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1
Henri REY
Centre de recherches politiques de Sciences Po
Paris
Congrès de l’AISP 2006 - Fukuoka
Panel : La crise de la participation politique en Europe et au Japon : abstention, déclin
de l’engagement politique, montée des populismes. ( Anne Muxel)
Crise du militantisme partisan et démocratie participative
Le rapprochement entre la crise du militantisme partisan et la mise en œuvre d’initiatives
de démocratie participative peut surprendre au premier abord. S’agit-il d’une simple
concomitance signalant par exemple l’obsolescence d’un phénomène et l’apparition d’un
autre ou peut-on établir une relation de causalité, directe ou indirecte, entre eux ?
La crise du militantisme partisan est engagée en France depuis plus d’une vingtaine
d’années. Elle se traduit dans la baisse tendancielle des adhésions, malgré des
fluctuations cycliques et la déformation vers le haut et vers le tard des caractéristiques
sociodémographiques des adhérents. Elle se manifeste aussi par la forte réduction de
l’activité développée au service du parti, le fléchissement des croyances et la
relativisation des loyautés à l’égard de la structure partisane et de sa direction et par
l’insatisfaction à propos du fonctionnement pyramidal de la forme parti, malgré
l’introduction de certaines réformes démocratiques.
Les initiatives de démocratie participative sont plus récentes et concernent avant tout le
niveau local. Si le thème de la participation a été omniprésent dans la rhétorique des
nouvelles politiques urbaines engagées depuis les années quatre-vingt dans les quartiers
en difficulté, c’est dans la vie politique municipale que seront expérimentées au cours des
années quatre vingt dix les premières structures participatives sous la forme de conseils
de quartier. Plus tard la loi Vaillant de 2002, dite loi sur la démocratie de proximité,
prescrira, en termes plutôt vagues 1 , la formation de tels conseils dans les villes d’au
moins 80 000 habitants. Dans les autres, leur création est facultative. Dans les faits les
1
A.Bévort, Pour une démocratie participative, Presses de Sciences Po, 2002.
2
premières expériences ont été souvent (mais non exclusivement) engagées dans des
municipalités gérées par le Parti communiste, un parti en fort déclin électoral et qui a vu
fondre le nombre de ses adhérents, et dans ce cas d’abord par des maires critiques à
l’égard de la direction de leur parti (Montreuil, Morsang sur Orge, Saint Denis), rejoints
ensuite par beaucoup de leurs collègues. La conquête par l’opposition de gauche de
plusieurs arrondissements parisiens aux élections municipales de 1995, avant celle de la
majorité municipale en 2001, s’est effectuée dans le cadre d’une étroite articulation avec
le mouvement associatif et s’est prolongée, là aussi, dans la création de conseils de
quartier. On peut identifier de la sorte plusieurs facteurs qui contribuent à l’émergence de
formes localisées de démocratie participative : la déstructuration des réseaux partisans
traditionnels, particulièrement dans l’exemple communiste, le rejet par les élus locaux
eux-mêmes d’une discipline interne et d’un fonctionnement partisan trop centralisé,
l’influence de mouvements associatifs porteurs d’une culture participative.
Le thème participatif se développe ainsi alors qu’apparaissent de plus en plus les limites
structurelles et culturelles de l’encadrement de la vie politique par les partis. On peut se
demander s’il y a bien une réelle compatibilité entre le schéma partisan et l’exigence
actuelle de participation, si les partis sont en mesure de modifier en profondeur leurs
relations
internes comme celles avec leurs sympathisants et leurs électeurs et si
l’implication dans les démarches participatives peut constituer une forme satisfaisante,
complète et générale d’association à la vie politique. Aujourd’hui les champs
d’application de la démocratie participative et de l’activité partisane ne se recoupent en
effet que très partiellement.
