Rome ville ouverte

Transcription

Rome ville ouverte
LE CINÉMA DU
123
COLLECTION DVD
Rome, ville ouverte
collection christophe l.
de roberto rossellini
LE CINÉMA DU
123
Au nom de Dieu
A propos de « Rome ville
ouverte », de Rossellini,
en 1988 Jean-Paul Fargier,
des « Cahiers du cinéma »,
comparait le résistant
communiste torturé par
les nazis au Christ supplicié
Ci-contre :
Aldo
Fabrizzi.
En « une » :
Anna
Magnani.
rue des archives
D
ON PIETRO a bonne vue.
Chez l’antiquaire où il
attend qu’on lui remette
l’argent de la Résistance
qu’il a accepté de
convoyer, il fait nettement la différence entre une nymphe et
un saint, deux statuettes que le hasard
fait se côtoyer sous ses yeux dans le désordre de la boutique.
Comme la nudité de la nymphe l’offusque, il retourne la belle, ce qui ne fait bien
sûr qu’aggraver son cas, les rotondités de
son postérieur valant bien celles de sa poitrine. Puis, comme le saint pouvait lui aussi,
être choqué par ce nouveau spectacle, Don
Pietro le tourne de l’autre côté, l’aide à regarder ailleurs. Les yeux des saints voient
tout, même s’ils sont de plâtre.
Si Don Pietro a bonne vue, c’est qu’il
porte des lunettes. Quand on l’arrêtera,
ses lunettes se briseront. C’est donc à un
myope que le chef de la Gestapo inflige le
spectacle (par lequel il pense avoir raison
de lui) de son camarade torturé. Les tortionnaires opèrent dans le bureau d’en
face, juste de l’autre côté du couloir. Pour
que l’un aperçoive l’autre, il suffit
d’ouvrir les deux portes.
Formidable idée dramatique d’économie spatiale : ces portes qu’on ouvre, pour
que celui qui est assis puisse regarder le
spectacle sans bouger de son fauteuil, c’est
comme un rideau de théâtre qu’on lève.
Les nazis ont le sens de la mise en scène.
Mais ils ne sauraient penser à tout.
Privé de lunettes, Don Pietro ne voit
pas ce que les bourreaux font à l’officier
communiste. Il l’entend ? Il l’imagine ? Il
le sait ? Certes. Mais il ne le voit pas. Le
dispositif nazi est sans prise sur lui. D’entrée, la partie est gagnée si le nazi croit
que l’important relève du visible. Ce qui
compte ne se voit pas. Le bras de fer entre eux est un défi spirituel.
Pour prier, afin que son camarade
tienne sous la torture et ne parle pas, le
prêtre ferme les yeux, non par crainte de
fléchir (s’il les ouvrait cela ne changerait
rien, puisqu’il n’en verrait pas davantage), mais parce que c’est ainsi qu’on
prie et qu’on aperçoit mieux ce qui est
invisible. Qui (Fellini, Amidei ou Rossel-
Ce qui compte
ne se voit pas.
Le bras de fer
entre Don Pietro
et le bourreau
nazi est un défi
spirituel
lini ?) a eu l’idée, dans le scénario, de priver Don Pietro de ses verres, quand il
arrive au siège de la Gestapo ? Don
Pietro les eût-il gardés, le sens de Rome,
ville ouverte eût été différent. Il serait
resté psychologique.
Quand Don Pietro lève les yeux vers
son camarade torturé, pour décrire ce
que voit exactement son regard, Rossellini ne procède pas par un passage de
flou. C’est à nous de l’imaginer. Le contrechamp reste net : toute l’éthique de l’esthétique rossellinienne est là.
Pour voir son camarade il faudra que
Don Pietro s’approche. Les nazis le
feront passer d’une pièce à l’autre pour
constater sa mort, mais lui s’approchera
encore, à quelques centimètres. Et il
verra enfin le supplicié tel qu’il l’avait toujours imaginé : comme un christ outragé.
FILMOGRAPHIE
1941
UN PILOTE REVIENT
(It., 87 min).
Avec Massimo Girotti,
Michela Belmonte,
Gaetano Masier.
LE NAVIRE BLANC
(It., 77 min).
Avec les membres du
navire-hôpital Arno.
1943
LA PROIE DU DÉSIR
(It., 85 min). Commencé
par Rossellini, puis repris
et achevé par Marcello
Pagliero.
Avec Elli Parvo, Massimo
Girotti, Roswita Schmidt..
L’HOMME DE LA CROIX
(It., 72 min).
