the PDF file

Transcription

the PDF file
Les lieux au ban
Virgil Vernier, frontières et territoires
« La ville est partagée en diverses sociétés, qui sont comme autant de petites républiques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon, et leurs mots pour rire ». C’est par cette
citation des Caractères de La Bruyère que s’ouvre le huitième film de Virgil Vernier, Pandore. Le film, une trentaine de minutes, fait la chronique de l’entrée dans une boîte de nuit
sélect et de son Cerbère, Mathieu, qui délivre ou non le laissez-passer. Derrière lui, l’encadrement sombre de la porte découpe l’entrée d’un monde réservé; devant, le cordon d’accès
dessine sur le trottoir la limite de son territoire.
Dans son acception la plus générale, le territoire est une portion de surface terrestre
qui jouit d’une personnalité propre, parce qu’y vivent certains groupes humains qui ont lié
avec elle leur identité. Les « petites républiques » qu’évoque La Bruyère sont autant de territoires, que l’on peut percevoir à condition de les regarder, en moraliste classique ou en documentariste contemporain, avec assez d’insistance.
A bien y regarder, cette fascination pour la figure du seuil, pour les délimitations qui
zèbrent l’espace social, si éclatante dans Pandore, traverse en fait l’ensemble de l’oeuvre
de Virgil Vernier, ses documentaires autant que ses fictions. Sans relâche, sa caméra capte
les stratégies de délimitation, recherchées ou subies: les « personnages » de Virgil Vernier
ferment les portes, reçoivent ou surveillent, dans tous les cas ils tracent les limites d’un espace qu’ils se donnent pour mission de défendre.
Pourtant, en dépit de leurs présences affirmées, les territoires de Virgil Vernier
semblent paradoxalement alimenter une puissante force centrifuge, qui vient mettre en péril
ces frontières. Les murs meurtris de Mercuriales font écho à l’échappée des stripteaseuses
d’Orléans dans un autre espace-temps.
La dynamique du territoire et de sa transgression, objet d’infinies variations, apparaît
comme un moteur particulièrement puissant de l’oeuvre. Sans écraser les autres pistes
d’interprétation, elle constitue un fil rouge à travers une filmographie déjà riche de plus de
dix films. Car l’on ne peut s’empêcher de constater que Virgil Vernier travaille intimement,
dans sa manière cinématographique même, certaines frontières établies, entre différentes
« petites républiques » du cinéma: entre le documentaire et la fiction bien sûr, mais aussi
entre réalisme et mythologies, entre passé et présent… En faisant se chevaucher ainsi des
territoires classiques du cinéma, ne trace-t-il pas à son tour les limites d’un territoire - physique, temporel, plastique-, singulier et atypique?
Délimiter un territoire
« On n’a le droit d’ouvrir aucune porte qui donne accès à l’extérieur », explique d’entrée de
jeu le vigile de Mercuriales à la nouvelle recrue du service de sécurité. Après à peine cinq
minutes de film, l’intrus, aperçu par l’une des seize caméras de surveillance, est jeté hors du
site sans ménagement. Le regard s’attarde un instant sur la muraille de tôle qui clôt l’espace.
En vérité, cette porte n’est qu’un avatar d’un motif qui hante les films de Virgil Vernier. Elle est matricielle dans Pandore, puisque la porte du club est l’objet où cristallise tout
l’enjeu du film (entrer ou ne pas entrer), et étonnamment insistante dans Vega, dont la première partie est un long plan fixe braqué sur une façade qui ne s’ouvre visiblement pas. La
parole tourne littéralement en rond devant cette façade sur laquelle elle vient se projeter, et
buter contre une porte fermée bien visible malgré l’obscurité tenace de l’image. Tandis que
ces deux portes nous tiennent en respect, dans une sorte d’antichambre où tout se joue, le
péage d’Andorre nous invite au contraire à pénétrer dans la principauté du duty free et des
pistes de ski. Mais si certains seuils peuvent être franchis, la limite de chaque nouveau territoire est immanquablement signalée à notre attention. Lorsque Joane et Lisa, les deux héroïnes de Mercuriales, pénètrent dans un supermarché, le portique sonne: le détail est fugace, mais surprenant.
Physiquement présent à travers une longue série de portes et de portiques dont le
recensement exhaustif serait fastidieux, le motif du seuil vit également à travers les personnages qui portent le sujet documentaire ou la fiction: les vigiles et les réceptionnistes de
Mercuriales, l’ouvreuse de Chroniques de 2005, le physionomiste de Pandore… mais aussi
Jeanne d’Arc, dont la présence plane sur Orléans, gardienne des frontières de la France, ou
encore, dans un autre registre, les policiers de Commissariat, qui dessinent, dans leur fourgonnette, une ronde autour de la ville dont ils sont les gardiens.
