers eux, comment devenir le bien-aimé de Dieu∞∞». Ce point
de départ a nourri une veillée de prière pour susciter une spiritualité eucharistique personnelle. Quelques échos bibliques ont
répondu aux explications de Henri Nouwen.
Nous sommes choisis par Dieu, ainsi débute le parcours.
«∞∞Bien avant que quiconque ait posé les yeux sur nous, Dieu nous
contemple de ses yeux amoureux. Bien avant que quiconque
nous ait entendus pleurer ou rire, Dieu nous entend. Bien avant
que quiconque nous ait adressé la parole en ce monde, la voix de
l’amour éternel nous parle. Notre valeur, notre caractère unique
et notre individualité ne nous sont pas donnés par ceux que nous
rencontrons pendant notre brève existence chronologique, mais
par Celui qui nous a choisis dans un amour éternel, un amour
qui existe depuis l’éternité et qui durera pour l’éternité∞∞». «∞∞Tu
vaux cher à mes yeux, tu as du poids et je t’aime∞∞», proclame tendrement le prophète Isaïe (Is 43, 4). Jésus le souligne à sa façon∞∞:
«∞∞Je ne vous appelle plus serviteurs, …∞∞; je vous appelle amis, car
tout ce que j’ai entendu auprès de mon Père, je vous l’ai fait
connaître. Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous
7. H. Nouwen, « Lettre à un ami sur la vie spirituelle », dans Chemins de passion,
­chemins du monde, Bayard, 2006, p. 81-163, original anglais∞∞: Life of the Beloved, 1993.
On peut aussi recommander, pour une nourriture spirituelle substantielle, son commentaire de la peinture fameuse de Rembrandt sur le fils prodigue, Le retour de
l’enfant prodigue, Bellarmin, 2002.
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ai choisis et institués pour que vous alliez, que vous portiez du
fruit et que votre fruit demeure∞∞». (Jn 15, 15-16). Pour des consacrés, cette élection divine prend prioritairement le visage séduisant de Jésus-Christ magnifiquement mis en vers par Didier
Rimaud dans cette hymne à l’Homme au cœur de feu∞∞: il nous
invite à le suivre en son retournement, en son abaissement…
Propos qui résonne fortement avec le thème de la sequela Christi.
Nous sommes bénis par Dieu. Nouwen nous éclaire sur ce
deuxième temps∞∞: «∞∞Sans reconnaissance, il est difficile de bien
vivre. Offrir une bénédiction à quelqu’un est la plus grande reconnaissance que nous puissions lui manifester. Offrir une bénédiction crée la réalité dont elle parle∞∞». Dans son ouvrage, il témoigne
lui-même de façon émouvante du poids réel de la bénédiction
dans la communauté de l’Arche où il vivait alors. Saint Paul, de son
côté, «∞∞dit du bien∞∞» aux destinataires de ses lettres∞∞: «∞∞Sans cesse,
nous gardons le souvenir de votre foi active, de votre amour qui se
met en peine, et de votre persévérante espérance en notre Seigneur Jésus-Christ, devant Dieu notre Père, sachant bien, frères
aimés de Dieu, qu’il vous a choisis∞∞». (1 Th 1, 2-4) Cependant, sur
ce chemin, «∞∞il n’est pas facile d’entrer en silence et de faire taire
les nombreuses voix bruyantes et exigeantes de notre monde pour
découvrir la petite voix qui, au plus intime de notre être, nous dit∞∞:
«∞∞tu es mon enfant bien-aimé, je mets en toi toute ma joie∞∞».