Avec Alberto Tavazzi,
Roswita Schmidt.
1945
ROME VILLE OUVERTE
1946
PAISÀ
(It., 87 min). Avec Carmela
Sazio, Robert Von Loon,
Benjamin Emmanuel.
1947
ALLEMAGNE ANNÉE ZÉRO
(It.-All.-Fr., 78 min).
Avec Edmund Moeschke,
Ingetraud Hinze,
Erich Gühne.
1948
LA MACHINE À TUER
LES MÉCHANTS
(It., 80 min). Avec Gennaro
Pisano, Giovanni Amato.
L’AMORE
(It., 79 min). Avec Anna
Magnani, Sylvia Bataille,
Federico Fellini.
II/LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 8- LUNDI 9 MAI 2005
1949
STROMBOLI
(It., 103 min). Avec Ingrid
Bergman, Mario Vitale.
1950
ONZE FIORETTI
DE FRANÇOIS D’ASSISE
(It., 75 min).
Avec Aldo Fabrizi,
Frère Nazario Gerardi.
1952
OÙ EST LA LIBERTÉ ?
(It., 93 min).
Avec Toto, Vera Molnar.
1953
EUROPE 51
(It., 113 min).
Avec Ingrid Bergman,
Alexander Knox.
VOYAGE EN ITALIE
(It.-Fr., 79 min). Avec Ingrid
Bergman, George Sanders.
1954
JEANNE D’ARC
AU BÛCHER
(It.-Fr., 80 min). Avec Ingrid
Bergman, Tullio Carminati.
LA PEUR
(RFA-It., 75 min). Avec Ingrid
Bergman, Mathias Wieman.
1958
INDE, TERRE MÈRE
(Fr.-It., 90 min). Documentaire.
1959
LE GÉNÉRAL
DELLA ROVERE
(It.-Fr., 129 min).
Avec Vittorio De Sica,
Sandra Milo, Anne Vernon.
1960
LES ÉVADÉS DE LA NUIT
(It.-Fr., 82 min).
Avec Peter Baldwin, Sergei
Bondarchuk, Leo Genn.
VIVE L’ITALIE !
(It.-Fr., 138 min). Avec
Renzo Ricci, Paolo Stoppa.
1961
VANINA VANINI
(It.-Fr., 130 min).
Avec Sandra Milo, Laurent
Terzieff, Martine Carol.
1962
ÂME NOIRE
(It., 97 min). Avec Vittorio
Gassman, Nadja Tiller.
1974
L’AN 1
(It., 115 min). Avec Luigi
Vannuchi, Dominique Darel,
Rita Calderoni.
1975
LE MESSIE
(It.-Fr., 140 min).
Avec Pier Maria Rossi, Mita
Ungaro, Carlos De Carvalho.
LE CINÉMA DU
Fiche technique
Rome, ville ouverte
(Roma, città aperta, Italie, 100 min).
Réalisation : Roberto Rossellini.
Scénario : Sergio Amidei,
Federico Fellini, Roberto Rossellini.
Photographie : Ubaldo Arata.
Musique : Renzo Rossellini.
Production : Excelsa Film,
Comtesse Carla Politi, Aldo Venturini.
Interprètes : Aldo Fabrizzi,
Anna Magnani, Marcello Pagliero,
Harry Feist, Vito Annichiarico.
La passion selon Rossellini
« j’ai vu vos films,
Rome ville ouverte et
Païsa, et je les ai beaucoup aimés. Si vous
avez besoin d’une actrice suédoise qui parle
très bien l’anglais, qui
n’a pas oublié son allemand, qui n’est pas très
compréhensible en français et qui, en italien,
ne sait dire que “ti
amo”, je suis prête à venir faire un film avec
vous. » On connaît ce
texte délicieux, la lettre d’Ingrid Bergman à
Roberto Rossellini qui
est comme l’acte de
naissance d’une passion majeure de l’histoire du cinéma. Vierge
guerrière pour Victor
Fleming, déesse chez
Alfred Hitchcock, Bergman est, contre toute
attente, portée par un
élan amoureux (“ti
amo”) vers le néoréalisme que le
cinéaste romain incarne alors.
Rossellini, né à Rome en 1906,
avait débuté comme scénariste,
puis réalisateur sous le fascisme.
L’expérience de la guerre le marque de façon décisive et transforme radicalement son cinéma. Il
tourne, dans la précarité la plus
absolue, Rome, ville ouverte, œuvre
sublime irradiée par la douleur du
combat et des déchirures entre fascistes et communistes.