La crise du militantisme partisan
Elle comporte, on l’a vu, plusieurs dimensions : tarissement du recrutement, âge, statut
social et niveau d’études sans rapport avec la population générale, baisse d’intensité des
pratiques, insatisfaction à propos de la vie interne. Le militantisme traditionnel, tel qu’il
s’est défini de manière archétypique dans le cadre du mouvement ouvrier, avec ses traits
de dévouement désintéressé, de foi dans le progrès, de prosélytisme, d’activisme soutenu,
de pérennité dans l’engagement et de remise de soi a pour l’essentiel vécu. Cette figure
idéale n’a pas résisté à l’effondrement du communisme, à l’institutionnalisation du
3
syndicalisme et à l’expérience de gestion prolongée du gouvernement par les partis de
gauche. Ou, si l’on préfère, comme produit elle-même du messianisme révolutionnaire 2 ,
du syndicalisme d’action directe et des utopies cultivées dans une longue séquence
d’opposition, elle n’a pu se reproduire, sinon marginalement, dans d’autres matrices
(d’où par exemple la clôture rapide des interrogations sur l’analogie avec le militantisme
frontiste).
Le militantisme tel qu’il peut être observé aujourd’hui dans les partis de gauche
correspond à un état transitoire entre ce modèle traditionnel et de nouvelles formes de
participation partisane à la vie politique, qui commencent à peine à être expérimentées.
C’est en partie pour cela que ses limites actuelles se lisent sur un registre négatif, sous
l’angle essentiel de la dégradation de la situation antérieure et sous ce regard beaucoup
d’indicateurs sont au rouge :
Population
Adhérents
Adhérents
adulte >18 ans
socialistes
en
communistes en
au RGP de 1999
1998. Différence
1998. Différence
avec 1985.
avec 1979.
50 ans et plus
42%
67%
+ 28%
44%
+ 11%
Moins de 30 ans
21%
5%
- 2%
10%
- 14%
Ouvriers
27%
5%
- 5%
21%
- 25%
Cadres
12%
38%
+ 8%
22%
+
supérieurs
Supérieur
17%
au
17%
47%
+ 1%
27 %
n.c.
bac
2
Comme l’écrit M.Lazar, à propos du communisme ( Le communisme, une passion française, Perrin, 2001), la
doctrine sur laquelle repose un tel engagement est « un mélange de mythologie scientifique et de croyance
irrationnelle…qui institue une autorité permettant de déchiffrer le passé, de décrypter le présent et d’indiquer
l’avenir, capable de structurer et de codifier le croire communiste ».
4
Tableau :
les adhérents du PS et du PCF de 1998 comparés à la population française de 18 ans et plus et aux adhérents des
mêmes partis en 1985 (PS) ou 1979 (PCF). Les données sont extraites de l’ouvrage collectif : D.Boy et al. C’était la gauche plurielle,
Presses de Sciences Po, 2003.
Les données qui figurent dans le tableau montrent à la fois le décalage avec la population
générale et l’accentuation des tendances relevées au fil du temps : le vieillissement est
manifeste, particulièrement au PS, et le tarissement du recrutement dans les jeunes
générations obère alors lourdement le devenir de ces formations. La quasi disparition des
classes populaires au PS, la forte diminution des ouvriers au PCF et l’accroissement
simultané de la représentation des couches supérieures, très éduquées, renversent (dans le
cas du PS) ou effacent (dans celui du PC) la définition sociale modeste du recrutement.
Les caractéristiques sociodémographiques, et tout autant culturologiques de leurs
adhérents, tendent à constituer ces partis, le parti socialiste au premier chef, en isolats
privilégiés, décalés par rapport à une grande partie du monde social. En relevant cela, on
a clairement en vue les surprises, déceptions et incompréhensions exprimées par ces
partis face à des comportements électoraux (avril 2002 et référendum sur le Traité
constitutionnel européen de 2005) qui déjouent leurs prévisions. Le mode partisan, mode
d’articulation entre les dirigeants politiques et les électeurs, qui avait fonctionné tant bien
que mal pendant des décennies, n’apparaît plus performant. D’une certaine manière c’est
bien ce que reflète la décrue rapide de la tonicité et de l’activité internes : le temps
consacré aux activités de parti est devenu très réduit. Seuls 10% des adhérents socialistes,
16% des communistes disent consacrer plus de 2 heures par semaine à leur parti et près
d’un quart des adhérents sont plutôt de pure forme puisqu’ils emploient moins d’une
heure par mois à ces activités. S’agissant des adhérents socialistes, pour lesquels la
comparaison est possible avec les réponses à une question semblable posée 13 ans plus
tôt, la rétraction des pratiques proprement partisanes se lit dans l’effondrement du
budget-temps. Ils étaient alors 4 fois plus nombreux à militer plus de 2 heures par
semaine. Dans ces conditions une partie substantielle et parfois la totalité du temps est
consacrée aux réunions internes et la fréquentation régulière de ces réunions (autour de
70%) n’a pas varié durant la même période. On touche ici à une sorte d’invariant ultime
de la vie partisane.
