Document à visualiser - Société de criminologie du Québec

Transcription

Document à visualiser - Société de criminologie du Québec
SILENCE ON PUNIT!
Par : Hélène Dumont, professeure titulaire, Faculté de droit, Université de Montréal.
Conférence de la Société de criminologie du Québec, 25 mai 2007 : La peine, ça vaut la peine
d’en parler
J’ai intitulé ma communication « Silence, on punit » et ce n’est pas pour faire injure au thème de
la conférence : « La peine, ça vaut la peine d’en parler ». Mon titre évoque plutôt l’idée de
« silence, on tourne » pour dire qu’avec la peine, la société se fait volontiers du cinéma pour
s’émouvoir et qu’elle se raconte facilement des histoires pour se rassurer. Je vais d’abord vous
entretenir de la peine émotive, puis de la « peine-assurance tous risques ».
I- La peine émotive : quand la société se fait du cinéma pour s’émouvoir
Depuis le tournant de ce siècle, la peine reçoit l’attention des médias et fait l’objet d’une
préoccupation publique comme jamais auparavant. La punition pour un fait divers à caractère
criminel suscite quelquefois une passion polémique qui a un retentissement planétaire. Doit-on
punir l’enfant anglais de 5 ans qui a tué un autre enfant; si cela arrivait chez nous, devrait-on
juger cet enfant, le punir et le mettre en prison? La question a fait le tour de la terre en moins de
80 heures, il y a de cela quelques années. Les gens ont toujours été intéressés par les faits divers
criminels qui se produisent dans leur patelin et la rumeur cancanière a longtemps servi de canal
de communication d’un événement criminel et de truchement pour répandre l’alarme dans la
communauté. Aujourd’hui, la peur ou l’intérêt public se développe pour des faits criminels
lointains grâce aux médias. Le public peut vivre avec intensité une tension émotionnelle
construite et entretenue autour des faits croustillants, horrifiants ou ennuyeux d’une affaire
particulière survenue à des milliers de kilomètres. Dans ces cas-là, l’insécurité collective prend
parfois une ampleur ahurissante.
Autre fait notable et contemporain de société, le public a accru sa vigilance quant aux suites
judiciaires de faits divers criminels. Les recensions médiatiques d’une affaire lui tenant aisément
lieu de vérité, le public suit avec fébrilité ce qui se passe au palais de justice. Il attend le
dénouement du suspense, souvent sous forme de verdict de culpabilité contre le méchant
criminel, et espère ensuite une sentence judiciaire conséquente. Il doit y avoir une bonne fin
pénale à cette histoire qui l’a tant émue. Une peine sévère doit être le remède à la restauration des
sentiments collectifs éprouvés par le retentissement médiatique du crime, elle seule peut calmer
le public-spectateur. La fiction autour d’un fait divers que le spectateur a vécue avec émoi par
1
médias interposés, se superpose sur la réalité du crime, surdétermine son issue criminelle et
conditionne l’expectative de la sentence judiciaire. Le juge, comment fera-t-il finir l’histoire pour
ce public qui l’a à l’œil, qui attend la fin de son cinéma?
Nous voici bel et bien entrés dans le siècle de la peine émotive, la peine qui fait de l’effet et qui
doit avoir de l’effet. Le discours politique de l’heure fait de la surenchère et réconforte l’opinion
publique que seule une plus grande sévérité des peines peut être salutaire. Les politiciens sont
devenus carrément populistes. Allons-y donc pour des peines minimales pour des infractions
mineures : car on les dit symptomatiques d’un mal plus grand; allons-y donc pour des peines
perpétuelles pour des méchants aux caractéristiques scientifiquement indiscernables puisque l’on
nous en a tracé un portrait fort inquiétant (Dumont, 1998). Le droit pénal actuel n’est pas en
reste. Il a, lui aussi, fondé sa nouvelle philosophie sur la dénonciation du crime et établi sa
rationalité punitive sur la finalité de réprobation publique1, contribuant au succès de la peine
émotive. Le raisonnement judiciaire est devenu sensitif et excessivement vertueux. Et voilà : la
boucle est bouclée : le public est démesurément alarmé par le criminel, mais réconforté par la
politique et par le droit pénal qui se pétrissent de salut moral. Le châtiment pénal doit être l’enfer
pour ce méchant! Tout le monde en parle, tout le monde est sur la même longueur d’onde!
Désormais, c’est au travers de cette fonction de réprobation publique à l’égard de certains crimes
et exacerbée par les médias qu’entre l’affect dans la détermination des sentences (Dumont, 2006).
Le discours justificatif entourant la sentence se présente dans des raisonnements apparemment
rationnels. C’est en effet sous le couvert de l’atteinte à une valeur qui nous est chère que le crime
exige une peine qui doit se calculer à la hauteur de la valeur bafouée. Même si le contrevenant est
peu répréhensible, il doit tout de même supporter toute la charge négative du sens emblématique
donné à son crime et ajouter à sa faute personnelle tout le poids supplémentaire de la valeur
commune protégée par le droit pénal (Dumont, 1998). À ce titre, hélas, la peine est forcément
destinée à n’être jamais satisfaisante puisque la faute est incommensurable au regard de
l’innocence et la vulnérabilité des victimes, l’ampleur du danger encouru ou la gravité des
préjudices causés par le criminel.
