règle de droit et règle morale Par

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règle de droit et règle morale Par
THEME : La règle de droit
Sous-thème : Identification de la règle de droit
Doc. 1 : règle de droit et règle morale
Par le Professeur Henri MAZEAUD
(extrait de son Cours de droit civil, licence 1e année – Les Cours de droit 1954-1955)
Il est indispensable, pour que la vie en société soit possible, qu’il existe une règle, une règle de
conduite. Si chacun de nous suivait son bon plaisir, chacun deviendrait un ennemi pour son voisin.
Mais si la nécessité d’une règle de conduite est incontestable, il est par contre plus difficile de préciser
à quels besoins répond exactement cette règle de conduite.
En réalité, cette règle s’impose à nous pour deux raisons ; elle s’impose, d’une part pour faire
régner la justice, et, d’autre part, pour donner la sécurité.
- La règle de droit s’impose d’abord pour faire régner la justice. Le besoin de justice est l’un des
plus élémentaires et l’un des plus impérieux que nous ressentions. Il existe déjà chez l’enfant ; dès le
plus jeune âge l’enfant se révolte contre l’injustice, et ce sentiment demeure également puissant chez
l’adulte : nous ne pouvons admettre un acte qui ne paraît se justifier que par la force de celui qui
l’accomplit ; il y a contre cet acte une révolte de notre conscience, et ce n’est pas là seulement une
simple réaction de tendance morale ; nous réagissons ainsi parce que nous savons que la vie en société
serait impossible si les plus forts pouvaient écraser les plus faibles.
- La règle de droit est également nécessaire pour nous donner la sécurité, car, pour vivre en
société, l’homme a encore plus besoin de sécurité que de justice. Nous pouvons à la rigueur vivre sous
une règle que nous estimons injuste, du moins faut-il que nous connaissions la règle sous laquelle nous
vivons ; il faut, en effet, que quand nous accomplissons un acte nous sachions quelles seront
exactement les conséquences de cet acte.
Ce besoin de justice, et surtout ce besoin de sécurité, sans la satisfaction desquels la vie en
société est impossible, obligent à tracer une règle de conduite.
Mais il y a deux disciplines qui proposent aux hommes des règles de conduite ; il y a la
morale, et il y a le droit. Alors une question se pose : est-ce que la morale n’est pas une règle
suffisante, est-ce qu’il est nécessaire d’avoir, à côté de la règle morale, une règle de droit ? C’est
nécessaire, parce que la règle morale ne peut à elle seule, gouverner une société, et cela pour trois
raisons :
1° - La règle morale n’a qu’une sanction d’ordre intérieur, qu’une sanction morale, sanction qui,
malheureusement, n’est pas de nature à effrayer beaucoup de personnes, à les empêcher d’enfreindre
la règle, et à les obliger à réparer les conséquences de leurs infractions à cette règle. Il faut donc
qu’une autre règle - et c’est la règle de droit - vienne créer une sanction plus efficace, qui, elle,
contraindra matériellement les individus à ne pas faire ce qui est défendu, une sanction qui frappera
ceux qui ont enfreint la règle et qui les obligera à réparer les conséquences des actes contraires à la
règle.
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Cette contrainte, qui est ainsi la caractéristique essentielle de la règle de droit, et qui différencie
la règle de droit de la règle morale, se manifeste, pour nous en tenir au droit civil, sous trois formes
essentielles :
- Tantôt sous une forme directe, brutale ; la force publique va intervenir directement pour faire
respecter la règle. Lorsqu’un enfant quitte le domicile paternel et va ainsi à l’encontre de la règle de
droit qui veut que l’enfant habite avec ses parents, le père pourra faire ramener cet enfant au domicile
paternel par les gendarmes, manu militari. C’est ici la contrainte directe, mise en oeuvre pour faire
respecter la règle de droit.
- Tantôt la sanction consiste à supprimer l’acte qui a été accompli contrairement à la règle. Cette
sanction est ce que l’on appelle la nullité : l’acte est nul. Par exemple, il y a une règle de droit selon
laquelle le mariage doit être célébré devant l’officier d’état civil ; le mariage qui ne serait pas célébré
devant l’officier d’état civil, serait nul ; il n’y aurait pas de mariage.
- Tantôt encore, la sanction va consister dans la condamnation de celui qui a agi contre la règle à
réparer les conséquences de son acte. Un conducteur d’automobile, à la suite d’un excès de vitesse,
renverse et blesse un piéton ; il doit réparer les conséquences de son acte ; il doit verser des
dommages-intérêts, une somme d’argent, pour réparer le préjudice qu’il a causé. C’est ce que l’on
appelle la responsabilité civile.
Il y a aussi la responsabilité pénale, qui est également une sanction des règles de droit ; non plus
des règles du droit civil, mais du droit pénal, sanction qui consiste en des condamnations corporelles
ou pécuniaires, en des amendes qu’il ne faut pas confondre avec les dommages-intérêts. L’amende est
une peine, elle est versée au Trésor, tandis que les dommages-intérêts sont une réparation ; ils sont
versés à la victime pour réparer le dommage qui lui a été causé.
Une sanction juridique est donc indispensable ; on ne peut pas se contenter, pour organiser la
vie en société, d’une sanction d’ordre moral.
Mais faut-il conclure de là que, à côté de la règle de morale, il soit nécessaire de créer une règle
de droit ? Ne pourrait-on pas se contenter d’ajouter à la règle de morale une sanction juridique,
autrement dit de faire respecter par la contrainte la règle de morale ?
Ce ne serait pas possible, car il y a deux autres raisons pour lesquelles la règle de morale est
inapte à gouverner les hommes en société.
2° - C’est d’abord que la règle de morale est d’une nature trop haute ; du moins en est-il ainsi de la
règle de morale chrétienne. Cette règle de morale est fondée en effet sur la charité, sur l’amour du
prochain ; elle est résumée, on le sait, dans le Sermon sur la Montagne, et se retrouve à chaque page de
l’Évangile. C’est l’amour du prochain qui doit nous conduire à rendre le bien pour le mal : « Si
quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre. À qui veut te citer en justice, et te prendre
ta tunique, laisse encore ton manteau" (St. Matthieu, V,44). C’est là la distinction fondamentale avec
la morale de l’Ancien Testament dominé par le principe : « Oeil pour oeil, dent pour dent ».
Il y a deux idéaux différents l’idéal de charité, et l’idéal de justice ; le nouvel idéal, l’idéal de
charité, dépassent évidemment l’idéal de justice. La doctrine chrétienne enseigne que nous ne devons
pas nous contenter d’être justes envers le prochain, qu’il faut encore la charité qui est au-delà de la
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justice. On peut dire que l’homme chrétien n’a pas seulement à être juste, qu’il a aussi à être bon. Il
faut, si l’on veut être juste, rendre à chacun ce qui lui est dû ; mais il faut ensuite, et c’est un degré plus
élevé, être charitable au-delà de la justice, c’est-à-dire savoir ne pas exiger son dû, supporter
l’injustice, savoir rendre le bien pour le mal.
Alors la question qui se pose à nous est de savoir si la règle de droit, la règle dont le but est de
permettre aux hommes de vivre en société, peut poursuivre cet idéal de justice et de charité, ou si elle
est obligée de se contenter d’atteindre l’idéal de justice. Il n’est pas douteux que la règle de droit se
trouve obligée de s’arrêter au premier stade, au stade de la justice. Pour que la vie en société soit
possible, il faut établir la justice dans les rapports entre les hommes, il faut que chacun rende à autrui
ce qui lui est dû, il faut que celui qui fait tort à autrui soit puni. L’idéal de charité ne peut pas être
poursuivi sur le plan social, parce que, si la règle de droit était la règle de charité, comme
malheureusement les hommes ne sont pas parfaits, ce serait l’anarchie dans la société. L’idéal de
charité ne peut être un idéal que sur le plan individuel, dans nos consciences ; il ne peut être qu’une
règle de conduite individuelle.
C’est ce que l’on peut exprimer en disant que la justice est une nécessité sociale, et une « triste »
nécessité sociale puisque la règle de droit ne peut pas dépasser ce stade de la justice. C’est ce
qu’exprime Romano Guardini (Le Seigneur, t. I, p. 341) : « La justice est l’ordre, non des choses et
des forces, mais des relations entre personnes humaines ».
La règle morale est donc trop haute pour gouverner la société, pour qu’elle dépasse la justice, et
c’est la raison pour laquelle il faut qu’il existe, à côté d’une règle morale, une règle de droit.
3° - Mais il est une autre raison pour laquelle la règle de morale ne suffit pas ; c’est qu’elle ne peut pas
contenir une réglementation suffisamment complète, suffisamment précise, pour donner aux hommes
cette sécurité dont ils ont besoin pour vivre en société. Il faut en effet, non seulement que nous
connaissions les règles qui nous régissent, mais que nous les connaissions dans leur détail. Il faut que
chaque fois que nous agissons nous sachions quelles seront les conséquences de nos actes. Or, la
morale se contente de tracer de grandes règles, de poser de grands principes, et elle ne peut pas
procéder autrement parce qu’elle varie avec chaque conscience. On ne peut pas demander à l’un ce
que l’on peut demander à l’autre. C’est donc une règle nécessairement floue, nécessairement vague,
très générale.
Ces grands principes suffisent pour guider notre conscience, mais ils ne suffisent pas pour nous
donner la sécurité dont nous avons besoin dans la vie civile. Par exemple, la règle de morale nous dit,
« n’achetez pas à vil prix », ou « ne vendez pas à un prix excessif » ; mais nous avons besoin de savoir
dans quels cas le contrat de vente que nous passons risque d’être nul parce que nous avons acheté trop
bon marché, ou parce que nous avons vendu trop cher. Si nous ne pouvons pas le savoir, il n’y aura
plus aucune sécurité dans la vie juridique ; nous ne saurons jamais si le contrat de vente que nous
venons de passer est valable ou nul, s’il risque ou non d’être annulé. Nous avons besoin de savoir
exactement ce qui est permis et ce qui est défendu, la loi française dispose qu’il est défendu d’acheter
un immeuble pour moins des 7/12 de sa valeur. Pour que la lésion fasse tomber le contrat de vente
d’immeuble, il faut que la lésion subie par le vendeur dépasse les 7/12 de sa valeur. C’est une règle
précise, et ainsi nous sommes fixés. La morale, évidemment, ne peut pas, elle, nous donner des règles
de cette nature.
Voilà donc la différence entre la règle de droit et la règle de morale :
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La règle de morale a pour but de nous dire ce qui est juste, et aussi ce qui doit être fait par
chacun de nous au-delà de la justice, sur le terrain de la charité.
La règle de droit, elle, a pour but à la fois d’obliger à respecter ce qui est juste, sans pouvoir
dépasser la justice, et de nous donner la sécurité.
Doc. 2 : Recueil Dalloz 1990, Chroniques p. 199
La règle de droit comme modèle / Par Antoine Jeammaud
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1. - La règle de droit est une « règle de conduite dans les rapports sociaux, générale, abstraite et
obligatoire, dont la sanction est assurée par la puissance publique » (1). Que l'on adopte cette
définition ou qu'on lui préfère une variante marquant son appartenance à un genre des « ordres », «
commandements », « impératifs » ou encore des « directives », il n'est guère contesté que toute règle
juridique a pour objet une conduite, par là même imposée, interdite ou permise. Dans son champ de
validité, tout ordre juridique répartirait les actions humaines en licites (prescrites, positivement
permises, ou indifférentes) et illicites (actions prohibées ou abstentions d'accomplir ce qui est prescrit)
; encore que cette répartition selon un code binaire puisse être troublée par le sentiment d'un « vide
juridique » rendant incertain le statut d'un comportement dont on souhaiterait qu'il fût explicitement
commandé, interdit ou autorisé. Cette conception des règles de droit et de leur rapport aux actions
relève de ce « sens commun théorique des juristes », qui fournit la matière commune de la plupart des
ouvrages et des enseignements d'introduction au droit. Elle est reçue ou confortée par maintes
productions de théorie ou philosophie du droit, à commencer par le normativisme kelsénien. Les
sociologues qui s'intéressent à la présence du droit dans les relations sociales paraissent s'en
accommoder, si même ils n'en font le présupposé d'une notion bien sommaire de l'effectivité (les
comportements conformes) ou de l'ineffectivité (les comportements infractionnels) des normes.
Soucieuses de dévoiler les fonctions sociétales du droit au coeur d'un mode de production générateur
d'inégalités et de domination, les approches critiques ne s'inquiètent guère de sa pertinence. Il est vrai
que, si nul ne dénonce plus dans le droit la volonté masquée de la classe dominante ou une pure variété
de violence, cette vision de la norme juridique comme précepte de conduite peut faciliter la
démonstration de sa vocation à garantir et légitimer un ordre social établi tout en servant quelques
changements désirés par les détenteurs du pouvoir.
Nous voudrions pourtant convaincre de rejeter cette définition. Elle pèche par simplisme et
irréalisme à la fois. Notre conviction est que, si un ordre juridique comme le droit étatique français de
ce temps se présente d'abord comme un ensemble de normes, celles-ci ne constituent pas toutes, tant
s'en faut, des règles de conduite. Il s'agit, tout au plus, de règles pour des actions. C'est en cela qu'elles
appartiennent au genre des normes éthiques, et non en raison de ce que serait nécessairement leur objet
(2).
2. - L'ambition de cette mise en cause paraît d'abord limitée. Elle ne prétend pas fournir une
réponse exhaustive à la question « qu'est-ce qu'une règle de droit ? », mais seulement montrer
l'inadéquation à l'expérience la plus banale d'une définition reçue par des juristes, théoriciens et
philosophes du droit de diverses obédiences. Elle se veut modeste contribution à cette manière de
polyphonie qu'est tout naturellement la pratique de la théorie du droit, dans la mesure où cette dernière
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prétend moins découvrir la vérité du droit que proposer des concepts utiles à un progrès continu dans
sa compréhension.
Ainsi ne pensons-nous pas que l'élucidation de la vocation spécifique des dispositions dont il est
convenu qu'elles ont « valeur normative » engage nécessairement dans les débats contemporains sur
l'ontologie du droit. Quelle que soit la position préférée à cet égard (3), la question « qu'est-ce qu'une
règle juridique ? » devrait demeurer pertinente pour quiconque admet que la Constitution, les codes,
lois, décrets, etc. ont à voir avec le droit, même s'ils ne le constituent pas en eux-mêmes ou à eux
seuls. « Douter que le droit (quoi qu'il soit en englobe d'autres) comprenne des règles et que ces
dernières soient l'un des aspects saillants du droit, semblerait trop violemment contraire à l'expérience
commune » (4).
Notre rejet de la conception « déontique » généralement partagée se rapporte à l'expérience d'une
société étatique telle que la nôtre. Rien n'autorise, en effet, à prétendre que la normativité est de
l'essence du juridique, donc que l'existence de règles objectivées et préposées est première au point de
rendre inconcevable un modèle juridique charismatique (5). Ainsi n'implique-t-il pas de position
particulière sur le délicat problème des frontières de la juridicité, à supposer que l'on s'entende pour le
formuler utilement sur la base d'une hypothèse raisonnable d'un pluralisme juridique qui ne condamne
pas à sombrer, soit dans le panjurisme, soit dans un complet relativisme (6). Il ne commande pas
davantage de position déterminée dans les discussions sur les fonctions du droit - à quoi, à qui sert le
droit dans telle société ? - dont l'élucidation demeure l'objectif primordial des démarches critiques face
à ce qu'il faut bien nommer « l'idéologie juridique dominante ». Toutefois, la distance que le rejet de la
vision déontique conduit à prendre avec la représentation courante d'un droit encadrant strictement les
actions, et prenant en quelque sorte chacun de ses sujets par la main, oriente vers une compréhension
plus réaliste du modus operandi de ce droit dans le quotidien. La « rigueur de la loi » s'en trouve
relativisée et l'on pressent plus clairement la variété des voies de cette « contrainte » qu'évoque l'idée
même de loi. En cela aussi, la thèse très partielle qui va être exposée inspire la défiance à l'égard de
toute théorisation radicale de la systématicité du droit et incite à préférer, moyennant sans doute
quelques amendements, un recours au paradigme du jeu (7). Elle doit, à tout le moins, prémunir contre
une compréhension de type organisciste ou téléologique de la régulation sociale à laquelle concourt le
droit et de sa manière spécifique d'y participer (8).
3. - Nous parlerons indifféremment de règle ou norme juridique. L'extrême dispersion des
distinctions parfois proposées entre des concepts que désigneraient respectivement ces deux vocables
recommande de s'en tenir à l'usage terminologique le plus répandu. Pour certains, normes et règles
constituent deux catégories différentes, mais l'accord cesse lorsqu'il s'agit de repérer le genre et
l'espèce. D'autres voient plutôt dans la norme une composante de toute règle. Voilà qui est affaire de
convention (9).
S'il paraît opportun de tenir pour synonymes les expressions « règle de droit » et « norme
juridique », il ne faut pas méconnaître, en revanche, la distinction essentielle des règles et des
décisions. Nous ne suivrons pas les auteurs qui regroupent ces deux espèces dans un genre des «
normes » (10). Cette option terminologique pourrait cependant se prévaloir d'une partielle analogie
d'usage de la règle (ou norme) et de la décision. Cette dernière, dont on trouve maintes variétés dans la
vie du droit (dispositif d'un jugement, nomination, mais aussi disposition abrogatoire logée dans une
loi ou disposition sur l'application d'une loi dans le temps, édiction d'un transfert de propriété ou de
capital inscrite dans une loi de nationalisation, amnistie édictée dans une loi, etc.), est certes un acte
tendant à modifier ponctuellement la situation ou l'objet qu'elle affecte et elle s'épuise dans cette
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intervention (11). Ses effets, néanmoins, s'avèrent durables, car tant qu'elle n'a pas été mise à néant, il
y a lieu de s'y référer pour déterminer la configuration ou la « valeur » juridique de la situation qu'elle
a touchée : telle personne doit-elle ou non des dommages-intérêts à telle autre, tel acte privé ou public
demeure-t-il valide ou a-t-il été annulé, quel est le titulaire de telle fonction ? Son usage est alors
analogue à celui d'une règle.
4. - Celle-ci est en effet une espèce de modèle : c'est de sa vocation à servir de référence afin de
déterminer comment les choses doivent être qu'un énoncé tire sa signification normative, et non d'un
prétendu contenu prescriptif, prohibitif ou permissif d'une conduite. Nous tenterons d'en convaincre
(I), puis examinerons dans quelle mesure ou dans quel sens les règles de droit, identifiées comme des
modèles pour les objets les plus divers, présentent les caractères qu'il est traditionnel de leur attribuer
(généralité, obligatoriété, présence d'une sanction) (II).
I. - Une compréhension instrumentale de la normativité juridique.
Les raisons ne manquent pas qui devraient convaincre d'abandonner la représentation courante
des normes juridiques comme des règles de conduite (A), et de les comprendre - donc, aussi, de les
identifier - comme des modèles idéels pour les objets les plus variés (B).
A. - Les faiblesses d'une conception déontique.
5. - Définir la norme juridique comme une règle (obligatoire) de conduite, c'est nécessairement
postuler qu'elle a toujours pour objet un comportement, une action. Les spécialistes de logique
juridique confortent cette vision, en tout cas ceux qui rattachent cette discipline à la logique des
normes (ou à la logique déontique), parce qu'à leurs yeux la logique formelle, déductive, gouverne
pour l'essentiel le raisonnement juridique (12), au contraire de ce que soutiennent les antiformalistes,
plus sensibles à la place de la logique de la persuasion, de la rhétorique. En effet, les démonstrations
des premiers portent sur des propositions du type « x doit faire a », liant un nom de sujet (x) à un nom
d'action (a) par un « foncteur propositionnel normatif ». De ce foncteur dépend la nature de la règle norme prescriptive (« doit faire »), prohibitive (« ne doit pas faire ») ou permissive (« peut faire ») qui peut cependant être signifiée par des expressions du genre « Il est obligatoire ou interdit, ou permis
de faire a ».
Or, les énoncés composant le code civil, le code pénal, la Constitution, les lois, ne revêtent pas
toujours, tant s'en faut, cette forme prétendument canonique des propositions normatives. Nul ne doute
pourtant qu'ils signifient des règles de droit. L'omniprésence de « l'indicatif » dans le langage du droit
a suscité bien des controverses et tentatives d'interprétation. Pour Michel Villey, les innombrables «
dispositions sous forme énonciative » correspondaient à l'authentique langage du droit : il est vrai que
si le droit réside, comme le prétendait cet auteur, dans « le juste objectif, réel », il appelle une simple
constatation. Pour la plupart des protagonistes de cette dispute, au contraire, il conviendrait de
distinguer le langage dans lequel s'exprime en fait « le législateur » et le langage normatif : si le
premier n'emprunte pas toujours au second, il est loisible de déduire des préceptes légaux de véritables
propositions normatives, ou, mieux, de reconstruire à partir d'eux des enchaînements de normes (13).
L'élaboration de systèmes informatisés d'aide à la décision juridique ou judiciaire conduit aujourd'hui
quelques spécialistes à mettre au point une analyse automatique des textes législatifs qui passe
également par une reconstitution des sources du droit postulant une intense présence d'énoncés qui
lient « à un antécédent combinant diversement des conditions juridiques, des conséquences, soit sous
forme de statut juridique, soit sous forme de permission, d'interdiction ou d'obligation des actions
humaines possibles » (14).
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Si elle devient systématique, cette traduction peut-elle aller sans trahison ou appauvrissement du
sens de ces dispositions qui sont le langage phénoménal du droit contemporain ? Par exemple, il est
clair qu'il y a dans la reconnaissance ou l'attribution d'un droit subjectif bien davantage que
l'autorisation d'une conduite déterminée : c'est une habilitation garantie à accomplir ou non des actes
juridiques ou matériels dont l'énumération exhaustive serait souvent inconcevable. Que l'on songe à la
propriété ou au droit de chacun au respect de sa vie privée (livrer ou laisser capter ou diffuser des
informations sur sa vie privée relève de l'exercice de ce droit, et ne vaut en aucune manière
renonciation à sa titularité) ! Qui ne perçoit combien serait réductrice la traduction systématique de
toutes les dispositions légiférées dont résulte aujourd'hui l'attribution d'une prérogative juridique
(droit, pouvoir) en propositions construites au moyen du foncteur « peut faire » ou de l'expression « il
est permis de faire » et du nom d'une action déterminée ? On observe parfois que le droit est «
impératif-attributif » et, quoi qu'on en pense sur le plan philosophique ou politique, le droit subjectif a
résisté aux attaques de ses détracteurs. Les temps sont même à la profusion des droits, encore qu'ils
n'aient pas une égale consistance ou une identique efficience dans le jeu juridique. Ce que l'on appelle
aujourd'hui le droit objectif use ici d'un procédé d'agencement, encadrement et reproduction des
rapports entre ses « sujets », commode et riche de portée symbolique, que l'on ne retrouve guère dans
d'autres régulations sociales de type normatif, comme les morales (qui s'en tiennent aux simples
facultés : « avoir le droit de faire quelque chose », est-ce la même chose qu'être titulaire d'une
prérogative telle qu'un droit subjectif ?), les pures disciplines ou les usages mondains.
6. - Déduire des solutions implicites de textes légiférés est pratique trop courante, et le plus
souvent correcte sur le plan logique, pour que l'on dénie d'emblée toute légitimité à des opérations de
traduction au nom de la distinction du langage du droit et du langage des juristes (15). Encore faut-il
s'expliquer sur ce qui fonde à déduire une « proposition normative » d'une disposition énonciative, et
vérifier que le changement du signifiant n'altère pas le signifié. Dira-t-on, en contemplant le célèbre
art. 2279 c. civ. (« En fait de meubles, la possession vaut titre »), que l'on se trouve en présence d'une
norme parce que ce texte implique défense à quiconque de méconnaître le droit ainsi conféré au
possesseur ou injonction à tous de respecter ... cette norme ? Défense ou injonction n'existent que
parce qu'il y a règle. Or, à quoi tient cette signification normative du texte, seule apte à fonder le
passage de son « être indicatif » à une prescription ou prohibition de conduites ? La croyance qu'il n'y
a norme que dans la prescription d'une action ou d'une abstention - dans une permission d'agir aussi,
pour la doctrine la plus audacieuse - contraint à tenir pour objet de la règle la conduite de ceux (sujets
de droit ou bien organes d'application du droit) dont les rapports ou l'activité sont tributaires de son
existence et, précisément, de sa valeur de norme. Mais cette action ne consiste, en fin de compte, qu'à
respecter la règle parce qu'elle est règle !
Autre test : reconnaîtra-t-on la normativité de la proposition « L'enfant conçu pendant le mariage
a pour père le mari » (art. 312 c. civ.) en expliquant qu'elle a pour synonyme l'énoncé « Tout le monde
doit traiter l'enfant conçu pendant le mariage comme l'enfant du mari de la mère » ? En vérité, ce texte
se borne à attribuer à l'intéressé la qualité d'enfant légitime. L'obligation, pour chacun, de le traiter
comme tel est exactement celle de tenir compte de la disposition légale, de s'y « conformer » dira-t-on.
N'est-ce pas postuler que cette disposition possède signification de norme, malgré sa structure,
syntaxique, et abstraction faite de toute possibilité de la traduire en prescription de conduite ? Il
convient donc de lier cette signification à la fonction dévolue à cet énoncé, indépendamment de son
objet et de sa forme.
7. - On rencontre d'ailleurs, dans le champ de la théorie du droit, quelques éminentes réticences à
l'égard de la représentation déontique des règles juridiques, de chaque norme juridique. S'inspirant de
7
la philosophie anglo-saxonne du langage ordinaire et de la théorie des actes de langage, certains
mettent en évidence la place du performatif dans le langage du droit (16). D'autres distinguent, à côté
des « règles prescriptives » (de conduite) de nombreuses « règles constitutives » visant la
détermination de faits, processus ou situations ainsi pourvus d'effets par le système juridique qui les
contient (17).
Plus significatifs encore nous paraissent les amendements que certains réalistes scandinaves ont
dû apporter à la théorie impérativiste de John Austin, et surtout, sa rigoureuse critique par H.L.A. Hart.
Au siècle dernier, le premier nommé avait soutenu que le droit relevait du commandement, qu'il
constituait un système d'ordres contraignants parce qu'appuyés par des menaces. Plus près de nous,
quelques théoriciens suédois et danois ont précisé qu'il s'agissait, en vérité, de « commandements
autonomes », impersonnels et abstraits (et non de véritables commandements de sujet déterminé à
sujet déterminé), avant de distinguer, au sein de cette catégorie singulière, les « commandements de
comportement » et les « commandements performatifs » opérant, par le seul effet de leur édiction,
attribution d'une qualité ou d'une compétence juridique (ex. : « Ses descendants les plus proches
succèdent au défunt », « Le roi est le commandant en chef des forces armées ») (18). Plus radicale,
mais encore insuffisante, est la critique adressée par Hart au modèle austinien du droit comme
ensemble d'ordres appuyés de menaces. Le maître d'Oxford établit que tout système juridique se
présente sous la forme d'une union de deux catégories de normes : des règles primaires imposant des
obligations et des règles secondaires, qui confèrent des pouvoirs publics ou privés de création et
modification de ces obligations ou déterminent comment les normes primaires sont reconnues (19).
Dans le cours de sa critique de l'impérativisme, qui débouche aussi sur une version particulière de la
dualité règles prescriptives-règles constitutives, il concède cependant une analogie entre « la loi pénale
assortie de ses sanctions » ou les règles de la responsabilité civile, d'une part, et un corpus d'ordres
généraux appuyés de menaces, d'autre part. Or, si l'on s'en tient aux textes formulés dans le langage du
législateur, force est de constater que les énoncés du code pénal (français) ou des innombrables
dispositions d'incrimination non codifiées contiennent bien peu de prohibitions ou prescriptions de
comportements appuyées par la menace d'une peine. Les art. 1382 s. c. civ., quant à eux, ne s'occupent
en aucune façon d'interdire des conduites dommageables sous la menace de dommages-intérêts : ils se
bornent à fixer les conditions dans lesquelles naissent des dettes de réparation.
8. - Ainsi les droits étatiques contemporains ne ressemblent-ils pas au Décalogue et bien peu aux
règlements disciplinaires des armées. L'observation vaut même pour le code de la route où abondent
cependant les occurrences du verbe « devoir » - mais à la voix passive - ou pour les dispositions du
code du travail relatives à l'hygiène et à la sécurité. Il s'agit là, pourtant, de secteurs de réglementation
(au sens matériel, et quelque peu péjoratif du terme) où se manifeste une claire visée de normalisation.
Que cela tienne à la complexité de nos sociétés, à la variété des missions dévolues à la puissance
publique ou à la sophistication des outils de la régulation assumée par le droit, ne dispense pas de
quêter un concept adéquat de règle de droit. C'est-à-dire un concept apte à rendre compte de la
normativité des innombrables dispositions légiférées ou propositions innovantes imputées à la
jurisprudence, voire à la coutume, dans lesquelles on lit spontanément des règles alors pourtant
qu'elles ne revêtent pas la forme prétendument canonique des propositions normatives ou ne
pourraient l'emprunter qu'au prix d'une perte de sens ou d'utilité. La notion de modèle présente, à cet
égard, une remarquable vertu heuristique.
B. - La normativité liée à la fonction des énoncés juridiques.
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9. - Les auteurs ne sont pas rares qui qualifient la règle de droit de « modèle » (20). Mais ils la
conçoivent en général comme un modèle de conduite. La rupture avec la conception déontique n'est
pas consommée. Une riche analyse de M. P. Amselek (21) avait au contraire paru la rendre possible.
C'est cette voie qu'il convient de suivre, bien que les écrits ultérieurs de cet auteur autorisent à penser
qu'il s'est arrêté en chemin (22).
Situer la norme dans le genre des modèles, c'est mettre en évidence sa nature instrumentale de
mesure, d'étalon. Dès lors, la normativité d'une proposition ne tiendrait-elle pas simplement, y compris
dans l'ordre des relations et activités humaines, à la fonction d'instrument de mesure assignée à cet
énoncé, indépendamment de son objet (une conduite ou autre chose) et de sa formulation ? La réponse
affirmative fait accéder à une conception unitaire, simple en dépit des apparences, et fort éclairante à
maints égards, des normes éthiques en général et des règles juridiques en particulier.
Pour ce qui est, au moins, de ces dernières, l'intelligence de cette conception requiert d'emblée
deux précisions :
- la vocation d'un énoncé à servir de modèle d'évaluation résulte de son insertion dans un
ensemble socialement considéré comme normatif, c'est-à-dire voué à cette fonction spécifique de
permettre de déterminer comment les choses doivent être, ce qu'elles valent du point de vue propre de
cet ensemble ; c'est manière de souligner qu'on ne conçoit guère de règle juridique isolée, non intégrée
à un « système » normatif ;
- cette insertion dépend à son tour, soit de la compétence que d'autres dispositions de cet
ensemble reconnaissent à l'auteur de l'énoncé (condition première d'une validité des règles légiférées,
qui est, dans le droit étatique moderne, une validité de type formel), soit de la reconnaissance de son
appartenance à cet ordre par « les membres du groupe » (validité factuelle ou empirique) pour les
normes constitutionnelles (alternative à l'hypothèse kelsénienne de la Grundnorm) ou les règles non
légiférées (23).
Des explications complémentaires s'imposent, bien entendu, qui seront ordonnées autour des trois
propositions.
1° En tant que norme, toute règle de droit s'entend d'un modèle idéel.
10. - Reconnaître valeur normative à un énoncé, c'est comprendre qu'il est appelé, à la manière
d'un modèle matériel (équerre, fil à plomb, patron d'un vêtement, etc.), à servir de référence. Sa
vocation sera de permettre l'évaluation de situations, rapports, actes, actions, conduites, ou d'autres
objets encore, c'est-à-dire de déterminer comment ils doivent être, devront être ou auraient dû être du
point de vue du système auquel appartient cette norme, afin d'être conformes à ses dispositions et de
procurer, le cas échéant, les résultats attachés à cette conformité. Cette fonction de référence
s'accomplit à travers des opérations de jugements, au sens logique et psychologique, dans des
contextes et des buts fort divers. Cette opération de jugement s'inscrit parfois dans une activité
institutionnelle - activité administrative ou activité juridictionnelle (le « jugement » dans le processus
de décision ou le jugement au sens institutionnel) - mais tel n'est pas son contexte le plus quotidien.
La perspective de mise en oeuvre de ce modèle idéel, de cette variété d'étalon, peut être celle
d'une action à venir, c'est-à-dire de la réalisation d'une opération dont on attend un certain résultat ou
de l'aménagement d'une situation juridique. Ainsi, lorsqu'une personne entreprend de conclure un
contrat ou de constituer une société, ou lorsqu'elle souhaite conformer son action personnelle, une
9
situation ou une chose (un édifice, des locaux industriels, un véhicule, etc.) aux règles en vigueur, que
ce soit par civisme ou souci d'éviter les ennuis ; ou encore lorsqu'elle entend jouer avec habileté des
normes en vigueur ; ou encore s'il lui plaît de connaître ce qu'elle risque avant d'entreprendre une
action ou la réalisation d'une situation irrégulière. S'il y a toujours, dans ces diverses circonstances,
rapport de norme à conduite, c'est en ce sens et toujours que la première va servir pour diriger la
seconde, mais non parce qu'elle l'a pour objet. A la différence d'intention près, la règle manifeste
également sa nature de modèle lorsqu'elle est contemplée par le juriste dogmaticien qui prépare, par
exemple, un commentaire législatif ou quelque guide pratique exposant ce qu'il est possible de faire ou
d'attendre selon le droit positif.
Mais, la perspective de référence aux règles peut être aussi de contester ce qui a été fait, en vue de
poursuivre éventuellement un résultat pratique (cas de celui qui, souhaitant obtenir l'annulation d'un
acte ou la réparation d'un dommage, confronte un acte déjà accompli aux normes réglant sa validité ou
une séquence événementielle aux règles de responsabilité civile). Elle peut être encore d'apprécier la
conformité d'un certain état de choses aux règles en vigueur, en vue d'un constat aux usages variables
(attitude élémentaire de l'inspecteur du travail visitant un établissement, ou activité d'audit) . Cette
démarche d'évaluation s'inscrit, le cas échéant, dans la perspective d'élaboration d'une décision
administrative ou d'une décision appelée à trancher une contestation formalisée (activité
juridictionnelle, en tout cas dans un ordre où « le juge tranche le litige conformément aux règles de
droit qui lui sont applicables », sachant qu'il est aussi convié à se référer aux normes de procédure afin
d'assurer la régularité du déroulement du procès).
11. - Couramment mobilisées par séries en raison des connexités ou indivisibilités de leurs objets
respectifs, ces normes ne le sont jamais que dans la mesure de leur pertinence dans le cas en question,
c'est-à-dire de leur compétence normative. Celle-ci est, pour chaque règle, fonction de ce dont elle
traite, et tributaire de normes propres à cette compétence (dispositions générales ou spéciales relatives
à son application dans le temps ou ratione materiae). Elle se vérifie par une confrontation, souvent
rapide au point d'être à peine consciente, de cette teneur abstraite de la norme aux données concrètes.
Il s'agit d'une variété d'opération de qualification. Au demeurant, cette compétence se trouve parfois
discutée et, dans nombre de circonstances, objectivement discutable (24). Acquise, elle rend la norme
applicable au sens, par exemple, de l'art. 12, al. 1er, NCPC (« Le juge tranche le litige conformément
aux règles de droit qui lui sont applicables »). Ainsi l'application d'une règle de droit doit-elle d'abord
s'entendre de l'acte de référence au modèle qu'elle constitue, aux fins d'évaluation juridique dans une
perspective quelconque. Mais se dessine aussitôt une deuxième acception légitime du terme.
L'application d'une norme s'entend alors de l'opération d'évaluation elle-même, théoriquement
décomposable en deux moments : la mise en rapport du modèle et de l'objet concret à évaluer, puis la
constatation de ce rapport. Si elle représente l'opération centrale d'un jugement juridictionnel,
l'application dans ce deuxième sens se trouve en principe tout entière logée dans sa motivation, car le
dispositif est pure décision fondée sur la conclusion de cette confrontation (encore que la pratique soit
parfois de reprendre cette conclusion dans le dispositif du jugement ou de l'arrêt).
2° Une règle juridique peut avoir les objets les plus divers.
12. - La reconnaissance de la signification normative d'un énoncé en langage du droit et, par là, sa
contribution au gouvernement des actions, ne dépendent pas de la nature de son objet - de ce dont elle
« parle » - puisqu'elle tient à sa vocation de modèle. Aussi, les énoncés qui composent l'ordre juridique
étatique français de 1990 (à ne considérer que son segment légiféré) ont-ils, dans leur immense
10
majorité, signification de normes, sans qu'il soit besoin de se demander s'ils peuvent être traduits en
propositions normatives au sens des logiciens des normes.
Dans cet ensemble, on rencontre certes des modèles de conduite (art. 212 c. civ.), mais aussi des
modèles de rapports entre des personnes (art. 312 ou art. 1382 c. civ.), de qualification d'un sujet de
droit (art. 488 c. civ.), d'attribution d'une prérogative à un sujet (art. 9 c. civ. ou tel article
constitutionnel énonçant que « le Président de la République a le droit de faire grâce »), d'effet d'un
acte (art. 1165 c. civ.) ou d'une situation de fait (art. 2279 c. civ.). On repère également des modèles de
choses matérielles (l'état ou l'équipement des véhicules ou l'aménagement des locaux de travail) ou
d'instruments spécifiquement juridiques (le régime des écrits contractuels ou celui des effets de
commerce). Multiples sont également les normes qui signifient des modèles d'application d'autres
règles, d'opérations procédurales, etc.
Il n'est pas question de nier la présence de normes juridiques ayant une conduite pour objet, mais
elles ne sont certes pas la majorité. Parmi celles qui semblent d'abord constituer des modèles de
comportement, un examen attentif enseigne que beaucoup traitent moins d'une conduite humaine que
d'un acte, matériel ou juridique. L'objet du modèle est alors le résultat possible d'actions dont la
consistance, les motivations et souvent même les auteurs demeurent indifférents. Nous pensons en
particulier aux innombrables dispositions formulées à la « voix passive ». Lorsque des textes énoncent
que les locaux de travail « doivent être tenus dans un état constant de propreté et présenter les
conditions d'hygiène et de salubrité nécessaires à la santé du personnel » et « doivent être aménagés de
manière à garantir la sécurité des travailleurs » (art. L. 232-1 et L. 233-1 c. trav.), ils signifient, non
des modèles de conduites d'employeurs, mais des références pour une situation de lieux qui « doit être
», abstraction faite des activités humaines possibles ou indispensables à cette fin. De même, en
statuant qu'« aucun salarié ne peut être sanctionné ou licencié en raison de son origine, de son sexe, de
sa situation de famille (...) », tel autre texte du code du travail vise la non-survenance d'un acte
juridique caractérisé par certains motifs objectivables, plutôt qu'il n'interdit une conduite déterminée à
l'employeur. Cette démarche apparaît fort banale dans nos systèmes juridiques. Des normes de ce
genre, certes, affectent en fin de compte des actions, mais celles-ci sont moins déterminées et
potentiellement plus nombreuses qu'il ne semble. Par exemple, en disposant qu'« il est interdit de faire
apparaître, sous quelque forme que ce soit, à l'occasion ou au cours d'une manifestation sportive, le
nom, la marque ou l'emblème publicitaire d'un produit du tabac ou le nom d'un producteur, fabricant
ou commerçant de tabac ou produits du tabac », l'art. 10 de la loi du 9 juillet 1976 affecte l'activité de
sociétés de programme de télévision autant que celle des organisateurs de manifestations sportives,
dans la mesure où les premières diffusent des images de ces dernières (25). Au demeurant, les sujets
dont l'activité ou les actes sont justiciables de semblables normes juridiques sont plus souvent des
personnes morales (concernées en qualité d'employeur ou à un autre titre) que des individus. Or, peuton parler du comportement d'« acteurs » qui ne seraient pas des êtres physiques ?
Une énumération exhaustive des types d'objets dont les règles de droit peuvent constituer les
modèles serait vaine. L'essentiel est de souligner la variété de ces objets. Nous ajouterons seulement
que les définitions des catégories juridiques énoncées en langage du droit ont, elles aussi, valeur de
normes, alors que la conception déontique de la normativité éthique contraint, pour leur reconnaître «
valeur juridique », de les insérer dans des enchaînements propositionnels compliqués conclus par des «
propositions normatives stricto sensu ». Que les notions, donc les catégories juridiques, appartiennent
en tout cas à la famille des modèles idéels ne suffirait pas à assurer la normativité de toute définition
en langage du droit. Il y a surtout que cette dernière institue une équivalence entre la dénomination
d'une catégorie et la réunion d'éléments, proprement juridiques ou factuels et plus ou moins nombreux,
11
de sorte qu'elle a sens de modèle d'attribution d'une qualification à l'objet subsumable sous le concept
nommé par le terme défini. En ce sens, l'énoncé signifie déjà un modèle pour des opérations de
qualification. Mais, par une manière de réversibilité, il fonctionne aussi comme une référence pour
l'imputation de certains effets juridiques à une qualification acquise. A la question de savoir si le droit
de propriété d'une personne la fonde à accomplir, relativement à sa chose, tel acte dont ne traite
aucune norme particulière, la confrontation avec l'art. 544 c. civ. permet de répondre qu'il lui est
loisible de l'accomplir puisque « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la
manière la plus absolue (...) » (26). Modèles de qualifications, les « énoncés de type prédicatif (dont
on trouve quelques remarquables exemples aux art. 516 s. c. civ. : « Tous les biens sont meubles ou
immeubles » ; « Les objets que le propriétaire d'un fonds y a placés pour le service et l'exploitation de
ce fonds sont immeubles par destination ») constituent plus certainement encore des normes.
13. - La conception fonctionnelle de la norme comme modèle de conduite ou de tout autre objet
simplifie la reconnaissance de la signification normative de l'immense majorité des énoncés formulés
en langage du droit. Il nous paraît surtout qu'elle rend compte de l'expérience du rapport quotidien à
ces énoncés. Pour autant, elle ne conduit pas à doter de valeur normative toutes les propositions des
textes constitutionnels, législatifs, réglementaires. En France, en particulier, les textes contemporains
contiennent non seulement des décisions mais aussi des dispositions ne signifiant, de prime abord, que
des évaluations éthiques, des programmes de politique publique, des formulations d'objectifs. Cette
pratique de la « législation proclamatoire » ou « déclamatoire » suscite l'ironie ou la perplexité de
nombreux juristes, qui ne rencontrent pas dans les textes en cause ces « règles de conduite », moins
encore ces « commandements assortis d'une menace de sanction », qu'ils tiennent pour seules
authentiques règles de droit (27). Pourtant, certains de ces énoncés finissent par jouer quelque rôle
dans l'aménagement des situations juridiques et le règlement des différends, qu'ils orientent
l'interprétation des règles elles-mêmes ou que les tribunaux les investissent d'une valeur normative ou
en déduisent des règles implicites. En témoignent les mutations sémantiques et pragmatiques de
diverses propositions du Préambule constitutionnel de 1946, au service des choix de politique
jurisprudentielle du Conseil d'Etat et, plus encore, du Conseil constitutionnel. Certains peuvent s'en
indigner au nom de l'indispensable sécurité juridique ou regretter la dégénérescence de la pratique
législative (28). Pour ce qui nous intéresse ici, le phénomène prouve que la signification de norme,
autant que l'interprétation des termes qui la formulent, constituent des enjeux des confrontations
d'intérêts, dont le champ de pratique rhétorique spécifique institué par le droit est le théâtre (29).
14. - Cela étant, si toutes les règles juridiques, quel qu'en soit l'objet, ont également vocation à
affecter des actions, c'est d'abord et toujours à partir des opérations de jugement par lesquelles elles
sont mises en œuvre. Passage obligé de leur usage, la référence à ces modèles acquiert un sens
pratique particulier lorsqu'elle doit gouverner une décision, institutionnelle ou privée, d'accomplir un
acte juridique ou matériel. En effet, si la perspective de l'opérateur est celle de la régularité juridique
(cas du juge en particulier), cet acte consistera à conformer la situation à ces modèles. Grande est la
variété de ces actions de conformation des choses et événements aux règles applicables. Mais il s'agit
moins d'actions-objets de ces normes que d'actions d'hommes-artisans, dont la position à l'égard de ces
instruments est analogue à celle du tailleur face au « patron » : celui-ci gouverne l'action de celui-là,
alors qu'il constitue un modèle de vêtement et non de conduite humaine. Une condamnation à
dommages-intérêts, l'anéantissement d'un acte, le prononcé d'une injonction, mais aussi l'exécution
d'une décision de justice, le paiement d'une dette, la préparation et la réalisation d'une opération
régulière propre à obtenir les résultats que les règles pertinentes attachent à cette régularité
(constitution d'une société, rédaction d'un testament, célébration d'un mariage, réalisation d'un
12
licenciement régulier), l'octroi d'une autorisation dont les conditions se trouvent remplies, la
réalisation d'aménagements matériels relèvent également d'une telle activité « artisanale » de
conformation aux règles. Elles illustrent le troisième sens qu'il convient de reconnaître à l'expression «
application d'une norme juridique », celle à laquelle certains agents du système étatique sont chargés
de veiller. Mais il ne s'agit pas exactement ou toujours d'une imitation du modèle, analogue à la coupe
d'une pièce de tissu suivant les contours du « patron » : la métaphore a des limites, inhérentes à la
différence d'un modèle idéel et d'un modèle matériel.
3° Les normes juridiques sont des modèles simples ou complexes.
15. - Ils articulent le plus souvent deux ou plusieurs éléments, selon une relation qui est
fréquemment d'imputation : imputation d'une sanction pénale à un agissement, de la nullité d'un acte à
la présence de certains vices ou de certaines irrégularités, d'une dette de réparation au fait
dommageable d'une personne ou d'une chose, du pouvoir de faire un acte à certaines circonstances,
etc. Il y a place, cependant, pour des normes-modèles à la structure plus simple, tels les modèles
d'attribution de prérogatives reconnues à tous (« Chacun a le droit au respect de sa vie privée ») ou, au
contraire, à un seul (« Le Président de la République exerce le droit de grâce »), ou encore les modèles
de comportement qui ne sont subordonnés à aucune autre condition que l'existence de la situation
juridique ou factuelle visée (« Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours et assistance » ;
dispositions du code de la route sur la circulation des véhicules). La simplicité structurelle de
l'instrument-norme ne signifie pas pour autant qu'il soit doté d'un sens clair, précis, univoque.
Tel est le cas de nombreux principes-règles. Car si le terme « principe » connaît une variété
d'occurrences génératrice d'une polysémie le plus souvent négligée - certains, qui plus est, opposent «
principes » et « règles »- il désigne et qualifie le plus souvent d'authentiques normes juridiques
positives. L'usage du vocable tend alors à signaler la stabilité et la valeur particulières reconnues à la
règle, qui vont parfois de pair avec une position élevée dans la hiérarchie des normes. Elle dénote en
tout cas une remarquable généralité de pertinence (de compétence) (30), liée à une fréquente
indétermination de la teneur du modèle. Au point que quelques-uns de ces principes sont nommés
plutôt que formulés, parce qu'ils paraissent bien difficiles à énoncer. Que l'on songe au principe
d'égalité, dont l'indétermination et les relations incertaines avec de multiples règles expresses traitant
d'objets plus limités sont aussi notoires que la positivité.
16. - Hors ce cas, le degré variable de complexité des règles juridiques semble accréditer une
analyse classique de leur structure. Pour de nombreux auteurs (31), une règle de droit se composerait
toujours (moyennant reconstruction des énoncés) d'une hypothèse ou présupposition (ou encore :
antécédent, présupposé, fait juridique) et d'une conséquence ou effet juridique (ou encore : conséquent,
dispositif). Fondamentalement hypothétique, elle pourrait donc s'exprimer sous la forme « Si ..., alors
... ». Au-delà de divergences sur la consistance exacte de chacun de ces deux éléments, tous les tenants
de cette analyse voient dans l'hypothèse ou présupposition la détermination des « conditions
d'application » de la règle. Ainsi, l'art. 1382 c. civ. pourrait-il s'énoncer : « Si une personne cause par
sa faute un dommage à autrui, alors elle est tenue de le réparer », la première proposition fixant les
conditions d'application d'une norme, qui serait donc « inapplicable » en l'absence de fait fautif du
prétendu responsable. La rédaction même d'un texte comme le célèbre art. L. 122-12, al. 2, c. trav. - «
S'il survient une modification dans la situation juridique de l'employeur, notamment par (...), tous les
contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le
personnel de l'entreprise » - incite tribunaux et gens de doctrine à le dire « non applicable » lorsque
l'événement qui affecte une entreprise ne constitue pas une modification dans la situation juridique de
13
l'employeur. Comment ne pas voir cependant que, si la transmission de plano des contrats de travail
est alors écartée, c'est en considération de cet art. L. 122-12, al. 2 et à l'issue de sa confrontation aux
données de l'espèce, donc par l'effet de son application ? De même, si en présence d'un dommage, la
responsabilité civile de l'auteur du fait auquel on l'impute se trouve écartée au motif qu'aucune faute
n'est établie à sa charge, n'est-ce pas précisément en vertu de l'art. 1382 c. civ. ?
Nous retrouvons ici la diversité, déjà signalée, des sens du terme « application », que l'analyse
théorique doit opposer aux errements terminologiques des rédacteurs de lois et des juristes. Surtout s'il
s'agit de rendre compte de processus effectifs de maniement des règles de droit. Concevoir celles-ci
comme des modèles permet de distinguer deux opérations dans le cours de leur mise en oeuvre : l'acte
de s'y reporter en raison de leur objet, celui-ci étant « cause » de leur compétence, puis la
confrontation des données empiriques aux modèles qu'elles signifient. L'une et l'autre méritent, nous
l'avons dit, le nom d'application. Bien que la structure dualiste relevée par une doctrine classique se
trouve dans nombre de règles, elle risque, si on la prétend systématique, de caractériser ce que Kelsen
nommait Rechtssätze (propositions descriptives du droit) plutôt que les Rechtsnormen (les normes
juridiques elles-mêmes). Surtout, comprendre l'hypothèse ou présupposition comme l'énoncé des
conditions d'application de la règle méconnaît la réalité et l'importance décisive des deux opérations
intellectuelles primordiales nécessairement préalables à toute conclusion d'applicabilité ou
d'inapplicabilité de la norme au sens traditionnel de ces termes.
En vérité, les conditions d'application d'une règle (de sa compétence normative) sont réunies
lorsque se pose, dans les contextes les plus variés, le problème d'évaluation auquel elle a pour sens
d'apporter réponse : qui est responsable de tel dommage ? le contrat de travail conclu avec tel
employeur se trouve-t-il transmis à tel autre ? Autrement dit, cette compétence, ou applicabilité,
dépend de l'objet de la norme-modèle et non de la manière dont celle-ci informe celui-là ; ou, si l'on
préfère, de ce dont traite la disposition à signification normative et non de la façon dont elle le traite.
L'hypothèse de son application se trouve ainsi réalisée chaque fois qu'une situation concrète fait surgir
le problème en question. La « présupposition », telle qu'elle est habituellement conçue, fixe plutôt les
conditions auxquelles est subordonné un certain effet : si celui-ci ne doit pas avoir lieu parce que
celles-là font défaut, c'est en vertu de la norme elle-même, donc en conséquence de son application.
17. - Ajoutons que la fréquente complexité du modèle porté par toute règle de droit s'accompagne
d'une incertitude avérée ou virtuelle de son exacte configuration. L'affirmation du « sens clair » d'un
texte normatif tient du mythe ou, au mieux, de l'argument à l'appui d'une lecture déterminée que l'on
entend faire prévaloir. Il faut au moins reconnaître « la texture ouverte du droit » (32). Même l'idée
qu'il existe malgré tout un « noyau de certitude » inspire de légitimes doutes. L'expérience atteste, qu'à
texte constant, la teneur attribuée au modèle avec l'autorité d'une solution « de droit positif » peut
varier. Le sens d'une disposition, un temps évident faute d'intérêt à le discuter, se révélera ambigu ou
incertain dans une circonstance où son interprétation sera l'enjeu d'une opposition d'intérêts. Les
exemples abondent. « Le Président de la République signe les ordonnances (...) » : percevait-on
l'équivoque de cet art. 13 de la Constitution de 1958 avant que les péripéties politiques de la
cohabitation 1986-1988 n'engendrent la controverse (le chef de l'Etat n'a-t-il qu'une compétence liée
ou bien peut-il refuser sa signature) ? La dispute, qui ne concerne pas seulement le sens des règles
mais parfois aussi leur positivité - telle règle est-elle bien consacrée par une « jurisprudence constante
», telle proposition en langage du législateur a-t-elle signification normative ? - affecte d'autant plus la
certitude commodément prêtée au droit que sa solution officielle (juridictionnelle) semble, en fin de
compte, gouvernée par de simples « directives d'interprétation ». Sans parler ni de l'effet des notionscadres et standards (on parle encore de « notions floues » ou de « concepts mous »), dont la notoire
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instrumentalisation du droit contemporain n'a en rien réduit l'importance (33), ni des perturbations
induites par une impressionnante masse d'instruments internationaux ou communautaires, auxquels
l'ordonnancement juridique doit une part de son « flou ». Celui-ci s'observe également si l'on aborde
les normes juridiques sous l'angle des caractères qui leur sont d'ordinaire reconnus.
II. - Des caractères attribués aux règles de droit.
Dès lors que la signification normative d'un énoncé en langage du droit est liée à sa vocation
instrumentale de modèle pour les objets les plus divers, ces caractères méritent d'être réexaminés pour
apparaître sous un jour ou avec un sens nouveaux. La réévaluation est moindre, cependant, en ce qui
concerne la généralité et l'abstraction prêtées à la règle juridique (A) qu'à propos de son caractère
obligatoire (B) et, surtout, de cette « sanction » qui l'accompagnerait nécessairement (C).
A. - Généralité et abstraction.
18. - Toute règle de droit tient ces deux qualités de sa nature générique de modèle. En tant que
tel, tout modèle est abstrait, un modèle idéel plus encore. Il le demeure, aussi « concret » que puisse
paraître son objet ou sa teneur. Parce qu'elle appartient à ce genre, toute norme présente un caractère
essentiel de généralité par son aptitude à recevoir un nombre a priori indéterminé, sinon illimité (il
existe des règles temporairement en vigueur), d'applications. Le procédé de l'édiction de règles traduit,
à cet égard, une rationalisation, une économie de moyens et contribue à l'égalité, quand on le compare
à ceux de l'impératif (ordre) et de la décision qui ont besoin d'être indéfiniment réitérés. Dès lors,
souligner la généralité et l'abstraction de la norme juridique, en croyant relever ainsi l'un de ses traits
spécifiques, s'avère pure tautologie. Cette généralité demeure même si la situation que vise la règle
n'est jamais, chaque fois qu'il y a lieu de l'appliquer, que celle d'une seule personne : les dispositions
de la Constitution traitant de l'élection ou des pouvoirs du Président de la République présentent, à cet
égard, le même caractère de généralité que, par exemple, l'art. 1382 c. civ. !
C'est dans un autre sens que l'on revendique , au nom de l'égalité des citoyens ou des sujets
(l'égalité dans la loi), la généralité des règles de droit : celles-ci ne devraient pas être différentes selon
l'origine, l'appartenance socio-professionnelle ou la localisation des individus et il faudrait bannir les
régimes particuliers, sauf nécessité de prendre en compte quelques différenciations « naturelles »
(l'âge, la nationalité, le sexe ou la situation matrimoniale, selon les conceptions longtemps régnantes).
On sait que le manifeste recul de cette généralité-là alimente, depuis G. Ripert au moins, la
dénonciation d'un « déclin du droit », c'est-à-dire d'un certain modèle historique de droit (34). Il
n'empêche que les règles particulières comme les règles spéciales (opposées aux normes valant pour
une catégorie générique de rapports) présentent, au même titre que les normes à champ d'application
plus vaste, le caractère de généralité inhérent à tout modèle promis à un nombre indéterminé de mises
en œuvre. Même la norme visant la situation d'un individu déterminé reste, de ce point de vue,
générale. A condition qu'il s'agisse bien d'une règle, car si le concept de norme individuelle peut être
admis (35), bien des énoncés qui sembleraient trouver place dans son extension relèvent en vérité du
genre des décisions plutôt que des normes. Nous songeons aux dispositifs des décisions
juridictionnelles ou administratives que la théorisation kelsénienne tient, à tort selon nous, pour des
actes créateurs de normes individuelles (36).
19. - Les règles de droit manifestent, au demeurant, une autre forme de généralité. On pourrait
parler d'une généralité de leur opposabilité, en ce sens qu'elles peuvent être invoquées dans les
rapports les plus variés entre sujets de droit. Ce caractère prend tout son relief s'agissant des règles
constituant un modèle de relation entre personnes abstraites occupant des positions déterminées, mais
15
susceptibles d'être mobilisées dans le cadre d'un tout autre rapport. L'art. L. 122-12, al. 2, c. trav.
illustrera, là encore, le propos : modèle de relation entre des salariés et un nouvel employeur, il est
fréquemment invoqué entre employeurs, dont l'un prétend que l'autre doit ou aurait dû « reprendre »
tout ou partie de son personnel, ou bien soutient au contraire qu'il a indûment supporté les coûts du
licenciement de salariés traités comme siens alors qu'il n'y avait pas « modification dans la situation
juridique de l'employeur » au sens du texte. Il faut voir là une raison supplémentaire de rejeter toute
assimilation des règles de droit à des ordres ou des commandements, qui « informent » essentiellement
les rapports de ceux qui les formulent avec ceux auxquels ils s'adressent. Et l'on comprend que des
théoriciens aient forgé le douteux concept de « commandements autonomes » pour tenter de rendre
compte de cette singularité.
B. - Obligatoriété.
20. - Dire que « toute règle de droit est obligatoire » est truisme ou vain propos si l'on se réfère à
la substance de la norme comprise comme une règle de conduite. La prescription ou la prohibition d'un
comportement peut-elle être autrement qu'obligatoire et que peut, en revanche, signifier pareil
caractère attribué à une permission ? Dans le cadre de la conception ici développée, cette même
assertion au contraire fait sens, en soulignant ce que l'on pourrait comprendre comme un aspect de la
validité des règles. Il apparaît en effet que cette obligatoriété se rapporte à l'usage des normes
juridiques et non à leur contenu : elles sont d'usage obligatoire, donc exclusif, à l'égard de toute
situation entrant dans le champ de validité de l'ensemble normatif auquel elles appartiennent. Elles et
elles seules sont pertinentes et doivent être appliquées pour déterminer ce que valent actes et
situations, ce qu'ils doivent être ou comment les choses doivent se trouver ou être agencées afin
d'assurer leur conformité à l'ordre juridique. Elles diffèrent en cela de simples voeux ou conseils, mais
non des normes constitutives d'un système moral ou disciplinaire quelconque, qui n'auraient guère de
sens sans cette même prétention à l'obligatoriété dans le cadre dudit système. Si les règles d'un ordre
juridique étatique tel que le droit français paraissent dotées d'un caractère obligatoire, intense au point
de trouver place dans leur définition même, c'est que cet ordre prétend se soumettre l'ensemble de la
société qu'encadre l'Etat - constituer le seul corpus normatif de référence, sous réserve de la place qu'il
concède à d'autres références, juridiques ou non - et ne se met aucunement dans la dépendance
d'adhésions volontaires.
21. - Même ainsi comprise, l'obligatoriété des règles juridiques ne permet pas d'éluder les
problèmes nés de l'apparition d'instruments recommandatoires. Repérés dans l'ordre interne, ils pèsent
d'un poids plus remarquable dans la production des organisations internationales (des principes
directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales au code international de conduite
pour le transfert de technologie de la CNUCED, en passant par la Déclaration de principes tripartite de
l'OIT sur les entreprises multinationales et la politique sociale, sans oublier, bien entendu, les
recommandations de la CEE). Dans une terminologie tributaire de la vision courante de la règle de
droit comme modèle de comportement, on parle à leur sujet de « normes à fonction directive souple »
par opposition aux « normes à fonction directive autoritaire » que seraient les « commandements »,
donc les normes juridiques classiques (37).
Il conviendrait pourtant de vérifier dans le détail que la « facultativité des modèles en question
affecte - comme ailleurs l'obligatoriété - leur utilisation plutôt que leur contenu. Cette tâche excèderait
l'objet de la présente étude. En second lieu, et là gît le véritable défi théorique, il faudrait formuler
adéquatement la question de leur appartenance au domaine du juridique. Le débat a lieu dans la
doctrine de droit international et de droit économique, à propos de ce « droit vert », « droit mou » ou
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soft law, opposant ceux qui rejettent à ceux qui admettent l'idée d'une normativité ou, plus exactement,
d'une juridicité relative (38). Il renvoie, au fond, à l'exigence et aux difficultés déjà signalées d'une
définition stipulative du droit. Avouons seulement une inclination à considérer que, même d'usage
facultatif, les modèles portés par de tels instruments relèvent d'un juridique dont on ne voit pas au nom
de quoi l'on pourrait nier l'évolutivité, y compris du point de vue de la nature des outils de la
régulation qu'il assume. Ce problème de construction d'une définition opératoire, c'est-à-dire apte à
fonder des investigations théoriques et empiriques sur les formes et transformations de la régulation
juridique, pourrait resurgir à partir de l'élucidation de la sanction qui, selon l'opinion commune,
assortirait nécessairement toute règle de droit.
C. - Sanction.
22. - Elle consisterait en un mal, ou au moins un désagrément, infligé par l'autorité sociale
instituée - donc l'appareil de l'Etat dans le cas du droit étatique - et compris comme une réaction à la
violation de la règle. Peine, réparation, expulsion, destruction d'un édifice, ou encore annulation d'un
acte juridique, elle concrétiserait, tant dans son prononcé que par son exécution forcée, la présence
d'une contrainte consubstantielle à la notion de droit. La menace de sa survenance serait le plus sûr
facteur de conformation spontanée des comportements aux normes juridiques. En fin de compte, elle
fournirait le critère même de la juridicité de ces règles.
Cette représentation courante suscite des réserves, les unes classiques, les autres moins répandues
mais plus pertinentes. Même si l'on ne tient pas pour « véritable droit » les éléments de soft law
évoqués plus haut, peut-on vérifier que chacune des normes composant un ordre comme l'actuel droit
français se trouve assortie d'une sanction ainsi conçue ? A supposer qu'il y ait lieu de distinguer
normes de conduite (sanctionnées) et normes sanctionnatrices (gouvernant l'action des juges et des
autorités d'application du droit), à quoi tient la juridicité de ces dernières si la qualité de règle de droit
dépend de la prévision d'une sanction en cas de manquement au précepte ? Les règles d'incrimination
pénale et, plus encore, les dispositions fixant les conditions de la responsabilité civile délictuelle ontelles toujours sens d'organiser une sanction de la violation de normes de comportement particulières ?
Il faudrait considérer que chacune d'elles implique l'existence d'une norme prescrivant ou prohibant
l'action dont l'abstention ou la commission serait ainsi sanctionnée. Mais, induire de la positivité de
l'art. 1382 c. civ. celle d'une interdiction implicite de causer par sa faute un dommage à autrui, n'est-ce
pas précisément méconnaître les modalités d'une régulation qui se dispense d'un tel détour ? Surtout, si
les diverses modalités regroupées sous le vocable « sanctions juridiques » entretiennent quelque
rapport avec les idées de contrainte ou de coercition, l'intensité de ce rapport est fort variable et cette
catégorie générique paraît manquer d'unité. Qu'y a-t-il de véritablement commun entre la nullité d'un
acte juridique, qui évoque l'échec d'une opération, et une peine, même de simple amende, ou la
condamnation à verser des dommages-intérêts (39) ?
Ph. Jestaz a naguère tenté de renouveler l'analyse ou, au moins, d'échapper à la circularité des
rapports entre droit et sanction (40). Il conviendrait, selon notre collègue, de concevoir la sanction
comme le « tarif » inhérent à toute norme juridique et au contraire significativement absent du
domaine de la morale ou des moeurs, étant entendu que les règles « se tarifient les unes par les autres »
et que chacune ne fixe pas nécessairement son propre tarif. On découvre toutefois que celui-ci réside,
en définitive, dans l'éventualité du recours à un juge susceptible d'en déduire, par voie de décision, un
effet précis. Au total, conclut l'auteur qui reste par ailleurs attaché à « une définition du droit par la
sanction », « la règle juridique serait assortie d'une sanction - et par là digne de porter son nom - à la
double condition : qu'elle revête un caractère de précision suffisant pour qu'un plaideur puisse
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formuler une prétention sur son fondement ; qu'il existe virtuellement un juge pour faire droit à cette
prétention, fût-ce d'une manière que l'on a dit à tort symbolique ». Mais que reste-t-il de l'idée de tarif,
c'est-à-dire d'un prix affiché sinon d'un prix à payer ? De fait, notre collègue s'en détourne dans le
cours de sa démonstration pour retenir, en fin de compte, un critère de l'eventus judicii, donc de
l'éventuelle saisine d'un tribunal au lieu de celui d'une tarification qu'appliquerait éventuellement ce
tribunal. Cette déviation lui vaut de toucher juste. Mais il convient, à notre sens, d'accorder une
importance centrale à cette vocation qu'ont en commun les normes qualifiées de juridiques et que l'on
veut signaler en les nommant telles.
23. - La récurrence de l'idée de « sanction » dès qu'il est question de ce que nos sociétés nomment
« droit » traduit, à l'évidence, l'inhérence à ce mode de régulation sociale de la possibilité de recourir à
un tiers appelé à juger pour trancher les contestations. Encore faut-il comprendre exactement cette
éventualité : à notre sens, elle est celle du procès plutôt que de la sanction au sens trivial du « mal »
qu'infligerait, le cas échéant, la décision clôturant ce procès. Enoncer qu'une norme est une règle de
droit, c'est-à-dire un élément d'un ordre juridique déterminé, signifie qu'elle servira éventuellement, en
fonction de son applicabilité, d'instrument de mesure à un juge institué par cet ordre, dans le cadre
d'une activité de règlement des contestations aménagée par ce même ordre. C'est signifier, du même
coup, que cette norme est susceptible de voir son sens et sa portée dans des situations concrètes
discutés dans le cadre ainsi institué. Cette caractérisation vaut aussi bien pour les règles de procédure
régissant ce cadre - les disputes à leur sujet sont monnaie courante et les voies de recours autorisent la
contestation de la manière dont les tribunaux peuvent les interpréter ou mettre en oeuvre - que pour les
normes substantielles. Même les dispositions légales aménageant des règlements extrajudiciaires et
non juridictionnels partagent cette vocation à servir de références pour apprécier des opérations ou
actes relevant de leur compétence normative. Les procès judiciaires ne manquent pas, qui donnent lieu
à l'application contentieuse des art. 2044 s. c. civ. à propos d'une transaction dont la qualification, la
validité, la portée sont discutées (41). Ces règles manifestent en pareille circonstance leur « juridicité
», leur appartenance au système de droit, que la décision mettant fin au procès estime que l'acte
contesté vaut bien comme transaction et en produit tous les effets, ou qu'elle adopte la solution
contraire en rejetant l'exception de chose jugée soulevée par le défendeur qui invoquait l'art. 2052, al.
1er, c. civ. ou, encore, annule cet acte (« raté ») attaqué par voie d'action. Si l'on tient à conserver le
terme, elles sont également « sanctionnées » dans l'un et l'autre cas. Elles le sont de la même manière
que toutes les autres règles du système juridique, y compris celles de la Constitution (42) : en servant
d'étalons pour juger comment les choses auraient dû, doivent ou devront être du point de vue de cet
ordre juridique, dans le cadre et aux fins du règlement d'une contestation - donc dans le cadre d'un
jugement institutionnel - indépendamment de la teneur du dispositif de la décision à intervenir (rejet
de la demande, relaxe ou condamnation, annulation, ordonnance d'une mesure en vertu d'un pouvoir
reconnu en référé, etc.). Autrement dit, la « sanction » des normes de droit se manifeste davantage
dans la motivation de la décision que dans son dispositif.
24. - Voilà qui paraît bien sans équivalent dans le domaine des diverses morales, des préceptes de
bienséance ou des règles de l'art. S'il advient que ces normes trouvent quelque pertinence à l'occasion
du traitement de contestations sur le terrain du droit, c'est dans la mesure seulement où les règles
juridiques alors applicables y renvoient explicitement ou à travers une catégorie comme celle de «
faute » ; elles ne sont pas pour autant « juridicisées ». Cependant, la spécification que nous venons de
tenter est celle d'un caractère attribuable à une norme tenue pour juridique - dès lors qu'elle est tenue
pour telle par l'effet des critères de validité admis par l'ordre considéré - et non de ce qui pourrait être
le critère même de sa juridicité. Notre perspective n'est donc pas celle des habituelles considérations
18
sur le rapport entre règle de droit et sanction. Selon nous, dire qu'une règle de droit est « justiciable »,
ce n'est pas énoncer ce qui permettrait d'identifier, dans une cohorte quelconque de normes, celles qui
sont juridiques et celles qui ne le sont pas, mais déduire une conséquence de cette qualification.
Dégager un critère générique du juridique est un autre problème, qui relève d'une démarche, déjà
évoquée, de construction d'une définition stipulative du droit, opératoire pour certaines investigations
aux confins de la théorie du droit et de la sociologie juridique théorique, de pure sociologie du droit
(vérification de l'hypothèse et recherche des modalités empiriques d'un pluralisme juridique dans un
espace social donné), voire d'anthropologie juridique. Sans entrer en quête d'une telle définition,
rappelons que l'hypothèse du procès, la vocation à une mise en question devant un tiers, le recours
même à ce tiers intervenant, exercent de ce point de vue une forte attraction. Que l'on songe aux écrits
de quelques éminents auteurs engagés dans une élucidation des raisons d'être du droit, de sa singularité
ou, simplement, dans la recherche d'un critère universel du juridique, de Pachoukanis à M. Carbonnier,
en passant par A. Kojève et certains sociologues américains ou anthropologues (43). Si des théoriciens
et sociologues la négligent aujourd'hui dans leurs propositions de définition stipulative, il nous paraît
que celles-ci auraient beaucoup à gagner à prendre en considération, plus encore que la normativité
(44), la contestabilité ou la justiciabilité qui caractérise les règles à la lumière de l'expérience de
phénomènes de régulation qui sont le plus indiscutablement tenus pour du « droit ». Mais il s'agit là
d'une simple remarque en marge d'un propos qui est de rechercher à quelles conditions les assertions
ordinaires sur les caractères nécessaires des règles d'un ordre comme le droit étatique français peuvent
trouver un sens dès lors qu'est admise leur nature de modèle « agissant » à partir d'opérations
d'évaluation. A cet égard, affirmer que toute norme juridique se trouve sanctionnée est inexact si la
sanction s'entend d'une pression contraignant au comportement conforme à cette norme ou du
châtiment de sa violation. Il est préférable de constater que toute règle réputée appartenir à un tel ordre
a, par là même, vocation à servir de référence dans le traitement institutionnalisé des différends dans le
champ de cet ordre, et à voir, dans cette circonstance ou dans cette perspective, discuter sa
signification et sa portée.
25. - Que reste-t-il de l'idée de contrainte dans tout cela ? Sa présence au sein des ordres
juridiques ne fait guère de doute, pas plus que les rapports polymorphes de ces ordres avec les
phénomènes de pouvoir ou de domination. Tout suggère que ces derniers passent autant par le discours
que constituent les énoncés du langage du droit, ou qui se déploie pour les légitimer, et par la « force
symbolique » de l'ordonnancement des normes, que par la teneur même des règles, l'objectivité
qu'elles tendent à conférer à l'ordre établi, les obligations et restrictions découlant de leur combinaison
ou de leur usage, les actes de coercition qu'habilitent certains d'entre eux ou par l'effet de reproduction
inhérent à tout modèle. Mais s'il y a beaucoup à retenir de ce qui a pu être écrit sur cette question (45),
c'est à la condition de ne jamais négliger l'ambivalence du droit souligné, notamment, par les
approches critiques (46). Plus encore : l'élucidation de la part et des voies de la contrainte exercée par
ou à travers les dispositifs juridiques commande que l'on se défie tout particulièrement des
interprétations globales, celles qui visent « le droit », ou « le droit moderne », ou même « le droit
positif français ». Elle requiert d'abord, au stade de l'analyse théorique comme de l'investigation
empirique, la considération sérieuse de l'outillage concret des corpus normatifs, donc de la diversité de
leur technologie. Dans cette perspective, les distinctions selon les types de règles, les analyses par
séquences de dispositions et secteurs qu'elles appréhendent, et plus encore la « mise à plat » des
conditions techniques de mise en oeuvre ou mobilisation des normes, seront rarement superflues. Ici
comme ailleurs le progrès de la connaissance suppose l'abandon des propos généraux sur « la force du
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droit », quelle que puisse être leur vertu démystificatrice ou leur aptitude à suggérer des hypothèses
qui restent, dès lors, à vérifier. Qui en disconviendra ?
Un minimum d'attention pour cette technologie de la régulation juridique fait douter que le droit
assure « l'encadrement normatif des conduites humaines, en imposant le respect de modèles de
comportement » (47). Veut-on dire qu'il impose en fait ou seulement qu'il prescrit ? Même en retenant
la seconde interprétation, l'assertion s'avère largement inexacte ou équivoque. Inexacte si l'on a égard à
l'extrême diversité des objets d'énoncés ayant vocation de référence pour agir, pour le guidage des
actions, sans être tous, tant s'en faut, des modèles de conduites. Inexacte, parce que si, dans cette
variété de leurs objets et dotés d'une obligatoriété d'usage et d'une aptitude à être déduits en justice, ces
modèles sont, bien entendu, destinés à « peser » sur les comportements effectifs dans les rapports
sociaux, ils le font en habilitant et encourageant certains actes ou actions plus souvent qu'en dissuadant
certains agissements. Equivoque, l'affirmation l'est dans sa concision, car elle néglige ce fait que les «
conduites » encadrées sont parfois des actes matériels ou juridiques que l'on entend garantir,
encourager ou éradiquer, mais parfois aussi des opérations spécifiquement juridiques
(accomplissement de formalités ou d'une procédure, prévision de clauses) orientées vers la réalisation
d'actes du même ordre ou de décisions dont la validité dépend de ces opérations : nombre de règles de
droit ont statut de normes techniques, de normes de technique juridique (48). Equivoque, elle l'est
enfin parce qu'elle ne peut rendre compte de la variété des modalités selon lesquelles les règles de
droit en vigueur tendent à exercer une pression effective en vue de l'accomplissement ou de
l'abstention d'actions aussi diverses, pas plus que des différences d'intensité de cette pression.
Nous croyons que la conception réaliste de la règle de droit développée dans cette étude favorise
la prise en compte de cette diversité, qui caractérise la teneur des normes autant que les contextes et les
finalités de leur utilisation comme modèles, comme références. Elle autorise la compréhension de la
variabilité de leur relation téléologique (avérée ou supposée) aux actions qu'elles ont vocation à
guider. Par exemple, est-il indifférent d'observer que la dissuasion de nombre d'agissements jugés
socialement nocifs est recherchée par la formulation de normes d'incriminations qui dispensent de leur
prohibition formelle ? Ou que la promotion de certaines pratiques souhaitées, notamment au titre des
politiques publiques (songeons aux formules atypiques de « mise au travail » inventées par les
successives politiques de l'emploi ou de traitement social du chômage), passe par l'édiction de règles
toutes « techniques » qui les dotent d'un régime juridique particulier, leur attachent des avantages pour
les acteurs qu'elles sollicitent sans le dire, en les assortissant de quelque contrôle public ?
Il importe plus encore d'avoir égard aux conditions dans lesquelles les règles, substantielles ou
procédurales, sont mobilisées par les « sujets ». Ces conditions résultent pour partie de dispositifs
juridiques procéduraux, mais elles tiennent aussi aux possibilités ou limitations d'action qu'aménagent
les normes substantielles, considérées dans leur articulation. Car, si l'on ne peut méconnaître la force
symbolique de l'ordre normatif - pas plus que l'évident et naturel phénomène de l'ignorance ou de la
connaissance approximative, mythique, de son contenu (49) - la première exigence est de se souvenir
que les normes ne se mettent pas d'elles-mêmes en mouvement. Leur mobilisation suppose des
initiatives, normalement tributaires des besoins, des intérêts, des connaissances des acteurs, seraient-ils
magistrats du parquet ou des agents chargés de veiller au « respect » de ces règles. Ce rappel n'est
jamais inutile. Pour la théorie du droit, il peut être l'utile enseignement d'une sociologie juridique ellemême attentive aux données normatives par rapport auxquelles nombre d'actions prennent sens, même
si elles n'y trouvent pas toujours leur cause. La question des relations entre ensemble de règles
juridiques et actions nous paraît en effet située sur un terrain où ces deux disciplines sont
nécessairement complémentaires si l'on désire que leurs enseignements aient quelque validité (50). Le
20
travail de théorie ne peut ignorer la variété des usages sociaux des règles de droit (51) - l'utilisation
argumentative dans la négociation ou pour la justification d'actes autant que la poursuite du résultat
juridique promis par leur application (au troisième des sens plus haut distingués) - et l'ampleur des
phénomènes de négociation quotidienne sur les normes, y compris étatiques (52). La sociologie
juridique, pour sa part, serait vaine si elle ne prenait en compte la complexité et les subtilités de la
technique des ordres juridiques de référence, la « mécanique » de leur mise en oeuvre, ou encore les
intentions qui peuvent plus ou moins clairement présider à leur production (53). Diversité, tel est
décidément le maître mot ! Aussi bien lorsqu'il s'agit de décrire l'agencement interne des systèmes
juridiques contemporains qu'au moment de construire les méthodes d'investigations dont on espère un
progrès dans l'intelligence de la régulation juridique de nos sociétés.
(1) Lexique de termes juridiques, 8e éd., Dalloz, 1990.
(2) L'analyse ici proposée a été entreprise pour les besoins d'une thèse de doctorat soutenue en
1975. Elle a été précisée, éprouvée, au sein du CERCRID, à la lumière d'investigations sur la part du
droit dans le règlement des différends et dans le cadre d'un enseignement doctoral. Une occasion
supplémentaire de mise au point a été fournie par un séminaire (janvier 1990) du Centre de théorie du
droit de l'Université de Paris X.
(3) V. Controverses autour de l'ontologie du droit, PUF, 1989 (signe des temps, ce recueil ne fait
aucune place à l'approche matérialiste du droit), et Définir le droit/1, Droits, 10/1989.
(4) Mac Cormick, La texture ouverte des textes juridiques, in Controverses ..., préc., p. 115.