Les frontières sont en outre soulignées par un soigneux travail de cadrage, qui isole
les espaces selon des principes géométriques non moins affirmés dans la captation documentaire que dans la fiction. Il permet suggérer une géographie des territoires sociaux et
émotionnels plus efficacement encore que ne le fait la carte de la ville à l’ouverture Orléans.
Les deux plans ci-dessous, issus respectivement de Thermidor et de Pandore offrent un parallélisme frappant. Dans les deux cas, le contraste élémentaire entre l’ombre et la lumière
permet de trancher l’image en son milieu, pour distinguer soit des lieux (la jeune fille de
Pandore, à droite, se voit refuser l’accès au club où elle a pourtant laissé ses affaires), soit,
plus subtilement, des imaginaires distants: le personnage principal de Thermidor, à gauche,
est un ancien biker fasciné par les univers médiévaux, dont il vante les richesses à la jeune
femme en face de lui.
Thermidor, 2009
Pandore, 2010
Pourtant, le territoire réservé, pour exister vraiment, semble devoir être dit avant
d’être montré: le texte (sms, listes de courses, commentaires…) précède l’image du péage
dans Andorre, et la parole joue quasiment un rôle performatif dans Mercuriales, où elle permet, à un premier niveau, de délimiter l’espace de contrôle (l’interdiction est prononcée
avant de s’actualiser avec l’éjection de l’intrus), à un deuxième niveau, de tracer un espace
qui autrement n’existerait pas, celui des quatre tours Mercuriales, dont deux seulement
existent en réalité à l’image. Le même phénomène peut être observé au début de Thermidor, où ce qui semble être un balcon (ou le toit d’un immeuble) devient, dans la parole du
personnage « l’île de la montagne sacrée ». Sur un autre ton, dans Orléans, la ville ne nous
apparaît comme une prison qu’à partir de la conversation entre les deux protagonistes, qui
ferme successivement, en paroles, toutes les échappatoires.
La parole confère son sens, de fait, à la réalité qu’elle décrit. Elle est donc à tout
moment susceptible de devenir un enjeu de pouvoir, là où les frontières entre les faits et le
témoignage, l’imagination et la réalité, le normal et le pathologique, sont fragiles et nécessitent d’être réaffirmées. C’est du moins l’interprétation que nous suggère la dernière scène
de déposition de Commissariat, scène dans laquelle un véritable drame, très subtil, se joue
au niveau des mots. Le suspect, point focal d’une série d’interviews, y est entendu pour la
seconde fois. Tandis que la première confrontation avec le commissaire visait à fixer les circonstances du délit dont il est accusé (une sorte de trouble grave à l’ordre public, semble-til), ce second entretien vise à établir son profil psychologique. Comme pour suivre au plus
près cette évolution des enjeux, la caméra a franchi la frontière signalée par le bureau du
commissaire, et se trouve maintenant face à l’homme, braquée sur les soubresauts de son
visage. Car ce visage tente de transmettre, dans une parole chancelante, pleine de failles,
quelque chose de son expérience douloureuse: l’homme explique, avec ce qui semble être
une grande sincérité, comment il en est venu à boire, comment il vit avec les séquelles de la
prison, etc… Tout le travail du commissaire est alors, pour la déclaration, de redonner cohérence et simplicité à ce langage criblé, et ce faisant, d’écraser sa complexité et sa singularité. « Ma tête à monté en pression » devient : « il est vrai que sous l’emprise de l’alcool j’ai
tendance à répondre ». « La prison, ça laisse toujours une grande blessure, même si l’on
n’en meurt pas… Là haut, ça laisse la plaie plus béante… (…) il y a toujours ce mot, incarincarcération, qui revient… » est réduit à: « Je suis souvent allé en prison, et à chaque fois
c’est pire». A en juger par son ton, le policier tire visiblement une certaine fierté de son esprit
de synthèse… Quoiqu’il en soit, la parole rend ici sensible une frontière infranchissable, en
dépit du changement de point de vue de la caméra, qui en passant de l’autre côté du bureau, a pris soin d’isoler le visage du suspect, seul, dans un cadre fixe. La simplicité du dispositif (cadre fixe, parole en hors champ) atteint ici une grande subtilité de la pensée.