Ce choix de Dieu s’accompagne de la souffrance, de la blessure. «∞∞Le moment est venu de parler de notre brisure. Tu es un
homme brisé. Je suis un homme brisé. Notre brisure est tellement visible et palpable, tellement concrète et précise, qu’il est
souvent difficile de croire qu’on puisse penser, parler ou écrire
sur autre chose que celle-ci∞∞». Les chants du Serviteur dessinent
le portrait que Jésus reprend à son compte, lui qui, en brisant le
pain, se rompt lui-même. «∞∞Il n’avait ni aspect, ni prestance telle
que nous le remarquions. Il était méprisé, laissé de côté par les
hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance… En
fait, c’était nos souffrances qu’il a portées, ce sont nos douleurs
qu’il a supportées et nous, nous l’estimions frappé par Dieu,
humilié∞∞». (Is 53, 1-4) Étape difficile, douloureuse, incompréhensible lorsqu’elle survient. «∞∞Il n’est pas difficile de nous dire∞∞: ‘tout
ce qui est beau et bon nous conduit à la gloire des enfants de
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Dieu’. Mais il très difficile de dire∞∞: ‘mais ne saviez-vous pas que
nous devons tous souffrir pour entrer dans la gloire∞∞?’ Cependant, notre attention les uns pour les autres nous invite à nous
aider afin de transformer notre blessure en chemin qui conduit
à la joie∞∞». «∞∞Entreras-tu dans son eucharistie∞∞? Rappelle-toi que,
dans son corps, il accueille ta mort∞∞!∞∞», chantons-nous sans peine,
sans sonder la profondeur et la concision de cette hymne.
«∞∞Nous sommes choisis, bénis et brisés pour être donnés.
Je crois que c’est uniquement en fonction du don que nous pouvons pleinement comprendre le choix, la bénédiction et la brisure… Notre humanité atteint sa plénitude dans le don. Nous
devenons de belles personnes lorsque nous offrons ce qu’il nous
est possible de donner∞∞». En modèle absolu, Jésus a conscience du
don qu’il fait, à une dynamique de profondeur qui conjoint son
humanité et sa divinité∞∞: «∞∞Moi je suis venu pour que les hommes
aient la vie et qu’ils l’aient en abondance… Le Père m’aime parce
que je me dessaisis de ma vie pour la reprendre ensuite. Personne
ne me l’enlève, mais je m’en dessaisis moi-même∞∞». (Jn 10, 10.17-18)
Par cette dernière étape du parcours de Nouwen, nous rejoignons
la notion du don qui a fourni ci-dessus les premiers éléments de
réflexion fondamentale sur l’eucharistie. Sa dynamique se projette sur toute l’existence de celui qui la célèbre.
Devenir eucharistie
«∞∞L’eucharistie ne se limite pas à la célébration. Notre vie est
eucharistique si elle est don de tout notre être, sacrifice, offrande,
signe du Royaume, action de grâce∞∞». Concrètement, comme nous
y invite ce témoignage recueilli dans l’enquête, quand on célèbre
moins souvent l’eucharistie, comment faire en communauté
pour nourrir ce mouvement existentiel∞∞? L’oratoire de la communauté constitue en soi un signe et une interpellation sur l’eucharistie qui rassemble la communauté en prière. Les participants
à la session ont été invités à envisager des pistes. S. Kerrien a
rappelé que d’autres formes de prière comprennent des points
communs avec l’eucharistie∞∞: un rassemblement communautaire, une écoute de la Parole, un accueil du don de la grâce et un
appel au contre-don. Il en va ainsi éminemment de la Liturgie
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des Heures — peu perçue à ce niveau par les participants —,
­première forme de prière quotidienne des premiers chrétiens
avant le passage à la messe quotidienne, mais aussi du chapelet,
de l’oraison, du partage biblique, de l’adoration eucharistique.
Ce qu’ont bien perçu les communautés qui ont témoigné de leur
réaction à la diminution des célébrations eucharistiques∞∞: «∞∞La
Parole de Dieu est objet de partage chaque semaine, en communauté et avec d’autres∞∞»∞∞; «∞∞L’adoration est le prolongement de
l’eucharistie∞∞: contemplation, offrande, intercession.∞∞» La dimension mariale de la spiritualité des consacrés peut se forger à
l’aune de la méditation de Jean-Paul II qui présente Marie comme
«∞∞femme eucharistique∞∞», par sa vie tout entière (EE n° 53, §3) et
fait le lien avec notre thème par l’introduction de l’institution de
l’Eucharistie dans les mystères lumineux du Rosaire.