(5) J. Carbonnier, Sur le caractère primitif de la règle de droit, in Flexible droit, 5e éd., LGDJ
1983.87 ; L. Raucent, Pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Duculot, 1975, p. 99 s.
(6) Des corps de règles identifiables au sein des entreprises ou d'autres groupes infra-étatiques, ou
encore la lex mercatoria, sont-ils du droit ? Tel processus de régulation repéré au sein de communautés
paysannes ou de sociétés « primitives » relève-t-il du juridique ? S'il n'y a aucune raison d'affirmer que
le droit formulé et « sanctionné » par l'Etat mérite seul cette qualification, il convient de construire un
critère générique aux fins de repérage et d'analyse comparée des phénomènes de droit. Mais la
définition ainsi requise par certaines investigations historiques, sociologiques et anthropologiques ne
peut être que stipulative au sens où l'indique M. Troper (Pour une définition stipulative du droit,
Droits, 10/1989, p. 101).
(7) Pour différents points de vue : Le système juridique, Arch. philo. droit, t. 31, Sirey, 1986. Pour
une opportune critique de la théorie autopoïétique de l'école de N. Luhmann, V. M. van de Kerchove
et F. Ost, Le système juridique entre ordre et désordre, PUF, 1988 (spéc. p. 149 s.).
(8) V. Dictionnaire..., v° Régulation sociale, par J. Commaille. D'abord emprunté par la biologie à
la mécanique, puis adopté en sciences sociales où il connaît une belle fortune, le terme « régulation »
désigne parfois un phénomène touchant à la vie des règles (tel système normatif est-il auto-éco- ou
hétéro-régulé ?) ou le processus dans lequel elles sont créées, transformées, supprimées (ex. : J. D.
Reynaud, Les règles du jeu. L'action collective et la régulation sociale, A. Colin, 1989, p. 31). Nous
l'employons ici pour qualifier l'action de ces normes à l'égard des relations qu'elles visent, parce qu'il
nous paraît évoquer, à la fois, la reproduction d'un ordre, la possibilité de son amendement (le droit
est, par ses réformes ou par certaines procédures qu'il institue, instrument d'un certain changement),
mais aussi celle d'un « jeu », y compris d'un jeu avec les normes juridiques. C'est sans doute avec une
21
autre acception encore que publicistes et spécialistes de science administrative en usent lorsqu'ils
travaillent sur l'évolution de l'intervention étatique (V. J. L. Autin, Du juge administratif aux autorités
administratives indépendantes : un autre mode de régulation, Rev. dr. publ. 1988.1213, et les
références).
(9) On trouve des distinctions, non concordantes, par exemple chez L. Duguit, H. Motulsky ou F.
Luchaire. - Comp. Dictionnaire..., préc., v° Règles, par J. Wroblewski, et v° Norme, par M. Troper et
D. Loschak.
(10) P. Mayer, La distinction entre règles et décisions et le droit international privé, Dalloz, 1973 ;
G. de Geouffre de la Pradelle, Essai d'introduction au droit français-I, éd. Erasme, 1990, n° 37 (qui
distingue « principes », « règles » et « décisions » au sein d'un genre « normes »). Accueillant une
conceptualisation illustrée par Kelsen, J.F. Perrin distingue les normes générales, ou règles, et les
normes individuelles, telles que les ordres ou injonctions (Pour une théorie de la connaissance
juridique, Genève, Droz, 1979, p. 45 s.).
(11) Il n'est pas de décision sans acte. Mieux : la décision est un acte (y compris la décision
implicite que des règles réputent avoir été prise) produisant, par son accomplissement même, l'effet
qu'elle recherche sur une situation concrète. C'est à son sujet que l'idée de « performatif » développée
par la théorie des speech acts a la plus indiscutable pertinence. Au contraire, la norme ne naît pas
nécessairement d'un acte (ex. des règles jurisprudentielles, au moins dans les systèmes ignorant le stare
decisis). Si elle procède d'un acte de législation (au sens matériel), la seule performance certaine de
celui-ci est précisément de la poser, d'en faire un élément de l'ordre normatif en vigueur. Elle va
ensuite vivre et agir comme simple produit de cet acte d'édiction, acquérir une « épaisseur » et une
efficience propres, par sa vocation à affecter un nombre a priori indéterminé de situations concrètes
(V. infra, n° 18).
(12) Cf. les nombreux travaux de G. Kalinowski, à commencer par son Introduction à la logique
juridique, LGDJ, 1965. On se souvient de ses controverses avec l'« antiformaliste » Chaïm Perelman.
(13) La question avait été abordée par J. Ray (Essai sur la structure logique du code civil français,
Alcan, 1926). Pour des références aux écrits sur ce thème de M. Villey, d'une part, de Motulsky, de
MM. Kalinowski et J. L. Gardies, de divers théoriciens étrangers, d'autre part, V. notre thèse : Des
oppositions de normes en droit privé interne, Lyon III, 1975, n° 4 s. Pour d'autres modalités de
reconstruction : R. Guastini, Lezioni sul linguaggio giuridico, Turin, Giappichelli, 1985, et Dalle fonti
alle norme, Turin, Giappichelli, 1990, p. 13 s.
(14) A. A. Martino, Analyse automatique de textes juridiques et aide à la décision, Annales de
l'IRETIJ, n° 1, Montpellier, 1989, p. 59.
(15) Implicitement opérée, dès 1923, par Kelsen (distinction des Rechtsnormen et des
Rechtssätze), la distinction de ces deux degrés du langage juridique aurait été explicitement énoncée
pour la première fois en 1948, par B. Wroblewski. Sur l'ensemble du thème, V. Le langage du droit,
Arch. philo. droit, t. XIX, Sirey, 1974. Pour une différenciation plus complexe, J. Wroblewski, Les
langages juridiques : une typologie, Droit et société, n° 8, 1988, p. 13.
(16) C. Grzegorczyk, Le rôle du performatif dans le langage du droit, Arch. philo. droit, t. XIX,
Sirey, 1974, p. 229, et L'impact de la théorie des actes de langage dans le monde juridique : essai de
bilan, in Théorie des actes de langage, éthique et droit, PUF 1986, p. 165.
22
(17) Pour une critique radicale de la distinction des règles normatives et des règles constitutives,
V. P. Amselek, Philosophie du droit et théorie des actes de langage, In Théorie des actes de langage,
éthique et droit, préc., p. 109 (spéc., p. 143 s.). - Contra C. Grzegorczyk, L'impact de la théorie des
actes de langage ..., p. 192-193.
(18) S. Strömholm et H. H. Vogel, Le « réalisme scandinave » dans la philosophie du droit,
LGDJ, 1975, n° 97 s.
(19) Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, Bruxelles, Fac. univ. Saint-Louis, 1976, p. 33
s.
(20) K. Olivecrona, H. L. A. Hart, M. Virally, Mac Cormick notamment.
(21) Méthode phénoménologique et théorie du droit, LGDJ, 1964 (spéc. p. 217 s.), dont
l'influence sera aisément identifiable dans nos développements.
(22) En ce qu'il ne paraît pas concevoir que les normes juridiques puissent être autres choses que
des modèles de conduite (V. en particulier, La phénoménologie et le droit, Arch. philo. droit, t. XVII,
1972, p. 185 ; Philosophie du droit et théorie des actes de langage, préc. ; Le droit technique de
direction publique des conduites humaines, Droits, 10/1989, p. 7). M. J. L. Sourioux accueille l'idée de
« modèles de référence », mais à propos de « propositions normatives de comportement »
(Introduction au droit, PUF, 1987, n° 24). L'interprétation que nous soutenons semble assez proche, en
revanche, de celle de J. F. Perrin (préc., p. 21 s.).
(23) L'incertitude sur ce qu'est ce « milieu » (milieu social global, milieu judiciaire, milieu des
professionnels spécialistes de la matière ?) emporte toutes les conséquences que l'on sait sur la
positivité des règles imputées à cette pratique dénommée « jurisprudence », qui tient à la fois du
phénomène de presse, de l'autorité (des recueils et des commentateurs autant que des juges), de la
croyance partagée (E. Serverin, De la jurisprudence en droit privé. Théorie d'une pratique, P. U. Lyon,
1985 ; Ph. Jestaz, La jurisprudence, ombre portée du contentieux, D. 1989. Chron. 149).
(24) Dans les configurations empirico-juridiques dont naissent ces conflits de compétence
normative que sont les conflits de lois dans le temps ou dans l'espace et les conflits de règles résultant
d'un concours de qualifications.
(25) Cf. l'affaire de la diffusion d'images du rallye Paris-Dakar 1986, donnant à voir des véhicules
porteurs de publicités prohibées par cette loi anti-tabagisme (Paris, 10 janv. 1986, D. 1986, Flash n° 4 ;
Gaz. Pal. 1986.1.76).
(26) G. Cornu, Les définitions dans la loi, in Mélanges dédiés à Jean Vincent, Dalloz, 1981, p. 77
(qui tient la définition pour « une norme juridique, un énoncé de droit positif », mais opère une
convaincante distinction entre définition réelle et définition terminologique qui appellerait, ici, un
développement plus nuancé).
(27) J. B. Auby, Prescription juridique et production juridique, Rev. dr. publ. 1988.673. Il est
étonnant que, partant d'une conception très austinienne de la norme juridique, l'auteur ne découvre pas
davantage de « normes non prescriptives ».
23
(28) C. Atias, Normatif et non normatif dans la législation récente de droit privé, Droit prospectif
1982-2, p. 219 ; A. Viandier, La crise de la technique législative, Droits, n° 4, 1986, p. 75 ; J. B. Auby,
préc.
(29) A. Jeammaud, Consécration de droits nouveaux et droit positif. Sens et objet d'une
interrogation, in Consécration et usage de droits nouveaux, CERCRID, Université de Saint-Etienne,
1987, p. 9 s. - Sur la pratique des normes programmatiques : Les formulations d'objectifs dans les
textes législatifs, Droit prospectif 1989-4.
(30) Les principes font une « percée » dans les arrêts de la Cour de cassation (B. Oppetit, Les
principes généraux en droit international privé, Arch. philo. droit, , t. 32, Sirey, 1987, p. 139, et Les «
principes généraux » dans la jurisprudence, Rapport aux entretiens de Nanterre, JCP éd. E, Suppl.
5/1989). Il est essentiel de distinguer les sens dans lesquels le terme est utilisé. - V. par exemple A.
Jeammaud, Les principes dans le droit français du travail, Dr. soc. 1982.618 ; Dictionnaire ..., v°
Principes du droit, par J. Wroblewski.
(31) Motulsky, du Pasquier, J. Dabin, P. Pescatore, R. Lukic, dans la théorie de langue française.
Mais aussi MM. A. Decocq, M. Puech, P. Mayer, et en dernier lieu J. Héron (Etude structurale de
l'application de la loi dans le temps, RTD civ. 1985.277).
(32) H. L. A. Hart, préc., p. 155 s. ; Mac Cormick, préc. (qui distingue utilement « texte de règle »
et « contenu de règle »).
(33) V. CERCRID, Pour une réflexion sur les mutations des formes du droit, Procès 9/1982, p. 5 ;
Les standards dans les divers systèmes juridiques, Droit prospectif 1988-4.
(34) B. Oppetit, L'hypothèse du déclin du droits, Droits, n° 4, 1986, p. 9.
(35) Les contrats modernes, surtout lorsqu'ils sont modelés par des contrats types ou renvoient à
des conditions générales, donnent sans doute naissance à des normes individuelles qui s'ajoutent aux
obligations contractées par les parties ou les « équipent », en fixant les modalités de leur exécution ou
les conséquences de leur inexécution.
(36) Théorie pure du droit, trad. Ch. Eisenmann, Dalloz, 1962, spéc. p. 318 s.
(37) P. Amselek, Norme et loi, Arch. philo. droit, t. 25, Sirey, 1980, p. 89, et L'évolution générale
de la technique juridique dans les sociétés occidentales, Rev. dr. publ. 1982.275 (spéc., p. 285 s.).
(38) V. en particulier G. Farjat, Réflexions sur les codes de conduite privés, et P. Sanders, Codes
of conduct and sources of law, in Le droit des relations économiques internationales, Etudes offertes à
B. Goldman, Litec, 1982, p. 47 et 281 ; M. Bettati, Réflexions sur la portée du code international de
conduite pour le transfert de technologie : éloge de l'ambiguïté, in Etudes offertes à C. A. Colliard,
Pédone, 1984, p. 83 et les références.
(39) H. L. A. Hart, Le concept de droit, préc., p. 51 s.
(40) La sanction ou l'inconnue du droit, D. 1986. Chron. 197.
(41) E. Serverin, P. Lascoumes et Th. Lambert, Transactions et pratiques transactionnelles,
Economica, 1987, p. 6 s.
24
(42) Si la contrariété d'une loi à la Constitution ne peut à ce jour être « sanctionnée » que dans une
mesure limitée tenant au régime d'accès à la juridiction constitutionnelle, les normes de la Constitution
et de son Préambule ont vocation à être maniées par les autres juridictions, administratives ou
judiciaires, pour évaluer des actes administratifs ou privés (mais non des règles à valeur législative),
interpréter d'autres règles, etc.
(43) V. E. B. Pasukanis, La théorie générale du droit et le marxisme, EDI, 1970, p. 83 ; A. Kojève,
Esquisse d'une phénoménologie du droit, Gallimard, 1981, p. 18 s. ; J. Carbonnier, Sociologie
juridique, Thémis, PUF, 1978, p. 193 s. (et la référence à H. Kantorowicz) ; N. Rouland,
Anthropologie juridique, PUF, 1988, n° 40 s. - V. également, F. Ost et M. van de Kerchove, « Jurisdictio » et définition du droit, Droits, 10/1989, p. 53.
(44) Ce qui permettrait d'appréhender dans le champ les formes de « droit charismatique ».
(45) Notamment, D. Loschak, Le droit discours de pouvoir, in Itinéraires. Etudes en l'honneur de
Léo Hamon, Economica, 1982, p. 429 ; CURAPP, Le droit en procès, PUF, 1983 (spéc. les études de
J. Chevallier et D. Loschak) ; G. Rocher, Droit, pouvoir et domination, Sociologie et sociétés
(Montréal), vol. XVIII, n° 1/1986, p. 33.
(46) A. Jeammaud, « Critique du droit » en Francia : de la busqueda de una teoria materialista del
derecho al estudio critico de la regulacion juridica, Anales de la Catedra Francisco Suarez (Grenade),
n° 25/1985, p. 105. - Sur l'importance de cette « ambivalence » du droit moderne dans la réflexion d'un
philosophe considérable de ce temps, V. P. Guibentif, Et Habermas ? Le droit dans l'oeuvre de Jürgen
Habermas, Droit et société, n° 11/12, 1989, p. 159.
(47) J. Chevallier, Droit, ordre, institution, Droits, 10/1989, p. 19.
(48) Ainsi les règles de nos systèmes de droit ne relèvent-elles pas exclusivement du monde
éthique.
(49) Nous ne voyons pas en quoi ce phénomène établirait la « fausseté sociologique » de la règle
couramment désignée par l'adage Nemo censetur legem ignorare. En effet, la teneur de cette norme est
en réalité que l'ignorance des règles juridiques ne saurait soustraire aux conséquences de leur
application.
(50) Cf. tout un front de recherches françaises de ces dernières années, dont les principaux
animateurs sont P. Lascoumes et E. Serverin. On se reportera utilement à un récent article de ces
chercheurs : Le droit comme activité sociale. Pour une approche wébérienne des activités juridiques,
Droit et société, n° 9, 1988, p. 165.
(51) CURAPP, Les usages sociaux du droit, PUF, 1989.
(52) J. D. Reynaud, préc.
(53) Certaines distinctions, qui s'attachent au fait que la conformation effective des choses aux
normes semble plus ou moins intensément recherchée ou attendue, peuvent alors fournir une
intéressante grille d'interprétation. Ainsi A. Supiot a-t-il opposé « règles de droit » et « règles de
normalisation » (Délégalisation, normalisation et droit du travail, Dr. soc. 1984.296, spéc., p. 304 s.)
pour étayer une lecture (un peu sombre) de l'évolution législative du droit du travail. Une telle
opposition nous paraît discutable, en particulier par le choix de dénier l'appartenance au « vrai droit »
25
de préceptes inscrits dans les lois et engendrant un maillage serré d'obligations. Il reste qu'elle
correspond à une plausible différence entre des dispositifs dont les auteurs entendent que les pratiques
s'y conforment absolument (ex. : les règles du code de la route ou celles relatives à la sécurité du
travail) - ils poursuivent une normalisation des actions - et ceux qui ouvrent des facultés ou, même «
impératifs », ont surtout pour sens pratique d'apprécier ex post les situations ou les actions (ex. : l'art.
212 c. civ. selon lequel « les époux se doivent mutuellement fidélité, secours et assistance »). Il
vaudrait de rechercher systématiquement dans quelle mesure cette distinction se manifeste au sein de
corps de règles réputées d'ordre public (ex. : dans la législation du travail, y compris dans ses secteurs
aux allures les plus « réglementaristes »). Mais la signification de modèles de référence est, bien
entendu, commune à tous les énoncés en cause.
Doc. 3 : article de Philippe Jestaz : La sanction ou l’inconnue du Droit, Dalloz, 1986 (V. site
FSJP et salle de lecture de la FSJP)
THEME : La règle de droit
Sous-thème : Sources de la règle de droit
Doc. 1
Revue trimestrielle de droit civil 2001, Chroniques p. 749
Hiérarchie des normes : du système au principe
par Pascal Puig Agrégé des facultés de droit ; Professeur à l'Université d'Avignon
** *
1. Ayant fourni aux juristes du XXe siècle une explication du droit moderne dans lequel ils
évoluent (1), la hiérarchie des normes (2) résistera-t-elle au vent de post-modernité (3) qui souffle sur
notre système juridique en cette aube du IIIe millénaire ? La question mérite d'être posée tant se
multiplient depuis quelques années les désordres en son sein (4), des enchevêtrements multiples aux
inversions de hiérarchie mettant en lumière les faiblesses d'une construction lacunaire et laissant
affleurer de nombreuses contradictions.
La hiérarchie des normes est en crise. Les causes en sont multiples mais peuvent pour l'essentiel
être ramenées à une combinaison de deux facteurs : d'une part, le foisonnement des sources de droit,
tant internes qu'internationales et européennes, d'autre part, l'accroissement des contrôles de
conformité. Au développement de ces phénomènes, le succès de la théorie normativiste a sans doute
contribué (5), non sans un certain paradoxe. Cette contribution s'est manifestée à des degrés variables
et de manière parfois indirecte.
2. En fondant la validité d'une norme juridique sur le respect d'une procédure de création prescrite
par une norme supérieure - et, en dernier lieu, par la norme fondamentale - le système kelsénien
conduit le droit à organiser lui-même sa propre production (6) et, par cette « autorégulation » (7), à se
réaliser par degrés successifs. La norme de degré supérieur ne pouvant tout prévoir (8), c'est à celles
de niveau inférieur qu'il revient d'apporter les précisions utiles, et ainsi de suite jusqu'aux normes à
caractère individuel et aux actes de pure exécution matérielle. La détermination du droit s'opère ainsi
par étapes successives en descendant du sommet vers la base de la pyramide des normes. A ce schéma
26
théorique correspond en France un mode de régulation juridique fondé sur la suprématie de l'Etat et
gouverné, dans une large mesure, par une Administration dont l'omnipotence a atteint sous la Ve
République des proportions inquiétantes (9). Que ce système ait engendré une augmentation
considérable du volume des textes et participé au naufrage du droit commun en favorisant la
spécialisation des branches du droit n'est plus à démontrer.
En revanche, le « système dynamique de normes » auquel correspondent, selon Kelsen, les ordres
juridiques (10), n'aurait guère dû favoriser une inflation des contrôles au-delà du seul respect des
conditions de création de la norme. L'auteur distingue en effet deux systèmes de normes, l'un de type
statique, l'autre de type dynamique. Dans le premier, la validité des normes résulte de la conformité de
leur contenu à celui d'une norme supérieure, si bien que chacune d'elles se trouve subsumée sous le
fond d'une autre « comme le particulier sous le général » (11) jusqu'à la norme fondamentale qui les
contient toutes. Une telle hiérarchie matérielle peut, selon l'auteur, être observée dans l'ordre moral où,
par exemple, l'interdiction du mensonge, de la tromperie ou du parjure peut être déduite de la norme
plus générale qui ordonne la sincérité (12). C'est donc par voie d'opération logique, en concluant du
général au particulier, que les normes peuvent se déduire l'une de l'autre.
A cette hiérarchie statique, Kelsen oppose un système dynamique dans lequel une norme n'est pas
valable parce qu'elle a un certain contenu mais parce qu'elle a été créée conformément à ce que
prescrit une norme supérieure, jusqu'à la norme fondamentale supposée qui ne contient rien d'autre que
« l'habilitation d'une autorité créatrice de normes » (13). Dans un tel système, les seuls contrôles de
validité auxquels les normes sont susceptibles d'être soumises portent sur le respect de leur procédure
de création puisque « n'importe quel contenu peut être droit » (14). En cas de contrariété, peut alors
être constatée la nullité de la norme (15), c'est-à-dire son inexistence en tant que telle (16). Mais dès
l'instant que ses conditions de création ont été respectées, sa validité ne saurait, en principe, être
contestée alors même que son contenu se révélerait contraire à celui prescrit par une norme de niveau
supérieur. La pensée kelsénienne conduit ainsi à opérer une distinction fondamentale entre validité et
conformité (17) de laquelle il résulte qu'une norme valable, au sens où les conditions qui règlent sa
production ont été respectées, peut très bien n'être pas conforme au contenu que prescrivent les normes
de degré supérieur.
L'insigne mérite de cette proposition est de préserver la cohérence de la hiérarchie des normes
malgré la contrariété de fond d'une norme avec les degrés supérieurs de l'ordre juridique, la validité
n'impliquant pas la conformité. Dans cette perspective, il paraît quelque peu difficile d'imputer au
succès du normativisme l'accroissement des contrôles que connaît notre droit positif, lesquels
s'intéressent essentiellement à la conformité matérielle des normes. L'analyse peut toutefois sembler
bien insuffisante à ceux qui recherchent dans l'organisation hiérarchisée des normes une cohérence
substantielle. Or c'est bien ainsi qu'est généralement comprise la hiérarchie des normes et c'est la
raison pour laquelle le mouvement normativiste a indirectement engendré cette inflation des contrôles.
3. Il est vrai que la théorie pure de Kelsen pouvait paraître sur ce point bien décevante et que,
séduits par la représentation pyramidale de l'ordre juridique, les juristes ont pu avoir la tentation de
l'adapter (18). En séparant les normes de leur contenu, en leur reconnaissant une existence juridique
indépendamment de tout jugement de valeur, elle conduit à « détacher le droit de la société nourricière
» (19) et s'installe, en définitive, « à côté du droit » et du raisonnement juridique (20). Cette neutralité
tant critiquée du kelsénisme conduit des auteurs à n'y voir « qu'une théorie, et non une philosophie du
droit » (21). Mais il est également vrai que cette théorie comprend des nuances que les synthèses et le
temps ont eu parfois tendance à gommer. Ainsi le maître autrichien envisage-t-il assez largement la
27
possibilité « qu'un seul et même système de normes combine le principe statique et le principe
dynamique » de telle sorte que si les « ordres juridiques ont pour l'essentiel un caractère dynamique »,
il est fréquent qu'une norme règle à la fois la création et le contenu des normes subordonnées (22).
Dans cette perspective, la validité ne tient plus seulement au respect de la procédure d'édiction mais
également à une correspondance de fond. Ainsi la théorie kelsénienne apparaît-elle déjà plus
directement à l'origine des nombreux contrôles de conformité.
Allant plus loin, certains auteurs soutiennent que le prétendu système dynamique s'avère
incompatible avec la notion même de « système » (23) ou que la hiérarchie qu'il est censé décrire n'est
pas « à proprement parler une hiérarchie des normes » (24) ; seule établit une véritable relation de
norme à norme et constitue par conséquent une « vraie hiérarchie de normes » ce que Kelsen appelle la
« hiérarchie statique » (25). D'autres auteurs ajoutent qu'un système juridique ne saurait être ni
purement dynamique ni purement statique mais présente nécessairement une « dualité » (26) ou un
caractère « mixte » (27) dans la mesure notamment où « toutes les décisions sont toujours justifiées à
la fois par leur conformité au contenu d'un autre énoncé et par l'habilitation conférée à leur auteur »
(28). Le fait est que la hiérarchie des normes qu'exprime le droit positif français, reflet d'une hiérarchie
des autorités publiques (29), évoque au moins autant le système statique que le schéma dynamique
(30).
Ce n'est qu'ainsi comprise et adaptée que la théorie normativiste de Kelsen a pu favoriser le
développement des contrôles de conformité. Imprimant dans les esprits l'image pyramidale parfaite
d'un ordre juridique tout entier prévisible parce que déductible (31), sans contradiction ni lacune (32),
elle a ainsi renforcé le besoin collectivement ressenti de soumettre les normes à un contrôle matériel
(33).
4. La manifestation la plus éclatante de cette conception de l'ordre juridique et de son articulation
est sans aucun doute l'institution par la Ve République et le développement d'un contrôle de
constitutionnalité (34). La Constitution apparaît comme la norme juridique supérieure de laquelle
découlent toutes les autres sources de droit au point que la loi votée par le Parlement n'exprime plus la
volonté générale que dans son respect (35).
Ce « principe de constitutionnalité », ainsi que l'a défini un auteur (36), implicitement né en 1958,
consacré en 1971 par le Conseil constitutionnel (37) puis renforcé par la révision de 1974 (38), se
combine désormais avec le traditionnel principe de légalité pour former ce que l'on peut désigner plus
généralement par « principe de normativité » (39). L'Etat de droit qui en découle impose donc une
hiérarchie des normes non plus seulement formelle et procédurale mais également substantielle (40) et
requiert la mise en place des contrôles destinés à en garantir le respect. L'exigence d'unité de l'ordre
juridique n'est en effet satisfaite que si « le juge peut éliminer de celui-ci, quelle que soit son origine,
toute norme déviante par rapport à la hiérarchie normative » (41).
5. Le Conseil constitutionnel, initialement destiné à protéger le gouvernement contre les
empiétements du Parlement, s'est ainsi transformé en garant des droits de l'homme et en défenseur des
minorités contre les abus de la majorité gouvernementale. Depuis 1985, il accepte même d'étendre son
contrôle à une loi déjà promulguée lorsque sont soumises à son examen des dispositions législatives
qui « la modifient, la complètent ou affectent son domaine » (42). En refusant, toutefois, par une
célèbre et controversée décision de 1975 (43), de procéder au contrôle de conventionnalité des lois, il a
implicitement délégué cette tâche aux juridictions ordinaires, lesquelles s'en saisiront successivement
28
dans les arrêts Jacques Vabre (44) et Nicolo (45), développant une jurisprudence protectrice des droits
et libertés fondamentaux face à un Parlement dont le rôle et l'autorité ne cessent de s'affaiblir.
Pour contourner l'interdiction qui lui est faite de vérifier la compatibilité des lois à la
Constitution, le Conseil d'Etat a par ailleurs développé une théorie dite de « l'écran transparent » par
laquelle il considère que, dans certains cas, les dispositions de la loi qui fait écran entre l'acte
administratif et la Constitution sont suffisamment générales pour être considérées comme «
transparentes » et ne constituer aucun obstacle au contrôle de constitutionnalité d'un décret (46).
Ajoutant aux normes de référence sous l'impulsion de la jurisprudence communautaire (47), la Haute
juridiction administrative accepte désormais de reconnaître la primauté des règlements (48) et des
directives communautaires (49) sur la loi nationale même postérieure (50).
S'organisent ainsi des contrôles accrus aux différents échelons de l'ordre hiérarchique dont l'effet
paradoxal est de mettre en lumière - parfois même de créer - des phénomènes de désordre.
6. L'incertitude entoure, par exemple, les conséquences à tirer, au regard de la hiérarchie des
normes, de la déclaration d'inconstitutionnalité par le Conseil constitutionnel d'une loi promulguée
depuis plus de 14 ans (51). De la même manière cherche-t-on en vain à expliquer comment une loi
ayant passé avec succès l'examen préalable de constitutionnalité pourrait être ultérieurement jugée
contraire à une convention internationale elle-même déclarée conforme à la Constitution (52). Que
penser des actes réglementaires qui, faute d'avoir fait l'objet d'un recours en annulation pour excès de
pouvoir dans les deux mois suivant leur publication, s'imposent aux administrés sauf, pour les plus
audacieux d'entre eux, à prendre le risque d'opposer à l'Administration une exception d'illégalité ?
Comment appréhender les lois qui, faute de saisine préalable du Conseil constitutionnel, sont revêtues
d'une force obligatoire que leur inconstitutionnalité, sinon manifeste, du moins probable, devrait
théoriquement remettre en cause ?
7. De ces quelques illustrations ressort le sentiment d'une hiérarchie des normes marquée du
sceau de la contradiction. Tandis qu'est régulièrement soulignée son ineffectivité (53) et, dans le
prolongement, parfois dénoncée son existence (54), force est dans le même temps d'observer que son
respect ne cesse de se développer au point de devenir l'enjeu d'une lutte de pouvoir.
En écho à cette réalité contrastée, la doctrine est divisée sur l'analyse qu'il convient d'en faire. Si
certains auteurs, sensibles au parfum d'éternité qu'exhale l'architecture pyramidale, défendent la
permanence (55) et soulignent tant la nécessité que la vigueur du modèle hiérarchique (56), d'autres
annoncent le déclin du modèle kelsénien que les théoriciens du droit proposent de remplacer par des
systèmes complexes reposant sur le pluralisme juridique (57).
Il serait sans doute tentant de voir dans cette lecture contrastée la énième manifestation d'une
vieille querelle entre les doctrines positiviste et idéaliste, chacune s'efforçant de retrouver dans les faits
les arguments qu'elle ne parvient à imposer définitivement à l'autre. Insuffisamment respectée pour les
uns, trop sollicitée pour les autres, la hiérarchie des normes prend ainsi le masque de Janus, dieu
romain aux deux visages opposés. Mais il est permis de rechercher une interprétation plus conciliante
du phénomène. Menacée d'un côté, vivifiée de l'autre, la même hiérarchie ne saurait subir
simultanément deux influences contraires ayant, au fond, une origine commune. Aussi est-il permis
d'avancer une hypothèse.
8. Ce qui est aujourd'hui remis en cause n'est pas tant la hiérarchie en elle-même qu'une certaine
conception de celle-ci. Si déclin il y a, celui-ci n'affecte que la systématicité de la hiérarchie, non sa
29
valeur opératoire qui reste effective. Mais ce déclin traduit dans le même temps un malaise plus
profond en ce qu'il touche aux fondements mêmes du droit. Il exprime en effet la condamnation d'une
conception entièrement hiérarchisée de l'ordre juridique. L'échec est celui d'une construction
intellectuelle fondée sur le rationalisme constructiviste qui prétend réduire le phénomène juridique à
une cascade de raisonnements déductifs développés sous l'autorité omnisciente et omnipotente de
l'Etat.
Cet échec du système hiérarchique n'empêche nullement la hiérarchie des normes d'être de plus
en plus sollicitée. Seulement son intervention n'a plus pour objet d'aligner le droit positif sur une
théorie pure inapplicable mais tend uniquement à trancher des conflits de normes.
La hiérarchie des normes a dès lors changé de nature ou, plus justement sans doute, dévoile sa
véritable nature. Elle n'est plus le fondement de l'ordre juridique assurant la liaison cohérente des
règles les unes aux autres mais constitue, plus modestement, un simple mode parmi d'autres de
résolution des conflits de normes. De système, elle est devenue principe. En tant que système (58), la
hiérarchie des normes est condamnée par son ineffectivité. En tant que principe (59), elle est au
contraire renforcée par le développement des contrôles de conformité qui en assurent le respect. Son
éventuelle mise à l'écart n'apparaît plus comme une entorse à l'ordonnancement juridique mais procède
uniquement de la préférence accordée ponctuellement à d'autres principes concurrents.
L'échec du système hiérarchique (I) invite donc à s'interroger sur l'essor d'un principe
hiérarchique (II).
I. - L'ECHEC DU SYSTEME HIERARCHIQUE
9. Soutenir l'échec du système juridique fondé sur la hiérarchie des normes peut surprendre tant la
vigueur de cette hiérarchie semble affirmée en doctrine, en jurisprudence et jusque dans la législation
récente. Quelques illustrations suffisent à s'en convaincre.
En jurisprudence, tout d'abord, c'est bien parce que l'article 55 de la Constitution affirme la
suprématie du traité sur la loi que les juges acceptent d'écarter la seconde pour faire prévaloir le
premier. Si le juge est également tenu d'interpréter le droit national « à la lumière du contenu des
directives non encore transposées », c'est probablement en raison de la supériorité de celles-ci, ce qui
conduit un auteur à les qualifier de « quasi-sources de droit » (60). Enfin, c'est aussi pour se conformer
aux « exigences inhérentes à la hiérarchie des normes » que le juge peut décider de laisser
inappliquées des dispositions législatives incompatibles avec les objectifs d'une directive
communautaire (61).
A cette consécration jurisprudentielle, la loi a ensuite apporté son renfort. Pour la première fois,
semble-t-il, un texte législatif reconnaît expressément l'existence d'une hiérarchie des normes à
laquelle des codificateurs « à droit constant » sont invités à se référer pour apporter, le cas échéant,
aux dispositions en vigueur les « modifications » qu'impose son respect (62). Faut-il déduire de cette
possibilité de « modification à droit constant » (63) qu'une révision des textes existants en vue
d'assurer leur conformité avec les degrés supérieurs de l'ordre juridique n'emporte aucune modification
substantielle du droit tant il serait acquis qu'aucune disposition non conforme à celles qui lui sont
supérieures n'est susceptible de s'appliquer ? Illusions de la codification à droit constant (64) ou mythe
d'un ordre hiérarchique infaillible ? Les deux sans doute...
30
Il faut se garder d'accorder trop de crédit à une théorie dont le pouvoir de séduction tient à une
simplicité trompeuse. Le système pyramidal des normes ne doit son succès qu'au syncrétisme et la
simplification excessive dont il est l'objet. Pour peu que l'on s'interroge sur son contenu, à travers ses
composantes normatives et leur agencement, surgissent d'innombrables difficultés (65) attestant des
incertitudes (A) et du désordre (B) que cette théorie s'avère incapable de résoudre.
A. - Les incertitudes
10. Les incertitudes proviennent, pour l'essentiel, du pluralisme des sources de droit dont le
développement perturbe le contenu de la hiérarchie des normes autant que son ordonnancement. Du
sommet à la base de la pyramide tendent à s'infiltrer des normes dont la formation échappe, en tout ou
partie, à la médiation étatique, remettant en cause le postulat du positivisme légaliste sur lequel est
encore largement conçue la théorie contemporaine des sources du droit (66). Est ainsi marquée du
sceau de l'incertitude la place qu'il convient d'assigner à de nombreuses normes dans l'architecture
pyramidale, qu'elles émanent de manière prévisible de sources non écrites (1) ou proviennent de façon
plus surprenante de sources écrites (2).
11. 1) L'écrit a cessé d'apparaître comme une condition essentielle de la normativité (67) sans
que, pour autant, soit clairement définie la place des sources non écrites de droit. Le rang auquel
s'insèrent la coutume, les principes généraux du droit et la jurisprudence dans l'échelle des normes ne
cesse d'interroger, attestant au minimum du caractère inachevé de la pyramide (68).
- Le droit coutumier a-t-il sa place dans l'échelle des normes (69) ? Dans l'affirmative, peut-on lui
reconnaître une valeur supra-législative et admettre, en conséquence, la validité de la coutume contra
legem ? Si des distinctions sont généralement retenues selon, d'une part, le rayonnement de la règle
coutumière - internationale (70), constitutionnelle (71), commerciale (72), sociale (73), administrative
(74)... - et, d'autre part, l'autorité supplétive ou impérative de la loi à laquelle la première entend
déroger, la réponse demeure souvent incertaine et toujours débattue (75). Elle varie, en particulier,
selon qu'est privilégiée une théorie des sources du droit procédant du positivisme étatique - lequel,
interdisant toute production normative en dehors d'une autorisation de l'Etat, ne saurait tolérer une
coutume contraire à la loi - ou admettant au contraire le pluralisme juridique (76).
- Dans le prolongement, l'interrogation est permise sur l'existence de principes généraux
contraires à la loi. La perplexité règne le plus souvent sur la solution à retenir (77) tant la nature de ces
principes demeure elle-même mystérieuse (78). Un auteur a toutefois récemment démontré non
seulement que les principes contra legem sont une réalité du droit positif mais que la nature même du
principe le porte à entrer en conflit avec les normes dont il « stérilise l'impératif juridique » (79), ce
qui le situe en-dehors de la pyramide normative.
Plus fréquemment toutefois, la doctrine se contente d'invoquer, en guise de solution commode,
une subtile distinction entre les principes généraux à valeur législative et les principes fondamentaux à
valeur constitutionnelle (80). Mais ce clivage incertain posé, le débat rebondit sur l'autorité chargée de
proclamer ces derniers : le Conseil d'Etat et la Cour de cassation peuvent-ils dégager de nouveaux
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République non proclamés par le Conseil
constitutionnel ? Si l'arrêt Koné rendu le 3 juillet 1996 indique la position du juge administratif (81), il
faudra encore patienter avant de connaître celle du juge judiciaire (82). Une telle pluralité des sources
constitutionnelles présente l'inconvénient majeur de menacer l'unité de l'ordre juridique et de perturber
la cohérence de la hiérarchie des normes. Si le juge constitutionnel ne confirme pas la solution du
Conseil d'Etat, il paraît en effet difficile de reconnaître une pleine valeur constitutionnelle au principe
31
dégagé par ce dernier. Au mieux ce principe relève-t-il d'un échelon intermédiaire, supraconventionnel mais infra-constitutionnel, à la condition toutefois que les juridictions de l'ordre
judiciaire acceptent, elles aussi, de le reconnaître. Face à de telles incertitudes, il n'est que de souhaiter
l'institution d'un « tribunal des conflits constitutionnels » (83) dont la fonction pourrait être assurée par
le Conseil constitutionnel érigé en « organe régulateur des juridictions ordinaires » (84) par le biais,
notamment, de la création d'une exception d'inconstitutionnalité.
- Enfin, la reconnaissance controversée de la jurisprudence comme source de droit tend à occulter
la question de son niveau hiérarchique. Si l'on a pu reconnaître une valeur « infralégislative et
supradécrétale » aux décisions du Conseil d'Etat (85) et une valeur « supra-législative mais infraconstitutionnelle » à celles du Conseil constitutionnel (86), il est permis de s'interroger sur l'utilité et
l'effectivité de telles distinctions. Lorsque le Conseil d'Etat dégage un principe fondamental reconnu
par les lois de la République, est-il encore vrai que ses arrêts n'ont qu'une valeur infra-législative ?
Bien que l'autorité reconnue aux décisions du Conseil constitutionnel par l'article 62 de la Constitution
« s'attache non seulement à leur dispositif mais aussi aux motifs qui en sont le soutien nécessaire et en
constituent le fondement même » (87), peut-on réellement reconnaître la même valeur aux réserves
d'interprétation qu'il formule alors qu'il ne dispose d'aucun moyen pour en imposer le respect aux
autres juges (88) ?
Plus simplement, certains auteurs font remarquer que la jurisprudence s'incorpore à la norme
écrite qu'elle interprète (89), si bien que, faisant corps avec celle-ci, elle en acquiert l'autorité à la
manière des lois interprétatives (90). Particulièrement éclairante des droits européen et
communautaire, cette explication devient inopérante lorsque les décisions sont rendues sans le soutien
d'aucun texte. Le problème revient alors, pour l'essentiel, à celui intéressant les principes généraux :
leur nature, leur valeur. L'explication conduit à une impasse. Pour en sortir, peut-être conviendrait-il
de renoncer à une perception stratifiée du droit pour appréhender l'essence de l'activité judiciaire, non
en termes de concurrence vis-à-vis des sources formelles de droit, mais en termes de complémentarité
: « le juge est la parole vivante du droit » (91), il assure sa réalisation (92) en exerçant une fonction
d'intermédiaire entre des propositions abstraites et leur application concrète (93).
Une passerelle peut être tendue entre les sources non écrites et les sources écrites du droit, reliant
d'une part, la jurisprudence et, d'autre part, les circulaires et réponses ministérielles, dans leur qualité
commune de sources interprétatives (94). Il ressort de la comparaison que l'interprétation
administrative précède toujours son équivalent jurisprudentiel, ce qui lui assure une certaine primauté,
mais que le juge peut ultérieurement la combattre en ne la retenant pas (95). Convient-il d'en déduire
la suprématie, dans l'échelle des sources, de la jurisprudence sur les réponses ministérielles ? La
réponse, au demeurant sans réel intérêt pratique, varie dans le temps et selon que la rivalité est étudiée
à l'occasion d'un procès individuel ou de manière plus générale (96). Elle démontre, s'il en était besoin,
que les difficultés de hiérarchisation n'intéressent pas les seules sources non écrites du droit.
12. 2) Parmi les sources écrites, en effet, subsistent de multiples interrogations. On relèvera
notamment que certains actes normatifs s'insèrent avec difficulté dans la hiérarchie des normes au
motif, soit qu'ils échappent à tout contrôle, soit qu'ils sont considérés comme inapplicables dans l'ordre
interne.
- Il s'agit, en premier lieu, des actes de gouvernement dont le Conseil d'Etat refuse d'apprécier la
légalité en raison du fort potentiel politique qui les imprègne. Doivent-ils être placés au-dessus de la
Constitution puisqu'ils peuvent la méconnaître ou faut-il les exclure de la hiérarchie dans la mesure où
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aucun rang spécifique ne leur est réservé ? Bien que le domaine de ces actes tende à se réduire (97), il
persiste (98) et le problème demeure. Peut-être la solution viendra-t-elle de la Convention européenne
des droits de l'homme à l'aune de laquelle une telle immunité juridictionnelle apparaît critiquable (99).
L'exigence d'un « droit au juge » tout autant que l'idée de l'« Etat de droit » pourraient bien avoir
raison de la théorie des actes de gouvernement, ce qui est parfois regretté (100).
- Il est, en second lieu, difficile de définir la valeur dans l'ordre juridique interne d'un traité
international ne respectant pas l'exigence de réciprocité formulée à l'article 55 de la Constitution. A
s'en tenir à la lettre du texte (101), il conviendrait de priver simplement le traité de sa supériorité sur la
loi. Conserve-t-il pour autant une valeur législative, de sorte qu'un acte réglementaire devrait
néanmoins s'y conformer ? Ainsi que l'a justement observé un auteur, « il est difficile d'imaginer la
France appliquant, même comme une loi, une convention bilatérale à haute teneur synallagmatique
que l'autre partie n'applique pas » (102). Aussi est-il raisonnable d'admettre, au-delà du texte et de la
jurisprudence constitutionnelle, qu'un tel engagement international devient « inapplicable » dans
l'ordre interne (103), ce qui est une façon élégante de l'exclure de la hiérarchie des normes. Reste que,
pour l'instant, les juridictions judiciaires et administratives refusent de contrôler la condition de
réciprocité. Mais pour combien de temps encore (104) ?
13. Si l'appartenance de telle ou telle norme au système juridique nourrit parfois la discussion, il
en est de même de l'existence d'une hiérarchie entre certaines normes écrites. Ainsi en est-il
spécialement de celles situées au sommet de la pyramide. L'extension du « bloc de constitutionnalité »
et la résolution par le Conseil constitutionnel des antinomies entre les principes qu'il contient ont en
effet conduit des auteurs à proposer l'existence d'une hiérarchie matérielle des normes
constitutionnelles (105) et, plus généralement, des droits de l'homme (106), dont la configuration
demeure encore incertaine (107). Multipliant les niveaux, certains suggèrent même la reconnaissance
d'une valeur supra-constitutionnelle aux normes les plus fondamentales - telles que les principes de
souveraineté nationale, d'unité de l'Etat, de la nationalité comme condition de la citoyenneté ou encore
la Déclaration de 1789 - dont le respect s'imposerait ainsi au pouvoir constituant lui-même. La
question alimente la controverse (108), à l'instar naguère de la supra-légalité (109), et le Conseil
constitutionnel ne contribue pas à sa clarification (110).
14. Enfin, ne saurait être éludée l'épineuse question du sommet ultime de la hiérarchie. Faut-il
adhérer au postulat normativiste tant critiqué d'une « norme fondamentale hypothétique » (111), vide
de tout contenu et n'offrant en définitive qu'une illusion, celle d'un « fondement sans fondement »
(112) ? A ce « sophisme de type majeur » (113), certains préféreront sans doute rechercher dans les
doctrines idéalistes les fondements du droit positif, interroger la « loi éternelle » exprimant, selon
Saint Thomas d'Aquin, la « raison divine » présente dans l'ordre naturel (114) ou tenter de découvrir,
dans le prolongement des travaux des représentants de l'Ecole du droit de la nature et des gens, un
droit naturel rationnel et laïcisé. Mais quelle que soit l'option retenue, il est probable que le dernier
étage de la pyramide demeure encore longtemps recouvert d'une aura de mystère.
15. Espère-t-on découvrir à la base de la hiérarchie l'ordre qui ne règne pas en son sommet ? Cet
espoir est de courte durée à peine s'attarde-t-on sur les conditions de la juridicité.
- Au titre des velléités peut être rangé le décret du 28 novembre 1983 (115) dont le renfort n'a
permis aux circulaires et instructions interprétatives, ni d'acquérir la valeur d'un acte réglementaire
(116), ni même de devenir effectivement opposables à l'administration (117). Par où l'on voit que la
juridicité ne découle pas automatiquement d'un acte de volonté de l'Etat, en particulier lorsque la
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validité de cet acte est elle-même contestable. En revanche, bien qu'elles n'ajoutent pas davantage à
l'ordonnancement juridique (118) et qu'elles ne modifient pas, par elles-mêmes, la situation juridique
des administrés, les directives de l'administration destinées seulement à orienter les décisions
individuelles paraissent investies d'une « certaine valeur juridique, infra-réglementaire mais supérieure
à la circulaire interprétative » (119), du fait de leur opposabilité reconnue tant à l'égard des administrés
que de l'administration.
- A l'opposé de ce droit mou, parce que dépourvu de véritable force contraignante (120), se
dressent des actes émanant d'organisations patronales à l'attention de leurs adhérents, dont les «
recommandations » s'imposent à ces derniers en vertu d'une alchimie dont la chambre sociale de la
Cour de cassation conserve encore le secret (121). Le particularisme des sources en droit du travail a
beau être invoqué afin, sinon d'expliquer, du moins de légitimer le caractère nécessairement
obligatoire de la recommandation patronale, il n'en demeure pas moins qu'un engagement unilatéral
qui oblige autrui s'apparente davantage à l'expression d'un pouvoir réglementaire de droit privé (122)
nécessairement fondé sur une convention d'habilitation consentie par les membres du groupement
(123), acte sur la réalité duquel il est permis, en l'espèce, d'émettre un doute. De façon moins critique,
l'on décèlera dans cette jurisprudence « créatrice » (124) une illustration supplémentaire des liens
étroits qu'entretiennent, spécialement en droit du travail, le contrat et le statut, le conventionnel et le
réglementaire, et de la manière dont l'exercice des droits subjectifs donne naissance à des normes de
droit positif, de droit objectif (125). Apparaissent en filigrane les traits d'une évolution vers un « droit
négocié » (126) dans lequel la règle, élaborée en concertation avec ses destinataires (127), commande
finalement moins qu'elle ne concilie - ou cherche à le faire...
- Ce passage d'un droit imposé à un droit consenti provoque en retour un foisonnement des
sources informelles (128) dont témoigne l'inflation des avis (129), recommandations et autres
communiqués (130), constituant autant de sondages institutionnels d'opinions autorisées (131) qu'il
faut probablement se résoudre, malgré leur autorité de fait souvent grande (132), à classer à un rang «
infra-hiérarchique » (133).
Au même niveau s'inscrit ce qu'il est désormais convenu d'appeler le droit savant, c'est-à-dire un
droit élaboré par des experts qui n'ont ni pour mission, ni pour fonction de dire le droit et dont la
normativité procède de la volonté de ses destinataires de s'y soumettre. Ainsi en est-il notamment, au
plan international, des récents Principes relatifs aux contrats du commerce international élaborés sous
l'égide de l'Institut international pour l'unification du droit privé (UNIDROIT) (134) et, au plan
communautaire, des Principes du droit européen du contrat conçus par la Commission pour le droit
européen du contrat présidée par le Professeur Ole Lando (135). S'ils ne disposent par eux-mêmes
d'aucune force contraignante, étant « plus incitatifs que normatifs » (136), leur autorité morale voire «
virtuelle » (137) les destine pourtant à servir de guide, de « modèle », aux législateurs nationaux,
européens et internationaux en matière contractuelle. C'est dans cette perspective que sous l'impulsion
du Parlement européen (138) se développe l'idée d'un futur code européen des obligations (139) dont
on ne sait encore avec certitude (140) s'il nous promet, dans un esprit de synthèse et de simplification,
la renaissance tant espérée d'un jus commune ou annonce au contraire, faute de compromis satisfaisant,
une superposition de règles (141) dont l'effet sera d'accroître, au nom du pluralisme juridique, la
complexité du droit et, en définitive, de conforter le « mythe du législateur suprême » (142).
16. Que la hiérarchie des normes ignore de telles dispositions « non normatives » ne saurait, dans
une conception du droit marquée par le positivisme légaliste, appeler la moindre critique. Reste que
cette ignorance justifie les réserves de ceux qu'une théorie des sources du droit purement formelles
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laisse insatisfaits. Plus réaliste - mais aussi plus complexe - serait sans doute la prise en considération
de ces forces créatrices du droit (143) dans le cadre d'une théorie des sources substantielles qui, pour
une large part, reste à construire. Ainsi seulement pourraient être dissipées les incertitudes entourant
l'insertion et la localisation de foyers de droit dans l'ordonnancement juridique. Mais le succès de cette
entreprise ambitieuse supposerait que soit mené en parallèle un effort de remise en ordre de la
hiérarchie, seul moyen d'en restaurer la pertinence, tant se multiplient les illustrations d'un désordre en
son sein.
B. - Le désordre
17. Il serait bien audacieux - et tout aussi inutile - de prétendre opérer un recensement exhaustif
des causes de désordre dans la hiérarchie des normes. Encore faudrait-il que celle-ci soit clairement
définie à l'origine et qu'aucune des parcelles du vaste champ d'investigation qui s'ouvre à la réflexion
n'échappe à la connaissance de celui qui, à travers ces lignes, propose de l'étudier. Le souci de réalisme
et d'efficacité nous conduit donc à limiter cet exposé à quelques-unes des manifestations les plus
significatives de ce désordre.
Fondée sur une idéologie marquée par le positivisme étatique, la conception française de la
hiérarchie des normes se heurte à deux séries de difficultés dont il peut être rendu compte à travers
deux angles d'analyse complémentaires.
Le premier, horizontal, met en lumière l'étroitesse d'un système juridique appelé à coexister avec
des ordres juridiques concurrents possédant leur propre hiérarchie des normes. Confrontée au
pluralisme des ordres et à leur délicate articulation, l'échelle interne des normes subit ainsi des causes
exogènes de désordre (1). A celles-ci s'ajoutent des causes endogènes tenant pour l'essentiel à
l'insuffisance des contrôles, qui mettent en lumière l'ineffectivité de la hiérarchie des normes et
détruisent sa cohérence verticale (2).
1. Le pluralisme des ordres
18. Le système juridique moderne repose sur une conception moniste des sources du droit dans
laquelle l'Etat constitue l'unique « foyer de droit » et la source exclusive de la normativité (144).
Concentrant l'ensemble des pouvoirs de production et d'application du droit, l'Etat entend non
seulement contrôler l'appartenance d'une norme à l'ordre juridique mais également déterminer le rang
hiérarchique qui lui est dévolu. Un bref aperçu du droit positif suffit à se convaincre des nuances que
le pluralisme impose à cette perception hiératique du système juridique, qu'il s'agisse du pluralisme
des sources (145) ou de son prolongement à certains ordres juridiques.
Aussi apparaît-il que l'une des causes majeures du désordre affectant l'organisation hiérarchique
des normes tient à la position incertaine qu'occupe le système juridique français face aux ordres
international et communautaire. Entre une conception purement moniste fondée sur l'idée kelsénienne
que « personne ne peut servir deux maîtres » (146) et une conception pluraliste admettant la
coexistence simultanée de plusieurs ordres juridiques (147), l'on sait que le système juridique français
a résolument opté pour la première depuis 1946 (148). Or, contrairement à ce qui est parfois soutenu,
ce choix ne permet pas d'assurer une coordination des ordres garantissant l'unité du système juridique.
Chacun d'entre eux revendiquant sa primauté sur les autres, bien improbable apparaît la perspective
d'une conciliation (149). Confirmation de cette crainte ressort de l'examen des relations qu'entretient le
droit français avec le droit international (a) et le droit communautaire (b).
35
19. a) Le droit international ne s'insère dans l'ordre juridique interne qu'à la condition d'y avoir
été introduit, sans réception ni transformation, conformément à la procédure que prescrit la
Constitution. Selon le système moniste auquel prétend appartenir la France, droit interne et droit
international ne sont pas d'essence différente mais au traité est reconnu une autorité supérieure à la loi.
La ratification ne dénaturant pas la norme internationale, une loi nouvelle, hiérarchiquement
subordonnée au traité, ne saurait le remettre en cause. A l'opposé de cette conception prévaut le
système dualiste, en vigueur notamment aux Etats-Unis, Royaume-Uni, Japon, Italie, et Allemagne,
selon lequel il existe une différence essentielle entre le droit international et le droit interne. Le
premier n'acquiert de valeur, dans l'ordre interne, qu'à la condition d'y avoir été introduit par un acte
qui en assure la réception et la transformation. La norme internationale devient une norme interne, si
bien qu'une loi nouvelle nationale peut en principe abroger la loi ancienne qu'était devenu le traité
après sa réception (150).
Le point de vue internationaliste n'est relayé par aucun des systèmes nationaux examinés. Il
postule la suprématie du droit international sur toutes les dispositions de droit interne, même de nature
constitutionnelle : « un Etat ne saurait invoquer vis-à-vis d'un autre Etat sa propre Constitution pour se
soustraire aux obligations que lui imposent le droit international » (151). Une telle conception de
l'ordre international paraît en effet inéluctable. Admettre qu'un Etat puisse se prévaloir d'une norme
interne pour se dispenser d'exécuter un engagement international auquel il a souscrit serait
méconnaître le principe pacta sunt servanda qui est à la base du droit international.
Ce bref aperçu des différents points de vue en présence suffit à mettre en lumière les
contradictions qui président, de manière générale, à l'articulation du droit interne et du droit
international (152). A celles-ci s'ajoutent des difficultés propres au système juridique français.
Fidèle au principe d'unité de l'ordre juridique, le droit français détermine non seulement les
conditions auxquelles s'insèrent les normes internationales en droit interne mais également l'autorité
hiérarchique qu'il convient de leur reconnaître. Or, en attribuant aux traités et accords internationaux
régulièrement ratifiés ou approuvés une valeur supra-législative mais infra-constitutionnelle, les textes
constitutionnels comme la jurisprudence contredisent la primauté du droit international.
20. D'une part, la prééminence de la norme internationale sur les lois ne présente pas un caractère
absolu. Si l'article 55 de la Constitution confère aux traités internationaux régulièrement ratifiés ou
approuvés, sous réserve de réciprocité, une autorité supérieure à celle des lois, cette suprématie ne
bénéficie pas à la coutume internationale. Telle est du moins l'interprétation qui ressort d'un important
arrêt rendu le 6 juin 1997 par le Conseil d'Etat qui a décidé que « ni cet article ni aucune autre
disposition de valeur constitutionnelle ne prescrit ni n'implique que le juge administratif fasse
prévaloir la coutume internationale sur la loi en cas de conflit entre ces deux normes » (153). Cette
solution, implicitement fondée sur la reconnaissance d'une différence de nature entre la coutume et les
normes de droit écrites visées par l'article 55, en l'occurrence les traités internationaux, pourrait avoir
des prolongements susceptibles d'affecter un peu plus encore la suprématie du droit international. Elle
vient en effet indirectement appuyer une proposition doctrinale audacieuse selon laquelle, en cas de
conflit opposant un traité et une coutume nationale, préférence devrait être donnée à cette dernière au
motif que l'article 55, conçu pour trancher un conflit entre deux droits écrits, n'intéresse pas la
coutume, source autonome de droit (154).
Bénéficiant d'une suprématie relative à l'égard des règles ayant au moins valeur législative, les
normes internationales sont de surcroît subordonnées à celles de rang constitutionnel. Au regard des
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textes, cette soumission résulte principalement des dispositions de l'article 54 de la Constitution (155)
qui impliquent, certes, que la Constitution peut être révisée en considération d'un traité international
mais signifient surtout qu'aucune ratification n'est possible tant que la révision n'a pas été opérée. En
s'opposant ainsi à l'insertion du texte international dans l'ordonnancement juridique national, la
Constitution marque bien sa prééminence dans l'ordre interne.
21. Cette lecture des textes se trouve, d'autre part, renforcée par la jurisprudence récente tant du
Conseil d'Etat (156) que de la Cour de cassation (157) qui, d'une voix commune, ont affirmé que « la
suprématie conférée aux engagements internationaux ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux
dispositions de valeur constitutionnelle » (158). En d'autres termes, il convient d'admettre que, dans
l'ordre interne, les traités ne sont pas supérieurs à la Constitution, ce qui implique très probablement
qu'ils lui sont subordonnés (159).
En établissant indirectement la primauté de la Constitution sur le droit international, ces arrêts
contredisent le postulat de celui-ci. Mais en limitant cette suprématie à l'ordre interne, par un discret
emprunt au système dualiste (160), ils admettent que la responsabilité de l'Etat puisse être engagée
dans les conditions du droit international public (161). La dualité des ordres juridiques est-elle pour
autant consacrée ? Rien n'est moins sûr tant il semble impossible de nuancer la théorie d'un ordre
juridique global et nécessairement unique par une « dose », aussi infime soit-elle, de dualisme (162).
La cohérence de la hiérarchie interne des normes en ressort préservée, mais au prix d'une perception
borgne de la réalité (163).
Observons enfin que la prééminence affirmée dans l'ordre interne de la Constitution sur les
normes internationales apparaissait déjà en filigrane dans la jurisprudence Jacques Vabre de 1975
(164) et Nicolo de 1989 (165). En fondant sur une disposition constitutionnelle la primauté du traité de
Rome sur une loi postérieure, la Cour de cassation puis le Conseil d'Etat avaient implicitement admis
que c'est de la Constitution et d'elle seulement que dépend le rang du droit international (et
communautaire) dans l'ordre juridique interne (166), ce qui implique sa primauté (167). Mais se passer
du soutien textuel de l'article 55 supposait de reconnaître, en tant que telle, la prééminence du droit
communautaire, ce que nos juridictions nationales hésitent encore à admettre.
22. b) En posant le principe de l'applicabilité directe du droit communautaire dans l'arrêt Van
Gend en Loos, la Cour de justice des Communautés européennes a considéré que « la Communauté
constitue un nouvel ordre juridique de droit international au profit duquel les Etats membres ont
limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains » (168). Le fondement de l'effet
direct doit donc, pour les juges de Luxembourg, être recherché dans la spécificité de l'ordre juridique
communautaire (169).
Lorsque l'année suivante, dans le tout aussi célèbre arrêt Costa c/ ENEL du 15 juillet 1964 (170),
la Cour proclame le principe de la primauté du droit communautaire, c'est en raisonnant, non pas sur
une hiérarchie entre des normes, les normes d'origine communautaire étant hiérarchiquement
supérieures à celles d'origine nationale, mais en se fondant sur la primauté de l'ordre communautaire
sur l'ordre interne. La décision décrit en effet le droit communautaire comme « un ordre juridique
propre, intégré au système juridique des Etats membres lors de l'entrée en vigueur du traité et qui
s'impose à leurs juridictions » de telle sorte que « le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa
nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu'il soit, sans perdre
son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté ellemême ». La suprématie du droit communautaire est donc celle de l'ordre juridique communautaire,
37
lequel l'emporte dans son intégralité sur les ordres nationaux et sur toutes les normes de droit interne,
quelle qu'en soit le rang hiérarchique, même constitutionnel (171).
Un pas de plus semble encore avoir été franchi lorsque, dans l'arrêt Simmenthal du 9 mars 1978
(172), la Cour se réfère à « l'ordre juridique applicable sur le territoire de chacun des Etats membres »
entendu comme l'ordre juridique communautaire intégrant les systèmes nationaux et non plus intégrés
à eux (173).
Or il faudra attendre 1993 pour que la Cour de cassation reconnaisse expressément le « principe
de primauté du droit communautaire » (174) que le Conseil d'Etat feint encore d'ignorer (175). Pour
accepter de vérifier la conformité au traité de Rome d'une loi nationale postérieure et écarter celle-ci
en cas d'incompatibilité, la Cour de cassation dans l'arrêt Jacques Vabre (176) et le Conseil d'Etat dans
l'arrêt Nicolo se fondent sur une lecture renouvelée de l'article 55 de la Constitution aux termes de
laquelle ce texte « comporte nécessairement, par lui-même, une habilitation donnée implicitement aux
juges à l'effet de contrôler la conformité des lois aux traités » (177). C'est donc encore la Constitution
qui détermine les conditions dans lesquelles s'insère le droit communautaire dans l'ordre juridique
national, contrairement au principe défini par la Cour de Luxembourg.
Une confirmation de cette contrariété est apportée par le Conseil constitutionnel dans sa décision
Traité de Maastricht du 9 avril 1992 (178). En se référant à plusieurs reprises à l'article 55 de la
Constitution et en considérant que l'ordre juridique communautaire « n'appartient pas à l'ordre
institutionnel de la République française » (§ 34), le Conseil marque en effet clairement sa différence
avec la thèse du caractère spécifique de la Communauté européenne présente dans la jurisprudence
communautaire.
Le droit constitutionnel refuse ainsi d'opérer une quelconque distinction entre le droit
communautaire et le droit international classique. Il convient sans doute d'y déceler l'expression d'une
résistance du droit français à « l'ordre juridique communautaire » et la volonté de préserver l'intégrité
de l'ordre juridique national (179). Mais cet inévitable conflit opposant la primauté du droit
constitutionnel et celle du droit communautaire (180) provoque une conséquence non négligeable sur
l'agencement interne des normes. Pour reconnaître la supériorité du droit communautaire dérivé sur les
lois nationales, les juridictions nationales, en particulier le Conseil d'Etat, sont obligées d'élever au
rang de traités les règlements et directives communautaires (181).
C'est en effet dans le seul article 55 de la Constitution que les juges puisent de quoi ériger audessus de la loi le droit international et le droit communautaire, y compris le droit communautaire
dérivé et la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (182). Or qui ne voit le
caractère artificiel et presque anachronique d'un tel raisonnement ? Ainsi que l'a justement observé un
auteur, après avoir tiré les conséquences d'une montée en puissance du processus communautaire en
acceptant de contrôler la conventionnalité des lois, le Conseil d'Etat et la Cour de cassation s'enferment
dans un raisonnement formel qui conduit à nier toute distinction entre un traité international négocié
par les Etats contractants et un acte unilatéral imposé par une autorité à ses destinataires (183). Et que
penser d'un tel syncrétisme lorsque le Conseil constitutionnel tire précisément argument d'une
différence de nature entre les traités internationaux et les actes de droit communautaire dérivé pour
refuser de vérifier la constitutionnalité de ces derniers ? Il y a là un paradoxe qu'il faudra bien, un jour,
élucider.
23. Force est donc bien d'observer, ce qui n'est guère nouveau, que le système juridique français
ne consacre pas l'exigence de la primauté du droit international et du droit communautaire. Coexistent
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plusieurs ordres juridiques et, par conséquent, plusieurs hiérarchies des normes agencées selon des
logiques distinctes rendant, sinon impossible, du moins particulièrement délicate toute tentative
d'imbrication. Sortir du carcan étriqué d'une hiérarchie des normes hermétique aux influences
extérieures est de plus en plus ressenti comme une nécessité. Reste encore à définir les moyens d'y
parvenir. Reste également à assurer la cohérence interne d'une hiérarchie menacée, dans sa pertinence
et son existence, par un phénomène croissant d'ineffectivité.
2. L'ineffectivité de l'ordre
L'étude du droit positif met en lumière plusieurs manifestations d'ineffectivité de la hiérarchie des
normes, allant de la simple inversion (a) à une véritable incohérence (b).
24. a) Il se produit une inversion dans la hiérarchie lorsqu'une norme trouve à s'appliquer malgré
sa contrariété à celles de degré supérieur. Deux explications peuvent éclairer l'origine de ce
phénomène : soit il n'existe aucune procédure permettant de constater l'irrégularité, soit cette
procédure existe mais sa mise en oeuvre ou ses effets sont limités dans le temps ou dans l'espace.
Ainsi n'existe-t-il aucune procédure en droit interne permettant d'apprécier la conformité à la
Constitution du droit communautaire dérivé, lequel bénéficie d'une véritable « immunité
constitutionnelle » (184). Par ailleurs, l'examen de la constitutionnalité des traités et des lois s'inscrit
seulement dans une procédure a priori qui, sauf cas particuliers, demeure facultative. Enfin, tant
l'exception d'illégalité des actes administratifs que l'éviction par le juge de la loi nationale contraire à
un traité ou à un acte communautaire dérivé ne bénéficient qu'au justiciable dont l'audace et la
persévérance se trouvent récompensées.
De fait, nombreuses sont les normes du système juridique dont la conformité à celles des niveaux
supérieurs est, sinon absente, du moins douteuse. Elles n'en sont pas moins valides et, par ce que l'on a
parfois appelé le « paradoxe de la concrétisation » (185), priment dans leur application celles dont
elles sont pourtant censées tirer leur validité.
Ces hypothèses d'inversion de l'ordre hiérarchique sont généralement présentées en doctrine
comme interdisant toute conclusion... en termes de hiérarchie des normes. Il est en effet soutenu que
l'application d'une norme, dont le contenu serait présumé être en contradiction avec celui prescrit par
les niveaux supérieurs de l'ordre juridique, n'implique pas sa primauté sur ceux-ci et n'aboutit donc à
aucun renversement de la pyramide. L'explication tiendrait au fait que, en ne prévoyant aucun contrôle
de conformité ou en n'organisant qu'un contrôle limité, les normes de degré supérieur autorisent
l'existence et l'application de normes inférieures pouvant leur être contraires. Du même coup disparaît
ce que des esprits critiques auraient pu analyser comme une contrariété entre deux normes. Il est
toutefois permis de ne pas être totalement convaincu par cette analyse empruntée à Kelsen (186).
D'une part, il est sans doute un peu trop commode de ne se référer à la hiérarchie des normes que
lorsque son ordre est respecté et conclure à l'absence de toute incidence dans l'hypothèse inverse. De
deux choses l'une en effet : soit la hiérarchie des normes constitue le fondement de l'ordre juridique et
il convient d'en garantir le plus strict respect ; soit elle tolère des situations de désordre qui imposent
d'en relativiser, sinon l'existence, du moins l'autorité. L'ineffectivité de la hiérarchie des normes la
condamne en tant que système juridique. Elle a, de ce point de vue, la « fragilité d'un château de
cartes, puisque l'anomalie remettant en cause l'une des règles menace la tenue de toute la pyramide »
(187).
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D'autre part, le caractère artificiel de l'explication avancée en réduit sensiblement la portée. Est-il
réaliste de prétendre que les autorités investies du pouvoir normatif édictent des normes, lesquelles
sont censées s'imposer aux autorités subordonnées, dont elles autorisent dans le même temps la
violation au prétexte qu'aucune procédure suffisante de contrôle n'est mise en place ? Peut-on
sérieusement soutenir, qu'en l'absence de contrôle adéquat, chaque norme contient à la fois une
exigence à l'attention des normes inférieures et une habilitation à la méconnaissance de cette exigence
? Toute norme devient-elle simplement « facultative » - « alternative » dirait Kelsen - dès l'instant que
n'est pas assuré son respect aux niveaux inférieurs de la hiérarchie ? Une chose est l'obligation, une
autre est la sanction (188). Réduire à néant le caractère obligatoire d'une norme au seul motif que ne
sont pas mis en place les moyens de son respect semble contraire, sinon à la définition (189), du moins
à la description de la règle de droit et procède, en définitive, d'une inversion de raisonnement (190).
En réalité, cette explication tire du droit procédural des conséquences en terme de droit
substantiel qui sont dictées par l'unique dessein de préserver la cohérence d'une hiérarchie des normes
à la fois malmenée dans son agencement et menacée dans son existence. L'argument a la faiblesse des
raisonnements a contrario (191) et la prétention vaine d'une idéologie fondée sur le rationalisme
constructiviste. Imaginer qu'un législateur omniscient adopte une règle et entende, dans le même
temps, permettre sa méconnaissance en dehors des procédures de contrôle qu'il met en place suppose,
d'une part, qu'il soit capable de mesurer l'entière portée des mesures qu'il adopte - et surtout de celles
qu'il n'adopte pas - et, d'autre part, qu'il accepte sciemment de se contredire (192). Or aucune de ces
propositions ne saurait être sérieusement soutenue.
Dès l'instant que l'on admet l'existence d'un système juridique fondé sur une organisation
hiérarchisée des normes, aucun phénomène d'entropie ne peut être admis sans ruiner la construction
intellectuelle d'ensemble. Une telle hiérarchie serait tout aussi inutile qu'inconcevable. A quoi sert-il
d'expliquer que chaque norme puise sa validité dans sa conformité à celle située au degré supérieur si
cette conformité découle indifféremment du respect comme du non-respect des prescriptions de la
norme habilitante ? La hiérarchie ainsi annoncée n'en est plus une et le système hiérarchique devient
un leurre... sauf à ce que soit assuré à chacun des échelons de la pyramide un contrôle absolu de
conformité. La garantie procédurale du respect de l'ordre hiérarchique devient dès lors la condition
majeure de son maintien. Une conclusion identique s'impose paradoxalement lorsque le désordre ne
provient plus d'une insuffisance mais d'un excès de contrôle. L'inversion dans la hiérarchie fait alors
place à une véritable incohérence.
25. b) L'ordre hiérarchique devient incohérent lorsqu'une loi, préalablement déclarée conforme à
la Constitution, est par la suite jugée contraire à une convention internationale elle-même
subordonnée, en droit interne, à la Constitution.
Cette hypothèse (193) allait trouver une illustration remarquable dans l'affaire des « tableaux
d'amortissement » où une loi de validation, s'exerçant à une nouvelle figure législative dite du « grand
écart » (194), avait consacré pour l'avenir une jurisprudence qui frappait de déchéance du droit aux
intérêts les banquiers n'ayant pas remis à l'emprunteur un échéancier des amortissements en même
temps que l'offre préalable mais validé pour le passé les pratiques contraires. Déclarée conforme à la
Constitution par le Conseil constitutionnel ayant estimé la mesure justifiée par un motif d'intérêt
général suffisant (195), cette loi fut ensuite jugée contraire aux dispositions de l'article 6 § 1 de la
Convention européenne des droits de l'homme par certains juges du fond (196). Le résultat aboutissait
donc à la présence dans l'ordonnancement juridique d'une loi à la fois conforme à la Constitution et
40
contraire à la Convention européenne pourtant conforme à la Constitution. Dans cette perspective, la
hiérarchie des normes devient vite une impossibilité, une énigme, un trompe l'oeil.
Il convient dans le même temps d'observer que ce contrôle de conventionnalité d'une loi
conforme à la Constitution conduisait les juges du fond à exercer, une nouvelle fois, le même contrôle
de proportionnalité que celui auquel s'était livré avant eux le Conseil constitutionnel, attestant par là
même de la proximité substantielle des droits protégés par les dispositions constitutionnelles et
européennes et de la superposition fréquente des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité
(197).
Si la Cour de cassation a récemment mis un terme à cette incohérence hiérarchique, estimant que
« l'intervention du législateur, dans l'exercice de sa fonction normative, n'a eu pour objet que de
limiter, pour l'avenir, la portée d'une interprétation jurisprudentielle et non de trancher un litige dans
lequel l'Etat aurait été partie » (198), il n'est pas certain que la Cour européenne des droits de l'homme,
dans l'éventualité où elle serait saisie, tire les mêmes conséquences de ce contrôle de proportionnalité
(199).
26. L'un des mérites de cette affaire a été de montrer que la multiplication des examens de
conformité - en l'occurrence celui de la conventionnalité des lois exercé par les juges ordinaires conduit paradoxalement à mettre l'accent sur leur insuffisance en créant de nouvelles causes de
désordres dans la hiérarchie des normes.
Ainsi le développement d'un contrôle de conventionnalité des lois promulguées impose-t-il que
soit mis en place un examen a posteriori de constitutionnalité afin de rétablir l'ordre rationnel de la
hiérarchie (200).
Le contrôle appelle donc le contrôle parce que l'existence du système de hiérarchie des normes
dépend de son effectivité. Il ne saurait tolérer aucun désordre sans risquer de voir son existence remise
en cause. Si toute norme tire effectivement son existence de sa conformité, non seulement formelle
mais également substantielle, à celles qui lui sont supérieures, il convient de se donner les moyens
d'éradiquer toutes celles contraires aux degrés supérieurs de l'ordre juridique (201). Théoriquement
privée de toute autorité, la norme irrégulière doit l'être effectivement.
27. Le développement d'un tel contrôle généralisé est-il sérieusement envisageable ? Si la
perspective actuelle d'une inflation des procédures de vérification de conformité peut suggérer une
réponse affirmative, force est d'observer qu'aucun système ne permettra de supprimer tout risque de
désordre dans la hiérarchie des normes.
L'accroissement futur des contrôles de conformité alimente depuis plusieurs années une
discussion soutenue en doctrine, qu'il s'agisse de développer le rôle du Conseil constitutionnel ou des
juridictions ordinaires.
28. S'agissant du premier, la question est débattue d'un éventuel retour sur la jurisprudence IVG
de 1975 par laquelle le Conseil avait refusé de contrôler la conventionnalité des lois. Partant
généralement d'une critique rigoureuse des arguments présentés au soutien de ce refus et poursuivant
sur les conséquences inopportunes d'un éclatement de ce contrôle entre les juges ordinaires, nombreux
sont les auteurs à souhaiter que le Conseil constitutionnel se ressaisisse de cette attribution (202).
Certains suggèrent même l'institution par voie législative d'une exception d'inconventionnalité calquée
sur le projet avorté d'exception d'inconstitutionnalité devant les juges ordinaires (203).
41
Dans une perspective voisine, une réflexion est menée en faveur d'une éventuelle extension au
droit européen du bloc de constitutionnalité (204) et, dans le prolongement, d'un futur contrôle de la
conformité des lois au droit communautaire dérivé (205).
29. S'agissant des contrôles susceptibles d'être développés par les juridictions ordinaires, la
question majeure intéresse la constitutionnalité des traités et des lois en vigueur dans le prolongement
des arrêts Sarran et Fraisse. Monopole du Conseil constitutionnel lorsqu'il s'exerce a priori, le
contrôle a posteriori pourrait bien prochainement être exercé par les juridictions ordinaires,
transformant l'autorité judiciaire (206) en un véritable pouvoir judiciaire (207) ou, plus largement, en
un pouvoir juridictionnel incluant les juridictions administratives et judiciaires (208). Une telle
évolution fait toutefois l'objet de controverses en doctrine (209) et une préférence semble se dessiner
en faveur de l'institution d'une exception d'inconstitutionnalité restituant ainsi au Conseil
constitutionnel son rôle régulateur (210).
30. Malgré le développement constaté et envisagé de ces contrôles, la perspective d'un examen
généralisé et cohérent demeure une illusion. La multiplication des contrôles engendre inévitablement
des risques de contradictions d'autant plus insurmontables que s'enchevêtrent sources nationales,
communautaires et internationales. Que l'on songe, par exemple, à la création d'une exception
d'inconstitutionnalité au regard du droit communautaire, tant originaire que dérivé. L'appréciation de la
constitutionnalité des lois en vigueur s'étendra logiquement à celle des traités ratifiés et, par voie de
conséquence, à celle des actes communautaires dérivés (211). Or la primauté du droit communautaire,
affirmée par l'arrêt Costa, doit en principe l'emporter sur toutes les normes nationales quelle qu'en soit
la nature. Force est donc de considérer qu'un contrôle a posteriori de constitutionnalité serait
incompatible avec la primauté du droit communautaire.
L'existence même d'un système hiérarchique doit être remise en cause faute de pouvoir assurer
parfaitement le respect des exigences de conformité en son sein. Le système hiérarchique est un échec.
Les incertitudes qu'il fait naître et le désordre qui règne en son sein le condamnent. Pourtant, la
hiérarchie des normes reste omniprésente et bien difficile semble la conception d'un ordre juridique
non hiérarchisé. Aussi cette hiérarchie survit-elle mais au prix d'un changement de nature : de système,
elle devient principe.
II. - L'ESSOR D'UN PRINCIPE HIERARCHIQUE
31. La résolution des conflits de normes en droit interne fait l'objet, dans la pensée juridique
contemporaine, de deux approches différentes dont aucune n'est à l'abri des critiques.
L'une, dominante, opère une summa divisio entre les conflits selon l'égalité ou l'inégalité
hiérarchique des normes concernées. La concurrence entre des normes de niveaux hiérarchiques
différents se résout ainsi par la priorité donnée à celle située à l'étage le plus élevé. A égalité de niveau
hiérarchique, en revanche, l'interprète trouve à sa disposition plusieurs maximes qui le dispensent de
s'interroger sur les meilleures raisons de décider en faveur de l'une ou de l'autre : specialia generalibus
derogant (212), privatorum conventio juri publico non derogat (213), exceptio est strictissimae
interpretatis (214), lex posterior derogat priori (215).
Mais de même que toute loi nouvelle n'abroge pas nécessairement la loi plus ancienne (216), que
les exceptions - en supposant qu'elles puissent être définies par rapport aux principes... - ne sont pas
toujours interprétées strictement (217) et ne le doivent sans doute pas (218), les normes supérieures ne
priment pas invariablement celles de niveaux inférieurs, qu'elles expriment un principe ou formulent
42
une exception, soient d'application générale ou spéciale, postérieures ou antérieures. La distinction
proposée trompe par son apparente simplicité. Nombreuses sont les interférences entre le plan vertical
prétendument hiérarchisé et les plans horizontaux que l'application mécanique de ces quelques
maximes bien définies est censée suffire à ordonner.