La faiblesse relative de l’implication dans les pratiques militantes a certainement un
rapport avec le caractère limité des satisfactions retirées de l’engagement dans le parti.
5
Les adhérents se sentent-ils écoutés par les dirigeants, ont-ils le sentiment de participer à
la vie du parti, apprécient-ils comme efficace le fonctionnement de l’organisation ? Dans
l’enquête réalisée en 1998 auprès des adhérents socialistes 3 , nous avions posé plusieurs
questions relatives à cette dimension, telles que : Êtes-vous d’accord ou non avec les
propositions suivantes ? : 1) « Les dirigeants du parti ne sont pas très attentifs à ce que
pensent les adhérents », 2) « le travail des adhérents n’est pas souvent reconnu », 3) « les
partis en général sont plus intéressés à représenter les électeurs que les adhérents ». Parmi
les 12000 réponses, 73% sont tout à fait ou plutôt d’accord avec la première proposition,
81% avec la seconde, 77% avec la troisième. La conscience d’avoir une prise limitée
sinon dérisoire sur les choix partisans est très répandue comme celle d’appartenir à un
tout autre univers que celui des dirigeants. L’adhérent cherche alors, non sans difficulté,
sa place entre le monde des dirigeants et l’électeur, objet de toutes les attentions. Cette
situation inconfortable ne conduit cependant pas la majorité d’entre eux à apprécier
comme non démocratique le fonctionnement partisan (seuls 35% sont d’un tel avis). La
possibilité de débattre en toute liberté et de conserver ses propres opinions, même quand
elles sont hétérodoxes, contribue à ce sentiment et permet de distinguer le PS des
formations plus autoritaires. Un tel fonctionnement où prévaut la dissociation entre les
sphères dirigeantes et la base et marqué par une forte autonomie réciproque des instances
et des niveaux d’organisation rapproche le PS du parti stratarchique décrit par
Eldersveld 4 puis Kesselman. L’autonomie ne signifie pas pour autant l’absence de
contradictions. On en est même arrivé, dans le cas du PS, au point où, pour une partie des
dirigeants les caractéristiques sociodémographiques des adhérents et plus encore leurs
habitus militants 5 ont paru former un obstacle essentiel au développement et à la
modernisation du parti. La tentative, apparemment assez aboutie, d’ouvrir largement les
portes de leur formation, en changeant les conditions de l’adhésion6 , après l’abandon
d’une initiative précédente (les adhérents du projet), destinée elle aussi à assouplir les
règles du recrutement, en résulte. Elle conduit, en même temps qu’à un renouvellement
3
H.Rey, F.Subileau, C.Ysmal, Les adhérents socialistes en 1998, Cahiers du Cevipof n°23, 1999.
S.J. Eldersveld, Political Parties, A Behavioral Analysis, Rand McNally &Company, 1964.
- M. Kesselman, « Système de pouvoir et cultures politiques au sein des partis politiques français », Revue
française de sociologie, Vol.16, N°4, 1982.
5
Fondés notamment sur la méfiance à l’égard
des nouveaux venus, en raison d’une forte rigidité de la représentation par courants, sur un goût prononcé pour
les joutes oratoires ou un certain degré de relativisme acquis au fil d’expériences contrastées.
6
Possibilité d’adhérer par internet, baisse du montant de la cotisation à 20 euros pour les nouveaux e-adhérents,
large campagne sur la possibilité de choisir le candidat socialiste à l’élection présidentielle. Au 1er juin 2006,
80 000 personnes rejoignaient ainsi le PS qui comptait avant cette campagne exceptionnelle moins de 120 000
adhérents.