Au-delà de ces temps de prière, c’est l’existence entière qui
est prise dans la démarche d’une vie eucharistique. «∞∞L’eucharistie est un ‘rendre grâce’ dans une Vie donnée, une Vie livrée dans
l’Action de grâce. Toute la vie de Jésus fut une eucharistie∞∞». JeanPaul II a souligné dans Vita consecrata (=VC) la dimension fondatrice de la conformation au Christ pour tous les consacrés∞∞:
«∞∞cette existence ‘christiforme’ ne peut être vécue que sur la base
d’une vocation spéciale et en vertu d’un don particulier de l’Esprit∞∞» (VC 14, et n° 16, 18). Le lien serré avec l’eucharistie transparaît dans le témoignage suivant. «∞∞L’eucharistie est le cœur de
ma vie spirituelle∞∞: ‘deviens ce que tu reçois’, la voie de l’assimilation. Je deviens vivante de la vie de Dieu qui se donne (voir le
signe de la goutte d’eau qui disparaît et devient vin). L’eucharistie me fait devenir ce que je mange∞∞».
Patrice de La Tour du Pin, dont la haute compréhension de
l’eucharistie transparaît dans son œuvre, a forgé quelques expressions surprenantes au détour de quelques hymnes de la Liturgie
des Heures∞∞: Au dernier pas de création / Viens faire l’homme
eucharistie∞∞!8 À la fête du Saint-Sacrement, nous chantons la
strophe suivante qui joue avec le verbe prendre (le geste de celui
qui vient communier, la saisie de nos vies par Dieu) et évoque les
thèmes de la commensalité avec Dieu, de la communion au
8. Prière du Temps Présent, p. 787.
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corps et au sang et la consanguinité divine qui en résulte pour
nous∞∞: nous devenons hommes de son sang∞∞:
Prenez son corps dès maintenant,
Il vous convie
A devenir eucharistie∞∞;
Et vous verrez que Dieu vous prend,
Qu’il vous héberge dans sa vie
Et vous fait hommes de son sang9.
On est ainsi renvoyé inéluctablement à la vigoureuse affirmation de saint Augustin sur la logique profonde de l’eucharistie∞∞:
«∞∞devenez ce que vous recevez∞∞: devenez le Corps du Christ∞∞»,
texte récemment mis en musique. Devenir eucharistie, toute une
vie pour s’y consacrer au rythme du don reçu de Dieu, de la
louange et du contre-don de soi-même…10. L’oraison suivante
résume ces thèmes eucharistiques de façon concise.
«∞∞Que nos lèvres, notre âme et toute notre vie proclament ta
louange, Seigneur∞∞; et puisque tout notre être est un don de ta
grâce, fais que notre existence te soit consacrée, par Jésus le
Christ notre Seigneur. Amen∞∞!∞∞»11
- F. Daniel Briant, f.i.c.p.
(Actuellement en Haïti)
Adresse de correspondance∞∞:
58 bis rue Jean Jaurès
FR-29100 Douarnenez
France
La raréfaction des Eucharisties quotidiennes a fait l’objet en France d’une
session de réflexion pour les responsables de communautés religieuses
féminines et masculines∞∞: comment mieux saisir la dimension eucharistique de nos vies consacrées, quand «∞∞manque∞∞» la célébration qui les fonde∞∞?
Partant d’une enquête préalable dans le diocèse de Saint Brieuc, ces pages
méditent sur quelques manières de découvrir des chemins plus profonds.
9. Prière du Temps Présent, p. 531.
10. Voir aussi mon commentaire théologique de l’hymne de Didier Rimaud, «∞∞Prenons
la main∞∞», paru dans la revue Esprit et Vie, n° 241, novembre 2011, p. 12-18, aux Éditions
du Cerf.
11. Prière du Temps Présent, p. 854.
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