L'autre approche, rarement formalisée mais fréquemment sous-entendue, tempère la distinction
précédente et tend à ramener tout conflit de normes à une question de hiérarchie entre elles.
Ainsi faudrait-il par exemple considérer que la loi spéciale, dérogeant à la loi générale, lui est
supérieure, de même que la loi ancienne n'est abrogée par la loi nouvelle que parce qu'elle lui est
subordonnée. De la même manière, les exceptions primeraient les principes et l'on pourrait se
demander si les décisions passées en force de chose jugée ne doivent pas être placées au-dessus de la
loi qui ne peut les remettre en cause. Dans le prolongement, il serait permis de s'interroger sur
l'éventuelle supériorité des conventions collectives sur la loi depuis que le Conseil constitutionnel
interdit au législateur, sauf motif d'intérêt général suffisant, de remettre en cause leur contenu sous
peine de méconnaître les dispositions de l'article 4 de la Déclaration de 1789 (219). Il conviendrait
également sans doute de situer le contrat au-dessus de la loi nouvelle dont le caractère d'ordre public
n'est pas suffisamment impérieux pour la rendre immédiatement applicable aux contrat en cours.
A ces suggestions, dont la liste pourrait être allongée à l'infini, il sera sans doute reproché une
excessive rigidité. Pourtant n'est-ce point à cette tendance, visant à hiérarchiser tout rapport conflictuel
entre des normes, que cède la doctrine qui multiplie les niveaux hiérarchiques intermédiaires et
subdivise à l'excès au sein d'un même niveau ?
Est-il par exemple nécessaire de créer une hiérarchie entre les normes constitutionnelles pour
résoudre leurs antinomies alors que le Conseil constitutionnel adopte une démarche essentiellement
pragmatique (220) ? A-t-on besoin d'établir une hiérarchie des droits de l'homme pour décider que
certains droits - dits « intangibles » - doivent être privilégiés tandis que d'autres peuvent supporter,
selon les circonstances d'espèce, des atténuations plus ou moins fortes ? La résolution des conflits
entre la liberté d'expression et les droits de la personnalité exige-t-elle l'établissement d'une hiérarchie
entre ces libertés et droits fondamentaux alors que les solutions dépendent avant tout de leur
conciliation au cas par cas (221) ? Si, selon le Conseil d'Etat (222) et la Cour de cassation (223), un
accord international bilatéral ne peut faire échec à l'application de la Convention européenne des droits
de l'homme, est-ce parce que le premier se trouve subordonné à la seconde ou parce que les droits de
l'homme méritent, par leur nature même, une protection renforcée ? De façon similaire, faut-il déduire
de l'arrêt Pordéa que la Cour de cassation fait prévaloir la Convention européenne des droits de
l'homme sur la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 (224) alors qu'une absence de
hiérarchie caractérise en principe les sources internationales (225) ? Quelle est la pertinence d'une
classification hiérarchique des principes de droit devant la démonstration que leur action ne répond à
aucune logique de hiérarchie (226) ? Faut-il maintenir, comme par le passé, une hiérarchie entre les
conventions et accords collectifs conclus à des niveaux différents alors qu'ils sont juridiquement égaux
(227) ? Est-il encore utile de proclamer la supériorité des traités internationaux sur les lois lorsqu'il
suffit de découvrir un principe fondamental reconnu par les lois de la République pour tenir la norme
internationale en échec ? etc.
Au lieu de réduire la complexité des conflits de normes à une simple question de hiérarchie, ce
qui revient au fond à enfermer la richesse du raisonnement juridique dans une logique purement
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formelle et déductive (228), nous proposerons la démarche inverse, à savoir de ramener la hiérarchie
des normes à un simple mode, parmi d'autres, de résolution des conflits.
A la présence du principe de hiérarchie des normes ainsi préalablement cerné, la théorie juridique
comme le droit positif apportent leur soutien (A). Mais, par rapport au système hiérarchique, le
changement de perspective est tel que l'influence de ce principe reste encore difficile à mesurer (B).
A. - Présence d'un principe hiérarchique
Si l'hypothèse d'un principe hiérarchique peut être démontrée d'un point de vue théorique (1),
l'analyse du droit positif permet d'en confirmer la présence (2).
1. Présence théorique
32. La théorie juridique autorise la présence d'un principe hiérarchique aux côtés, le cas échéant,
d'une pyramide normative. La pensée kelsénienne conduit en effet à opérer une distinction
fondamentale entre validité et conformité garantissant sa juridicité à la norme dont les conditions
d'édiction ont été respectées alors même que son contenu serait incompatible avec celui prescrit par les
degrés supérieurs de la hiérarchie (229). La norme en question se trouve simplement affectée d'un «
défaut », lequel provoque un conflit de normes qu'il convient de résoudre (230). Ainsi présentée, la
théorie de la hiérarchie des normes comprend donc deux volets distincts : l'un destiné à fonder
l'existence des normes, l'autre se préoccupant de régler les éventuels conflits entre elles (231).
Cette analyse ouvre une perspective particulièrement intéressante en ce qu'elle suggère un
dédoublement de la hiérarchie invitant à traiter distinctement la validité des normes, c'est-à-dire leur
appartenance à l'ordre juridique, et leur efficacité dans leurs rapports les unes aux autres. En d'autres
termes, le fait qu'existe peut-être un système normatif hiérarchisé n'exclut pas la présence d'un principe
hiérarchique destiné à trancher les éventuels conflits de normes. Mais encore faut-il que chacun
occupe une sphère bien distincte, ce que ni Kelsen ni ses successeurs ne sont parvenus à assurer de
manière satisfaisante, contribuant ainsi à la confusion actuelle entre hiérarchie formelle et hiérarchie
substantielle.
33. Aussitôt après avoir distingué entre les systèmes statique et dynamique des normes et rattaché
l'ordre juridique au second, Kelsen envisage assez largement la possibilité « qu'un seul et même
système de normes combine le principe statique et le principe dynamique » de telle sorte qu'il est
fréquent qu'une norme règle à la fois la création et le contenu des normes inférieures (232). Dans le
prolongement, des auteurs expliquent qu'il est parfaitement concevable qu'une norme impose au titre
des conditions de validité de celles qui lui sont inférieures, outre la procédure de création, le respect
d'exigences de fond (233). Dans ce cas, la violation de l'une de ces conditions doit en principe priver la
norme visée de sa validité et entraîner son exclusion du système juridique. C'est là, nous semble-t-il,
que réside la faiblesse de la démonstration. Car priver de validité une norme au prétexte de
l'incompatibilité de son contenu à celui prescrit par les niveaux supérieurs de la hiérarchie suppose
l'existence d'un mécanisme de contrôle suffisamment efficace pour empêcher l'intrusion dans
l'ordonnancement juridique de cette « apparence » de norme. D'où la tentation d'inverser le
raisonnement et de déduire de la mise en place d'un contrôle a priori l'exigence de conditions de
validité (234) tandis que l'organisation d'un contrôle a posteriori révélerait la présence de simples
conditions de conformité puisque, par hypothèse, un tel contrôle ne peut viser que des normes valides
(235).
44
L'artifice d'un tel raisonnement s'oppose, selon nous, à son admission. Il érige en effet la
procédure de vérification en critère de qualification des conditions dont elle a pour objet d'assurer le
respect. Autrement dit, ce n'est pas tant la nature des exigences concernant une norme qui commande
la distinction entre validité et conformité que le moment auquel est prévu leur éventuel contrôle, ce qui
n'est guère convaincant.
34. S'il existe une pyramide de la normativité le long de laquelle descend le « fluide de la validité
» (236), ses exigences ne sauraient concerner que la procédure d'édiction des normes et non leur
contenu matériel. Décider l'inverse exposerait au risque d'une nouvelle confusion entre la validité et la
conformité dont nous avons vu qu'elle était à l'origine de l'impossible superposition des hiérarchies
formelle et substantielle et, au final, de l'échec du système hiérarchique.
Pour autant, la reconnaissance d'un rapport hiérarchique de production des normes supposerait
résolus au moins deux problèmes majeurs. Il faudrait tout d'abord tenir compte du fait que toute
irrégularité, même de procédure, n'emporte pas nécessairement « inexistence » de la norme (237). Il
conviendrait ensuite de découvrir le fondement des normes juridiques dont la création ne procède
d'aucune habilitation étatique. De ce point de vue, le mystère du pluralisme des sources demeure
inexpliqué et le système dynamique de Kelsen très imparfait.
Pour peu, en revanche, que le raisonnement soit mené sur le seul terrain de la conformité
matérielle, laissant de côté l'énigme de la juridicité, une place peut être réservée à une hiérarchie
substantielle des normes dont le respect, quoique souhaitable, ne constitue plus un impératif absolu.
Son autorité, en effet, ne tient pas à la nécessité de préserver la cohérence d'un système juridique mais
repose uniquement sur la volonté politique de garantir le respect de certaines règles jugées essentielles
pour la société. C'est pourquoi l'application de ce principe peut demeurer contingente et céder, le cas
échéant, devant des préoccupations supérieures.
Ainsi précisé dans son fondement théorique, le principe hiérarchique trouve dans le droit positif
la confirmation de sa présence.
2. Présence en droit positif
35. Parce qu'elle tend à attribuer un rang à la règle en fonction de la priorité d'application qui
paraît devoir lui être reconnue et non seulement d'après l'autorité hiérarchique de sa source, la
hiérarchie matérielle des normes désigne avant tout une hiérarchie des valeurs normatives (238), c'està-dire des valeurs qui fondent les règles du droit positif. Cette proposition, essentiellement vraie parmi
les niveaux élevés de la hiérarchie où se développent les droits fondamentaux, conduit à intégrer au
débat juridique intéressant la résolution du conflit de normes des préoccupations philosophiques,
morales, éthiques et politiques qui traduisent l'aspiration du corps social à un idéal de justice.
Il est toutefois raisonnable de présumer que ces préoccupations sont jugées d'autant plus
impérieuses qu'est élevée dans la hiérarchie la norme qui les exprime. En d'autres termes, plus une
norme appartient aux degrés supérieurs de la hiérarchie, plus il est permis de penser que les valeurs
dont elle est l'expression méritent de recevoir une application prioritaire. Il est par exemple naturel
d'estimer qu'un principe constitutionnel repose sur des justifications a priori plus fortes qu'une règle
simplement législative ou décrétale. Il en résulte que le principe hiérarchique emprunte au système
hiérarchique sa structure interne. Mais le premier évite les excès du second parce qu'il n'est pas ce
paradigme absolu, inviolable et du même coup inaccessible que constitue le second. Il est simplement
un principe qui, à l'instar de tout principe, entre en concurrence avec d'autres règles qui peuvent lui
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faire subir des exceptions. Aussi n'est-il pas étonnant que la présence du principe hiérarchique se
révèle principalement dans les hypothèses où une atteinte lui est portée.
36. Le droit positif offre-t-il des illustrations d'un tel principe ? La doctrine, tout d'abord, montre
son attachement viscéral à une hiérarchie des valeurs, par-delà celle purement formelle des normes,
notamment lorsqu'elle recherche une hiérarchie matérielle des droits de l'homme ou des normes
constitutionnelles. La jurisprudence, ensuite, illustre à de nombreuses reprises la volonté de ne pas
laisser le juge s'enfermer dans le carcan des recettes toutes prêtes que lui offre le raisonnement
positiviste. Lorsqu'un juge estime préférable d'appliquer la norme inférieure malgré sa contrariété à
une autre de niveau supérieur, il sait développer suffisamment d'ingéniosité pour y parvenir.
C'est parfois au nom d'un impératif supérieur qu'il décide d'écarter l'ordre hiérarchique
traditionnel. Ainsi en est-il tout spécialement en droit du travail où, au nom d'un principe de faveur
encore incertain (239), la Chambre sociale de la Cour de cassation pose le principe fondamental selon
lequel, en cas de conflits de normes, la plus favorable aux salariés doit recevoir application (240). La
dérogation que l'ordre public social (241) impose à la pyramide des normes atteste de la relativité de
celle-ci. Invitée à céder devant un principe supérieur (242), la hiérarchie des normes n'a que la valeur
d'un principe. Une conclusion identique s'évince de l'analyse des tensions observées entre la hiérarchie
des normes et le droit international privé (243). La primauté de l'ordre interne sur l'ordre international,
qui fonde notamment le recours aux lois de police et à l'exception d'ordre public, heurte la supériorité
des conventions internationales proclamée par l'article 55 de la Constitution. Que des lois de police
puissent s'imposer à des règles de conflit d'origine conventionnelle ou que l'ordre public justifie
l'éviction de règles matérielles émanant d'une convention internationale atteste de la simple valeur de
principe de la hiérarchie des normes.
Mais le plus souvent, c'est en respectant l'apparence formelle de la hiérarchie des normes que le
juge sait atténuer la rigueur de celle-ci. Par la « magie » d'une interprétation « neutralisante », «
constructive » ou « directive » (244), opérée « à la lumière » ou non d'une autre source normative
qu'au besoin il n'hésite pas à créer de toutes pièces pour les besoins de la cause (245), ce juge qui a en
charge de rendre la justice tranche les conflits de normes en s'affranchissant des contraintes formelles,
puisant dans l'argumentation juridique les raisons de décider de la solution qui lui paraît la meilleure.
Faut-il s'en offusquer alors que ce travail pallie bien souvent les carences d'un législateur passé maître
dans l'art de multiplier les antinomies, incertitudes, renvois dans le vide et autres définitions
inopportunes (246) ? En se livrant ainsi à une réorganisation de la hiérarchie des normes, la
jurisprudence comme la doctrine témoignent de leur préoccupation constante de n'attribuer qu'une
valeur de principe à cette hiérarchie. Dès l'instant, en effet, que cessent les raisons qui justifiaient la
supériorité d'une règle sur une autre, l'ordre de préférence doit être modifié et priorité doit être donnée
à la norme dont la mise en œuvre aboutit à la solution la meilleure.
37. Enfin, un tel raisonnement n'échappe pas non plus au législateur qui, en certaines occasions,
n'hésite pas à méconnaître des prescriptions de droit international censées pourtant s'imposer à lui. En
droit pénal, par exemple, la règle selon laquelle la rétroactivité de la loi nouvelle plus douce ne
s'applique qu'aux infractions commises avant son entrée en vigueur et « n'ayant pas donné lieu à une
condamnation passée en force de chose jugée » (247) méconnaît les dispositions de l'article 15, § 1, du
Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui prévoient que le délinquant, qu'il soit ou
non déjà condamné, doit bénéficier de la peine plus légère retenue pour la même infraction par une loi
postérieure. La règle internationale, pourtant fondée sur le principe d'égalité des citoyens devant la loi
(248), est ainsi délibérément ignorée par le législateur national dont la préférence pour le principe de
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sécurité juridique justifie que les décisions passées en force de chose jugée ne soient pas remises en
cause par la loi nouvelle, fût-elle plus douce.
Ce refus de plier devant l'autorité de la règle supérieure avant d'avoir pesé les arguments pour et
contre cette soumission, même s'il n'apparaît le plus souvent qu'en filigrane et de façon détournée,
atteste de la présence d'un principe hiérarchique en droit positif. A défaut, les phénomènes
d'ineffectivité de la hiérarchie formelle resteraient une énigme.
Affirmée la présence de ce principe hiérarchique en droit positif, reste à en mesurer l'influence
dans la résolution des conflits de normes auxquels il est appelé à participer.
B. - Influence d'un principe hiérarchique
38. La hiérarchie substantielle des normes permet d'habiller d'un vêtement juridique les
jugements de valeur qui inspirent et gouvernent notre société et, pour peu qu'on y intègre les droits
européen et communautaire, ceux qui président au développement des sociétés démocratiques. Il
convient de mettre en avant ces finalités qui imprègnent la hiérarchie des normes afin de les mettre en
lumière et de leur reconnaître le rôle qui leur revient dans la prise des décisions. De cette lecture de la
hiérarchie des normes deux séries de conséquences découlent immédiatement.
La première est une certaine relativité de la hiérarchie qui contraste avec le caractère absolu et
intangible de celle héritée du schéma kelsénien. L'autorité du principe qui la sous-tend ne tient plus à
un quelconque « idéal positiviste » à atteindre mais dépend, pour chaque cas, de la valeur reconnue à
la règle qu'elle désigne comme prioritaire dans son application. Ce qui fait la force d'une norme,
observe un auteur, « est la valeur des raisons sur lesquelles elle s'appuie (...). Cette valeur s'apprécie à
chaque cas particulier, en fonction des arguments pour et contre » (249).
La seconde est de réintroduire dans le débat des conflits de normes, trop longtemps dominé par
l'idéologie positiviste, la question des finalités du droit. Le principe hiérarchique réhabilite ainsi le
raisonnement juridique dans sa fonction essentielle qui est d'éclairer les choix. Le juriste se doit « de
choisir » et « de bien choisir » (250). L'argumentation offre, seule, les raisons de décider. Mais reste à
identifier la nature des décisions que la prise en considération de ce principe peut aider à prendre. Si
certaines présentent un degré élevé de certitude (1), d'autres se révèlent plus délicates (2).
39. 1) Dans un premier temps, le principe hiérarchique conduit à poser en termes de politique
juridique l'organisation des contrôles de conformité aux différents échelons de la pyramide. Tandis que
dans le système hiérarchique de tels contrôles s'imposent à l'évidence afin de garantir la cohérence de
l'ordre juridique, ils ne procèdent plus, dans la perspective du principe de hiérarchie des normes, que
de choix dictés par une appréciation des arguments en présence.
Ainsi à la question de savoir si, dans le prolongement des arrêts Sarran et Fraisse, les juridictions
ordinaires accepteront de se livrer à un contrôle a posteriori de la constitutionnalité des traités et des
lois, il convient d'ajouter aux savants développements techniques relevés en faveur ou à l'encontre
d'une telle évolution, un argument tiré du principe de sécurité juridique. Cet argument n'a certes jamais
été totalement absent du débat mais la nécessité ressentie d'assurer le respect d'un système juridique
hiérarchisé conduisait probablement à en relativiser la portée (251). Pour l'essentiel, était en effet
acquise l'exigence d'une vérification de conformité à la Constitution des traités et des lois ; seule
demeurait en suspens la question des modalités de ce contrôle : qui ? quand ? avec quels effets ?
47
Dans la perspective renouvelée d'un simple principe de hiérarchie des normes, conçu comme un
mode parmi d'autres de résolution des conflits, la sécurité juridique prend une tout autre dimension :
celle d'un principe directement concurrent s'opposant à l'instauration d'un contrôle a posteriori de
constitutionnalité. Le respect des normes constitutionnelles est-il à ce point fondamental qu'il justifie
une atteinte au principe de sécurité juridique lequel impose au contraire de ne pas soumettre un texte
en vigueur à la menace de son éviction ? En raison de la très grande proximité matérielle des normes
de référence applicables aux contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité, l'on peut être à la
fois tenté de relever la relative inutilité d'une seconde vérification ayant, au fond, le même objet et
séduit par la perspective d'un renforcement du contrôle déjà opéré. Reste que la perplexité dans
laquelle a plongé l'ensemble des commentateurs la déclaration d'inconstitutionnalité par le Conseil
constitutionnel d'une loi déjà promulguée devrait inciter à la prudence. Par ailleurs, la récente
promotion au rang constitutionnel du principe de sécurité juridique (252) ne peut manquer de freiner
les élans favorables à un contrôle plus étendu de la constitutionnalité des traités et des lois.
Si le principe hiérarchique intervient dans le choix de l'institution d'un contrôle de conformité, il a
également vocation à intervenir dans les modalités de ce contrôle en tant que règle de conflits. Or, sur
ce point, son influence demeure entachée de plusieurs zones d'ombre.
40. 2) Dans un deuxième temps, en effet, il convient de mesurer l'influence que le principe
hiérarchique est susceptible d'exercer sur la résolution des conflits opposant des normes de niveaux
distincts. Contrairement au postulat positiviste impliquant, quelles que soient les circonstances
d'espèce, d'accorder la priorité à la norme de degré supérieur, la mise en œuvre du principe de
hiérarchie des normes obéit à davantage de souplesse.
Les juges ordinaires pourraient ainsi, à l'occasion par exemple du contrôle de conventionnalité
d'une loi, décider de donner la préférence à la loi qu'ils estiment pourtant irrégulière, au motif que des
raisons justifient en l'espèce la mise à l'écart du principe hiérarchique. Malgré l'originalité d'une telle
solution, plusieurs arguments militent en sa faveur.
Il convient d'admettre que la loi, quoique contraire à la norme internationale, demeure valable
dans l'ordre interne et de surcroît conforme à la volonté générale (253). Appartenant pleinement à
l'ordre juridique, il n'y a aucune raison de la priver, a priori, de son efficacité. Devrait-on s'étonner de
l'ineffectivité de la norme conventionnelle ? Celle de la loi pourrait tout autant être regrettée dans le
choix de la solution contraire. Faudrait-il déplorer la diversité de solutions auxquelles cette liberté de
jugement ne manquerait pas de conduire, selon les espèces et selon les juridictions, sans que ni la Cour
de cassation ni le Conseil d'Etat ne puissent imposer une solution uniforme ? L'argument de
l'éparpillement des solutions est fort tant il menace d'insécurité juridique l'ensemble du système. Mais
si celui-ci redoutait à ce point les divergences de solutions, il devrait sans doute commencer par
supprimer la dualité des ordres de juridictions (254), dont l'existence tient à une évolution historique
marquée par une « conception française de la séparation des pouvoirs » (255) et dont le maintien, bien
que renforcé par la jurisprudence du Conseil constitutionnel (256), se justifie essentiellement par des «
considérations pragmatiques » (257). Il devrait également ouvrir plus largement le recours en
annulation pour excès de pouvoir des actes administratifs dans la mesure où l'exception d'illégalité ne
profite qu'aux justiciables qui prennent le risque de l'invoquer et non à tous.
Par ailleurs, cette liberté de choix du juge présenterait l'insigne mérite de mettre le législateur en
face de ses responsabilités et de l'inciter à opérer des choix politiques, tout en évitant d'ériger
48
artificiellement l'autorité judiciaire en « législateur bis » chargé de rectifier les erreurs de son «
homologue ».
Que l'on songe, par exemple, au contentieux que nourrit depuis plusieurs années l'applicabilité
directe en droit français des dispositions de la Convention de New York du 26 janvier 1990 relative
aux droits de l'enfant. Si la Cour de cassation lui dénie tout effet direct, le Conseil d'Etat distingue,
disposition par disposition, celles qui bénéficient d'un tel effet. Au-delà de l'argument littéral douteux
selon lequel la Convention ne crée d'obligations qu'à la charge des Etats, il est unanimement admis que
le refus d'admettre la pleine efficacité en droit interne de cette convention se fonde sur des «
considérations d'opportunité » (258) tenant au caractère « préoccupant » (259) de certains des droits
proclamés dont la portée pourrait s'avérer considérable. Mais au lieu de mettre artificiellement « hors
jeu » ce texte (260), ne serait-il pas préférable de permettre au juge d'écarter la protection qu'institue le
traité au profit de la loi nationale dès lors qu'il estime ce choix préférable ? Le principe hiérarchique,
qu'une interprétation renouvelée de l'article 55 de la Constitution autoriserait sans doute à déceler,
mérite-t-il de primer aveuglément le principe de l'intérêt de l'enfant et celui, par exemple, de
l'anonymat du donneur et du receveur (261) ?
Un raisonnement similaire aurait également permis au Conseil d'Etat, dans l'affaire Koné,
d'écarter directement le traité d'extradition franco-malien au profit de la loi française du 10 mars 1927
disposant que l'extradition n'est pas accordée lorsqu'elle « est demandée dans un but politique », sans
avoir à dégager un principe fondamental reconnu par les lois de la République que n'avait pas
préalablement découvert le Conseil constitutionnel.
41. Le même principe hiérarchique aurait vocation à régir les relations entre la loi et la
Constitution, appelant sans doute à repenser la fonction du Conseil constitutionnel et l'autorité de ses
décisions. Mais la conciliation des principes législatifs et constitutionnels ne serait-elle pas ainsi mieux
assurée que par l'application bornée d'une hiérarchie formelle dont on ne parvient à tempérer les excès
qu'en multipliant les interprétations audacieuses ? L'économie pourrait certainement être faite de
nombreuses controverses, aussi savantes que stériles, sur la place des principes, droits et règles dans
l'échelle des normes. Outre la complexité qu'elles ne manquent pas d'ajouter, ces réflexions conduisent
souvent à évacuer de la discussion la confrontation des intérêts en présence en réduisant
l'argumentation juridique à une logique déductive.
Ainsi convient-il de relativiser l'intérêt naguère porté à la nature législative ou constitutionnelle
du droit au respect de la vie privée (262). Il ne semble pas en effet qu'ait été renforcée la règle de
l'article 9 du code civil depuis son rattachement aux normes constitutionnelles (263). De la même
manière aurait-on pu simplifier le débat sur les modalités d'application de l'article 1382 du code civil
aux dommages causés par voie de presse en renonçant à caractériser l'abus qu'impose la lettre de
l'article 11 de la Déclaration de 1789 (264) et en cherchant directement à concilier la liberté
d'expression et le principe de responsabilité pour faute (265).
Les exemples pourraient être multipliés de discussions formelles sur l'autorité hiérarchique
respective des normes en conflits. Sans supprimer l'intérêt de telles controverses, l'admission d'un
principe hiérarchique tend à en réduire l'influence et à restaurer les conditions d'un indispensable débat
de fond.
49
42. Si la reconnaissance d'un principe hiérarchique permet de sauver le naufrage du système de
hiérarchie des normes en distinguant nettement les questions de validité de celles relatives à la
conformité, l'influence de ce principe sur le traitement des conflits de normes appelle une réflexion
plus approfondie tant sont majeurs les bouleversements qu'impose sa présence en droit positif.
Il n'en demeure pas moins que la hiérarchie des normes doit cesser d'être considérée comme une
fin en soi, un idéal à reproduire, pour être appréhendée comme un simple moyen parmi d'autres
d'atteindre les solutions les plus justes possibles. Edifiée sous le signe de la Raison, elle a donné
naissance à une théorie des sources de droit refermée sur elle-même, constituée de règles abstraites
plus que de solutions concrètes, qui élimine toute appréciation subjective et rejette toute conviction
personnelle - un droit pur, « aseptisé » (266), un droit objectif... Cette idéologie a donné la préférence
aux « catalogues et aux recettes » (267), faisant précéder chaque nouvelle question d'une réponse
préexistante et fournissant, selon l'expression évocatrice d'un auteur, « un droit prêt à l'emploi » (268).
Mais cette Raison juridique, qui évacue le questionnement sur les finalités du droit (269) et
dissimule la ratio juris derrière le voile de la technique, est aujourd'hui en crise (270). Ce qui est en
cause, observe un auteur, « dans la déconstruction contemporaine des sociétés démocratiques, ce n'est
pas la raison, mais la raison positiviste, la raison instrumentale, c'est-à-dire celle qui ne pose pas le
problème des fins, des valeurs, du sens, mais seulement celui des moyens » (271), autrement dit celle
qui refuse de choisir des fins en croyant maîtriser le choix des techniques (272).
43. La loi a perdu de sa majesté. Ayant « cessé d'être le mode d'expression de la volonté générale,
pour devenir le lieu d'incarnation de valeurs transcendantes, dont le législateur n'a pas le monopole »
(273), elle n'incarne plus la volonté générale que dans le respect de ces droits et libertés fondamentaux
dont le juge s'est désormais fait le gardien. L'échec de l'organisation législative des sociétés devait
naturellement conduire à renforcer les attributions du juge (274), le temps étant probablement venu
que la France lui fasse davantage confiance (275). S'affirmant par rapport aux autres pouvoirs,
législatif et exécutif, le juge - judiciaire, administratif, constitutionnel, européen, communautaire - tend
ainsi à devenir l'organe majeur des sociétés démocratiques modernes assurant l'ordre autant que la
justice. Mais parce qu'il acquiert sa légitimité par les œuvres (276), c'est à une quête de perfection qu'il
est tenu de se livrer et au renouvellement de laquelle il doit veiller, tel Sisyphe condamné aux Enfers à
rouler éternellement son rocher.
44. Le droit, dans sa « quête de progrès » (277), implique une liberté de choix autant qu'une
nécessité de choix. Toutes les solutions ne se valent pas et la construction du droit devrait sans doute
être perçue moins comme la volonté infaillible d'un législateur omniscient que comme le résultat de
milliards d'essais et d'erreurs rectifiées. La liberté, l'expérience, génératrices d'un « ordre social
spontané » (278), gagneraient à prendre de l'importance sur le panjuridisme qui menace l'Etat de droit
(279).
Faut-il attendre de cette souplesse et de ce relatif effacement du droit écrit un recul de la logique,
de la rigueur, de la prévisibilité et craindre, en définitive, un avènement de l'insécurité juridique et de
son corollaire, l'injustice (280) ? Il est vrai que l'insigne mérite d'un système hiérarchique rigide est de
répondre « à un besoin de certitude et d'ordre » (281) mais il n'en demeure pas moins qu'« il est
illusoire de croire qu'une règle ou une solution sont figées pour l'avenir jusqu'à ce que son auteur les
change » car « le droit est bien plus mouvant et instable, perpétuelle rediscussion dans laquelle la
prévisibilité tient plus à la pérennité ou à la transposabilité des raisons de décider qu'à la fixité des
règles » (282). L'on ajoutera que la prolifération des textes engendre l'insécurité, qu'elle est au
50
contraire source d'antinomies, méconnaissance, ineffectivité et imprévisibilité du droit comme l'a si
vigoureusement stigmatisé le Conseil d'Etat voici dix ans (283).
Le rationalisme constructiviste n'a pas su prévenir ces effets pervers ; il les a au contraire
renforcés. Que soit aujourd'hui proposé l'abandon d'un système juridique mieux connu pour ses
défauts que pour ses qualités ne surprendra guère. La théorie normativiste cherche en vain à fournir les
clefs d'un ordre juridique qui a cessé de la suivre.
45. La hiérarchie des normes ne constitue donc pas le fondement du système juridique. Si ordre
et hiérarchie paraissent étroitement associés, l'ordre peut exister dans un certain désordre hiérarchique
dès l'instant que l'agencement des normes au sein du système repose sur le jeu combiné de principes
identifiés. De la complexité qui en résulte peut naître un équilibre, délicat mais précieux, au coeur
duquel s'inscrit l'action régulatrice du juge.
L'échec du système hiérarchique est celui du rationalisme déductif. L'essor du principe
hiérarchique traduit le retour de l'argumentation et de la dialectique dans le choix des décisions. Puisse
ce principe s'inscrire au centre de nombreux débats à venir...
(1) Ce qui a sans doute contribué au succès du normativisme ; cf. Ch. Atias, Philosophie du droit,
PUF, coll. Thémis, 1999, p. 38, qui observe, à propos de la pensée de Hans Kelsen, que « pour la
première fois, un philosophe élaborait une théorie qui paraissait donner raison à l'idée que la pratique
se fait d'elle-même ».
(2) « L'ordre juridique n'est pas un système de normes juridiques placées toutes au même rang,
mais un édifice à plusieurs étages superposés, une pyramide ou hiérarchie formée (pour ainsi dire) d'un
certain nombre d'étages ou couches de normes juridiques », H. Kelsen, Théorie pure du droit, trad. Ch.
Eisenmann, 2e éd. Bruylant-LGDJ, coll. La pensée juridique, 1999, n° 35, p. 224 ; et du même auteur,
Théorie générale du droit et de l'Etat, trad. B. Laroche et V. Faure, Bruylant-LGDJ, coll. La pensée
juridique, 1997, p. 178.
(3) Cf. spéc. J. Chevallier, Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation
juridique, RD publ. 1998.659 et s. ; B. de Sousa Santos, Droit : une carte de lecture déformée. Pour
une conception post-moderne du droit, Droit et société, 1988/10, p. 373 et s.
(4) V. not. A. Decocq, Le désordre juridique français, in Jean Foyer, auteur et législateur : Ecrits
en hommage à Jean Foyer, PUF, 1997, p. 147 et s. ; M. Van de Kerchove et F. Ost, Le système
juridique entre ordre et désordre, PUF, coll. Les voies du droit, 1988, p. 15 et s.
(5) Cf. J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, coll. Forum,
1996, p. 38 et s.
(6) H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. n° 35, p. 224. Sur ce phénomène parfois désigné sous
le terme d'« autopoïèse », cf. F. Ost, Entre ordre et désordre : le jeu du droit. Discussion du paradigme
autopoiétique appliqué au droit, Archives de philosophie du droit, 1986, t. 31, Le système juridique, p.
133 et s.
(7) L. Favoreu et al., Droit constitutionnel, 4e éd. Dalloz, coll. Précis, 2001, n° 83, in fine, p. 58.
(8) « La norme de degré supérieur ne peut pas lier l'acte qui l'appliquera sous tous les rapports. Il
demeure toujours inévitablement une certaine marge, réduite ou considérable, pour le jeu du pouvoir
51
discrétionnaire : la norme de degré supérieur n'a jamais, dans son rapport avec l'acte de création de
normes ou d'exécution matérielle qui l'applique, que le caractère d'un cadre à remplir par cet acte », H.
Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. n° 45, p. 336.
(9) B. Oppetit, L'hypothèse du déclin du droit, Droits, n° 4, Crises dans le droit, 1986, p. 9 et s.
(10) H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. n° 34, p. 197 ; Théorie générale du droit et de l'Etat,
op. cit. p. 167 et s.
(11) Ibid. p. 195.
(12) Laquelle peut, à son tour, être déduite d'une norme encore plus générale prescrivant, par
exemple, de « chercher à être en harmonie avec l'univers » (ibid.).
(13) C'est-à-dire une « règle qui détermine comment doivent être créées les normes générales et
les normes individuelles de l'ordre qui repose sur cette norme fondamentale » (ibid. p. 196).
(14) Ibid. n° 34, p. 197.
(15) A condition que soit prévue une procédure de contrôle.
(16) Car « en vérité, l'idée d'une « norme contraire aux normes » représente une contradiction in
adjecto ; une norme juridique dont on pourrait affirmer qu'elle n'est pas conforme à la norme qui règle
sa création ne pourrait pas être considérée comme une norme valable ; elle serait nulle, autrement dit :
elle ne serait du tout une norme juridique » (ibid. n° 35, p. 264).
(17) L. Favoreu et al., Droit constitutionnel, op. cit. n° 89, p. 61-62.
(18) Sur la fréquente adaptation par les juristes français des idées de Kelsen, cf. par ex. P.
Wachsmann, Le kelsénisme est-il en crise, Droits, n° 4, Crises dans le droit, 1986, p. 53 et s.
Adaptations que le maître autrichien avait déjà pu observer, relevant dans le débat que suscitaient ses
idées, des divergences reposant « sur des malentendus qui (...) ne semblent assez souvent pas
absolument involontaires » et déplorant « les arguments que divers adversaires opposent, non pas, à la
vérité, à la théorie, mais aux images déformantes qu'ils en donnent selon leurs besoins » (H. Kelsen,
Théorie pure du droit, op. cit. préface de la 1re édition, p. 4).
(19) J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, op. cit. p. 41.
(20) Ch. Atias, Philosophie du droit, op. cit. p. 43. V. dans le même sens, Ch. Perelman, Logique
juridique, Nouvelle rhétorique, 2e éd. Dalloz, coll. Bibliothèque Dalloz, 1999, p. 68-69 ; F. Terre,
Introduction générale au droit, 5e éd. Dalloz, coll. Précis, 2000, n° 28 ; G. Vedel, Aspects généraux et
théoriques, Introduction, in L'unité du droit, Mélanges en hommage à Roland Drago, Economica,
1996, p. 1 et s. spéc. p. 4, qui observe que « le malheur est (...) que cette logique normative souveraine
dans son champ, n'épuise pas l'objet que l'on appelle « droit » » ; M. Villey, Philosophie du droit, t. I,
Définitions et fins du droit, rééd. Dalloz, coll. Bibl. Dalloz, 2001, n° 116, p. 137, qui observe que «
jamais on n'a poussé si loin l'indifférence aux fins du droit ».
(21) B. Oppetit, Philosophie du droit, Dalloz, coll. Précis, 1999, n° 42, p. 63.
(22) H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. spéc. n° 34, p. 197 (nous soulignons).
52
(23) J. Wroblewski, Dilemnas of the normativistic concept of legal system, in Rechtstheorie,
Beiheft 5, 1984, p. 326, cité par M. Van de Kerchove et F. Ost, Le système juridique entre ordre et
désordre, op. cit. p. 56.
(24) Car « la relation hiérarchique décrite est une relation de norme juridique à acte juridique, à
acte créateur de norme juridique : ce n'est pas une relation de norme à norme (...). Kelsen confond
ainsi norme et acte normateur, norme juridique et acte juridique », P. Amselek, Réflexions critiques
autour de la conception kelsénienne de l'ordre juridique, RD publ. 1978.5 et s. spéc. p. 11.
(25) Ibid. p. 13.
(26) G. Timsit, Thèmes et systèmes de droit, PUF, coll. Les voies du droit, 1986, spéc. p. 24-25.
(27) V. not. M. Van de Kerchove et F. Ost, Le système juridique entre ordre et désordre, op. cit.
spéc. p. 62.
(28) M. Troper, Système juridique et Etat, Archives de philosophie du droit, 1986, t. 31, spéc. p.
43.
(29) D. de Béchillon, Hiérarchie des normes et hiérarchie des fonctions normatives de l'Etat,
Economica, coll. Droit public positif, 1996.
(30) P. Amselek, Réflexions critiques..., article préc. p. 14.
(31) Ch. Atias, Philosophie du droit, op. cit. p. 42.
(32) M. Villey, Philosophie du droit, t. II, Les moyens du droit, rééd. Dalloz, coll. Bibl. Dalloz,
2001, n° 133 et 217.
(33) Cf. J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, op. cit. p. 40.
(34) « Pour la première fois, un auteur, Hans Kelsen, propose ainsi une théorie de l'ordre juridique
qui non seulement fonde et légitime en droit le contrôle de la constitutionnalité, mais encore en fait le
coeur et même le garant de la validité de l'ensemble du système juridique puisque, sans ce contrôle, la
garantie de la régularité, c'est-à-dire de l'imputation d'une règle à une norme supérieure, clef de voûte
de la théorie kelsenienne, ne serait pas assurée », D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel,
5e éd. Montchrestien, coll. Domat droit public, 1999, p. 17.
(35) Cons. const. décis. n° 85-197 DC du 23 août 1985, Evolution de la Nouvelle-Calédonie (§
27), AJDA 1985.605, note L. Hamon ; RD publ. 1986.395, note L. Favoreu ; D. 1986.45, note F.
Luchaire.
(36) L. Favoreu, Le principe de constitutionnalité. Essai de définition d'après la jurisprudence du
Conseil constitutionnel, Recueil d'études en hommage à Charles Eisenmann, Cujas, 1975, p. 33 et s.
(37) Décis. n° 71-44 DC du 16 juill. 1971, Liberté d'association, in Les grandes décisions du
Conseil constitutionnel, 10e éd. Dalloz, 1999, n° 19, p. 252 et s. obs. L. Favoreu et L. Philip.
(38) Révision constitutionnelle du 29 oct. 1974 élargissant la possibilité de saisine du Conseil
constitutionnel à 60 députés ou 60 sénateurs.
(39) J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, op. cit. p. 39.
53
(40) Sur l'admission d'une hiérarchie matérielle, cf. J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, 3e éd.
Dalloz, coll. Méthodes du droit, 1999, n° 70, p. 86-87.
(41) G. Vedel, Aspects généraux et théoriques, Introduction, in L'unité du droit, Mélanges préc.
spéc. p. 8.
(42) Décis. n° 85-187 DC du 25 janv. 1985, Etat d'urgence en Nouvelle-Calédonie in Les grandes
décisions du Conseil constitutionnel, op. cit. n° 37, p. 624 et s. obs. L. Favoreu et L. Philip. V. aussi
Cons. const., décis. n° 96-377 DC du 16 juill. 1996, Loi tendant à renforcer la répression du
terrorisme, RFD const. 1996.806, note Th. S. Renoux.
(43) Décis. n° 74-54 DC du 15 janv. 1975, Interruption volontaire de grossesse, in Les grandes
décisions du Conseil constitutionnel, op. cit. n° 23, p. 313 et s. obs. L. Favoreu et L. Philip.
(44) Ch. mixte, 24 mai 1975, Soc. des Cafés Jacques Vabre, D. 1975.497, concl. A. Touffait ;
AJDA 1975.567, note J. Boulouis ; RD publ. 1975.1335, note L. Favoreu et L. Philip ; RGDI publ.
1976.347, note J. Foyer et D. Holleaux ; Rev. crit. DIP 1975.124, note P. Lagarde.
(45) CE Ass. 20 oct. 1989, Nicolo, AJDA 1989.788, note D. Simon ; D. 1990.135, note J.
Sabourin ; RFD adm. 1989.823, note B. Genevois ; RFD adm. 1990.267, obs. D. Ruzié ; RGDI publ.
1990.91, note J. Boulouis ; RTD eur. 1989.771, concl. P. Frydman ; RTD eur. 1989.787, note G. Isaac.
(46) Cf. L. Favoreu, La constitutionnalisation du droit, in L'unité du droit, Mélanges en hommage
à Roland Drago, Economica, 1996, p. 25 et s. spéc. p. 33 ; L. Favoreu et Th. S. Renoux,
Constitutionnalité des actes administratifs (Contrôle de la), Rép. Contentieux administratif Dalloz,
1992, n° 44.
(47) CJCE 9 mars 1978, Simmenthal, aff. 106/77, Rec. p. 629, concl. G. Reischl.
(48) CE 24 sept. 1990, Boisdet, AJDA 1990.863, obs. E. Honorat et R. Schwartz ; Petites affiches,
12 oct. 1990.15, concl. M. Laroque, qui juge illégal un arrêté ministériel pris sur la base d'une
disposition législative votée en 1980 incompatible avec un règlement du Conseil datant de 1972.
(49) CE 28 févr. 1992, SA Rothmans International France et SA Philipp Morris France, AJDA
1992.210, concl. M. Laroque et p. 329, chron. C. Maugüé et R. Schwartz ; JCP 1992.éd.G.II. 21859,
note G. Teboul ; RFD adm. 1992.425, note L. Dubouis, qui juge illégale la réglementation relative aux
prix des tabacs comme étant incompatible avec les objectifs d'une directive et annule en conséquence
les décisions prises sur le fondement de cette réglementation. Adde l'analyse récente de Y. Galmot, Le
juge administratif français, la Cour de justice des Communautés européennes et les directives
communautaires : l'ébauche d'une cohérence, CJEG juin 1999.chron.207 et s.
(50) V. pour une synthèse récente, B. Stirn, Le Conseil d'Etat et l'Europe, in L'Etat de droit,
Mélanges en l'honneur de Guy Braibant, Dalloz, 1996, p. 653 et s.
(51) Décis. n° 99-410 DC du 15 mars 1999, Loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie, JCP
1999.éd.G.I.151, n° 5, obs. J.-H. Robert ; AJDA 1999.324, obs. J.-E. Schoettl ; RTD civ. 1999. 725,
obs. N. Molfessis ; D. 2000.Somm.199, obs. J.-Ch. Car ; JCP 2000.éd.G.I.201, n° 12, obs. B. Mathieu
et M. Verpeaux ; RD publ. 2000.17 et s. obs. D. Rousseau, spéc. p. 39 ; J.-P. Camby, Une loi
promulguée, frappée d'inconstitutionnalité ?, RD publ. 1999, Act. const. p. 655 et s.
54
(52) Cf. D. de Béchillon, De quelques incidences du contrôle de la conventionnalité internationale
des lois par le juge ordinaire (Malaise dans la Constitution), RFD adm. 1998.225 et s. spéc. p. 232.
(53) V. pour un exemple récent, F. Granet, Perturbations dans la hiérarchie des normes juridiques
in Le droit privé français à la fin du XXe siècle : Etudes offertes à Pierre Catala, Litec, 2001, p. 41 et s.
(54) M. Monin, La hiérarchie des normes n'existe pas, D. 1999, n° 30, 2 sept. 1999, Dernière
actualité, p. 1.
(55) Il suffit, pour s'en convaincre, d'observer l'attachement à la construction kelsénienne que
manifestent la plupart des ouvrages d'introduction au droit. Faut-il y voir un signe supplémentaire de
cette « crise » des introductions au droit naguère vigoureusement dénoncée ? (Ch. Mouly, La crise des
introductions au droit, Droits 1986/4, p. 99 et s.).
(56) Cf. not. L. Favoreu et al., Droit constitutionnel, op. cit. n° 66 et 80 et s.
(57) V. not. M. Van de Kerchove et F. Ost, Le système juridique entre ordre et désordre, op. cit. p.
106 et les réf. citées.
(58) Nous n'entrerons pas dans le très savant débat sur la notion de « système » et retiendrons la
définition proposée par le Vocabulaire juridique Henri Capitant : « ensemble de règles, considéré sous
le rapport de ce qui en fait la cohérence ».
(59) Sur les différentes acceptions de ce terme, cf. not. P. Morvan, Le principe de droit privé, préf.
J.-L. Sourioux, Editions Panthéon-Assas, 1999, n° 2 et s. p. 3 et s. spéc. n° 29 et s. p. 33 et s. où
l'auteur définit le principe normatif.
(60) D. Mainguy, Les directives non transposées, libres propos sur une étrange lumière, Mélanges
Christian Mouly, Litec, 1998, p. 89 et s.
(61) Cf. par ex. CE 24 févr. 1999, Association de patients de la médecine d'orientation
anthroposophique, JCP 2000.éd.G.I.201, n° 33, obs. B. Mathieu et M. Verpeaux. V. également, CE 3
déc. 1999, Association Ornithologique et Mammalogique de Saône-et-Loire (2 arrêts), RD publ.
2000.289, note P. Cassia et E. Saulnier ; RTD civ. 2000.194, obs. R. Libchaber.
(62) L. n° 99-1071 du 16 déc. 1999 portant habilitation du gouvernement à procéder, par
ordonnance, à l'adoption de la partie Législative de certains codes (RTD civ. 2000.185, obs. Ch.
Jamin). V. également art. 3 L. n° 2000-321 du 12 avr. 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs
relations avec les administrations (JCP 2000.éd.G.III.20274).
(63) N. Molfessis, Les illusions de la codification à droit constant et la sécurité juridique, RTD
civ. 2000.186 et s.spéc. p. 192.
(64) N. Molfessis, chron. préc.
(65) V. par ex. J.-M. Auby, Sur l'étude de la hiérarchie des normes en droit public. Eléments de
problématique, Mélanges dédiés à Robert Pelloux, Paris, L'Hermès, 1980, p. 21 et s. V. également, M.
Monin, 1989 : Réflexions à l'occasion d'un anniversaire : trente ans de hiérarchie des normes, D.
1990.Chron.27 et s.
(66) B. Oppetit, Le droit hors la loi, Droits, n° 10, Définir le droit I, 1989, p. 47 et s.
55
(67) Sans doute cette condition n'a-t-elle jamais été rigoureusement respectée, une place plus ou
moins importante ayant toujours été occupée par la coutume au sein des sources de droit. Kelsen luimême en reconnaît la validité à la condition, toutefois, de supposer l'existence d'une « norme
d'habilitation » (H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. n° 35, p. 226 et s.), ce qui en fait une source
déléguée de droit et non autonome.
(68) L. Gannagé, La hiérarchie des normes et les méthodes du droit international privé (Etude de
droit international privé de la famille), th. Paris II, 1998, n° 9, p. 9.
(69) Cf. pour une analyse formelle, G. Teboul, La coutume, source formelle de droit en droit
administratif, Droits, n° 3, La coutume, 1985, p. 97 et s. ; et du même auteur, Remarques sur la
validité des règles coutumières internes dans l'ordre juridique français, RD publ. 1998.691 et s. Comp.
M. Troper, Du fondement de la coutume à la coutume comme fondement, Droits, n° 3, La coutume,
1985, p. 11 et s.
(70) L. Le Fur, La coutume et les principes généraux du droit comme sources du droit
international public, Recueil d'études sur les sources du droit en l'honneur du doyen François Gény,
Paris, Sirey, 1934, t. III, p. 362 et s. ; S. Sur, La coutume internationale. Sa vie, son oeuvre, Droits n°
3, La coutume, 1985, p. 111 et s.
(71) R. Capitant, Le droit constitutionnel non écrit, Recueil... en l'honneur du doyen François
Gény, op. cit. t. III, p. 1 et s. ; La coutume constitutionnelle, RD publ. 1979.959 et s. ; S. Rials,
Réflexions sur la notion de coutume constitutionnelle, Rev. adm. 1979.265 et s.
(72) M. Pedamon, Y a-t-il lieu de distinguer les usages et les coutumes en droit commercial ?,
RTD com. 1959.335 et s. En droit du commerce international, cf. not. D. Bureau, Les sources
informelles du droit dans les relations privées internationales, th. Paris II, 1992, p. 201 et s. ; J.-M.
Mousseron, Lex mercatoria, bonne mauvaise idée ou mauvaise bonne idée, Mélanges dédiés à Louis
Boyer, Université des sciences sociales de Toulouse, 1996, p. 469 et s. ; in Inventer, Centre dr. entr.
Montpellier, 2001.321 et s. et les nombreuses réf. citées.
(73) Sur les usages d'entreprise, cf. not. H. Blaise, La dénonciation d'un usage d'entreprise par
l'employeur, in Le droit de l'entreprise dans ses relations externes à la fin du XXe siècle, Mélanges en
l'honneur de Claude Champaud, Dalloz, 1997, p. 73 et s. ; P. Ollier, L'accord d'entreprise dans ses
rapports avec les autres sources du droit dans l'entreprise, Dr. soc. 1982.680 et s.
(74) P. Amselek, Le rôle de la pratique dans la formation du droit ; aperçus à propos de l'exemple
du droit public français, RD publ. 1983.1471 et s. Comp. G. Teboul, A propos de la coutume dans la
jurisprudence administrative, Dialogue intérieur, in Droit administratif, Mélanges René Chapus,
Montchrestien, 1992, p. 589 et s.
(75) Cf. Ph. Malaurie, Introduction générale, 2e éd. Cujas, 1994, n° 834, p. 257 ; F. Terre,
Introduction générale au droit, op. cit. n° 212, p. 239. V. aussi l'approche sociologique, J. Carbonnier,
Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, 9e éd. LGDJ, 1998, p. 140 et s.
(76) B. Oppetit, Sur la coutume en droit privé, Droits, n° 3, La coutume, 1986, p. 39 et s. ; et sous
un titre différent, La survie de la coutume et du droit spontané, in Droit et modernité, PUF, 1998, p. 41
et s. ; et sur la « juridicité » de la lex mercatoria, La notion de source du droit et le droit du commerce
international, Archives de philosophie du droit, t. 27, « Sources » du droit, 1982, p. 43 et s. ; et sous un
autre titre, L'émergence de la lex mercatoria, in Droit et modernité, op. cit. p. 53 et s.
56
(77) Cf. par ex. F. Terré, Introduction générale au droit, op. cit. n° 254.
(78) V. spéc. J. Boulanger, Principes généraux du droit et droit positif, in Le droit privé français
au milieu du XXe siècle : Etudes offertes à Georges Ripert, vol. I, Paris, LGDJ, 1950, p. 51 et s. Et
récemment, N. Molfessis, La notion de principe dans la jurisprudence de la Cour de cassation, RTD
civ. 2001.699 et s.
(79) P. Morvan, Le principe de droit privé, préf. J.-L. Sourioux, Editions Panthéon-Assas, 1999,
spéc. n° 673 et s. p. 643 et s. où l'auteur ajoute que « le principe de droit privé a pour fonction
viscérale de détruire la portée normative, de ruiner la force obligatoire du droit positif. Il est l'outil de
censure de la législation aux mains de la pratique judiciaire. Telle est sa raison d'être », avant de
démontrer que « cette opinion s'acclimate sans peine en droit public ». Rappr. P. Sargos, Les principes
généraux du droit privé dans la jurisprudence de la Cour de cassation - Les garde-fous des excès du
droit, JCP 2001.éd.G.I.306.
(80) V. not. sur cette distinction, J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, op. cit. n° 77 et s. p. 92 et
s.
(81) CE Ass. 3 juill. 1996, Koné, D. 1996.509, note F. Julien-Laferriere ; AJDA 1996.722, chron.
D. Chauvaux et T.-X. Girardot ; RTD civ. 1997.787, obs. N. Molfessis ; cf. aussi D. Alland, Un
nouveau mystère de la pyramide : remise en cause par le Conseil d'Etat des traités conclus par la
France, RGDI publ. 1997.237 et s. ; B. Mathieu et M. Verpeaux, La reconnaissance et l'utilisation des
principes fondamentaux reconnus par les lois de la République par le juge : la contribution de l'arrêt
Koné du Conseil d'Etat à l'analyse de la hiérarchie des normes en matière de droits fondamentaux, D.
1997.Chron.219 et s. où le Conseil d'Etat dégage pour la première fois un PFRLR non préalablement
reconnu par le Conseil constitutionnel selon lequel « l'Etat doit refuser l'extradition d'un étranger
lorsqu'elle est demandée dans un but politique » .
(82) Notons toutefois que la cour d'appel de Paris s'est autorisée à dégager de la loi du 29 juillet
1881 un principe fondamental de liberté de l'imprimerie et de la librairie (Paris, 18 févr. 1992, D.
1992.IR.141).
(83) N. Molfessis, obs. sur CE Ass. 3 juill. 1996, Koné, RTD civ. 1997.790.
(84) B. Mathieu et M. Verpeaux, La reconnaissance et l'utilisation des principes fondamentaux
reconnus par les lois de la République par le juge..., chron. préc. p. 221.
(85) R. Chapus, De la valeur juridique des principes généraux du droit et des autres règles
jurisprudentielles du droit administratif, D. 1966.Chron.99 et s. ; et du même auteur, Droit
administratif général, t. I, 13e éd. Montchrestien, coll. Domat droit public, 1999, n° 140, p. 102 et s.
(86) G. Vedel et P. Delvolve, Droit administratif, 7e éd. PUF, coll. Thémis, 1980, p. 384.
(87) Décis. n° 62-18 DC du 16 janv. 1962, Loi d'orientation agricole, in Les grandes décisions du
Conseil constitutionnel, op. cit. n° 13, p. 165 et s. obs. L. Favoreu et L. Philip.
(88) R. Chapus, Droit administratif général, op. cit. n° 64, p. 39. Comp. L. Favoreu et Th. S.
Renoux, Constitutionnalité des actes administratifs (Contrôle de la), Rép. Contentieux administratif
Dalloz, 1992, n° 353 et s. ; Th. Di Manno, L'influence des réserves d'interprétation, in La légitimité de
57
la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Economica, coll. Etudes juridiques, t. 8, 1999, p. 189 et s.
spéc. p. 239 à 261.
(89) V. not. B. Oppetit, Le rôle créateur de la Cour de cassation, in Bicentenaire de la Cour de
cassation, Doc. fr. 1990, p. 159 et s. ; et, sous un titre différent, L'affirmation d'un droit jurisprudentiel,
in Droit et modernité, PUF, 1998, p. 65 et s.
(90) Ce qui explique la rétroactivité des revirements de jurisprudence, sur laquelle cf. Ch. Mouly,
Le revirement pour l'avenir, JCP 1994.éd.G.I.3776. Comp. Th. Bonneau, Brèves remarques sur la
prétendue rétroactivité des arrêts de principes et des arrêts de revirement, D. 1995. Chron.24. Adde M.A. Frison-Roche, Le juge et son objet, Mélanges Christian Mouly, Litec, 1998, p. 21 et s. Et pour un
exemple récent, cf. Civ. 1re, 21 mars 2000, D. 2000.J.593, note (crit.) Ch. Atias ; RTD civ. 2000.592,
obs. P.-Y. Gautier et p. 666, obs. (crit.) N. Molfessis ; F. Pollaud-Dulian, A propos de la sécurité
juridique, RTD civ. 2001.487 et s.
(91) P. Hebraud, Le juge et la jurisprudence, Mélanges offerts à Paul Couzinet, Université des
sciences sociales de Toulouse, 1974, p. 329, spéc. n° 3, p. 333.
(92) H. Motulsky, Principes d'une réalisation méthodique du droit privé. La théorie des éléments
générateurs des droits subjectifs, préf. P. Roubier, Dalloz, coll. Philosophie et théorie générale du
droit, 1991, rééd. 1948.
(93) Cf. l'intéressante « théorie des trois plans » proposée par P. Morvan, Le principe de droit
privé, op. cit. n° 650 et s. p. 621 et s.
(94) B. Oppetit, Les réponses ministérielles aux questions écrites des parlementaires et
l'interprétation des lois, D. 1974.Chron.107 et s.
(95) R. Libchaber, Réponses ministérielles, pratiques administratives et sources du droit, RTD civ.
1998.216 et s.
(96) Si le juge saisi d'un litige peut retenir une interprétation différente de celle de
l'administration, l'autorité relative de sa décision semble laisser intacte la valeur de la réponse
ministérielle en dehors de l'espèce tranchée.
(97) Cf. par ex. CE 25 sept. 1998, M. Mégret, AJDA 1999.240, note F. Lemaire ; et, L.
Baghestani-Perrey et M. Verpeaux, Un nouvel abandon partiel de la notion d'acte de gouvernement
(note sous CE Sect. 25 sept. 1998, M. Mégret), RFD adm. 1999.345 et s.
(98) F. Salat-Baroux, Persistance des actes de gouvernement (la désignation des membres du
Conseil constitutionnel), concl. sur CE Ass. 9 avr. 1999, Mme Ba, RFD adm. 1999.566 et s.Adde, P.
Serrand, L'irréductible acte de gouvernement, D. 2000.J.335.
(99) Dans la mesure, toutefois, où ces actes porteraient atteinte aux droits et libertés garantis par la
Convention européenne des droits de l'homme, cf. en ce sens, Th. S. Renoux, Le droit au recours
juridictionnel, JCP 1993.éd.G.I.3675, spéc. n° 6 ; J. Vincent, S. Guinchard, G. Montagnier et A.
Varinard, Institutions judiciaires, Organisation. Juridictions. Gens de justice, Dalloz, 5e éd. coll.
Précis, 1999, n° 78, p. 108.
(100) R. Chapus, Droit administratif général, op. cit. n° 1152, p. 906, qui fait observer « que les
pouvoirs publics peuvent avoir besoin d'avoir les mains libres (et c'est précisément le cas dans les «
58
matières de gouvernement ») et qu'il ne faut pas céder à la folie des contrôles qui est une
caractéristique de notre temps » .
(101) « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une
autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par
l'autre partie ».
(102) J.-F. Lachaume, Juridiction administrative et contrôle de réciprocité des traités et accords
internationaux (art. 55 de la Constitution), note sous CE Ass. 9 avr. 1999, Mme Chevrol-Benkeddach,
RDF adm. 1999.937 et s. spéc. p. 949.
(103) Ibid.
(104) Cf. R. Libchaber, Pour un contrôle judiciaire de la ratification des traités internationaux,
obs. sur Civ. 1re, 29 mai 2001, RTD civ. 2001.706 et s.
(105) Cf. N. Molfessis, Le Conseil constitutionnel et le droit privé, préf. M. Gobert, LGDJ, coll.
Bibl. dr. privé, t. 287, 1997, n° 56, p. 44 et les réf. citées.
(106) Cf. F. Sudre, Droit international et européen des droits de l'homme, 4e éd. PUF, coll. Droit
fondamental, 1999, n° 119 et s. p. 166 et s. et n° 131, p. 188 ; et du même auteur, Droits intangibles
et/ou droits fondamentaux : y a-t-il des droits prééminents dans la CEDH ?, Mélanges M.-A. Eissen,
Bruylant, 1995, p. 381 et s.
(107) D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit. p. 126-127.
(108) Cf. not., S. Arne, Existe-t-il des normes supraconstitutionnelles ? Contribution à l'étude des
droits fondamentaux et la constitutionnalité, RD publ. 1993.459 et s. ; R. Badinter, Le Conseil
constitutionnel et le pouvoir constituant, in Libertés, Mélanges Jacques Robert, Montchrestien, 1998,
p. 217 et s. ; L. Favoreu et G. Vedel, Souveraineté et supraconstitutionnalité, Pouvoirs 1993, n° 67, p.
71 et s. ; B. Genevois, Les limites d'ordre juridique à l'intervention du pouvoir constituant, RFD adm.
1998.909 et s. ; B. Mathieu, La supraconstitutionnalité existe-t-elle ? Réflexions sur un mythe et
quelques réalités, Petites affiches, 8 mars 1995, p. 12 et s.
(109) L. Favoreu, La constitutionnalisation du droit, in L'unité du droit, Mélanges en hommage à
Roland Drago, Economica, 1996, p. 25 et s. spéc. p. 41.
(110) De façon ambiguë, le Conseil décide (décis. n° 92-312 DC du 2 sept. 1992, Traité de
Maastricht II, in Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, op. cit. n° 45, p. 799 et s. obs. L.
Favoreu et L. Philip, spéc. n° 68 et s.) que « le pouvoir constituant est souverain, qu'il lui est loisible
d'abroger ou de compléter des dispositions de valeur constitutionnelle » (§ 19) mais impose dans le
même temps des « réserves » (§ 19) et des « limites » (§ 34) à la souveraineté de ce pouvoir, dont le
respect ne peut être assuré que par le Conseil constitutionnel lui-même... Adde décis. n° 99-410 DC du
15 mars 1999, Loi relative à la Nouvelle-Calédonie, qui relance le débat selon B. Mathieu et M.
Verpeaux, JCP 2000.éd.G.I.201, n° 4.
(111) H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. n° 34, p. 193 et s. ; Théorie générale du droit et de
l'Etat, op. cit. p. 169 et s.
(112) Ph. Malaurie, Anthologie de la pensée juridique, Cujas, 1996, p. 263. Au fond, résume un
auteur, « toute sa laborieuse démonstration se ramène (...) à cette tautologie : si l'on doit obéir au droit,
59
c'est parce qu'il faut supposer qu'on doit obéir au droit », P. Amselek, Réflexions critiques autour de la
conception kelsénienne de l'ordre juridique, RD publ. 1978.5 et s. spéc. p. 17.
(113) « ... à l'égal de la démonstration de l'existence de Dieu par Saint Anselme », G. Vedel,
Aspects généraux et théoriques, Introduction, in L'unité du droit, Mélanges en hommage à Roland
Drago, Economica, 1996, p. 1 et s. spéc. p. 3.
(114) Thomas d'Aquin, Somme théologique, IIe partie, 1re sect., question 91, art. 1 et question 93,
art. 2, Ed. du Cerf, 1993, t. II, p. 573 et 584-585.
(115) Sur lequel cf. J.-M. Auby, Le décret du 28 novembre 1983, AJDA 1984.124 ; P. Delvolvé,
De nouvelles modalités pour les actes administratifs unilatéraux, D. 1984.Chron.137 et s. spéc. n° 33 à
35.
(116) Sur cette conséquence critiquable du décret, cf. P. Delvolvé, De nouvelles modalités pour
les actes administratifs unilatéraux, chron. préc. n° 34.
(117) Sur l'ineffectivité du décret de 1983 et sa probable illégalité, cf. R. Chapus, Droit
administratif général, op. cit. n° 687, p. 491 et s.
(118) Selon le critère posé, entre circulaires interprétative et réglementaire, par CE Ass. 29 janv.
1954, Institution Notre-Dame du Kreisker, in Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 12e
éd. Dalloz, 1999, obs. M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé et B. Genevois.
(119) M. Cliquennois, Que reste-t-il des directives ? A propos du vingtième anniversaire de l'arrêt
Crédit foncier de France, AJDA 1992.3 et s.
(120) Auquel il conviendrait d'ajouter les déclarations d'intention, formules recommandatoires
voire incantatoires et autres formulations d'objectifs énoncés dans l'article premier de nombreuses lois
(G. Rouhette, L'article premier des lois, in Les mots de la loi, Economica, coll. Etudes juridiques,
1999, p. 37 et s.), expression d'un « droit à l'état gazeux » selon les termes du Conseil d'Etat (Rapport
public 1991, Doc. fr. EDCE n° 43, p. 15 et s. spéc. p. 32) parce que dépourvu de tout contenu normatif
véritable.
(121) Soc. 29 juin 1999 (2 arrêts), Dr. soc. 1999.795, concl. J. Duplat ; D. 2000.50, note R. de
Quenaudon ; Petites affiches, n° 50, 10 mars 2000.11, obs. S. Joly ; RTD civ. 2000.200, obs. N.
Molfessis ; JCP 2000.éd.G.I.263, obs. P. Morvan ; cf. également, B. Boubli, La force obligatoire des
recommandations patronales, TPS août-sept. 1999.chron.14, p. 6 et s.
(122) N. Molfessis, obs. préc. spéc. p. 206.
(123) Ph. Neau-Leduc, La réglementation de droit privé, préf. Th. Revet, Litec, coll. Bibl. dr. entr.
t. 38, 1998, spéc. n° 110 et s.
(124) Sur le rôle « créateur » de la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation, cf.
P.-H. Antonmattei, Bref retour sur la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation,
Mélanges Christian Mouly, Litec, 1998, p. 3 et s. ; N. Molfessis, La notion de principe dans la
jurisprudence de la Cour de cassation, RTD civ. 2001.703.
60
(125) F. Terré, Sur les sources du droit en général et du droit du travail en particulier, in Les
sources du droit du travail, B. Teyssié (dir.), PUF, coll. Droit, Ethique, Société, 1998, p. 15 et s. spéc.
n° 11, p. 25-26.
(126) J. Chevallier, Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique,
RD publ. 1998.659 et s. spéc. p. 675 et s.
(127) Rappr. P. Amselek, L'évolution générale de la technique juridique dans les sociétés
occidentales, RD publ. 1982.292, qui observe que « le droit tend à devenir de plus en plus une sorte de
technique de « cogestion » des conduites, qui s'inscrit dans un dialogue permanent et complexe entre
les gouvernants et les gouvernés eux-mêmes ».
(128) Lequel s'opère au détriment du Parlement dont il a été observé qu'il se « dépouille lui-même
de ses pouvoirs en créant des autorités qui, de droit ou de fait, légifèrent à sa place » : Ph. Jestaz,
Rapport de synthèse, in Le renouvellement des sources du droit des obligations, Journées nationales
Ass. H. Capitant, LGDJ, 1996, p. 175 et s. spéc. p. 179-180.
(129) L'inflation des avis en droit, Th. Revet (dir.), Economica, coll. Etudes juridiques, 1998.
(130) Cf. à propos des communiqués de la COB, J.-J. Daigre, Une nouvelle source du droit, le
communiqué ? A propos d'un communiqué de la COB du 4 mai 1999, JCP 1999.éd.G.Act. p. 1277.
(131) Par où se manifeste souvent un « pouvoir moral » : Ph. Jestaz, Pouvoir juridique et pouvoir
moral, RTD civ. 1990.625 et s.
(132) Il a par exemple été démontré que la Commission des clauses abusives joue, de facto, un «
rôle quasi-normatif » en étant une « source de textes généraux et impersonnels » même si, de jure, elle
est cantonnée dans « un simple rôle consultatif et de proposition » : L. Leveneur, La Commission des
clauses abusives et le renouvellement des sources du droit des obligations, in Le renouvellement des
sources du droit des obligations, op. cit. p. 155 et s.
(133) Dans le prolongement de l'exemple précédent, il convient de rappeler que la Cour de
cassation a estimé que les recommandations de la Commission des clauses abusives ne sont pas
génératrices de règles dont la méconnaissance ouvre droit à cassation (Civ. 1re, 13 nov. 1996, D.
1997.Somm.174, obs. Ph. Delebecque ; JCP 1997.éd.G.I.4015, n° 1, obs. Ch. Jamin ; RTD civ.
1997.424, obs. J. Mestre, et p. 791, obs. R. Libchaber).
(134) Cf. not. B. Fauvarque-Cosson, Les contrats du commerce international, une approche
nouvelle : les principes d'Unidroit relatifs aux contrats du commerce international, RID comp.
1998.463 et s. ; J. Huet, Les contrats commerciaux internationaux et les nouveaux Principes d'Unidroit
: une nouvelle lex mercatoria ?, Petites affiches, 10 nov. 1995.6 et s. ; C. Kessedjian, Un exercice de
rénovation des sources du droit des contrats du commerce international : les principes proposés par
l'Unidroit, Rev. crit. DIP 1995.641 et s. ; C. Larroumet, La valeur des principes d'Unidroit applicables
aux contrats du commerce international, JCP 1997.éd.G.I.4011.
(135) Les principes du droit européen du contrat, vol. 1, L'exécution, l'inexécution et ses suites,
trad. I. de Lamberterie, G. Rouhette, D. Tallon, Doc. fr. 1997. Sur lesquels cf. not. Ch. Jamin, Un droit
européen des contrats ?, in Le droit privé européen, P. de Vareilles-Sommieres (dir.), Economica, coll.
Etudes juridiques, 1998, p. 40 et s. ; J. Raynard, Les « Principes du droit européen du contrat » : une
lex mercatoria à la mode européenne, RTD civ. 1998.1006 et s.n° 8 ; G. Rouhette, Les codifications
61
du droit des contrats, Droits, n° 24, La codification, 1996, p. 113 et s. ; D. Tallon, Vers un droit
européen du contrat, Mélanges offerts à André Colomer, Litec, 1993, p. 485 et s. ; Les principes pour
le droit européen du contrat : quelles perspectives pour la pratique ?, Defrénois, 2000, art. 37182, p.
683.
(136) J. Raynard, chron. préc. p. 1006.
(137) D. Mazeaud, A propos du droit virtuel des contrats : réflexions sur les principes d'Unidroit
et de la Commission Lando, Mélanges Michel Cabrillac, Dalloz, Litec, 1999, p. 206 et s.
(138) Résolutions du 26 mai 1989, JOCE C 158/401, 26 juin 1989 ; et du 6 mai 1994, JOCE C
205/518, 25 juill. 1994.
(139) Cf. not. G. Gandolfi, Pour un code européen des contrats, RTD civ. 1992.707 et s.; R.
Sacco, Non, oui, peut-être, Mélanges Christian Mouly, Litec, 1998, p. 163 et s. ; C. Witz, Plaidoyer
pour un code européen des obligations, D. 2000.Chron.79 et s.
(140) V. not. B. Oppetit, Droit commun et droit européen, in L'internationalisation du droit,
Mélanges en l'honneur de Yvon Loussouarn, Dalloz, 1994, p. 311 et s. ; J. Gaudemet, Du jus commune
au droit communautaire, in Clefs pour le siècle, Dalloz, coll. Paris II, 2000, p. 1011 et s. ; et sur la
place du droit romain dans cette évolution, Ph. Malaurie, Droit romain des obligations. Droit français
contemporain des contrats et l'Europe d'aujourd'hui, JCP 2000.éd.G.I.246.
(141) Est à cet égard significative la récente transposition, par la loi du 19 mai 1998, de la
directive du 25 juillet 1985 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, qui s'est traduite
par une juxtaposition des règles nouvelles à celles préexistantes (art. 1386-18 c. civ.) sur les
conséquences de laquelle cf. not. J.-M. Mousseron, Nouveau regard sur les clauses de non-réparation,
Cah. dr. entr. 1998/5, p. 4 et s.
(142) B. Oppetit, L'eurocratie ou le mythe du législateur suprême, D. 1990.Chron.76 et s. ; ou
sous un titre différent, L'omnipotence technocratique et eurocratique, in Droit et modernité, PUF, coll.
Doctrine juridique, 1998, p. 31 et s. V. également, Ch. Mouly, Le droit peut-il favoriser l'intégration
européenne ?, RID comp. 1985.895 et s. spéc. n° 1 à 44.
(143) G. Ripert, Les forces créatrices du droit, LGDJ, coll. Reprint, rééd. 1955.
(144) J. Chevallier, Vers un droit post-moderne..., article préc. spéc. p. 665 et 673.
(145) Précédemment étudié.
(146) H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. n° 43, p. 318 et s., où l'auteur défend le « caractère
inévitable d'une construction moniste » au motif, résume-t-il, que « le droit international doit être
conçu, ou bien comme un ordre juridique total délégué par le droit étatique et par conséquent
incorporé à celui-ci, ou bien comme un ordre juridique total qui délègue les ordres juridiques
étatiques, qui leur est supérieur, et qui les comprend tous comme des ordres juridiques partiels. Ces
deux interprétations du rapport entre droit international et droit étatique représentent une construction
moniste. Mais la première pose la primauté du droit étatique ; la seconde, la primauté de l'ordre
juridique international » (p. 322).
(147) V. not. M. Van de Kerchove et F. Ost, Le système juridique entre ordre et désordre, PUF,
coll. Les voies du droit, 1988, p. 188 et s.
62
(148) J. Donnedieu de Vabres, La Constitution de 1946 et le droit international, D. 1948. Chron.5.
(149) D. Alland, Le droit international « sous » la Constitution de la Ve République, RD publ.
1998.1649 et s.
(150) Pour une comparaison des différents systèmes, cf. l'étude récente du Conseil d'Etat, La
norme internationale en droit français, Doc. fr. 2000.
(151) CPJI avis du 4 févr. 1932, Traitement des prisonniers de guerre polonais à Dantzig, série
A/B, n° 44.
(152) Cf. M. Virally, Sur un pont aux ânes : les rapports entre droit international et droits internes,
Mélanges Rolin, Pédone, 1964, p. 488 et s. En droit administratif, G. Teboul, Ordre juridique
international et ordre juridique interne. Quelques réflexions sur la jurisprudence du juge administratif,
Dr. adm. 1999.697 et s. Adde G. Bachelier, La norme internationale et le droit interne devant le juge
administratif : où en sommes-nous ?, Rev. crit. DIP 2000.1 et s.
(153) CE Ass. 6 juin 1997, Aquarone, JCP 1997.éd.G.II.22945, note G. Teboul ; RFD adm.
1997.1068, concl. G. Bachelier ; AJDA 1997.630, chron. D. Chauvaux et Th.-X. Girardot ; cf.
également, D. Alland, La coutume internationale devant le Conseil d'Etat : l'existence sans la primauté,
RGDI publ. 1997.1053 et s.
(154) J. Carbonnier, Variations sociologiques, in Droit pénal, droit européen, Mélanges offerts à
Georges Levasseur, Litec, Gazette du Palais, 1992, p. 20 ; et du même auteur, Droit civil, Introduction,
24e éd. PUF, coll. Thémis, 1996, n° 141-f).
(155) « Si le Conseil constitutionnel... a déclaré qu'un engagement international comporte une
clause contraire à la Constitution, l'autorisation de ratifier ou d'approuver l'engagement international
en cause ne peut intervenir qu'après la révision de la Constitution ».
(156) CE Ass. 30 oct. 1998, Sarran, Levacher et autres, RFD adm. 1998.1081, concl. Ch. Maugüé
; AJDA 1998.962, chron. F. Raynaud et P. Fombeur ; RTD civ. 1999.232, obs. N. Molfessis ; cf. aussi
D. Alland, Consécration d'un paradoxe : la primauté du droit interne sur le droit international
(Réflexions sur le vif à propos de l'arrêt du Conseil d'Etat, Sarran, Levacher et autres du 30 oct.
1998), RFD adm. 1998.1094 et s. ; E. Aubin, La neutralisation constitutionnelle de l'exception
d'inconventionnalité ou la fin d'un malaise dans la Constitution, D. 2000.J.152 ; L. Dubouis, Les trois
logiques de la jurisprudence Sarran, RFD adm. 1999.57 et s. ; B. Mathieu et M. Verpeaux, A propos
de l'arrêt du Conseil d'Etat du 30 octobre 1998, Sarran et autres : le point de vue du
constitutionnaliste, RFD adm. 1999.67 et s. ; D. Simon, L'arrêt Sarran : dualisme incompressible ou
monisme inversé ?, Europe 1999, n° 3, p. 4 et s.
(157) Ass. plén. 2 juin 2000, Mlle Fraisse, D. 2000.J.865, note B. Mathieu et M. Verpeaux ; JCP
2001.éd.G.II.10453, note A.-C. de Foucauld ; cf. également B. Beignier et S. Mouton, La Constitution
et la Convention européenne des droits de l'homme, rang et fonction, D. 2001.Chron. 1636 et s. ; B. de
Lamy et P. Deumier, La hiérarchie des normes : une pyramide à géométrie variable, Petites affiches,
n° 201, 9 oct. 2000.8 et s. ; A. Rigaux et D. Simon, Droit communautaire et Constitution française :
une avancée significative de la Cour de cassation (A propos de l'arrêt Fraisse du 2 juin 2000), Europe,
août-sept. 2000.chron.8, p. 3 et s.
63
(158) Le Conseil d'Etat se réfère, pour sa part, aux « dispositions de nature constitutionnelle »
mais il ne semble pas que cette différence de rédaction modifie le sens de la règle.
(159) V. cep. sur cette interprétation les réserves de D. Simon, L'arrêt Sarran..., article préc.
(160) Rappr. de l'opinion de certains auteurs qui estiment que le système n'est moniste que dans
l'ordre infraconstitutionnel et devient en revanche dualiste lorsqu'il s'agit d'examiner les rapports entre
la Constitution et le droit international (cf. B. Mathieu et M. Verpeaux, La reconnaissance et
l'utilisation des principes fondamentaux..., article préc. spéc. p. 223 ; A propos de l'arrêt du Conseil
d'Etat du 30 octobre 1998..., article préc. spéc. p. 75).
(161) Ch. Maugüé concl. pour CE Ass. 30 oct. 1998, Sarran, Levacher et autres, RFD adm. 1998.
1081 et s. spéc. p. 1086, préc.
(162) D. Alland, Consécration d'un paradoxe..., article préc. spéc. p. 1104. Comp. G. Teboul,
Ordre juridique international et ordre juridique interne. Quelques réflexions sur la jurisprudence du
juge administratif, Dr. adm. 1999.697 et s.
(163) Rappr. N. Molfessis, La hiérarchie des normes ressuscitée par le Conseil d'Etat, obs. sur CE
Ass. 30 oct. 1998, Sarran, Levacher et autres, RTD civ. 1999.232 et s.spéc. p. 234-235, qui écrit : «
Certes, c'est bien parce qu'il existe un ordre international qu'il est possible de parler d'ordre interne ;
mais l'ordre international sécrété vient précisément, en retour, interdire toute vision d'un ordre interne
autonome, ou si l'on préfère d'un ordre interne auquel il serait possible de conférer quelque existence
indépendante. Il ne peut dès lors exister de hiérarchie des normes propres à l'ordre interne, faute
d'ordre interne reposant entièrement sur des normes de même nature. Si l'on entendait poser une
hiérarchie des normes, dans l'ordre interne, comment pourrait-on en effet y intégrer des traités dont la
spécificité est de transporter avec eux, outre des normes, des juridictions internationales récusant leur
soumission éventuelle à cet ordre interne ? ».