1
Article 718 a) du Code criminel
2
Une telle addition de sens pour amplifier le blâme personnellement mérité peut donner du fil à
retordre à un juge qui doit imposer une sentence juste reposant sur les faits réels et prouvés. Dans
certaines situations qui font les manchettes et reçoivent une attention particulière, ce travail de
justice peut s’avérer des plus périlleux voire même des plus courageux. Par exemple, un juge
appelé à déterminer la sentence dans une affaire d’agression sexuelle mineure mais retentissante
doit apprécier la gravité du crime et distinguer entre le « gros viol » et le « petit viol » pour
imposer la peine appropriée (Dumont et Boisvert, 1999). Le choix de la peine légère pour
l’infraction la moins grave peut devenir tout simplement inaccessible ou publiquement
inacceptable. Car pour le crime dans sa manifestation mineure ou majeure, la même valeur
collective chère à la société est ébranlée. Le juge qui a le courage d’imposer la peine légère
lorsque le crime est dans sa forme la moins répréhensible, risque néanmoins de subir les attaques
de l’opinion publique criant au scandale au sujet de sa peine considérée trop clémente mais
pourtant fondée sur un raisonnement juridique approprié. Eh oui, la peine émotive doit être des
plus sévères pour exprimer toute la réprobation publique, toute l’aversion du crime et toute
l’atteinte à nos valeurs si chères.
La contrepartie de l’attention médiatique accordée à certains crimes et à certains contrevenants
est d’éliminer la distance entre le criminel et le public-spectateur. Cette élimination de la distance
a pour effet d’étendre les répercussions préjudicielles du crime sur un très large public et de
produire sur lui des émotions semblables à celles qu’a pu éprouver la victime. En réalité, ce très
large public ne peut être menacé par le crime, la capacité d’impact réel du criminel étant fort
limitée, le danger n’étant qu’imaginaire. Néanmoins, l’impact émotionnel décuplé du crime sur le
public par son retentissement médiatique suscite la réclamation d’une peine en se mettant dans la
peau de la victime. La juste distance que le juge du procès établit réellement et symboliquement
entre l’accusé et sa victime et qui est requise pour imposer une sentence en toute impartialité et
sérénité ne peut plus prévaloir. Le public s’érige en justicier et demande au juge de prendre fait et
cause en faveur de son point de vue. Que la victime réclame vengeance, à la limite pourrait-on
comprendre; que la société réclame collectivement vengeance, on ne peut l’accepter. Ce serait
renier un principe de justice qui a pris des siècles de civilisation pour se construire et pour se
déprendre d’un tel sentiment. Et pourtant la justice punitive canadienne est bel et bien tentée de
nous servir la vengeance collective sous le couvert de la dénonciation et de la réprobation
3
publique. Le tout favorise le lynchage des criminels et l’asservissement de la victime au seul rôle
de « faire valoir » des passions publiques débridées.
II- La peine-assurance tous risques : quand la société se raconte des histoires pour se
rassurer
Le public acquiert la conviction en ce nouveau siècle, que sa sécurité serait mieux assurée si l’on
manifeste de la fermeté punitive à l’égard des criminels et si l’on agit de façon préventive pour
neutraliser toute dangerosité potentielle et avant qu’elle ne se matérialise en crimes graves.
L’idée que l’on se fait du danger que représente la criminalité engendre également une peur
publique et une insécurité morbide qui ne cherchent à être calmées qu’au prix de
l’emprisonnement définitif des criminels, en particulier des violents et de ceux nouvellement
étiquetés de prédateurs. La conséquence est d’imaginer que sa sécurité personnelle en société
n’est assurée qu’avec zéro risque criminel, qu’avec zéro danger criminel.
Ces représentations populaires du risque appellent une réflexion qui nous renvoie aux dimensions
idéologiques de la gestion des risques en droit pénal contemporain et dans les sciences
criminologiques (Landreville et Trottier, 2001). Le calcul des probabilités sur l’agir criminel fait
partie intégrante des analyses scientifiques actuelles qui se sont développées pour prédire le
risque de récidive, évaluer le potentiel de dangerosité d’un criminel et ces pronostics fondés sur
des calculs actuariels sophistiqués sont devenus des outils de travail de l’agent de gestion de cas
en milieu carcéral ou des instruments d’évaluation diagnostique en matière de psychiatrie
criminelle. Sans porter ombrage à leur qualité scientifique, leur utilisation de plus en plus
courante a permis au Gouvernement de gérer, selon ses dires, plus efficacement ses ressources
professionnelles et de les remplacer par cette grille d’évaluation actuarielle des risques criminels,
moins coûteuse que les rencontres individualisées des experts avec les criminels. En bref, la
science du risque a évincé l’évaluation humaine et l’acte professionnel individualisé auprès des
détenus; elle a favorisé la réduction du service d’encadrement lié à la libération conditionnelle.
J’appelle cela un détournement idéologique et économique de la connaissance.