Faire éclater les frontières
Pourtant, si Virgil Vernier est tellement fasciné par les frontières, s’il s’emploie si consciencieusement à tracer les limites des territoires qu’il explore, c’est semble-t-il, pour mieux les
faire éclater. Chaque territoire parait ouvert de l’intérieur par une force centrifuge rebelle, qui
l’emmène vers son propre imaginaire.
A cet égard, la plupart des films de la filmographie sélective semblent obéir à une
dynamique similaire, qui veut que les failles ne se révèlent que progressivement, dans la
durée, dans l’insistance du regard. Entre délimitation et explosion, il y a un rapport, non de
simultanéité, mais de succession.
Une telle dynamique est particulièrement éclatante dans Mercuriales, qui s’ouvre
comme on l’a montré sur une affirmation de contrôle et de maîtrise d’un espace clos, qui plie
toute activité à ses règles, et s’achève avec le départ de Lisa vers des contrées étrangères.
Cette logique globale du film s’exprime aussi dans le détail de sa progression: peu à peu,
les images de murs meurtris, ouverts, béants, envahissent l’image. Lisa arrache le papier
peint des murs de sa chambre jusqu’à l’écorcher, avant de s’évader dans une séquence onirique, armée d’un bâton qui fracasse tout sur son passage, justicière des espaces périphériques lancée dans une tentative désespérée pour trouver des limites à un univers sans
contour…
A bien y regarder, c’est à un mouvement assez semblable qu’obéit le court-métrage
Vega, à la différence près que dans ce deuxième exemple, le mouvement « d’évasion »
n’est pas opéré par l’action d’un personnage, mais par le montage: en effet Vega s’articule
selon une structure en diptyque, dont la seconde partie est une échappée vers les lumières
de la ville et celle de la lune. Cette seconde partie rayonne rétrospectivement sur la première, plan fixe montrant une femme occupée à tourner en rond devant une porte close, et
débitant une série de phrases assez incohérente. Comme si la lune conférait à cette parole
l’aura de la parole sacrée des fous.
Dans Pandore, le point de vue documentaire, sans être rigoureusement fixe, reste
néanmoins le même pendant presque toute la durée du film: face au club, depuis l’autre
côté de la rue. Pourtant, là aussi, quelque chose se révèle dans la durée, comme une fragilité qui mine la figure d’autorité qu’incarne Mathieu, ce gardien des frontières zélé. Son personnage se montre à nous avec davantage de nuances lorsqu’il reproche à un client, qu’il
est pourtant obligé de laisser entrer, la froideur de son salut: « tu veux quoi, qu’on se fasse
la bise? » s’échauffe ce dernier. La caméra d’Ilan Klipper et de Virgil Vernier épingle alors,
après la confrontation, les stratégies de réassurance que déploie Mathieu: il ne faudrait pas
sous estimer son pouvoir, lui qui porte au genou un impact de balle, lui qui est en cheville
avec « les Tchétchènes »… Un instant, l’entrée du club cesse d’être le point focal. D’ailleurs,
la fin du film nous permet, à notre tour, de pénétrer dans l’espace interdit construit pendant
toute la durée du film. La caméra, en vérité, reste extérieure. Mais nous suivons, grâce au
son de son micro-cravate, l’entrée de Mathieu, franchissement ultime de la frontière.
En s’appuyant sur le mot de Barthes dans sa lettre à Antonioni1, on peut faire l’hypothèse que Virgil Vernier, dans ce documentaire et sans doute aussi dans Commissariat, fait
grand usage de la « minute de trop » qui selon le critique « dérange tous les ordres établis,
quels qu’ils soient ». C’est en cela, parce que la caméra insiste, regarde un peu trop longtemps, jusqu’à révéler les failles dans les murs les plus lisses, que l’on peut dire que les documentaires de Virgil Vernier, en dépit de la sobriété de leur dispositif, assument un point de
vue « politique». Comme il le dit dans l’entretien du n° 683 des Cahiers du cinéma: « je veux
aller chercher ce qui n’est pas aimable, ce qui mérite d’être critiqué ». Ce qui est subversif
en vérité, c’est le fait même d’ajouter, au coeur même du réel, un autre point de vue au regard souverain qui est celui de Mathieu dans Pandore ou des policiers dans Commissariat,
et de le faire avec l’accord de ces instances d’autorité, qui se sentent paradoxalement ainsi
renforcées dans leur rôle.