(164) Ch. mixte, 24 mai 1975, Soc. des Cafés Jacques Vabre, préc.
(165) CE Ass. 20 oct. 1989, Nicolo, préc.
(166) Cf. concl. proc. gén. A. Touffait sur Ch. mixte, 24 mai 1975, D. 1975.497 et s. spéc. p. 504,
2e col.
(167) Cf. D. Alland, Consécration d'un paradoxe : la primauté du droit interne sur le droit
international..., article préc. p. 1094 et s. qui observe que « la Constitution et les organes chargés de
son interprétation ne sont pas en mesure de la placer au-dessous du droit international. Affirmer une
subordination suppose la supériorité de ce à quoi on se soumet, laquelle ne saurait dépendre de ce qui
est subordonné. Or toute l'ingéniosité du monde ne permettrait pas de trouver le moyen pour une
Constitution ou un de ses organes constitués de placer le droit international au-dessus d'elle-même.
D'où leur viendrait la puissance de lévitation permettant de hisser la valeur de quelque norme que ce
soit hors de leur propre portée ? » (p. 1101) ; et l'auteur d'ajouter que la Constitution ne saurait
affirmer elle-même la supériorité du droit international car « en termes de hiérarchie des normes, le
principe de la supériorité d'une norme ne saurait dépendre de l'énoncé d'une norme de rang inférieur »
(p. 1102).
(168) CJCE 5 févr. 1963, Van Gend en Loos, aff. 26/62, Rec. p. 1, concl. K. Roemer (nous
soulignons).
64
(169) Ordre dont la hiérarchie interne se semble pas encore parfaitement définie : l'échec de la
déclaration n° 16 annexée au traité de Maastricht tendant à l'établissement d'une « hiérarchie
appropriée » des actes communautaires en porte le témoignage (cf. R. Kovar, La déclaration n° 16
annexée au traité sur l'Union européenne : chronique d'une mort annoncée ?, Cah. Dr. eur. 1997/3 ; P.Y. Monjal, La conférence intergouvernementale de 1996 et la hiérarchie des normes communautaires,
RTD eur. 1996.681 et s.). Si cette déclaration a pu surprendre une partie de la doctrine (J. Boulouis,
Droit institutionnel de l'Union européenne, 6e éd. Montchrestien, coll. Domat Droit public, 1997, p.
247-248), elle aura également nourri les espérances de ceux qui déplorent un « désordre normatif »
communautaire (V. Nicolas, Le désordre normatif, Pouvoirs, n° 69, Europe, de la Communauté à
l'Union, p. 35). Certains voient désormais dans le traité d'Amsterdam les bases d'un ordre
constitutionnel, voire supra-constitutionnel ( H. Gaudin, Amsterdam : l'échec de la hiérarchie des
normes ?, RTD eur. 1999.1 et s.) que vient de couronner la proclamation de la Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne, prémice d'une future Constitution européenne (cf. not. F.
Benoît-Rohmer, La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, D. 2001.Chron.1483 ; A.
Gruber, La Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : un message clair hautement
symbolique, Petites affiches, 22 janv. 2001.4 et s.).
(170) CJCE 15 juill. 1964, Costa c/ ENEL, aff. 6/64, Rec. p. 1141, concl. M. Lagrange.
(171) Cf. not. G. Isaac, Droit communautaire général, 7e éd. A. Colin, coll. U, 1999, p. 186.
(172) CJCE 9 mars 1978, Simmenthal, aff. 106/77, Rec. p. 629, concl. G. Reischl.
(173) Sur cette interprétation, cf. J. Boulouis, Droit institutionnel de l'Union européenne, 6e éd.
Montchrestien, coll. Domat Droit public, 1997, n° 408.
(174) Civ. 1re, 13 oct. 1993, Contrats, conc. consom. 1993/12, n° 220, p. 11.
(175) Deux arrêts récents du 3 décembre 1999, Association ornithologique et mammalogique de
Saône-et-Loire, conduisent toutefois des auteurs à s'interroger sur une éventuelle consécration par le
Conseil d'Etat de la primauté du droit communautaire... sur la Constitution (P. Cassia et E. Saulnier,
RD publ. 2000.289 et s. spéc. p. 302 à 307).
(176) Bien que la Cour de cassation se fonde, dans un syncrétisme critiquable (F.-Ch. Jeantet, La
Cour de cassation et l'ordre juridique communautaire, JCP 1975.éd.G.I.2743), à la fois sur l'article 55
de la Constitution et sur la spécificité de l'ordre juridique communautaire, paraphrasant ainsi l'arrêt
Costa, elle a refusé de suivre les conclusions de son procureur général qui lui recommandait de ne pas
fonder l'argumentation sur l'article 55 mais sur la « nature même de l'ordre juridique institué par le
traité de Rome », estimant du même coup insuffisante cette dernière justification.
(177) P. Frydman, concl. sur CE Ass. 20 oct. 1989, Nicolo, RFD adm. 1989.816 et s. spéc. p. 817.
(178) Décis. n° 92-308 DC du 9 avr. 1992, Traité de Maastricht, in Les grandes décisions du
Conseil constitutionnel, op. cit. n° 45, p. 799, obs. L. Favoreu et L. Philip.
(179) A. Decocq, Le désordre juridique français, in Ecrits préc. p. 147 et s. spéc. p. 161.
(180) L. Dubouis, Le juge français et le conflit entre norme constitutionnelle et norme
européenne, in L'Europe et le droit, Mélanges Boulouis, Dalloz, 1991, p. 205 et s.
65
(181) R. Libchaber, L'extériorisation progressive de la loi (CE 3 déc. 1999, Association
ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire (AOMSL), RTD civ. 2000.195 et s.
(182) D. de Béchillon, De quelques incidences du contrôle de la conventionnalité internationale
des lois par le juge ordinaire, article préc. spéc. p. 234.
(183) R. Libchaber, obs. préc.
(184) Le Conseil constitutionnel estime que les normes communautaires dérivées, ne pouvant
entrer dans le cadre de l'article 54 de la Constitution, ne peuvent lui être soumises et échappent donc à
son contrôle (décis. n° 77-90 DC du 30 déc. 1977, Taxes européennes, RD publ. 1979.468, note L.
Philip ; RTD eur. 1979.142, note G. Isaac et J. Molinier). La protection des droits fondamentaux est
donc assurée directement par la CJCE qui se réfère aux « traditions constitutionnelles communes aux
Etats membres » contribuant peut-être ainsi à la renaissance d'un jus commune (Ch. Mouly, Le droit
peut-il favoriser l'intégration européenne ?, article préc. spéc. n° 57). Pour autant, le contrôle n'est pas
sans faille dans la mesure où une règle communautaire contraire à un principe constitutionnel français
peut s'imposer au droit national dès lors que ce principe n'est pas « commun » à tous les Etats
membres ou que son interprétation communautariste ne coïncide pas avec l'interprétation nationale qui
en est faite (F. Chevallier, L'exception d'inconstitutionnalité. L'état de droit et la construction de la
Communauté européenne). Adde Th. Meindl, Le contrôle de constitutionnalité des actes de droit
communautaire dérivé en France. La possibilité d'une jurisprudence Solange II, RD publ. 1997. 1665
et s. Comp. la solution prudente de la Cour constitutionnelle allemande du 22 octobre 1986 qui ne
reconnaît son incompétence que tant qu'il existe une protection équivalente des droits fondamentaux
au niveau européen (Ch. Walter, Le contrôle de constitutionnalité des actes du droit communautaire
dérivé par la Cour constitutionnelle allemande, RD publ. 1997. 1285.).
(185) L. Favoreu et al. Droit constitutionnel, op. cit. n° 94.
(186) Examinant le cas des « lois inconstitutionnelles » , l'éminent auteur explique qu'en l'absence
de contrôle organisé de constitutionnalité des lois, la Constitution donne au législateur le pouvoir de
donner aux normes qu'il crée un contenu qui peut être ou non conforme à la Constitution. Celle-ci «
crée elle-même cette possibilité par le fait qu'elle ne laisse à aucun autre organe que le législateur la
faculté de décider si les normes édictées par lui en tant que lois sont bien lois au sens de la
Constitution. Les dispositions de la Constitution qui règlent la législation ont alors le caractère de
dispositions simplement alternatives. La Constitution contient tout à la fois un règlement direct et un
règlement indirect de la législation ; et l'organe législatif a le choix entre les deux » (H. Kelsen,
Théorie pure du droit, op. cit. n° 35, p. 269). Et l'auteur d'en conclure de manière générale qu'« entre
une norme supérieure et une norme inférieure d'un ordre juridique, aucun conflit n'est possible qui
détruise l'unité de ce système de normes en rendant impossible de le décrire par un corps de
propositions de droit exemptes de contradictions mutuelles » (op. cit. p. 272 ; adde, sur le même
raisonnement appliqué à la loi étatique contraire à un traité international, op. cit. n° 43, p. 320).
(187) Ch. Atias, Philosophie du droit, PUF, coll. Thémis, 1999, p. 40.
(188) Ph. Jestaz, L'obligation et la sanction : à la recherche de l'obligation fondamentale,
Mélanges offerts à Pierre Raynaud, Dalloz, 1985, p. 273 et s.
66
(189) Laquelle se réfère généralement à l'exigence d'une sanction étatique, cf. D. de Béchillon,
Qu'est-ce qu'une règle de droit ?, Ed. O. Jacob, 1997. Ph. Jestaz, La sanction ou l'inconnue du droit, D.
1986.Chron.197 et s. Comp. A. Jeammaud, La règle de droit comme modèle, D. 1990.Chron.199 et s.
(190) F. Terré, Définir le Droit ?, RRJ 1983-2, p. 374 et s. spéc. 376 ; et du même auteur,
Introduction générale au droit, op. cit. n° 27, p. 32-33.
(191) Lesquels reposent sur le postulat, au demeurant fort contestable, qu'en décidant de soumettre
une situation donnée à une règle qu'elle établit, l'autorité normative a entendu exclure du champ
d'application de cette règle toutes les autres situations.
(192) Kelsen lui-même avait pressenti le caractère artificiel de son explication lorsqu'il relevait, à
propos des rapports entre la Constitution et la loi, qu'il « est fort possible que ni le législateur
constituant lui-même ni non plus le législateur ordinaire n'aient pas ou en tout cas pas pleinement
conscience de la situation ainsi créée. Mais celui qui décrit objectivement l'état du droit que crée consciemment ou inconsciemment - une Constitution qui ne délègue pas le contrôle de la
constitutionnalité des lois à un organe distinct du législateur ne saurait arriver à une conclusion
différente » (H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. n° 35, p. 269).
(193) D. de Béchillon, De quelques incidences du contrôle de la conventionnalité internationale
des lois par le juge ordinaire, article préc. spéc. p. 232.
(194) Ainsi justement baptisée par Th. Revet, obs. in RTD civ. 1996.726.
(195) Décis. n° 96-375 DC du 9 avr. 1996, Rec. p. 60 ; AJDA 1996.369, chron. O. Schrameck ;
RD publ. 1996.1147, obs. X. Prétot ; RD publ. 1997.13, chron. D. Rousseau ; RFD const. 1996, obs. P.
Gaïa.
(196) TGI Saintes, 21 févr. 1997, D. 1999.Somm.23, obs. M.-L. Niboyet. Cf. également, J.-P.
Marguénaud, De quelques applications novatrices de la CEDH par les juges du fond en matière de
déchéance du droit aux intérêts, RTD civ. 1999.492 et s. et la jurisprudence citée.
(197) N. Molfessis, Le contrôle de conventionnalité d'une loi conforme à la Constitution, RTD
civ. 1999.239 et s.
(198) Civ. 1re, 20 juin 2000 (deux arrêts), JCP 2000.éd.G, n° 27 du 5 juill. 2000, Actualité, p.
1305 ; JCP 2000.éd.G.IV.2383 et 2384 ; R. Libchaber, Les lois rétroactives devant le contrôle de
conventionnalité : la pression des droits de l'homme sur le système juridique français, RTD civ.
2000.676 et s.; J.-P. Marguénaud, Le réfrènement des ardeurs européennes des juges du fond par la
première chambre civile de la Cour de cassation ou comment exposer la France à de nouvelles avanies
strasbourgeoises en relançant l'affaire du tableau d'amortissement, RTD civ. 2000.933 et s.; B.
Mathieu, Une jurisprudence qui pèche par excès de timidité (Obs. sous les décisions de la 1re chambre
civile de la Cour de cassation du 20 juin 2000), RFD adm. 2000.1201 et s. ; N. Molfessis, La sécurité
juridique et la fonction normatrice de la loi, RTD civ. 2000.670 et s.; M.-L. Niboyet, La conformité à
la Convention EDH de la loi de validation du 12 avril 1996 : « l'affaire du tableau d'amortissement »
épilogue judiciaire ?, D. 2000.cah. dr. aff.699 et s. ; J. Sainte-Rose, Le contrôle de la conventionnalité
des validations législatives par le juge judiciaire (concl. sur Civ. 1re 20 juin 2000), RFD adm.
2000.1189 et s.
(199) J.-P. Marguénaud, préc.
67
(200) Cf. Th. Renoux, L'apport du Conseil constitutionnel à l'application de la théorie de la
séparation des pouvoirs en France, D. 1991.Chron.169 et s. qui écrit : « Le respect de la hiérarchie des
normes implique que la loi contraire à la Constitution soit « invalidée » , c'est-à-dire privée
d'application », ce qui suppose la présence d'un contrôle. Or, observe cet auteur, « le droit
constitutionnel français admet le principe de la hiérarchie des normes, mais n'en retire pour l'instant
que des conséquences limitées, puisqu'il ne permet pas aux juges ordinaires d'appliquer la Constitution
plutôt que la loi contraire à celle-ci » .
(201) « Une cohérence et une sécurité juridique maximales supposent l'existence d'un contrôle
juridictionnel propre à assurer la conformité de chaque norme à celles qui lui sont supérieures en
remontant jusqu'à la norme fondamentale », A. Decocq, Le désordre juridique français, article préc.
spéc. p. 148. Adde D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit. p. 17.
(202) G. Carcassonne, Faut-il maintenir la jurisprudence issue de la décision n° 74-54 DC du 15
janvier 1975 ?, in La Constitution, le traité et la loi, contribution au débat sur la hiérarchie des normes
: Cah. Cons. const. 1999, n° 7, p. 93 et s. ; O. Cayla, Lire l'article 55 : comment comprendre un texte
établissant une hiérarchie des normes comme étant lui-même le texte d'une norme ?, in La
Constitution, le traité et la loi, contribution au débat sur la hiérarchie des normes : Cah. Cons. const.
1999, n° 7, p. 77 et s. ; B. Mathieu, Les validations législatives devant le juge de Strasbourg : une
réaction rapide du Conseil constitutionnel mais une décision lourde de menaces pour l'avenir de la
juridiction constitutionnelle (A propos des décisions de la Cour européenne des droits de l'homme du
28 oct. 1999 et du Conseil constitutionnel 99-422 DC et 99-425 DC), RFD adm. 2000.289 et s. spéc.
p. 297 et s. ; D. Rousseau, Chronique de jurisprudence constitutionnelle 1998-1999, RD publ. 2000.17
et s. spéc. p. 30-31 et 79 ; Droit du contentieux constitutionnel, op. cit. p. 417. V. contra B. Genevois,
Faut-il maintenir la jurisprudence issue de la décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975 ?, in La
Constitution, le traité et la loi..., préc. p. 101 et s.
(203) D. de Béchillon, De quelques incidences du contrôle de la conventionnalité internationale
des lois par le juge ordinaire, article préc. spéc. p. 240 et s.
(204) E. Picard, Vers l'extension du bloc de constitutionnalité au droit européen ? A propos de la
décision du Conseil constitutionnel n° 92-312 DC du 2 septembre 1992 Traité sur l'Union européenne,
RFD adm. 1993.47 et s.
(205) V. Cons. const. décis. n° 98-400 DC du 20 mai 1998, Droit de vote et d'éligibilité aux
élections municipales, D. 2000.Somm.58, obs. P. Gaïa ; AJDA 1998.531 ; RFDA 1998.671, note B.
Genevois.
(206) Expression préférée par les parlementaires de la IVe République craignant qu'un pouvoir
judiciaire calqué sur le modèle américain ne débouche sur un contrôle de constitutionnalité des lois par
les juridictions ordinaires et, en définitive, sur un « gouvernement des juges » (Th. Renoux, L'apport
du Conseil constitutionnel à l'application de la théorie de la séparation des pouvoirs en France, D.
1991.Chron.169 et s.).
(207) V. contra, A. Decocq, Le désordre juridique français, article préc. spéc. p. 163. Rappr. en
faveur d'une « autorité judiciaire nouvellement définie », J. Vincent, S. Guinchard, G. Montagnier et
A. Varinard, op. cit. 1999, n° 86-2.
68
(208) Th. Renoux, Le Conseil constitutionnel et l'autorité judiciaire, préf. L. Favoreu, Economica,
1984.
(209) Cf. not. G. Carcassonne, Faut-il maintenir la jurisprudence issue de la décision n° 74-54 DC
du 15 janvier 1975 ?, article préc. p. 93 et s. qui milite pour un contrôle a posteriori « subsidiaire ».
Comp. Ch. Maugüé, L'arrêt Sarran entre apparence et réalité, in La Constitution, le traité et la loi,
contribution au débat sur la hiérarchie des normes, Cah. Cons. const. 1999, n° 7, p. 93 et s.
(210) V. l'étude très complète de R. Ricci, Le Conseil d'Etat et la loi : vers la recevabilité d'une
exception d'inconstitutionnalité ?, Petites affiches, 7 oct. 1999, n° 200, p. 11 et s. et 8 oct. 1999, n°
201, p. 4 et s. V. contra, G. Carcassonne, article préc. spéc. p. 97-98.
(211) Cf. F. Chevallier, L'exception d'inconstitutionnalité. L'état de droit et la construction de la
Communauté européenne, préc.
(212) « Ce qui est spécial déroge à ce qui est général » , H. Roland et L. Boyer, Adages du droit
français, 4e éd. Litec, 1999, n° 418, p. 843.
(213) « La convention privée ne déroge pas à l'ordre public », ibid. n° 340, p. 678.
(214) « Les exceptions doivent être interprétées restrictivement », ibid. n° 125, p. 231.
(215) « La loi postérieure déroge à la loi antérieure » , ibid. n° 202, p. 387.
(216) Ex. : la loi nouvelle générale n'abroge pas la loi ancienne spéciale.
(217) V. les exemples cités par H. Roland et L. Boyer, op. cit. n° 125, p. 232.
(218) L. Robine, L'interprétation des textes exceptionnels en droit civil français, th. Bordeaux,
Librairie de l'Université, 1933.
(219) Cons. const. décis. n° 99-423 DC du 13 janv. 2000, Loi sur les 35 heures, JO 20 janv. 2000,
p. 992 ; JCP 2000.éd.G.I.261, n° 17, obs. B. Mathieu et M. Verpeaux.
(220) D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit. p. 127.
(221) V. par ex. J. Ravanas, Liberté de la presse et responsabilité civile : l'illusion d'une hiérarchie
des normes en conflit, note sous Civ. 2e, 24 janv. 1996, D. 1997.J.268 et, du même auteur, Liberté
d'expression et protection des droits de la personnalité, D. 2000.Chron.459 et s.
(222) CE 22 mai 1992, Mme Larachi, Rec. p. 203.
(223) Civ. 1re, 11 mars 1997, D. 1997.400, note M.-L. Niboyet ; JCP 1998.éd.G.I.101, n° 3, obs.
H. Fulchiron ; RTD civ. 1998.520, obs. J.-P. Marguénaud. V. plus généralement, B. Dutoit et F.
Majoros, Le lacis des conflits de conventions en droit privé et les solutions possibles, Rev. crit. DIP
1984.565 et s.
(224) Civ. 1re, 16 mars 1999, D. 1999.IR.101 ; RTD civ. 1999.469, obs. R. Perrot et 2000.944,
obs. J. Raynard; RGD publ. 1999.748, note H. Muir Watt ; JDI 1999.773, note A. Huet ; Gaz. Pal. 2
mars 2000, note M.-L. Niboyet ; Rev. crit. DIP 2000.182, obs. G. Droz, arrêt dans lequel la Cour de
cassation paralyse l'application de la Convention de Bruxelles en incorporant à l'ordre public
international, visé par son article 27.1, le droit d'accès à un juge garanti par l'article 6 § 1 de la
69
Convention européenne des droits de l'homme. V. également, CJCE 28 mars 2000, Krombach, RTD
civ. 2000. 944, obs. J. Raynard.
(225) Cf. not. l'étude du Conseil d'Etat, La norme internationale en droit français, Doc. fr. 2000, p.
9-10.
(226) P. Morvan, Le principe de droit privé, op. cit. n° 639 et s. p. 598 et s.
(227) M. Despax, La place de la convention d'entreprise dans le système conventionnel, Dr. soc.
1988.9.
(228) « Les rapports entre les règles sont empreints d'une relativité manifeste et la hiérarchie est à
reconstruire sans cesse. La lutte de la précision formelle contre la justice est permanente », Ch. Atias,
Quelle positivité ? Quelle notion de droit ?, Archives de philosophie du droit, t. 27, Sources du droit,
1982, p. 209 et s. spéc. p. 231.
(229) Cf. supra n° 2.
(230) L. Favoreu et al., Droit constitutionnel, op. cit. n° 91 et s.
(231) Ibid. n° 90, où ces auteurs distinguent ainsi le « rapport de production » et la « force
dérogatoire » de la norme.
(232) H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit. n° 34, p. 197, où l'auteur estime que les ordres
juridiques ont seulement « pour l'essentiel » un caractère dynamique, ce qui le conduit à évoquer très
fréquemment l'hypothèse d'une combinaison de systèmes (cf. par ex. à propos de la Constitution, p.
226, 264, 267 et s.).
(233) Est donné l'exemple d'une Constitution qui pourrait très bien contenir l'interdiction de la
limitation du droit de grève : L. Favoreu et al., Droit constitutionnel, op. cit. n° 89.
(234) Les contrôles a priori empêchent en effet que « quelque chose » devienne une norme ou
assurent la correction de l'acte défectueux (ibid. n° 90).
(235) « Seule une norme valide peut être ou ne pas être conforme », ibid. n° 89.
(236) J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, 24e éd. PUF, coll. Thémis, 1996, n° 114, p. 187.
(237) P. Amselek, Le rôle de la volonté dans l'édiction des normes juridiques selon Hans Kelsen,
RRJ 1999-1, p. 37 et s. spéc. p. 44.
(238) Rappr. B. Beignier, Hiérarchie des normes et hiérarchie des valeurs : les principes généraux
du droit et la procédure civile, in Le droit privé français à la fin du XXe siècle : Etudes offertes à
Pierre Catala, Litec, 2001, p. 153 et s. où l'auteur suggère de dissocier la hiérarchie des normes de la
hiérarchie des valeurs (spéc. p. 170).
(239) Si des auteurs enquêtent sur cette règle émergente (A. Jeammaud, Le principe de faveur.
Enquête sur une règle émergente, Dr. soc. 1999.115 et s.), d'autres s'interrogent déjà sur ce qu'il en
reste (D. Bocquillon, Que reste-t-il du « principe de faveur » ?, Dr. soc. 2001.255 et s.).
70
(240) V. pour un recensement des applications de cette règle, J.-M. Olivier, Les conflits de
sources en droit du travail interne, in Les sources en droit du travail, PUF, coll. Droit, éthique, société,
1998, p. 194 et s. n° 223 et s.
(241) Th. Revet, L'ordre public dans les relations de travail, in L'ordre public à la fin du XXe
siècle, Th. Revet (dir.), Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 1996, p. 43 et s.
(242) Lequel n'est lui-même pas absolu puisque le droit du travail connaît également des
dérogations in pejus notamment justifiées par les contraintes du marché, cf. B. Boubli, Le juge, la
norme et le droit du travail, in Les sources en droit du travail, op. cit. p. 29 et s. spéc. n° 15.
(243) Cf. L. Gannagé, La hiérarchie des normes et les méthodes du droit international privé
(Etude de droit international privé de la famille), th. Paris II, 1998, spéc. t. II, p. 217 et s.
(244) Sur ces types de réserves utilisées notamment par le Conseil constitutionnel, cf. D.
Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit. p. 151 et s.
(245) Cf. par ex. CE Ass. 3 juill. 1996, Koné, préc.
(246) V. not. A. Viandier, La crise de la technique législative, Droits, n° 4, Crises dans le droit,
1986, p. 45 et s.
(247) art. 112-1, al. 3, nouv. c. pén.
(248) Cf. R. Merle et A. Vitu, Traité de droit criminel. Problèmes généraux de la science
criminelle. Droit pénal général, 6e éd. Cujas, 1988, n° 248, p. 337.
(249) Ch. Mouly, Le droit peut-il favoriser l'intégration européenne ?, article préc. spéc. n° 70, p.
945.
(250) Ch. Atias, Une crise de légitimité seconde, Droits, n° 4, Crises dans le droit, 1986, p. 21 et s.
(251) De la même manière, au fond, que les arrêts Jacques Vabre et Nicolo ont en leur temps
sacrifié le principe de la séparation des pouvoirs sur l'autel de la hiérarchie des normes.
(252) En reconnaissant l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la
loi (décis. n° 99-421 DC du 16 déc. 1999, JO 16 déc. 1999, p. 19041 ; cf. M.-A. Frison-Roche, Le
principe constitutionnel de l'accessibilité et de l'intelligibilité de la loi, D. 2000. Chron.361 et s.), le
Conseil constitutionnel a implicitement consacré le principe de sécurité juridique (B. Mathieu, La
sécurité juridique : un produit d'importation dorénavant « made in France », D. 2000, n° 4, Point de
vue, p. VII. ; N. Molfessis, Les illusions de la codification à droit constant et la sécurité juridique,
RTD civ. 2000.186 et s.) espéré depuis longtemps par la doctrine (C. Lepage, Le principe de sécurité
juridique est-il devenu un principe à valeur constitutionnelle ?, Gaz. Pal. 27-29 juin 1999.doctr. p. 2 et
s. ; B. Mathieu, La sécurité juridique : un principe constitutionnel clandestin mais efficient, Mélanges
Patrice Gélard, Montchrestien, 2000, p. 302 et s. ; B. Pacteau, La sécurité juridique, un principe qui
nous manque, AJDA 1995.151 et s.).
(253) L'argument se heurte peut-être à la position du Conseil constitutionnel qui considère que la
loi votée « n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » (Cons. const. décis.
n° 85-197 DC du 23 août 1985, Evolution de la Nouvelle-Calédonie, (§ 27), préc.) y compris l'article
55 de celle-ci. Mais les juges sont-ils tenus de s'y conformer ?
71
(254) D. Truchet, Fusionner les juridictions administratives et judiciaires ?, Etudes offertes à JeanMarie Auby, Dalloz, 1992, p. 111 et s.
(255) Th. Renoux, L'apport du Conseil constitutionnel à l'application de la théorie de la séparation
des pouvoirs en France, D. 1991.Chron.169 et s.
(256) Sur l'apparition à l'échelon constitutionnel du dualisme juridictionnel, cf. Th. S. Renoux,
chron. préc. ; et du même auteur, Le Conseil constitutionnel peut-il être reconnu comme un tribunal
des conflits ?, in La légitimité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Economica, coll. Etudes
juridiques, t. 8, 1999, p. 273 et s. spéc. p. 274.
(257) J. Vincent, S. Guinchard, G. Montagnier et A. Varinard, Institutions judiciaires,
Organisation. Juridictions. Gens de justice, Dalloz, 5e éd. coll. Précis, 1999, n° 62-1, p. 82-83.
(258) F. Terré et D. Fenouillet, Droit civil. Les personnes. La famille. Les incapacités, 6e éd.
Dalloz, coll. Précis, 1996, n° 997, p. 838.
(259) D. de Béchillon, De quelques incidences du contrôle de la conventionnalité internationale
des lois par le juge ordinaire, article préc. spéc. p. 230.
(260) M.-C. Rondeau-Rivier, La Convention des Nations-Unies sur les droits de l'enfant devant la
Cour de cassation, un traité mis hors jeu, D. 1993.Chron.205 et s.
(261) L'hypothèse sous-entendue étant celle visée à l'article 7 de la Convention proclamant le droit
de l'enfant, « dans la mesure du possible, de connaître ses parents ».
(262) Si une partie de la doctrine analysait la décision du Conseil constitutionnel du 12 janvier
1977 comme la consécration du droit au respect de la vie privée découlant de l'article 66 de la
Constitution (L. Favoreu, Le Conseil constitutionnel et la protection de la liberté individuelle et de la
vie privée, Mélanges offerts à Pierre Kayser, t. II, PUAM, 1979, p. 411 et s. ; P. Kayser, Le Conseil
constitutionnel, protecteur du secret de la vie privée à l'égard des lois, Mélanges offerts à Pierre
Raynaud, Dalloz, 1985, p. 329 et s.), une autre partie considérait que le droit au respect de la vie privée
n'avait pas, en lui-même, valeur constitutionnelle (N. Molfessis, Le Conseil constitutionnel et le droit
privé, préf. M. Gobert, LGDJ, coll. Bibl. dr. privé, t. 287, 1997, n° 157 et s. spéc. n° 161). V. pour une
synthèse des arguments en présence, T.-S. Renoux et M. de Villiers, Code constitutionnel, 2e éd.
Litec, 2001, sous art. 66 Constit.
(263) Après avoir rattaché le droit au respect de la vie privée à l'article 66 de la Constitution
(décis. n° 94-352 DC du 18 janv. 1995, JCP 1995.éd.G.II.22525, obs. F. Lafay), le Conseil
constitutionnel le fonde désormais sur l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme (décis. n° 99416 DC du 23 juill. 1999, RTD civ. 1999.724, obs. N. Molfessis ; D. 2000.Somm.265, obs. L. Marino
; AJDA 1999.738, note J.-E. Schoettl).
(264) Telle était la volonté de certains juges du fond tendant à restreindre l'application de l'article
1382 en matière de presse aux seules hypothèses d'abus de la liberté d'expression (V. not. Paris, 19
nov. 1990, D. 1991.IR.9).
(265) V. en dernier lieu, Ass. plén. 12 juill. 2000, D. 2000.Somm.463 et RTD civ. 2000.842, obs.
P. Jourdain ; JCP 2000.éd.G.II.10439, note A. Lepage, qui rappelle que l'application de l'article 1382
du code civil n'exige pas l'existence d'une intention de nuire (V. aussi dans la même affaire, Civ. 2e, 2
72
avr. 1997, JCP 1998.éd.G.II.10010, note C. Bigot ; JCP 1998.éd.G.I.185, n° 11, obs. G. Viney ; D.
1997.411, note B. Edelman).
(266) Ch. Atias, Une doctrine de combat pour un droit menacé, Mélanges Christian Mouly, Litec,
1998, p. 13 et s. spéc. p. 18.
(267) Ch. Atias, Progrès du droit et progrès de la science du droit, RTD civ. 1984, n° 9.
(268) Ch. Atias, Philosophie du droit, op. cit. spéc. p. 143 à 148.
(269) M. Villey, Philosophie du droit, t. I, Définitions et fins du droit, op. cit. n° 108 et s. qui
déplore « la mort des fins ».
(270) Cf. J. Chevallier, Vers un droit post-moderne ?..., article préc. spéc. p. 668-669.
(271) D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, op. cit. p. 454.
(272) Ch. Atias, Une crise de légitimité seconde, article préc.
(273) R. Libchaber, L'extériorisation progressive de la loi (CE 3 déc. 1999, Association
ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire (AOMSL), RTD civ. 2000.195 et s. spéc. p. 196197.
(274) Ch. Mouly, Le droit peut-il favoriser l'intégration européenne ?, article préc. spéc. n° 57, p.
936.
(275) Rappr. Ph. Jestaz, Les sources du droit : le déplacement d'un pôle à un autre, RTD civ.
1996.299 et s.spéc. p. 311, note 11, qui observe qu'à l'opposé des pays de common law qui donnent
aux juges « un rôle excessif en ce qu'ils leur abandonnent des choix de société pour lesquels un débat
devant les représentants élus du peuple paraîtrait indispensable », « à l'évidence, la France ne fait pas
suffisamment confiance à ses juges ».
(276) Rappr. l'analyse avancée pour légitimer le rôle du Conseil constitutionnel par D. Rousseau,
Droit du contentieux constitutionnel, op. cit. p. 464 et s. ; et les observations élogieuses du doyen
Vedel dans sa préface, spéc. p. 8 ; cf. également de manière plus développée, D. Rousseau, La
jurisprudence constitutionnelle : quelle « nécessité démocratique » ?, in La légitimité de la
jurisprudence du Conseil constitutionnel, Economica, coll. Etudes juridiques, t. 8, 1999, p. 363 et s.
(277) G. Cornu, Le visible et l'invisible, Droits, t. 10, 1989, Définir le droit ?, p. 27 et s. ; in L'art
du droit en quête de sagesse, PUF, coll. Doctrine juridique, 1998, p. 419 et s.
(278) F. Hayek, Droit, législation et liberté, 3 vol. PUF, coll. Quadrige, 1995, spéc. vol. I, Règles
et ordre, chap 2, p. 41 et s. où l'auteur oppose deux catégories d'ordres : un ordre confectionné,
arrangé, construit, voulu, artificiel (taxis) et un ordre spontané, mûri par le temps, auto-généré et
endogène (kosmos).
(279) Cf. spéc. G. Carcassonne, Société de droit contre Etat de droit, in L'Etat de droit, Mélanges
en l'honneur de Guy Braibant, Dalloz, 1996, p. 37 et s. ; J. Rivero, Etat de droit, Etat du droit, in L'Etat
de droit, Mélanges préc. p. 609 et s. ; V. déjà R. Savatier, L'inflation législative et l'indigestion du
corps social, D. 1977.Chron.43 et s.
73
(280) V. not. P. Roubier, L'ordre juridique et la théorie des sources du droit, in Le droit privé
français au milieu du XXe siècle : Etudes offertes à Georges Ripert, vol. I, Paris, LGDJ, 1950, p. 9 et
s. spéc. p. 21-22.
(281) M. Villey, Philosophie du droit, t. II, Les moyens du droit, op. cit. n° 133, p. 163.
(282) Ch. Mouly, Le droit peut-il favoriser l'intégration européenne ?, article préc. spéc. n° 70, p.
945.
(283) Rapport Public 1991, Doc. fr. EDCE n° 43, p. 15 et s. où le Conseil d'Etat dénonce « la
surproduction normative, l'inflation des prescriptions et des règles » lesquelles engendrent par leur
complexité et leur inaccessibilité « un sentiment d'angoisse diffuse » avant d'observer que cette
inflation implique une « dévalorisation : quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu'une
oreille distraite ». Ce « sentiment d'insécurité juridique » est encore aggravé par « la fréquence des
changements » auxquels ne manque pas de participer le recours trop fréquent aux lois rétroactives,
changements qui entraînent à leur tour un phénomène d'ineffectivité parce que « la loi dont on change
à chaque saison, la loi « jetable », n'est pas respectable ».
Doc. 2 : Administration des Douanes c/ Sté Les Cafés Jacques Vabres
Cour de Cassation
Chambre MIXTE
Audience publique du 24 mai 1975
N° de pourvoi : 73-13556
Publié au bulletin
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
SUR LE PREMIER MOYEN PRIS EN SES DEUX BRANCHES :
ATTENDU QU'IL RESULTE DES ENONCIATIONS DE L'ARRET DEFERE (PARIS, 7
JUILLET 1973) QUE, DU 5 JANVIER 1967 AU 5 JUILLET 1971, LA SOCIETE CAFES
JACQUES VABRE (SOCIETE VABRE) A IMPORTE DES PAYS-BAS, ETAT MEMBRE DE
LA COMMUNAUTE ECONOMIQUE EUROPEENNE, CERTAINES QUANTITES DE
CAFE SOLUBLE EN VUE DE LEUR MISE A LA CONSOMMATION EN FRANCE; QUE
LE DEDOUANEMENT DE CES MARCHANDISES A ETE OPERE PAR LA SOCIETE J.
WIEGEL ET C. (SOCIETE WEIGEL), COMMISSIONNAIRE EN DOUANE; QU'A
L'OCCASION DE CHACUNE DE CES IMPORTATIONS, LA SOCIETE WEIGEL A PAYE
A L'ADMINISTRATION DES DOUANES LA TAXE INTERIEURE DE CONSOMMATION
PREVUE, POUR CES MARCHANDISES, PAR LA POSITION EX 21-02 DU TABLEAU A
DE L'ARTICLE 265 DU CODE DES DOUANES; QUE, PRETENDANT QU'EN VIOLATION
DE L'ARTICLE 95 DU TRAITE DU 25 MARS 1957 INSTITUANT LA COMMUNAUTE
ECONOMIQUE EUROPEENNE, LESDITES MARCHANDISES AVAIENT AINSI SUBI
UNE IMPOSITION SUPERIEURE A CELLE QUI ETAIT APPLIQUEE AUX CAFES
SOLUBLES FABRIQUES EN FRANCE A PARTIR DU CAFE VERT EN VUE DE LEUR
CONSOMMATION DANS CE PAYS, LES DEUX SOCIETES ONT ASSIGNE
L'ADMINISTRATION EN VUE D'OBTENIR, POUR LA SOCIETE WIEGEL, LA
74
RESTITUTION DU MONTANT DES TAXES PERCUES ET, POUR LA SOCIETE VABRE,
L'INDEMNISATION DU PREJUDICE QU'ELLE PRETENDAIT AVOIR SUBI DU FAIT DE
LA PRIVATION DES FONDS VERSES AU TITRE DE LADITE TAXE;
ATTENDU QU'IL EST REPROCHE A LA COUR D'APPEL D'AVOIR ACCUEILLI CES
DEMANDES EN LEUR PRINCIPE ALORS, SELON LE POURVOI, D'UNE PART, QUE LA
COMPETENCE JUDICIAIRE EN MATIERE DE DROITS DE DOUANES EST LIMITEE
AUX LITIGES CONCERNANT L'EXISTENCE LEGALE, LA DETERMINATION DE
L'ASSIETTE ET LE RECOUVREMENT DE L'IMPOT; QU'ELLE NE PEUT ETRE
ETENDUE AUX CONTESTATIONS CONCERNANT LE PRETENDU CARACTERE
PROTECTIONNISTE DE L'IMPOT QUI SUPPOSENT UNE APPRECIATION DE
L'IMPOSITION DU POINT DE VUE DE LA REGLEMENTATION DU COMMERCE
EXTERIEUR, QUI RESSORTIT A LA COMPETENCE EXCLUSIVE DU JUGE
ADMINISTRATIF; ET ALORS, D'AUTRE PART, QUE L'ARTICLE 95 DU TRAITE DU 25
MARS 1957, INVOQUE PAR LES DEMANDEURS A L'ACTION, NE VISE PAS UNE
IMPOSITION DETERMINEE, MAIS CARACTERISE LE REGIME DISCRIMINATOIRE EN
FONCTION DE L'ENSEMBLE DES "IMPOSITIONS INTERIEURES DE QUELQUE
NATURE QU'ELLES SOIENT ", EN POSTULANT, PAR LA MEME, UNE APPRECIATION
DE L'INCIDENCE ECONOMIQUE DE LA TOTALITE DES CHARGES FISCALES ET
PARAFISCALES SUSCEPTIBLES DE GREVER LE PRODUIT LITIGIEUX, QUI EXCEDE
MANIFESTEMENT LES LIMITES DU CONTENTIEUX DOUANIER ET DONC LA
COMPETENCE DU JUGE CIVIL;
MAIS ATTENDU QUE L'INCOMPETENCE DES TRIBUNAUX JUDICIAIRES, AU PROFIT
DU JUGE ADMINISTRATIF, N'A PAS ETE INVOQUEE DEVANT LES JUGES DU FOND;
QU'AUX TERMES DE L'ARTICLE 14 DU DECRET DU 20 JUILLET 1972, LES PARTIES
NE PEUVENT SOULEVER LES EXCEPTIONS D'INCOMPETENCE QU'AVANT TOUTES
AUTRES EXCEPTIONS ET DEFENSES; QU'IL EN EST AINSI ALORS MEME QUE LES
REGLES DE COMPETENCE SERAIENT D'ORDRE PUBLIC; D'OU IL SUIT QUE LE
MOYEN EST IRRECEVABLE EN L'UNE ET L'AUTRE DE SES BRANCHES;
SUR LE DEUXIEME MOYEN :
ATTENDU QU'IL EST DE PLUS FAIT GRIEF A L'ARRET D'AVOIR DECLARE
ILLEGALE LA TAXE INTERIEURE DE CONSOMMATION PREVUE PAR L'ARTICLE
265 DU CODE DES DOUANES PAR SUITE DE SON INCOMPATIBILITE AVEC LES
DISPOSITIONS DE L'ARTICLE 95 DU TRAITE DU 24 MARS 1957, AU MOTIF QUE
CELUI-CI, EN VERTU DE L'ARTICLE 55 DE LA CONSTITUTION, A UNE AUTORITE
SUPERIEURE A CELLE DE LA LOI INTERNE, MEME POSTERIEURE, ALORS, SELON
LE POURVOI, QUE S'IL APPARTIENT AU JUGE FISCAL.D'APPRECIER LA LEGALITE
DES TEXTES REGLEMENTAIRES INSTITUANT UN IMPOT LITIGIEUX, IL NE
SAURAIT CEPENDANT, SANS EXCEDER SES POUVOIRS, ECARTER L'APPLICATION
D'UNE LOI INTERNE SOUS PRETEXTE QU'ELLE REVETIRAIT UN CARACTERE
INCONSTITUTIONNEL; QUE L'ENSEMBLE DES DISPOSITIONS DE L'ARTICLE 265 DU
CODE DES DOUANES A ETE EDICTE PAR LA LOI DU 14 DECEMBRE 1966 QUI LEUR
A CONFERE L'AUTORITE ABSOLUE QUI S'ATTACHE AUX DISPOSITIONS
LEGISLATIVES ET QUI S'IMPOSE A TOUTE JURIDICTION FRANCAISE;
MAIS ATTENDU QUE LE TRAITE DU 25 MARS 1957, QUI, EN VERTU DE L'ARTICLE
SUSVISE DE LA CONSTITUTION, A UNE AUTORITE SUPERIEURE A CELLE DES
LOIS, INSTITUE UN ORDRE JURIDIQUE PROPRE INTEGRE A CELUI DES ETATS
MEMBRES; QU'EN RAISON DE CETTE SPECIFICITE, L'ORDRE JURIDIQUE QU'IL A
CREE EST DIRECTEMENT APPLICABLE AUX RESSORTISSANTS DE CES ETATS ET
75
S'IMPOSE A LEURS JURIDICTIONS; QUE, DES LORS, C'EST A BON DROIT, ET SANS
EXCEDER SES POUVOIRS, QUE LA COUR D'APPEL A DECIDE QUE L'ARTICLE 95 DU
TRAITE DEVAIT ETRE APPLIQUE EN L'ESPECE, A L'EXCLUSION DE L'ARTICLE 265
DU CODE DES DOUANES, BIEN QUE CE DERNIER TEXTE FUT POSTERIEUR; D'OU IL
SUIT QUE LE MOYEN EST MAL.FONDE; (…) – Par ces motifs, rejette…
THEME : La règle de droit
Sous-thème : l’application de la loi dans le temps
Doc. 1
Les grands arrêts de la jurisprudence civile, 12e édition 2007 / 40
LOIS. CONFLITS DANS LE TEMPS. NON-RETROACTIVITE. EFFET IMMEDIAT.
RAPPORTS JURIDIQUES FORMES ANTERIEUREMENT. DROITS ACQUIS
I. Civ. 20 février 1917. - II. Ch. réun. 13 janvier 1932. - III. Civ., 1re sect. civ. 29 avril 1960.
- IV. Civ., sect. com. 15 juin 1962
par François Terré Membre de l'Institut ; Professeur émérite à l'Université PanthéonAssas (Paris II)
par Yves Lequette Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)
*
Si toute loi nouvelle régit en principe les situations établies et les rapports juridiques
formés dès avant sa promulgation, il est fait échec à ce principe par la règle de la nonrétroactivité des lois formulée par l'article 2 du Code civil, lorsque l'application d'une loi
nouvelle porterait atteinte à des droits acquis sous l'empire de la législation antérieure (1er, 2e
arrêts).
Si, sans doute, une loi nouvelle s'applique aussitôt aux effets à venir des situations
juridiques non contractuelles en cours au moment où elle entre en vigueur, et cela même quand
semblable situation est l'objet d'un litige judiciaire, en revanche elle ne saurait, sans avoir effet
rétroactif, régir rétrospectivement les conditions de validité ni les effets passés d'opérations
juridiques antérieurement achevées (3e arrêt).
Les effets d'un contrat sont régis, en principe, par la loi en vigueur à l'époque où il a été
passé (4e arrêt).
I. - Civ. 20 février 1917
(DP 1917. 1. 81, concl. Sarrut, note H. Capitant, S. 1917. 1. 73, note Lyon-Caen)
Veuve G... c/ B...
Faits. - La veuve G... avait eu un enfant naturel au cours de l'année 1912. Peu après était
promulguée la loi du 16 novembre 1912, qui autorisa, dans des cas limitativement déterminés, la
76
recherche de la paternité. La veuve G... intenta aussitôt une action en recherche de paternité
contre le sieur B... qu'elle prétendait être le père de son enfant.
Cette action posait la question de savoir si la nouvelle loi était applicable aux enfants nés
avant sa promulgation. Résolue affirmativement par les premiers juges, elle a été tranchée en
sens contraire par un arrêt de la cour de Montpellier du 31 mai 1915 pour les motifs suivants :
« ... Attendu qu'en présence des divergences profondes qui se sont produites sur
l'application de la loi du 16 novembre 1912, tant dans la doctrine que dans la jurisprudence, il
convient de s'en référer aux termes dans lesquels cette loi a été conçue et aux principes généraux
du droit ; - Attendu que le principe fondamental inscrit en tête du Code civil et qui domine toute
notre législation est que la loi ne dispose que pour l'avenir et n'a point d'effet rétroactif ; Attendu que si l'on considère à ce double point de vue la loi du 16 novembre 1912, on constate
non seulement qu'elle ne contient aucune disposition permettant de lui assigner un effet dans le
passé, mais encore que les termes dans lesquels elle a été promulguée démontrent qu'elle n'a
réglementé que l'avenir ; - Attendu, d'autre part, que même les travaux préparatoires, les
déclarations du rapporteur et du garde des sceaux ne peuvent être invoqués pour baser une
opinion contraire et que ces documents, dont il est impossible de déduire une interprétation
certaine et décisive, laissent la question entière ; - Attendu qu'il convient de considérer, en outre,
comme l'a justement considéré la Cour d'appel de Bordeaux (arrêt du 9 févr. 1914) : 1° qu'on ne
peut se prévaloir, dans l'intérêt de l'enfant, et pour établir sa filiation au regard de son père, des
modes de preuve que la loi en vigueur prohibait au moment de sa naissance ; 2° que l'application
rétroactive de la loi pendant une période de vingt-deux ans aurait pour conséquence non
seulement de porter atteinte à la situation légale du père, réglée par l'ancien article 340 du Code
civil, mais encore de léser inévitablement les droits acquis des héritiers légitimes en cas de décès
du père de famille ; - Attendu enfin qu'en appliquant la loi à une catégorie spéciale d'enfants
naturels, à ceux ayant moins de vingt-deux ans avant sa promulgation, les tribunaux créeraient
pour l'ensemble de ces enfants une distinction contraire à l'équité, non prévue pour le passé par
le législateur, et qu'aucun texte ou aucun motif juridique ne peuvent autoriser ; - qu'à tous ces
points de vue, il convient donc de se décider en faveur de la non-rétroactivité de la loi et décider
que l'action de la dame G. était irrecevable... ».
Mme G... s'est pourvue en cassation :
Moyen. - Violation de l'article 340 du Code civil, modifié par la loi du 16 novembre 1912,
en ce que l'arrêt attaqué a refusé d'en faire l'application à un enfant né moins de deux ans avant
la promulgation de cette loi.
Arrêt
La Cour ; -... Attendu que toute loi nouvelle régit en principe même les situations établies
ou les rapports juridiques formés dès avant sa promulgation ; qu'il n'est fait échec à ce principe
par la règle de la non-rétroactivité des lois formulée dans l'article 2 du Code civil qu'autant que
l'application de la loi nouvelle porterait atteinte à des droits acquis sous l'empire de la législation
antérieure ; - Attendu que l'article 340 du Code civil, prohibant, sauf dans un cas particulier, la
recherche de la paternité, conférait éventuellement au père naturel la faculté d'opposer une fin de
non-recevoir à l'action en déclaration de paternité qui serait intentée contre lui ; mais que ce
texte ne lui faisait pas acquérir pour toujours le droit de se soustraire à la constatation du lien
l'unissant à son enfant et à l'exécution des obligations naturelles en dérivant ; - Attendu, dès lors,
77
que la loi du 16 novembre 1912 n'ayant, par la suppression de la faculté résultant de l'ancien
article 340, enlevé au père naturel qu'une simple expectative, doit, conformément au principe
sus-énoncé, être appliquée même aux enfants nés avant sa promulgation ; - Attendu qu'il résulte
des constatations de l'arrêt attaqué que la dame G..., se fondant sur les dispositions du nouvel
article 340 du Code civil, a, dans le délai prévu par le texte, formé au nom de son fils mineur,
contre le sieur B..., une action en déclaration de paternité ; - Attendu que, sans examiner au fond
cette demande, la Cour d'appel de Montpellier l'a déclarée irrecevable par le motif que l'enfant
qui en faisait l'objet était né antérieurement à la promulgation de la loi de 1912 ; - Mais attendu
que cette circonstance, ainsi qu'il vient d'être établi, était inopérante pour faire écarter
l'application à la cause de la loi actuellement en vigueur ; - Attendu que l'arrêt attaqué objecte,
en outre, que la possibilité, pour les enfants dont il s'agit, d'invoquer les dispositions de la loi
nouvelle, serait contraire à la règle de la non-rétroactivité des lois, à un double point de vue : 1°
en ce qu'elle permettrait à ces enfants d'établir leur filiation par des modes de preuve
irrecevables sous l'ancienne législation ; 2° en ce qu'elle aurait pour conséquence, en dehors de
l'hypothèse prévue par l'article 337 du Code civil, de léser les droits acquis des héritiers
légitimes du père naturel, dans le cas où l'action en déclaration de paternité serait introduite
après le décès de ce dernier ; - Mais attendu, sur le premier point, que si, pour établir l'existence
ou l'extinction d'un droit né sous l'empire d'une ancienne législation, il n'est permis en général de
recourir qu'aux modes de preuve admis par celle-ci, une semblable règle est étrangère à l'espèce,
dans laquelle le père naturel ne pouvait se prévaloir d'un droit à l'encontre de l'enfant ; - Attendu,
sur le second point, que le fait par certains héritiers d'avoir appréhendé une succession ne suffit
pas pour leur conférer un droit acquis vis-à-vis d'autres héritiers dont l'existence serait
ultérieurement établie ; que, dès lors, l'enfant naturel qui, après le décès du père, invoquerait
contre les héritiers de ce dernier le nouvel article 340 pour obtenir sa part dans l'hérédité, ne
saurait être considéré comme lésant un droit acquis ; et qu'il importerait peu que le décès du père
ait eu lieu avant la promulgation de la loi de 1912, celle-ci n'ayant apporté aucune modification
au régime successoral antérieur ; - D'où il suit qu'en statuant comme il l'a fait, l'arrêt attaqué a
faussement appliqué l'article 2 du Code civil et violé l'article 340 nouveau du même code ; - Par
ces motifs, casse...
II. - Ch. réun. 13 janvier 1932
(DP 1932. 1. 18, rapport de M. le cons. Pilon)
Martinaud c/ Veuve Bernard
Faits. - M. Martinaud, propriétaire d'une maison sise à Limoges, a, par exploit du 27
novembre 1928, donné congé à sa locataire, la dame veuve Bernard, des lieux qu'elle occupait
en vertu d'un bail verbal, en vue de les aménager et modifier dans les conditions prévues par la
loi du 1er avril 1926. Le congé était donné six mois à l'avance et l'exploit offrait une indemnité
préalable égale à une année de loyer, le tout conformément aux prescriptions de la loi.
Les parties n'ayant pu se mettre d'accord, le sieur Martinaud intenta une procédure au cours
de laquelle fut votée et promulguée la loi du 29 juin 1929, qui, modifiant et complétant sur
certains points la loi du 1er avril 1926, soumettait notamment le droit de reprise du propriétaire à
des conditions plus sévères et plus onéreuses : le délai de préavis y était porté de six mois à un
an et l'indemnité d'éviction de une à deux années de loyer.
78
La dame veuve Bernard prétendit alors que les dispositions de la nouvelle loi, étant d'ordre
public, devaient s'appliquer aux procédures en cours et que le droit de reprise du propriétaire
était en conséquence soumis aux prescriptions plus rigoureuses de la loi de 1929.
Le juge de paix des cantons Sud et Est de Limoges, statuant sur opposition, fit droit à ces
conclusions par un jugement du 7 août 1929 contre lequel le sieur Martinaud se pourvut en
cassation.
Arrêt
La Cour ; - Sur les moyens réunis : - Vu les articles 2 du Code civil, 21, alinéas 1er et 2 de
la loi du 1er avril 1926 ; - Attendu que si toute loi nouvelle régit, en principe, les situations
établies et les rapports juridiques formés dès avant sa promulgation, il est fait échec à ce
principe par la règle de la non-rétroactivité des lois formulée par l'article 2 du Code civil,
lorsque l'application d'une loi nouvelle porterait atteinte à des droits acquis sous l'empire de la
législation antérieure ; - Attendu que le jugement attaqué a décidé d'appliquer les dispositions
résultant de la loi du 29 juin 1929 à un congé-préavis donné par le propriétaire à sa locataire en
vertu d'un bail verbal, aux fins de reprendre l'immeuble pour le surélever et y construire une
annexe, bien qu'il résulte des constatations du jugement que ce congé, conforme aux
prescriptions de l'article 21 de la loi du 1er avril 1926, a été donné à une date et pour une époque
antérieures à la promulgation de la loi de 1929, et validé par un jugement de défaut rendu
également avant cette promulgation, l'opposition au jugement, seule, lui étant postérieure ; - Or
attendu que l'article unique de la loi du 29 juin 1929 énonce que plusieurs articles de la loi du
1er avril 1926, parmi lesquels figure l'article 21, « seront modifiés et complétés ainsi qu'il suit, à
dater du 1er juillet 1929 » ; qu'il ressort de cette disposition que la loi nouvelle n'a pas pour objet
d'interpréter les textes visés, mais au contraire de les modifier et de les compléter, sans
rétroactivité ; - Attendu, d'autre part, que le congé-préavis, donné par le propriétaire pour
l'exercice du droit de reprise, n'est pas un acte de procédure ; qu'en effet, l'instance ne
commence, ainsi que le prévoit l'article 15 de la loi du 1er avril 1926, que par la déclaration au
greffe consécutive au préavis, lequel est seulement l'une des conditions auxquelles l'article 21
subordonne l'exercice du droit de reprise ; que par suite, donné le 27 novembre 1928 pour le 27
mai 1929, il ne saurait être régi par la loi du 29 juin 1929 sans porter atteinte au droit
régulièrement acquis par le propriétaire sous l'empire de la loi antérieure ; d'où il suit qu'en
statuant comme il l'a fait, le juge de paix a violé et faussement appliqué les textes visés par le
pourvoi ; - Par ces motifs, casse...
III. - Civ., 1re sect. civ. 29 avril 1960
(D. 1960. 429, note G. Holleaux)
Veuve A... c/ A... et autres
Faits. - Marié deux fois M. A... avait eu trois enfants, deux de sa première épouse, le
troisième de celle qui allait devenir sa seconde épouse. Toute la difficulté provenait en effet de
ce que ce troisième enfant était né avant la célébration du second mariage, 142 jours seulement
après la dissolution du premier. C'est dire que pour que cet enfant, adultérin a patre, soit rattaché
au second couple il fallait qu'il soit légitimé. M. A. et sa seconde épouse s'y employèrent
puisqu'ils reconnurent l'enfant juste avant la célébration du second mariage réalisant ainsi une
79
légitimation par mariage subséquent. Celle-ci était-elle valide ? Pour répondre à cette question il
fallait résoudre un conflit de lois dans le temps. Dans la rédaction que lui avait donnée la loi du
25 avril 1924, l'article 331 du Code civil n'autorisait la légitimation d'un enfant adultérin a patre
que s'il n'existait pas de descendants légitimes issus du mariage au cours duquel il avait été
conçu. La loi du 5 juillet 1956 ayant supprimé cette exigence, la solution dépendait de la loi
applicable. Retenait-on la loi ancienne et la légitimation était nulle ; appliquait-on la loi nouvelle
et elle était valide. Les juges du fond ayant fait application de la loi ancienne, un pourvoi fut
formé.
Arrêt
La Cour ; - Sur le moyen unique : - Attendu qu'A... ayant le 13 août 1953, lors de son
mariage avec demoiselle M..., reconnu à fin de légitimation la fille naturelle de celle-ci, née le
29 novembre 1950, soit 142 jours seulement après la dissolution, le 10 juillet 1950, par la mort
de sa première femme, d'un précédent mariage dont il avait deux filles encore vivantes, il est
reproché à l'arrêt attaqué, du 28 juin 1957, d'avoir, par application des articles 331 (dans la
rédaction de la loi du 25 avr. 1924) et 335 du Code civil, déclaré nulles la reconnaissance et la
légitimation, en refusant de tenir compte de la loi du 5 juillet 1956, qui, modifiant l'article 331,
permet désormais la légitimation et à cette fin la reconnaissance des enfants adultérins du mari,
même en présence d'enfants légitimes, alors, selon le pourvoi, que les lois nouvelles doivent
régir immédiatement les rapports juridiques formés avant leur promulgation ; - Mais attendu que
si sans doute une loi nouvelle s'applique aussitôt aux effets à venir des situations juridiques non
contractuelles en cours au moment où elle entre en vigueur, et cela même quand semblable
situation est l'objet d'un litige judiciaire, en revanche elle ne saurait, sans avoir effet rétroactif,
régir rétrospectivement les conditions de validité ni les effets passés d'opérations juridiques
antérieurement achevées ; que c'est donc à bon droit que la cour d'appel a décidé que la validité
et l'efficacité de la reconnaissance litigieuse, comme de la légitimation qu'elle avait pour objet
de réaliser, ne pouvaient être appréciées qu'au regard de la législation sous l'empire de laquelle
l'acte avait été accompli ; d'où il suit que l'arrêt attaqué, qui est motivé, a légalement justifié sa
décision ; - Par ces motifs, rejette...
IV. - Civ., sect. com. 15 juin 1962
(Bull. civ. III, n° 313, p. 258)
Soc. Cabaud c/ Achard
Faits. - Par contrat du 26 janvier 1956 une société confie le soin de l'exploitation
commerciale d'un produit à un sieur Achard. A la suite d'une réorganisation des circuits de
distribution, celui-ci met fin au contrat et réclame diverses indemnités. L'octroi de celles-ci
obéissait-il au décret du 23 décembre 1958 plus favorable à l'intéressé ou au droit antérieur ? La
cour d'appel ayant fait application du décret, un pourvoi fut formé.
Arrêt
La Cour ; - Sur le premier moyen : - Vu l'article 1134 du Code civil ; - Attendu que les
effets d'un contrat sont régis, en principe, par la loi en vigueur à l'époque où il a été passé ; Attendu que selon les énonciations de l'arrêt attaqué, la société Cabaud ayant obtenu en 1955 de
la Compagnie des produits chimiques et raffineries de Berre la concession en exclusivité de la
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vente des bouteilles de Berrogaz dans un secteur de l'agglomération lyonnaise et de ses environs,
a, par contrat du 26 janvier 1956, chargé Achard de l'exploitation commerciale de ce produit
dans tout le réseau qui lui était ainsi concédé ; - Que cependant, par lettre du 21 janvier 1959,
confirmée par une correspondance ultérieure, la société Cabaud, invoquant la nécessité de
réorganiser ses services sous la pression des Raffineries de Berre dont dépend son activité
commerciale pour la branche Berrogaz, a notifié à son représentant qu'elle était obligée de
restreindre dans une large mesure le rayon d'action dont elle lui avait attribué la concession ; que
considéré comme démissionnaire à la suite de son refus d'accepter cette nouvelle situation,
Achard a réclamé à la société Cabaud diverses indemnités pour rupture de contrat ; - Attendu
que la cour d'appel, par l'arrêt infirmatif attaqué, a fait droit à cette demande en appliquant à la
cause l'article 3 du décret du 23 décembre 1958 sur « les agents commerciaux », disposant que «
... la résiliation par le mandant, des contrats intervenus entre les agents commerciaux et leurs
mandants, si elle n'est pas justifiée par une faute du mandataire, ouvre droit, au profit de ce
dernier, nonobstant toute clause contraire, à une indemnité compensatrice du préjudice subi » ; Attendu qu'en faisant régir par un texte nouveau les effets d'un contrat conclu en considération
des règles antérieures, alors qu'aucune disposition de ce texte ne prévoit qu'il déroge au principe
ci-dessus énoncé, qu'il n'a pas consacré sur ce point le projet proposé par les organisations
professionnelles d'agents commerciaux et qu'au contraire, l'arrêté du 19 juin 1959, pris pour
l'application d'un de ses articles, prescrit que les agents commerciaux doivent, « avant de
commencer à exercer leur activité », se faire immatriculer, la cour d'appel a violé le texte susvisé
; - Par ces motifs, et sans qu'il soit besoin de statuer sur le second moyen : casse...
Observations
1 L'inflation des lois a pour corollaire l'instabilité du droit. De là, l'actualité du problème
des conflits de lois dans le temps. Lorsqu'une loi nouvelle remplace une loi ancienne, la
détermination de leurs domaines d'application respectifs résulte de l'affrontement d'impératifs
contradictoires : privilégie-t-on l'idée de sécurité, la loi ancienne se verra reconnaître une place
très importante ; lui préfère-t-on celle de progrès du droit et d'unité de la législation, et la loi
nouvelle l'emportera. Aussi bien l'histoire montre-t-elle que la coloration politique du législateur
n'est pas indifférente à ces choix : révolutionnaire ou réformiste, il n'hésitera pas devant les lois
rétroactives, c'est-à-dire devant les lois qui reviennent sur le passé ; conservateur, il
s'accommodera plus aisément d'une certaine survie de la loi ancienne. Eclairés par les excès de
la période révolutionnaire, les rédacteurs du Code civil ont eu à coeur de consacrer une solution
équilibrée. Aux termes de l'article 2 : « la loi ne dispose que pour l'avenir ; elle n'a point d'effet
rétroactif ». La loi nouvelle n'a pas d'effet rétroactif, cela signifie qu'elle ne s'applique pas aux
situations juridiques qui se sont entièrement réalisées sous l'empire de la loi ancienne. Ainsi
sauvegarde-t-on la sécurité des particuliers. Comment, au demeurant, exiger de ceux-ci
l'obéissance à une règle qu'ils ne pouvaient connaître puisqu'elle n'existait pas encore à l'époque
où ils ont agi ? La loi nouvelle dispose pour l'avenir ; elle régit donc les situations nées
postérieurement à son entrée en vigueur. En décider autrement serait, à l'évidence, priver de
toute efficacité l'ordre du législateur.
Apparemment simples, ces directives se heurtent à des difficultés de mise en oeuvre
considérables lorsque le changement de législation intéresse des phénomènes juridiques qui ne
présentent pas un caractère instantané : la création d'une situation juridique nécessite parfois
l'écoulement d'un certain temps (usucapion, possession d'état) ; les effets d'une situation
juridique peuvent se prolonger pendant une période fort longue. D'où une question : quel est,
81
dans ces diverses hypothèses, l'effet d'une loi nouvelle entrant en vigueur au cours de ces
périodes ? Face à l'insuffisance des directives du Code, il revenait à la jurisprudence de faire
oeuvre créatrice. Elle s'y est employée avec souplesse et pragmatisme, s'inspirant des grandes
constructions doctrinales sans pour autant s'enfermer dans celles-ci. Aussi bien, en contrepoint
de l'analyse des arrêts ci-dessus reproduits, retracera-t-on les grandes lignes de chacune de ces
constructions (I), avant de dégager les solutions jurisprudentielles relatives à la constitution et
aux effets des situations juridiques (II).
I. - Les constructions doctrinales
2 Une lecture même rapide des quatre décisions analysées permet de constater que la
philosophie qui les inspire n'est guère homogène : les deux premières mettent en oeuvre la
théorie des droits acquis, en honneur auprès de la doctrine du XIXe et du début du XXe siècles
(A), les deux dernières la théorie du doyen Roubier qui a les faveurs de la doctrine moderne (B).
A. - La théorie des droits acquis
3 La doctrine classique, d'inspiration libérale, a prétendu résoudre la question du conflit de
lois dans le temps par une distinction entre les droits acquis - d'où son nom - et les simples
expectatives. Alors que la loi nouvelle ne pourrait, sans rétroactivité, porter atteinte aux
premiers, elle pourrait au contraire modifier ou supprimer les secondes.
Par l'arrêt du 20 février 1917, la chambre civile applique ce critère à l'action en recherche
de paternité naturelle et décide que l'article 340 du Code civil (réd. 1804) qui prohibait, sauf
dans un cas particulier (l'enlèvement), la recherche de paternité ne constituait pour le père
naturel qu'une simple expectative et ne lui avait pas fait « acquérir pour toujours le droit de se
soustraire à la constatation du lien l'unissant à son enfant ». L'enfant né antérieurement à l'entrée
en vigueur de la loi nouvelle pouvait donc agir en recherche de paternité sur le fondement de
celle-ci. A l'inverse, par l'arrêt des chambres réunies rendu le 13 janvier 1932, la Cour de
cassation a décidé que le congé-préavis donné par le bailleur à son locataire conformément à la
loi alors en vigueur, constituait au bénéfice du premier un « droit régulièrement acquis (...) sous
l'empire de la loi antérieure ». Partant, la loi nouvelle ne lui était pas applicable.
La distinction ainsi consacrée a, en général, été critiquée par la doctrine moderne. On lui a
objecté qu'elle était insuffisante et mal fondée. Insuffisante : alors que le droit acquis serait celui
qui est entré dans notre patrimoine et dont un tiers ne peut nous priver, la simple expectative
pourrait être anéantie par la volonté d'un tiers. Faite pour les droits patrimoniaux, la formule est
difficile à transposer dans le domaine des droits extrapatrimoniaux et notamment dans celui du
droit de la famille. Aussi bien a-t-on souligné que le raisonnement en termes de droits acquis se
réduisait souvent à une véritable pétition de principe, l'interprète baptisant la situation en cause
de droit acquis ou de simple expectative selon le résultat qu'il veut atteindre. Mal fondée, car un
particulier ne saurait avoir, pour l'avenir, des droits acquis à l'encontre de la loi. Reflet de
l'individualisme libéral du XIXe siècle, la théorie des droits acquis pose la question du conflit de
lois en termes de défense des droits subjectifs contre le droit objectif. Or une telle analyse
procède d'une vision inexacte des rapports entre les deux notions. Le droit subjectif n'existe pas,
en effet, en tant que tel, mais uniquement dans la mesure où le droit objectif le consacre. Dès
lors la vraie question n'est pas celle de la protection de tel ou tel droit subjectif, mais celle du
conflit de compétence entre la loi ancienne et la loi nouvelle.
82
B. - La théorie de Roubier
4 On comprend, dans ces conditions, que la plupart des auteurs se soient ralliés à la théorie
moderne élaborée par le doyen Roubier (Les conflits de lois dans le temps, 1929 ; Le droit
transitoire, 1960). Délaissant la notion de droit acquis, celui-ci raisonne à partir du concept de
situation juridique, état de droit susceptible de modifications (ex. : état d'époux, d'enfant
légitime, de propriétaire, de créancier, etc.). Selon lui, la loi nouvelle marque une coupure dans
le temps : alors que le passé demeure régi par la loi ancienne, l'avenir l'est par la loi nouvelle.
Partant, pour les situations juridiques qui font problème, c'est-à-dire celles qui se sont
constituées avant le changement de législation mais qui prolongent leurs effets au-delà de celuici (situation en cours), il convient de procéder à la distinction suivante : la loi nouvelle ne peut
pas revenir sur les conditions dans lesquelles ces situations se sont constituées ni modifier les
effets qu'elles ont déjà sortis (principe de non-rétroactivité de la loi nouvelle). En revanche, elle
s'empare de ces mêmes situations pour leur faire produire à compter de son entrée en vigueur
des conséquences éventuellement différentes (principe de l'effet immédiat de la loi nouvelle). Il
en va toutefois autrement pour les situations contractuelles qui restent en principe régies, même
pour l'avenir, par la loi sous l'empire de laquelle elles ont été créées (principe de la survie de la
loi ancienne) (Pour une critique constructive de la théorie de Roubier, v. J. Héron, Principes du
droit transitoire, Dalloz, 1996, nos 5 et s.).
Les deux derniers arrêts reproduits montrent que la jurisprudence n'est pas restée insensible
à ces analyses. Par l'arrêt du 29 avril 1960, elle consacre, en effet, l'opposition entre, d'une part,
« les conditions de validité et les effets passés », d'autre part, « les effets à venir des situations
juridiques non contractuelles en cours », soumettant les premiers à la loi ancienne, les seconds à
la loi nouvelle. Par l'arrêt du 15 juin 1962, elle affirme le principe de la survie de la loi ancienne
pour les situations contractuelles en cours.
II. - L'analyse de la jurisprudence
5 Contrairement à ce que pourrait laisser croire le rapprochement des deux séries de
décisions ci-dessus reproduites, la jurisprudence n'a pas abandonné toute référence à la notion de
droit acquis (rappr. infra, n° 190 au sujet de l'affaire Perruche et de ses suites). Tout en adhérant
aux grandes lignes de la construction de Roubier, elle n'hésite pas à justifier certaines de ses
solutions par le recours à la notion de droit acquis. Aussi n'est-il pas inutile de reprendre, à
travers les espèces ci-dessus reproduites, les principales hypothèses de conflit de lois dans le
temps afin de déterminer les réponses qui leur sont apportées en vertu de chacune de ces
théories. On constatera que si théorie classique et théorie moderne conduisent à des résultats
voisins en ce qui concerne la constitution des situations juridiques (A), il en va autrement
lorsqu'on envisage les effets de ces situations (B).
A. - La création des situations juridiques
6 Lorsque la loi nouvelle modifie les conditions de réalisation d'un fait ou d'un acte
juridique, on s'accorde généralement sur ce que la régularité de la situation qui en résulte doit
être appréciée conformément à la loi contemporaine de leur accomplissement. Que l'on raisonne
en termes de constitution d'une situation juridique ou de droit acquis, la non-rétroactivité
s'oppose à l'application de la loi nouvelle dès lors que toutes les conditions posées par la loi
ancienne ont déjà été réalisées. Par exemple si, dans le deuxième arrêt commenté, le congépréavis échappe à l'application de la loi nouvelle, c'est parce qu'il a été régulièrement et
83
définitivement accompli avant l'entrée en vigueur de celle-ci (rappr. Civ. 3e, 7 nov. 1968, JCP
1969. II. 15771 ; 13 févr. 1969, Bull. civ. III, n° 133, p. 101). Et lorsque, dans le troisième arrêt
commenté, la chambre civile décide qu'une légitimation d'enfant adultérin était nulle compte
tenu de la teneur de l'article 331 du Code civil (réd. L. 25 avr. 1924), c'est encore parce que cet
acte était définitivement réalisé avant que la loi du 5 juillet 1956 n'ait posé un principe contraire.
En se prononçant autrement, la Cour de cassation aurait conféré à cette disposition une portée
rétroactive, ce que seul le législateur peut faire (sur cette question, v. infra, n° 8 § 3 ; sur le
contrôle exercé par le juge sur la portée rétroactive des lois de validation, v. infra, n° 8 § 7).
Pour résoudre les difficultés propres à la constitution d'une situation juridique, la
jurisprudence n'hésite pas à faire, aujourd'hui encore, parfois référence à la notion de droit
acquis ; de fait, en la circonstance, celle-ci a le mérite de souligner que la constitution de la
situation est, ou non, entièrement achevée.
De manière plus générale, l'évolution jurisprudentielle tend à marquer un certain retour,
sinon à l'idéologie du moins à la théorie des droits acquis. Il faut, en effet, constater, surtout
lorsque font pression des forces de conservation d'avantages, voire de privilèges, un attachement
aux « acquis », notamment aux « acquis sociaux » (rappr. E. Dockès, L'application dans le
temps des règles de droit du travail, thèse Lyon, 1992 ; « L'avantage individuel acquis », Dr.
soc. 1993.826 ; en droit constitutionnel, voir le « cliquet anti-retour », B. Mathieu et M.
Verpeaux, JCP 2003.I.146, n° 4 ; 2004.I.192, n° 1 ; en droit communautaire, voir P. RémyCorlay, RTDciv. 2005.350).
7 L'affinement permanent des analyses à conduit à s'interroger sur la notion de constitution
d'une situation juridique. Cette constitution peut, en effet, être non pas instantanée mais
successive, se réaliser en plusieurs étapes, chacune de celle-ci pouvant être envisagée isolément
ou, au contraire, n'être considérée comme participant à la constitution de la situation que lorsque
tous les autres éléments constitutifs auront été réunis. L'intervention d'une loi nouvelle au cours
du processus de constitution oblige le juge à se prononcer. Un exemple en est donné par la loi
d'orientation agricole du 9 juillet 1999 reportant jusqu'à la fin du bail à ferme le droit du fermier
d'être remboursé des améliorations réalisées par lui au cours de bail. Il a été décidé que cette loi
n'est pas applicable lorsque les améliorations sont intervenues avant son entrée en vigueur et que
le bail prend fin après celle-ci (Civ. 3e, 28 juin 2005, JCP 2006. II. 10027, note P. Fleury). On
perçoit alors que la difficulté procède moins des principes que de leur mise en oeuvre. Toute la
difficulté est, en effet d'identifier le fait créateur d'une situation juridique afin de savoir si la
création de celle-ci est antérieure ou postérieure à la loi nouvelle. Tel est le cas, par exemple, en
matière de filiation : la situation d'enfant naturel ou d'enfant légitime résulte-t-elle de la
naissance ou de la preuve qui en est officiellement fournie ? Quoique formulé en termes de
droits acquis, le premier arrêt ci-dessus reproduit implique que la situation juridique de l'enfant
n'est créée qu'au moment où sa filiation est prouvée. En conséquence si les modes de preuve
recevables sont modifiés par une loi postérieure à la naissance, les enfants nés antérieurement
peuvent s'en prévaloir dès lors qu'ils sont encore dans les délais requis pour agir. Une solution
comparable a ultérieurement été adoptée à l'occasion de l'octroi de droits alimentaires aux
enfants adultérins par la loi du 15 juillet 1955 (Civ. 1re, 13 janv. 1959, D. 1959. 63, 4e esp., note
Rouast ; 16 nov. 1960, D. 1961. 7, note Holleaux). Elle figure aussi dans la loi du 3 janvier 1972
sur la filiation (art. 12, al. 1er). Mais l'existence de délais assez courts étant de nature à rendre
illusoire l'application de la loi nouvelle aux enfants nés avant son entrée en vigueur (Civ. 1re 13
84
nov. 1975, D. 1976. 133, note D. Huet-Weiller, JCP 1976. II. 18288, note R. Savatier, Defrénois
1976. 849, obs. Souleau, RTD civ. 1976. 125, obs. Nerson), les dispositions transitoires de la loi
de 1972 ont été, en la matière, modifiées et complétées par les lois des 5 juillet 1973 et 15
novembre 1976 (v. les commentaires de D. Huet-Weiller, D. 1976. chron. 7 ; E.-L. Bach, D.
1976. chron. 95 ; Massip, Defrénois 1977. 3).
Complexité supplémentaire, il arrive que le litige mette en concours plusieurs situations
juridiques nées à des moments distincts. Ainsi en allait-il dans la 1re espèce. Se prévalant d'une
filiation établie grâce aux ressources que lui offrait la loi nouvelle, l'enfant prétendait venir à une
succession ouverte antérieurement à l'entrée en vigueur de celle-ci. La dévolution d'une
succession étant, en principe, régie par la loi en vigueur à l'époque où elle s'ouvre (v. par ex.,
Civ. 1re 14 déc. 1971, D. 1972. 117), pouvait-on sans rétroactivité faire état d'une filiation
établie conformément à une loi entrée en vigueur postérieurement à cette date ? La Cour de
cassation répond par l'affirmative. Elle décide en effet « qu'il importerait peu que le décès du
père ait eu lieu avant la promulgation de la loi de 1912, celle-ci n'ayant apporté aucune
modification au régime successoral antérieur ». Critiquée par certains au motif qu'elle faisait
rétroagir la loi nouvelle (H. Capitant, note D. 1917. 1. 81 ; Planiol et Ripert, Traité, t. 2 par
Rouast, n° 891), cette solution fut approuvée par d'autres (Roubier, Les conflits de lois dans le
temps, t. 1, 1923, p. 422 et s. ; Breton, note D. 1983. 223). Selon eux, la loi du 16 novembre
1912 permettant à l'enfant d'établir sa filiation, celle-ci devait, une fois prouvée, produire les
effets que lui attribuait la loi successorale en vigueur à l'époque de l'ouverture de la succession.
En réalité, l'hypothèse illustre combien il est difficile en présence d'une situation composée
d'éléments distincts de déterminer la loi applicable à chacun d'eux ; il est alors nécessaire de
procéder à une localisation dans le temps qui n'est pas sans rappeler celle qui préside à la
solution des conflits de lois dans l'espace (rappr. Civ. 1re 3 janv. 1980, Rev. crit. DIP 1980. 331,
note Batiffol, GADIP, n° 61). Désireux de couper court à ces controverses, le législateur a, en
1972, expressément réglé ce problème en prenant le contre-pied de la solution consacrée en
1917. L'article 14, alinéa 1er de la loi du 3 janvier 1972 disposa, en effet, que « les droits
successoraux institués par la présente loi ou résultant de règles nouvelles concernant
l'établissement de la filiation ne pourront être exercés dans les successions ouvertes avant son
entrée en vigueur » (Civ. 1re 14 oct. 1981, D. 1983. 222, note Breton). Mais les dispositions
transitoires de la loi du 25 juin 1982 qui permit l'établissement de la filiation naturelle paternelle
par la possession d'état témoignent d'un rapprochement avec la solution jadis consacrée par la
Cour de cassation (sur cette question, v. Civ. 1re 27 janv. 1987, D. 1987. 378, note Massip, et
Ph. Théry, « La possession d'état d'enfant naturel : état de grâce ou illusion ? », JCP 1984. I.
