lecture analytique n°3 « La quarantaine

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lecture analytique n°3 « La quarantaine
Séance 3 : lecture analytique n°3 « La quarantaine » (p214/215) de « On pouvait cependant avoir d'autres
sujets d'inquiétude ... » à «des planètes différentes »
Situation du passage :
– 4ème partie : pendant la « Toussaint » (date mentionnée p212)
– Correspond à une période où la peste semble avoir atteint un palier
– Dans la ville isolée et coupée du monde, on met en quarantaine les proches des malades dans des « camps
d'isolement ».
Problématique : quelle est la portée symbolique de la description de la ville d'Oran en quarantaine ?
I. La modification des comportements et de l'organisation sociale
Oran est coupée du monde depuis la fin de la 1ère partie : p64 « Déclarez l'état de peste. Fermez les portes ».
a) Un nouvel ordre social
L'isolement de la ville entraîne la pénurie des produits alimentaires (l. 2 « difficultés du ravitaillement »).
Cette pénurie a plusieurs conséquences :
– la spéculation : antithèse l.4 « prix fabuleux » / « denrées de première nécessité » (renforcement par l'emploi de
l'adjectif hyperbolique « fabuleux ») => comportement humain immoral et hautement condamnable = profiter d'une
situation tragique, de la souffrance des autres pour son enrichissement (notez le pronom « on » de la ligne 3 qui laisse
dans l'ombre les responsables de cette situation)
– la naissance d'un marché parallèle (i.e. marché noir) opposé au « marché ordinaire » (l.5)
– l'accroissement des inégalités sociales : antithèses « familles pauvres », « situation très pénible » (notez l'adverbe
d'intensité) / « familles riches », « ne manquaient de rien » ; accentuation de la souffrance des plus démunis (l6 « très
pénible », l14 « souffraient de la faim »)
– => Au total, la situation de quarantaine, loin de révéler les qualités humaines des habitants d'Oran (solidarité, partage,
...) met en lumière l'importance accrue de l'argent et renforce les fractures sociales.
Cette situation génère plusieurs sentiments :
– l'accroissement du « sentiment de l'injustice » (l. 12), doublement justifié : exclu parmi les exclus, victimes parmi les
victimes
– le regret de la vie normale passée générant une tristesse profonde (insistance dans l'expression « pensaient, avec plus
de nostalgie encore » l.15)
– une forme de jalousie/envie envers le monde extérieur « où la vie était libre et où le pain n'était pas cher » (l. 16) : par
opposition à un extérieur idéalisé, on devine un monde clos où la liberté disparaît peu à peu.
La quarantaine conduit à des embryons de révoltes : l'expression « certaines manifestations » est très révélatrice => estce un euphémisme (réalité édulcorée par le narrateur à la manière peut-être des organes de presse) ou la réalité (forme de
passivité / de lâcheté des habitants d'Oran) ?
b) Conséquences sur les relations entre la presse, le pouvoir et le citoyen
– Disparition de la liberté de la presse soumise au pouvoir en place (verbe « obéissaient » + terme « consigne » l26)
– La « consigne d'optimisme à tout prix » rappelle étonnamment le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley où le
bonheur distribué en pilules évite tout trouble et toute remise en cause de l'ordre établi.
– La presse est mensongère et son fonctionnement s'apparente à de la propagande. L'exemple de la ligne 28 est
significatif « ''l'exemple émouvant de calme et de sang-froid'' » : les guillemets signalent à la fois la reprise exacte des
termes des journaux et la distanciation du narrateur ; il s'agit ici bien évidemment de désinformation et de
manipulation des foules ; la réalité est très éloignée = les familles proches des victimes sont emmenées par la force
dans des camps d'isolement (l'expression prend une valeur d'antiphrase, ce que nous comprenons parfaitement à la
lecture des remarques du narrateur l29 à 32).
–
Apparition d'un pourvoir oppresseur. Expression « manifestations vite réprimées » l23 : l'adverbe « vite » souligne
l'efficacité de la répression tandis que l'adjectif « réprimées » évoque la violence.
–
Autre mécanisme à l'oeuvre : un pouvoir sans visage, sans incarnation, mais qui semble omniprésent (c'est une
technique éprouvée des régimes totalitaires : cf. la Stasi ou le KGB ou encore le roman 1984 de George Orwell).