Toutefois, l’insistance du regard n’est pas chez Virgil Vernier la seule force de remise
en cause des territoires établis. Dans Pandore, le son du micro-cravate de Mathieu sert de
vecteur à la pénétration dans l’espace réservé: la musique de la boîte de nuit envahit l’image, non sans un étrange phénomène de dédoublement. La musique assume en effet pour
Virgil Vernier un puissant rôle de transfiguration. Ainsi dans Andorre, un morceau d’électro
enveloppe-t-il de mystère un simple plan panoramique, qui glisse sur des cartouches de cigarettes dans une vitrine. Cette musique s’interrompt un instant, avant de revenir, comme un
sort sur la ville. De la même façon, la bande son de Mercuriales n’est pas pour rien dans la
construction de l’atmosphère étrange qui fait osciller l’univers entre la légende médiévale et
la science fiction. La musique, dont l’importance est soulignée par Virgil Vernier dans ses
entretiens, notamment avec sa collaboration avec le compositeur James Ferraro, est bien
souvent l’élément décisif qui fait basculer dans un autre registre de réalité. Comme le dit la
voix off de Vega, « je me fais de l’imagination, et c’est super ».
Alors, l’espace clos éclate, et à la parole orale qui érige les quatre tours Mercuriales
comme les quatre piliers d’un sanctuaire, répond l’expression qui orne le monument à
Jeanne d’Arc: « la cendre charnelle dispersée aux quatre vents ».
1
R. Barthes, Cher Antonioni, Œuvres complètes, T. III, Paris, Le Seuil, 1995, p. 1209
Un cinéma de l’espace interstitiel
Toutefois, et de façon assez paradoxale, la poussée insistante de l’imaginaire au
coeur même du quotidien le plus trivial, ne semble pas pouvoir être simplement une libération jouissive. Dans Mercuriales, la figure de la destruction est fondamentalement ambivalente: elle est à la fois la réaction vivante à une un sentiment d’oppression latent et permanent, et ce qui menace les humains où les personnages tentent de se sentir chez eux
(l’immeuble de Joane et de sa colocataire est d’emblée présenté comme en sursis).
Comme si les personnages étaient voués à errer dans des entre-deux, des lieux interstitiels… Ces lieux interstitiels ne sont-ils pas justement, à un niveau méta-cinématographique,
la marque de fabrique du cinéma polymorphe de Virgil Vernier, qui se tient lui-même dans
un fragile équilibre aux jointures entre la fiction, le documentaire, et le cinéma expérimental?
Mercuriales, Orléans, mais aussi Thermidor et Andorre, sont des films qui malmènent les repères spatio-temporels, en faisant jouer ce que l’on a pu désigner comme des
« anachronismes », mais aussi en présentant des figures humaines, parfois à la limite de
l’abstraction, en transit. C’est ce qui donne à notre avis toute sa richesse à la relation entre
les lieux et les personnages. D’un côté les personnages et leurs relations de pouvoir
semblent presque émaner du lieu, auquel ils sont même, bien souvent, subordonnés. Andorre accorde à peu près la même attention, les mêmes échelles de plan, aux humains
qu’aux biens de consommation qui s’accumulent derrière les vitrines. D’un autre côté, les
personnages semblent presque toujours en transit, comme s’ils ne parvenaient pas à lier
leur identité avec un territoire, comme si cette identité leur était fatalement refusée. Lisa n’a
pas de lieu, elle pense déjà à partir. Or une telle disjonction entre le lieu et l’identité pose
question, comme en témoigne, sur un sujet très ciblé et d’ailleurs un peu accessoire, la perplexité très spontanée de la petite fille de Mercuriales: « C’est où les Musulmans, c’est quoi,
comme pays, les Musulmans? ». L’identité est partout et nulle part, elle semble vouée à une
perpétuelle fuite d’elle-même. Finalement, le seul élément qui parait en mesure de fixer les
visages, ce sont les pierres tombales d’Andorre (car celles de Mercuriales sont celles d’animaux domestiques, décrits comme objets de transfert d’affections à la dérive, n’ayant pu se
poser sur des enfants sans existence)… situées de préférence dans des endroits délaissés,
désaffectés, coupés du monde.
Une fois encore, le traitement de la parole joue dans ce processus de creusement de
l’espace interstitiel un rôle essentiel. Le phénomène est patent dans certaines conversations
de Mercuriales, qui sont comme « délocalisées », dans un effet de postsynchronisation qui
fait que les paroles sont entendues avec la même intensité quelle que soit la position des
deux filles à l’écran. La parole ainsi « décrochée », qui s’épanouit même parfois sur l’image
d’un visage mutique, place le spectateur dans un non-lieu, c’est-à-dire dans un espace qui
n’est pas tout à fait celui qui se déploie à l’image. Elle renforce la désespérante impression
de solitude et d’isolement fondamental qui émane du monde contemporain tel que le filme
Virgil Vernier, essentiellement tissé d’espaces déconnectés, à l’image du dédale souterrain
que traverse Joane pour retrouver Lisa, placé sous le signe des messages laissés en absence par Joane, dans une voix off où perce une détresse grandissante. La parole est également l’élément qui permet de tracer les espaces fictifs, aux marges d’une réalité commune, dans lesquels se réfugient souvent les personnages: dans Thermidor comme dans
Orléans et Mercuriales, ceux-ci se racontent à travers leurs rêves et leurs croyances: les
Illuminati, un aigle annonciateur de renouveau (Orléans), un « grand métis » libérateur, un
hibou, le ciel pour papier peint (Mercuriales)… A travers les mots aussi, les hommes partent
en quête des limites de leurs univers.