3135).
B. - Les effets des situations juridiques
1° Les situations extra-contractuelles
8 Peu sensible dans l'hypothèse précédente, la différence entre théorie classique et théorie
moderne est, au contraire, éclatante lorsque la loi nouvelle modifie les conséquences d'une
situation juridique extra-contractuelle (ex. : contenu de la propriété, effets du mariage, de la
filiation, etc.). Entendue à la lettre, la théorie des droits acquis impliquerait que la loi nouvelle
s'applique uniquement aux situations juridiques nées postérieurement à son entrée en vigueur à
85
l'exclusion des situations en cours. Ainsi, titulaire d'un droit qui est définitivement entré dans
son patrimoine, le propriétaire ne saurait supporter les restrictions qu'une loi postérieure à la date
d'acquisition de son droit viendrait apporter à l'exercice de celui-ci. Il en résulterait un système
juridique complexe, à strates multiples, où chacun vivrait avec le droit de sa génération. Rendant
sinon impossible, du moins très difficile toute véritable transformation de la législation, une telle
solution ne saurait évidemment être retenue. Aussi bien la jurisprudence ne l'a-t-elle jamais
consacrée. Alors même qu'ils se réfèrent expressément à la théorie des droits acquis, les arrêts
du 20 février 1917 et du 30 juin 1932 prennent le soin d'affirmer que « toute loi nouvelle régit,
en principe, même les situations établies ou les rapports formés dès avant sa promulgation ».
Mieux, elle n'a pas hésité à qualifier la propriété de simple expectative afin de rendre une loi
nouvelle immédiatement applicable à des droits nés antérieurement à son entrée en vigueur (Civ.
11 déc. 1901, DP 1902. 1. 353) !
Evitant le recours à de tels artifices, la théorie de Roubier présente, de ce point de vue, une
supériorité certaine. Aussi bien la Cour de cassation l'a-t-elle très nettement consacrée en
décidant, dans son arrêt du 29 avril 1960, qu'une loi nouvelle s'applique immédiatement aux
effets à venir des situations juridiques non contractuelles en cours au moment où elle entre en
vigueur (v. aussi Soc. 7 mai 1981, Bull. civ. V, n° 406, p. 303).
2° les situations contractuelles
9 Si la loi nouvelle s'applique, en principe, de manière immédiate aux effets futurs des
situations en cours, il est traditionnellement dérogé à cette règle pour les effets des contrats
conclus antérieurement à son entrée en vigueur. Ceux-ci restent régis par la loi ancienne. Il y a
alors dit-on survie de la loi ancienne.
Posée sous le couvert de la théorie des droits acquis dès le XIXe siècle (Civ. 20 juin 1888,
D. 89. 1. 26 ; 26 avr. 1892, S. 92. 1. 304 ; 7 juin 1901, DP 1902. 1. 105), cette solution est
affirmée avec une particulière netteté par la quatrième décision ci-dessus reproduite : « les effets
d'un contrat sont régis par la loi en vigueur à l'époque où il a été passé » (Sur la persistance en
jurisprudence de la théorie des droits acquis, v. Th. Bonneau, La Cour de cassation et
l'application de la loi dans le temps, thèse Paris II, éd. 1990, nos 94 et s.).
Les raisons de cette solution sont multiples :
La règle de l'effet immédiat de la loi nouvelle s'explique essentiellement par le souci
d'assurer l'unité de la législation. Or celui-ci est moins pressant en matière contractuelle : le
principe de la liberté contractuelle encourage le pluralisme juridique et confère à la réalité
contractuelle une physionomie extrêmement variée. Le contrat est « le moyen par lequel la
diversité pénètre dans le monde juridique » (Roubier, Le droit transitoire, n° 70, p. 346, n° 78,
p. 391).
L'application de la loi ancienne répond à la volonté de sauvegarder la sécurité juridique. Or
les considérations propres à celle-ci sont, en matière contractuelle, particulièrement pressantes :
le contrat repose sur la volonté des parties, laquelle s'est exprimée en contemplation d'un certain
état du droit positif. Dès lors, soumettre le contrat à la loi nouvelle, ce serait modifier les bases
sur la foi desquelles les parties ont édifié leur accord, ce serait risquer de rompre l'équilibre de
celui-ci et par là même ruiner son fondement : peut-être l'une ou l'autre des parties se serait-elle
dérobée devant la conclusion d'un contrat présentant les traits que lui confère la loi nouvelle.
86
10 Il ne faudrait pas pour autant commettre un contresens : décider que le contrat échappe
en principe à la loi nouvelle ne signifie en aucune façon une quelconque supériorité de celui-ci
sur celle-là. La force obligatoire ne vient pas, en effet, de la promesse mais de la valeur attribuée
à la promesse. Le visa de l'article 1134 est à cet égard éclairant. La loi ne s'incorpore pas au
contrat, elle le régit (rappr. en matière de conflit de lois dans l'espace, Civ. 5 déc. 1910, S. 1911.
1. 129, GADIP, n° 11, et 6 juill. 1959, Rev. crit. DIP 1959. 708, note Batiffol, GADIP, n° 35).
C'est dire, dans cette approche, qu'il sera toujours possible au législateur et même au juge de
déclarer qu'une loi nouvelle est immédiatement applicable au contrat en cours.
Le législateur contemporain ne s'est, au demeurant, pas privé d'exercer cette faculté. Les
dispositions transitoires dérogeant en matière contractuelle au principe de la survie de la loi
ancienne sont, en effet, nombreuses et s'accompagnent de mesures variées qui permettent la
mise en harmonie des contrats existants avec la loi nouvelle (réfection du contrat par amputation
de clauses, par substitution de clauses, ou par les parties dans un délai fixé par le législateur...)
(sur cette question, v. F. Dekeuwer-Défossez, op. cit., nos 18 et s., p. 27 et s.). Certains auteurs
ont cru discerner dans cette floraison de dispositions transitoires les prémices d'un abandon du
principe de la survie de la loi ancienne (Dekeuwer-Défossez, op. et loc. cit.). L'analyse ne
convainc pas. Si le législateur prend la peine d'édicter des mesures transitoires, c'est précisément
parce qu'en la circonstance, les principes du droit commun transitoire ne lui conviennent pas.
Dès lors, il paraît quelque peu artificiel de déduire de telles mesures une remise en cause du
principe. D'ailleurs la jurisprudence ne paraît-elle pas prête à renoncer à la règle de la survie de
la loi ancienne. Censurant les décisions des juges du fond qui méconnaissent ce principe (Civ.
3e, 21 janv. 1971, JCP 1971. II. 16776, note Level ; Civ. 1re 4 mai 1982, Bull. civ. I, n° 156, p.
139), la Cour de cassation l'a réaffirmé en précisant qu'il devait être respecté lorsqu'« aucune
raison ne commande d'y déroger » (Com. 27 oct. 1969, Bull. civ. IV, n° 310, p. 293). Et
ultérieurement elle a posé « qu'en l'absence de dispositions expresses de la loi prévoyant son
application immédiate et à défaut de considérations d'ordre public particulièrement impératives,
les contrats d'édition demeurent soumis à la loi en vigueur lors de la conclusion » (Civ. 1re, 4
déc. 2001, Bull. civ. I, n° 307, RTD civ. 2002. 507, obs. Mestre et Fages).
11 Ne reposant, à la différence de la non-rétroactivité, sur aucun texte de portée générale, le
principe de la survie de la loi ancienne peut être écarté par le juge dès lors que les raisons qui le
fondent font, dans telles ou telles circonstances, défaut.
Il en va tout d'abord ainsi lorsque la loi nouvelle exprime un intérêt social tellement
impérieux que la stabilité des conventions ne saurait y faire échec. Le seul fait que la loi
nouvelle soit impérative au sens de l'article 6 du Code civil ne saurait suffire à attester de
l'existence d'un tel intérêt. Ainsi, dans la quatrième décision reproduite, le statut des agents
commerciaux, bien qu'impératif, n'est pas jugé applicable aux contrats en cours. En revanche, il
a été décidé que les textes prévoyant le cours forcé et édictant par voie de conséquence la nullité
des clauses de paiement en or ou en monnaie étrangère étaient d'application immédiate (v. infra,
nos 247-249). C'est donc au coup par coup, pour chaque disposition, que l'interprète devra
rechercher si les intérêts qu'elle défend sont si essentiels qu'ils justifient son application
immédiate. Délicate, cette démarche ne paraît pas pour autant impraticable (v. cep. contra, Th.
Bonneau, op. cit., n° 181, p. 163). Le rapprochement avec le droit international privé et la
pratique des lois de police est là encore particulièrement éclairant (v. par ex., CE 29 juin 1973,
GADIP, n° 53).
87
Refusant l'appel à la notion d'ordre public, Roubier considérait que les effets d'un contrat en
cours peuvent être saisis par la loi nouvelle chaque fois que celle-ci établit ou modifie un statut
légal dont le contrat n'est que la condition. Et l'éminent auteur de citer le contrat de travail (op.
cit., n° 84, p. 423). Il est permis de douter du caractère décisif de cette considération. Même si,
dans une telle hypothèse, l'argument déduit de la diversité contractuelle disparaît, il n'en reste
pas moins que les parties ne se sont déterminées à contracter qu'en considération des droits et
obligations définis par la législation du moment. Partant, une modification de celle-ci ne paraît
pouvoir leur être imposée que si les intérêts collectifs qu'elle véhicule sont d'une intensité telle
qu'ils imposent son application immédiate, ce qui ramène au critère précédent. La Cour de
cassation use néanmoins parfois de cette seule justification et raisonne alors comme si elle était
en présence d'une situation extra-contractuelle. Ainsi a-t-elle décidé que « l'action directe
instituée par l'article 12 de la loi du 31 décembre 1975 trouv(ant) son fondement dans la volonté
du législateur et non dans les contrats conclus entre les parties », est « ouverte au sous-traitant
dès l'entrée en vigueur de la loi du 31 décembre 1975, bien que le contrat de sous-traitance ait
été conclu antérieurement » (Ch. mixte 13 mars 1981, infra, n° 279). Et de fait, bien que la
créance du sous-traitant ait sa source dans un contrat, l'action directe est un élément de son statut
légal comme l'action oblique, l'action paulienne ou les privilèges (Rémy, obs. RTD civ. 1981.
864). Mais n'aurait-il pas été plus exact d'affirmer qu'ayant pour objet la protection de soustraitants victimes de multiples abus, la loi du 31 décembre 1975 devait être déclarée
d'application immédiate pour atteindre son but ?
Afin de donner une image aussi précise que possible de la jurisprudence relative aux
conflits de lois dans le temps, il importe de terminer en indiquant que la jurisprudence qualifie
parfois de lois rétroactives les dispositions qui s'appliquent immédiatement aux effets futurs des
contrats en cours (v. par ex., Civ. 3e, 15 oct. 1970, JCP 1971. II. 16640, note E. J. Guillot ; CE
24 mars 2006, D. 2006. 1224, AJDA 2006. 1028, obs. Landais et Lenica, RDC 2006. 1038, obs.
C. Pérès). La terminologie est impropre dès lors que ces lois, ne remettant pas en cause les effets
que le contrat avait déjà produits, ne reviennent pas sur le passé. Elle s'explique par la
résurgence de la notion de droit acquis. Fondant la survie de la loi ancienne sur l'idée de droit
acquis, le juge a alors le sentiment que l'application immédiate de la loi nouvelle, en ce qu'elle le
remet en cause, s'apparente à une rétroactivité.
12 De ce qui précède, on peut déduire que, loin de s'enfermer dans un système, la
jurisprudence continue de faire appel à l'une ou l'autre des théories étudiées, ce qui est un gage
de souplesse, mais ne favorise guère la prévisibilité. Il ne faut donc pas s'étonner du recours au
concept de sécurité juridique (v. P. Cassia, « La sécurité juridique, un « nouveau » principe
général du droit aux multiples facettes », D. 2006.1190 ; Th. Piazzon, La sécurité juridique,
thèse Paris II, 2006 ; Conseil d'Etat, Rapport 2006, spéc. sur Sécurité juridique et complexité du
droit, not. Molfessis, p. 391, v. aussi F. Terré, Introd. gén. au droit, 2006, n° 453 et s.).
Il faut bien reconnaître que l'intervention d'une exigence de sécurité juridique, latente dans
le droit antérieur, répond à de bonnes intentions, mais ce n'est pas avec de bonnes intentions que
l'on fait du bon droit, surtout lorsque cela se manifeste par l'insertion d'un principe apparemment
nouveau dans un ensemble de solutions d'une grande et nécessaire précision (v. infra, n° 8, §
12).
Aux auteurs cités, adde : Bach, « Contribution à l'étude du problème de l'application des
lois dans le temps », RTD civ. 1969. 405 et s. ; J. Héron, Principes du droit transitoire, Dalloz,
88
1996 ; Level, Essai sur les conflits de lois dans le temps, 1959 ; P. Fleury-Le Gros, Contribution
à l'analyse normative des conflits de lois dans le temps en droit privé interne, Dalloz, coll. «
Nouvelle bibliothèque de thèses », 2005.
Doc. 2
Les grands arrêts de la jurisprudence civile, 12e édition 2007 / 57
LOIS. LOIS RETROACTIVES. LOIS DE VALIDATION. DROITS FONDAMENTAUX.
CONVENTION EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME. PROCES EQUITABLE
Ass. plén. 24 janvier 2003 (Bull. civ. ass. plén., n° 2, p. 2, D. 2003. 1648, note PéricardPioux ; RFDA 2003. 470, note B. Mathieu)Baudron c/ Fédération des syndicats nationaux
d'employeurs des établissements et services pour personnes inadaptées et handicapées
par François Terré Membre de l'Institut ; Professeur émérite à l'Université PanthéonAssas (Paris II)
par Yves Lequette Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)
*
**
Si le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions rétroactives, le principe de
prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l'article 6 de la Convention
européenne des droits de l'homme s'opposent, sauf pour d'impérieux motifs d'intérêt général, à
l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice afin d'influer sur le
dénouement judiciaire des litiges.
Faits. - Gérant des établissements accueillant des personnes handicapées, une association
emploie des éducateurs lesquels assurent, entre autres, des permanences de nuit. En vertu de la
convention collective applicable, ces heures de surveillance nocturne leur sont payées sur la base
d'un système d'équivalence : les neuf premières heures de surveillance sont assimilées à trois
heures de travail éducatif et les trois suivantes sont payées sur la base d'une demie heure de
travail éducatif, chacune. Début 1998, certains éducateurs saisissent la juridiction prud'homale et
demandent des rappels de salaire, des indemnités de congés payés et des dommages-intérêts.
Déboutés en première instance, ils se prévalent en cause d'appel d'une jurisprudence nouvelle de
la Cour de cassation qui décide que les heures de surveillance nocturne constituent un temps de
travail effectif et ne peuvent être rémunérées selon le régime d'équivalence institué par la
convention collective applicable (Soc. 29 juin 1999, Bull. civ. V, n° 307, JCP E 1999, p. 1232,
note J. Barthélémy). Une loi est adoptée, en date du 29 janvier 2000, dont l'article 29 valide
l'équivalence des heures définie par la convention collective.
Par une décision du 14 décembre 2000, la Cour d'Orléans confirme la décision des premiers
juges. Un pourvoi est formé faisant valoir que la loi de validation du 29 janvier 2000, étant
intervenue dans un procès en cours sans qu'un motif impérieux d'intérêt général le justifie, viole
les dispositions de l'article 6 § 1 de la Conv. EDH posant le droit à un procès équitable.
Arrêt
89
La Cour, - Sur le moyen unique : - Attendu, selon l'arrêt attaqué (Orléans, 14 décembre
2000), que l'Association départementale des pupilles de l'enseignement public (ADPEP), au sein
de laquelle s'applique la convention collective nationale des établissements et services pour
personnes inadaptées et handicapées du 15 mars 1966, gère des établissements à caractère social
et sanitaire ; que M. X... et d'autres salariés de cette association, employés en qualité
d'éducateurs, assurent une permanence de nuit dans une chambre dite de « veille » mise à leur
disposition dans chaque établissement pour leur permettre de répondre aux sollicitations des
pensionnaires et à tout incident ; que ces heures de surveillance nocturne leur sont payées
conformément à l'article 11 de l'annexe III de la convention collective prévoyant que les neuf
premières heures sont assimilées à trois heures de travail éducatif et qu'entre neuf heures et
douze heures, chaque heure est assimilée à une demi-heure de travail éducatif ; que les salariés,
après avoir saisi, les 26 janvier, 12 février et 2 mars 1998, la juridiction prud'homale en
réclamant des rappels de salaire, les indemnités de congés payés afférentes et des dommagesintérêts, se sont prévalus, en cause d'appel, d'une jurisprudence nouvelle de la Cour de cassation
qui a décidé que les heures de surveillance nocturne constituaient un temps de travail effectif et
ne pouvaient être rémunérées selon le régime d'équivalence institué par la convention collective
applicable ; que les syndicats CFDT des services de santé et services sociaux du Loiret et le
syndicat SUD CRC du Loiret sont intervenus dans l'instance en réclamant le paiement de
dommages-intérêts ; - Attendu que les salariés et les syndicats font grief à l'arrêt d'avoir rejeté
leurs demandes, alors, selon le moyen : - 1/ que le principe de prééminence du droit et la notion
de procès équitable, résultant de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'homme et des libertés fondamentales, s'oppose, sauf pour d'impérieux motifs d'intérêt
général, à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice afin d'influer sur le
dénouement judiciaire d'un litige ; qu'il était acquis aux débats que l'association était chargée
d'une mission de service public et placée sous le contrôle d'une autorité publique qui en assure le
financement par le paiement d'un prix de journée, que le procès l'opposant au salarié était en
cours lors de l'entrée en vigueur de l'article 29 de la loi du 19 janvier 2000 et que ce texte, dont il
n'est pas établi qu'un impérieux motif d'intérêt général le justifiait, remettait en cause, au profit
de l'association, une jurisprudence favorable au salarié en matière d'heures d'équivalence ; qu'au
vu de ces constatations, la cour d'appel ne pouvait, sans violer les dispositions de l'article 6-1 de
la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales,
refuser, ainsi qu'il lui était demandé, d'écarter l'article 29 de la loi du 19 janvier 2000 pour juger
le litige dont elle était saisie ; - 2/ qu'il résulte des articles L. 212-2 et L. 212-4 du Code du
travail, dans leur rédaction alors en vigueur, qu'un horaire d'équivalence peut être institué soit
par un décret, soit par une convention de branche ou un accord professionnel ou
interprofessionnel étendu, soit par une convention ou un accord d'entreprise ou d'établissement
soumis aux dispositions de l'article L. 132-26 du Code du travail ; qu'une convention collective
agréée ne remplit pas ces conditions ; qu'en se fondant, par suite, sur l'institution d'un temps
d'équivalence par la seule Convention collective nationale des établissements et services pour
personnes inadaptées et handicapées du 15 mars 1966, la cour d'appel a violé les dispositions
susvisées ; - 3/ qu'il résulte des constatations de l'arrêt attaqué que les salariés intéressés
effectuaient des heures de présence de nuit dans une chambre spécialement mise à leur
disposition dans l'enceinte du foyer afin d'être en mesure de répondre à tout moment, en cas de
besoin, aux sollicitations des personnes handicapées, et que, s'il y avait des temps d'inaction
entre les interventions, ils devaient être considérés par ailleurs comme des temps de travail
effectif ; qu'il s'en déduisait nécessairement qu'il s'agissait d'un temps pendant lequel les salariés
étaient tenus de rester en permanence à la disposition de l'employeur pour les besoins de
90
l'entreprise, de sorte que ces heures de garde de nuit constituaient un temps de travail effectif qui
devait être rémunéré comme tel ; que de ce chef, la cour d'appel a encore violé l'article L. 212-4
du Code du travail ; - Mais attendu que si le législateur peut adopter, en matière civile, des
dispositions rétroactives, le principe de prééminence du droit et la notion de procès équitable
consacrés par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et
des libertés fondamentales s'opposent, sauf pour d'impérieux motifs d'intérêt général, à
l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice afin d'influer sur le
dénouement judiciaire des litiges ; - Et attendu qu'obéit à d'impérieux motifs d'intérêt général
l'intervention du législateur destinée à aménager les effets d'une jurisprudence nouvelle de
nature à compromettre la pérennité du service public de la santé et de la protection sociale
auquel participent les établissements pour personnes inadaptées et handicapées ; que dès lors, la
cour d'appel, en faisant application de l'article 29 de la loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000 au
présent litige, a légalement justifié sa décision ; Par ces motifs, rejette.
Observations
1 Aux termes de l'article 2 du Code civil, la loi « n'a point d'effet rétroactif ». On entend par
là qu'une loi ne peut pas s'appliquer à des faits qui ont été accomplis antérieurement à son entrée
en vigueur. La règle paraît de bon sens. Le droit privé a pour finalité d'organiser la vie en société
et d'assurer la paix sociale en règlant les rapports entre les personnes privées. Comment pourraitil atteindre ce but si les actes qui ont été accomplis, les situations qui ont été créées et les droits
qui ont été acquis conformément à la loi alors en vigueur pouvaient être remis en cause à tout
moment par une loi nouvelle ? Mais il arrive que le législateur se propose de déroger à cette
règle. Le peut-il et dans quelle mesure ? Répondant à cette interrogation, l'arrêt ci-dessus
reproduit pose les principes qui gouvernent la question (I). Les justifications qu'on invoque à
leur soutien ne sont pas à l'abri de la discussion (II).
I. - Les principes
2 Après avoir rappelé que le législateur peut, en matière civile, adopter des dispositions
rétroactives (A), la haute juridiction apporte à cette affirmation, s'agissant des lois de validation,
des limitations qu'elle emprunte à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg (B).
A. - Les lois rétroactives
3 « Le législateur peut adopter, en matière civile, des dispositions rétroactives ».
Et de fait, si l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789, à laquelle renvoient
le Préambule de la Constitution de 1946 et celui de la Constitution de 1958, ainsi que l'article 7
de la Convention européenne des droits de l'homme posent le principe de la non-rétroactivité de
la loi pénale, il n'en va pas de même pour la loi civile. A la différence de la Constitution de l'an
III qui avait consacré un tel principe (« Aucune loi ni criminelle ni civile ne peut avoir d'effet
rétroactif »), aucun des instruments constitutionnels qui l'ont suivie n'a réaffirmé cette règle,
laquelle procède aujourd'hui exclusivement de l'article 2 du Code civil. Il en résulte que le
législateur peut, en matière civile, déroger au principe de non-rétroactivité, dès lors qu'il confère
expressément ce caractère à une loi. On peut, en effet, en principe déroger par une loi plus
récente à une loi plus ancienne.
4 L'exemple toujours cité de disposition rétroactive est celui du décret du 17 nivôse an II (6
91
janv. 1794) qui, durant la Révolution, a annulé toutes les donations faites depuis le 14 juillet
1789 et disposé que les règles nouvelles qu'il édictait en matière de dévolution de biens laissés
par des personnes décédées s'appliquaient à toutes les successions ouvertes depuis cette date. Le
législateur révolutionnaire cherchait ainsi à changer la structure de la société en modifiant au
sein de celle-ci la répartition des richesses. Il en est résulté de graves perturbations puisqu'il a
fallu remettre en cause les partages effectués dans l'intervalle ainsi que les actes juridiques qui
avaient été accomplis sur la foi de ceux-ci. D'où, on l'a vu, la consécration du principe de nonrétroactivité de la loi civile par la Constitution de l'an III.
Fort de cette expérience, le législateur n'a longtemps fait usage des lois rétroactives que de
manière exceptionnelle. Parfois, il s'est agi de faire face à des situations de crise. Ainsi la loi du
27 juillet 1940 a exonéré les chemins de fer de leur responsabilité pour les transports effectués
depuis le 10 mai 1940. Parfois aussi, certaines lois reçoivent une portée rétroactive dans un
souci de progrès social. Ainsi la loi du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des
victimes d'accident de la circulation a été déclarée applicable aux procédures en cours, ainsi
qu'aux accidents intervenus dans les trois années précédant la publication de la loi et n'ayant pas
donné lieu à l'introduction d'une action en justice. Parfois enfin, le législateur donne une portée
rétroactive à une loi nouvelle afin de valider une pratique, irrégulière au regard des textes, mais
qui paraît pouvoir être admise sans inconvénient sérieux. C'est ainsi que la loi du 21 juin 1843 a
validé rétroactivement tous les actes notariés ne mentionnant pas la présence d'un notaire en
second alors que celle-ci était requise. C'est ainsi encore que la loi du 3 janvier 1972 a validé la
reconnaissance d'enfants adultérins jusque-là illicites dont la nullité n'avait pas été prononcée
par un jugement passé en force de chose jugée (art. 12 al.3). (Sur les lois interprétatives et leur
caractère rétroactif, voir infra, n° 9).
5 Raisonnant par analogie avec la rétroactivité in mitius qui bénéficie de plein droit aux lois
pénales plus douces, un auteur a suggéré qu'une portée similaire soit reconnue à toutes les lois «
confirmatives » sans qu'il soit besoin pour cela d'une disposition transitoire spécifique (F.
Dekeuwer-Defossez, Les dispositions transitoires dans la législation civile contemporaine,
1977, n° 151, p. 184). C'est méconnaître que le problème ne se pose pas dans les mêmes termes
en droit civil et en droit criminel. A la différence du droit pénal, le droit civil résout les conflits
entre deux parties : il ne peut donner raison à l'une sans donner tort à l'autre. La validation d'un
acte nul n'échappe pas à la règle : le testament validé peut déshériter l'héritier ab intestat (J.
Héron, « Etude structurale de l'application de la loi dans le temps », RTD civ. 1985.301).
Partant, contrairement à ce qui a pu être dit, l'application rétroactive d'une loi civile, permettraitelle de valider un acte nul, recèle une menace certaine pour la sécurité juridique. Aussi la portée
rétroactive qui s'attache aux lois confirmatives ne nous paraît-elle pouvoir résulter, comme
l'exige d'ailleurs la lettre de l'article 2 du Code civil, que d'une disposition expresse du
législateur (Roubier, Le droit transitoire, n° 61, p. 283 et s.).
6 Longtemps assez rares, les lois de validation ont eu tendance à se multiplier à la période
récente en raison de la piètre qualité de la législation. Prenant conscience des malfaçons qui
affectent tel ou tel texte, le législateur tente de réparer les erreurs commises. Il le fait parfois
uniquement pour l'avenir, au moyen d'une loi rectificative, mais il le fait aussi souvent pour le
passé, au moyen d'une loi de validation laquelle revêt alors un caractère rétroactif. C'est ainsi
que le législateur ayant abrogé par inadvertance, en 1991, l'article 631 du Code de commerce qui
fonde la compétence générale des tribunaux de commerce et que l'erreur n'ayant été découverte
qu'en... 2000, la loi NRE du 16 mai 2001 a introduit dans le Code de l'organisation judiciaire un
92
nouvel article L. 411-4 reprenant la substance de l'article 631 du Code de commerce avec effet
rétroactif en 1991. La loi a alors pour objet manifeste de « rétablir la sécurité juridique en
sauvant les prévisions des sujets de droit » (T. Piazzon, La sécurité juridique, thèse Paris II,
2006, n° 165). Mais il arrive aussi - l'affaire ayant donné lieu à la décision analysée en est une
excellente illustration - que le législateur use de cette technique « dans le but de contrecarrer une
évolution de la jurisprudence qu'il désapprouve ». Il y a alors « une lutte de pouvoirs ou de
préséance entre le Parlement et l'autorité judiciaire » (Th. Piazzon, op. et loc. cit.). Cette lutte de
pouvoirs a conduit le juge - constitutionnel, européen, judiciaire, administratif - à procéder à un
encadrement des lois rétroactives (Ph. Malinvaud, « L'étrange montée du contrôle du juge sur
les lois rétroactives », Le Code civil, un passé, un présent, un avenir, 2004, p. 671 et s.).
B. - L'encadrement des lois rétroactives
7 Ces lois sont susceptibles d'être soumises à un double contrôle : contrôle de
constitutionnalité par le Conseil constitutionnel, contrôle de conventionnalité par la Cour
européenne des droits de l'homme et, dans son sillage, par les juges nationaux, juge judiciaire ou
juge administratif, pour ce qui est de la France.
8 Dès lors qu'il s'était reconnu le pouvoir d'apprécier la conformité des lois au bloc de
constitutionnalité, (supra, n° 2), le Conseil constitutionnel décida naturellement qu'en matière
pénale, l'article 8 de la Déclaration de 1789 conférait au principe de non-rétroactivité une valeur
constitutionnelle (Cons. const. 19 et 20 janv. 1981, D. 1982.441, JCP 1981.II.19701, GDCC, n°
30 ; 18 janv. 1985, D. 1986.425). Mais s'agissant de la matière civile, il jugea d'abord que
l'article 2 du Code civil n'avait que la valeur d'une loi ordinaire (Cons. const. 9 janv., 22 juill., 30
déc. 1980, Rec. Cons. const., p. 29, 46, 53, D.1981. IR., 359). Est-ce à dire que le contrôle de
constitutionnalité devait rester limité aux seules matières pénales ? Le besoin d'un contrôle des
lois rétroactives en dehors de la matière pénale, se fit d'abord sentir en droit fiscal, le législateur
n'hésitant pas à allécher les contribuables par des incitations fiscales (exonération,
abattements...) qu'il supprime ensuite, parfois rétroactivement (Cons. const. 28 déc. 1995, Rec.
Cons. const., p. 646, JCP 1996.III.67749 ; J. Buisson, « Non-rétroactivité des lois et droit fiscal
», in Le titre préliminaire du Code civil, 2003, p. 99 et s. ; voir aussi Rép. min., Defrénois 2003,
p. 1021). Cette première ouverture fut élargie par une décision du 18 décembre 1998, relative à
la loi de financement de la Sécurité sociale pour 1999, le Conseil posant à cette occasion une
règle applicable en tous domaines : « que le principe de non-rétroacivité des lois n'a valeur
constitutionnelle, en vertu de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen,
qu'en matière répressive ; que si, dans les autres matières, le législateur a la faculté d'adopter des
dispositions rétroactives, il ne peut le faire qu'en considération d'un motif d'intérêt général
suffisant et sous réserve de ne pas priver de garanties légales des exigences constitutionnelles »
(Cons. const. 18 déc. 2001, JO 26 déc. 2001, p. 20582).
9 La pénétration grandissante du droit européen des droits de l'homme au sein du droit
privé, par le truchement du contrôle de conventionnalité (supra, n° 3), s'est notamment
manifestée à propos des lois rétroactives. Si la Convention européenne des droits de l'homme
affirme le principe de non-rétroactivité de la loi en matière pénale (art. 7), elle ne comporte en
revanche aucune disposition similaire à l'article 2 du Code civil français en matière civile. Mais
l'on s'est ingénié à en découvrir l'équivalent en prenant appui sur l'article 6 § 1 de la Convention
européenne des droits de l'homme, ainsi libellé : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit
entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant
93
et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de
caractère civil... ». Au premier abord, cette disposition paraît étrangère à la question de la nonrétroactivité des lois. Mais la Cour de Strasbourg a trouvé l'occasion de faire application de ce
texte à propos du contrôle de conventionnalité exercé sur des lois qui valident des actes que la
jurisprudence déclarait nuls par interprétation de la loi en vigueur. Ces lois de validation, dans la
mesure où elles modifient les règles de droit applicables à des litiges dont certains sont pendants
devant un juge, sont-elles compatibles avec le droit à un procès équitable inscrit dans l'article 6
de la Convention européenne ? La Cour de Strasbourg a répondu par la négative dans un arrêt du
23 octobre 1997 en décidant que « si, en principe, le pouvoir législatif n'est pas empêché de
réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits
découlant des lois en vigueur, le principe de prééminence du droit et la notion de procès
équitable résultant de l'article 6 § 1 de la Convention européenne, s'opposent, sauf pour
d'impérieux motifs d'intérêt général, à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de
la justice afin d'influer sur le dénouement judiciaire d'un litige » (CEDH 23 oct. 1997, National
et provincial building society, Rec. CEDH p. 2325, RFDA 1998, p. 990, note L. Sermet ; 28 oct.
1999, Zielenski,D. 2000.629, obs. R. Perrot, RTD civ. 2000.437, obs. Marguénaud, Grands
arrêts CEDH, n° 28 ; B. Mathieu, « Les validations législatives devant le juge de Strasbourg :
une réaction rapide du Conseil constitutionnel », RFDA 2000, p. 289). Elle use aussi parfois, à
cet effet, de l'article 1er du Protocole n° 1 de la Convention européenne suivant lequel « toute
personne physique ou morale a droit au respect de ses biens ». Et de fait, ce texte s'appliquant
aussi bien aux créances qu'aux biens stricto sensu, il y a contrariété si la créance est née sous
l'empire du droit ancien et qu'elle est supprimée par la loi nouvelle. Il suffit dès lors de remonter
assez haut dans le temps de la naissance d'un droit pour affirmer qu'en y portant atteinte, une loi
nouvelle remet injustement en cause le passé (voir au sujet du « tableau d'amortissement et des
intérêts dus à des établissements de crédit », CEDH 14 févr. 2006, Lecarpentier, JCP E 2006.
2062, note J. Raynaud, LPA 3 mai 206, p. 12, note E. Garaud, RTD civ. 2006.261, obs.
Marguénaud ; voir aussi dans l'affaire Perruche, infra, n° 190). On voit que la théorie des droits
acquis qui a pu paraître un temps surannée (supra, n° 4-7, § 3) a de beaux jours devant elle.
10 Dans l'affaire ayant donné lieu à la décision ci-dessus reproduite, le législateur était
précisément intervenu pour briser une jurisprudence nouvelle alors qu'était en cours un litige
dans lequel cette jurisprudence avait été invoquée. Empruntant presque mot pour mot sa
motivation à la Cour de Strasbourg, la haute juridiction décide que, « si le législateur peut
adopter, en matière civile, des dispositions rétroactives, le principe de prééminence du droit et la
notion de procès équitable consacrés par l'article 6 de la Convention européenne s'opposent, sauf
pour d'impérieux motifs d'intérêt général, à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration
de la justice afin d'influer sur le dénouement judiciaire des litiges » (voir déjà dans cette voie
Civ. 1re, 20 juin 2000, D. 2000.699, note M.-L. Niboyet, RTD civ. 2000.670, obs. Molfessis,
676, obs. Libchaber, LPA 5 mars 2001, n° 45, p. 12, note Thioye ; 13 nov. 2002, Bull. civ. I, n°
268 ; voir aussi la position du Conseil d'Etat : CE 28 juin 2000, AJDA 2000.796 ; 11 juill. 2001,
RFDA 2001.1047, concl. Bergeal). Mettant en oeuvre cette directive, elle a estimé qu'en la
circonstance, l'intervention du législateur avait bien été guidée par « d'impérieux motifs d'intérêt
général », dans la mesure où elle était « destinée à aménager les effets d'une jurisprudence
nouvelle de nature à compromettre la pérennité du service public de la santé et de la protection
sociale auquel participent les établissements pour personnes inadaptées et handicapées ». En se
prononçant ainsi, l'Assemblée plénière prend le contre-pied de la chambre sociale, laquelle,
refusant de s'incliner devant cette loi nouvelle, avait nié l'existence d'un impérieux motif
94
d'intérêt général (Soc. 24 avr. 2001, D. 2001.2445, note Kibalo Adom). Mais postérieurement, la
chambre sociale s'est alignée sur la position de l'Assemblée plénière (Soc. 18 mars 2003, Bull.
civ. V, n° 194 ; 28 janv. 2005, Bull. civ. V, n° 39). Ces divergences montrent l'incertitude qui
s'attache à l'appréciation du caractère impérieux du motif d'intérêt général poursuivi et portent à
s'interroger sur le bien-fondé de ces solutions.
Auparavant, il importe néanmoins de relever que l'arrêt reproduit avait laissé pendante une
question qui a été ultérieurement résolue. La présence de l'Etat à l'instance en cours ayant été
relevée (Civ. 1re, 20 juin 2000, RTD civ. 2000. 670, obs. Molfessis), on s'était demandé s'il n'y
avait pas là une seconde condition requise pour que soit tenu en échec le caractère rétroactif des
lois de validation : absence d'un motif impérieux d'intérêt général d'une part, présence de l'Etat
au litige d'autre part. Et de fait, l'égalité des armes est manifestement méconnue lorsque l'Etat est
partie à une procédure et qu'il modifie rétroactivement le droit applicable à celle-ci dans un sens
qui lui est favorable (Ph. Théry, RTD civ. 2004.344). Par un arrêt du 23 janvier 2004,
l'Assemblée plénière a nettement écarté cette seconde exigence ; le contrôle des lois rétroactives
s'applique « même lorsque l'Etat n'est pas partie au procès » (Ass. plén. 23 janv. 2004, D.
2004.1108, note P.-Y. Gautier, JCP 2004. II. 10030, note Billiau, RFDA 2004.224, note B.
Mathieu, RJDA 2004.304, rapp. C. Favre, RTD civ. 2004.341, obs. Théry, 371, obs. Raynard,
598, obs. P. Deumier).
II. - Appréciation
11 Afin de justifier la jurisprudence analysée, on invoque habituellement l'impératif de
sécurité juridique ainsi que le principe de l'indépendance des juges. Aucune de ces
considérations n'emporte pleinement la conviction.
A. - La sécurité juridique
12 Pour fonder ses décisions, la Cour de Strasbourg se réfère au principe de sécurité
juridique, lequel est une des composantes du droit à un procès équitable. On ne doit pas modifier
la loi en cours de litige et la rendre applicable aux affaires pendantes au risque de méconnaître
les prévisions juridiques des sujets de droit (Malinvaud, art. préc, p. 678 ; Molfessis, RTD civ.
2000.670). Dès lors que ceux-ci ont agi en justice pour faire valoir les droits que le droit positif
leur reconnaît, la sécurité juridique requiert que le législateur ne remette pas en cause leur
prévision en modifiant celui-ci rétroactivement. Mais à retenir une telle justification, il
conviendrait que « l'on scrute précisément l'état et la légitimité des prévisions élaborées par celui
qui a agi en justice et subit à son détriment la validation » (Th. Piazzon, La sécurité juridique, n°
166). C'est ainsi que, si l'action en justice a été introduite avant le revirement de jurisprudence
que la loi de validation a pour objet de combattre, on perçoit mal en quoi cette loi méconnaît les
prévisions légitimes du demandeur. Ainsi en allait-il, en la circonstance. L'action avait été
introduite en 1998 et le revirement de jurisprudence était survenu en juin 1999, en cause d'appel.
Partant, c'était plutôt la loi de validation qui, en remettant le droit dans l'état où il se trouvait au
jour de l'introduction de l'instance, respectait le mieux les prévisions des intéressés. C'est dire
que le recours à l'impératif de sécurité juridique oblige à une véritable casuistique, en fonction
des circonstances propres à chaque cas. Or, comme on l'a justement souligné, « il n'est pas sûr
que le juge accepte de rentrer dans de telles considérations (...) Si la validation répond à un «
impérieux motif d'intérêt généralÃ?"Ã?", elle sera valable et efficace, quand bien même des
prévisions juridiques légitimes devraient en souffrir, conséquence logique d'un choix qui fait
95
prévaloir l'intérêt collectif sur l'intérêt subjectif des individus qui aspirent à la sécurité. Si, au
contraire, la validation ne répond pas à cet « impérieux motif d'intérêt général » tel que le
dessine le juge, elle sera écartée dans tous les cas, que des prévisions légitimes soient ou non en
cause. Plus que la sécurité juridique des justiciables, la jurisprudence qui s'est développée au
sujet des lois de validation vise à protéger (...) l'office du juge contre l'ingérence du législateur »
(T. Piazzon, op. et loc. cit.). C'est l'indépendance du juge et la séparation des pouvoirs qui sont
alors en cause.
B. - L'indépendance du juge
13 Dans la mesure où les lois de validation se proposent de briser une jurisprudence
contraire à la volonté du législateur, la critique se déplace du terrain de la sécurité juridique vers
celui de l'indépendance du juge, principe constitutionnel déduit de l'article 64 de la Constitution
pour le juge judiciaire. En application de ce principe, le Conseil constitutionnel a décidé « qu'il
n'appartient ni au législateur, ni au gouvernement de censurer les décisions des juridictions,
d'adresser à celles-ci des injonctions et de se substituer à elles dans le jugement des litiges
relevant de leur compétence » (Cons. const. 20 juill. 1980, D. 1981.65, note Franck). Il est, au
reste, évident que dans de tels cas, le droit à un procès équitable est méconnu. Mais interdire au
pouvoir exécutif et au pouvoir législatif de censurer les décisions de justice ou de se substituer à
celles-ci dans la résolution des litiges n'implique pas de lui refuser le pouvoir de modifier une loi
s'il estime que l'application qui en est faite par les juges conduit à des solutions regrettables.
Dans ce dernier cas, la difficulté est alors essentiellement de savoir si le législateur peut décider
que la loi nouvelle est applicable aux instances en cours, ce qui signifie qu'elle s'applique à des
faits antérieurs à son édiction alors même qu'un procès a été engagé dès lors qu'il n'a pas donné
lieu à une décision passée en force de chose jugée. L'analyse structurale des conflits de lois dans
le temps qui voit dans la loi rétroactive « une série de décisions en ce qu'elle régit les faits
antérieurs à son édiction » porte à considérer avec méfiance une telle situation. Ce faisant, le
législateur « s'écarte de sa fonction normale qui est de poser des normes abstraites et neutres
parce qu'hypothétiques : il règle les cas particuliers » (J. Héron, Principes du droit transitoire,
Dalloz, 1996, n° 61 et s., p. 59 et s.).
14 Conseil constitutionnel et Cour de Strasbourg ont entrepris de répondre à cette situation
en recourant à des procédés voisins. Le législateur peut adopter des mesures de validation à
condition qu'elles répondent, pour le Conseil constitutionnel, à un « motif d'intérêt général
suffisant », pour la Cour de Strasbourg, à d'« impérieux motifs d'intérêt général ». L'idée qui
sous-tend ces directives est ancienne. Aubry et Rau écrivaient déjà que « le législateur ne doit
faire usage de ce pouvoir (édicter des lois rétroactives) que pour des causes majeures d'intérêt
public » (Cours de droit civil français, 5e éd. par Bartin, § 30, p. 104). Et lorsque le législateur
prend parti pour une catégorie de citoyens au détriment d'une autre, spécialement lorsque des
procédures sont pendantes, il faut que « soit constatée une concordance des intérêts des premiers
avec l'intérêt général » (P.-Y. Gautier, note, D. 2004, p. 1112).
En dépit de la parenté d'inspiration qui guide ces directives, leur formulation quelque peu
différente ne va pas sans susciter certains inconvénients. La Cour de Strasbourg considère, en
effet, qu'une décision du Conseil constitutionnel déclarant la loi de validation conforme à la
Constitution « ne suffit pas à établir la conformité de (celle-ci) avec les dispositions de la
Convention européenne » (CEDH 28 oct. 1999, préc.). Il en résulte que la France reste exposée à
des condamnations par la Cour de Strasbourg pour des textes législatifs que le Conseil
96
constitutionnel a jugés conformes à la Constitution. Ainsi une loi déclarée conforme à la
Constitution pourra être écartée comme contraire à une convention (voir par ex, Com. 20 nov.
2001, RFDA 2002.791, note J. Lamarque) par un juge qui reconnaît pourtant dans l'ordre
interne, c'est-à-dire dans son ordre, la supériorité de la Constitution sur la Convention (supra, n°
1). C'est un signe parmi d'autres de l'hétérarchie juridique (F. Terré, « L'hétérarchie juridique »,
Mélanges Jacques Boré, 2006, p. 447 et s.).
La position retenue par la Cour de Strasbourg conduit le juge judiciaire, au titre du contrôle
de conventionnalité, à vérifier si la loi de validation est justifiée par un impérieux motif d'intérêt
général. Ainsi qu'on l'a souligné, ce contrôle place le juge « sur un terrain qui est normalement
celui du législateur », lequel est « le seul interprète et gardien autorisé de l'intérêt général » (Ph.
Malinvaud, art. préc., p. 682 ; Th. Piazzon, op. cit., n° 166 ; Ph. Théry, RTD civ.2004.345). C'est
là, au reste, pour le juge un « cadeau empoisonné » car il requiert une appréciation « de nature
politique », à laquelle celui-ci n'est guère préparé. L'affaire ayant donné lieu à la décision
analysée montre bien la difficulté de l'exercice. Prenant le contre-pied de la chambre sociale,
l'Assemblée plénière décide que l'intervention du législateur destinée à aménager les effets d'une
jurisprudence nouvelle répond à d'impérieux motifs d'intérêt général dès lors que cette
jurisprudence était de nature à « compromettre la pérennité du service public de la santé et de la
protection sociale ». Qualifiée d'« imparable » par un commentateur (B. Mathieu, chron. préc.),
cette justification est jugée déficiente par un autre aux motifs que la décision aurait été dictée par
un simple intérêt financier (Paricard-Pioux, D. 2003.1648). On entrevoit ainsi toute la difficulté
de la tâche confiée au juge.
Ultérieurement, l'Assemplée plénière s'est abritée pour résoudre cette question derrière une
recherche de l'intention du législateur : « il ne résulte ni des termes de la loi (MURCEF), ni des
travaux parlementaires que le législateur ait entendu répondre à un impérieux motif d'intérêt
général pour corriger l'interprétation jurisprudentielle de l'article L. 145-38 du Code de
commerce et donner à cette loi nouvelle une portée rétroactive dans le but d'influer sur le
dénouement des litiges en cours » (Ass. plén. 23 janv. 2004, D. 2004. 2004.1108, note P.-Y.
Gautier ; v. infra n° 9, § 9). La méthode de la recherche de l'intention du législateur est ainsi «
étendue, dans une tentative quelque peu hybride, de la fonction d'interprétation à celle de
contrôle de la loi » (P. Deumier, RTD civ. 2004.601 ; sur les conflits qui risquent d'en résulter
entre les différents agents du contrôle de la rétroactivité des lois, v. P. Deumier, RTD civ. 2004.
601). Le législateur se voit ainsi imposer une sorte d'« obligation de motivation » de la norme
rétroactive (P.-Y. Gautier, note D. 2004.1113).
Doc. 3
Ordre public et bonnes moeurs - Jean HAUSER - Jean-Jacques LEMOULAND mars 2004 (dernière mise à jour : juin 2011) Répertoire de droit civil
Section 1 - Sources de l'ordre public
Art. 1 - Sources internationales et européennes de l'ordre public
10. Il convient de mettre à part ce que le juge français range traditionnellement sous
l'appellation d'ordre public international (V. Rép. internat., Vo Ordre public). Par cette
référence on veut soit justifier l'application de certaines lois françaises ou du moins leur
application immédiate, soit porter exception à l'application de la loi étrangère que la règle de
97
conflit désignerait, ceci pour « défendre des positions jugées essentielles de l'ordre juridique
national » (J. DERRUPPÉ, Droit international privé, 9e éd., 1990, Dalloz). En réalité
l'expression d'ordre public international n'est pas très heureuse, et elle a seulement pour but de
marquer la distinction d'avec l'ordre public interne. Il n'y a pas coïncidence, et la notion
d'ordre public utilisée en droit international privé est beaucoup plus étroite que celle qui est
utilisée en droit interne. Il est vrai qu'elle n'est pas pour autant plus précise (pour un exposé
simplifié de cette notion, F. MONEGER, Droit international privé, no 141 et s., 2e éd., 2003,
Litec ; pour une étude détaillée, V. R. LIBCHABER, L'exception d'ordre public en droit
international privé, in L'ordre public à la fin du XXe siècle, op. cit., p. 65 et s.).
11. Les sources internationales de l'ordre public ne sauraient être négligées. Se résumant
souvent à des principes essentiels, les traités et conventions internationales peuvent être une
source importante d'ordre public, car ils proclament alors des droits élémentaires qui prennent
forcément appui sur des règles dont le caractère d'ordre public n'est pas contesté. Que l'on
songe aux pactes internationaux des droits de l'homme tant pour les droits économiques,
sociaux et culturels que pour les droits civils et politiques auxquels la France a adhéré le
4 novembre 1981, ou encore la Convention européenne des droits de l'homme, ou la
Convention internationale sur les droits de l'enfant, ou bien entendu les traités fondant l'Union
européenne. Ces règles, dont toutes ne sont évidemment pas d'ordre public puisqu'on trouve
de nombreuses simples recommandations, constituent une sorte de cadre dans lequel la loi
interne doit s'insérer, et les juridictions françaises acceptent de contrôler la compatibilité entre
elles et les lois internes (Cass. ch. mixte 24 mai 1975, D. 1975.497, concl. Touffait ; CE
20 oct. 1989, Nicolo, D. 1990.135, note P. Sabourin ). L'effet d'ordre public est très net dans
la jurisprudence de la CEDH et affirmé dès le 11 janvier 1961 dans un arrêt Autriche c/ Italie
(Ann. CEDH, vol. 4, p. 139 et s.) selon lequel la Convention a pour but « d'instaurer un ordre
public communautaire des libres démocraties d'Europe afin de sauvegarder leur patrimoine
commun de traditions politiques, d'idéaux, de liberté et de prééminence du droit ». En même
temps l'articulation avec l'ordre public interne des États connaît une application spécialement
intéressante dans le contrôle de ce que la CEDH appelle la marge nationale d'appréciation.
L'exception d'ordre public national, qui est ainsi reconnue, connaît toutefois un contrôle de
plus en plus strict par la cour selon laquelle il ne peut avoir effet que s'il concerne une mesure
nécessaire, répondant à un besoin social impérieux, s'il est proportionné, etc. (V. ainsi,
F. SUDRE, op. cit., no 154 : sur la Convention comme standard minimum, J. F. RENUCCI,
op. cit., no 288 et s. ; sur l'ordre public en droit communautaire, M. C. BOUTARDLABARDE, in L'ordre public à la fin du XXe siècle, p. 83 et s.). On est ainsi en face d'une
hiérarchie organisée des ordres publics entre normes internationales et normes internes.
Art. 2 - Sources internes
§ 1 - Sources textuelles
12. Lois et règlements. - Parmi les sources internes, c'est bien entendu tout d'abord la loi qui
en est la source première, et ce sont ces textes que vise l'article 6 du code civil qui prévoit
« qu'on ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l'ordre
public et les bonnes moeurs ». On retrouve trace de cette limite dans l'article 1128 du même
code qui interdit a contrario les conventions sur les choses qui sont hors du commerce et que
la jurisprudence utilise notamment en droit des personnes et de la famille, et encore dans les
articles 1131 et 1133 qui, combinés, annulent les conventions dont la cause serait prohibée par
la loi ou qui serait contraire à l'ordre public et aux bonnes moeurs. Mais, comme l'indique
nettement l'article 6, toute autre loi peut être déclarée d'ordre public, et ledit article en assurera
le respect. Il faut même entendre le terme de loi dans un sens large. En effet, si de nombreuses
dispositions d'ordre public résultent effectivement du pouvoir législatif, la source
réglementaire de l'ordre public s'est plus ou moins développée selon les périodes, notamment
dans le domaine de l'ordre public économique. Sous la seule réserve de respecter les limites du
domaine réglementaire fixées par la Constitution, il est toujours possible de créer des
98
dispositions d'ordre public par cette voie.
13. Les formules utilisées dans les textes sont très variables. À côté de la formule nette selon
laquelle le présent texte est d'ordre public, on trouve d'autres formules variées visant surtout
les éventuelles conventions contraires « nonobstant toutes conventions contraires… », « les
conventions contraires à la présente loi sont nulles… », « … sont réputées non écrites ». Il
arrivera même que le législateur ne prenne pas la peine de préciser, et qu'on déduise le
caractère d'ordre public de l'esprit même du texte, ce qui ne sera pas toujours sans créer des
difficultés. Dans ce dernier cas c'est le juge qui remplira alors un rôle important (V. infra,
no 18 et 87).
14. On pourrait être alors tenté de déduire de ces formules que l'ordre public serait assimilable
à la notion de lois impératives. Il se ramènerait aux textes qui sont suffisamment importants
pour qu'on interdise toute volonté contraire. L'affirmation suppose une double vérification. Il
paraît d'abord certain que tout ce qui est d'ordre public ne résulte pas forcément de lois
impératives car il existe d'autres sources (V. infra, no 16), même si les lois impératives
demeurent une source importante. On a ainsi noté que de nombreux textes modernes usaient et
abusaient de la sanction pénale pour faire respecter ce qui semblait essentiel au législateur
moderne (J. CARBONNIER, Introduction, in L'évolution contemporaine du droit des contrats,
Journées R. Savatier, 1985, p. 36). Sur ce point l'accord se fait en général (J. GHESTIN, Les
obligations, op. cit., no 104 et 110). Par contre la réciproque est beaucoup plus discutée :
toutes les lois impératives sont-elles nécessairement d'ordre public ? On peut fortement en
douter, car ceci nous ramène à la définition de la notion considérée. Si l'on admet que l'ordre
public comporte un minimum de référence à l'intérêt général, il faut bien constater que de
nombreuses lois impératives ne visent qu'à protéger certains intérêts de groupes ou d'individus
sans que la référence à l'intérêt général soit immédiate. Il est sans doute indirectement de
l'intérêt général de protéger les incapables par des lois impératives, mais, dans l'immédiat, ce
sont bien les personnes elles-mêmes qui sont protégées. Si l'on veut comprendre dans l'ordre
public toutes les lois impératives, il faut retenir de celui-ci une définition plus vague qui
renonce à toute référence aux buts poursuivis (J. CARBONNIER, Droit civil, t. 4, Les
obligations, no 69, « l'ordre public est le domaine des lois impératives »), mais cette
conséquence est acceptée par une part importante de la doctrine (J. GHESTIN, op. cit., no 97).
Dans cette conception, l'ordre public se définit uniquement par son résultat technique sans
référence à un but poursuivi. Le choix n'est pas seulement technique, il est aussi notionnel.
Son importance apparaît bien dans certains des projets de code européen des contrats où la
notion d'impérativité est uniquement utilisée sans qu'on puisse toujours affirmer que cette
impérativité recouvre bien ce qu'on entend habituellement par ordre public en droit français.
Aussi bien la variabilité des sanctions proposées pour assurer le respect de cette impérativité
montre bien qu'on est parfois très loin de textes destinés à assurer l'ordre public, au moins au
sens habituel du terme (J. HAUSER, L'ordre public et les bonnes moeurs, in Les concepts
contractuels…, op. cit., p. 105). On a même parfois soutenu (D. TALON, Considérations sur
la notion d'ordre public dans les contrats en droit français et en droit anglais, Mélanges
Savatier, p. 883 et s.) paradoxalement que l'ordre public n'existerait qu'en dehors des lois
impératives, car ce n'est que là que, en donnant une latitude au juge, il trouverait son utilité.
15. Il ne serait pas non plus possible de rapprocher lois d'ordre public et lois de police au sens
du droit international privé alors que ces dernières pourraient sembler proches des lois
impératives du droit interne. Il n y a pas coïncidence entre les lois d'ordre public interne et les
lois de police, ces dernières obéissant à une définition beaucoup plus étroite. Il n'y a pas non
plus coïncidence avec la notion d'ordre public en droit international privé car l'effet technique
en est très différent. Alors que l'exception d'ordre public conduit à évincer la loi normalement
applicable, ce qui suppose que celle-ci ait été préalablement désignée, la loi de police postule
que la loi étrangère n'a jamais été désignée. Il est vrai simplement que la notion de loi
99
d'ordre public en droit international est si discutée qu'on peut comprendre les confusions
parfois entretenues (sur ces discussions, R. LIBCHABER, L'exception d'ordre public en droit
international privé, in L'ordre public à la fin du XXe siècle, op. cit., p. 65 et s.). De nouveau le
vocabulaire et la méthodologie retenues dans les projets européens conduisent souvent à
retenir parmi l'impérativité un noyau dur de textes, alors semble-t-il plus proches de la
définition classique de l'ordre public, qui comprendrait certaines règles du droit international
privé parmi lesquelles on trouverait les lois de police (J. HAUSER, Ordre public et bonnes
moeurs, in Les concepts contractuels, op. cit., p. 110).
§ 2 - Autres sources
16. Quoi qu'il en soit, l'ordre public peut résulter d'autres sources en dehors de la loi même
largement entendue. La jurisprudence et la coutume ou les usages y sont en bonne place, et il
n'est même pas certain que la liste soit ainsi complète.
17. Jurisprudence. - La doctrine dominante tient pour acquis le pouvoir du juge de faire naître
des dispositions d'ordre public en décidant du caractère incontournable par les volontés
individuelles de tel ou tel impératif. C'est un ordre public virtuel (J. CARBONNIER, op. cit.,
no 69, p. 140 ; J. GHESTIN, op. cit., no 113 et s.) ou ordre public judiciaire (G. MARTY et
P. RAYNAUD, op. cit., no 74 ; J. FLOUR et J.-L. AUBERT, op. cit., no 287). En réalité les
choses ne sont pas toujours aussi simples. L'affirmation est certainement exacte pour la partie
de l'ordre public que constituent les bonnes moeurs. La dépendance étroite de cette notion à
l'égard des opinions dominantes à un moment donné ne permet guère qu'une définition au coup
par coup qui suppose l'intervention du juge. Pour l'ordre public proprement dit, il convient de
nuancer en distinguant selon les différentes phases de développement de l'ordre public (en ce
sens, Ph. MALAURIE et L. AYNÈS, op. cit., no 526 et s.). Il est certain que l'ordre public
classique lié surtout à l'observation de principes généraux tels que la sauvegarde de l'État, des
institutions, des cadres élémentaires de la société, de la liberté des conventions, etc. supposait
que le juge conservait un pouvoir pour remplir ces cadres et les protéger par des règles
déclarées impératives. Il y a lieu de remarquer qu'on ne consentait pas ainsi un pouvoir
exorbitant au juge, car la plupart du temps on était en face de dispositions dont le respect
s'imposait à l'évidence. Le juge se bornait le plus souvent à tirer les conséquences des
principes généraux que la loi consacrait. C'est ainsi que peut s'expliquer la jurisprudence
classique admettant, après l'arrêt toujours cité du 4 décembre 1929 (DH 1930.50, S. 1931.1.49,
note P. Esmein) que « la cause est illicite quand elle est contraire à l'ordre public sans qu'il soit
nécessaire qu'elle soit prohibée par la loi » (V. déjà, Req. 29 déc. 1845, DP 1946.1.57 ; Cass.
civ. 15 mars 1876, S. 1876.1.337 ; V. encore T. civ. Seine, 10 janv. 1936, DH 1936.172 ; CA
Paris, 22 mai 1947, D. 1947.380 ; T. civ. Seine, 22 janv. 1947, D. 1947.126). Ce faisant, le
juge ne se bornait-il pas à interpréter simplement des principes dont le caractère souple lui
laissait quelque liberté ? Il est douteux qu'il soit allé beaucoup plus loin que de tirer les
conséquences de principes que l'on a pu qualifier de conservateurs et négatifs (P. MALAURIE
et L. AYNÈS, op. cit., no 527). Dans le rôle plus actif qu'aurait pu lui fournir la construction de
l'ordre public économique moderne, son pouvoir de création s'est trouvé pendant longtemps
bien modeste, soit parce que le législateur l'avait largement devancé, soit aussi souvent parce
qu'il ne s'estimait pas investi du pouvoir de décider positivement des orientations de politique
économique (V. ainsi les remarques de G. FARJAT, L'ordre public économique, thèse, Dijon,
1961). Au fond, la jurisprudence n'a pas créé d'ordre public, mais a tiré, avec plus ou moins de
liberté, les conséquences de ce que le législateur lui paraissait avoir considéré comme
essentiel, ce qui, à l'époque moderne, lui a souvent permis d'aller plus loin (V. l'opinion de
D. TALON exposée ci-dessus). J. MESTRE (in L'ordre public à la fin du XXe siècle, op. cit.,
spéc. p. 35) permet de conclure le débat : « Cet ordre privé impératif s'exprime, pour
l'essentiel, par l'oeuvre du législateur, qui bénéficie d'un relais jurisprudentiel non
négligeable. »
100
18. On a parfois invoqué en sens inverse la création par le juge d'un ordre public monétaire
sans le secours d'un véritable fondement textuel. Mais précisément les controverses sur le sens
exact et la portée de l'article 1895 du code civil, et finalement le refus de l'appliquer à la
question litigieuse des clauses d'indexation (Cass. 1re civ. 27 juin 1957, D. 1957.649, note
G. Ripert, JCP 1957. II. 10093 bis, concl. Besson) montrent bien la relative prudence du juge
quand il lui est demandé de créer un ordre public véritablement nouveau. Certes la
condamnation des clauses monétaires a bien été prononcée par la jurisprudence, mais la
prérogative monétaire n'a ainsi été déclarée d'ordre public que dans sa définition étroite alors
que, dans le même temps et malgré de longues hésitations, le juge concluait à la validité en
général des clauses économiques (contra G. FARJAT, thèse préc., no 178, qui estime tout de
même que, dans ce domaine, le rôle du juge a été important). Il est toutefois probable que,
dans d'autres domaines où le juge considère plus largement sa mission, il se reconnaît un rôle
plus créateur, surtout à l'époque actuelle et notamment dans la protection des consommateurs
(sur la jurisprudence à propos des clauses abusives, V. infra, no 87).
19. Si, comme on peut l'admettre, on retient l'idée que le juge peut interpréter textes ou
principes pour en tirer la conséquence qu'ils sont d'ordre public, demeure la question délicate
de savoir si cette démarche de qualification est un problème de droit ou un problème de fait
avec, bien entendu, la conséquence habituelle sur le contrôle des juges du fond par la Cour de
cassation. Les arrêts les plus anciens (Req. 11 nivôse, an IX, Jur. gén., Vo Obligations,
no 423.2o ; 18 juin 1828, ibid.,eod. Vo , no 613) avaient exclu l'intervention de la Cour suprême
dans le contrôle de l'application de l'article 6 du code civil par les juges du fond, mais la
réponse inverse a été très vite dominante, conformément d'ailleurs aux travaux préparatoires
du code civil (FENET, IV, p. 93) et, dès un arrêt de principe du 27 juin 1837 (S. 1837.1.697),
la chambre civile déclare « il n'est pas dans le pouvoir des juges du fait de déclarer illicite une
clause pour le seul motif qu'ils ne peuvent lui trouver une cause plausible lorsqu'elle ne se
trouve prohibée par aucune loi et qu'elle n'a rien de contraire à la morale et à l'ordre public »
(V. dans le même sens, Req. 10 juill. 1845, DP 1845.1.386 ; Cass. civ. 13 janv. 1879,
DP 1879.1.77 ; 18 nov. 1913, DP 1917.1.161 ; V. aussi PILON, rapp. sous Req. 26 mars 1935,
S. 1936.1.81). On peut ajouter que dans l'arrêt du 27 juin 1957 qui a consacré le principe de
validité des clauses d'indexation (V. supra, no 18), la Cour de cassation a pris nettement
position - et s'en est expliquée - sur le caractère d'ordre public (en l'espèce refusé) de
l'article 1895 du code civil, alors pourtant qu'on était en présence d'un arrêt de rejet (en ce
sens, J. GHESTIN, op. cit., no 115 ; V. encore Cass. 1re civ. 5 nov.1991, Bull. civ. I, no 297,
JCP, éd. E, 1992. II. 255, obs. A. Viandier, JCP 1992. I. 3570, obs. M. Fabre-Magnan,
Defrénois 1992, p. 1075, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1992.384, obs. J. Mestre ).
20. Les doutes qui auraient pu surgir sur ce contrôle viennent de deux confusions. D'une part,
une fois constaté le caractère d'ordre public d'un texte, ce que la Cour de cassation peut
censurer, l'interprétation des dispositions de ce texte est soumise au droit commun. Ainsi, pour
reprendre l'exemple des clauses d'indexation, après les ordonnances no 58-1374 du
30 décembre 1958 (D. 1959.153, rect. 303) et no 59-246 du 4 février 1959 (D. 1959.308,
rect. 443), l'appréciation du lien entre l'indice choisi et l'objet du contrat ou l'activité des
parties a très vite été laissée à l'appréciation des juges du fond (V., par ex., Cass. com. 4 mars
1964, JCP 1964. II. 13713, note P. Esmein). Il n'empêche que, malgré son peu d'empressement
à défendre ces textes, la Cour de cassation a inversement sanctionné les juges qui étaient allés
jusqu'à affirmer que, ces textes faisant partie de l'ordre public de protection, il était possible de
renoncer à la nullité, vidant ainsi cette législation de son sens principal (Cass. com. 3 nov.
1988, D. 1989.93, note P. Malaurie, D. 1988, IR 271, Bull. civ. IV, no 286 ; V. infra, no 212).
D'autre part l'hésitation a pu parfois naître quand la qualification d'ordre public dépend d'une
interprétation du contrat ou d'une analyse des mobiles des parties (J. GHESTIN, op. cit.,
no 115). Ainsi s'expliquent sans doute certaines affirmations qui ont pu parfois apparaître
critiquables (V. Cass. soc. 9 mars 1950, D. 1950, somm. 51, Rev. loyers 1950.386, RTD civ.
101
1950.370, obs. crit. J. Carbonnier).
21. Usages et coutume. - Les usages ou la coutume pourraient encore être à la source de l'ordre
public. Les auteurs qui retiennent cette source mentionnent en général l'usage professionnel
(G. MARTY et P. RAYNAUD, op. cit., no 74 ; J. GHESTIN, op. cit., no 116) mais il est
douteux que l'usage en lui-même, en dehors du renvoi opéré par un texte, puisse devenir une
véritable source d'ordre public. Aussi bien les exemples cités (V. J. GHESTIN, loc. cit.) sont
généralement de ce type. Il est même difficile de se prononcer sur les rapports exacts de l'ordre
public et des règles de déontologie. Saisie de la question à propos de la nullité d'un contrat que
les juges du fond avaient déduite de la seule infraction à ces règles, la Cour de cassation casse
l'arrêt au motif qu'il fallait rechercher si le contrat litigieux était illicite comme contraire à
l'ordre public en général (Cass. 1re civ. 5 nov. 1991, préc.). On retrouve à cette occasion la
nécessaire distinction entre ordre public et lois impératives. Par contre la notion de bonnes
moeurs nous ramène inévitablement à cette source ou au moins à la coutume constatée par le
juge. Certaines décisions n'hésitent pas à l'affirmer nettement, ainsi le tribunal de grande
instance de Paris le 8 novembre 1973 (D. 1975.401, note M. Puech) déclare-t-il que l'article 6
du code civil lui confiant « la sauvegarde de l'éthique essentielle des éléments sains de la
population, même en l'absence de textes répressifs et dans le silence des pouvoirs publics…, "
il lui appartient d'annuler une convention dont l'objet est immoral. En réalité, on peut se
demander si, en présence d'un rétrécissement incontestable de la notion de bonnes moeurs sous
leur aspect d'interdits, ce pouvoir créateur ne va pas s'amenuiser, les cas de contrariété aux
bonnes moeurs se ramenant aux hypothèses les plus graves, donc généralement prévues par les
textes et finalement contraires à l'ordre public. Le pouvoir du juge pourrait alors ici se ramener
à un rôle périphérique consistant à poursuivre les montages destinés à contourner ce noyau dur
sans qu'il ait véritablement à créer la règle. Ainsi la définition du détournement d'institutions
diverses telles le mariage ou l'adoption pour contourner les règles de la police des étrangers ou
encore les règles d'ordre public familial entrerait-elle encore dans les pouvoirs du juge, mais
uniquement par référence à des prohibitions définies par les textes (sur ce rôle du juge dans le
détournement d'institutions d'ordre public, J. HAUSER, Le droit de la famille et l'utilitarisme,
in L'avenir du droit, p. 443 et s., 1999, Dalloz ; V. ainsi, Cass.1re civ. 6 janv. 2004, RTD
civ. 2004.75., obs. Hauser , D. 2004.362, concl. Sainte-Rose , note Vigneau, AJ Famille
2004, no 2, p. 66, obs. F. Bicheron
, Dr. Famille 2004.13, obs. Fenouillet, visant l'ordre
public pour refuser une adoption qui avait pour but de contourner l'interdiction d'établir une
filiation incestueuse, V. infra, no 145).
22. Convention collective. - On pourrait s'en tenir là si la théorie des sources du droit ne s'était
enrichie depuis longtemps d'autres sources plus complexes dont certaines semblent bien
susceptibles de donner naissance à un certain ordre public. Les auteurs mentionnent à juste
titre (G. MARTY et P. RAYNAUD, op. cit., no 74 ; J. GHESTIN, op. cit., no 117 et s.) la
convention collective en droit social. Il est exact que ces conventions collectives ont une
valeur supérieure aux contrats individuels auxquels elles peuvent se substituer en cas de nonconformité. Toutefois les relations entre ces conventions génératrices d'un certain ordre public
et les lois d'ordre public elles-mêmes sont difficiles à établir. La question intéresse surtout les
sources du droit du travail et ne peut être ici qu'évoquée (N. MEYER, L'ordre public en droit
du travail, op. cit., no 239 et s., sur la distinction entre dérogation à l'ordre public social et
dérogation à l'ordre public général, V. infra, no 90). On a ainsi prétendu que les conventions
collectives ayant pour but d'améliorer la situation des salariés pourraient toujours déroger aux
lois d'ordre public dès lors qu'elles remplissent ce rôle. Au fond on admettrait que l'ordre
public social, parce qu'il est finalisé, pourrait être supérieur à l'ordre public général qui ne le
serait pas (G. LYON-CAEN, Négociation collective et législation d'ordre public, Dr. soc.
1973.89). L'affirmation est dangereuse car l'intérêt social n'est pas a priori supérieur ou
conforme à l'intérêt général, notamment à l'ordre public économique dont la logique peut être
différente. Il est plus juste de dire qu'il existe, même dans la matière du droit du travail, des
règles qui sont absolument d'ordre public et excluent toute dérogation quelle qu'elle soit. Par
102
contre, une fois réservé le domaine naturel de l'ordre public de direction (sur cette notion,
V. infra, no 26 et s.), il est exact de dire qu'entre deux règles d'ordre public de protection,
quelle que soit la source considérée, c'est en principe la plus favorable qui devrait s'appliquer
(V. la discussion menée, in J. GHESTIN, op. cit., no 117 ; V. sur les conséquences en droit
transitoire, E. DOCKES, L'application dans le temps des règles de droit du travail, thèse
dactyl., Lyon, 1992, no 247 et s. ; V. les obs. de M. CHAUVY, sous Cass. soc. 6 juill. 1994,
JCP 1995. II. 22365 ; V. encore, G. BORENFREUND et M.-A. SOURIAC, Dr. soc. 2002.72).
Le caractère souhaitable d'une telle analyse a bien été mis en lumière par l'avis d'assemblée du
Conseil d'État du 22 mars 1973 (Dr. soc. 1973.514) qui rappelle que l'ordre public classique ou
absolu interdit les clauses des accords collectifs dérogeant de quelque manière que ce soit
« aux principes fondamentaux énoncés dans la Constitution ou aux règles du droit interne - ou
le cas échéant international - lorsque les principes ou règles débordent le domaine du droit du
travail ou intéressent des avantages ou garanties échappant, par leur nature, aux rapports
conventionnels » (sur la portée de cette décision, J.-M. VERDIER, Libertés et travail.
Problématique des droits de l'homme et rôle du juge, D. 1988, chron. 63, spéc. p. 65). On voit
mal, de toutes façons, comment les conventions collectives pourraient échapper à certaines
dispositions d'ordre public dont la fonction vise à l'intérêt général, ce qui conduit précisément
à s'interroger sur ces fonctions de l'ordre public.
Section 2 - Fonctions de l'ordre public
23. Il est relativement aisé de définir les fonctions de l'ordre public si l'on s'en tient aux
apparences, c'est-à-dire à ses conséquences en droit civil. L'ordre public c'est l'antithèse de la
liberté contractuelle, c'est une barrière à l'autonomie de la volonté individuelle. Ainsi défini il
est d'application générale et on le retrouve aussi bien dans les servitudes (C. civ., art. 686), les
conditions affectant les actes gratuits ou onéreux (C. civ., art. 900 et 1172), les conventions
elles-mêmes (C. civ., art. 1133), le contrat de mariage (C. civ., art. 1387), la société (C. civ.,
art. 1833), la transaction (C. civ., art. 2046), le compromis (C. civ., art. 2060), mais aussi la
convention collective de travail (C. trav., art. L. 132-4). Bien que les textes concernent en
général le contrat qui n'est qu'une catégorie d'acte juridique, il faut admettre que le principe
général est applicable à tous les actes juridiques, y compris les actes unilatéraux (V. toutefois
les discussions possibles quant à l'application de la cause immorale ou illicite in M.L. IZORCHE, L'avènement de l'engagement unilatéral en droit privé contemporain, thèse
dactyl., Aix, 1989, no 335 et s.).
24. Si l'on veut aller plus loin et rechercher une finalité à cet ensemble, les choses deviennent
beaucoup moins claires. Il faut, dans tous les cas, mettre à part la notion de bonnes moeurs qui
est à la fois plus stable et plus changeante que le reste de la notion.
Art. 1 - Fonctions des bonnes moeurs
25. La fonction de la notion de bonnes moeurs n'a pas changé fondamentalement. Elle
consiste toujours à préserver la société de comportements dont on estime qu'ils mettraient en
danger le développement de ses membres, leur liberté ou leur moralité. Par contre, alors que la
finalité était essentiellement de nature sexuelle, on assiste à un déplacement très net vers les
actes concernant le corps humain, l'individu lui-même, le commerce portant sur ces individus,
voire l'état des personnes. Cette modification des finalités s'explique d'abord par un recul des
interdits de nature sexuelle, au moins dans les représentations extérieures, et ensuite par un
développement sans précédent des moyens d'intervention sur le corps humain, la conception,
la naissance, la génétique provoquant un accroissement des conventions dans un secteur
jusque-là préservé. Ceci explique sans doute, en même temps qu'une extension des techniques
juridiques de contrôle (en ce sens, J. FLOUR et J.-L. AUBERT, op. cit., no 295) que, malgré
une évolution des bonnes moeurs vers une moindre sévérité, le nombre des annulations ne
diminue pas véritablement, encore que le développement de la législation positive (V., par ex.,
les art. 16 et s. C. civ.) dans ces domaines conduise à viser désormais plus souvent l'ordre
103
public législatif que les bonnes moeurs (V. pour le contenu, infra, no 101 et s., 174). Le recul
des bonnes moeurs, constatable en jurisprudence en matière de libéralités (V. infra, no 183),
traduit peut-être plus un déplacement de la notion qu'une véritable décadence. Il est vrai
d'ailleurs que, si l'on admet une acception large de la notion de bonnes moeurs, en renonçant à
les cantonner à la morale sexuelle, qui inclurait par exemple les moeurs commerciales ou des
affaires (sens courant souvent admis), alors la notion de bonnes moeurs, ainsi déplacée,
connaîtrait un essor non négligeable (V. infra, no 189).
Art. 2 - Ordre public de direction et ordre public de protection
26. La fonction de l'ordre public en général a, au contraire, été soumise à des fluctuations
importantes au gré des idéologies (ou des absences d'idéologie) dominantes. Dans une
première phase, l'interventionnisme de l'État, parfois pour des raisons conjoncturelles, a
conduit au développement d'un ordre public économique important réduisant parfois très
sensiblement le pouvoir d'action des volontés individuelles. Au seul plan juridique, ce nouvel
ordre public n'aurait pas posé de problèmes si sa cohérence interne avait été évidente. Mais,
dans l'ensemble, il n'en a rien été, et l'addition de nombreux textes n'a généralement pas
permis de dégager une philosophie globale. Les juristes se sont alors souvent repliés
(V. supra, no 5) sur une simple analyse négative du phénomène par rapport à la liberté
contractuelle qui restait le principe. On a, de façon plus constructive, cherché alors à mettre de
l'ordre dans une notion devenue envahissante en recherchant une certaine spécialisation de
l'ordre public à travers laquelle on espérait bien découvrir de nouvelles finalités classables. On
a même soutenu que, dans toute société industrialisée, il existerait un ordre public
technologique, reflet des impératifs d'ordre matériel si importants à l'époque moderne
(T. IVAINER, De l'ordre technique à l'ordre public technologique, JCP 1972. I. 2495). Parfois
ces tentatives ont correspondu à la recherche d'une autonomie d'ensemble de la discipline
juridique considérée (V. ainsi pour le droit social, supra, no 22). En fait, si l'on veut rechercher
une certaine unité dans l'évolution, dans une matière souvent contradictoire, on peut tout de
même dire que la fonction directive de l'ordre public étatique a nettement diminué, mais qu'en
même temps sa fonction protectrice s'est développée, provoquant ainsi un renouvellement de
la matière (en ce sens, J. MESTRE, L'ordre public dans les relations économiques, in L'ordre
public à la fin du XXe siècle, op. cit., spéc. p. 38).
27. Au-delà de ces distinctions souvent techniques, on a tout de même cherché des
classements plus fondamentaux. Ceux-ci ne pouvaient guère se faire qu'en considérant les
relations entre l'ordre public et la liberté des conventions abusivement simplifiées à l'époque
classique. Parmi ces tentatives, il faut faire une place à part à la distinction entre ordre public
de protection et ordre public de direction qui, malgré des difficultés de définition, représente
sans doute la meilleure approche du phénomène moderne de l'ordre public.