– « on » l17/18 : qui ? Le gouvernement ?
– l23 « manifestations vite réprimées » : forme passive qui occulte le complément d'agent
– l27 « la consigne (...) qu'ils avaient reçue » : idem => de qui ?
– l35 « l'administration » : terme vague, réalité anonyme d'une bureaucratie implacable ?
c) La mise en place des camps d'isolement
– Localisation géographique « aux portes de la ville »l.41 => des exclus parmi les exclus
– Laideur (« tramways », « terrains vagues », « ciment ») => évoque l'inhumanité
– Univers carcéral (cf. lexique « entouré de hauts murs », « murs » revient 3 fois, « sentinelles », « évasion »)
– Opposition entre l'attente sans fin / l'absence de vie (complément « à longueur de journée », valeur durative des
imparfaits) dans les camps d'isolement et l'agitation de la vie citadine banale qui continue à proximité immédiate (« la
rumeur », « bureaux », ...) => souligne l'indifférence (« univers (...) étrangers, « planètes différentes ») et la
disparition de toute fraternité / solidarité.
II. Un passage révélateur de la noirceur de la nature humaine
La peste agit comme un révélateur de la véritable nature de l'homme. Les habitants d'Oran sont représentatifs de
l'homme en général (portée symbolique).
a) De l'exemple oranais à une dimension universelle
– Usage du pronom indéfini « on » => plusieurs référents
– « on » l1 = narrateur + oranais
– « on » l3 = les spéculateurs / les profiteurs
– « on » l17/18 : le gouvernement
– « on » l20 : narrateur + oranais
– Mais le « on » (comme le « nos »/ « nous »/ ... l10 « nos concitoyens ») permet aussi d'impliquer le lecteur : il
donne l'illusion que le lecteur se trouve dans la situation décrite.
– Usage de termes collectifs / génériques : « les familles pauvres », « les familles riches », « concitoyens », « les
gens » => le discours se charge d'une portée générale, universelle
– « le jeu normal des égoïsmes » l.10 : l'adjectif indique que ce défaut appartient à la nature humaine, qu'il lui est
consubstantiel.
– Le texte mêle deux regards :
– celui de l'observateur plus ou moins neutre qui réalise la « chronique » (exemple du début du passage l1 à 7)
– celui d'un penseur qui fait part de réflexions sociales, psychologiques, ... qui dépassent le simple récit
anecdotique (ex: « jeu normal des égoïsmes », l18 « d'ailleurs peu raisonnable », ...)
b) La noirceur de l'âme humaine : les « profiteurs »
La peste est le révélateur du mal qui est dans l'homme :
– égoïsme / indifférence à la souffrance => concentré sur sa propre survie, ses propres besoins au détriment des autres
(absence de solidarité, de fraternité, ...) [cf. « jeu normal des égoïsmes » l.10]
– cupidité / appât du gain => les spéculateurs profitent de la détresse et de la misère pour leurs propres intérêts
financiers.
– Peur viscérale de la mort qui conduit l'homme aux pires extrémités (=camps d'isolement). Idée très sensible dans la
noire ironie de la phrase « il restait, bien entendu, l'égalité irréprochable de la mort, mais de celle-là, personne ne
voulait » l.12
– => référence à une conception particulière de l'homme présenté comme naturellement mauvais (le mal lui serait
consubstantiel) : « l'homme est un loup pour l'homme », Plaute (auteur comique latin)
c) La noirceur de l'âme humaine : les « victimes »
Non exemptes de reproches :
– l.12 « où la vie était libre et où le pain n'était pas cher » : ironie critique du narrateur sensible dans le fait de mettre
sur le même plan le concept de liberté et ... le prix du pain (valeur humaine forte opposée au prosaïsme le plus bas)
=> l'homme se révolte non pas pour un idéal, mais pour satisfaire ses besoins élémentaires (= critique voilée du
narrateur)
– l.17 « ils avaient le sentiment (...) qu'on aurait dû leur permettre de partir » : manifestation d'égoïsme car aucune
préoccupation concernant le sort des autres à l'extérieur (risque de contagion) [vision pessimiste car manifestent le
même égoïsme que les profiteurs mais sous une forme différente]
– Lecture ambiguë de l'expression « certaines manifestations » (l. 23) : révoltes réelles mais atténuation du narrateur
ou révolte timorée, passivité du peuple ?