4
6
très significatif de la base du parti, à redéfinir la nature de l’échange qui s’établit entre
cette base et la direction. Déliés d’une obligation, au moins postulée dans la norme
militante antérieure, à un engagement substantiel et pérenne qu’ils observaient de moins
en moins, les membres du parti sont avant tout impliqués dans quelques actes majeurs de
la vie interne : le choix d’un candidat, le vote d’un document d’orientation. L’archétype
du parti comme instance de débat et comme foyer d’élaboration collective d’une
orientation politique tend à faire place au parti de supporters, s’engageant pour faire
triompher leur candidat favori et dispensés d’argumenter plus au fond les raisons de leur
choix. Aussi en même temps que s’estompe la dimension délibérative (dont on a vu les
dysfonctionnements) de la vie partisane, des règles démocratiques sont introduites pour
formaliser les relations entre la base et la direction : élection directe, par les adhérents, du
dirigeant du parti, élection directe du candidat du parti à l’élection présidentielle ainsi
que de la plupart des candidats aux élections législatives, introduction du referendum
interne. La régulation de la vie interne impose la mise en œuvre de procédures formelles
d’autant plus nécessaires que la substance même de l’entente partisane a été ramenée au
strict minimum.
Ces évolutions ne peuvent être dissociées de deux grandes tendances qui débordent
largement le cercle restreint des partis : les transformations profondes affectant toutes les
formes de militantisme, aussi bien associatif ou syndical que partisan et l’exigence
croissante d’une participation élargie. Sur le premier point les travaux de J.Ion et du
Cresal 7 apportent un éclairage important. Ils soulignent la montée en puissance d’un
militantisme à la carte, révélateur, notamment, d’une représentation profondément
modifiée du temps. « Non plus : demain sera meilleur qu’aujourd’hui; mais demain
risque d’être pire qu’aujourd’hui. C’est l’idée de risque qui devient centrale… ».La
fragilisation des identités collectives et « la prégnance du court terme » sur les stratégies
de court ou moyen terme, adossées aux grands récits devenus inaudibles transforment
considérablement les objets et les modes d’action du militantisme. L’ancienne formule
associant continuité de l’engagement (reflétant le statut social), projection confiante dans
un avenir meilleur et acceptation d’une hiérarchie et d’une discipline, tend à être
remplacée par une nouvelle, mêlant engagement à la carte, crainte de l’avenir et relations
horizontales égalitaires.
7
J.Ion, S. Franguiadakis, P.Viot, Militer aujourd’hui, Cevipof-Autrement, 2005.
7
Sur le second point, l’exigence d’une participation élargie, il s’agit d’un mouvement qui
s’inscrit dans une longue histoire et qui accompagne l’évolution des formes du
gouvernement représentatif. En suivant les métamorphoses qui l’affectent, selon le terme
et l’analyse désormais classique de Bernard Manin 8 , après la démocratie des partis,qui en
définissait le second état idéal-typique, c’est la démocratie du public qui tend à
s’imposer. Favorisée par une scolarisation de masse et la large diffusion de l’information,
elle se caractérise par une personnalisation de la relation entre électeurs et dirigeants,
l’obsolescence des engagements programmatiques, d’accomplissement peu réaliste dans
le cadre d’économies ouvertes ou encore par la manifestation permanente de l’opinion
publique, qui exerce sa pression sur les gouvernants à travers les sondages. Dans ce cadre
la remise de soi à des organisations et à des dirigeants n’est plus vraiment de mise; des
citoyens, de plus en plus nombreux, estiment, à tort ou à raison, pouvoir donner leur avis
sur à peu près tout et beaucoup ressentent une certaine frustration à n’avoir formellement
à le faire que dans de brefs moments électoraux. La démocratie représentative et avec elle
les partis qui assurent son fonctionnement suscitent une large insatisfaction dont
témoignent à la fois les manifestations de défection (abstentionnisme électoral,
dépréciation du personnel politique, crise du militantisme) et celles de prise de parole
(mouvements protestataires, usages détournés du bulletin de vote).
La mise en œuvre des initiatives de démocratie participative
C’est dans ce contexte que tendent à se multiplier, de manière encore modeste, diverses
initiatives de démocratie participative : conseils de quartier, budgets participatifs,
conférences de citoyens ainsi que le recours à des referendum, parfois sans statut légal 9 .