28. La distinction proposée et bien développée par J. CARBONNIER (Les obligations,
op. cit., no 70 et 71), qui reconnaît tout de même ses difficultés de mise en oeuvre (no 77) a été
reprise par une large part des auteurs, parfois avec un vocabulaire différent (V., par ex.,
J. MESTRE, chron. préc. supra no 26), qui distingue « l'ordre étatique impératif » et « l'ordre
privé impératif »). L'ordre public de protection serait évidemment très proche de l'ordre public
classique dont il partagerait d'ailleurs la stabilité relative alors que le second serait la
manifestation du dirigisme économique moderne. Le développement moderne de l'ordre
public de protection a été souligné avec juste raison (G. COUTURIER, L'ordre public de
protection, heurs et malheurs d'une vieille notion neuve, Mélanges Flour, p. 95 et s.) en même
temps qu'on remarquait la modification de ses mécanismes. Conçu à l'origine comme
largement négatif - obtenir la nullité d'un contrat vicié -, il a acquis au cours de son évolution
un contenu plus positif : assurer la conclusion d'un contrat équilibré. On a donc pu noter
(G. VINEY, note sous Cass. 1re civ. 22 nov. 1978, JCP 1979. II. 19139) que la défense du
consommateur avait donné, ces dernières années, « une dimension considérable au
104
développement potentiel de l'ordre public économique de protection ». Pour autant il n'est pas
certain que sa cohérence interne soit toujours parfaitement assurée, même si des progrès
incontestables ont été accomplis, il n'est pas non plus certain que la distinction avec l'ordre
public de direction soit toujours évidente. Dans nombre de dispositions il sera souvent difficile
de faire le départ entre les deux fonctions de cet ordre public économique. Vouloir un contrat
équilibré, c'est sans doute protéger le contractant, mais c'est aussi aboutir à un prix juste dont
l'effet économique global peut être important. En fait, si l'on admet que la direction de
l'économie, quand elle est pratiquée, a pour but l'intérêt général, et que de l'autre côté la
protection des intérêts particuliers doit conduire aussi à promouvoir l'intérêt général, la
rencontre est inévitable et même, peut-on dire, rassurante. Cette incertitude d'un concept
théoriquement intéressant est bien apparue à propos des lois sur les baux d'habitation et des
possibilités de dérogation qu'elles pouvaient offrir. La Cour de cassation a été amenée à
rappeler que « les dispositions de l'article 25 de la loi du 23 décembre 1986, d'ordre public, ne
sont pas destinées à assurer la seule protection du preneur… », censurant ainsi une cour
d'appel qui avait estimé que les dispositions des lois de 1948, 1986 et 1989 étant destinées à
protéger les locataires et, la loi de 1948 étant plus protectrice que les autres, il était possible de
placer librement le contrat sous l'égide de celle-ci (Cass. 3e civ. 2 juin 1999, et 16 févr. 2000,
Bull. civ. III, no 21, D. 2000.733, note Beaugendre ). C'est bien clairement rappeler que la
législation sur les baux d'habitation a une finalité composite et que la politique économique,
notamment la lutte contre l'inflation, n'en est pas a priori absente. On ne peut pas pour autant
condamner la distinction, qui par ailleurs produit des effets concrets, puisque la jurisprudence
n'hésite pas régulièrement à rappeler que la violation d'une règle d'ordre public de protection
est sanctionnée par la nullité relative (Cass. 1re civ. 21 janv.1992, Bull. civ. I, no 22 ; 10 janv.
1995, Bull. civ. I, no 18, Defrénois 1995.345, obs. AUBERT) (V. infra, no 200).
29. L'utilisation de la distinction par les juges n'a ainsi pas toujours été heureuse ou pertinente.
À cet égard, la tentative qui s'était développée pour faire admettre qu'on pouvait renoncer à la
nullité prévue par les textes réglementant l'indexation des obligations, sous le prétexte qu'ils
ressortissaient à l'ordre public de protection, est assez caractéristique. Si l'on peut comprendre
la raison d'une telle analyse, au moins quand la nullité était sollicitée alors que le prêt avait été
utilisé et remboursé, l'utilisation de la notion d'ordre public de protection était des plus
contestables alors que, de toute évidence, l'indexation a été réglementée en 1958-1959 pour
tenter de juguler une inflation estimée dangereuse. Aussi bien cette position discutable (TGI
Albi, 13 juill. 1973, JCP 1973. II. 17579, note J. Picard, Defrénois 1974, art. 30808, note
P. Malaurie, D. 1974.510, RTD civ. 1974.168, obs. G. Cornu ; et sur appel, CA Toulouse,
5 mars 1975, JCP 1975. II. 18034, note J. Picard, D. 1975.772 [1re esp.], Journ. not. 1976.115,
note J. V. ; V. encore, CA Amiens, 9 déc. 1974, JCP 1975. II. 18135, note J.-P. Lévy,
D. 1975.772 [2e esp.], note P. Malaurie) a-t-elle été finalement condamnée clairement par la
Cour de cassation (Cass. com. 3 nov. 1988, D. 1989.93, note P. Malaurie) (V. infra, no 199).
30. L'utilisation parfois intempestive de cette distinction, dont il est acquis qu'elle est difficile
à mettre en oeuvre (P. RAYNAUD, Cours polycopié de doctorat, Paris, 1965-1966, p. 60), ne
doit pas conduire à la condamner, même si elle est peut-être en voie de dépassement
(G. COUTURIER, préc., concl.) (V. ainsi les développements de J. GHESTIN, op. cit., no 127
et s.). Elle constitue, dans le domaine plus particulier de l'ordre public économique, le seul
moyen scientifiquement valable pour sortir d'une analyse purement négative du nouvel ordre
public conçu comme la simple contradiction de la liberté, ce qui conduit à enfler exagérément
son importance, alors qu'une bonne part de cet ordre public moderne a pour but, au moins
premier, de mieux assurer la liberté des sujets de droit. On s'en convaincra facilement en
examinant le contenu de l'ordre public.
Section 3 - Contenu de l'ordre public
31. Il existe depuis longtemps un noyau d'ordre public que l'on peut qualifier d'ordre public
105
classique auquel pensaient les rédacteurs du code civil en rédigeant l'article 6. C'est en
principe un cadre très large, au moins dans les sociétés dites libérales, dans lequel les
conventions demeurent libres. On a pu le qualifier de « conservateur, judiciaire et négatif »
(P. MALAURIE et L. AYNÈS, op. cit., no 527). Ce cadre s'est ensuite rétréci dans certains
domaines avec l'interventionnisme économique croissant de l'État, et à ce développement
correspondraient de nouveaux caractères, l'ordre public contemporain devenant « économique,
social et professionnel » (P. MALAURIE et L. AYNÈS, no 346). Cette opposition,
globalement exacte, doit tout de même être nuancée. Dans son rôle classique, le contenu de
l'ordre public s'est relativement amenuisé. Le recul de l'intervention de l'État dans le domaine
des personnes, de la famille, a conduit à diminuer sérieusement le contenu de l'ordre public
familial, non sans discussions (J. HAUSER, L'ordre public familial, Rapport français, in
L'ordre public, Travaux de l'association H. Capitant, op. cit., p. 475 et s.) et à accroître
d'autant le pouvoir des volontés individuelles malgré les risques que l'on commence à
apercevoir. Au contraire, dans son rôle moderne, l'ordre public a connu une extension notable,
mais dont on ne sait plus guère si elle va continuer longtemps ou si, au contraire, on va
assister à une phase de reflux. L'ordre public de direction économique semble bien en nette
régression sans qu'on puisse dire à coup sûr que le mouvement est définitif. Par contre, il est
tentant de mettre en évidence le développement de l'ordre public économique de protection.
Mais, même là, il serait hasardeux de conclure à un mouvement irréversible, et cet ordre
public de protection n'est pas toujours à l'abri des critiques. Il faut donc admettre que
l'ensemble ordre public a un contenu éminemment variable en fonction de ce que la société, à
un moment donné, estime suffisamment important pour l'élever à la consécration de l'intérêt
général. Cette variabilité dans le détail du contenu n'exclut pas une certaine permanence dans
les rubriques qui découpent la notion.
32. S'il existe un ordre public de base qui concerne l'organisation des pouvoirs publics, il
existe également un ordre public processuel (V. infra no 42 et s.) et un ordre public pénal
(V. infra no 48 et s.) et, surtout, désormais un ordre public économique aux manifestations très
diverses (V. infra no 57 et s.). L'ordre public social (V. infra no 87 et s.) présente des
caractéristiques souvent originales qui permettent de mieux définir la notion. C'est
certainement l'ordre public des personnes et de la famille (V. infra no 90 et s.) qui est au centre
des turbulences les plus nettes alors que l'ordre public des biens (V. infra no 164 et s.) pourrait
apparaître comme plus stable. À travers les bonnes moeurs (V. infra no 170 et s.) on peut enfin
apercevoir un ordre public moral dont le contenu reste très évolutif.
33. Les applications de ces différentes catégories d'ordre public sont très diverses et ne
peuvent être étudiées dans leur détail qu'à l'occasion des différentes rubriques qui les
concernent particulièrement. On ne peut ici prétendre en donner que des exemples en insistant
plus spécialement sur les aspects nouveaux.
Art. 1 - Ordre public de l'État
§ 1 - Organisation générale de l'État
34. On pourrait penser que par nature tous les textes concernant l'organisation générale de
l'État sont insusceptibles de dérogation et appartiennent donc à l'ordre public. Telle n'est
pourtant pas l'opinion unanime. Ainsi J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX (op. cit.,
no 283 et s.) estiment « qu'il n'y a pas de lois qui aient automatiquement et sans distinction ce
caractère d'après la matière qu'elles réglementent ». D'après ces auteurs, ce serait « le résultat
du contrat pour le bon ordre social qui est à considérer, non la nature de la loi à laquelle il
déroge. » En sens inverse, on a pu remarquer (J. GHESTIN, op. cit., no 108) qu'une telle
recherche serait particulièrement hasardeuse (V. ainsi les développements sur l'exemple choisi
des clauses attributives de compétence judiciaire), car il serait presque impossible de
déterminer ce qui est essentiel. On est ainsi ramené à la discussion sur le contenu exact de
106
l'ordre public (V. supra, no 1 et s.).
35. Il n'y a pas non plus accord en doctrine sur les limites exactes de l'ordre public politique.
Certains auteurs y incluent la protection de la famille et des bonnes moeurs (en ce sens,
J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, loc. cit., no 284 ; J. GHESTIN, op. cit., no 107 ;
J. CARBONNIER, op. cit., no 70, qui y comprend l'État, la famille et l'individu mais pas les
bonnes moeurs) mais d'autres sont plus restrictifs (G. MARTY et P. RAYNAUD, op. cit.,
no 75). Il semble préférable de s'en tenir à une définition rigoureuse, au moins à notre époque.
Le rôle exact de l'État dans le droit familial et la défense de la morale est suffisamment discuté
à notre époque (J. HAUSER et D. HUET-WEILLER, Traité de droit civil, La famille, vol. 1,
Fondation et vie de la famille, 2e éd., 1993, LGDJ, no 1 et s.) pour qu'on évite désormais
l'assimilation discutable de l'ordre public familial à l'ordre politique (en ce sens,
A. BENABENT, in L'ordre public à la fin du XXe siècle, préc., spéc. p. 31). En effet, si
pendant longtemps l'ordre public familial, dans la droite ligne de la déclaration de SaintGermain-en-Laye (26 nov. 1639, Isambert, 16, p. 520 : « Les mariages sont le séminaire des
États, la source et l'origine de la société civile »), a paru intimement lié à la définition même
de l'État, ce qu'il en reste semble plutôt apolitique et neutre et, pour reprendre une distinction
déjà évoquée (V. supra, no 28), on est certainement passé de l'ordre public de direction à un
simple ordre public de protection plus individuel qu'étatique (V. toutefois, contra,
E. MILLARD, Famille et droit public, 1995, LGDJ, Bibl. de droit public, t. 182).
36. Même ainsi réduit l'ordre public politique apparaît comme un cadre très large souvent plus
proche des principes généraux que de véritables textes précis, mais l'avantage - ou
l'inconvénient selon les opinions - est de supprimer une bonne part des discussions d'ordre
moral. Le législateur doit non seulement concilier les libertés entre elles, mais aussi assurer la
préservation de certaines valeurs, lesquelles désormais se confondent très largement avec la
définition classique de l'ordre public : tranquillité, sécurité, salubrité. Il s'agit donc là d'un
ordre matériel, n'impliquant aucun jugement moral.
37. On pourrait ainsi estimer que l'ordre public écologique naissant, en tant que le maintien
d'un environnement sain, fait partie des devoirs de l'État (comp. CEDH, 9 déc.1994, Lopez
Ostra c/ Espagne, Les grands arrêts de la CEDH, F. SUDRE et alii, no 3, p. 26, 2003, PUF)
doit être classé dans cette même catégorie. Dans la mesure où l'article L. 110-1 (I et II) du
code de l'environnement énonce que « les espaces, ressources et milieux naturels, les sites et
paysages, la qualité de l'air, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres
biologiques auxquels ils participent font partie du patrimoine commun de la nation. Leur
protection, leur mise en valeur, leur restauration, leur remise en état et leur gestion sont
d'intérêt général », il y a bien naissance d'un ordre public écologique dans la mesure où
l'intérêt général est bien concerné et où le résultat sera inéluctablement de limiter la propriété
privée ou la liberté contractuelle au nom de la protection de l'environnement.
38. Il est bien certain d'abord que seraient nulles les conventions ayant pour but de porter
atteinte à la forme constitutionnelle du gouvernement ou le renversement des pouvoirs
légitimement établis en France. Très tôt ces conventions ont été annulées, et ont été visées
plus particulièrement les contrats créant des associations dans ce but. L'article 3 de la loi du
1er juillet 1901 (DP 1901.4.105) vise déjà l'association qui aurait pour but de « porter atteinte à
l'intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement », et la loi du
10 janvier 1936 (DP 1936.169), maintes fois complétée, a prévu la possibilité de dissolution
administrative pour des groupements de ce type (V. Association). Le code pénal réprime dans
les articles 431-13 et suivants les associations ou groupements dissous en vertu de cette loi de
1936. Au-delà même des associations, un simple acte juridique pourrait être frappé (V. déjà
Req. 15 mars 1911, DP 1911.1.382, note M. p. ; T. civ. Seine, 2 juill. 1932, S. 1934.2.73, note
J.-P. Niboyet). Plus pratiquement la jurisprudence a ainsi annulé des conventions portant sur
107
la représentation politique, ainsi de la vente directe ou indirecte d'un droit de vote (pour des
consommations gratuites accordées à des électeurs afin d'influer sur leur vote, T. Tarbes,
14 mars 1899, S. 1900.2.219), l'infraction étant d'ailleurs prévue par le code électoral. Seront
aussi annulées à ce titre les conventions portant atteinte aux lois fiscales par exemple pour
dissimuler un prix de vente. Il est exact qu'ici il sera toutefois souvent difficile de faire le
départ entre la fraude et l'habileté permise (J. GHESTIN, op. cit., no 108 ; V., par ex., les
différences de conception sur ce point entre droit français et droit britannique in
S. N. FROMMEL, L'abus de droit en droit fiscal britannique, RID comp. 1991.585).
§ 2 - Organisation générale de la fonction publique
39. La fonction publique elle-même étant hors du commerce, il est certain que seront
contraires à l'ordre public les conventions conclues en vue d'obtenir, moyennant un prix, la
nomination, par le chef de l'État ou par ses délégués, à un emploi quelconque. Cette
prohibition ne concerne pas seulement la fonction publique entendue dans son sens strict, mais
également les emplois publics pour lesquels l'Administration agit à la façon d'un simple
particulier. Seront également atteintes les conventions qui auraient pour but d'obtenir la
démission d'un fonctionnaire, et l'on a même créé un délit de prise illégale d'intérêt pour les
anciens fonctionnaires qui auraient été débauchés par une entreprise privée et profiteraient
ainsi de l'autorité liée à leur ancienne fonction (C. pén., art. 432-13 ; J. LARGUIER et
Ph. CONTE, Droit pénal des affaires, 10e éd., no 285 et s., A. Colin).
40. Dans le même esprit, tomberont sous le coup de la loi pénale, et seront donc atteintes par
une nullité d'ordre public, les conventions qui auraient pour but d'acheter l'influence d'un
fonctionnaire, l'infraction pénale s'appliquant aussi bien au corrupteur qu'au corrompu
(V. C. pén., art. 433-1 et s.) (V. déjà Req. 5 févr. 1902, DP 1902.1.158 ; Cass. civ. 3 avr. 1912,
DP 1915.1.71). Les personnes concernées sont entendues largement par la loi pénale (V. la
liste, C. pén., art. 433-1 et s.) et la liste dépasse les simples fonctionnaires puisqu'elle permet
d'atteindre également les personnes investies d'un mandat électif, ce qui établit bien le lien
entre l'organisation générale de l'État et celle de la fonction publique. Les fonctionnaires visés
iront ainsi du ministre jusqu'à l'agent d'exécution (Cass. crim. 6 févr. 1969, Bull. crim., no 67)
en y comprenant les magistrats de l'ordre administratif ou judiciaire et les officiers
ministériels. Le texte va même encore plus loin en visant les « agents ou préposés d'une
administration sous le contrôle de la puissance publique » et le « citoyen chargé d'un ministère
de service public » (le nouveau texte vise « une personne dépositaire de l'autorité publique »).
Ce sont les conventions contenant des offres ou promesses, dons ou présents qui seront ici
visées (sur l'application de cette infraction, J. LARGUIER et Ph. CONTE, op. cit., no 287
et s.). Les tiers qui auraient préparé ou facilité la commission du délit pourront aussi être
poursuivis (C. pén., art. 433-2 et s.).
41. Il est enfin certain que seraient nulles les conventions qui auraient pour objet d'exercer
sous la forme commerciale une activité réservée à la fonction publique. L'hypothèse a trouvé à
s'appliquer aux notaires exerçant, au mépris des règles de la profession, une activité
spéculative contrairement à l'article 7 de la loi du 25 ventôse an XI (V. Notaire ; G. ROUZET,
Précis de déontologie notariale, préf. J. DERRUPPÉ, no 71, 3e éd., 1999, PU Bordeaux). Elle
interdisait aussi jadis l'exercice de la profession d'officier public ou ministériel sous la forme
des sociétés. Mais, sur ce point, l'ordre public a reculé ou a subi à tout le moins un certain
réaménagement, différents textes ayant autorisé, sous certaines conditions, l'exercice de ces
professions sous ces formes nouvelles. L'article 1833 du code civil qui prévoit que « toute
société doit avoir un objet licite et être constituée dans l'intérêt commun des associés » ne
s'appliquera donc plus.
Art. 2 - Ordre public processuel
§ 1 - Ordre public interne
108
42. L'ordre public processuel est susceptible d'intervenir à différents niveaux. Il intéresse
d'abord le droit d'agir en justice, puis l'organisation même de la justice, et enfin la procédure
proprement dite et la décision de justice elle-même. Comme on l'a fort bien démontré
(J. HERON, in L'ordre public, Association H. Capitant, préc., p. 943 et s.), l'ordre public
processuel dépend inévitablement du fond du droit, encore plus quand il s'agit de contentieux
particuliers où le poids de l'ordre public est lourd, comme par exemple le contentieux pénal et
le contentieux du recours pour excès de pouvoir. L'intérêt public y exerce alors un rôle si
important que la procédure s'en ressent nécessairement et qu'on imagine mal un recul de
l'ordre public. Au contraire, dans les contentieux plus ordinaires on a pu noter (J. HERON,
préc., eod. loc.), comme dans tant d'autres domaines, un recul certain de l'influence de l'ordre
public de fond dans son influence sur l'ordre public processuel, sans doute parce que cet ordre
public de fond devient lui-même moins certain et moins évident. Pour autant il existerait tout
de même un ordre public processuel à géométrie variable qui ferait peu à peu place à des
« degrés dans l'impérativité de la règle de compétence » (J. HERON, préc., eod. loc.), ce qui
rapproche ainsi l'évolution des projets de droit européen des contrats qui retiennent des degrés
d'impérativité plutôt qu'une notion plus ou moins monolithique d'ordre public (sur la
disparition du critère de l'ordre public à propos de l'application par le juge de la règle de
conflit et le développement du critère de la libre disponibilité des droits, B. FAUVARQUECOSSON, Libre disponibilité des droits et conflits de lois, préf. Y. LEQUETTE, 1996, LGDJ,
Bibl. de droit privé, t. 272). Il est toutefois bien difficile d'en tirer des conséquences claires,
par exemple quant au pouvoir du juge de relever d'office tel ou tel moyen, qui dépend de sa
qualification de moyen d'ordre public et, plus précisément désormais, de son classement dans
l'ordre public de protection ou de direction (Cass. com. 3 mai 1995, Bull. civ. IV, no 128,
D. 1997.124, note Eudier ; Cass. 1re civ. 15 févr. 2000, Bull. civ. I, no 49 ; sur l'ensemble de
cette jurisprudence, X. LAGARDE, Office du juge et ordre public, JCP 2001. I. 312). On
pourrait penser que son classement dans la première catégorie exclurait ce pouvoir d'office du
juge puisque seule la protection de la partie est en jeu et qu'elle pourrait donc y renoncer, mais
ce serait compter sans le risque que la partie la plus faible, celle que l'on veut précisément
protéger, ne soit pas en état de soulever le moyen faute de conseils ou d'avertissements. Ceci
explique sans doute que, saisie de la question de savoir si le juge pouvait relever d'office le
caractère abusif d'une clause d'un contrat, la CJCE l'a expressément consacré (CJCE 27 juin
2000, JCP 2001. II. 10513, RTD civ. 2001.878, obs. Mestre et Fages
, et RTD
civ. 2000.939, obs. Raynard ) (V. infra, no 207 et s.).
43. Le caractère d'ordre public du droit d'agir en justice dépend bien entendu de la nature du
droit que l'action est censée mettre en oeuvre. Si le droit au fond est lui-même d'ordre public,
on ne pourra ni renoncer ni convenir sur l'action qui en dépend, ainsi de nombreux droits
extrapatrimoniaux. Une illustration en est traditionnellement donnée avec l'indisponibilité de
l'état des personnes (V. infra, no 141) qui se double logiquement d'une indisponibilité des
actions d'état (J. HAUSER et D. HUET-WEILLER, op. cit., vol. 1, no 517 ; M. AZAVANT,
L'ordre public et l'état des personnes, thèse citée, no 751 et s.) dont l'indisponibilité des actions
relatives à la filiation, prévue par la loi (C. civ., art. 311-9) n'est qu'une application (sur ce
point, D. HUET-WEILLER, Réflexions sur l'indisponibilité des actions relatives à la filiation,
D. 1978, chron. 233). Il est pour autant hasardeux d'aller beaucoup plus loin. Si l'action
relative à la filiation est indisponible, il n'en sera par contre pas de même de l'action visant à
régler les conséquences pécuniaires, et la loi du 4 mars 2002 a expressément permis les
conventions sur l'obligation envers les enfants (C. civ., art. 373-2-7, et infra, no 151). Mieux
même, dans le cadre du divorce par exemple, si l'on ne peut certainement pas d'avance
renoncer au droit de demander le divorce, il est beaucoup plus difficile de mesurer exactement
la possibilité de renoncer à invoquer un fait cause de divorce (sur ce point, RTD
civ. 1991.504, obs. J. Hauser
). Même le droit d'agir pour défendre des droits de la
personnalité n'est pas toujours indisponible et insusceptible de renonciation : « ce qui est
parfaitement plausible c'est une renonciation du sujet à faire valoir la protection de tel ou tel
109
aspect de sa personnalité » (G. GOUBEAUX, Traité de droit civil, Les personnes, 1989,
LGDJ, no 286). On peut même remarquer qu'en admettant la possibilité de transiger avec
l'État, après la saisie de la Cour européenne des droits de l'homme, le droit européen des droits
de l'homme renonce, au moins pour l'instant, à faire de ces droits des droits protégés par
l'ordre public, même si cette possibilité reste critiquée. Pour les droits patrimoniaux, il est
certain que le droit d'agir en justice pour les défendre, qui leur est lié, sera beaucoup moins
soumis aux limites de l'ordre public. Il est d'abord évident que les droits patrimoniaux liés à un
acte de volonté pourront faire l'objet d'un aménagement volontaire quant à leur sanction par la
voie des actions en justice. C'est toute la question de la réglementation du recours à la justice
dans les contrats. Le seul obstacle viendra d'une part de ce que certaines actions sont liées
elles-mêmes à des conditions d'ordre public, et d'autre part qu'on risque d'atteindre en général
le droit lui-même de saisir la justice. Dans ce sens il pourra sembler dangereux d'admettre
qu'on puisse renoncer d'avance à invoquer toute action en responsabilité, ou encore à invoquer
un vice du consentement alors qu'un consentement libre est bien une exigence d'ordre public
dans la conclusion des contrats (V. une application pour la lésion dans les ventes d'immeubles,
C. civ., art. 1674). De même une renonciation d'ordre général à agir en justice, par exemple
dans un contrat, semble bien porter atteinte à un droit de la personnalité protégé par l'ordre
public. Mais, par contre, les aménagements au régime de ces actions resteront généralement
possibles. Pour ces droits eux-mêmes, dont le caractère d'ordre public reste marqué, il faudra
distinguer entre la renonciation par avance à l'action visant à les sanctionner et à la
renonciation lorsque le litige est né. La réforme de l'article 2061 du code civil, qui interdisait
la clause compromissoire, sauf texte spécial par la loi NRE du 15 mai 2001 (art. 126) qui la
permet désormais dans les contrats conclus en raison d'une activité professionnelle, marque
bien, là encore, un recul de l'ordre public (sur quoi, C. JARROSSON, Le nouvel essor de la
clause compromissoire après la loi du 15 mai 2001, JCP 2001. I. 333). Pour retrouver une
nullité d'ordre public du compromis, il faut revenir au noyau dur de l'ordre public que vise
l'article 2060 du code civil, les questions d'état et de capacité des personnes, celles relatives au
divorce et à la séparation de corps, les contestations intéressant les collectivités publiques et
les établissements publics, et plus généralement toutes les matières qui intéressent l'ordre
public.
44. L'ordre public processuel concerne encore la répartition des compétences entre les
juridictions et la composition de ces juridictions. Il faut néanmoins souligner que toutes ces
lois ne sont pas d'ordre public, loin s'en faut. Sont certainement d'ordre public les règles
prévoyant la compétence juridictionnelle entre juridictions de l'ordre judiciaire et juridictions
de l'ordre administratif, mais ceci surtout parce qu'on est en présence de règles concernant la
séparation des pouvoirs. C'est donc peut-être plus un ordre public constitutionnel que
processuel (en ce sens, par ex., Cass. 1re civ. 18 févr. 1986, Bull. civ. I, no 33). Pour les autres
règles, il faut admettre que les lois de droit judiciaire ne sont d'ordre public que lorsqu'elles
sont faites dans l'intérêt général ou lorsqu'elles énoncent des principes fondamentaux sur
lesquels repose notre procédure (sur cette distinction, V. G. COUCHEZ, Procédure civile,
12e éd., 2002, Sirey, no 92). Il est difficile de prévoir la répartition de façon plus précise. Il est
vrai que les règles de compétence d'attribution sont plus souvent impératives, sinon d'ordre
public, que les règles de compétence territoriale auxquelles on peut déroger plus facilement,
mais il ne faut pas exagérer l'opposition (en ce sens, Droit et pratique de la procédure civile,
Dalloz Action, sous la dir. de S. GUINCHARD, no 885 et s.) et l'on trouve des nuances dans
les deux cas de même que les sanctions appliquées ne correspondent pas à l'analyse première.
On remarquera que la composition même des juridictions appelées à juger, dont on pourrait
penser qu'elle échappe par nature à la volonté des parties, peut parfois en dépendre puisque le
recours à une formation collégiale peut être demandé par l'une des parties dans certains cas
(COJ, art. 311-10).
45. Il n'est même pas certain que la règle du double degré de juridiction dont on pourrait
penser qu'elle est essentielle soit toujours considérée comme d'ordre public. L'article 556 du
110
nouveau code de procédure civile prévoit que les parties ne peuvent renoncer au second degré
de juridiction que si elles ont la capacité de compromettre, et s'il s'agit de droits dont elles ont
la libre disposition. Il n'est par contre pas exclu que des attaques plus indirectes contre la règle
soient possibles, la jurisprudence ayant montré sa réticence à admettre que le juge pouvait
invoquer d'office la violation de la règle dans tous les cas (V. ainsi, RTD civ. 1972.185, obs.
P. Raynaud). Par contre la possibilité d'un pourvoi en cassation semble bien être d'ordre
public, puisque cette voie de recours a pour but d'assurer le respect de la légalité par les
juridictions inférieures et qu'on ne saurait donc s'en affranchir. La règle est certaine en
procédure pénale où elle s'impose même à l'autorité réglementaire depuis l'arrêt Canal (CE
19 oct. 1962, Sieurs Canal, Robin et Godot, Rec. CE, p. 552), mais elle doit également
s'appliquer à la procédure civile pour les mêmes raisons.
46. Quant au déroulement du procès lui-même, l'ordre public intervient en procédure sous la
forme du moyen d'ordre public, mais, là non plus, la définition ne saurait être bien précise, et
on peut se demander même si la notion existe encore en procédure civile (J. HERON, article
cité, spéc. no 14). « La notion de moyen d'ordre public demeure une notion insaisissable,
rebelle à toute définition conceptuelle et dont l'utilité fonctionnelle qui a priori permettrait d'en
préciser les contours, laisse en définitive la place à une large part d'interrogation »
(A. DORNSER-DOLIVET et T. BONNEAU, L'ordre public, les moyens d'ordre public en
procédure, D. 1986, chron. 59). Il semble tout d'abord certain que, pour qu'il y ait moyen
d'ordre public, il faut qu'on soit en présence d'une matière d'ordre public. C'est le lien déjà
noté entre la procédure et le fond. L'inverse n'est pas vrai, et il ne suffira pas qu'un moyen soit
tiré d'une matière d'ordre public pour qu'il appartienne lui-même à cette catégorie. Une fois de
plus, comme il en est souvent dans cette matière, ce sont les conséquences qui permettent de
remonter à la notion, car il est certain au moins que le moyen d'ordre public donne naissance à
une nullité qui peut être invoquée d'office par le juge, en tout état de cause et sans que les
parties puissent y renoncer (A. DORSNER-DOLIVET et T. BONNEAU, article préc.). Audelà on ne peut guère que constater que le moyen d'ordre public est celui qui « touche à un
principe essentiel du droit ». On comprend alors que le sort du moyen d'ordre public soit luimême lié au sort de l'ordre public dans le fond du droit, et que le recul de l'un atteigne l'autre.
À cet égard, par exemple, l'admission du divorce d'accord par la loi no 75-617 du 11 juillet
1975 (D. 1975.147) et même la recherche d'un accord dans tous les cas a modifié
profondément la position du droit procédural (V. Divorce [Procédure]). Par ailleurs, non
seulement les parties peuvent dispenser le juge d'indiquer les motifs ce qui peut en soi sembler
étonnant (C. civ., art. 248-1, NCPC, art. 1128) mais encore l'acquiescement est désormais
autorisé (NCPC, art. 1120) ainsi que le désistement d'appel (Cass. 2e civ. 14 janv. 1981, Gaz.
Pal. 1981.1. 199, note J. Viatte). L'ordre public ne se retrouve plus en la matière que pour
protéger les majeurs incapables, ou quand le divorce met en cause une personne dont les
facultés mentales sont atteintes, et encore, dans ces cas, si le divorce est prononcé, mais non
s'il est rejeté et non plus si c'est une simple décision sur des mesures provisoires (J. HAUSER
et D. HUET-WEILLER, Traité de droit civil, La famille, vol. 2, Dissolution de la famille,
1991, LGDJ, no 362). De même encore discute-t-on du maintien du caractère d'ordre public du
moyen tiré de la réconciliation des époux depuis la réforme de 1975 (J. HAUSER et
D. HUET-WEILLER, op. cit., vol. 2, no 242). Par contre la loi a maintenu le caractère d'ordre
public du moyen tiré de l'exceptionnelle dureté quand le divorce est demandé pour cause
d'altération des facultés mentales (C. civ., art. 240). Une fois encore on constate bien le repli
de l'ordre public, au moins dans les matières familiales, sur le seul ordre public de protection,
sans doute parce que l'État a renoncé à imposer un modèle et se contente de remplir son rôle
traditionnel de protection des sujets les plus faibles. Il est donc possible que, d'une façon
générale, le moyen d'ordre public « s'achemine vers son déclin » et qu'il ne « constitue plus
qu'une notion inconsistante et inutile » (A. DORSNER-DOLIVET et T. BONNEAU, article
préc.), seule subsistant la notion de moyen de pur droit qui éviterait de faire référence à un
concept jugé trop vague (sur ces discussions, V. G. COUCHEZ, op. cit., no 5).
§ 2 - Ordre public processuel européen
111
47. L'importante jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur l'application
de l'article 6 de la Convention EDH conduit à créer un imposant ordre public processuel sur
l'accès à la justice, le principe du contradictoire, le droit à un tribunal impartial, un procès
équitable, une justice statuant dans un délai raisonnable, etc. Cet ensemble, basé sur l'article 6,
§ 1er, de la Convention EDH, qui n'était souvent qu'embryonnaire en droit interne ou resté à
l'état de principe sans véritable sanction, est devenu en quelques années tout à fait
incontournable et a quelque peu éclipsé les principes internes (sur l'ensemble considérable et
la très abondante jurisprudence, F. SUDRE, Droit international et européen, 2003, PUF,
no 203 et s.). Les juridictions internes n'hésitent d'ailleurs pas à utiliser cette base, et la Cour
de cassation incorpore cet article dans l'ordre public international français au titre de l'ordre
public de procédure (Cass. 1re civ. 16 mars 1999, Rev. crit. DIP 2000.223 ; V. aussi, pour la
jurisprudence européenne, CJCE 28 mars 2000, Krombach et Bamberski, RTD civ. 2000.944,
obs. J. Raynard ).
Art. 3 - Ordre public pénal
48. L'expression, à première vue, peut sembler pléonastique (en ce sens, S. CINAMONTI,
L'ordre public et le droit pénal, in L'ordre public à la fin du XXe siècle, p. 89 et s.). Les
dispositions pénales sont certainement d'ordre public en ce sens que leur violation trouble
l'ordre social. Toute convention ayant pour objet de commettre une infraction pénale serait
contraire à l'ordre public et frappée de nullité (par exemple, promesse de rémunération pour
aider l'auteur d'une infraction à s'enfuir). Il s'agit là d'un ordre public que la doctrine rattache
volontiers à l'ordre public politique et qui ne trouve guère d'applications pratiques.
49. Toutefois, le seul fait qu'un acte juridique puisse aboutir à la commission d'une infraction
ne suffit pas à l'entacher de nullité. Le contrat d'assurance-vie a longtemps été interdit, car on
le considérait comme une spéculation sur la vie humaine et une incitation au meurtre (V. infra,
no 184). Mais la jurisprudence, puis la loi du 13 juillet 1930 (DP 1931.4.1) et le code des
assurances l'ont finalement validé. Cependant, si le bénéficiaire est condamné pour avoir
volontairement donné la mort à l'assuré, le contrat d'assurance cessera d'avoir effet. Dans
l'hypothèse de simple tentative, le contractant a le droit (mais ce n'est qu'une faculté) de
révoquer l'attribution du bénéfice de l'assurance (C. assur., art. L. 132-24) (V. Assurances de
personnes).
50. Dans le même ordre d'idées, toute convention qui tendrait à entraver la répression pénale
serait certainement nulle comme contraire à l'ordre public (sauf les hypothèses dans lesquelles
la loi prévoit une extinction possible de l'action publique par transaction ou retrait de plainte ;
C. pr. pén., art. 6 ; V. Rép. pén., Vo Action publique). Ainsi en serait-il de l'engagement pris
pour soustraire soi-même ou autrui à des poursuites (Req. 7 avr. 1903, Gaz. Pal. 1903.2.302 ;
CA Paris, 15 mai 1925, S. 1925.2.78), de l'assurance qui tendrait à couvrir les conséquences
pécuniaires d'une infraction (CA Paris, 10 mai 1924, S. 1924.2.97, note E. Chavegrin ; mais
une condamnation ne priverait pas d'effet un contrat d'assurance qui n'a pas été souscrit dans
cette perspective, Cass. civ. 27 juill. 1950, JCP 1951. II. 5962, note A. Besson), ou de la
promesse de ne pas porter plainte pour un délit (CA Bordeaux, 20 févr. 1839, S. 1839.2.462).
51. Le droit pénal apparaît ainsi, et en quelque sorte par hypothèse, comme un droit d'ordre
public dans lequel les volontés particulières n'ont pas leur place. À bien y réfléchir pourtant,
des hypothèses de plus en plus nombreuses traduisent ici aussi la présence du consentement
et, selon certains, une contractualisation de la matière (P. SALVAGE, Le consentement en
droit pénal, Rev. sc. crim. 1991.699
) soit que le consentement de la victime puisse
constituer un fait justificatif, soit que l'auteur d'une infraction se trouve associé à l'exécution
même de la sanction (travail d'intérêt général, sursis avec mise à l'épreuve…). La question
toujours posée du consentement de la victime, qui pourrait certainement rebondir à travers le
112
problème de l'euthanasie, conduira inéluctablement à s'interroger, dans ce cas précis, sur
l'ordre public pénal (V. ainsi l'argumentation présentée rapprochant le suicide et le suicide
assisté, in CEDH 29 avr. 2002, Pretty c/ RU, Defrénois 2002, p. 1131, obs. Ph. Malaurie, RTD
civ. 2002.483, obs. J. Hauser et 858, obs. J.-P. Marguénaud ). À cet égard l'introduction
de la procédure dite du « plaider coupable » pourrait aussi être envisagée comme un recul de
l'ordre public en droit pénal.
52. Au-delà de cet ordre public pénal stricto sensu, il existe un « ordre public de droit pénal »
(R. OTTENHOF, Le droit pénal et la formation du contrat civil, 1970, LGDJ), par lequel le
droit pénal prend le relais du droit civil ou le conforte pour sanctionner certains agissements
qui sont alors considérés comme des infractions. L'existence d'une sanction pénale, d'ailleurs,
est souvent un élément d'appréciation du caractère d'ordre public de la règle.
53. La loi pénale manifeste par exemple son hostilité à l'égard des conventions en matière de
jeux et paris en sanctionnant les maisons de jeux et loteries non autorisées (L. no 83-628 du
12 juill. 1983, D. 1983.361, relative aux jeux de hasard). Est également punissable la vente de
locaux ou leur mise à la disposition de personnes en sachant qu'elles s'y livreront à la
prostitution (C. pén., art. 225-10) (V. encore l'art. 227-24 du code pénal qui punit la
fabrication, le transport, la diffusion, etc. de documents contraires aux bonnes moeurs).
L'article 433-1 du code pénal sanctionne la corruption de fonctionnaire et plus précisément la
promesse qui serait faite à un salarié pour qu'il s'abstienne de faire un acte de son emploi.
L'article 226-13 du code pénal vise, quant à lui, la violation du secret professionnel et impose
un devoir de silence lié à l'intérêt général et à celui de la profession concernée (V. Rép. pén.,
Vo Secret professionnel). Toutefois, ce qu'on a appelé la « pénalisation » de la société conduit
à se demander si le fait qu'on ait prévu une incrimination pénale suffit encore à qualifier le
texte ainsi renforcé du caractère d'ordre public. Dans la mesure où le législateur s'aventure,
souvent excessivement, à régir et réglementer de plus en plus d'actes et d'activités,
l'observation de ces normes trop nombreuses conduit à multiplier l'intervention du droit pénal,
au-delà même de la définition de l'intérêt général, sans qu'on sache d'ailleurs toujours quel est
le coefficient d'application effective de ces très nombreuses infractions (V. pour un exemple
paroxystique, les incriminations prévues tant au code de la santé publique qu'au code pénal en
matière de bioéthique, C. pén., art. 511-1 à 511-28).
54. Le domaine de l'ordre public de droit pénal s'est surtout étendu dans le secteur
économique, contribuant à créer un véritable droit pénal des affaires (V. l'introduction à
l'ouvrage précité de J. LARGUIER et Ph. CONTE, Droit pénal des affaires). L'utilisation de la
sanction pénale, devenue ici quasi systématique, a marqué nettement, à une certaine époque,
la mutation que connaissait la notion même d'ordre public (R. OTTENHOF, op. cit., no 128
et s.). Mais, là aussi, cette utilisation du droit pénal pour assurer le respect de l'intérêt général
a sensiblement changé d'objet. L'après-guerre a vu se développer, devant d'importantes
difficultés économiques, un ordre public de l'économie dirigée et notamment un ensemble de
dispositions pénales visant à faire respecter la législation sur les prix. Cet ensemble a
pratiquement disparu pour être toutefois remplacé par des dispositions encore plus
nombreuses qui sont cette fois d'inspiration néolibérale et visent à assurer, par la voie pénale,
ce nouvel ordre économique qui tend à protéger la liberté. Ainsi le droit de la consommation
a-t-il généré un impressionnant dispositif pénal (V. la table du code de la consommation, éd.
Dalloz, sous la rubrique « infractions » qui contient une page entière d'infractions), le droit de
la concurrence n'est pas en reste, et l'ensemble du droit économique. Seulement il faut alors se
demander de nouveau si cet ordre public de droit pénal répond bien encore à la définition
retenue de l'ordre public. S'agit-il véritablement de protéger toujours l'intérêt général ? Ainsi
pourrait-on alors risquer l'idée que le droit pénal, à l'origine naturellement lié à l'ordre public
et à l'intérêt général, est maintenant, pour partie au moins, au service d'intérêts de catégories
diverses qui ne peuvent, à elles seules, représenter l'intérêt général. On peut aussi, plus
113
simplement, constater que le lien entre le droit pénal et l'ordre public, évident tant qu'il s'est
agi d'ordre public de direction, l'est beaucoup moins quand le droit pénal n'a plus pour but que
de protéger certaines personnes jugées plus fragiles ou plus faibles.
55. Il faudrait également rappeler que la dépénalisation due au recul de l'ordre public de
direction paraît quelque peu artificielle et contrebalancée par l'émergence d'un droit pénal
administratif transférant à d'autres organismes le soin de la sanction (Conseil de la
concurrence, Commission des opérations de bourse, Conseil supérieur de l'audiovisuel, etc.)
(V. spéc., à propos des comportements dépénalisés par l'art. 36 de l'Ord. du 1er déc. 1986, les
possibilités d'action dont sont investis le ministre de l'Économie ou le président du Conseil de
la concurrence) (adde C. TEITGEN-COLLY, Les instances de régulation et la Constitution,
RD publ. 1990.153). En même temps cet ordre public de direction sanctionné par le droit
pénal, qui a plus ou moins déserté le commerce des biens et marchandises, paraît s'être
transporté vers le fonctionnement même des structures économiques, et il n'est pas sans intérêt
de constater que le nouveau code de commerce comporte plus de 60 articles créant des
incriminations spéciales au fonctionnement des sociétés. De nouveau on peut s'interroger sur
la véritable qualification de contrariété à l'ordre public, donc à l'intérêt général, des
agissements concernés.
56. La sanction qui frappe les obligations ayant leur cause dans un délit caractérisé par la loi
pénale tend à échapper au droit commun des nullités. Spécialement, la chambre criminelle
écarte alors l'application de la règle nemo auditur et laisse produire à la nullité tous ses effets,
y compris la répétition des prestations effectuées en exécution de l'obligation immorale. Une
prostituée a pu ainsi obtenir de son souteneur le remboursement des sommes qu'elle lui avait
versées (Cass. crim. 7 juin 1945, D. 1946.149, note R. Savatier qui critique cependant cette
solution ; mais J. HÉMARD, obs. JCP 1946. II. 2955, considère qu'elle est justifiée ; Cass.
crim. 3 juill. 1947, D. 1947.384 ; contra CAParis, 17 oct. 1951, JCP 1952. II. 6948 :
J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Les obligations, préc., no 369 et s).
Art. 4 - Ordre public économique
57. C'est celui qui s'applique dans l'échange des biens et services. À l'époque du code
Napoléon, le libéralisme économique et la liberté contractuelle ne permettaient guère
d'imaginer des conventions contraires à cet ordre public économique (sauf celles qui
restreignaient précisément la liberté ; J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, op. cit., t. 1,
no 292 et s.). Aujourd'hui, l'État s'immisce directement dans les activités de production et de
distribution pour protéger la partie jugée la plus faible ou imposer l'orientation économique
qui lui paraît souhaitable (sur cette distinction, selon les finalités, entre ordre public de
protection et ordre public de direction, V. supra, no 26 et s.). L'ordre public économique a
connu, dès lors, un essor considérable. À tel point qu'il est difficile de dresser inventaire des
multiples interventions législatives en ce domaine qui concerne désormais des rubriques très
variées. Il est toutefois évident qu'à partir des années 1970, et sous la pression de la
construction de l'Union européenne, cet ordre public a rapidement changé de sens. L'ordre
public de direction, instrument juridique de l'économie dirigée, a nettement reculé jusqu'à se
replier dans un ordre public néolibéral qui n'a pour but que de protéger la liberté (par exemple
la législation sur les ententes, les entraves à la concurrence, l'abus de position dominante, etc.,
mais, corrélativement, l'inégalité économique des parties a conduit à développer l'ordre public
de protection, soit des consommateurs, soit encore des professionnels en état de dépendance
économique (sur cette évolution moderne, V. J. MESTRE, L'ordre public dans les relations
économiques, in L'ordre public à la fin du XXe siècle, préc., p. 13 et s.). Nous nous bornerons
ici à donner un aperçu des modalités d'expression de l'ordre public économique et quelques
exemples de ses manifestations (sur la notion même, V. G. FARJAT, L'ordre public
économique, thèse préc. ; G. RIPERT, L'ordre économique et la liberté contractuelle, Études
GENY, 1934, t. 2, p. 347 ; R. SAVATIER, L'ordre public économique, D. 1965, chron. 37 ;
114
P. RAYNAUD, Cours polycopié de doctorat, Paris, 1965-1966 ; L'ordre public dans
l'économie, travaux de l'Association H.-Capitant, préc., spéc. J. MESTRE, rapport français,
p.125 et s.).
58. Outre la modernité et une relative nouveauté, l'ordre public économique présente quelques
caractères que l'on considère comme spécifiques. C'est assurément un ordre public plus
empirique et opportuniste que ne l'est l'ordre public classique. Sa mobilité est commandée par
l'adaptation à la conjoncture… encore que les acquis puissent difficilement être remis en
cause. C'est aussi un ordre public plus pointilleux et qui, pour ne rien laisser échapper, tombe
souvent dans une minutie excessive (mais n'est-ce pas un travers de toute la réglementation
actuelle ?). Enfin, c'est un ordre public traditionnellement directif, qui commande plus qu'il
n'interdit (mais cette spécificité s'atténue dans l'orientation néolibérale et protectrice qui se
dessine par exemple avec le développement considérable du code de la consommation ou
encore la loi du 15 mai 2001 sur les nouvelles régulations économiques (V. aussi supra,
no 28).
59. Les caractères de l'ordre public économique expliquent qu'il ait essentiellement une
origine textuelle. Seuls les textes peuvent offrir ici à la fois la généralité et la précision
souhaitée. Sans doute ne faut-il pas méconnaître cependant le rôle du juge et la difficulté d'une
mission d'expert économique qui lui est parfois donnée par la loi (V. déjà, G. RIPERT,
Aspects juridiques du capitalisme moderne, 1946, LGDJ, p. 241 ; B. OPPETIT, Le rôle du
juge en présence des problèmes économiques, travaux de l'Association H.-Capitant, t. XXII,
1970, p. 185 et s.). Sans doute peut-on attendre de la jurisprudence des évolutions plus
profondes et plus novatrices que celles imposées par des textes successifs (J. GHESTIN,
op. cit., no 101). Enfin, on avait pu se demander si l'abondante jurisprudence relative à
l'application de l'article 1895 du code civil et aux clauses d'indexation dans les années 1970
(V. infra, no 77 et s.) n'était pas directement à la source d'un ordre public monétaire construit
par le juge. Mais la suite en ce domaine semble au contraire révélatrice de la difficulté d'un
dirigisme jurisprudentiel et incite plutôt à croire que le rôle du juge demeure ici bien modeste
(sur le rôle du juge, V. supra, no 18). Il faut d'ailleurs ajouter que la création de l'euro
contribue nécessairement à faire reculer le rôle de l'ordre public, notamment dans les
paiements internationaux où il était resté assez vivace (en ce sens, J. MESTRE, rapport
français préc., spéc. p. 133). On assiste d'ailleurs, d'une façon générale, à l'apparition d'un
ordre public communautaire à côté d'un ordre public en droit communautaire (sur lequel,
M. C. BOUTARD-LABARDE, L'ordre public en droit communautaire, in L'ordre public à la
fin du XXe siècle, préc., p. 83 et s. ; S. PERUZZETTO, Ordre public et droit communautaire,
D. 1993, chron. 177
). En effet le droit communautaire a développé un ordre public
communautaire, même si le terme n'est pas toujours utilisé, dont l'effet sera de s'opposer à
l'application du droit national, mais admet aussi, en sens inverse, que l'ordre public national
puisse s'opposer au droit communautaire, encore que désormais les circonstances spécifiques
soient étroitement définies et contrôlées par la CJCE. On assiste donc ici, essentiellement dans
le domaine économique et social, à un double mouvement de résistance ultime de l'ordre
public national et de développement continu d'un ordre public supranational destiné
probablement, à plus ou moins long terme, à remplacer l'ordre public national, même si
l'appellation n'est pas toujours la même et l'ensemble souvent remodelé par rapport aux
définitions nationales.
§ 1 - Modalités d'intervention de l'ordre public économique
60. Le développement de l'ordre public économique s'est accompagné d'une diversification
des procédés permettant de le réaliser. Le législateur dispose d'une gamme très variée qui va
du contrat interdit au contrat imposé en passant par les multiples nuances de la suggestion et
du contrôle (G. FARJAT, thèse préc., p. 191 et s. ; J. GHESTIN, op. cit., no 129 et s. ;
G. MARTY et P. RAYNAUD, op. cit., no 80 ; L. JOSSERAND, Le contrat dirigé, DH 1933,
115
chron. 89 ; C. MOREL, Le contrat imposé, in Le droit privé français au milieu du XXe siècle,
Mélanges Ripert, 1950, LGDJ, p. 116). Une perspective purement interventionniste pourrait
d'ailleurs conduire à envisager une « mise au pas » très radicale du contrat (J. CARBONNIER,
op. cit., t. 4, p. 144).
61. Depuis le XIXe siècle, il existe des contrats interdits pour des raisons économiques (bail
perpétuel C. civ., art. 1709 ; louage d'ouvrage perpétuel C. civ., art. 1780, V. infra, no 93).
Mais l'interdiction était alors conçue comme la garantie d'une certaine liberté (J. FLOUR, J.L. AUBERT et E. SAVAUX, op. cit., no 292 et s.). Ce qui est plus nouveau, c'est la
multiplication de ces interdictions spécialement en matière professionnelle : interdiction totale
pour certaines personnes de passer tel ou tel type de contrat, ou interdiction dépendant de
conditions spécifiques ; interdictions visant à empêcher un versement prématuré du prix dans
les ventes en l'état futur d'achèvement (CCH, art. L. 261-12 et s.). Même si l'interdiction n'est
pas considérée, habituellement, comme un mode d'expression privilégié de l'ordre public
économique, l'orientation protectrice actuelle conduit à développer son utilisation surtout dans
le domaine de la consommation (V., par ex., s'agissant des contrats de prêts immobiliers,
C. com., art. L. 312-1 et s. ; ou en ce qui concerne le crédit à la consommation, C. com.,
art. L. 311-1 et s. ; V. aussi l'interdiction des clauses abusives dans les contrats conclus entre
professionnels et consommateurs, C. consom., art. L. 132-1 et s. ; V. encore le livre IV du
nouveau code de commerce sur la libre concurrence).
62. Le contrat suggéré exprime de façon encore modeste les impératifs de l'ordre public
économique. Il traduit pourtant très nettement déjà, et dans une perspective souvent plus
dirigiste que protectrice, l'intervention publique dans le domaine contractuel.
63. La suggestion peut d'abord être indirecte et résulter de l'octroi de primes, d'avantages
divers ou de dégrèvements fiscaux si tel ou tel contrat est conclu. La planification française a
illustré un temps l'utilisation de ce procédé. Le plan définissait les choix et les objectifs ainsi
que les grandes actions proposées. Il précisait d'autre part les mesures à mettre en oeuvre pour
atteindre ces objectifs (H. JACQUOT, Le statut juridique des plans français, 1973, LGDJ). Si
cette technique paraît bien en voie de recul, on ne peut pourtant ignorer l'influence du droit
fiscal des affaires qui, par de nombreuses dispositions d'ordre public, peut contribuer à
faciliter certains contrats, voire à en interdire pratiquement d'autres. L'arme fiscale, même si,
là aussi, elle se trouve limitée par l'ordre public communautaire concurrent, demeure
importante quoique parfois peu visible.
64. La suggestion peut aussi prendre la forme d'un contenu supplétif qui s'appliquera faute de
précision ou d'opposition de la part des intéressés. Là encore, le but peut être de protéger les
contractants contre leur ignorance ou la réalisation plus générale d'un objectif économique.
Ainsi, en matière de baux ruraux, c'est un contrat type qui s'impose en l'absence d'acte écrit
(C. rur., art. L. 411-4), et, à défaut d'accord pour établir un nouveau bail, c'est le tribunal qui
statue sur les conditions contestées et fixe le prix (C. rur., art. L. 411-50). La suggestion peut
encore prendre la forme des nombreuses recommandations de la Commission des clauses
abusives qui concernent des sujets très divers et de nombreux contrats (V. en appendice du
code de commerce Dalloz, Vo Clauses abusives). Certes les contractants peuvent ignorer ces
recommandations qui aboutissent souvent à proposer un contrat type, mais le risque de
sanctions civiles donne à la recommandation une certaine autorité.
65. Le contrat peut être réglementé (G. FARJAT, thèse préc., no 261 et s. ; J. GHESTIN,
op. cit., no 131 et s. ; J. FLOUR et J.-L. AUBERT, op. cit., t. 1, no 301 et 302) et l'ordre public
économique se fait ici plus pressant puisque c'est le contenu même du contrat qui est alors
déterminé par la loi. Même si tout n'est pas toujours prévu, la soumission de plus en plus
grande des parties à des formalités et des règles obligatoires constitue sans doute un trait
116
dominant de l'évolution contemporaine du droit des contrats (V. déjà, G. RIPERT, L'ordre
économique et la liberté contractuelle, Mélanges Gény, t. II, p. 347 ; E.-H. PERREAU, Une
évolution vers un statut légal des contrats, Mélanges Gény, t. II, p. 354). Les exemples de
cette réglementation sont innombrables et peuvent être trouvés dans tous les domaines.
66. Pour certains contrats, l'ensemble d'ordre public est si important qu'il a justifié une
codification, et le phénomène le plus ancien sur ce point est sans doute la codification du droit
des assurances ou encore la codification du droit de la construction etc. La liberté
contractuelle peut également être fort réduite dans certains contrats classiques jugés
socialement sensibles. Les contrats de bail, qu'il s'agisse des baux d'habitation, des baux
commerciaux ou des baux ruraux, est si réglementé et depuis si longtemps que l'on s'interroge
de plus en plus sur la justesse de leur qualification purement contractuelle, et la Cour de
cassation, appelée à se prononcer sur la nature de l'ordre public ainsi affirmé, a refusé de n'y
voir qu'un ordre public de protection auquel on pourrait renoncer, montrant ainsi clairement
combien cette catégorie contractuelle est encore très marquée par le dirigisme économique
(Cass. 3e civ. 2 juin 1999, D. 2000.733, note Beaugendre
; 16 févr. 2000, D. 2000.733,
o
note Beaugendre
, préc., Bull. civ. III n 31 ; V. encore, sur l'impossibilité de déroger à
cette législation même par un accord collectif, Cass. 3e civ. 19 janv. 2000, JCP 2001.
II. 10585, note Rémy). La réflexion sera identique en ce qui concerne le contrat de travail que
les textes et les conventions collectives ont peu à peu vidé de son contenu (même si l'on peut
nuancer cette affirmation en soulignant aussi le rôle que conserve la volonté, G. LYONCAEN, Défense et illustration du contrat de travail, Archives de philosophie du droit, t. XIII,
1968, Sirey, p. 58 et s. ; V. plus récemment, F. GAUDU et R. VATINET, Traité des contrats,
sous la dir. de J. GHESTIN, Les contrats de travail, spéc. no 6 et s., 2001, LGDJ). Dans le
domaine de la construction et de la promotion immobilière, des textes successifs, traduisant le
souci de préserver les intérêts du profane face au professionnel, ont fixé de façon de plus en
plus précise les énonciations et les modalités des conventions (sur cet aspect,
Ph. MALINVAUD et Ph. JESTAZ, Droit de la promotion immobilière, 1995, Précis Dalloz,
no 26). Enfin, et de façon plus générale, le droit de la consommation conduit inévitablement à
enserrer le processus contractuel dans un ensemble de règles impératives qui, même si elles
n'en font pas un droit autonome, contribue tout de même à créer un ordre public spécifique
(sur le débat, J. CALAIS-AULOY et F. STEINMETZ, Droit de la consommation, 2003,
Précis Dalloz, no 17 et s.). Il en est encore de même dans les contrats de distribution où la
réglementation, à but néolibéral, a voulu protéger certains professionnels dépendants contre
d'autres en interdisant certaines pratiques de prix imposés et en réglementant donc en partie
les contrats (V. ainsi, D. FERRIER, Droit de la distribution, 2002, Litec, spéc. no 362 et s. ;
sur l'ordre public dans ce domaine, M. BEHAR-TOUCHAIS et G. VIRASSAMY, Traité des
contrats, sous la dir. de J. GHESTIN, Les contrats de la distribution, 1999, LGDJ, no 25 et s.).
67. La réglementation est parfois si poussée qu'elle aboutit à fixer impérativement les
éléments essentiels du contrat ou à en interdire certains. L'activité contractuelle se trouve alors
véritablement modelée (G. FARJAT, thèse préc., p. 242 et s.). C'est souvent le prix qui a pu
faire l'objet de cette détermination autoritaire, encore que cette pratique semble aujourd'hui en
régression. Ainsi l'ordonnance du 1er décembre 1986 (préc.) a-t-elle abrogé sur ce point
l'ordonnance du 30 juin 1945 et posé le principe de libre détermination des prix par le jeu de la
concurrence. Des réglementations spécifiques ont cependant survécu, et le gouvernement peut
toujours intervenir afin de pallier une absence ou une insuffisance de la concurrence dans
certains secteurs, ou pour enrayer une poussée inflationniste conjoncturelle (V. égal. en
matière de salaires les limites à la libre négociation qui résultent du SMIC, des conventions
collectives et, indirectement, des recommandations adressées chaque année par le MEDEF en
ce qui concerne la progression salariale). Dans le domaine des loyers, il existe aussi une part
de détermination autoritaire, que ce soit pour les baux commerciaux (V. Baux commerciaux),
les baux d'habitation (depuis la L. no 89-462 du 6 juill. 1989, D. 1989.227, le loyer ne peut
plus être déterminé librement que dans un secteur très réduit ; V. Baux d'habitation et mixtes
117
[L. 6 juill. 1989]), ou les fermages dont les bases de calcul sont fixées par arrêté préfectoral
(V. Baux ruraux).
68. Le contrat peut encore être contrôlé (G. FARJAT, thèse préc., no 274 et s. ; J. GHESTIN,
op. cit., no 136 et s.) soit par des autorités administratives classiques (préfectures, ministères,
etc.), soit par des organismes spécialisés (Conseil de la concurrence, dont la fonction
consultative a été accrue par ex. pour statuer sur certaines pratiques., C. com., art. L. 462-4
et s. ; Commission des opérations de bourse., C. mon. fin., art. L. 621-6 et s). L'ordre public
économique prend ici une tournure à la fois plus dirigiste et plus ponctuelle. Chaque contrat
ou chaque pratique sera généralement soumis à un contrôle préventif de sa conformité par
rapport aux objectifs fixés par la loi.
69. Enfin, l'ordre public économique conduit parfois le législateur à imposer certains contrats.
Là encore, ce n'est pas nouveau (on connaît depuis longtemps les cessions de mitoyenneté,
C. civ., art. 661, et les ventes sur saisie), mais on ne peut manquer de relever le
développement de ce procédé noté il y a déjà longtemps (L. JOSSERAND, Le contrat forcé et
le contrat légal [contrat dit de salaire différé], DH 1940, chron. 5 ; P. DURAND, La contrainte
légale dans la formation du rapport contractuel, RTD civ. 1944.73, qui distingue l'obligation
légale de contracter du rapport contractuel d'origine purement légale ; G. MARTY et
P. RAYNAUD, op. cit., Les obligations, t. 1, no 80 ; J. GHESTIN, op. cit., no 141 et s.).
Parfois la liberté de contracter subsiste, mais le cocontractant est déterminé (ce à quoi
aboutissent les multiples droits de préemption légalement reconnus aujourd'hui à
l'Administration, à certains organismes ou, parfois, à de simples particuliers, V. Préemption).
Dans d'autres hypothèses, c'est la conclusion même du contrat qui est imposée soit de façon
positive (assurances obligatoires pour les personnes dont la responsabilité peut être engagée
par un véhicule terrestre à moteur, pour les architectes, les entrepreneurs, etc. ;
renouvellement d'un bail ; bail forcé de l'article 285-1 du code civil ; rapports « contractuels »
créés de toutes pièces par la loi, par ex. dans le cadre de remembrements), soit indirectement,
par l'effet de dispositions incriminant le refus de contracter (par exemple pour le refus de
vendre, C. consom., art. L. 125-1).
70. Il est cependant permis de s'interroger quant à l'effectivité réelle des modalités précitées.
Dans tous les domaines, il existe des zones d'ombre d'où l'ordre public se trouve évincé. Le
« travail noir », le recours à des formes de salariat précaires, l'économie dite souterraine et la
contrebande organisée traduisent bien cette résistance pragmatique à un ordre public
économique, social et fiscal. Mais le même constat pourrait sans doute être fait dans le
domaine des baux, de la concurrence ou de la consommation (J. CARBONNIER, Flexible
droit, 7e éd., 1992, LGDJ, p. 123 et s.).
§ 2 - Manifestations de l'ordre public économique
71. L'ordre public économique connaît de multiples applications que nous ne pourrons ni
détailler ni même toujours envisager ici. Aucun secteur de la vie économique et sociale n'y
échappe. Ainsi, à titre d'exemples, on sait qu'il existe un ordre public social (V. infra no 87 et
s.) un ordre public fiscal ou encore un ordre public monétaire, mais on a vu aussi apparaître un
ordre public de la consommation, de la distribution des biens (V. infra, no 164 et s.), etc.
A. - Ordre public fiscal
72. Les lois fiscales sont certainement une manifestation très forte de l'ordre public
économique et relèvent des prérogatives de l'État (J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX,
op. cit., t. 1, no 283 et s. ; J. GHESTIN, op. cit., no 121 ; V. supra, no 38). Le contribuable ne
peut en principe y échapper.
118
73. Exemples : l'article 1840 du code général des impôts prévoit expressément la nullité de
conventions qui auraient pour but de « dissimuler partie du prix d'une vente d'immeubles ou
d'une cession de fonds de commerce ou de clientèle… » afin de payer des droits
d'enregistrement moins élevés. La nullité ne frappe cependant que la contre-lettre et ne
concerne pas l'acte ostensible qui reste valable quel que soit le lien d'indivisibilité au sein de la
convention (Cass. ch. mixte 12 juin 1981, D. 1981.413, concl. J. Cabannes ; sur les finalités de
cette disposition, V. J. FLOUR et J.-L. AUBERT, op. cit., no 395). L'article L. 415-3 du code
rural met le paiement de l'impôt foncier à la charge exclusive du propriétaire.
74. La question est plus délicate en l'absence de texte. La convention qui aurait pour principal
objet de frauder la loi fiscale serait sans nul doute frappée de nullité, sa cause étant considérée
comme illicite (V. Cause). Mais le droit fiscal n'interdit pas au contribuable de choisir le cadre
juridique qu'il juge le plus favorable du point de vue de l'imposition et, si la fraude est
condamnable, l'habileté en revanche est permise (V. Cause). La distinction cependant ne sera
pas toujours facile et relève largement de l'appréciation du juge (V., par ex., Cass. com.
27 déc. 1973, Bull. civ. IV, no 365 ; CA Paris, 28 oct. 1983, D. 1984.175, concl. J. Sauvel). En
outre, un montage juridique régulier dont le seul objectif serait d'écarter la loi fiscale
normalement applicable ne pourrait être opposé à l'Administration qui ne manquerait pas d'y
voir un abus de droit (sur la simulation et l'abus de droit en droit patrimonial de la famille,
F. DOUET, Précis de droit fiscal de la famille, préf. de M. COZIAN, 3e éd., 2003-2004, Litec,
no 3021 et s.).
B. - Ordre public monétaire
75. La monnaie relève constitutionnellement des prérogatives essentielles de l'État (et la
ratification du Traité sur l'Union européenne a exigé, pour cette raison, une modification de la
Constitution, V. Décis. Cons. const. 9 avr. 1992, JCP 1992. II. 21853, note Nguyen Van
Tuong ; V. Rép. communautaire, Vo Constitution et Communauté). C'est un attribut de la
souveraineté, ce qui conduit a priori à envisager avec quelque réticence toute clause qui
tendrait à en exclure le caractère libératoire (instrument de paiement) ou à modifier le montant
de la somme à payer (instrument de compte). Spécialement, le principe nominaliste, exprimé
par l'article 1895 du code civil à propos du prêt d'argent, paraît interdire les clauses précitées.
Ce principe présente cependant, en période de dépréciation monétaire, de sérieux
inconvénients qui ont contraint l'ordre public à céder du terrain (sur cette question qui relève
de la théorie générale du paiement, V. Paiement). L'ordre public monétaire et financier s'est
exprimé sous forme d'un « code », l'ordonnance no 2000-1223 du 14 décembre 2000 ayant
créé un « code monétaire et financier » qui contient nombre de dispositions d'ordre public et
notamment sur les modalités de paiement (art. L. 112-6 et s.). Mais ce code se ressent de
l'internationalisation du problème et des différences de conception quant à la monnaie entre
les États européens et ne dépend plus guère de la conception classique de l'ordre public
monétaire.
76. Pendant longtemps la jurisprudence a affirmé, du moins dans les paiements internes, que
les clauses relatives à la monnaie de paiement (clauses or et devises) ou les clauses d'échelle
mobile se heurtaient au principe du nominalisme monétaire. S'agissant surtout du contrat de
prêt d'argent, on mettait en avant le caractère d'ordre public de l'article 1895 du code civil
(pour d'autres contrats, la jurisprudence distinguait selon la finalité des clauses et annulait
uniquement celles ayant une finalité monétaire par opposition à celles qui révélaient une
finalité économique). Rompant en partie avec cette jurisprudence, la Cour de cassation, dans
un arrêt du 27 juin 1957 (D. 1957.649, note G. Ripert, JCP 1957. II. 10093 bis, concl. Besson,
Gaz. Pal. 1957.2, p. 41 ; adde J.-P. LÉVY, après l'arrêt du 27 juin 1957, L'échelle mobile des
clauses monétaires, JCP 1957. I. 1381), avait considéré que l'article 1895 du code civil n'était
pas d'ordre public et que les clauses d'échelle mobile n'étaient pas contraires aux lois
119
monétaires en vigueur. Toutefois deux ordonnances du 30 décembre 1958 (Ord. no 58-1374,
D. 1959.153, rect. 303) et du 4 février 1959 (Ord. no 59-246, D. 1959.308, rect. 443) sont
intervenues pour réglementer les clauses d'indexation, fixant ainsi, bien maladroitement
d'ailleurs, les limites de cet ordre public monétaire et établissant en cette matière un régime
plutôt complexe. Ces ordonnances ont été intégrées dans les articles L. 112-1 et s. du code
monétaire et financier.
77. Dans les paiements internationaux, et pour ne pas nuire aux intérêts français, la
jurisprudence a admis depuis longtemps les clauses relatives à la monnaie de paiement (Cass.
civ. 3 juin 1930, DP 1931.1.5, note R. Savatier) et ne fait pas aujourd'hui application en ce
domaine de la réglementation interne des indexations (V. dans une interprétation a contrario
mais dépourvue d'ambiguïté, Cass. 1re civ. 12 janv. 1988, D. 1989.80, note P. Malaurie). À
l'heure de l'Union économique et monétaire, cette voie ne peut que s'élargir, et la question a
fondamentalement changé, au moins dans les relations entre États ayant adopté l'euro comme
monnaie commune. Le principe même de la liberté des relations financières entre la France et
l'étranger est affirmé dans l'article L. 151-1 du code monétaire et financier consacrant ainsi un
recul certain de l'ordre public.
78. Dans les paiements internes, il convient de distinguer selon qu'il s'agit de monnaie de
paiement ou de monnaie de compte (critère qui peut sembler pourtant quelque peu désuet ; V.
P. MALAURIE, note sous CA Bordeaux, 8 mars 1990, D. 1990.550
). S'agissant de
monnaie de paiement, les clauses or et devises demeurent prohibées (CA Bordeaux, 8 mars
1990, préc., Defrénois 1991, art. 34960 ; Cass. com. 4 nov. 1958, D. 1959.361, note
P. Malaurie, JCP 1959. II. 10986) comme elles l'étaient dès avant les ordonnances de 1958 et
1959 (Cass. civ. 11 févr. 1873, DP 1873.1.177, note Boistel ; 17 mai 1927, DP 1928.1.25,
concl. P. Matter, note Capitant). Mais ici encore l'intégration de la France dans l'Union
économique et monétaire européenne modifie profondément les données de cet ordre public
qui ne saurait plus être interne.
79. S'agissant des clauses relatives à la monnaie de compte (clauses valeur-or et valeurmonnaie étrangère ainsi que les clauses d'échelle mobile), l'ordonnance de 1958 a interdit
toute référence à des indices généraux et exigé que les indices retenus soient en relation avec
l'objet du contrat ou l'activité de l'une des parties (V. Paiement). Ces dispositions ont soulevé
des problèmes d'interprétation d'autant plus sérieux que la Cour de cassation ne semble
vouloir exercer en ce domaine qu'un contrôle minimum. Le contenu et les caractères de cet
ordre public monétaire demeurent donc très imprécis (F. TENDLER, Indexation et ordre
public, D. 1977, chron. 245). Il semble cependant s'affirmer aujourd'hui de plus en plus
nettement comme un ordre public de direction (Cass. com. 3 nov. 1988, D. 1989.93, obs.
P. Malaurie, et sur renvoi, CA Lyon, 9 juill. 1990, D. 1991.47, obs. P. Malaurie
), et le
législateur est intervenu dans divers domaines soit pour autoriser des indexations plus
générales (dettes d'aliments et rentes viagères ; contrats relatifs aux immeubles bâtis), soit
pour imposer des indexations plus précises (bail rural, C. rur., art. L. 411-11).
C. - Ordre public de la concurrence et de la consommation
80. Ce domaine connaît depuis quelques années une effervescence particulière, et l'ordre
public économique y a trouvé de nouvelles occasions de se manifester. Ces manifestations
sont souvent présentées comme les plus révélatrices d'une évolution de la notion même d'ordre
public économique. C'est ici que l'on ressent surtout le recul du dirigisme au profit d'un
néolibéralisme, à moins que ce ne soit, plus probablement, en faveur d'un ordre public de
protection. Les finalités ont donc changé, mais les contraintes ont été seulement déplacées et
restent aussi fortes (sinon plus) que par le passé… mais c'est pour mieux assurer la liberté.
120
81. Dans le domaine de la concurrence, l'ordonnance no 45-1480 du 30 juin 1945
(D. 1945.137, rect. 252) avait exprimé pendant longtemps un interventionnisme qui n'était pas
très éloigné du dirigisme. Toutes les actions ou coalitions ayant pour objet ou pour effet
d'entraver le bon exercice de la concurrence étaient en principe prohibées. Ces textes ont été
abrogés par l'ordonnance no 86-1243 du 1er décembre 1986 (D. 1987.3) relative à la liberté des
prix et de la concurrence. Le titre même de l'ordonnance est annonciateur des nouvelles
orientations de l'ordre public en ce domaine. Il s'agit d'assurer la liberté plus que la conformité
aux objectifs fixés dans le cadre d'une politique dirigiste. On remarquera cependant que la
liberté reste contrôlée, que certains pouvoirs ont été conservés à l'Administration et que,
contrepartie de la liberté de principe et de la disparition de l'ordre public de direction, une
foisonnante législation de protection s'est développée souvent à l'instigation du droit
communautaire et dans un sens certes néolibéral mais qui comporte finalement un fort
potentiel d'ordre public. Ainsi le nouveau code de commerce comprend plusieurs articles pour
réglementer les clauses d'exclusivité (art. L. 330-1 à L. 330-3), et le livre IV « De la liberté
des prix et de la concurrence », malgré une référence à la liberté, comporte un grand nombre
de textes prévoyant des interdictions d'ordre public (art. L. 410-1 à L. 470-8), et on ne
manquera pas de remarquer que le terme « prohiber » y est souvent utilisé (V., par ex.,
art. L. 443-1 et s : « autres pratiques prohibées »).
82. L'orientation libérale a eu aussi pour conséquence de renforcer le rôle du consommateur
comme acteur économique et d'accroître la nécessité de sa protection. Très vite les
mécanismes contractuels classiques ont révélé leur insuffisance pour assurer cette protection.
Le législateur est donc intervenu à plusieurs reprises dans cette perspective et a fixé ainsi un
ordre public qui, pour n'être que de protection (mais n'est-il que cela ?), n'en est pas moins
pointilleux et contraignant (V. J. CALAIS-AULOY et F. STEINMETZ, Droit de la
consommation, préc.). Comme le remarquent les auteurs précités, le droit de la consommation
pourrait être rapproché du droit de l'environnement, du droit de la concurrence, du droit de la
distribution, et on peut ajouter que cet ensemble, qui préfigurerait un droit de la protection,
aurait à utiliser des techniques d'ordre public rénovées en fonction d'un but lui-même
nouveau.
83. Le souci de protection conduit d'abord, assez souvent, à imposer certaines formalités
destinées à attirer l'attention du consommateur et à l'informer. Le code de la consommation
exige une désignation précise de la nature et des caractéristiques des objets ou services
proposés. Les contrats de crédit à la consommation doivent être rédigés conformément à des
modèles types, et cette protection s'étend bien entendu aux services, même s'ils concernent la
personne, puisque la loi soumet à des conditions précises le contrat de courtage matrimonial et
la diffusion d'annonces matrimoniales (L. 23 juin 1989, art. 6). Très solennellement l'article
L. 131-3 du code de la consommation dispose ainsi à propos des arrhes et acomptes : « Il ne
peut être dérogé par des conventions particulières aux dispositions du présent chapitre »,
l'article L. 132-1 du même code, à propos des clauses abusives, dispose dans son alinéa final :
« Les dispositions du présent article sont d'ordre public » et, sur le même sujet, exclut les
dispositions contraires à l'article L. 135-1 relatif aux conflits de lois (V. encore sur les
garanties conventionnelles, l'art. L. 211-2 in fine). D'une façon générale d'ailleurs, la
jurisprudence a exclu la possibilité de renoncer à ces dispositions protectrices, notamment en
matière de crédit (V., par ex., Cass. 1re civ. 17 mars 1993, Bull. civ. I, no 116).
84. L'ordre public conduit en outre à aménager, fréquemment, soit une réflexion antérieure à
la formation du contrat, soit un délai de rétractation ou de repentir. Ces délais constituent un
ordre public auquel on ne peut renoncer par avance mais qui demeure tout de même un ordre
public de protection que le juge ne pourrait donc soulever d'office (Cass. 1re civ. 15 févr. 2000,
Bull. civ. I, no 49, D. 2000, AJ 275, obs. C. Rondey , JCP 2001. II. 10477, note Gout).
121
85. Enfin, la lutte contre les clauses abusives, qui constitue certainement l'une des avancées
les plus révélatrices de l'ordre public dans le droit de la consommation, pose le principe de la
prohibition de certaines clauses dans les contrats conclus entre professionnels et nonprofessionnels ou consommateurs (clauses relatives au caractère déterminé ou déterminable
du prix, au versement du prix, à la consistance de la chose, etc., V. art. 35 de la loi). Mais le
législateur ayant délégué au gouvernement le soin d'interdire, de limiter ou de réglementer de
telles clauses, un décret no 78-464 du 24 mars 1978 (préc.) est intervenu pour interdire les
clauses ayant pour objet ou effet de réduire le droit à réparation du consommateur, les clauses
réservant au professionnel le droit de modifier de façon unilatérale les caractéristiques du bien
ou du service, et les clauses limitatives ou exclusives de garantie (Rép. com.,
Vo Consommation [Droit de la]). On pouvait craindre une certaine inefficacité en raison de la
procédure ci-dessus instaurée et du cadre restreint qu'elle permettait d'appréhender.
86. Mais la jurisprudence a admis qu'une clause puisse être considérée comme abusive sur le
seul fondement de l'article L. 132-1, illustrant ainsi la création d'un ordre public
jurisprudentiel, même en l'absence d'un décret en ayant formellement prononcé l'interdiction
(Cass. 1re civ. 16 juill. 1987, D. 1988.49, note J. Calais-Auloy, JCP 1988. II. 21001, note
G. Paisant ; 25 janv. 1989, D. 1989.253, note P. Malaurie, JCP 1989. II. 21357, note
G. Paisant ; 14 mai 1991, D. 1991.449, note J. Ghestin
, JCP 1991. II. 21763, note
G. Paisant). Cette évolution est d'autant plus importante qu'elle s'accompagne d'un
accroissement des possibilités d'action offertes aux associations de consommateurs
(C. consom., art. L. 421-6). Elle pourrait être interprétée comme une manifestation de
l'existence d'un ordre public virtuel et judiciaire (sur lequel V. supra, no 18).
Art. 5 - Ordre public social
87. Depuis le début du XXe siècle, le bloc de l'ordre public n'a cessé de croître en matière
sociale, qu'il s'agisse à proprement parler du droit du travail, du droit de la sécurité sociale ou
de secteurs limitrophes comme le logement. Inutile de vouloir dresser ici un inventaire
puisque presque tous les textes sont d'ordre public, qu'il s'agisse du contrat de travail, des
juridictions prud'homales, des organismes représentatifs du personnel, du régime des
prestations sociales et familiales… Pourtant, et malgré des discussions parfois passionnées, on
peut risquer l'idée que, là encore, malgré des résistances importantes, le champ de l'ordre
public et sa nature pourraient se déplacer et se modifier, redonnant à la négociation
individuelle ou collective un rôle probable. Le phénomène est certainement constatable, créant
ce que certains auteurs ont appelé un ordre public « dérogeable » (F. GAUDU et
R. VATINET, op. cit., no 7).
88. Au-delà de son importance quantitative, l'ordre public se caractérise ici par une finalité
protectrice très marquée et par la diversité de ses sources. À côté des textes, les conventions
collectives constituent une source non négligeable de la réglementation des rapports du travail
(V. supra, no 22). Sans doute conviennent-elles mieux au caractère mouvant de la matière et à
la recherche constante d'une amélioration de la situation et des rapports entre partenaires
sociaux.