Le brouillage à l’oeuvre dans les films de Virgil Vernier est aussi temporel. Face à la
solitude des corps et des imaginaires, le passé apparaît comme une ressource et un repère.
Il apporte, tout à la fois, du connu et de l’enchantement. Son iconographie mythologique
compose un hors champ qui revient sans cesse hanter le champ. Tentures et images médiévales ouvrent Orléans et Thermidor. La barre de pole dance d’Orléans pourrait bien être
une réincarnation de la potence. La Lisa de Mercuriales égraine des légendes des temps
anciens. L’image granuleuse du 16 mm s’impose, comme pour laisser plus de place à la
projection de cet imaginaire singulier, à la fois médiéval et cosmique, sur le présent.
Une telle stratification permet à Virgil Vernier d’évoquer dans le même mouvement
plusieurs couches de temps et d’espace, plusieurs destins, plusieurs imaginaires, selon une
démarche qu’il se plait à appeler « compilatoire », authentiquement transversale puisqu’elle
transgresse allègrement les territoires classiques du cinéma que sont le documentaire, la
fiction, et le cinéma expérimental. Dans un film de fiction comme Mercuriales, la discussion
dans la chambre de la petite fille évoque presque un dispositif d’interview: l’enfant apparait,
seule face à la caméra, interrogée sur sa vision du monde par une voix en hors champ. Les
frontières sont davantage encore brouillées dans l’hybride Orléans, qui tire profit des fêtes
de Jeanne d’Arc et de leur inhérente charge d’imprévu pour y inscrire la fiction. L’anecdote
veut d’ailleurs que ce mode opératoire ait valu à Virgil Vernier et à son équipe un accrochage avec les autorités de la ville, portant justement sur cette transgression des territoires:
de simples autocollants au nom d’une chaîne d’information fixés à la hâte sur le matériel,
permirent de rétablir la convention pour filmer l’événement, et à Virgil Vernier de terminer, en
toute discrétion, sa fiction2.
Ce n’est pas un hasard si dans L’Express du 3 mai 2013, Virgil Vernier déclare se reconnaitre dans le cinéma des origines, « où la distinction entre fiction et documentaire n’avait
pas lieu »… ni si, en guise de références, il cite plus volontiers des plasticiens et des musiciens que des cinéastes.
2
critikat.com, 30 avril 2013, « Un film, c’est presque un fourre tout », entretien avec Virgil Vernier à
l’occasion de la sortie du film Orléans, par Louis Blanchot
Conclusion
Entre chronique sociale et mythologie, entre documentaire et fiction, Virgil Vernier se
tient en équilibre dans un lieu cinématographique qui lui est propre, et qui a ceci de commun
avec les espaces périphériques qu’habitent ses personnages, de poser sans cesse, presque
frontalement, la question de sa propre identité. Fondamentalement, sa caméra semble refuser les lieux de confort. Dans la tradition d’un Wiseman, le regard documentaire affiche une
sobriété qui, plutôt que de se rallier unilatéralement à un point de vue, nous place dans cette
zone trouble qui s’étend entre les protagonistes et les sépare. Quant à la fiction, elle s’évade
souvent de sa propre narration pour accéder à un état contemplatif, éprouvant par là ses
propres frontières. Les personnages qui portent cette narration intermittente sont euxmêmes en quête des limites de leur territoire. L’arrière goût - peut-être particulièrement
sensible à l’actualité? - est celui d’un état de guerre latent, de violence rentrée, dans un
monde inhospitalier… où l’on s’habitue pourtant à vivre, et surtout à rêver. Ce que capte la
caméra, ce sont justement ces imaginaires en transit, qui tentent de recréer des interprétations du monde, en puisant dans le passé la ressource d’une énergie ancienne, magique,
presque sacrée.
Emma Alluyn
Master 1 Réalisation et Création
Novembre 2015

Documents pareils