– On peut pencher pour la 2de interprétation : le narrateur condamne une forme de passivité et d'aveuglement
volontaire de la population, notamment au sujet des camps (cf. l.30 « où rien ne pouvait demeurer secret », l.31
« personne ne se trompait »,...= tous savaient » [faire le parallèle avec les juifs lors de la 2de guerre mondiale]
– Singularité de l'expression « importuner de leur curiosité » l.48 : la seule réaction envers ceux qui étaient autrefois
leurs voisins et qui semblent devenus aujourd'hui des étrangers est un comportement indécent à la limite du
voyeurisme.
– Un autre aspect choquant réside dans le fait que les oranais épargnés poursuivent leur existence machinale et banale
(indifférence : « les heures de rentrée et de sortie des bureaux ») alors même que d'autres meurent à deux pas.
III. Une métaphore de l'horreur de la 2de guerre mondiale
a) Analogies avec la période historique (= allusions historiques)
– Valeur métaphorique de la peste = mal nazi qui s'abat sur l'Europe (nazisme = « la peste brune » en référence à la
couleur des uniformes allemands)
– 1er paragraphe : pénurie, accroissement inégalités, faim, souffrances, marché noir, spéculateurs, ... Autant
d'éléments qui rappellent de tristes souvenirs aux lecteurs de 1947 => ce qui est décrit est vrai pour tout ville
en état de siège ou d'occupation (p. ex. Paris pendant la 2de guerre mondiale)
– 2ème paragraphe : absence de liberté de la presse, soumission de la presse aux ordres officiels du pouvoir =
analogie avec les techniques de propagande de la 2de guerre mondiale (régime de Vichy, régime nazi)
– Valeur allégorique d'Oran : métaphore de l'univers des camps de concentration.
– 3ème paragraphe : utilisation de stades pour parquer les individus => référence au Vélodrome d'Hiver en 1942 où
des milliers de juifs furent parqués pendant 5 jours sans nourriture avant d'être envoyés à la mort.
– Le terme-même de « camp » évoque immédiatement les camps de la mort nazis (on trouve aussi p231 une
allusion directe au « four crématoire »).
b) Mais ce passage peut prendre une valeur allégorique plus globale
Ce qui se produit à Oran peut se lire comme une allégorie de tout totalitarisme (nazisme, fascisme, franquisme,
stalinisme, ...). On y trouve, en effet, les caractéristiques majeurs de ces régimes :
– Répression sévère et rapide des troubles
– Accroissement des inégalités sociales pour le bénéfice d'une minorité
– Disparition de la liberté de la presse + propagande + désinformation
– Pourvoir de répression sans visage, invisible, mais infaillible et omniprésent, bureaucrate
c) Le narrateur donne une vision euphémisée / atténuée des événements : pourquoi ?
– Volonté de conserver une dimension allégorique forte en maintenant une certaine généralité / neutralité ?
– Choix romanesque de la « chronique » avec une légère distanciation ironique ?
– Appel à l'intelligence, à la raison du lecteur qui doit mener son propre travail de réflexion
– Parti-pris d'humilité du narrateur, loin de tout héroïsme ou de tout jugement vindicatif; qui trahit un humanisme
profond de Camus (peut-être chacun a-t-il lutté à sa mesure ?)
Remarque pour conclure : Même si la date de la « chronique » plaide pour une interprétation historique (représentation
de l’expérience collective du mal de la 2de guerre mondiale, notamment les camps de concentration), on ne peut se
limiter à cette analyse comme le souligne Camus dans ses Carnets dès 1943 : « Je veux exprimer au moyen de la peste
l’étouffement dont nous avons tous souffert et l’atmosphère de menace et d’exil dans laquelle nous avons vécu. Je veux
du même coup étendre cette interprétation à la notion d’existence en général. »
Cette description de la ville d'Oran en quarantaine est donc l'occasion de développer deux dimensions allégoriques de la
peste : la peste comme allégorie du mal consubstantiel à l'homme, et la peste comme métaphore de la 2de guerre
mondiale.