Une des premières fonctions consiste à répondre à une situation de désaffiliation
partisane largement engagée 10 . Comme telles, les « actions quartier » organisées dans des
villes de l’ancienne banlieue rouge constituent moins, à l’origine, un support de
participation politique élargie qu’un dispositif destiné à pallier le vide provoqué par
l’affaiblissement des réseaux partisans et aussi, dans une moindre mesure ou dans
8
B.Manin, Principes du gouvernement représentatif, Calmann-Lévy, 1995.
Comme ces consultations organisées par des municipalités communistes de banlieue sur le droit de vote des
étrangers avec un corps électoral étendu pour la circonstance aux résidents étrangers de la commune.
10
M.H.Bacqué, Y.Sintomer, « Affiliations et désaffiliations en banlieue. Réflexion à partir des exemples de
Saint Denis et d’Aubervilliers », Revue française de sociologie, mai 2001.
9
8
d’autres cas, la création d’un lien original avec leurs administrés pour des maires en
délicatesse avec leur parti d’origine. La défaillance et/ou la prise de distance avec
l’encadrement partisan posent la question d’un mode d’articulation avec une population
locale, souvent à forte composante étrangère.
Dans les villes et quartiers populaires où depuis longtemps la frange qui participe aux
consultations électorales ne dépasse guère 15 à 20% de la population résidente1 (ainsi les
votants aux élections municipales de 2001 représentaient 17% de la population recensée
à Saint-Denis, 18% de celle de Bobigny, 23% de celle de Montreuil et les listes des
maires élus l’ont été respectivement par 8,5%, 11,1% et 9,6% des habitants de leur
commune), la question est posée avec acuité, dans la mesure où la légitimité du
gouvernement local ne peut procéder seulement d’un électorat aussi restreint. On peut
concevoir que s’établit alors plus qu’une réassurance par la mise en place des démarches
participatives mais que se dessine bien un deuxième pilier du pouvoir local, dont
l’importance politique va au-delà du statut légal, consultatif, qui lui est concédé. La
tension entre légalité et légitimité est assez forte pour que, même s’ils savent bien qu’en
dernière instance le droit de dire le dernier mot leur appartient et s’ils le rappellent à
l’occasion, les détenteurs du pouvoir local ne s’aventurent pas à prendre de décision
d’importance sans s’être assurés, par l’ensemble des moyens d’enquête et de consultation
dont ils disposent, qu’ils ne verront pas se dresser contre eux leurs administrés.
La gestion des populations privées de droit de vote 11 en raison des pressions exercées par
l’extrême droite xénophobe sur des majorités parlementaires frileuses conduit à engager
avec plus de nécessité encore la démarche participative dans les villes de banlieue. Celleci offre un cadre adapté et une alternative à la gestion par transaction avec certains
représentants des communautés à laquelle sont réduits les maires et qui, en dehors du
caractère parfois arbitraire du choix des interlocuteurs, contribue paradoxalement à
ethniciser 12 les relations entre la puissance publique et la population résidente.
Ainsi les motivations premières à la mise en œuvre de démarches participatives par des
maires de banlieue sont assez lisibles mais il serait inexact et réducteur de rapporter ces
expériences à la seule ancienne banlieue rouge. Quand le PS met en place à partir de
1995 des conseils de quartier dans certains arrondissements de l’Est parisien, il entend
11
Rappelons que l’engagement avait été pris il y a exactement 25 ans, en 1981, par F.Mitterrand, alors candidat à
la Présidence de la République, d’accorder aux étrangers non européens, sous certaines conditions, le droit de
vote aux élections locales. Ce n’est toujours pas le cas.
12
Au sens où l’entend V.Geisser dans son livre Ethnicité républicaine, Presses de Sciences Po, 1997.