89. De nombreux auteurs ont souligné cette originalité de l'ordre public social pour marquer sa
différence par rapport à un ordre public plus général (G. LYON-CAEN, Négociation
collective et législation d'ordre public, Dr. soc. 1973.89 ; L. ROZÈS, Remarques sur l'ordre
public en droit du travail, ibid. 1977.311 ; V. supra, no 21). L'ordre public social fixerait un
statut minimum, une sorte de plancher mais non un plafond, et ne ferait donc pas obstacle à
d'éventuelles transgressions dans le sens de l'amélioration. Cette généralisation doit toutefois
être nuancée et appelle une distinction qui a été plus ou moins formulée dans l'avis du Conseil
d'État du 22 mars 1973 (Dr. soc. 1973.514). Aucune dérogation par rapport à l'ordre public
n'est possible, dans un sens ou dans l'autre, s'agissant de principes fondamentaux ou de règles
122
débordant le domaine du droit du travail ou s'agissant de garanties échappant par nature à la
négociation. Il y a donc bien, non seulement au niveau de l'ordre public général, mais
également dans l'ordre public social, des dispositions qui ne sont pas susceptibles
d'aménagements (compétence des conseils de prud'hommes, libertés et droits fondamentaux
des travailleurs ; V. M. BONNECHÈRE, L'ordre public en droit du travail ou la légitime
résistance du droit du travail à la flexibilité, Dr. ouvrier 1988.171). Il s'agirait là d'un ordre
public dit ordre public absolu. La distinction entre ordre public absolu et ordre public relatif
(V. ainsi, N. MEYER, thèse préc.) ne recouvre toutefois pas les distinctions entre protection et
direction. Comme on l'a justement remarqué (F. GAUDU et R. VATINET, op. cit., no 10)
l'ordre public absolu, auquel on ne peut déroger dans aucun sens, peut aussi bien concerner
l'une ou l'autre, traduisant soit des impératifs d'ordre général, soit une conception globale de
l'équilibre du contrat de travail. Mais, si les règles de protection sont atteintes, les
conséquences habituelles se retrouvent tout de même, et la nullité ne peut en général être
invoquée que par le salarié qu'elle avait pour but de protéger. Le débat sur l'appartenance de
l'ordre public social à l'ordre public général et sur son contenu exact est donc loin d'être clos
(V. l'importante étude sur ce point de T. REVET, in L'ordre public à la fin du XXe siècle,
préc., p. 43 et s.).
Art. 6 - Ordre public des personnes
90. Le droit des personnes est un domaine privilégié d'intervention de l'ordre public. Ici, plus
encore qu'ailleurs, l'ordre public est la règle. Il préserve la liberté et l'intégrité des personnes.
Il fixe également les contours de leur condition juridique. Traditionnellement, c'est davantage
la notion de bonnes moeurs qui servait de garde-fou, faisant obstacle à certaines conventions,
et une partie de la doctrine y voyait simplement une manifestation de ce que l'on pourrait
appeler, l'ordre public moral (G. MARTY et P. RAYNAUD, op. cit., t. 1, no 77). Une vision
aussi réductrice de l'ordre public des personnes n'est plus d'actualité.
91. Le recul de l'ordre public des personnes, sur lequel on se lamente souvent, n'est qu'une
illusion. Elle résulte sans doute de ce que cet ordre public s'est déplacé (sur cette variabilité,
V. de façon plus générale supra, no 31). Autrefois politique, directif et collectif, il est devenu
un ordre public pragmatique et protecteur. Il est donc moins repérable qu'autrefois, mais il
n'en reste pas moins présent. Le processus est d'ailleurs certainement plus complexe que ne
pourrait le traduire le passage d'un ordre public de direction à un ordre public de protection.
D'abord parce que l'ordre public directif est loin d'avoir totalement disparu en la matière et
qu'il resurgit parfois de façon inattendue à l'occasion d'interventions législatives. Ensuite parce
que le souci de protection des intérêts individuels est porteur de valeurs (celle de dignité de la
personne par exemple) qui ne sont pas neutres (sur l'ensemble de la question, M. AZAVANT,
L'ordre public et l'état des personnes, thèse, Pau, 2002 ; A. BÉNABENT, L'ordre public en
droit de la famille, in L'ordre public à la fin du XXe siècle, Dalloz, 1996, p. 27 ; J. HAUSER,
L'ordre public dans le droit de la famille, Travaux de l'Association H.-Capitant, 2001, LGDJ,
p. 475 ; A.-M. LEROYER, La notion d'état des personnes, in Ruptures, mouvements et
continuité du droit, Autour de M. Gobert, 2004, Économica ; M.-T. MEULDERS-KLEIN,
Réflexions sur l'état des personnes et l'ordre public, in La personne, la famille, le droit, 1999,
Bruylant, LGDJ ; J. CAYRON, Ordre public et validité du contrat : aspects de droit de la
famille et du droit des personnes, RJPF 1999, no 4, p. 6).
§ 1 - Liberté des personnes
92. Exaltée sous la Révolution et consacrée par le code civil, la liberté des personnes est
inscrite en toutes lettres dans de nombreux textes nationaux et internationaux (Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen, Convention européenne de sauvegarde des droits de
l'homme). Il appartient au droit public de préserver cette liberté contre les atteintes de l'État et
au droit privé de faire en sorte qu'elle soit assurée dans les rapports entre particuliers. Elle peut
donc être considérée comme un véritable principe général du droit (G. CORNU, Droit civil,
123
Introduction, Les personnes, Les biens, op. cit., no 503).
93. Les contrats qui, par leur perpétuité, porteraient atteinte à la liberté humaine sont
contraires à l'ordre public (mais le simple fait qu'une obligation soit perpétuelle ne la rend pas
contraire à l'ordre public dès lors qu'elle n'aliène pas la liberté ; F. RIZZO, Regards sur la
prohibition des engagements perpétuels, Dr. et patrimoine janvier 2000, no 78, p. 60). Le
Conseil constitutionnel a consacré indirectement la prohibition des engagements perpétuels en
posant le principe qu'un contrat de droit privé à durée indéterminée doit pouvoir être rompu
unilatéralement (Décis. Cons. const. no 99-419 du 9 nov. 1999, PACS, JO 16 nov.). Un contrat
de travail ne peut être conclu que pour une durée déterminée ou peut toujours cesser par la
volonté de l'une des parties s'il est conclu sans détermination de durée (C. civ., art. 1780, al. 1
et 2 ; est considéré comme perpétuel le contrat, passé entre un médecin et une clinique,
précisant qu'il était conclu pour la durée de la société, soit 99 ans, Cass. 1re civ. 19 mars 2002,
RTD civ. 2002.510, obs. J. Mestre et B. Fages ).
94. De même, le bail perpétuel est prohibé (C. civ., art. 1709 ; V. Bail), et les juges ne
pourraient se borner à réduire sa durée à 99 ans (Cass. civ. 20 mars 1929, DP 1930.1.13, note
P. Voirin ; Cass. 3e civ. 15 déc. 1999, Bull. civ. III, no 242, JCP 2000. II. 10236, concl. J.F. Weber ; V. cep. pour un contrat conclu par une personne morale, Cass. civ. 25 juin 1907,
DP 1907.1.337, note H. Berthélemy). Les clauses permettant au preneur puis à ses héritiers
d'obtenir, par l'effet de leur seule volonté, le renouvellement d'un bail de trois ans en trois ans,
sans limitation de durée, sont entachées d'une nullité d'ordre public (CA Paris, 19 juin 1971,
Gaz. Pal. 1971.2.636, note V. Amzalac). Le bail dont le terme dépend de la volonté du
preneur constitue un bail perpétuel (Cass. 3e civ. 27 mai 1998, Bull. civ. III, no 110 ; 13 mars
2002, Bull. civ. III, no 61, RTD civ. 2002.511, obs. J. Mestre et B. Fages ). Les juges du
fond apprécient souverainement la commune intention des parties pour en déduire l'existence
d'un bail perpétuel (Cass. soc. 29 mai 1954, D. 1954, p. 640).
95. La durée d'une société doit être déterminée dans les statuts et ne peut excéder 99 ans
(C. civ., art. 1835 et 1838 ; la jurisprudence admettait autrefois la faculté de dissolution par
volonté unilatérale des sociétés dont la durée était illimitée, Rép. sociétés, Vo Dissolution). De
même encore, une servitude foncière ne peut être imposée à la personne (C. civ., art. 686), car
ce serait l'imposer à tous les propriétaires successifs du fonds servant (en ce qui concerne la
prohibition de la cession globale des oeuvres futures en matière de propriété littéraire et
artistique, V. CA Aix-en-Provence, 23 févr. 1965, D. 1966.166, note R. Savatier, RTD com.
1965.849, obs. H. Desbois ; Cass. 1re civ. 19 janv. 1970, D. 1970.483 ; V. Propriété littéraire
et artistique).
96. La liberté de la concurrence, prolongement de la liberté individuelle, de la liberté du
travail et du commerce, ne peut être restreinte par convention que sous certaines conditions
(sur le principe de la liberté des prix et de la concurrence, C. com., art. L. 410-1 et s.). Le
créancier de l'obligation de non-concurrence doit pouvoir justifier d'un intérêt légitime, et les
tribunaux vérifient que la clause n'aura pas d'incidence excessive sur la liberté du débiteur.
Plus précisément, la validité d'une clause de non-concurrence exige qu'elle soit limitée quant à
l'activité interdite ainsi que dans le temps et/ou dans l'espace (Cass. civ. 26 mars 1928,
DP 1930.1.145, note P. Pic ; Cass. com. 20 mars 1973, Bull. civ. IV, no 127 ; 19 mai 1987,
JCP, éd. N, 1988. II. 277, note J.-G. Raffray ; sur l'ensemble de la question, V. Rép. com.,
Vo Clauses abusives). Aujourd'hui, la jurisprudence contrôle la légitimité de ces clauses en se
fondant sur un critère de proportionnalité (Cass. com. 4 janv. 1994, D. 1995.205, note
Y. Serra
, RTD civ. 1994.349, obs. J. Mestre
). Manque de cause, la clause de nonconcurrence qui apparaît disproportionnée au regard de la liberté économique du débiteur et
des intérêts légitimes à protéger (Cass. 1re civ. 11 mai 1999, D. 2000, somm. 312, obs.
Y. Serra , Defrénois 1999, p. 992, obs. D. Mazeaud ; adde en droit du travail, V. STULZ,
124
La clause de non-concurrence, Petites affiches 28 octobre 2003, no 215, p. 9.). Le contrôle
tend désormais à glisser du terrain strict de l'ordre public vers celui des libertés fondamentales
(Cass. soc. 10 juill. 2002, D. 2002, p. 2491, note Y. Serra
, RTD civ. 2003.58, obs.
J. Hauser ), ce qui n'est pas sans incidence sur la sanction encourue (Rev. des contrats, oct.
2003, p. 17, note J. Rochfeld).
97. Les conventions de résidence forcée sont également contraires à l'ordre public. Hors les
cas limitativement prévus par la loi, une personne majeure peut choisir librement son domicile
et ses lieux de résidence (V. Domicile). Cependant, l'obligation faite à un légataire de résider
en un lieu déterminé a parfois été jugée valable lorsqu'elle est limitée dans le temps et répond
à un sentiment légitime du testateur ou du donateur (Cass. req. 17 mars 1925, DP 1928.1.176,
S. 1927.1.281, note R. Morel ; mais la jurisprudence est aujourd'hui plus sévère, Cass. 1re civ.
23 nov. 1955, Bull. civ. I, no 413). De même, un contrat de travail peut imposer une résidence
au salarié ou l'obliger à changer de résidence si les nécessités du service l'exigent (Cass. soc.
21 janv. 1944, S. 1944.1.138, RTD civ. 1945.123, obs. J. Carbonnier). Les clauses de mobilité
sont d'ailleurs fréquentes dans les contrats de travail, et le salarié qui refuserait sa mutation
pourrait être licencié (Cass. soc. 30 mai 1980, Bull. civ. V, no 473) ou considéré comme
démissionnaire (Cass. soc., 22 janv. 1981, Bull. civ. V, no 69). Encore faut-il néanmoins que
l'employeur n'agisse pas de façon abusive (Cass. soc. 16 févr. 1987, Bull. civ. V, no 83)
(V. Rép. trav., Vo Contrat de travail [Modification]). Il faut que la restriction imposée par
l'employeur soit indispensable à la protection des intérêts légitimes de l'entreprise et
proportionnée au but recherché (Cass. soc. 12 janv. 1999, Bull. civ. V, no 7, D. 1999, p. 645,
note J.-P. Marguénaud et J. Mouly ).
98. La liberté du mariage est une liberté fondamentale (composante de la liberté individuelle
et personnelle, Cons. const. 13 août 1993, JO 18 août ; 20 nov. 2003, JO 27 nov.). Le désir de
préserver cette liberté conduit en principe à dénier toute force obligatoire aux engagements
antérieurs à la célébration (fiançailles ou promesses de mariage, par ex.). « Le droit au
mariage est un droit individuel d'ordre public qui ne peut se limiter ni s'aliéner » (CA Paris,
30 avr. 1963, D. 1963.428, note A. Rouast, S. 1963.179, note A. Toulemon). Certaines
conventions antérieures sont néanmoins admises mais réglementées (contrat de courtage
matrimonial, par ex.). Les clauses de célibat ou de viduité insérées dans les libéralités sont
valables si elles n'ont pas été dictées par un motif répréhensible (jalousie, caprice ou rancoeur
personnelle : Cass. 1re civ. 8 nov. 1965, Gaz. Pal. 1966.1.55 ; TGI Chaumont, 25 sept. 1969,
JCP 1970. II. 16213, obs. M. D.). La jurisprudence est plus sévère à l'égard de ces mêmes
clauses lorsqu'elles s'inscrivent dans des relations de travail (CA Paris, 30 avr. 1963, préc. ;
Cass. soc. 10 juin 1982, JCP 1984. II. 20230, note S. Hennion-Moreau). Mais elle admet
qu'elles puissent être justifiées par des circonstances particulières (Cass. ass. plén. 19 mai
1978, D. 1978.541, concl. R. Schmelck, note P. Ardant, JCP 1978. II. 19009, rappr.
Sauvageot, note R. Lindon ; Cass. soc. 20 nov. 1986, JCP 1987. II. 20798, note T. Revet, RTD
civ. 1987.571, obs. P. Rémy) (sur l'ensemble de la question, V. Mariage, 2o , Conditions de
formation).
99. La liberté de conscience doit conduire à réputer non écrite la condition imposée à un
légataire d'embrasser l'état ecclésiastique (CA Grenoble, 11 août 1847, DP 1848.2.113).
Certains auteurs estiment d'ailleurs que toutes les clauses des libéralités attentatoires aux
libertés individuelles devraient être annulées (… sauf exception) sur le seul constat de leur
objet (M. GRIMALDI, Droit civil, Libéralités, partages d'ascendants, Litec, 2000, no 1204 :
« Les libéralités liberticides doivent être bannies de notre droit »).
100. Néanmoins, on voit bien que le principe de liberté porte en lui sa propre limite. D'une
part, l'ordre public lui-même impose parfois des restrictions aux libertés individuelles (pour
les nécessités du bon ordre social par exemple, ou sur le fondement de considérations de santé
125
et de sécurité publique, V. P. CONTE et B. PETIT, Les personnes, 1992, PUG, no 25). D'autre
part, la liberté postule qu'elle puisse se trouver réduite par la puissance de la volonté. La
jurisprudence civile traduit souvent la recherche d'un équilibre entre la protection de la liberté
des personnes et le respect de celle des conventions. Enfin, l'inflation des libertés
individuelles, toutes aussi fondamentales les unes que les autres, conduit nécessairement à
devoir opérer entre elles des arbitrages (dont témoigne bien la jurisprudence la plus récente
concernant les droits de la personnalité, Cass. 1re civ. 23 avr. 2003, 2 arrêts, D. 2003.1854,
note C. Bigot ).
§ 2 - Intégrité physique des personnes
101. Traditionnellement, notre droit refuse de considérer le corps humain comme une chose.
Le corps est plus qu'un assemblage de cellules et d'organes. Il est le support de la personne en
tant qu'être (J. CARBONNIER, op. cit., t. 1, no 4 ; G. CORNU, op. cit., t. 1, no 479 et s.). On
en a toujours déduit un principe d'ordre public selon lequel le corps humain est inviolable
(Noli me tangere… ; sur la genèse biblique de cet adage, V. B. BEIGNIER, L'ordre public et
les personnes, in L'ordre public à la fin du XXe siècle, p. 13). C'est dire qu'il doit être protégé
à la fois contre les atteintes des tiers et contre le pouvoir de disposition de l'intéressé luimême. On estime traditionnellement que le principe d'inviolabilité implique celui
d'indisponibilité (que l'on peut déduire aussi de l'art. 1128 C. civ.). Sur l'ensemble de la
question, V. Corps humain.
102. La violation de ce principe peut être source de responsabilité pénale (V. Rép. pén., Vis
Coups et blessures, Homicide, Violences volontaires [Théorie générale]). L'auteur du
dommage engage en outre sa responsabilité civile et doit réparer le préjudice qu'il peut avoir
causé tant sur le plan moral que sur le plan matériel (V. Responsabilité [en général], Médecine
(2o réparation des conséquences des risques sanitaires).
103. Dans le procès civil, le juge ne peut imposer la comparution personnelle d'une partie ou
l'exécution forcée d'une mesure d'instruction portant atteinte à l'intégrité corporelle (expertise
médicale). Mais il lui est permis de tirer toutes conséquences du refus opposé par un plaideur
de se soumettre à une mesure d'instruction (NCPC, art. 11) (CA Paris, 24 nov. 1981,
D. 1982.355, note J. Massip). Et sur le refus possible de la victime d'un accident de se
soumettre à une intervention qui serait de nature à réduire l'indemnisation qui lui est due,
V. Dommages-intérêts.
104. L'ordre public interdit en outre les conventions qui menacent indirectement l'intégrité de
la personne en supprimant tout ou partie de la responsabilité de l'auteur d'un dommage
(V. Responsabilité [en général]). L'acceptation des risques n'exclut pas davantage qu'une faute
puisse être commise dont les conséquences devront être réparées (V. Responsabilité du fait
personnel).
105. Mais les progrès réalisés dans le domaine de la médecine et de la biologie ont changé la
donne. Le corps humain apparaît davantage aujourd'hui comme une juxtaposition d'éléments
auxquels les possibilités de transplantation ont donné une valeur sociale qu'ils n'avaient pas
jusqu'ici. Le législateur a estimé, face à cette évolution, que les grands principes d'autrefois
n'étaient plus suffisants. Depuis une loi no 94-653 du 29 juillet 1994, le code civil contient un
chapitre consacré au respect du corps humain (C. civ., art. 16 et s.) dont les dispositions sont
expressément qualifiées comme étant d'ordre public (C. civ., art. 16-9) (J. MASSIP,
L'insertion dans le code civil de dispositions relatives au corps humain…, Defrénois 1995,
p. 65).
106. 1o La loi assure la primauté de la personne et interdit toute atteinte à sa dignité (C. civ.,
art. 16). - Le principe de dignité a d'ailleurs reçu l'onction du Conseil constitutionnel sans que
126
celui-ci en précise pour autant la portée (Cons. const. 27 juill. 1994, D. 1995.237, note
B. Mathieu
; B. MATHIEU, La dignité de la personne humaine. Quels droits, quels
titulaires ?, D. 1996, chron. 282
; V. SAINT-JAMES, Réflexions sur la dignité de l'être
humain en tant que concept juridique du droit français, D. 1997, chron. 61
;
B. EDELMAN, La dignité de la personne humaine, un concept nouveau, D. 1997, chron. 185
; N. MOLFESSIS, La dignité de la personne humaine en droit civil, in La dignité de la
personne humaine, Études juridiques, 1998, Dalloz ; C. NEIRINCK, La dignité de la personne
humaine ou le mauvais usage d'une notion philosophique, Mélanges C. Bolze, p. 39). La
jurisprudence en a fait application en diverses occasions : pour interdire l'attraction du « lancer
de nain » (CE 27 oct. 1995, D. 1996.177, note G. Lebreton
, JCP 1996. II. 22630, note
F. Hamon, RTDH 1996, p. 657), pour sanctionner un affichage publicitaire (affaire Benetton,
CA Paris 28 mai 1996, D. 1996.617, note B. Edelman ), pour sanctionner la publication de
photographies d'une personne assassinée (affaire Érignac, Cass. 1re civ. 20 déc. 2000, JCP
2000. II. 10488 ; V. cep. Cass. 1re civ. 20 fév. 2001, D. 2001.1199, note J.-P. Gridel , RTD
civ. 2001.329, obs. J. Hauser ).
107. 2o La loi garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie (C. civ.,
art. 16). - Cette affirmation du droit à la vie se retrouve dans l'article 2 de la Convention
européenne des droits de l'homme. Mais le commencement de la vie étant assimilé à la
naissance, c'est la personne plus que la vie qui est ainsi protégée.
108. L'enfant simplement conçu ne bénéficie pas de cette protection. La loi du 17 janvier 1975
permettant sous certaines conditions l'interruption de grossesse n'a pas été jugée contraire à la
Constitution (Décis. Cons. const. no 74-54 du 15 janv. 1975, D. 1975, p. 529, note L. Hamon),
pas plus que les assouplissements successifs dont elle a fait l'objet (D. VIGNEAU,
Observations sur le nouveau droit pénal de « l'avortement », Mélanges L. Boyer, p. 755 ; et à
propos de la loi du 4 juill. 2001, allongeant à 12 semaines le délai légal d'interruption, Décis.
Cons. const. no 2000-446 du 27 juin 2001, D. 2001.2533, note B. Mathieu ). En témoigne
également la jurisprudence relative au décès accidentel du foetus. Malgré l'insistance des
juridictions de fond (CA Douai, 2 juin 1987, JCP 1989. II. 21250, obs. X. Labbée ; CA Lyon,
13 mars 1997, D. 1997.557, note E. Serverin
, JCP 1997. II. 22955, note G. Fauré ; CA
Reims, 3 févr. 2000, D. 2000.873, note J.-Y. Chevallier
, Dr. fam. 2000, chron. 21, note
o
D. Vigneau, Petites affiches 5 octobre 2000, n 199, note L. Collet-Askri), la Cour de
cassation considère que le principe de la légalité des délits et des peines qui impose une
interprétation stricte de la loi pénale s'oppose à ce que l'incrimination d'homicide involontaire
soit étendue à l'enfant à naître (Cass. crim. 30 juin 1999, JCP 2000. II. 10231, note G. Fauré,
Defrénois 1999, p. 1048, obs. P. Malaurie ; Cass. ass. plén. 29 juin 2001, D. 2001.2917, note
Y. Mayaud , RTD civ. 2001.560, obs. J. Hauser , JCP 2001. II. 10569, rapport P. Sargos,
note M.-L. Rassat ; Cass. crim. 25 juin 2002, JCP 2002. II. 10155, note M.-L. Rassat).
109. Il n'est pas possible de déduire du droit à la vie un droit de disposer de sa vie et
d'organiser sa mort. L'interdiction n'est pas nouvelle. On peut la déduire de la prohibition
traditionnelle des pactes sur succession future (V. infra, no 155) et de la défiance à l'égard des
opérations comportant un « votum mortis » (V. infra, no 184). Elle a été consacrée par la Cour
européenne (CEDH 29 avr. 2002, Pretty c/ Royaume-Uni, JCP 2003. II. 10062, note
C. Girault ; P. Malaurie, Euthanasie et droits de l'homme : quelle liberté pour le malade ?,
Defrénois 2002, p. 1149, RTD civ. 2002.482, obs. J. Hauser ), mais le débat sur ce point est
loin d'être clos (J. HAUSER, La vie et la mort sont-elles d'ordre public, in Politeia, 2003, no 3,
p. 103).
110. 3o Le corps humain est inviolable (C. civ., art. 16-1). - Toute atteinte à son intégrité
suppose donc le consentement préalable de l'intéressé (C. civ., art. 16-3, al. 2) (Cass. 2e civ.
19 mars 1997, Bull. civ. II, no 86, RTD civ. 1997.632, obs. J. Hauser , application dans une
127
affaire où une compagnie d'assurance prétendait que le refus d'une personne, victime d'un
accident de la circulation, d'accepter dans l'immédiat la pose d'une prothèse devait être pris en
compte dans le calcul des indemnités). Il est fait spécialement application de ce principe pour
le prélèvement et la collecte des éléments et produits du corps humain (C. santé publ.,
art. L. 1211-2).
111. Ce principe connaît cependant une atténuation s'agissant des prélèvements d'organes ou
de tissus, cellules et produits sur une personne majeure décédée. De tels prélèvements peuvent
être effectués si, de son vivant, la personne concernée n'a pas fait connaître son refus (C. santé
publ., art. L. 1232-1, al. 2) (sauf pour les prélèvements scientifiques n'ayant pas pour but de
rechercher la cause du décès ; de tels prélèvements ne peuvent être effectués sans le
consentement du défunt exprimé directement ou par l'intermédiaire de sa famille, C. santé
publ., art. L. 1232-3).
112. Par ailleurs, le principe d'inviolabilité connaît des dérogations importantes motivées par
d'autres considérations qui relèvent aussi de l'ordre public (les législations pénale, militaire,
douanière en fournissent de nombreux exemples ; des impératifs de santé publique conduisent
le législateur à imposer de plus en plus souvent aux individus des expertises, des vaccinations,
des traitements). Les dispositions qui rendent obligatoires certaines vaccinations portent une
atteinte limitée aux principes d'inviolabilité et d'intégrité du corps humain ; elles ont pour but
d'assurer la protection de la santé et sont proportionnées à leur objectif (CE 26 nov. 2001,
RFD adm. 2002.65, chron. S. Boissard ).
113. Enfin, il est admis qu'une intervention thérapeutique urgente peut être pratiquée sans le
consentement de l'intéressé (C. civ., art. 16-3, al. 2) (V. Médecine). La jurisprudence admet
qu'une intervention médicale peut être pratiquée « en cas de nécessité immédiate ou de danger
pour le patient » (Cass. 1re civ. 11 oct. 1988, JCP 1989. II. 21358, note A. Dorsner-Dolivet,
D. 1989, somm. 317, obs. J. Penneau) en l'absence même du consentement de l'intéressé
(Cass. crim. 6 fév. 2001, D. 2001, IR 2351
). Les juridictions administratives ont admis
qu'une transfusion sanguine puisse être imposée à un témoin de Jéhovah malgré son
opposition (CAA Paris, 9 juin 1998, D. 1999.277, note G. Pellissier
; CE 26 oct. 2001, JCP
2002. II. 10025, note J. Moreau, RFD adm. 2002.146, concl. Chauvaux et 156, note D. de
Béchillon
, RTD civ. 2002.484, obs. J. Hauser
). Mais il incombe au médecin de tout
mettre en oeuvre pour convaincre son patient d'accepter la transfusion et de s'assurer qu'elle
est indispensable à la survie de l'intéressé et proportionnée à son état (CE 16 août 2002, JCP
2002. II. 10184, note P. Mistretta, RTD civ. 2002.781, obs. J. Hauser , RJPF 2002, no 12,
p. 12, obs. E. Putman). La loi no 2002-303 du 4 mars 2002, même si elle valorise le
consentement du malade et insiste sur l'obligation pour le médecin de respecter la volonté du
malade, ne semble pas devoir remettre en cause la prévalence du droit à la vie et le pouvoir du
médecin d'intervenir pour sauver la personne après avoir tout mis en oeuvre « pour la
convaincre d'accepter les soins indispensables » (C. santé publ., art. L. 1111-4 ; TA Lille,
25 août 2002, D. 2002.2877, J. Penneau , RTD civ. 2002.781, obs. J. Hauser ).
114. 4o Il ne peut être porté atteinte à l'intégrité physique de la personne que dans le cas de
nécessité « médicale » (C. civ., art. 16-3, al. 1). - Le but thérapeutique a toujours été un critère
déterminant de l'appréciation du caractère licite des conventions médicales. Ce but est en
principe, et sauf disposition particulière, une condition de licéité de toute intervention
chirurgicale, quand bien même l'intéressé l'aurait recherchée ou réclamée (V., par ex., pour
des amputations du pouce afin d'échapper à la conscription, Cass. crim. 13 août 1813 et 2 juill.
1835, Jur. gén., Vo Crimes contre les personnes, no 155-1o -2o ; pour le suicide collectif, Cass.
crim. 23 juin 1838, ibid., eod. Vo , no 129 ; 21 août 1851, DP 1851.5.237, req. proc. gén.
Dupin ; pour des opérations de chirurgie esthétique, CA Lyon, 8 janv. 1981, JCP 1981.
II. 19699, note F. Chabas, D. 1982, IR 274, obs. J. Penneau ; Cass. 1re civ. 22 sept. 1981, et
128
CA Aix-en-Provence, 16 avr. 1981, D. 1982, IR 274, obs. préc. ; pour une opération réalisée
sur un transsexuel, Cass. crim. 30 mai 1991, D. 1991, IR 197
; pour une circoncision
rituelle, CA Paris, 29 sept. 2000, D. 2001.1585, note Duvert
). Sur ce fondement, la
jurisprudence condamnait également les stérilisations à des fins contraceptives, Cass. crim.
1er juill. 1937, DH 1937.537, S. 1938.1.193, note R. Tortat ; Cass. avis 6 juill. 1998, Defrénois
1999, p. 314, obs. J. Massip, Dr. fam. 1998, no 162, obs. T. Fossier, RTD civ. 1998.881, obs.
J. Hauser
; mais ce type d'intervention a été légalisé par la loi no 2001-588 du 4 juill. 2001
relative à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception, C. santé publ.,
art. L. 2123-1). Le terme « thérapeutique », qui figurait initialement dans l'article 16-3, a été
remplacé subrepticement par celui de « médical », alors pourtant que la modification n'est pas
anodine (D. THOUVENIN, Les avatars de l'article 16-3, alinéa 1, du code civil, D. 2000,
chron. 485 ).
115. 5o Le corps humain ne peut faire l'objet d'un droit patrimonial (C. civ., art. 16-1). - En
application de ce principe, les conventions qui auraient pour effet de conférer une valeur
patrimoniale au corps humain sont nulles (C. civ., art. 16-5). De même, aucune rémunération
ne saurait être allouée à celui qui se prête à une expérimentation ou à un prélèvement (C. civ.,
art. 16-6). Le code civil consacre donc comme étant d'ordre public le principe de gratuité, plus
que celui d'indisponibilité.
116. Il faut dire que le principe d'indisponibilité a dû faire des concessions de plus en plus
nombreuses aux prétentions d'autodétermination et au pouvoir que les individus ont réclamé
sur leur propre corps (M. GOBERT, Réflexions sur les sources du droit et les principes
d'indisponibilité du corps humain et de l'état des personnes, RTD civ. 1992.489
). Il est
admis depuis fort longtemps qu'un individu puisse conclure certaines conventions sans gravité
(contrat de soins capillaires) ou utiles (contrat médical). Les usages ont conduit aussi à
admettre certains sports violents que l'on considérait autrefois comme contraires à l'ordre
public (V., par ex., à propos de la boxe, CA Douai, 3 déc. 1912, DP 1913.2.198,
S. 1914.2.217, note J.-A. Roux ; mais dans un sens différent, CE 7 nov. 1924, Club
indépendant sportif châlonnais, DP 1924.3.58, concl. Cahen-Salvador). Le progrès
scientifique ayant stimulé les imaginations contractuelles, les lois qui sont intervenues depuis
quelques années expriment surtout un effort d'encadrement et de réglementation des
conventions portant sur le corps humain (L. no 88-1138 du 20 déc. 1988, relative à la
protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales ; L. no 94-653 et 94-654
du 29 juill. 1994, dites lois de bioéthique).
117. Reste le principe de gratuité affirmé également de longue date par la jurisprudence. A été
jugée contraire à l'ordre public une convention qui prétendrait porter sur la personne entière ou
qui traduirait une quelconque commercialisation des éléments de son corps (par ex. la
convention entre le producteur d'un film et une mineure tendant à obtenir qu'elle se soumette à
un tatouage sur une fesse, tatouage destiné à être vendu à des tiers, TGI Paris, 3 juin 1969,
D. 1970.136, note J. P., RTD civ. 1970.347, obs. Y. Loussouarn). Néanmoins, la loi no 881138 du 20 décembre 1988 a prévu une indemnité compensatrice pour les personnes qui se
prêtent à des recherches biomédicales sans bénéfice thérapeutique direct (C. santé publ.,
art. L. 1124-2). En outre, pour certains produits, les usages peuvent justifier une dérogation au
principe de gratuité (C. santé publ., art. L. 1211-8).
118. 6o Spécialement, sont frappées de nullité en considération de leur objet, les conventions
portant sur la procréation ou la gestation pour le compte d'autrui (C. civ., art. 16-7). - La
jurisprudence avait eu l'occasion, dès avant les lois de 1994, d'affirmer cette solution en se
fondant sur le principe d'indisponibilité. La convention par laquelle une femme s'engage, fûtce à titre gratuit, à concevoir et à porter un enfant pour l'abandonner à la naissance est nulle en
ce qu'elle contrevient « tant au principe d'ordre public de l'indisponibilité du corps humain
129
qu'à celui de l'indisponibilité de l'état des personnes » (Cass. ass. plén. 31 mai 1991,
D. 1991.417, rapp. Y. Chartier et note D. Thouvenin , JCP 1991. II. 21752, note F. Terré
et communication J. Bernard, RTD civ. 1991.517, note D. Huet-Weiller
). Le processus
d'ensemble destiné à permettre à un couple d'accueillir un enfant conçu en exécution d'une
telle convention constitue un détournement de l'institution de l'adoption (Cass. 1re civ. 29 juin
1994, D. 1994.581, note Y. Chartier , JCP 1995. II. 22362, note J. Rubellin-Devichi, RTD
civ. 1994.842, obs. J. Hauser
; CA Rennes, 4 juill. 2002, D. 2002.2902, note F. Granet ,
Dr. fam. 2002, no 142, note P. Murat).
119. 7o Le principe d'anonymat est également consacré en des termes généraux (C. civ.,
art. 16-8). - Il est interdit de divulguer des informations permettant d'identifier à la fois le
donneur et le receveur. Le donneur ne peut connaître l'identité du receveur ni le receveur celle
du donneur. Seuls les médecins, en cas de nécessité thérapeutique, peuvent avoir accès aux
informations identifiantes des donneurs et receveurs. Il en est spécialement fait application en
cas de prélèvements d'éléments et produits du corps humain (C. santé publ., art. L. 1211-5) et
de procréation médicalement assistée (C. civ., art. L. 311-19). Néanmoins ce principe se
heurte de plus en plus violemment au droit revendiqué par ailleurs de connaître ses origines
(J. VIDAL, Un droit à la connaissance de ses origines, Mélanges Boyer, 1996, p. 733).
120. La loi no 94-653 du 29 juillet 1994 a ajouté au code de la propriété intellectuelle une
disposition pour interdire de breveter « les inventions dont le publication ou la mise en oeuvre
serait contraire à l'ordre public ou aux bonnes moeurs ». Sont spécialement visés le corps
humain, ses éléments et ses produits, ainsi que la composition du génome humain. (J.C. GALLOUX, La brevetabilité des éléments et des produits du corps humain, ou les
obscurités d'une loi grand public, JCP 1995. I. 3872).
§ 3 - Condition juridique des personnes
121. Elle était autrefois largement soumise à un ordre public directif. Progressivement, les
espaces de liberté ont été élargis, repoussant les limites impératives (J. MASSIP, Liberté et
égalité dans le droit contemporain de la famille, Defrénois 1990, p. 149 ; B. BEIGNIER,
L'ordre public et les personnes, préc.). La régression ne doit pas cependant être exagérée, car
le rempart de l'ordre public reste solide en certains endroits, et le contrôle judiciaire,
corrélativement, s'est considérablement développé au fur et à mesure que s'étendaient les
espaces de liberté. Il en résulte que les conventions, lorsqu'elles sont permises, sont soumises
ici à un régime qui déroge souvent au droit commun (V. État et capacité des personnes ; adde
I. OYIE NDZANA, L'indisponibilité des droits fondamentaux attachés à la personne, thèse,
Bordeaux, 2001).
A. - Individualisation des personnes
122. État civil. - L'attribution d'un état civil est d'ordre public. « Un intérêt d'ordre public
s'attache à ce qu'une personne vivant habituellement en France, même s'il elle est née à
l'étranger et possède une nationalité étrangère, soit pourvue d'un état civil » (CA Paris, 2 avr.
1998, Defrénois 1998, p. 1014, obs. J. Massip, RTD civ. 1998.651, obs. J. Hauser
;
V. également, pour l'attribution d'un état civil provisoire à une personne amnésique, TGI Lille,
28 sept. 1995, D. 1997, p. 29, note X. Labbée , Defrénois 1997, p. 709, obs. J. Massip). À
cet effet, l'article 55 du code civil prévoit que, lorsqu'une naissance n'a pas été déclarée dans
les trois jours de l'accouchement, elle pourra être inscrite sur les registres de l'état civil en
vertu d'un jugement (V. cep. l'arrêt contestable CA Colmar, 6 oct. 1995, Petites affiches
22 décembre 1997, no 153, p. 20, obs. J. Massip, RTD civ. 1997.95, obs. J. Hauser ).
123. Traditionnellement, les éléments qui participent de l'état civil et contribuent à
l'individualisation des personnes sont considérés comme étant indisponibles pour des raisons
130
précisément d'ordre public. Sur ce fondement, la Cour de cassation refusait autrefois d'accéder
aux requêtes présentées par des transsexuels sollicitant une modification de la mention de leur
sexe à l'état civil (Cass. 1re civ. 16 déc. 1975, D. 1976, p. 397, obs. R. Lindon, JCP 1976.
II. 18503, note J. Penneau ; ce fondement a été abandonné par la suite, non sans une certaine
réticence : Cass. 1re civ. 21 mai 1990, JCP 1990. II. 21588, rapp. Massip, concl. F. Flipo).
Cependant, depuis la condamnation prononcée par la Cour européenne des droits de l'homme
(CEDH 25 mars 1992, D. 1993.101, note J.-P. Marguénaud
, JCP 1992. II. 21955, note
T. Garé, RTD civ. 1992.540, obs. J. Hauser
), la Cour de cassation admet sous certaines
conditions, sur le fondement du respect de la vie privée, la modification de l'état civil d'un
transsexuel et le changement de la mention du sexe (Cass. ass. plén., 11 déc. 1992, JCP 1993.
II. 21991, concl. M. Jéol, et note G. Mémeteau, RTD civ. 1993.97, obs. J. Hauser ).
124. Nom-Prénom. - Le nom est en principe immuable et indisponible (V. Nom-prénom).
Aucun citoyen ne peut porter de nom ni de prénom autres que ceux exprimés dans son acte de
naissance (L. 6 fructidor an II). Les changements permis ne peuvent être que consécutifs à des
changements d'état (encore que pour un enfant majeur, tout changement de nom, même
consécutif à un changement d'état, soit subordonné à son consentement, C. civ., art. 61-3,
al. 2) ou à un changement direct par décret (C. civ., art. 61 et s.). Toutefois, s'agissant du nom
(des personnes physiques, car pour le nom commercial il est admis depuis longtemps que l'on
puisse en disposer, alors même qu'il serait aussi celui d'une personne physique,
V. F. POLLAUD-DULIAN, L'utilisation du nom patronymique comme nom commercial, JCP
1992. I. 3618), le caractère immuable qui découlait de son rôle d'institution de police se vérifie
de moins en moins au fur et mesure que le nom semble glisser dans la catégorie des droits de
la personnalité et renouer avec des dimensions plus subjectives (V. SAGNE, L'identité de la
personne humaine, thèse, Toulouse, 2003).
125. Cette orientation ressort très nettement de la loi no 2002-304 du 4 mars 2002 qui donne
aux parents une plus grande liberté de choix du nom de leur enfant (C. civ., art. 311-21), voire
la possibilité d'en demander plus tard la modification (V. pour les enfants naturels, C. civ.,
art. 334-2 et 334-3 ; on peut se demander si cette liberté n'est pas considérée comme étant
d'ordre public puisque, de façon bien téméraire, certaines juridictions n'hésitent pas à en faire
une application anticipée, TGI Bayonne, ord. JAF, 24 oct. 2002, RJPF 2003, no 10, p. 12). On
note tout de même qu'une loi no 2003-516 du 18 juin 2003 a supprimé bien vite la possibilité
qui avait été octroyée par la loi de 2002 à l'enfant lui-même devenu majeur de modifier le nom
qui lui avait été attribué (C. civ., art. 311-22). On pourrait trouver d'autres exemples du repli
de l'ordre public au profit des volontés individuelles dans les accords destinés à permettre à la
femme de conserver le nom de son ex-mari en dépit du divorce (C. civ., art. 264, al. 3) ou
dans la technique du nom d'usage (L. no 85-1372 du 23 déc. 1985, art. 43).
126. De même, le caractère imprescriptible du nom que l'on déduit habituellement de l'ordre
public n'interdit pas au juge d'apprécier, en considération de la durée des possessions
invoquées, si elles sont de nature à conférer un nom ou à faire obstacle à son acquisition
(A. CHAMOULAUD-TRAPIER, La possession du nom patronymique, D. 1998, chron. 39
).
127. Le glissement est plus sensible encore pour le prénom, dont la liberté de choix et de
changement paraissent aujourd'hui très en décalage par rapport aux principes traditionnels de
l'état civil. Désormais les parents peuvent choisir les prénoms de l'enfant (voire son nom,
puisqu'une femme qui demande à ce que le secret de son identité soit conservé peut choisir les
prénoms de l'enfant, le dernier des prénoms tenant alors lieu de nom) sans que l'officier de
l'état civil puisse s'y opposer (C. civ., art. 57, al. 2). Cependant tout contrôle est loin d'avoir
disparu. Il resurgit a posteriori par l'intermédiaire du JAF et la prise en considération de
l'intérêt de l'enfant (C. civ., art. 57, al. 3 et 4 ; sur les conditions du changement de prénom,
131
V. C. civ., art. 60).
B. - Relations familiales
128. La doctrine, dans son ensemble, a toujours souligné la dimension familiale de l'ordre
public (A. BENABENT, L'ordre public en droit de la famille, préc.). Traditionnellement, c'est
l'un de ses domaines d'élection. Le très fort mouvement de contractualisation des rapports
familiaux qui s'est manifesté depuis quelques années n'a pas totalement évincé ici l'ordre
public classique social et directif. Mais il a favorisé un redéploiement de cet ordre public vers
une protection plus pragmatique des valeurs individuelles, qui pourraient aussi fournir les
bases d'un autre modèle d'organisation (J. HAUSER, L'ordre public dans le droit de la famille,
préc. ; adde, D. FENOUILLET et P. VAREILLES-SOMMIERES [sous la dir. de], La
contractualisation de la famille, 2001, Economica ; A.-M. LEROYER, La notion d'état des
personnes, op. cit.).
a. - Rapports personnels
129. Mariage. - Le mariage n'est pas d'ordre public, puisque le code civil admet d'autres
formes d'unions (concubinage et pacte civil de solidarité). Mais le droit au mariage a
certainement un caractère d'ordre public (V. supra, no 98). Ce droit est consacré par plusieurs
conventions internationales (Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, art. 16 ;
Pacte international de New York du 19 décembre 1966, relatif aux droits civils et politiques,
art. 23 ; Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, art. 12) et par le
Conseil constitutionnel (qui voit dans la liberté du mariage l'une des composantes de la liberté
individuelle, Décis. Cons. const. no 93-325 du 13 août 1993, JO 18 août, ou de la liberté
personnelle, Décis. Cons. const. no 2003-484 du 20 nov. 2003, JO 27 nov.)
(V. Mariage,1o Généralités).
130. Cependant les clauses restrictives de la liberté du mariage sont tolérées dans les
libéralités, les juges recherchant, suivant les circonstances de chaque espèce, si les mobiles qui
ont inspiré le disposant sont illicites ou immoraux (V. Disposition à titre gratuit). Mais la
jurisprudence a clairement posé le principe de leur nullité dans le cadre des relations de travail
(« le droit au mariage est un droit individuel d'ordre public qui ne peut se limiter ni s'aliéner »,
CA Paris, 30 avr. 1963, D. 1963.428, note A. Rouast, S. 1963.179, note A. Toulemon,
RTD civ. 1963.570, obs. G. Cornu, et 697, obs. H. Desbois ; adde : P. VOIRIN, « Marion
pleure, Marion crie, Marion veut qu'on la marie », D. 1963, chron. 247 ; même si la
jurisprudence réserve par ailleurs la possibilité de « raisons impérieuses évidentes » qui
peuvent justifier parfois de telles clauses, Cass. ass. plén. 19 mai 1978, D. 1978.541, concl.
R. Schmelck, note P. Ardant, JCP 1978. II. 19009, rappr. Sauvageot, note R. Lindon, RTD
civ. 1979.370, obs. R. Nerson) (V. Mariage, 2o Conditions de formation).
131. Par ailleurs, les conditions de formation du mariage restent très marquées par un ordre
public directif concentré autour d'un noyau dur composé de quelques conditions
fondamentales (V. Mariage, 2o Conditions de formation). Ces conditions sont essentiellement
des conditions de fond dont la sanction par la nullité absolue en cas d'inobservation montre
bien l'importance (C. civ., art. 184). Ainsi le consentement des futurs époux (C. civ., art. 146),
l'absence d'un précédent mariage non dissous (C. civ., art. 147), l'absence d'un lien de parenté
trop proche (C. civ., art. 161 et s.) constituent assurément des conditions d'ordre public (sur le
caractère d'ordre public de la nullité résultant des art. 161 à 163, T. civ. Seine, 26 juill. 1894,
DP 1895.2.6). Certes, on peut faire observer, spécialement à propos des empêchements tenant
à la parenté, qu'un mouvement constant semble aller dans le sens de la réduction des
contraintes (par la suppression de certains empêchements et par la possibilité de dispenses
pour d'autres, C. civ., art. 164). Mais la lutte obstinée contre les mariages fictifs montre bien
132
que l'ordre public n'est pas long à resurgir lorsque le législateur l'estime nécessaire (V. C. civ.,
art. 146-1 et surtout art. 175-1 et 2 qui précisent les conditions de sursis à la célébration et
d'opposition de la part du ministère public lorsqu'un mariage est soupçonné d'être un mariage
de complaisance). Certaines formalités sont également d'ordre public (célébration publique
devant l'officier de l'état civil compétent, C. civ., art. 191), bien que le juge ait alors parfois un
certain pouvoir d'appréciation (V., par ex., en ce qui concerne l'incompétence de l'officier de
l'état civil, TGI Paris, 10 nov. 1992, D. 1993.467, note B. Beignier ).
132. Sur le caractère d'ordre public de la différence de sexe entre les futurs époux, l'hésitation
apparemment n'est guère permise. Bien que cette condition ne soit formulée de façon directe
par aucun texte, la doctrine considère que l'identité de sexe des futurs époux serait une cause
de nullité, voire d'inexistence du mariage (V. Mariage, 2o Conditions de formation). Il est vrai,
la Cour européenne a estimé que le droit de se marier ne pouvait être refusé au transsexuel en
se fondant sur son sexe d'origine, et qu'un tel mariage ne troublait pas l'ordre public (CEDH
11 juill. 2002, D. 2003.2032, note A.-S. Chavent-Leclère
, somm. 1935, obs. J.J. Lemouland , RTD civ. 2002.782, obs. J. Hauser ). Mais cet arrêt conforte néanmoins
la place de le différence de sexe « juridique » comme condition du mariage.
133. L'article 1388 du code civil prévoit que « les époux ne peuvent déroger ni aux devoirs ni
aux droits qui résultent pour eux du mariage… » Au premier rang de ces devoirs figure
assurément le devoir de fidélité (C. civ., art. 212 ; V. Mariage, 4o Effets) dont la violation est
susceptible de permettre le prononcé d'un divorce pour faute et l'octroi de dommages-intérêts.
Mais l'adultère n'est plus une cause péremptoire de divorce, et le juge dispose en conséquence
d'un pouvoir d'appréciation dont la tolérance se manifeste spécialement lorsque l'adultère est
commis après l'ordonnance de non-conciliation (Cass. 2e civ. 29 avr. 1994, Bull. civ. II,
no 123, RTD civ. 1994.571, obs. J. Hauser
; 23 mai 2002, RJPF 2002, no 10, p. 14, obs.
T. Garé). En outre, certaines décisions admettent que l'on puisse prévoir dans la convention
temporaire d'un divorce sur requête conjointe une dispense mutuelle de fidélité (TGI Lille,
26 nov. 1999, D. 2000.254, note X. Labbée
; contra CA Bordeaux, 7 nov. 2000, RTD
civ. 2002.78, obs. J. Hauser ).
134. Voir aussi la jurisprudence qui considère que n'est pas contraire aux bonnes moeurs la
cause de la libéralité tendant au maintien d'une relation adultère (Cass. 1re civ. 3 févr. 1999,
JCP 1999. II. 10083, note M. Billiau et G. Loiseau, D. 1999.267, rapp. X. Savatier , note J.P. Langlade-O'Sughrue , D. 1999, somm. 377, obs. J.-J. Lemouland , RJPF 1999, no 2,
p. 52, obs. J. Casey, Dr. fam. 1999, no 54, obs. B. Beignier, Defrénois 1999, p. 680, obs.
J. Massip, p. 738, obs. D. Mazeaud ; adde L. LEVENEUR, Une libéralité consentie pour
maintenir une relation adultère peut-elle être valable ?, JCP 1999. I. 152 ; C. LARROUMET,
La libéralité consentie par un concubin adultère, D. 1999, chron. 351
; et dans le même
sens, Cass. 1re civ. 25 janv. 2000, RJPF 2000, no 4, p. 54, obs. J. Casey ; Cass. 1re civ. 16 mai
2000, RJPF 2000, no 9, p. 47). Cette évolution conduit une partie de la doctrine à ne plus voir
dans l'obligation de fidélité qu'un élément relevant des relations privées susceptible
d'aménagements contractuels (C. PHILIPPE, Quel avenir pour la fidélité ?, Dr. fam. 2003,
chron. 16 ; mais, dans une mouvance plus classique, V. CA Paris, 1er déc. 1999, D. 2000,
somm. 415, obs. J.-J. Lemouland , RTD civ. 2000.296, obs. J. Hauser , arrêt qui annule
le contrat de courtage matrimonial conclu par une femme mariée).
135. En raison de l'obligation de communauté de vie qui pèse sur les époux (C. civ., art. 215),
une jurisprudence ancienne affirme que les pactes de séparation entre époux ne sont pas
valables (Cass. civ. 14 juin 1882, DP 1883.1.248 ; 2 janv. 1907, DP 1907.1.137, note
A. Colin, S. 1911.1.585, note A. Wahl ; Cass. 2e civ. 22 avr. 1977, D. 1977, IR 359)
(V. Mariage, 4o Effets). Toute séparation volontaire est nulle (C. civ., art. 1443, al. 2). Seules
sont admises les causes de séparation légale (séparation de corps, autorisation judiciaire de
133
résidence séparée dans les cas prévus par la loi). Mais cette affirmation n'a plus aujourd'hui la
portée qu'on lui accordait autrefois. La séparation de fait constitue une cause objective de
divorce (C. civ., art. 237). Et certaines juridictions ont admis qu'un pacte aménageant la vie
commune pouvait excuser l'adultère et faire obstacle au prononcé du divorce (CA Aix-enProvence, 15 sept. 1982, D. 1984.267 ; TGI Quimper, 20 avr. 2001, Dr. fam. 2001, no 78, obs.
H. Lécuyer ; sur cette question, V. A. BRUNET, Les incidences de la réforme du divorce sur
la séparation de fait entre époux, D. 1977, chron. 191 ; A. CHAPELLE, Les pactes de famille
en matière extrapatrimoniale, RTD civ. 1984.411 ; J. REVEL, Les conventions entre époux
désunis [Contribution à l'étude de la notion d'ordre public matrimonial], JCP 1982. I. 3055 ;
R. TENDLER, Les pactes de séparation amiable, D. 1979.264).
136. Le repli des obligations personnelles classiques laisse place à de nouvelles valeurs dont
le caractère d'ordre public n'est pourtant pas moins marqué. Au premier rang figure l'égalité
des époux (V. Mariage, 4o Effets). Certes, l'empreinte de ce principe est plus visible dans les
rapports patrimoniaux (V. infra, no 146), mais elle est également perceptible au niveau des
rapports personnels (en ce qui concerne le choix de la résidence de la famille, C. civ., art. 215,
al. 2 ; en ce qui concerne la transmission du nom, même si la supériorité résiduelle du
patronyme n'a pas totalement disparu, C. civ., art. 311-21).
137. Concubinage et PACS. - La persistance de l'ordre public se manifeste également sous la
forme d'une extension du modèle matrimonial aux autres formes de couple reconnues
désormais par la loi. C'est autour de la communauté de vie que le concubinage et le PACS
sont définis (C. civ., art. 515-1 et 515-8). Et certaines juridictions déduisent de cette obligation
de vie commune une obligation de loyauté qui n'est pas sans rappeler le devoir de fidélité
(TGI Lille, 5 juin 2002, D. 2003.515, note X. Labbée
, Dr. fam. 2003, no 57, note
B. Beignier). Curieusement, on retrouve dans le PACS des empêchements tenant à la parenté
ou à l'existence d'une autre union qui rappellent beaucoup les empêchements de parenté ou de
bigamie tels qu'ils sont prévus en matière de mariage (C. civ., art. 515-2 ; adde Décis. Cons.
const. no 99-419 DC du 9 nov. 1999, JO 16 nov., qui estime que la nullité prévue par le texte
ne peut être qu'une nullité absolue) (sur l'ensemble, J. HAUSER, Aujourd'hui et demain, le
PACS, RJPF 1999, no 9, p. 6 ; Pacte civil de solidarité. Statut civil des partenaires, JCP 2000,
éd. N., 2000.411).
138. Divorce. - Depuis la loi du 11 juillet 1975, le divorce est devenu très largement
contractuel (V. Divorce). En témoigne surtout la place et la faveur accordées au divorce sur
requête conjointe dans lequel les époux gardent la maîtrise de la cause et des conséquences de
leur désunion (C. civ., art. 230). Pour autant, le maintien d'un contrôle judiciaire portant
essentiellement sur la réalité du consentement et sur l'intérêt des enfants traduit bien, en
arrière-plan, la persistance d'un certain ordre public (C. civ., art. 232). Cette persistance est
plus sensible dans les autres formes de divorce, et spécialement dans le divorce pour rupture
de la vie commune dont la procédure et les conséquences sont aménagées en considération de
l'intérêt exclusif du défendeur. On la perçoit mieux encore dans la jurisprudence relative aux
répudiations musulmanes où l'ordre public semble reprendre le pas sur le principe d'égalité
(Cass. 1re civ., 17 fév. 2004, D. 2004.824, concl F. Cavarroc
; adde P. COURBE, Le rejet
des répudiations musulmanes, D. 2004, chron. 815 ).
139. Autorité parentale. - L'article 1388 du code civil prévoit encore que « les époux ne
peuvent déroger… aux règles de l'autorité parentale… ». Corrélativement, l'article 376
prévoit : « Aucune renonciation, aucune cession portant sur l'autorité parentale ne peut avoir
d'effet, si ce n'est en vertu d'un jugement dans les cas déterminés ci-dessous » (relatifs à la
délégation de l'autorité parentale). La Cour de cassation a d'ailleurs eu l'occasion de préciser
que les règles d'attribution de l'autorité parentale découlant de la filiation ne pouvaient être
évincées par un accord des parents (Cass. 1re civ. 9 mars 1994, D. 1995, p. 197, note
134
E. Monteiro
; J.-P. GRIDEL, Est nécessairement contraire à l'ordre public la prétention de
soustraire un enfant aux effets légaux de sa filiation établie, D. 1995, chron. 276 ).
140. Néanmoins la réalité est plus ambiguë. L'évolution du droit de l'autorité parentale s'est
faite incontestablement dans le sens de la contractualisation (V. Autorité parentale). La
volonté des parents peut influer sur la dévolution de l'autorité parentale. Par simple déclaration
conjointe devant le greffier en chef du tribunal de grande instance, les parents peuvent
exprimer le souhait d'exercer en commun l'autorité parentale vis-à-vis d'un enfant naturel qui
n'y serait pas soumis dès l'origine (C. civ., art. 372, al. 3). Plus encore, la loi no 2002-305 du
4 mars 2002 a généralisé et encouragé la possibilité pour les parents séparés de soumettre au
juge les conventions par lesquelles ils organisent les modalités d'exercice de l'autorité (C. civ.,
art. 373-2-7 et 373-2-10). Néanmoins, dans le même temps, l'autorité parentale est plus que
jamais devenue un droit fonction soumis au contrôle du juge. Ses finalités et sa justification
(l'intérêt de l'enfant) sont inscrites clairement dans la loi (C. civ., art. 371-1). Le juge est le
garant désigné du respect de ces finalités. La valeur et l'efficacité des accords parentaux sont
grandement tributaires de l'appréciation et de l'homologation judiciaire (sur ce point,
O. LAOUENAN, Les conventions sur l'autorité parentale depuis la loi du 4 mars 2002, JCP,
éd. N., 2003. I. 149 ; V. aussi le contrôle exercé par le juge en matière d'émancipation, C. civ.,
art. 477).
141. Filiation. - Le droit de la filiation est sans doute l'un des domaines dans lesquels
l'influence de l'ordre public classique reste la plus sensible. « Les actions relatives à la filiation
ne peuvent faire l'objet de renonciation » (C. civ., art. 311-9). Ce fondement avait conduit
autrefois la jurisprudence à admettre l'action en désaveu à l'égard d'un enfant conçu par
procréation assistée avec donneur, en dépit de l'accord initial donné par le mari à cette
assistance médicale (TGI Nice, 30 juin 1976, D. 1977.45, note D. Huet-Weiller, JCP 1977.
II. 18597, obs. M. Harichaux-Ramu, RTD civ. 1977.745, obs. R. Nerson ; TGI Paris, 19 fév.
1985, D. 1986.223, note E. Paillet ; contra, TGI Bobigny, 18 janv. 1990, D. 1990.332, note
C. Saujot , JCP 1990. II. 21592, note P. Guiho ; et CA Paris, 29 mars 1991, D. 1991.562,
note A. Sériaux , JCP 1992. II. 21857, note M. Dobkine). C'est également sur le fondement
de l'indisponibilité de l'état des personnes, associé au principe d'indisponibilité du corps
humain, que la Cour de cassation a annulé la convention de maternité de substitution par
laquelle une femme s'engage à concevoir et à porter un enfant pour l'abandonner à la
naissance (Cass. 1re civ. 13 déc. 1989, D. 1990.273, rapp. J. Massip , JCP 1990. II. 21526,
note A. Sériaux ; Cass. ass. plén. 31 mai 1991, D. 1991.417, note D. Thouvenin
, rapp.
Y. Chartier
, JCP 1991. II. 21752, note F. Terré ; 29 juin 1994, D. 1994, p. 581, note
Y. Chartier , RTD civ. 1994.842, obs. J. Hauser , JCP 1995. II. 22362, note J. RubellinDevichi, Defrénois 1995, p. 315, obs. J. Massip ; V. encore CA Rennes, 4 juill. 2002,
D. 2002.2902, note F. Granet ).
142. Certes le droit de la filiation n'a pas échappé non plus à la poussée de la
contractualisation. Si le mari ne peut renoncer à l'action en désaveu, il peut néanmoins se
désister de l'action engagée ou de l'appel qu'il avait formé (CA Paris, 5 mai 1978, D. 1978,
chron. 239, D. Huet-Weiller). De même, le principe d'indisponibilité ne s'oppose pas à ce que
le père prétendu acquiesce à un jugement déclarant sa paternité (Cass. 1re civ. 7 mars 2000,
Defrénois 2000, p. 1058, note J. Massip). La mère, lors de l'accouchement, peut demander à
ce que le secret de son identité soit préservé et refuser ainsi l'établissement du lien de filiation
à son égard (C. civ., art. 341-1). Plus globalement, la place accordée à la possession d'état
n'est certainement pas étrangère à cette impression de dépendance croissante du droit de la
filiation à l'égard des volontés privées. Voir également la place accordée au consentement du
représentant légal dans l'adoption internationale (C. civ., art. 370-3, al. 3 ; c'est le défaut de
consentement du représentant légal qui est jugé contraire à l'ordre public, Cass. 1re civ. 8 juill.
135
2000, JCP 2002. II. 1527, note A. Moreno) (V. Filiation).
143. Mais les signes de résistance sont nombreux et témoignent sans doute ici aussi d'un
déplacement de l'ordre public plus que d'un retrait. La place accordée à la possession d'état est
largement contrebalancée par celle octroyée par ailleurs à la vérité biologique (l'expertise
biologique est de droit en matière de filiation, sauf s'il existe un motif légitime de ne pas y
procéder, Cass. 1re civ. 28 mars 2000, Bull. civ. I, no 103, D. 2000.731, note T. Garé , RTD
civ. 2000.304, obs. J. Hauser , Dr. fam. 2000, no 72, note P. Murat) et par les délais dans
lesquels sont enfermées les actions relatives à la filiation (délai de droit commun de 30 ans,
C. civ., art. 311-7, et la loi étrangère édictant une imprescriptibilité des actions relatives à la
filiation serait contraire à l'ordre public, Cass. 1re civ. 13 nov. 1979, Gaz. Pal. 1980.2, p. 764,
note J. M. ; délai de prescription de 6 mois pour l'action en désavoeu, C. civ., art. 316, et le
juge peut relever d'office l'irrecevabilité de l'action en raison du caractère d'ordre public du
délai concerné, Cass. 1re civ. 5 févr. 2002, D. 2002.2018, obs. F. Granet , note J. Massip,
somm. 2018, obs. F. Granet
, RTD civ. 2002.494, obs. J. Hauser
; même solution à
propos des délais prévus par l'article 318 du code civil pour l'action en contestation de
paternité du mari par la mère, Cass. 1re civ. 24 nov. 1987, Bull. civ. I, no 305, D. 1988.101,
note D. Huet-Weiller ; ainsi que pour le délai d'exercice de l'action en recherche de paternité
naturelle, C. civ., art. 340 ; Cass. 1re civ. 2 juin 1992, D. 1993, somm. 166, obs. F. GranetLambrechts ; ce délai de 2 ans est d'ordre public, et la forclusion de l'action ne peut être
couverte par un accord des héritiers du père prétendu, TGI Paris, 25 mars 1975, D. 1976.126,
note E. Agostini, JCP 1975. II. 18040, note G. S.).
144. Les dispositions relatives à la filiation en cas d'assistance médicale à la procréation,
introduites dans le code civil par la loi no 94-653 du 29 juillet 1994, sont très révélatrices des
nouveaux équilibres qui tendent à s'instaurer. Si l'existence de l'enfant issu d'une assistance
médicale à la procréation semble étroitement dépendante de la volonté et du consentement du
couple demandeur (J. HAUSER, Un nouveau-né, l'enfant conventionnel, D. 1996, chron. 182
), la loi attache à ce consentement des conséquences qui, du point de vue de la filiation, sont
fortement marquées du sceau de l'ordre public. L'établissement d'un quelconque lien de
filiation à l'égard du tiers donneur est interdit (C. civ., art. 311-19). Aucune action en
contestation de la filiation n'est permise à l'égard du couple ayant consenti à la procréation
médicalement assistée (C. civ., art. 311-20, al. 2).
145. Par ailleurs, la Cour de cassation n'hésite pas à réaffirmer en tant que de besoin le
fondement d'ordre public de certaines dispositions du droit de la filiation. Selon la haute
juridiction, l'article 334-10 du code civil, qui interdit l'établissement d'un double lien de
filiation en cas d'inceste absolu, constitue une disposition d'ordre public. Viole cette
disposition la cour d'appel qui a accueilli une demande d'adoption simple de l'enfant par celui
des parents dont la reconnaissance a été annulée dès lors qu'il existe entre les parents un
empêchement à mariage prévu par les articles 161 à 162 du code civil (Cass. 1re civ. 6 janv.
2004, D. 2004.362, concl. J. Sainte-Rose , et 365, note D. Vigneau
; contra CA Rennes,
24 janv. 2000, D. 2002, somm. 2020, obs. F. Granet , RTD civ. 2000.819, obs. J. Hauser
; cette jurisprudence doit être rapprochée de celle par laquelle la Cour de cassation s'oppose
à certains détournements de l'adoption, par ex. comme prolongement d'une maternité de
substitution, V. supra, no 141, adde Adoption). Reste à savoir si cette jurisprudence ne se
heurtera pas à celle de la Cour européenne et à un autre principe, celui de non-discrimination,
qui a déjà conduit à abroger le traitement particulier réservé à l'enfant adultérin.
b. - Rapports patrimoniaux
146. Conventions matrimoniales. - Le statut patrimonial de la famille peut sembler moins
dépendant que les rapports personnels de l'emprise de l'ordre public. Le droit français admet
136
depuis longtemps que les époux puissent passer des conventions pour régir leurs rapports
patrimoniaux, et la loi ne se reconnaît d'ailleurs ici qu'un rôle supplétif (C. civ., art. 1387). À
bien y regarder, la liberté est même plus grande que dans le droit commun des contrats
(V. Contrat de mariage). Pour autant l'ordre public, en ce domaine, n'a jamais été non plus
totalement absent. Il se manifestait autrefois dans la prohibition de certains contrats entre
époux (vente, société, contrat de travail) et dans le principe d'immutabilité des conventions
matrimoniales. Mais ici aussi le courant libéral a fait sentir son influence (P. RÉMY, Rapport
français sur l'évolution récente du droit de la famille, Travaux de l'Association H.-Capitant,
t. XXXIX, 1988, p. 251 et s.). Tous les contrats sont aujourd'hui permis entre époux (vente,
C. civ., art. 1595 abrogé par L. no 85-1372 du 23 déc. 1985, préc. ; société, C. civ., art. 18321, mod. L. no 82-596 du 10 juill. 1982, D. 1982.323, et L. du 23 déc. 1985, préc. ; contrat de
travail entre le chef d'une entreprise artisanale ou commerciale et son conjoint, L. du 10 juill.
1982, préc., art. 1, 10 et 11, C. trav., art. L. 784-1). Quant au principe d'immutabilité des
conventions matrimoniales, il semble avoir été évincé par une mutabilité judiciairement
contrôlée (C. civ., art. 1396 et 1397) (V. Contrat de mariage).
147. Ce dernier point est en même temps très révélateur de la complexité d'une évolution qui
ne se résume pas en un déclin inexorable de l'ordre public. L'article 1387 soumet la liberté des
conventions matrimoniales au respect des bonnes moeurs et « aux dispositions qui suivent »
(V. C. civ., art. 1388). Il en résulte que certaines clauses considérées comme contraires à
l'ordre public sont assurément interdites. De même, en dehors des stipulations autorisées
expressément au titre des libéralités, les époux ne peuvent faire aucune convention dont l'objet
serait de changer l'ordre légal des successions (C. civ., art. 1389). Ainsi sont prohibées les
conventions par lesquelles les futurs époux établiraient au profit de leurs héritiers collatéraux
un ordre de succession différent de l'ordre légal. Mais il est permis de prévoir une clause de
partage inégal de la communauté (C. civ., art. 1520 et s.). Par exception, il est également
possible de stipuler que, en cas de dissolution du mariage par la mort de l'un des époux, le
survivant aura la possibilité de se faire attribuer certains biens personnels du prémourant
(C. civ., art. 1390 et 1511 et s. ; « clause commerciale ») (V. Contrat de mariage).
148. Par ailleurs, on peut douter que la création d'un statut impératif de base tendant à imposer
à tous les époux un certain nombre d'obligations (C. civ., art. 226), quel que soit leur régime
matrimonial, soit révélatrice d'un déclin de l'ordre public. Elle traduit davantage un
déplacement de l'ordre public matrimonial vers un équilibre subtil fondé sur d'autres valeurs,
principalement celles d'égalité et d'indépendance (pour permettre à l'un quelconque des époux
d'engager les dépenses ménagères, C. civ., art. 220 ; pour se faire ouvrir un compte en banque,
C. civ., art. 221 ; pour faire des actes juridiques sur les meubles qu'il détient, C. civ., art. 222 ;
pour exercer une profession et percevoir ses gains et salaires, C. civ., art. 223 ; pour
administrer et disposer de ses biens personnels, C. civ., art. 225), mais aussi celle de
collaboration (pour l'entretien des enfants, C. civ., art. 203 ; pour contribuer aux charges du
mariage, C. civ., art. 214 ; pour disposer des droits par lesquels est assuré le logement de la
famille, C. civ., art. 215, al. 3) (P. JESTAZ, L'égalité et l'avenir du droit de la famille, in
L'avenir dans le droit, Mélanges en hommage à F. Terré, p. 417) (V. Régimes matrimoniaux).
149. Il en résulte, spécialement dans les régimes communautaires, un certain nombre de
restrictions importantes à la liberté des conventions matrimoniales. Certes « les époux
peuvent, dans leur contrat de mariage, modifier la communauté légale par toute espèce de
conventions non contraires aux articles 1387, 1388 et 1389 » (C. civ., art. 1497 ; et V. ce texte
pour les clauses qui sont notamment permises). Ainsi la sphère de la cogestion peut être
élargie par une clause d'administration conjointe de la communauté (C. civ., art. 1503). Mais il
est plus douteux que son domaine puisse être réduit. De même, aucune entorse
conventionnelle à la gestion des biens propres voulue par la loi n'est possible (les articles 1505
à 1510, relatifs à la « clause d'unité d'administration », ont été abrogés par la loi du 23 déc.
137
1985). Et toutes les garanties prévues par la loi sont également impératives (droit de demander
la séparation des biens en justice, C. civ., art. 1443 ; V. Séparation de biens ; recours
judiciaires prévus par les articles 1426 et 1429 ; bénéfice d'émolument, C. civ., art. 1483)
(V. Communauté ; Communauté conventionnelle).
150. Administration légale. - L'article 1388 du code civil prévoit spécialement que les époux
ne peuvent, dans le cadre de leurs conventions matrimoniales, déroger aux règles de
l'administration légale et de la tutelle. Les devoirs et les droits résultant de l'administration et
de la jouissance légale ne sont donc pas susceptibles de renonciation ni de cession
(V. Administration légale et tutelle). Spécialement, le représentant légal ne peut, par
convention avec le mineur devenu majeur ou émancipé, se soustraire à son obligation de
rendre compte (C. civ., art. 472). Cependant, quelques règles sont susceptibles
d'aménagements conventionnels. Il est possible de donner ou de léguer un bien à un mineur
sous la condition d'administration par un tiers (C. civ., art. 387 et 389-3, al. 3). En outre,
l'évolution ressentie dans le domaine de l'autorité parentale (V. supra, no 140) ne peut pas être
sans incidence sur la gestion des biens, puisque celle-ci est commandée par les modalités
d'exercice de l'autorité parentale.
151. Aliments. - Le droit aux aliments est d'ordre public (V. Aliments). Le créancier d'une
obligation alimentaire prévue par la loi ne peut y renoncer ou la céder. Certes il est permis de
fixer par convention le montant et les modalités d'exécution de l'obligation (B. GABORIAU,
L'obligation alimentaire, thèse, Bordeaux, 2003). Mais cela ne saurait interdire d'en réclamer
la révision judiciaire ou de former ultérieurement une demande (H. SINAY, Les conventions
sur les pensions alimentaires, RTD civ. 1954.228 ; CA Versailles, 17 nov. 1994, RTD
civ. 1995.350, obs. J. Hauser
). Une convention s'opposant à cette révision serait nulle
(Cass. civ. 21 juin 1930, Gaz. Pal. 1930.1.456 ; Cass. 2e civ. 30 janv. 1958, D. 1958, p. 689,
note G. Cornu). Les conventions ayant pour objet de fixer la contribution à l'entretien de
l'enfant sont permises sous les mêmes réserves (CA Versailles, 17 nov. 1994, RTD
civ. 1995.350, obs. J. Hauser
; CA Versailles, 6 avr. 1995, RTD civ. 1995.874, obs.
J. Hauser ). Les parents peuvent saisir le juge aux affaires familiales pour qu'il homologue
leur convention (C. civ., art. 373-2-7), mais cette homologation elle-même ne paraît pas
devoir figer le droit du créancier (Cass. 2e civ. 17 déc. 1997, RTD civ. 1998.360, obs.
J. Hauser
; V. cep. CA Versailles, 4 juin 1999, RTD civ. 1999.614, obs. J. Hauser
;
V. aussi C. civ., art. 767, qui prévoit un droit à pension au profit du conjoint successible qui
est dans le besoin).
152. Prestation compensatoire. - Dans un droit du divorce devenu largement contractuel
(V. supra, no 138), le régime de la prestation compensatoire demeure néanmoins fortement
inspiré par des considérations d'ordre public (V. Divorce). Tant qu'une procédure de divorce
n'est pas engagée, les époux ne peuvent transiger sur leur droit futur à une prestation
compensatoire (Cass. 2e civ. 21 mars 1988, Gaz. Pal. 1989.1.38, note J. Massip ; 10 mai 1991,
Bull. civ. II, no 140). Pour permettre la fixation de la prestation compensatoire, les parties
doivent fournir une déclaration sur l'honneur, et le juge ne peut rejeter la demande de
prestation sans avoir invité les parties à fournir la déclaration en question (Cass. 2e civ.
28 mars 2002, Bull. civ. II, no 58, JCP 2003. II. 10044, note T. Garé, RTD civ. 2002.491, obs.
J. Hauser
; 11 juill. 2002, Bull. civ. II, no 164 ; et pour l'application dans une instance en
cours, Cass. 2e civ. 14 nov. 2002, Bull. civ. II, no 254, Defrénois 2003, p. 618, obs. J. Massip).
153. La réforme opérée par la loi du 30 juin 2000 relative à la prestation compensatoire révèle
d'ailleurs un net renforcement de l'ordre public dans ce domaine (J. HAUSER, Les formes de
la prestation compensatoire, in La loi du 30 juin 2000 sur la prestation compensatoire : bilan
d'application, Dr. et patrimoine décembre 2002, no 110, p. 57). En témoigne spécialement le
régime de droit transitoire prévu pour les dispositions nouvelles, déclarées applicables aux
138
instances en cours n'ayant pas donné lieu à une décision passée en force de chose jugée
(L. no 2000-596 du 30 juin 2000, art. 23 ; en ce qui concerne la déclaration sur l'honneur,
Cass. 2e civ. 14 nov. 2002, préc. ; en ce qui concerne le versement sous forme de capital et
non sous forme de rente, Cass. 2e civ. 30 nov. 2000, Bull. civ. II, no 157, JCP 2001. II. 10499,
note T. Garé, RTD civ. 2001.113, obs. J. Hauser ). L'application de dispositions nouvelles
aux instances en cours, s'agissant des règles de fond, est généralement réservée à celles que le
législateur estime d'ordre public (J.-J. LEMOULAND, Les motifs de la loi et son application
dans le temps, in Dr. et patrimoine décembre 2002, préc., no 110, p. 50).
154. PACS. - Comme sur le plan personnel, cet ordre public minimum tend à déborder sur
l'organisation patrimoniale des autres formes de couples. Les partenaires liés par un pacte civil
de solidarité ont une obligation d'aide mutuelle et sont tenus solidairement des dettes
contractées pour les besoins de la vie courante et les dépenses relatives au logement commun
(C. civ., art. 515-4). Le Conseil constitutionnel a estimé que ces dispositions étaient
impératives et que toute clause méconnaissant le caractère obligatoire de cette aide mutuelle
serait nulle (Décis. Cons. const. no 99-419 DC du 9 nov. 1999, JO 16 nov.). D'autre part, en
cas de rupture et à défaut d'accord, il appartient au juge de statuer sur les conséquences
patrimoniales de la rupture « sans préjudice de la réparation du dommage éventuellement
subi » (C. civ., art. 515-7, dern. al.). Toute clause d'un pacte tendant à interdire à un partenaire
l'exercice de son droit à réparation devrait être réputée non écrite (Décis. Cons. const. no 99419 DC du 9 nov. 1999, préc. ; et plus généralement, « si les dispositions de l'article 515-5 du
code civil instituant des présomptions d'indivision pour les biens acquis par les partenaires du
pacte civil de solidarité pourront, aux termes mêmes de la loi, être écartées par la volonté des
partenaires, les autres dispositions introduites par l'article 1er de la loi déférée revêtent un
caractère obligatoire, les parties ne pouvant y déroger ») (V. Pacte civil de solidarité). Il est
probable que la jurisprudence contribuera également à la définition progressive d'un ordre
public du pacte civil de solidarité (J. HAUSER, Aujourd'hui et demain, le PACS, RJPF
12/1999, no 9, p. 6, et 11/1999, no 8, p. 6 et s. ; pacte civil de solidarité [PACS] : statut civil
des partenaires, JCP, éd. N, 2000.411).
155. Successions, libéralités. - Dans ce contexte tout en nuances, le droit des successions a
longtemps fait figure de sanctuaire. L'ordre public classique, symbolisé par la réserve et la
prohibition des pactes sur succession future, a toujours été très puissant, et il semble s'être
maintenu plus facilement que dans d'autres secteurs (V. Succession). Sur le caractère d'ordre
public de la réserve et de la réduction des libéralités excédant la quotité disponible (Cass. civ.
25 févr. 1925, DP 1925.1.185, note R. Savatier ; Cass. req. 1er juin 1942, DC 1943.60, note
J. C. ; Cass. civ. 9 nov. 1959, D. 1959.613, note R. Savatier, Defrénois 1959, art. 27854 ;
V. Quotité disponible). Une disposition testamentaire ne peut modifier les droits que les
héritiers réservataires tiennent de la loi et les priver du droit de jouir des biens compris dans la
réserve (Cass. 1re civ. 22 févr. 1977, Bull. civ. I, no 100 ; 19 mars 1991, D. 1992, somm. 229,
obs. B. Vareille
; 5 nov. 1996, Bull. civ. I, no 383, RTD civ. 1997.486, obs. J. Patarin ).
156. Sur ce fondement d'ordre public, la Cour de cassation a estimé que le juge pouvait refuser
d'homologuer un changement de régime matrimonial lorsque ce dernier était de nature à léser
les droits d'un enfant naturel (Cass. 1re civ. 8 juin 1982, Bull. civ. I, no 214, D. 1983.19, note
M. Beaubrun ; 5 juill. 1989, JCP, éd. N, 1991. II. 159, note P. Simler, Defrénois 1989,
p. 1143, obs. G. Champenois ; mais désormais le bénéfice de l'action en retranchement est
étendu aux enfants naturels, Cass. 1re civ. 29 janv. 2002, D. 2002.1938, note A. Devers
,
o
RTD civ. 2002.278, obs. J. Hauser
, et 347, obs. B. Vareille
, RJPF 2002, n 5, p. 24,
note J. Casey ; adde en ce sens la modification apportée à l'art. 1527, al. 2, par la loi no 20011135 du 3 déc. 2001, JO 4 déc.). Les règles de calcul de la réserve et de la quotité disponible
(C. civ., art. 922) sont fixées de façon impérative et ne sauraient être tenues en échec par des
stipulations contractuelles (Cass. 1re civ. 25 juin 1974, Bull. civ. I, no 204). De même un
139
héritier réservataire peut exiger l'application de l'ordre de réduction prévu par l'article 923 du
code civil, nonobstant l'accord qui aurait été conclu par les gratifiés pour répartir entre eux la
charge de la réduction (Cass. 1re civ. 24 nov. 1993, D. 1995, somm. 48, obs. P. Grimaldi ,
RTD civ. 1994.150, obs. J. Patarin ).