En 1946, l’un des fils du cinéaste, âgé de 9 ans, succombe à
une appendicite aiguë. Par deux
fois, Rossellini évoquera la mort
d’un enfant ; par deux fois, il en
fera un suicide : dans le Berlin
dévasté de l’immédiat aprèsguerre (Allemagne année zéro) et
the kobal collection
Ses souffrances, comme celles du Christ,
n’ont pas été vaines. En mourant sans parler, il a sauvé des hommes. En mourant
sans parler, il a vaincu le Mal. Donnant
tort au nazi (qui avait parié qu’un Italien
ne pouvait être l’égal d’un Allemand face
à la souffrance) et raison au prêtre (qui
avait affirmé sa foi en l’aide de Dieu).
Alors, après avoir fermé les yeux de la victime (…), le prêtre prophétisa la fin de la
domination nazie avec les accents retrouvés d’un prophète de l’Ancien Testament : vous serez écrasés comme de la
vermine !
Puis il tomba à genoux pour demander
pardon. A qui ? De quoi ? Les explications
ici ne sauraient être psychologiques,
depuis longtemps le débat se meut à un
autre niveau. On est dans les raffinements
de l’âme théologique (on y est depuis que
le scénario a privé le prêtre de ses lunettes,
l’installant et nous installant symboliquement à un autre niveau).
Ce pardon imploré s’adresse d’un
même mouvement au supplicié visible et
au Supplicié invisible, comme si soudain
Don Pietro réalisait le prix qu’un seul
avait dû payer pour sauver tous les
autres.
Peut-être aussi son repentir vise-t-il le
cri de triomphe qu’il vient de pousser en
constatant que son camarade a tenu, cri
excessif, comme si, pendant qu’il priait, il
avait douté un instant de la puissance de
Dieu. Car, entre lui et le nazi, c’était bien
de cela qu’il s’agissait : de l’existence
d’une force supérieure à l’ordre des seigneurs. (…)
Jean-Paul Fargier
Cahiers du cinéma, 1988
123
« Un esprit libre ne
doit rien apprendre
en esclave »
la Rome élégante des années
1950 (Europe 51).
La lettre d’Ingrid Bergman
chasse sa première muse, Anna
Magnani, de la vie et des films du
cinéaste. C’est que la figure de
l’étranger – on se souvient des soldats américains de Païsa – l’a toujours fasciné. Or Bergman lui est
triplement étrangère : elle est
femme, suédoise et incarne un
glamour hollywoodien qui est
aux antipodes de son esthétique
de la rigueur.
Le grand sujet de Rossellini va devenir la
confrontation de cette
figure avec la réalité italienne : la vie simple et
dure (Stromboli) ; les incompréhensions d’un
mariage qui s’enlise
(Voyage en Italie) ; l’expérience du deuil (Europe 51). Confrontation
tendue, douloureuse,
qui ne peut se résoudre
que grâce à un miracle,
à une révélation spirituelle.
Rossellini poursuit sa
quête en Inde, d’où il revient avec un film,
India terre mère, et une
nouvelle épouse, la
femme de son producteur, Sonali Das Gupta.
A partir des années
1960, il fait de la télévision son nouveau mode
d’expression. Dans une
conversation avec Jean
Renoir et André Bazin (publiée par
France-Observateur en 1958), il explique ce changement : « La société moderne et l’art moderne ont détruit
complètement l’homme, et la télévision aide à retrouver l’homme. » Inlassablement, Rossellini raconte
l’homme à travers les âges, la grandeur de son esprit (Socrate, Blaise
Pascal, Augustin d’Hippone, Descartes), ses ambitions sur terre (La Prise
du pouvoir par Louis XIV) comme au
ciel (Le Messie).
A sa mort, à Rome, en juin 1977,
il laisse un essai dont le titre le résume à merveille – « Un esprit
libre ne doit rien apprendre en
esclave » –, et une postérité impressionnante, de François Truffaut à
Wim Wenders.
Florence Colombani
LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 8- LUNDI 9MAI 2005/III
LE CINÉMA DU
123
La fin des mythes
excelsa/mayer-burstyn/the kobal collection
R
OME, hiver 1944. Giorgio Manfredi, ingénieur et leader
marxiste, se réfugie chez un
ami. Avec la fiancée de celui-ci,
Pina, ils contactent Don Pietro, un prêtre
qui cache un autre résistant.