Par contraste, le public conçoit le risque criminel fort différemment. Il l’envisage en termes de
danger, d’insécurité et de peur. Il s’agit d’un risque émotif qu’il ne pas courir. La peine sévère et
neutralisante a l’effet de le rassurer. Or à la différence de l’assurance que le citoyen prend pour
4
couvrir ses dommages en cas de feu ou d’accident et qui le compense lorsque le risque se
matérialise, celui-ci exige de sa police d’assurance criminelle qui s’incarne dans la peine
neutralisante que le risque ne se produise pas, que le crime, soit le dommage, ne se matérialise
pas. Il est par conséquent toujours insatisfait de la peine parce qu’il ne porte un jugement de
valeur sur la justice punitive qu’en situation d’échec de la prévention générale (Dumont, 2006).
Et si on ajoute à cela le discours ambiant depuis le 11 septembre 2001 axé sur la sécurité
totalitaire : le tout prédispose la société à se dépouiller de bien des héritages de civilisation sur la
justice pénale. La torture reprend du poil de la bête dans les États réputés démocratiques. Quand
nos voisins sont maintenant épris d’un désir meurtrier de justice (Guillebaud, 1999), quand nous
dormons à côté de cet éléphant, comment se convaincre du mérite des solutions plus douces de
régulation sociale que la détention administrative préventive et la répression punitive tous
azimuts? Ça ne va pas avec l’humeur du moment, ça ne convient pas avec l’air du temps.
Conclusion - La peine exemplaire : quelle illusion pour les victimes
Comment fait-on pour se délivrer du cercle vicieux où la pitié pour les victimes justifie la
souffrance des condamnés, laquelle justifie à son tour la pitié (Garapon, Gros et Pech, 2001)? La
réponse n’est pas simple mais l’on doit chercher à se déprendre de ce cercle infernal d’injustice.
Mais, quand les manchettes du jour titillent nos sentiments et ressentiments, punir avec rigueur et
exemplarité les criminels nous apparaît la meilleure des solutions; nous espérons que le recours à
cette terreur punitive assurera mieux la protection de toute la communauté humaine et celle
d’innocentes victimes dans le futur. D’où la nécessité de dégonfler cette illusion.
Il reste en effet discutable au plan de la justice générale que le seul remède qu’offre la société
concernée par le sort des victimes, soit une plus généreuse répression punitive à l’encontre des
criminels. Le pouvoir politique entretient délibérément, par médias interposés, la confusion à ce
chapitre. Tout compte fait, la punition sévère constitue un simple placebo qui agit en lieu et place
de services sociaux adéquats pour les victimes, des services de réhabilitation et de réinsertion
adaptés pour les criminels. Avec la philosophie dénonciatrice, l’on assiste à la cancérisation du
social par le pénal; le Canada, comme d’autres pays, a troqué l’État providence pour l’État néolibéral et la sanction criminelle est devenue le service social de première ligne au lieu d’être celui
de dernier recours. Pour les victimes, pour les criminels et pour nous en général. Dans une
5
société libre, démocratique et pluraliste, un droit pénal plus répressif ne peut être le remède
miracle à toutes les déficiences de l’éducation et de la culture, ni la potion magique à tous les
échecs de la politique, de l’économie et de la paix. Tout compte fait, la peine exemplaire, ce n’est
pas une panacée pour les victimes et ça ne règle pas tout. Silence, la peine, ça vaut la peine d’y
penser!
BIBLIOGRAPHIE
Hélène DUMONT, « Le Canada n'est pas au bout de ses peines: une réforme condamnée à rouler
comme la pierre de Sisyphe », publié dans Les Mélanges Ottenhof : Le champ pénal en France et
à l’étranger, 2006, Paris, Dalloz , p.211-233.
Hélène DUMONT, “Disarming Canadians and Arming Them with Tolerance, Banning Firearms
and Minimum Sentences to Control Violent Crime. Essay on an Apparent contradiction;
Epilogue : Hard Time for Criminals, Hard Times for Tolerance”, [2001] 39 Osgoode Hall Law
Journal 1-37.
Hélène DUMONT et Anne-Marie BOISVERT, «Rendre justice à la justice » (À propos de
l’absolution imposée à Gilbert Rozon : une disposition juste et méritée), La Presse, 24 mars
1999, p. B-3 (1/2 page).
Hélène DUMONT, « De la Loi C-41 à la Loi C-55: la détermination de la peine avec une main
de fer dans un gant de velours », publié dans : Institut canadien d'administration de la Justice: La
détermination de la peine: une réforme pour hier et pour demain/ Dawn or Dusk in Sentencing
1997, Montréal, Les Éditions Thémis, 1998, p. 83-109.
Antoine GARAPON, Frédéric GROS, Thierry PECH, Et ce sera justice, Punir en démocratie,
Paris : Éditions O. Jacob, 2001.
Jean-Claude GUILLEBAUD, La refondation du monde, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p.38.
Pierre LANDREVILLE et Germain TROTTIER (dir.), La notion de risque dans la gestion
pénale, (2001) vol.34, n° 1 Criminologie, 176 pages.
6