9
devenir le porteur d’une culture participative et introduire un autre modèle de gestion de
la vie municipale que celui instauré par J.Chirac dans la capitale et qu’incarne alors son
successeur à la mairie de Paris, J.Tibéri. La victoire partielle de la gauche est en effet liée
à la mobilisation d’associations de quartier, notamment dans les 19ème et 20èmes
arrondissements de Paris. Ces premières expériences dans le contexte parisien révèlent la
difficulté, pour les élus qui les initient, à passer d’un modèle de stricte délégation
représentative à une formule associant démocratie représentative et démocratie
participative. La difficulté n’est pas moindre pour les associations, habituées à exercer
parmi les stakeholders une sorte de monopole dans la représentation des habitants, face à
l’ouverture des conseils de quartier à des habitants sans qualité désignés par tirage au sort
voire à des citoyens mobilisés (volontaires et leurs délégués). Ces caractéristiques, tôt
repérées par les observateurs 13 , ouvrent le débat sur les apories de la démocratie
participative balbutiante.
Toutes les expériences engagées 14 dans cette perspective cherchent à renforcer la
démocratie en développant sa dimension participative et délibérative. L’impératif
délibératif renvoie à des articulations très diverses entre démocratie de proximité et
représentation politique. Dans la version la plus minimaliste, ces dispositifs participatifs
restent à côté des instances électives. Aux Etats-Unis, la grassroot democracy peut suivre
son propre chemin sans s’articuler véritablement avec celles-ci mais en bénéficiant d’une
capacité décisionnelle effective dans des domaines circonscrits. Les groupes
communautaires jouent avant tout comme groupes de pression, pesant plus ou moins
fortement, selon le rapport de force, sur les pouvoirs politiques. Même s’ils représentent
des formes de représentation des minorités, ils laissent intact le système politique
représentatif. Une seconde version conçoit cette approche participative comme un
complément de proximité à la démocratie de représentation, soit que les décisions restent
du monopole exclusif des élus ou de l’administration censés être les seuls habilités à
définir l’intérêt général après avoir écouté les intérêts locaux particuliers, soit qu’un
pouvoir bien délimité et n’engageant pas de réorientations majeures de la politique
municipale soit confié à ces instances délibératives. Tel est le cas des conseils de quartier
13
L.Blondiaux, « La démocratie par le bas: prise de parole et délibération dans les conseils de quartier du
vingtième arrondissement de Paris », Hermès n°26-27, 2000.
D.Cefaï, C.Lafaye, « Lieux et moments d’une mobilisation collective : l’association la Bellevilleuse. Paris
XXème » in D.Cefaï, D.Trom, Les formes de l’action collective, Editions de l’EHESS, 2002.
14
M.H.Bacqué, H.Rey, Y.Sintomer,ed..Gestion de proximité et démocratie participative, La Découverte, 2005.
Le développement qui suit reprend une partie des points de vue exposés dans l’introduction de cet ouvrage.
10
français qui n’ont le plus souvent qu’un rôle consultatif et où la participation en reste à
un échange mutuel d’informations autour d’aménagements mineurs plus que de vrais
enjeux décisionnels. Dans tous les cas, cette volonté d’approfondissement de la
démocratie se heurte à plusieurs difficultés communes auxquelles les différentes
expériences répondent différemment. La première est celle de la participation. Dans
quelle mesure ces dispositifs élargissent-ils la participation des citoyens au regard des
formes classiques de démocratie représentative ? Du point de vue quantitatif, celle-ci
reste limitée dans la plupart des cas. Dans les démarches de budget participatif comme
dans les conseils de quartier, elle dépasse rarement 1% des habitants ; Enfin, certains
dispositifs ne s’adressent qu’à un public ciblé, soit qu’ils soient restreints aux
stakeholders, soit qu’ils concernent un panel d’habitants tirés au sort. De fait, dans la
plupart des cas, ces expériences participatives représentent une forme d’élargissement du
cercle de l’activité politique en ce qu’elles font participer des « citoyens ordinaires » à la
délibération voire à la prise de décision mais n’ont pas vocation, hormis les référendums,
à augmenter la participation quantitative de façon décisive.
Du point de vue statistique, les résultats apparaissent très contrastés. La légitimité de la
délibération repose pour une part importante sur cet enjeu de représentation, condition
nécessaire si l’on veut que l’intérêt général ne se construise pas en ignorant certains
groupes absents des débats. Mais elle renvoie aussi à la qualité des débats, liée tant aux
procédures mises en œuvre qu’à l’attention donnée lors des délibérations, à une prise de
parole équitable, à la prise en compte, de ce point de vue des inégalités et des formes de
domination sociale, à l’expression des conflits sociaux et divergences d’intérêts.