« Le cinéma substitue à notre regard un
monde qui s’accorde à nos désirs. » Cette
phrase, attribuée à André Bazin par JeanLuc Godard dans le générique du Mépris,
formule une définition du cinéma en
général (c’est en ce sens-là que Godard l’interprétait). Mais à bien y regarder, elle parle
d’un cinéma, d’un metteur en scène et d’un
film bien particuliers : le néoréalisme, Roberto Rossellini, et Rome ville ouverte.
L’esthétique nouvelle des films italiens
d’après-guerre a deux causes principales,
désignées par Bazin : la construction au
début des années 1930 des théâtres de
pose de Cinecitta et des écoles de cinéma,
et la durée exceptionnellement longue
de la guerre de libération (du 8 septembre 1943 au 25 avril 1945). Ces éléments
constituent un paysage où inscrire « nos
désirs ». Car, si le cinéma désire la ville
depuis toujours, longtemps ce désir est
resté pur ou, pour ainsi dire, replié sur
lui-même, privé d’une reconnaissance
extérieure.
Cinecitta, à la fois jouet et simulacre
de la ville réelle, témoigne physiquement
de ce que serait l’enfance du cinéma :
l’âge des mythes et des héros. Rossellini
a été le premier cinéaste à se lasser du
jouet. Le premier à porter sa mise en
scène sur un objet aussi vital que son
désir. A substituer à un monde prisonnier d’un rêve (le fascisme) le rêve d’un
monde ouvert (par les partisans). C’est
ce qui lui confère sa réputation de premier cinéaste adulte de l’âge moderne.
Ainsi le mystère plus profond, toujours
actuel, de son film de 1945, c’est la signification de cette « ouverture » : que signifie Rome, ville ouverte ? La chronologie
historique nous suggère trois synonymes.
1. – Libérée. Rossellini commença à tour-
A un monde
prisonnier d’un
rêve (le fascisme)
se substitue
le rêve d’un
monde ouvert
(par les partisans)
IV/LE MONDE TÉLÉVISION/DIMANCHE 8- LUNDI 9 MAI 2005
ner son film, en hâte et avec des moyens
de fortune, dès que les troupes du commandant Klark firent leur entrée dans
Rome le 4 juin 1944. 2. – Abandonnée. On
se réfère ici à la fuite des autorités italiennes, en la personne du roi et de ses
proches, qui, n’ayant prévenu ni les
Allemands, ni l’armée, ni la population,
signèrent un armistice avec les
Alliés et quittèrent Rome le soir même.
3. – Occupée par les nazis, qui ne tardèrent pas à attribuer le pouvoir laissé
vacant à des groupes paramilitaires.
Mais si l’ouverture n’était que cela – un
regard sur une fresque historique –, le
film de Rossellini ne serait guère différent
des films de guerre « de qualité ». Certes,
Rome ville ouverte s’ouvre bien sur un
long panoramique sur la ville. Mais, significativement, Rossellini ne tarde pas à
s’immiscer dans l’intimité d’un foyer. La
narration part ainsi d’un fait quotidien,
presque banal, digne des
comédies frivoles du De
Sica d’avant-guerre.
Des gens du peuple se
marient, nous assistons
aux préparatifs des noces – pourquoi pas ? Si
notre conscience n’était
pas là pour veiller à l’opposition entre ce cadre
familier et la tragédie qui
se déroule au-dehors, ce
serait Anna Magnani qui
s’en chargerait. « Mon
mariage est un mariage
de guerre », dit-elle, relativisant l’importance de
l’événement en regard
de la situation. On voit
que le geste fondamental
de Rossellini consiste à
chercher un personnage,
à le présenter dans son
appartenance (sociale,
humaine), puis à ne plus
le quitter d’une semelle
jusqu’à ce qu’il le perce à jour.
Ainsi l’ouverture, décalée, procède en
deux temps, révélant derrière des existences banales des traîtres insoupçonnables ou des héros inattendus, tranchant
dans le vif de ces masses que le fascisme
encadrait de loin dans les foules : l’enfant
en uniforme de balilla (jeune fasciste)
sort la nuit poser des bombes contre
« l’ennemi commun » ; le prêtre qui, lui
conseillant de penser plutôt à sa mère,
soutient la lutte clandestine ; le jeune
ingénieur qui – faiblesse d’amour – se
livre et livre ses camarades aux mains de
la Gestapo, meurt en héros – « Tu n’as
pas parlé », l’absout Don Pietro.
Chacun s’ouvre à l’autre qui gît en luimême. La ville « éternelle » se découvre
mortelle, et donc, enfin, plus vive que
jamais. Délabrée, nue, sensuelle, sadique,
morte, vivante. Ouverte.
Eugenio Renzi