Les formes de participation volontaire ont aussi tendance à reproduire les formes
ordinaires de sélection sociale mais le contexte politique joue ici fortement sur
l’importance et les critères de cette auto-sélection des habitants. Ainsi, en France, les
populations les plus jeunes et les plus précarisées sont peu présentes et prennent peu la
parole au sein des instances de concertation. La présence des minorités ethniques reste
marginale dans les conseils de quartiers français. Sans doute, la reconnaissance de formes
d’expression et de regroupement des minorités est-elle déterminante pour favoriser leur
participation politique.
Les expériences de jurys citoyens cherchent à dépasser cette limite de la représentation
statistique par un tirage au sort. La représentation statistique, si elle n’est pas
complètement atteinte, apparaît alors nettement plus satisfaisante. La limite de tels
11
dispositifs reste cependant de n’embrasser que des problèmes circonscrits sans véritables
débouchés politiques.
De façon générale, l’échelle de la délibération constitue une deuxième difficulté des
démarches participatives. Leur inscription dans la proximité favorise certes l’ancrage des
débats dans des enjeux concrets mais leur dimension politique y rencontre au moins deux
limites. La première, souvent mise en avant, est celle de l’esprit de clocher. La seconde
renvoie au découragement lié à l’impuissance de résoudre localement des problèmes
générés à une tout autre échelle, sans jamais pouvoir intervenir sur les processus qui sont
à la source des problèmes posés. La possibilité d’une montée en généralité apparaît alors
cruciale pour dépasser ces deux limites ce qui implique d’articuler les questions locales
avec un processus plus large de transformation des politiques et des institutions
municipales ou étatiques. C’est rarement le cas soit que la marge d’intervention des
habitants reste celle du quartier voire de l’îlot soit que l’échelle locale de la délibération
soit déconnectée du lieu de décision, à un échelon plus élevé. Cette limite est accentuée
quand les démarches participatives demeurent des expériences isolées, répondant à un
problème précis, ne prétendant pas engager une transformation qualitative du
fonctionnement démocratique.
De ces deux points de vue, participation et délibération, les initiatives de démocratie
participative ont marqué, jusqu’ici, un progrès très relatif sur les formes traditionnelles de
participation politique par l’intermédiaire des partis. D’emblée le cercle des citoyens
concernés n’est guère plus large et il est socialement peu différent de celui impliqué dans
les mobilisations partisanes. Son influence sur les orientations et décisions politiques est
aussi limitée dès qu’on s’éloigne du seul cadre local. La différence, majeure, qui a été
introduite consiste dans l’ouverture d’un processus correctif, permettant, si on y veille et
si on le souhaite, le dépassement des limites apparues. C’est le sens de l’attention pointée
sur les procédures, qui conditionnent l’inclusion du secteur populaire dans les arènes de
débat public. Contrôle des temps de parole, de la taille des groupes discursifs,
légitimation des conflits comme expression acceptable de la différence des intérêts, ces
mesures, parmi d’autres, destinées à déjouer l’ordre coriace de la sélection sociale,
apparaissent comme des conditions fréquemment énoncées de mise en œuvre de la
démarche participative. L’implication de citoyens ordinaires dans les initiatives
participatives, même quand ils sont peu nombreux à accepter d’en être et si noyés qu’ils
12
puissent paraître parmi des citoyens préalablement organisés, constitue un vrai signal :
comme le rappelle J.Rancière 15 , la démocratie, par définition, postule la possibilité pour
n’importe qui de se voir désigné. On peut dès lors imaginer la mise en place progressive
d’une culture participative et d’un processus qui tendraient à formater en ce sens les
pratiques de participation politique, qu’elles relèvent de ce qu’on entend aujourd’hui par
démocratie participative ou qu’elles se déroulent dans et autour d’institutions plus
anciennes comme les partis politiques. Il y aurait alors pour ces derniers une autre voie
que celle consistant à répondre à la stagnation de leurs effectifs et à la langueur de leurs
troupes par leur transformation en simples comités électoraux.
15
J.Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005.