157. La prohibition des pactes sur succession future est considérée traditionnellement comme
un principe d'ordre public dont la violation est sanctionnée par une nullité absolue pouvant
être relevée d'office par le juge. La jurisprudence a toujours veillé avec beaucoup de rigueur
au respect de ce principe (Cass. civ. 24 nov. 1845, DP 1846.1.25 ; CA Paris, 22 juill. 1950,
D. 1950.722, note H. Lalou, JCP 1951. II. 6520, note P. Voirin, RTD civ. 1950.494, obs.
G. Lagarde) qui trouve un fondement solide dans plusieurs textes du code civil (C. civ.,
art. 791, art. 1130, al. 2, art. 1389) (V. Pacte sur succession future).
158. Les donations entre époux sont frappées de nullité si elles sont déguisées ou faites à
personne interposée (C. civ., art. 1099 ; V. Interposition de personne). Cette sanction a un
double fondement. Prolongement de la quotité disponible spéciale entre époux, elle est
destinée à protéger les droits successoraux des descendants mais aussi à préserver la
révocabilité ad nutum des donations entre époux (révocabilité dont le principe est
actuellement contesté mais qui est considérée traditionnellement comme étant elle-même
d'ordre public, Cass. civ. 22 juill. 1846, D. 1846.1.300). Fondée sur une raison d'ordre public,
cette nullité est une nullité absolue qui échappe au délai de prescription des nullités relatives
(Cass. 1re civ. 10 mars 1970, D. 1970.661, note A. Breton). Néanmoins le fondement
complexe de la sanction rejaillit sur son régime et imprime à cette nullité des caractères très
particuliers (V. infra, no 204 ; M. GRIMALDI, Droit civil. Libéralités. Partages d'ascendants,
2000, Litec, no 1611 ; C. RIEUBERNET, Les donations entre époux, étude critique, Toulouse,
1997 ; V. Donation entre époux).
159. Plus généralement, le droit des libéralités n'échappe pas non plus à l'ordre public. Les
principales manifestations en sont : la prohibition des substitutions (C. civ., art. 896 ; la nullité
des dispositions entachées de substitution est une nullité d'ordre public qui ne peut être
couverte par ratification, CA Paris, 5 juill. 1977, JCP, éd. N, 1982. II. 71 ; V. Substitution) ; le
respect de certaines formes auxquelles sont assujettis les testaments (C. civ., art. 1001 ;
V. Testament) ; l'exigence de la forme notariée pour les donations entre vifs (C. civ., art. 931 ;
la nullité encourue en cas d'inobservation de cette exigence ne peut faire l'objet d'une
transaction qui se heurterait aux dispositions de l'article 339 du code civil : Cass. 1re civ.
12 juin 1967, D. 1967.584, note A. Breton, JCP 1967. II. 15225, note R.L. ; la nullité n'est pas
susceptible de confirmation par la régularisation de la formalité omise, Cass. 1re civ. 15 juin
1962, Gaz. Pal. 1962.2.181, RTD civ. 1963.128, obs. R. Savatier ; le défaut de forme d'une
donation se prescrit par trente ans : ce délai commence à courir du jour où l'acte irrégulier a
été passé, Cass. 1re civ. 26 janv. 1983, D. 1983.317, note A. Breton, RTD civ. 1983.773, obs.
J. Patarin ; mais il faut avouer que le principe de nullité est aujourd'hui largement tempéré par
nombre d'exceptions en faveur du don manuel, des donations déguisées ou des donations
indirectes, M. GRIMALDI, Droit civil. Libéralités. Partages d'ascendants, 2000, Litec,
no 1277 ; V. Don manuel, Donation) ; l'interdiction d'une révocation des donations entre vifs
pour cause d'ingratitude en dehors des cas prévus par la loi (C. civ., art. 955 ; le donateur ne
peut donc renoncer à cette action avant que le fait constitutif d'ingratitude se soit produit,
Cass. 1re civ. 22 nov. 1977, Bull. civ. I, no 431, D. 1978, IR 241, obs. D. Martin, Defrénois
1979, p. 581, obs. A. Ponsard) ; la sanction de certaines règles de capacité dictées par des
considérations d'intérêt général (spécialement en cas d'interposition de personne, C. civ.,
art. 910 et 911, M. Grimaldi, note sous Cass. 1e civ. 7 janv. 1982, D. 1983.205 ; adde
Interposition de personne ; ou pour les libéralités adressées à des personnes frappées d'une
incapacité de recevoir, V. Disposition à titre gratuit). En outre, la liberté de donner ou de tester
peut se trouver elle-même réduite par des considérations tenant à l'ordre public ou aux bonnes
140
moeurs (liberté du mariage, V. supra, no 98 ; droits des héritiers réservataires, V. supra,
no 155 ; bonnes moeurs, V. infra, no 178 ; V. Disposition à titre gratuit).
160. Pour autant on a pu faire remarquer qu'en pratique la réserve n'est plus tout à fait ce
qu'elle était, dans la mesure où le droit des réservataires est en train de devenir,
inéluctablement, une espérance de propriété jusqu'au décès du second parent. (P. RÉMY,
op. cit., no 62). Dans certains cas, la loi permet aux héritiers réservataires de renoncer à
exercer l'action en réduction ou en revendication contre un tiers détenteur (C. civ., art. 930,
al. 2), et il a été clairement démontré que la volonté n'était pas sans incidence sur les règles les
plus impératives du droit des successions (B. VAREILLE, Volonté, rapport et réduction,
thèse, Limoges, 1988, PUF).
161. Quant à la prohibition des pactes sur succession future, elle a dû faire également
beaucoup de concessions. Les partages d'ascendants ont été progressivement libéralisés.
Considéré comme un partage, l'acte de l'ascendant était soumis initialement à toutes les règles
du partage : nullité pour omission d'héritier, rescision pour lésion, égalité des lots en nature.
Les lois ultérieures ont progressivement supprimé la plupart des contraintes inhérentes au
partage. Désormais l'action en réduction est la seule sanction du partage d'ascendant et protège
le droit à réserve des descendants et, en matière de donation-partage, les droits successoraux
de l'enfant non conçu lors de l'acte. D'autre part, une loi du 5 janvier 1988 a introduit une
importante innovation en permettant, sous certaines conditions, à des tiers de bénéficier de la
donation-partage (C. civ., art. 1075, mod. par L. no 88-15 du 5 janv. 1988 [D. 1988.94,
rect. 199] ; V. Partage d'ascendant). En fin de compte, nombre de techniques aboutissant à un
pacte sur succession future sont aujourd'hui autorisées par la loi (institution contractuelle,
C. civ., art. 1082 ; « clause commerciale », C. civ., art. 1390 ; clause de continuation d'une
société avec certains héritiers ; V. Pacte sur succession future).
162. La loi no 2001-1135 du 3 décembre 2001 (JO 4 déc.), relative aux droits du conjoint
survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions du droit successoral,
semble avoir tiré les ultimes conséquences de cette évolution. Elle introduit dans l'ordre public
successoral les mêmes nuances et la même subtilité que dans les autres secteurs du droit de la
famille, traduisant une orientation vers un ordre public plus protecteur que directif. D'un côté,
elle affirme avec davantage de clarté et de généralité les principes de la réserve (C. civ.,
art. 721, al. 2) et de la prohibition des pactes sur succession future (C. civ, art. 722 ;
J. HAUSER, La vie et la mort sont-elles d'ordre public ? in Politeia, 2003, no 3, p. 103). Mais
la consécration de la réserve s'accompagne dans le même texte d'un hommage préalable aux
libéralités. Et la prohibition des pactes sur succession future excepte de façon explicite les cas
dans lesquels ils sont autorisés par la loi. Par ailleurs, sur le terrain de la sanction, l'article 722
substitue l'ineffectivité du pacte à la sanction traditionnelle de la nullité (mais il est difficile
d'établir un lien définitif et nécessaire entre les caractères de l'ordre public et la nature de la
sanction qui frappe sa violation, V. infra, no 190 et s.).
163. Dans le même temps, la loi du 3 décembre 2001renforce le caractère d'ordre public des
droits du conjoint successible. D'une part, elle en fait un héritier réservataire à défaut de
descendant et d'ascendant (C. civ., art. 914-1). D'autre part, elle crée à son profit un droit de
jouissance gratuit pour une durée d'un an sur le logement que le conjoint occupe effectivement
à titre d'habitation principale (ou un droit au remboursement des loyers par la succession si le
logement est assuré par un bail). Ce droit est expressément qualifié comme étant d'ordre
public (C. civ., art. 763). Enfin, la loi du 3 décembre 2001 maintient le droit à pension au
profit du conjoint successible qui est dans le besoin (C. civ., art. 767, art. 207-1 ancien)
(N. LEVILLAIN, Le droit au logement temporaire du conjoint survivant, JCP, éd. N,
2002.1440 ; E. PRIEUR, La place de la liberté face aux nouveaux droits du conjoint survivant,
JCP, éd. N, 2003.1026).
141
Art. 7 - Ordre public des biens
164. La classification des biens en meubles et immeubles (C. civ., art. 516) paraît être d'ordre
public. La nature mobilière ou immobilière d'un bien résulte de la loi. La convention des
parties ne saurait avoir d'incidence à cet égard et ne peut pas faire perdre à un bien la qualité
que la loi lui donne. Ainsi les stipulations entre propriétaires et créanciers ne suffisent pas à
faire d'un meuble un immeuble par destination pour le rendre susceptible d'hypothèque (Cass.
req. 31 juill. 1879, DP 1880.1.273, S. 1880.1.409, note Ch. Lyon-Caen ; Cass. civ. 9 nov.
1885, DP 1886.1.125). Inversement, la volonté des parties ne saurait faire perdre à un bien sa
qualité d'immeuble par destination pour le rendre susceptible de nantissement (Cass. civ.
27 juin 1944, DC 1944.93 ; contra cependant CA Orléans, 30 juill. 1946, Gaz. Pal. 1947.1.21,
RTD civ. 1947.206, no 1, obs. H. Solus, l'arrêt décide que le cahier des charges d'une saisie
immobilière peut exclure de la saisie certains immeubles par destination). Une clause de
réserve de propriété ne saurait davantage faire obstacle à la qualification immobilière d'un
bien (Cass. 3e civ. 26 juin 1991, D. 1993.93, note I. Freij-Dalloz
, somm. 291, obs.
F. Pérochon , JCP 1992. II. 21825, note J.-F. Barbiéri).
165. Cette position mérite d'être nuancée (la jurisprudence ancienne était d'ailleurs plus
flexible quant à la qualification des biens ; V. Biens). Il faut dire que la classification des
biens en meubles et immeubles a eu un passé agité et que son avenir paraît pour le moins
incertain. D'autre part, on pourrait faire observer qu'à bien des égards la volonté individuelle
influence la nature juridique des biens et leur classification (meubles par anticipation,
immeubles par destination…) (note J.-F. BARBIÉRI, préc., JCP 1992. II. 21825 ; obs.
F. ZÉNATI, RTD civ. 1992.144
; M. MESTROT, Le rôle de la volonté dans la distinction
des biens meubles et immeubles, RRJ 1995.809 ; F. TERRE et P. SIMLER, Droit civil. Les
biens, 6e éd., 2002, Dalloz, no 28 ; F. ZENATI et T. REVET, Les biens, 2e éd., 1997, PUF).
Mais chacun reconnaît aussi l'utilité que conserve cette summa divisio et les limites de la
volonté en ce domaine. L'influence de cette dernière n'est pas contestable, mais elle est
rarement prépondérante.
166. C'est également l'ordre public qui sert traditionnellement de fondement à la distinction
des droits réels et des droits personnels. Traditionnellement, l'ordre public paraît devoir faire
obstacle à la création d'autres droits réels que ceux formellement reconnus par la loi ou à leur
disqualification (S. GINOSSAR, Droit réel, propriété et créance, 1960, LGDJ). Les arguments
en ce sens sont cependant contestés par une autre partie de la doctrine (C. ATIAS, Droit civil.
Les biens., 7e éd., 2003, Litec, no 70 ; J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI, S. CIMAMONTI, Traité
de droit civil. Les biens, 2000, LGDJ ; F. TERRE et P. SIMLER, op. cit., no 52) qui s'appuie
sur une jurisprudence libérale. « Les articles 544, 546 et 552 du code civil sont déclaratifs du
droit commun relativement à la nature et aux effets de la propriété, mais ne sont pas
prohibitifs. Ni ces articles ni aucune autre loi n'excluent les diverses modifications et
décompositions dont le droit de propriété est susceptible » (Cass. req. 13 févr. 1834,
DP 1834.1.118, S. 1834.1.205 ; V. égal. Cass. req. 5 nov. 1866, DP 1867.1.32 ; 25 oct. 1886,
S. 1887.1.373). La Cour de cassation semble avoir consacré, au moins une fois, une propriété
particulière à propos du droit des agences de presse sur les nouvelles non encore publiées
(Cass. req. 23 mai 1900, DP 1902.1.405).
167. Mais cette jurisprudence ne paraît pas elle-même décisive. La question y est abordée sous
l'angle des qualifications et se trouve souvent obscurcie par l'interférence de régimes
particuliers (V., par ex., pour la qualification d'un droit d'affichage, Cass. 3e civ. 18 janv.
1984, D. 1985.504, note F. Zénati, JCP 1986. II. 20547, note J.-F. Barbiéri ; 19 nov. 1985,
D. 1986.497, obs. F. Zénati, D. 1986.575, obs. M. Saluden ; 5 oct. 1994, RTD civ. 1996.426,
obs. F. Zénati
). Par ailleurs, on pourrait trouver aussi dans la jurisprudence des signes
d'attachement à la nature des droits réels et de réticence à une quelconque disqualification (V.,
142
par ex., Cass. 3e civ. 14 nov. 2002, Bull. civ. III, no 223, p. 191, Defrénois 2003, p. 241, obs.
R. Libchaber, Rev. des contrats, oct. 2003, p. 122, arrêt qui condamne la stipulation d'une
clause résolutoire dans un bail emphytéotique, jugée incompatible avec le droit réel du
preneur). Il faut admettre qu'en fin de compte le débat semble avoir peu à peu glissé sur le
terrain de l'opportunité, et l'argument de l'ordre public n'est plus guère invoqué à l'encontre de
« droits réels innommés » (J. CARBONNIER, Droit civil, t. 3, Les biens, 19e éd., 2000, PUF,
§ 44 ; P. MALAURIE et L. AYNÈS, Droit civil : Les biens, 2004, Defrénois, no 352 et s. ;
C. LARROUMET, Droit civil, t. 2, Les biens, Droits réels principaux, 3e éd., 1997,
Economica, no 53).
168. Cette évolution pourrait être interprétée comme le signe d'un mouvement de plus grande
ampleur dans le sens d'un certain repli de l'ordre public sur lequel s'appuyait autrefois tout le
régime de la propriété. Pourtant la Cour de cassation n'a pas manqué de souligner récemment
et de reprendre à son compte l'affirmation du caractère constitutionnel du droit de propriété, ce
qui n'est pas vraiment le signe de son affaiblissement (Cass. 1re civ. 4 janv. 1995, Bull. civ. I,
no 3, D. 1995, somm. 328, obs. M. Grimaldi
, RTD civ. 1996.932, obs. F. Zénati
, qui
souligne à cette occasion que « le droit constitutionnel est d'ordre public. Il est plus : il est
l'ordre public par excellence ! »). C'est donc probablement davantage un nouvel équilibre qui
tend à s'instaurer entre l'absolutisme du droit de propriété et d'autres impératifs… parfois
dictés eux aussi par des considérations d'intérêt général. Ici encore l'ordre public se déplace
plus qu'il ne recule.
169. De ce mouvement, la législation sur le régime des eaux (et au-delà toute la législation en
matière de protection de l'environnement, V. supra, no 37) fournit une illustration très
révélatrice. Au nom de l'intérêt général, la loi no 92-3 du 3 janvier 1992 (D. 1992.104) a
considérablement restreint les droits des personnes privées sur les eaux en limitant ou
restreignant l'exercice du droit de propriété ou d'usage sur certaines eaux et en étendant les
pouvoirs de police de l'Administration en ce domaine. Elle permet de soumettre à autorisation
ou contrôle administratif la plupart sinon toutes les activités ou réalisations dont l'eau peut être
l'objet ou la justification (V. Eaux).
Art. 8 - Bonnes moeurs
Bibliographie. - J. BONNECASE, La notion juridique de bonnes moeurs, Études Capitant,
1939, p. 91 et s. - R. DORAT DES MONTS, La cause immorale, thèse, Paris, 1946. P. le TOURNEAU, La règle nemo auditur…, thèse, Paris, 1970. - G. RIPERT, La règle
morale dans les obligations civiles, 4e éd., 1949, LGDJ, p. 42 et s. - F. SENN, Des origines et
du contenu de la notion de bonnes moeurs, Recueil d'études sur les sources du droit en
l'honneur de F. Gény, t. 1, p. 53 et s.
170. Bien que l'article 6 du code civil, à côté de l'ordre public, fasse spécialement référence
aux bonnes moeurs, les deux notions paraissent difficilement dissociables (V. supra, no 8). La
plupart des textes du code civil qui font référence aux moeurs ou aux bonnes moeurs y
associent plus ou moins étroitement une référence à ce qui serait contraire à la loi (C. civ.,
art. 900, art. 1133, art. 1172, art. 1387). Historiquement, l'ordre public a pris sa source dans
les bonnes moeurs, et leurs fonctions sont identiques (M. PENA, Les origines historiques de
l'article 6 du code civil, RRJ 1992.499). Comme l'ordre public, le respect des bonnes moeurs
contribue au maintien de l'ordre social (V. supra, no 25). D'ailleurs, aujourd'hui beaucoup
d'auteurs envisagent les bonnes moeurs comme une facette de l'ordre public. Certains
intègrent son étude dans celle de l'ordre public et en traitent sous l'angle d'un ordre public
moral ou politique, terminologie qui leur paraît mieux correspondre au vocabulaire
contemporain que celle de bonnes moeurs (J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Droit
civil, Les obligations, 1. L'acte juridique, 10e éd., 2002, A. Colin, no 277 et s. ;
P. MALINVAUD, Droit des obligations, 8e éd, 2003, Litec, no 251 et s. ; B. STARCK,
143
H. ROLAND et L. BOYER, Droit civil. Les obligations, 2, Le contrat, 6e éd., 1998, Litec,
no 651 et s.).
171. De nombreuses conventions immorales sont également illicites ou le sont devenues parce
qu'un texte les prohibe expressément (L. no 46-685 du 13 avr. 1946, D. 1946.177, tendant à la
fermeture des maisons de tolérance et au renforcement de la lutte contre le proxénétisme ;
C. pén., art. 227-23 et 24 sanctionnant des outrages aux bonnes moeurs mettant en péril des
mineurs, P. CONTE, Les outrages aux bonnes moeurs, in Liberté de la presse et droit pénal,
PU Aix Marseille, 1994, p. 187). Mais, bien que l'article 6 ne fasse référence qu'aux « lois qui
intéressent… les bonnes moeurs », il entend certainement interdire de déroger aux bonnes
moeurs alors même qu'elles ne seraient visées par aucun texte (et c'est précisément l'intérêt et
l'objectif de cette notion que de permettre, au-delà même du cadre légal, une moralisation des
relations sociales ; G. MARTY et P. RAYNAUD, Traité de droit civil, Les obligations, t. 1,
Les sources, 2e éd., 1988, Sirey, no 77). C'est dire que l'appréciation de cette notion floue, plus
encore que celle d'ordre public, est essentiellement contingente.
172. De là résulte sans doute en partie la difficulté que l'on éprouve lorsqu'il s'agit de définir
les bonnes moeurs. Dans une conception empirique, les bonnes moeurs englobent l'opinion de
la masse et ses comportements habituels. À l'inverse, dans une conception idéaliste, elles
s'apparentent à une sorte d'éthique supérieure, naturelle ou divine. Il semble que les juges
aient tendance à adopter une position intermédiaire en se référant à ce qui leur paraît être, à un
moment donné et en un lieu déterminé, l'opinion des honnêtes gens, s'arrogeant ainsi, au nom
des bonnes moeurs, le pouvoir de freiner éventuellement une évolution (T. corr. Orange,
19 avr. 1950, Gaz. Pal. 1950 2.35 ; CA Toulouse, 21 sept. 1987, D. 1988.184, note D. HuetWeiller). Si bien qu'en fin de compte la notion de bonnes moeurs paraît largement déterminée
par les conceptions morales de la magistrature avec lesquelles elle s'identifie
(J. CARBONNIER, Flexible droit, 7e éd., 1992, LGDJ, p. 291 et 292 ; V. supra, no 17).
D'ailleurs cette arrière-pensée n'a pas été étrangère à la réception des bonnes moeurs dans le
code civil (E. GERAUD-LLORCA, L'introduction des bonnes moeurs dans le code civil, in
Les bonnes moeurs [sous la dir. de J. Chevallier], 1993, CURAPP).
173. Cela explique le caractère nécessairement fluctuant des bonnes moeurs. On peut du
moins discerner une tendance. Le sentiment le plus répandu est celui d'une évolution dans le
sens d'une permissivité de plus en plus grande. La morale chrétienne traditionnelle n'est plus
considérée comme un modèle incontournable. Si l'on est optimiste, on espère qu'une certaine
stabilité continuera d'être assurée par référence à une morale naturelle (que les bonnes moeurs
représentaient dans l'esprit d'une partie des rédacteurs du code civil, E. GERAUD-LLORCA,
préc.). Si l'on est moins confiant, on peut craindre que le combat soit perdu d'avance et que
seule la rapidité de l'évolution puisse être tempérée (F. TERRE, P. SIMLER et
Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, 8e éd., 2002, Dalloz, no 388). Mais il est possible
que les choses soient moins simples et que le retrait des bonnes moeurs de la scène juridique
soit contrebalancé par une censure plus directe, légale ou privée, de certains agissements
(D. LOCHAK, Le droit à l'épreuve des bonnes moeurs, Puissance et impuissance de la norme
juridique, in Les bonnes moeurs [sous la dir. de J. Chevallier], 1993, CURAPP) ou par leur
résurgence sous le masque de l'ordre public (D. FENOUILLET, Les bonnes moeurs sont
mortes ! Vive l'ordre public philanthropique !, Études offertes à P. Catala, Le droit privé à la
fin du XXe siècle, 2001, Litec, p. 487 ; adde supra, no 21).
174. En droit civil, les références à la notion de bonnes moeurs apparaissent essentiellement à
travers l'appréciation de l'objet et de la cause des conventions (V. Cause) ou des libéralités
(V. Disposition à titre gratuit) pour préserver la dignité et la liberté des personnes, pour
assurer une certaine morale dans le domaine des relations sexuelles et dans celui de la
spéculation. La cause est illicite quand elle est contraire à l'ordre public ou aux bonnes moeurs
144
(C. civ., art. 1133). Et l'obligation dont la cause est illicite ne peut avoir aucun effet (C. civ.,
art. 1131). Sous cet angle, la cause apparaît ainsi comme un instrument traditionnel et
privilégié de moralisation des actes juridiques.
175. 1o Dignité et la liberté des personnes. - En ce qui concerne la dignité et la liberté des
personnes, les notions de bonnes moeurs et d'ordre public ont souvent été utilisées par les
tribunaux de façon simultanée et complémentaire. C'est aussi en ce domaine que s'est souvent
exprimée avec le plus de force la résistance des valeurs morales traditionnelles. « Est
manifestement immorale la cause d'un contrat tendant à obtenir qu'une personne, et
particulièrement une mineure, pose nue dans un film et s'y soumette à des agissements, en
l'occurrence un tatouage sur une partie corporelle que le commentateur annonce au public
comme devant être prélevée et vendue à des tiers » (TGI Paris, 3 juin 1969, D. 1970.136, note
J. P., RTD civ. 1970.347, obs. Y. Loussouarn). C'est également sur le fondement des bonnes
moeurs, soulevé d'office par les juges, qu'a été annulée une convention de « strip-tease » dont
l'éventualité d'une exécution forcée marquait, selon le tribunal, le caractère scandaleux (TGI
Paris, 8 nov. 1973, D. 1975.401, RTD civ. 1974.806, obs. Y. Loussouarn). Mais la solution
paraît aujourd'hui quelque peu désuète. De même la tolérance à l'égard de divers sports de
combat (V. supra, no 116), dont la conformité aux bonnes moeurs avait été autrefois dénoncée,
paraît révélatrice du sens de l'évolution. Pour autant on ne manquera pas de remarquer que
dans le même temps la dignité et l'intégrité physique de la personne ont gagné le bénéfice
d'une protection légale d'ordre public (D. FENOUILLET, Les bonnes moeurs sont mortes !
Vive l'ordre public philanthropique !, préc. ; adde supra, no 105 et s.) (mais, pour une
appréciation critique de cette évolution, F. TERRE, P. SIMLER, Y. LEQUETTE, Droit civil,
Les obligations, préc., no 387).
176. Quant à la liberté des personnes, elle a pu faire obstacle parfois, au nom des bonnes
moeurs, à certaines conventions, par exemple celle de courtage matrimonial dont les tribunaux
ont longtemps affirmé l'immoralité. Certes le courtage matrimonial est aujourd'hui admis par
la loi. Mais celle-ci en fixe minutieusement les conditions (V. Mariage, 2o Conditions de
formation), et la jurisprudence ne s'est pas totalement départie de sa sévérité passée (nullité du
mandat donné à une agence par une femme mariée, CA Paris, 1er déc. 1999, D. 2000,
somm. 415, obs. J.-J. Lemouland ).
177. Ce sont également les bonnes moeurs qui servent de critère d'appréciation des clauses
restrictives de la liberté du mariage insérées dans les libéralités et conduisent ou non, selon les
circonstances, à leur admission. En principe, ces clauses ne sont pas considérées comme étant
contraires aux bonnes moeurs, sauf lorsque les motifs qui ont inspiré le disposant semblent
eux-mêmes répréhensibles (Cass. civ. 22 déc. 1896, DP 1898.1.537, concl. Desjardins ; Cass.
req. 11 nov. 1912, DP 1913.1.105 ; Cass. 1re civ. 8 nov. 1965, Gaz. Pal. 1966.1.55 ; adde
supra, no 98). Par contre, a été jugé contraire aux bonnes moeurs un testament ayant pour
motif déterminant de punir sur le plan patrimonial la victime rancunière de pratiques
incestueuses subies quelque temps plus tôt (TGI La Roche-sur-Yon, 2 mai 1995, D. 1997.13,
note H. Vray ).
178. 2o Morale sexuelle. - Dans le domaine de la morale sexuelle, la notion de bonnes moeurs
a trouvé des applications fréquentes. La jurisprudence a souvent annulé les contrats conclus
avec des maisons de tolérance, qu'il s'agisse du prêt fait pour l'achat d'un tel établissement
(Cass. req. 1er avr. 1895, DP 1895.1.263), de la vente ou du bail d'un immeuble pour cette
exploitation (CA Nîmes, 26 nov. 1966, JCP 1967. II. 15298 ; comp. Cass. 1re civ. 4 déc. 1956,
JCP 1957. II. 10008, note J. Mazeaud), de contrats de fourniture de biens ou de services (mais
l'exception d'indignité fait souvent obstacle aux demandes de paiement, de restitution ou aux
actions en garantie ; V., par ex., Cass. soc. 8 janv. 1964, D. 1964.267 ; Cass. civ. 15 déc.
1873, DP 1874.1.222 ; Cass. req. 17 juill. 1905, D. 1906.1.72 ; comp. Cass. com. 27 avr.
145
1981, D. 1982, IR 529) (sur l'ensemble de la question, V. Cause). Cependant divers textes sont
intervenus (par ex. L. no 46-685 du 13 avr. 1946, D. 1946.177, décidant la fermeture des
maisons de tolérance ; Ord. no 60-1245 du 25 nov. 1960, D. 1960.378 et L. no 75-624 du
11 juill. 1975, D. 1975.259, rect. 321, relatives à la lutte contre le proxénétisme) qui ont fait
passer dans le domaine de l'illicite les contrats conclus avec des maisons de tolérance, et
assorti la nullité de sanctions pénales (V. spéc. C. pén., art. 225-10 et plus généralement, en ce
qui concerne la répression des atteintes à la dignité de la personne, C. pén., art. 225-1 et s. ;
rappr. C. pén., art. 227-23 et s. incriminant certains outrages mettant en péril des mineurs ;
adde P. CONTE, Les outrages aux bonnes moeurs, préc.).
179. Le concubinage, également, attirait autrefois la réprobation des juges, en référence aux
bonnes moeurs. Cette réprobation s'exprimait par exemple dans l'impossibilité pour la
concubine d'obtenir réparation du dommage causé par le décès accidentel de son compagnon.
Mais cette jurisprudence est aujourd'hui périmée, et même un concubinage adultère ne paraît
plus faire obstacle (sous réserve d'appréciation de la stabilité des relations) à l'indemnisation
de la concubine (Cass. ch. mixte 27 févr. 1970, D. 1970.201, obs. T. Combaldieu, JCP 1970.
II. 16305, concl. Lindon, note P. Parlange ; Cass. crim. 19 juin 1975, D. 1975.679, note
A. Tunc ; Cass. crim. 8 janv. 1985, JCP. 1986. II. 20588, note Endréo) (V. Concubinage). De
façon plus générale, la reconnaissance de l'existence d'une famille naturelle et la consécration
légale du concubinage rendent ici de plus en plus illusoire une réprobation fondée sur la
notion de bonnes moeurs.
180. Pendant longtemps les libéralités consenties aux enfants adultérins dont la filiation n'était
pas légalement établie (ceux dont la filiation était établie étant frappés d'une incapacité de
recevoir, C. civ., art. 908 ancien) ont été frappées de nullité sur le fondement de la cause
immorale lorsque la libéralité avait eu pour cause la conviction du disposant d'être l'auteur de
l'enfant (Cass. 1re civ. 24 juin 1970, JCP 1972. II. 16953, note D. Huet-Weiller). Cette
jurisprudence est devenue caduque avec la loi du 3 janvier 1972 portant réforme de la filiation
qui a étendu aux enfants adultérins dont la filiation n'est pas établie une incapacité de recevoir
sanctionnée par une action en réduction (C. civ., art. 908-1) et plus encore avec la loi du
3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins (JO 4 déc.)
qui abroge les articles 908 et 908-1 du code civil et réalise une assimilation complète de
l'enfant adultérin à l'enfant légitime.
181. Néanmoins, à l'égard des libéralités entre concubins, la jurisprudence a maintenu jusqu'à
une époque assez récente son appréciation en considération du caractère immoral de la cause
(V. Concubinage ; Cause ; Disposition à titre gratuit). Selon cette jurisprudence traditionnelle,
la libéralité était valable lorsqu'elle apparaissait comme l'exécution d'une obligation naturelle
ou civile (réparation du préjudice causé par l'abandon, reconnaissance, exécution d'un devoir
de conscience… ; V., par ex., Cass. 1re civ. 6 oct. 1959, D. 1960.515, obs. P. Malaurie ; CA
Paris, 2 juin 1986, D. 1986, IR 310). En revanche, la libéralité pouvait être annulée si elle
avait eu pour cause la formation, la continuation ou la rémunération des relations entre les
concubins (Cass. civ. 14 oct. 1940, DH 1940.174 ; CA Rouen, 2 oct. 1973, D. 1974.378, note
P. le Tourneau ; Cass. 1re civ. 2 déc. 1981, D. 1982, IR 474 ; adde P. ASCENCIO,
L'annulation des donations immorales entre concubins, RTD civ. 1975.248). Mais on
percevait déjà dans certaines décisions une appréciation plus objective en fonction,
essentiellement, de la stabilité des relations (Cass. 1re civ. 22 oct. 1980, Gaz. Pal. 1981.2.421,
note J. M. ; et, de façon encore plus nette, CA Paris, 9 juin 1987, D. 1987, IR 166).
182. La Cour de cassation a finalement abandonné sa jurisprudence traditionnelle en jugeant
que la libéralité consentie à une concubine adultère n'est pas nulle pour immoralité de la cause
(Cass. 1re civ. 3 fév. 1999, Bull. civ. I, no 43, D. 1999.267, rapport X. Savatier
, note J.,
somm.
307,
obs.
M.
Grimaldi
,
somm.
377,
obs. J.P. Langlade O'Sughrue
146
J. Lemouland
, RTD civ. 1999.364
et 817, obs. J. Hauser
; C. LARROUMET, La
libéralité consentie par un concubin adultère, D. 1999, chron. 351
; L. LEVENEUR, Une
libéralité consentie pour maintenir une relation adultère peut-elle être valable ?, JCP 1999.
I. 143). Quelques incertitudes subsistent (M. GRIMALDI, Droit civil, Libéralités, Partages
d'ascendants, 2000, Litec, no 1254). Mais le revirement n'en est pas moins certain (dans le
même sens, Cass. 1re civ. 16 mai 2000, Dr. fam. 2000, no 102, note B. Beignier, Defrénois
2000, p. 1049, obs. J. Massip ; 29 janv. 2002, Dr. fam. 2002, no 64, obs. H. Lécuyer,
Defrénois 2002, p. 681, obs. J. Massip).
183. 3o Opérations de spéculation. - Enfin, certaines opérations de spéculation ont suscité des
réserves quant à leur conformité aux bonnes moeurs. Parfois c'est sur la vie que porte la
spéculation. Pour cette raison, le contrat d'assurance-vie fut pendant longtemps interdit. Mais
l'utilité pratique du procédé finit par être reconnue par la jurisprudence et consacrée par la loi
du 13 juillet 1930 (DP 1931.4.1) (dont les dispositions ont été insérées dans le code des
assurances ; V. C. assur., art. L. 132 et s. ; ce qui n'exclut pas la survivance de certaines
prohibitions, V. spéc. C. assur., art. L. 132-3) (sur cette question V. Assurances de personnes).
La même défiance explique sans doute en partie la prohibition des pactes sur succession future
(V. Pacte sur succession future), mais ne permet guère de comprendre la faveur dont ont
toujours bénéficié les rentes viagères, pourtant inspirées par le même votum mortis.
184. Plus souvent la spéculation porte sur un gain financier. Il appartient surtout à la
législation commerciale d'assurer ici l'ordre social et une certaine moralité (par ex. en
sanctionnant depuis fort longtemps les effets de complaisance, V. Rép. com., Vo Effets de
commerce ; ou, pour faire face à des techniques plus modernes, en essayant de moraliser les
marchés financiers, V. L. de sécurité financière no 2003-706 du 1er août 2003, JO 2 août, qui
crée une autorité des marchés financiers). Aujourd'hui le droit des affaires est inspiré par des
principes nouveaux, de transparence, de loyauté, qui sont autant d'instruments de moralisation
des relations d'affaires. Le code de la consommation consacre ce devoir de loyauté
(art. L. 212-1), et de nombreuses lois récentes s'en inspirent (D. LEGEAIS, Droit commercial
et des affaires, 15e éd., 2003, Coll. U, A Colin, no 27 et s. ; CENTRE DE DROIT DES
AFFAIRES de l'université des sciences sociales de Toulouse, La morale et le droit des
affaires, 1996, Montchrestien).
185. Plus modestement, le droit civil participe ici au respect des bonnes moeurs en annulant
certaines conventions qui révèlent la recherche d'un gain immoral. L'article 1965 du code civil
(auquel la jurisprudence se réfère en l'occurrence davantage qu'à la cause immorale, V. Cause)
refuse toute action pour dette de jeu ou paiement d'un pari, le débiteur pouvant toujours, s'il
est poursuivi, opposer au créancier une exception de jeu considérée comme étant d'ordre
public. Et si l'article 1967 interdit au perdant de répéter ce qu'il aurait volontairement payé,
c'est sans doute en considération de l'exception d'indignité plus qu'en reconnaissance d'une
quelconque validité pour ce genre de convention. Il est vrai que de nombreuses brèches ont été
tolérées par le législateur lui-même (loteries, lotos… ; V. Jeu-pari ; adde H. MAYER, Jeux et
exception de jeu, JCP 1984. I. 3141). Mais l'exception de jeu peut être invoquée, en dépit de
l'autorisation légale, s'il est établi que les sommes ont été avancées pour alimenter le jeu
(comp. Cass. ch. mixte, 14 mars 1980, Gaz. Pal. 1980.1.290, concl. J. Robin ; Cass. 1re civ.
31 janv. 1984, D. 1985.40, obs. P. Diener ; 19 mai 1992, D. 1992.494 , note P. Diener).
186. C'est sans doute aussi le respect des bonnes moeurs qui expliquait les réticences
traditionnelles de la jurisprudence à l'égard des cessions de clientèle dans les professions
libérales. La confiance des clients ne doit pas et ne peut pas réellement être monnayée (CA
Lyon, 13 janv. 1983, D. 1983.490, note D. Landraud ; Cass. 1re civ. 27 nov. 1984, Gaz. Pal.
1985.2.638). Mais divers subterfuges étaient en pratique tolérés (Cass. 1re civ. 7 juin 1995,
D. 1995.560, note B. Beignier , RTD civ. 1996.603, obs. J. Mestre
; 28 mars 1995, Bull.
147
civ. I, no 145), et ces réticences, qui avaient été déjà bien entamées par l'instauration des
sociétés civiles professionnelles (V. Rép. sociétés, Vo Sociétés civiles professionnelles ;
F. TERRÉ, Les sociétés civiles professionnelles, JCP 1967. I. 2103) et la création des sociétés
d'exercice libéral (V. Rép. sociétés, Vo Sociétés d'exercice libéral), ont finalement conduit la
Cour de cassation a admettre, sous certaines conditions (la sauvegarde de la liberté de choix
du patient en particulier), la cession d'une clientèle médicale (Cass. 1re civ. 7 nov. 2000, Bull.
civ. I, no 283, D. 2001.2400, note Y. Auguet , Defrénois 2001, p. 431, obs. R. Libchaber,
JCP 2001. II. 10452, note F. Vialla, RTD civ. 2001.130, obs. J. Mestre et B. Fages
;
Y. SERRA, Le contrat de cession de clientèle civile après l'arrêt de 7 novembre 2000 :
dorénavant on fera comme d'habitude, D. 2001.2295
; adde Cass. 1re civ. 19 nov. 2002,
D. 2003, IR 1590 ) (V. Clientèle).
187. On peut encore mentionner ici les hésitations soulevées par le contrat de révélation de
succession qui peut être conclu avec un généalogiste. Mais la Cour de cassation en admet
aujourd'hui la validité dès lors qu'il vise effectivement à révéler à l'héritier des droits qu'il peut
ignorer (Cass. civ. 7 mai 1866, DP 1866.1, p. 247 ; CA Paris, 25 janv. 1954, D. 1954, p. 155 ;
TI Épernay, 16 avr. 1982, Gaz. Pal. 1983.1, somm. 35)
188. Même s'il contient aujourd'hui moins de références explicites aux bonnes moeurs, le droit
contemporain des contrats, et plus généralement celui des relations d'affaires, s'appuie sur
« une sorte de morale laïque » dont témoigne le succès de la notion de bonne foi (J. FLOUR,
J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations, 1. L'acte juridique, no 67) et
l'engouement pour les principes de loyauté, d'égalité, de proportionnalité, voire de fraternité
contractuelle (D. MAZEAUD, Loyauté, solidarité, fraternité : la nouvelle devise
contractuelle ?, Mélanges en hommage à F. Terré, L'avenir du droit, 1999, Dalloz, PUF, Jurisclasseur, p. 603). Ces principes conduisent à restituer au juge un pouvoir de contrôle qui
ressemble beaucoup à celui auquel songeaient les rédacteurs du code civil en introduisant dans
le code la référence aux bonnes mœurs. La proximité des concepts ressort avec éclat du droit
de la jurisprudence allemande qui annule explicitement pour « contrariété aux bonnes
mœurs » les contrats de cautionnement disproportionnés au regard de la situation économique
de la caution (P. ANCEL, obs. Rev. des contrats, oct. 2003, p. 226).
Section 4 - Sanctions de la violation de l'ordre public
Art. 1 - Diverses sanctions
189. Parfois la violation des règles d'ordre public est pénalement sanctionnée. Le domaine de
cette sanction, qui était autrefois assez limité, s'est d'ailleurs sensiblement étendu dans le cadre
de l'ordre public économique (V. supra, no 54). Et si un infléchissement (… relatif) de cette
tendance peut être aujourd'hui relevé, il ne saurait dissimuler le transfert qui s'opère
corrélativement au profit d'autres autorités (V. supra, no 22 et 55).
190. Il arrive également que l'atteinte à l'ordre public soit sanctionnée par la mise en oeuvre de
la responsabilité civile et l'octroi de dommages-intérêts. Dans une certaine mesure,
l'infléchissement de la responsabilité pénale a sans doute contribué à la progression de la
responsabilité civile en ce domaine. Mais cette avancée a été également favorisée par le
développement, très marqué en matière économique, d'un ordre public de protection (V. supra,
no 57).
191. De façon unanime, la doctrine affirme cependant que la nullité reste la sanction la plus
habituelle des atteintes à l'ordre public ou aux bonnes moeurs. Plus précisément, la doctrine
classique a longtemps considéré que, en raison de la gravité du vice, la sanction de la nullité
absolue s'imposait dans toute sa rigueur, assimilant ainsi nullité absolue et nullité d'ordre
public. Dans cette conception, la nullité peut être invoquée par tout intéressé, y compris par le
ministère public, et soulevée d'office par le juge. Elle n'est pas susceptible de confirmation ni
148
de prescription (sauf à admettre, à la rigueur, l'application de la prescription trentenaire).
192. À tous égards, ces affirmations doivent être aujourd'hui nuancées (V. Nullité). Si la
distinction des nullités absolues et des nullités relatives a été conservée, le critère de
distinction, en revanche, s'est déplacé vers la finalité de la règle qu'il s'agit de sanctionner. La
nullité absolue est protectrice de l'intérêt général. La nullité relative est protectrice des intérêts
privés. Dans ces conditions, l'amalgame ordre public, nullité absolue, nullité d'ordre public est
devenu caricatural. La nullité absolue et a fortiori la nullité d'ordre public ne peuvent plus être
considérées comme la sanction systématique de la violation des règles d'ordre public dès lors
que certaines d'entre elles, surtout en matière économique, semblent plutôt inspirées par la
protection d'intérêts particuliers.
193. Si la nuance est séduisante, le résultat est pour le moins confus. Car chacun s'accorde à
reconnaître la relativité du critère et la difficulté de distinguer nettement l'intérêt général des
intérêts privés. Les frontières entre l'ordre public de protection et l'ordre public de direction
sont floues et instables (en ce sens, à propos du droit de la consommation, obs. D. Fenouillet,
Rev. des contrats, oct. 2003, p. 90) (V. infra, no 26). En outre, intrinsèquement, de nombreuses
règles ont une finalité complexe et donnent l'impression, dans certains domaines, d'un ordre
public composite (en ce sens à propos de l'ordre public en droit du travail, C. RADE, L'ordre
public social et la renonciation du salarié, Dr. soc. 2002, no 11, p. 931 ; V. aussi, dans le
domaine des baux d'habitation, Cass. 3e civ. 2 juin 1999, et 16 févr. 2000, D. 2000.733, obs.
S. Beaugendre
). Enfin on s'aperçoit vite que ce critère conduit à un assouplissement du
régime applicable à chaque catégorie de nullité et qu'il n'y a plus de lien rigoureux entre le
concept de nullité absolue et, par exemple, la détermination des titulaires du droit d'agir ou les
causes d'extinction de la nullité. En définitive, on peut avoir le sentiment que cette
construction tend surtout à expliquer après coup des « solutions qu'elle ne permet pas toujours
de prévoir » (J. GHESTIN, op. cit., Le contrat (Formation), no 749), et qui doivent davantage
à un certain pragmatisme jurisprudentiel (M. LUBY, À propos de sanctions de la violation de
l'ordre public, Contrats, conc., consom. 2001, no 2, chron. 3). Ce pourrait n'être qu'une
transition avant une disparition encore plus complète des catégories de nullités. Tout se
réduirait alors à une pure casuistique (V. note P. SIMLER, sous Cass. com. 25 mars 1974,
JCP 1976. II. 18378), que d'ores et déjà on peut difficilement éviter.
194. En outre il convient d'observer que la nullité, si elle reste la sanction classique de la
violation de l'ordre public, n'en constitue pas la sanction exclusive. Les inconvénients tenant à
sa rigueur ont conduit le législateur et le juge à chercher d'autres voies permettant de
maintenir l'acte juridique tout en le purgeant de son vice. Ainsi, dans les libéralités, les clauses
contraires à l'ordre public ou aux bonnes moeurs sont réputées non écrites (C. civ., art. 900) et
n'entraînent la nullité de la libéralité qu'autant qu'elles en ont été la cause impulsive et
déterminante (Cass. civ. 19 oct. 1910, DP 1911.1, p. 463 ; Cass. 1re civ. 30 avr. 1968, JCP
1968. II. 15580, note R. L ; V. Disposition à titre gratuit ; Testament). Dans les actes à titre
onéreux, la sanction d'une clause contraire à l'ordre public ou aux bonnes moeurs est la nullité,
et cette nullité « rend nulle la convention qui en dépend » (C. civ., art. 1172). Mais la
jurisprudence estime que la convention peut être maintenue si la clause nulle n'était pas une
condition essentielle présentant un caractère impulsif et déterminant (Cass. civ. 20 mars 1929,
DP 1930.13, note P. Voirin ; adde R. BAILLOD, À propos des clauses réputées non écrites,
Mélanges L. Boyer, 1996, p. 15).
195. On notera également que, vis-à-vis des pactes sur succession future, la loi no 2001-1135
du 3 décembre 2001 (JO 4 déc.) a substitué l'ineffectivité du pacte à la sanction traditionnelle
de la nullité (C. civ., art. 722 ; V. Pacte sur succession future). Parfois même le juge n'hésite
pas à modifier le contenu du contrat ou sa qualification pour le mettre en conformité avec les
exigences d'ordre public (réduction des clauses de non-concurrence, Cass. soc. 18 sept. 2002,
149
Petites affiches 4 novembre 2002, no 220, p. 4 ; substitution d'indice dans une clause
d'indexation, CA Lyon, 9 juill. 1990, D. 1991.47, note P. Malaurie
, RTD civ. 1991.357,
obs. P. Rémy
; et sur ce point, N. MEYER, L'ordre public en droit du travail. Contribution
à l'étude de l'ordre public en droit privé, thèse, Toulouse, 2003).
Art. 2 - Répartition des cas de nullité
196. Apparemment la qualification des nullités en fonction de leur finalité ne semble pas
devoir modifier la sanction applicable aux violations de l'ordre public. La définition de l'ordre
public s'appuie sur l'intérêt général (V. supra, no 1), et la nullité absolue paraît devoir en être la
conséquence logique. Cette conclusion demeure exacte pour les aspects les plus classiques de
l'ordre public et pour les atteintes aux bonnes moeurs. Elle est en revanche de plus en plus
contestée en ce qui concerne l'ordre public économique (mais on peut craindre aussi un
glissement en droit des personnes dans la mesure où les bonnes moeurs et l'ordre public se
sont déplacés vers la protection d'intérêts particuliers ; V. supra, no 91 ; adde, à propos des
bonnes moeurs, D. FENOUILLET, op. cit., Études offertes à P. Catala, Le droit privé à la fin
du XXe siècle, 2001, Litec). De nombreux auteurs, distinguant ici ordre public de direction et
ordre public de protection, considèrent que la nullité absolue ne se justifie que pour le premier
et que la nullité ne devrait être que relative s'agissant des règles qui tendent seulement à
protéger l'un des contractants (J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Droit civil, Les
obligations, 1. L'acte juridique, op. cit., p. 249).
197. En pratique, la jurisprudence ne permet pas de conclusion définitive. D'abord parce qu'il
est délicat de séparer nettement et toujours à coup sûr l'intérêt général des intérêts particuliers.
En outre, les juridictions hésitent à sanctionner par une nullité relative la violation de règles
protectrices d'intérêts particuliers lorsque l'application du régime correspondant ne leur paraît
pas opportune. Finalement (… conformisme ou prudence), la violation des règles d'ordre
public demeure largement sanctionnée par la nullité absolue (dont on aménage au besoin le
régime, V. infra, no 201 et s.).
198. Il n'y a guère de doute s'agissant de l'ordre public fiscal (V., par ex., Cass. 3e civ. 7 juill.
1982, Bull. civ. III, no 176, qui décide que l'inobservation de la règle d'ordre public prévue par
l'article 1840-A du code général des impôts ne peut être couverte par renonciation ; sur le
rattachement de l'ordre public fiscal à l'ordre public de l'État, V. supra, no 38), des règles
relatives à la taxation des prix (Cass. req. 9 déc. 1946, Gaz. Pal. 1947.1.62 ; Cass. com. 25 oct.
1949, JCP 1949. II. 5225 ; P. LEMOYNE DE FORGES, Ordre public et réglementation des
prix, RTD com. 1976.415), de la nullité des clauses d'indexation (la jurisprudence a été,
pendant longtemps, hésitante ; V. en faveur de la nullité relative, CA Amiens, 9 déc. 1974,
D. 1975.772, note P. Malaurie, JCP 1975. II. 18135, note J.-P. Lévy ; CA Toulouse, 5 mars
1975, JCP 1975. II. 18034, note J. Picard ; adde R. TENDLER, Indexation et ordre public,
D. 1977, chron., p. 245 ; mais V. en sens contraire la motivation tout à fait péremptoire de
l'arrêt, Cass. com. 3 nov. 1988, D. 1989.93, obs. P. Malaurie, et sur renvoi CA Lyon, 9 juill.
1990, D. 1991.47, obs. P. Malaurie , V. supra, no 29), de la nullité des ventes conclues en
violation de la réglementation du crédit (Cass. com. 3 oct. 1972, D. 1974.239, obs. J. Ghestin ;
1er mars 1983, Bull. civ. IV, no 93 ; adde Cass. com. 25 mars 1974, JCP 1976. II. 18378, note
Ph. Simler). C'est également la nullité absolue qui est retenue à titre de sanction des
engagements perpétuels (Cass. 3e civ. 15 déc. 1999, Bull. civ. III, no 242, JCP 2000. II. 10236,
concl. J.-F. Weber ; V. supra, no 93).
199. Il est vrai que, dans d'autres domaines et de façon ponctuelle, les tribunaux prononcent
une nullité relative qu'ils justifient par le caractère protecteur de l'ordre public dont elle
sanctionne la violation. Cette conception semble avoir trouvé un écho particulièrement
favorable en droit du travail (V. pour la nullité des clauses de non-concurrence, Cass. soc.
7 mai 1981, Bull. civ. V, no 387 ; 2 juill. 1984, Bull. civ. V, no 278 ; pour la nullité d'une
150
transaction, Cass. soc. 28 mai 2002, D. 2003.1464, note A. Devers , RTD civ. 2003.86, obs.
J. Mestre et B. Fages
; pour la nullité des « clauses couperets » prévoyant une rupture du
contrat de travail en fonction de l'âge, Cass. ass. plén. 6 nov. 1998, JCP 1999. II. 10004, note
D. Corrignan-Carsin, mais une jurisprudence antérieure sanctionnait ces clauses par une
nullité absolue, Cass. soc. 1er févr. 1995, Bull. civ. V, no 48). C'est également par une nullité
relative que la jurisprudence sanctionne le non-respect de diverses conditions posées par la loi
no 75-1334 du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance (D. 1976.64) (V. à propos de
l'agrément du sous-traitant par le maître de l'ouvrage, Cass. ch. mixte 13 mars 1981,
D. 1981.309, note A. Bénabent, JCP 1981. II. 19568, concl. Toubas, note G. Flécheux). La
Cour de cassation a encore justifié par référence à l'ordre public de protection la nullité
relative d'une clause de stipulation d'intérêts lorsque le taux effectif global n'est pas mentionné
(Cass. 1re civ. 21 janv. 1992, Bull. civ. I, no 22, JCP 1992. I. 3591, no 5), la nullité relative d'un
contrat d'intégration lorsque les prescriptions légales édictées « dans le seul intérêt du
producteur » n'ont pas été respectées (Cass. 1er civ. 10 janv. 1995, Defrénois 1995, p. 345, obs.
J.-L. Aubert), la nullité relative d'un contrat d'assurance pour absence d'aléa (Cass. 1re civ.
9 nov. 1999, D. 2000.507, note A. Cristau ).
200. Mais dans bon nombre d'hypothèses les opinions divergent, et il est extrêmement difficile
de se prononcer avec certitude quant au caractère de la nullité. La nullité est absolue en
matière de vente d'immeuble à construire (Cass. 3e civ. 5 déc. 1978, D. 1980.219, note
Nguyen Phu Duc, alors pourtant que l'action semble réservée à la partie protégée), mais elle
est relative s'agissant des constructions légères préfabriquées (Cass. 3e civ. 14 févr. 1979, Gaz.
Pal. 1979.1, somm. 249). Doctrine et jurisprudence sont partagées sur le caractère de la nullité
pour défaut de la mention manuscrite en matière de cautionnement (dans le cadre de l'article
L. 311-7 du code de la consommation, il semble s'agir d'un ordre public de protection dont la
violation entraînerait la nullité relative, CA Paris, 17 mai 1996, JCP 1997. I. 3991, obs.
P. Simler ; mais en faveur de la nullité absolue, CA Limoges, 20 mai 1997, Contrats, conc.,
consom. 1998, no 12, obs. G. Raymond ; dans le cadre des cautionnements entre personne
physique et créancier professionnel, L. 1er août 2003 pour l'initiative économique, JO 5 août
2003, le débat est ouvert, et certains estiment que la nullité absolue n'est pas à exclure,
S. PIEDELIÈVRE, La réforme de certains cautionnements par la loi du 1er août 2003,
Defrénois 2003, p. 1371). Les avis sont également très variables sur la sanction applicable aux
clauses abusives dans les contrats de consommation (V. Rép. com., Vo Consommation [Droit de la]).
Art. 3 - Droit d'invoquer la nullité
201. En principe, la nature de la nullité délimite le cercle des personnes qui peuvent
l'invoquer. Les nullités absolues peuvent être invoquées par tout intéressé. En revanche, le
droit d'agir est réservé à la personne protégée lorsqu'il s'agit de nullité relative. On comprend
par conséquent l'intérêt que présente à ce niveau la distinction d'un ordre public de protection
qui serait sanctionné par une nullité relative. Mais le critère actuel de distinction des nullités
suscite un assouplissement des régimes respectifs qui conduit, dans certains cas, à restreindre
le droit d'invoquer une nullité absolue et, dans d'autres hypothèses, à étendre celui d'invoquer
la nullité relative (V. Nullité).
202. Nullité absolue. - Lorsque, comme c'est souvent le cas, la violation de l'ordre public est
sanctionnée par la nullité absolue, toute personne y ayant intérêt a, en principe, le droit de
l'invoquer. Le respect de la règle d'intérêt général est ainsi mieux assuré. On relève de très
nombreuses applications de ce principe dans les domaines les plus classiques d'intervention de
l'ordre public (V. Nullité). S'agissant de l'ordre public économique, un acheteur ayant
bénéficié d'un crédit supérieur à la réglementation en vigueur a été déclaré recevable à
invoquer cette irrégularité à laquelle il avait pourtant participé (Cass. com. 23 juin 1981, Bull.
civ. IV, no 294). De même, un établissement de crédit ne saurait être débouté de sa demande
en nullité d'un contrat de vente et de financement au motif qu'il est étranger au contrat de
151
vente (Cass. com. 1er mars 1983, Bull. civ. IV, no 93). V. aussi, en ce qui concerne la nullité
prévue par l'article 11 de la loi no 56-277 du 20 mars 1956 (D. 1956.128, rect. 158) pour la
location-gérance consentie par un loueur ne remplissant pas les conditions requises (Cass.
com. 4 févr. 1975, Bull. civ. IV, no 34). La mise en oeuvre du principe est parfois brutale et ne
tient guère compte du caractère plutôt protecteur de la règle. Les dispositions de la loi du
14 octobre 1943 (DA 1943.136) limitant la durée des clauses d'approvisionnement exclusif
peuvent être invoquées par toute personne y ayant intérêt, même par le vendeur (Cass. com.
25 mars 1974, JCP 1976. II. 18378, note Ph. Simler). La nullité édictée par l'article 6 de la loi
no 67-3 du 3 janvier 1967 (D. 1967.51 ; CCH, art. L. 261-10) pour les contrats de vente
d'immeubles à usage d'habitation peut être invoquée par l'un et l'autre des cocontractants
(Cass. 3e civ. 5 déc. 1978, D. 1980.219, note Nguyen Phu Duc).
203. La limite du droit d'invoquer une nullité absolue se trouve dans les conditions générales
du droit d'agir (V. Rép. pr. civ., Vo Action) et spécialement dans l'exigence d'un intérêt. Il
n'est pas fréquent, en pratique, qu'un tiers puisse se prévaloir d'un intérêt qui soit en rapport
étroit avec la nullité. Un tiers ne saurait invoquer la nullité d'une société, même pour des
raisons d'ordre public, sous le seul prétexte qu'elle lui fait concurrence (CA Paris, 5 juill.
1954, D. 1954.706 ; rappr. Cass. req. 3 nov. 1932, DP 1932.1.181, rappr. conseiller
P. Dumas). Mais la difficulté se trouve alors reportée vers la définition de l'intérêt à agir. Dans
le domaine de l'ordre public économique, il semble bien que la jurisprudence admette plutôt
largement l'intérêt des tiers à invoquer une nullité absolue (V., par ex., Cass. com. 1er mars
1983, préc.). Dans d'autres domaines, elle paraît moins laxiste. Ainsi, en dépit du caractère
absolu de la nullité des donations déguisées entre époux (V. supra, no 158), la jurisprudence
refuse le droit d'invoquer la nullité aux héritiers non réservataires et aux créanciers du
donateur dont la créance est née postérieurement à la donation (Cass. 1re civ. 30 nov. 1983,
Defrénois 1984, p. 576, RTD civ. 1985.197, obs. J. Patarin ; 18 oct. 1994, Bull. civ. I, no 295).
204. Nullité relative. - Lorsque l'ordre public n'est que de protection, le droit d'invoquer la
nullité semblerait devoir être restreint aux personnes protégées (V. Nullité). Cette restriction
transparaît souvent dans les textes qui instaurent une obligation d'information ou des
formalités destinées plus particulièrement à protéger l'une des parties. Et la jurisprudence, du
moins lorsqu'elle accepte d'assortir l'ordre public de protection d'une nullité relative, refuse
alors logiquement au cocontractant le droit d'invoquer une nullité édictée à son encontre (les
décisions les plus nettes concernent les clauses de non-concurrence en droit du travail, Cass.
soc. 17 juill. 1997, Dr. soc. 1997.972, note C. Roy-Loustaunau ; Cass. ass. plén. 6 nov. 1998,
Dr. soc. 1999.94, note J. Savatier ; V. aussi, pour une transaction conclue avant un
licenciement, Cass. soc. 28 mai 2002, D. 2003.1464, note A. Devers , RTD civ. 2003.86,
note J. Mestre et B. Fages
; pour un contrat d'assurance dépourvu d'aléa, Cass. 1re civ.
9 nov. 1999, D. 2000.507, note A. Cristau
; rappr. en matière de consommation, Cass.
1re civ. 15 fév. 2000, Bull. civ. I, no 49). Certains auteurs ont cependant envisagé l'existence
de « nullités relatives généralisées » (R. JAPIOT, Des nullités en matière d'actes juridiques,
thèse, Paris, 1909, p. 581), et tous reconnaissent l'extension actuelle du cercle des personnes
pouvant invoquer ce type de nullité (on cite le plus souvent l'exemple de la nullité d'une vente
conclue au mépris d'un droit de préemption, nullité qui pourra être invoquée par le tiers
bénéficiaire de ce droit de préemption ; mais, dans un autre domaine, on pourrait également
songer aux possibilités d'action reconnues désormais aux associations de consommateurs dans
la lutte contre les clauses abusives, si du moins on étend jusqu'ici le domaine de la nullité
relative, V. supra, no 200).
205. Pouvoirs du ministère public. - La nature de la nullité influe en outre sur les pouvoirs du
ministère public. Celui-ci peut agir d'office « dans les cas spécifiés par la loi » (NCPC,
art. 422). « En dehors de ces cas, il peut agir pour la défense de l'ordre public à l'occasion des
faits qui portent atteinte à celui-ci » (NCPC, art. 423). Sans mettre un terme à une controverse
152
classique (V. Nullité et Rép. pr. civ., Vo Ministère public), ces textes confortent le rôle du
ministère public et son droit d'agir comme partie principale lorsque l'intérêt général est en jeu.
Mais il est douteux que l'on puisse étendre le domaine de son action à toutes les hypothèses de
nullité absolue (P. KAYSER, Les nullités d'ordre public, RTD civ. 1933.1115) ou à des règles
qui relèvent d'un ordre public de protection et seraient sanctionnées par une nullité relative. En
pratique, même lorsqu'il en a la possibilité, le ministère public ne semble pas fréquemment
faire preuve d'initiative en matière patrimoniale. On peut supposer d'ailleurs que son action
serait souvent inefficace si les deux parties s'accordaient pour exécuter néanmoins le contrat
(H. SOLUS, La jurisprudence contemporaine et le droit du ministère public d'agir en justice
au service de l'ordre public, Mélanges Capitant, p. 769).
206. Rôle du juge. - Quant au rôle du juge, la distinction que faisait autrefois la doctrine entre
nullité absolue (que le juge constate) et nullité relative (que le juge prononce) a été
abandonnée. Des hésitations subsistent cependant sur le pouvoir qu'aurait le juge de relever
d'office la nullité dans des matières touchant à l'ordre public. La jurisprudence en fournit
quelques exemples. Ainsi, le moyen tiré du caractère usuraire des stipulations d'une ouverture
de crédit peut-il être présenté pour la première fois et même relevé d'office devant la Cour de
cassation (Cass. civ. 28 juin 1876, DP 1876.1.385 ; 20 juin 1888, DP 1889.1.26). De même, la
nullité d'une convention ayant pour objet l'exécution de travaux en faveur des armées
allemandes a pu être relevée d'office en raison de sa contrariété avec l'ordre public français
(CA Paris, 18 mars 1949, D. 1949.339) (V. égal., à propos de la nullité d'une convention de
« strip-tease », TGI Paris, 8 nov. 1973, D. 1975.401, note M. Puech ; pour la nullité du
cautionnement, par une société anonyme, des engagements personnels de ses administrateurs,
CA Chambéry, 22 nov. 1976, JCP 1979. II. 19067, note N. Bernard ; s'agissant de la nullité
d'un testament pour inobservation des conditions de forme, Cass. 1re civ. 24 févr. 1998, Bull.
civ. I, no 79).
207. Cette tendance à faire prévaloir l'intérêt général se heurte cependant aux principes
traditionnels du droit processuel (P. MALAURIE, note sous Cass. soc. 18 mars 1955,
D. 1956.517) et à l'interdiction qui est faite au juge de modifier l'objet et la cause de la
demande (NCPC, art. 4 et 5 ; Cass. com. 7 déc. 1954, D. 1955.110, note L. Crémieu). Par
ailleurs, il ne suffit pas que la matière soit d'ordre public pour que le moyen relevé soit luimême d'ordre public et puisse, par conséquent, être invoqué d'office par le juge
(A. DORSNER-DOLIVET et T. BONNEAU, L'ordre public, les moyens d'ordre public en
procédure, D. 1986, chron. 59). La catégorie des moyens d'ordre public paraît en définitive
plutôt résiduelle par rapport à la notion même d'ordre public (V. supra, no 46). En toute
hypothèse, elle ne dispense pas le juge de respecter le principe du contradictoire (NCPC,
art. 16, al. 3 ; Cass. ch. mixte 10 juill. 1981, D. 1981.637, concl. J. Cabannes).
208. Lorsque l'ordre public est considéré comme étant de protection, la jurisprudence n'est
guère favorable à ce que la violation puisse être relevée d'office par le juge. Elle l'avait admis
à une époque (Cass. 1re civ. 22 mai 1985, Bull. civ. I, no 159, RTD civ. 1986.149, obs.
P. Rémy). Mais elle semble avoir abandonné par la suite cette position (Cass. 1re civ. 15 févr.
2000, Bull. civ. I, no 49, « la méconnaissance des exigences des articles L. 311-8 et L. 311-10
du code de la consommation, même d'ordre public, ne pouvait être opposée qu'à la demande
des personnes que ces dispositions ont pour objet de protéger » ; 10 juill. 2002, RTD
civ. 2003.87, obs. J. Mestre et B. Fages
; adde X. LAGARDE, Office du juge et ordre
public de protection, JCP 2001. I. 312). Pourtant elle apporte un tempérament à ce principe
« lorsque la personne protégée a manifesté son intention de se prévaloir de la nullité de l'acte,
fût-ce sur un autre fondement » (Cass. 1re civ. 18 déc. 2002, Bull. civ. I, no 315, RTD
civ. 2003.704, obs. J. Mestre et B. Fages
, Rev. des contrats, oct. 2003, p. 86, obs.
D. Fenouillet) (sur la position de la CJCE à propos des clauses abusives, V. supra, no 43).
Art. 4 - Extinction du droit d'invoquer la nullité
153
209. Confirmation. - Dans la conception classique qui distingue les nullités en fonction de leur
gravité, seules les nullités relatives peuvent être couvertes par confirmation. Une extinction
par confirmation du droit d'invoquer la nullité n'est pas concevable s'agissant des violations de
l'ordre public, sanctionnées par la nullité absolue (V. Confirmation). La répartition des nullités
selon la nature des intérêts protégés et l'analyse de la confirmation comme une simple
renonciation conduisent aujourd'hui la plupart des auteurs à des conclusions différentes. La
confirmation doit être possible, en principe, lorsqu'il s'agit de nullités protectrices. Elle ne l'est
pas lorsque l'intérêt général est en jeu (V. Renonciation ; sur la renonciation au droit d'agir en
justice, V. supra, no 43).
210. Renonciation. - Il est admis, surtout s'agissant de l'ordre public de protection, qu'une
partie puisse renoncer, après la naissance de son droit, à l'application d'une règle (Cass. 3e civ.
27 oct. 1975, Bull. civ. III, no 310) ou à ses effets acquis (Cass. 1re civ. 17 mars 1998, Bull.
civ. I, no 120 ; mais, tant que le droit n'est pas acquis, toute renonciation anticipée est interdite,
Cass. 1re civ. 10 avr. 1996, Bull. civ. I, no 178). Il est donc permis d'envisager une
renonciation à invoquer la nullité qui sanctionne des règles d'ordre public lorsque celui-ci n'est
que de protection et lorsque la renonciation n'est pas intervenue d'une façon anticipée qui
pourrait laisser supposer qu'elle n'a pas été parfaitement libre. La jurisprudence l'a admis
effectivement dans des domaines où la protection paraît pourtant plus collective que purement
individuelle (V., par ex., en droit du travail, Cass. soc. 18 mars 1955, D. 1956.517, note
P. Malaurie ; adde sur ce point l'étude critique de C. RADE, L'ordre public social et la
renonciation du salarié, Dr. social 2002, no 11, p. 931 ; ou en matière de baux ruraux, Cass.
soc. 27 mai 1949, JCP 1949. II. 5144, note P. Ourliac et M. de Juglart ; Cass. 3e civ. 8 déc.
1982, Bull. civ. III, no 247 ; ou de baux commerciaux, Cass. 3e civ. 20 févr. 1985, JCP 1986.
II. 20639, note B. Boccara).
211. En revanche, la renonciation n'est généralement pas admise dans des matières que l'on
rattache plutôt à un ordre public de direction (V., en matière de vente à crédit, Cass. com.
3 oct. 1972, D. 1974.239, note J. Ghestin ; en matière fiscale, Cass. 3e civ. 7 juill. 1982, Bull.
civ. III, no 176 ; en matière d'indexation, Cass. com. 3 nov. 1988, D. 1989.93, obs.
P. Malaurie, CA Lyon, 9 juill. 1990, D. 1991.47, note P. Malaurie
, RTD civ. 1991.357,
obs. P. Rémy ; pour une clause relative à la monnaie de paiement, CA Bordeaux, 8 mars
1990, D. 1990.550, note P. Malaurie ).
212. Selon le même critère, il est admis que des contractants puissent soumettre spontanément
leur convention à des dispositions protectrices d'ordre public qui ne leur étaient pas
applicables, sans pouvoir néanmoins prévoir des clauses qui seraient contraires à cet ordre
public (V. en matière de baux commerciaux, Cass. ass. plén. 17 mai 2002, D. 2002.2053, note
Y. Rouquet , Defrénois 2002, p. 1234, obs. R. Libchaber, RTD civ. 2003.88, obs. J. Mestre
et B. Fages
; en matière de crédit immobilier, Cass. 1re civ. 2 oct. 2002, ibid., p. 89 ; en
matière de crédit à la consommation, Cass. 1re civ. 29 oct. 2002, ibid.). Mais une telle
renonciation paraît plus délicate lorsque l'intérêt général est concerné et que l'ordre public
n'est pas considéré comme simplement protecteur des intérêts particuliers (V. en matière de
baux d'habitation, Cass. 3e civ. 2 juin 1999, D. 2000.733, note S. Beaugendre
; V. supra,
no 28).
213. Néanmoins cette présentation est excessivement schématique. Les fluctuations de la
jurisprudence concernant l'indexation ou les « clauses couperets » montrent bien les
incertitudes que laisse subsister le critère actuel (N. MEYER, L'ordre public en droit du
travail. Contribution à l'étude de l'ordre public en droit privé, thèse, Toulouse, 2003).
Certaines causes de nullité absolue du mariage peuvent être couvertes par confirmation
(nullité pour impuberté dans certaines circonstances, C. civ., art. 186 et 190). Si le testateur ne
154
peut, de son vivant, confirmer l'acte lorsqu'il est frappé de nullité, les héritiers peuvent le faire
au décès de leur auteur (C. civ., art. 1340 ; Cass. req. 7 nov. 1853, DP 1854.1.27 ; cette
confirmation peut même être tacite et résulter de l'exécution des dispositions testamentaires en
connaissance de cause, Cass. civ. 10 janv. 1949, D. 1949.118). De même, et bien que la
violation des règles relatives à la réserve héréditaire soit sanctionnée par une nullité absolue, il
est admis que les héritiers réservataires puissent, après l'ouverture de la succession, renoncer
en tout ou partie à leurs droits (Cass. civ. 6 mai 1885, DP 1885.1.369 ; 21 mars 1934,
DH 1934.282 ; H. CAPITANT, Du consentement des héritiers réservataires à l'exécution des
libéralités qui excèdent la quotité disponible, Journ. not. 1932.425). De même encore, malgré
la nullité absolue qui frappe les donations simulées entre époux (V. supra, no 158), il est admis
que les parties puissent renouveler leur accord ou maintenir leur commune volonté lorsque la
cause de nullité a cessé et que le mariage a été dissous (Cass. 1re civ. 1er déc. 1976, Bull. civ. I,
no 380, D. 1977.177, note A. Breton, JCP 1977. II. 18625, note J. Patarin).
214. À l'inverse, même lorsque la règle est essentiellement protectrice d'intérêts particuliers,
les juges peuvent parfois hésiter à permettre une renonciation de la part de celui qu'elle est
destinée à protéger (en ce sens G. COUTURIER, La confirmation des actes nuls, 1972,
LGDJ ; V. Confirmation ; V., par ex., les règles protégeant l'emprunteur en matière de crédit à
la consommation, C. consom., art. L. 311-33 et L. 311-37 ; V. supra, no 83 et 84).
215. Transaction. - Les mêmes nuances s'imposent en ce qui concerne la transaction
(V. Transaction). En principe, la transaction est interdite pour des biens qui sont hors du
commerce juridique ou dans les domaines qui relèvent de l'ordre public (V., par ex., en
matière de nationalité, Cass. ch. réunies 2 févr. 1921, DP 1921.1.1, note A. Colin ; en matière
d'enregistrement, Cass. civ. 13 mars 1895, DP 1895.1.521 ; en matière d'état de personnes,
Cass. civ. 25 nov. 1901, DP 1902.1.31 ; en matière de licenciement des représentants du
personnel, Cass. soc. 10 juill. 2002, JCP 2003. II. 10018, note E. Mazuyer, D. 2003.1464, note
A. Devers ). Pourtant ce mode de règlement des litiges connaît un certain succès, en dehors
même de toute référence à un ordre public qui ne serait que de protection et sanctionné par des
nullités relatives. Dans le domaine des baux, les tribunaux acceptent qu'une transaction puisse
intervenir sur une prérogative d'ordre public dès lors qu'elle est entrée définitivement dans le
patrimoine de l'une des parties et constitue ainsi pour elle un droit acquis (Cass. soc. 7 nov.
1947, S. 1948.1.164) (mais sur les difficultés d'application du critère, V. Transaction). De
même la transaction est largement utilisée en droit du travail (V. Rép. trav., Vo Transaction ;
adde H. BLAISE, La validité de la transaction entre employeur et salarié lors de la cessation
du contrat de travail, Dr. soc. 1980.39 ; M. CALIFANO, Transaction et résiliation amiable un
consensualisme renaissant, Dr. ouvrier 1989.419). L'ordre public n'est donc pas totalement
exclusif de toute transaction, sous réserve que le contenu de cette transaction ne soit pas luimême contraire à l'ordre public (X. LAGARDE, Transaction et ordre public, D. 2000,
chron. 217 ).
216. Prescription. - La prescription applicable aux actions qui touchent à l'ordre public est en
principe la prescription trentenaire de l'article 2262 du code civil (pour une application en
matière de donations simulées entre époux, Cass. 1re civ. 10 mars 1970, D. 1970.661, note
A. Breton ; pour une application à un bail perpétuel, Cass. 3e civ. 15 déc. 1999, Bull. civ. III,
no 242, JCP 2000. II. 10236, concl. J.-F. Weber). Elle s'inscrit dans la logique des nullités
absolues et dans la perspective d'une meilleure protection de l'intérêt général (Cass. 1re civ.
15 janv. 1957, Bull. civ. I, no 21) (sauf à soutenir même qu'il ne saurait y avoir prescription
lorsqu'un élément essentiel fait défaut, G. COHENDY, L'inexistence et la nullité d'ordre
public, RTD civ. 1914.33 ; mais ce n'est pas ce qui ressort de la jurisprudence, V. Cass. 3e civ.
15 déc. 1999, préc. ; et pour une réflexion sur les relations entre la prescription et l'ordre
public en matière d'état des personnes, M. AZAVANT, L'ordre public et l'état des personnes,
155
thèse, Pau, 2002).
217. La logique voudrait aussi que s'applique la prescription quinquennale (C. civ., art. 1304)
des nullités relatives lorsqu'il s'agit d'ordre public de protection (Cass. 1re civ. 10 janv. 1995,
Defrénois 1995, p. 345, obs. J.-L. Aubert). À vrai dire, la loi elle-même impose ici assez
souvent des délais beaucoup plus brefs (prescription de six mois en cas de violation du droit
de préemption dans les aliénations à titre onéreux de biens ruraux, C. rur., art. L. 412-12 ;
prescription de deux ans en matière de baux commerciaux, Décr. no 53-960 du 30 sept. 1953,
art. 33, D. 1953.393, rect. 440 et 525 ; prescription de trois ans en matière de sociétés, C. civ.,
art. 1844-14) et qui ne sont pas toujours liés à la qualification de la nullité (V., par ex.,
prescription biennale en matière d'assurance, C. assur., art. L. 114-1, alors que l'on considère
qu'il s'agit d'un domaine d'application de la nullité absolue).
218. Effets de la nullité. - Les effets de la nullité ne diffèrent guère en fonction de son
caractère absolu ou relatif (V. Nullité). On notera cependant que les nouvelles orientations de
l'ordre public économique conduisent plus souvent désormais à une « correction » du contrat
et à sa réfection qu'à une annulation pure et simple (G. PIETTE, La correction du contrat,
thèse, Pau, 2002 ; V., par ex., pour la réduction d'un délai d'ordre public, Cass. 1re civ. 13 nov.
2002, RTD civ. 2003.85, obs. J. Mestre et B. Fages
; et pour une clause de nonconcurrence, Rev. des contrats, oct. 2003, p. 17, obs. J. Rochfeld ; 18 sept. 2002,
D. 2002.3229, note Y. Serra , Rev. des contrats, oct. 2003, p. 150, obs. C. Radé). D'autre
part, en dépit de l'atteinte à l'ordre public, et même lorsque c'est une nullité qui est encourue,
cette nullité peut parfois n'être que partielle (P. SIMLER, La nullité partielle des actes
juridiques, thèse, Strasbourg, 1968). Enfin, les effets de la nullité sont parfois sensiblement
corrigés. L'exception d'indignité empêchera, dans certains cas, la restitution qui doit
normalement faire suite à l'annulation (V. Nullité). L'effet rétroactif lui-même peut être écarté
lorsque, en dépit du contexte d'ordre public, une remise des choses en l'état ne semble pas
opportune (la nullité du contrat de travail conclu en violation de la réglementation relative à
l'emploi des étrangers clandestins laisse néanmoins subsister certains effets de ce contrat,
C. trav., art. L. 341-6, ; la nullité d'un contrat de société met fin sans rétroactivité à l'exécution
de ce contrat, C. civ., art. 1844-15, C. com., art. L. 235-10 ; le mariage annulé, fût-ce pour des
raisons d'ordre public, produit néanmoins ses effets à l'égard des enfants et de l'époux de
bonne foi, C. civ., art. 201 et 202).
Protection œuvre de l’esprit
Recueil Dalloz 2006 p. 2991
Propriété littéraire et artistique (novembre 2005 - août 2006)
Pierre Sirinelli, Professeur à l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)
L'essentiel
L'actualité du droit d'auteur est incontestablement législative. Au terme d'un long et chaotique
processus parlementaire, la loi du 1er août 2006 (V, le dossier, réalisé à cette occasion, D. 2006,
p. 2154) a enfin transposé la directive du 22 mai 2001. Ce n'est pas à dire que l'activité
judiciaire ait perdu de son intérêt.
D'abord parce que cette dernière n'a pas été sans influence sur les solutions en définitive
adoptées. Les débats qui se sont tenus au Parlement ont montré que, au-delà de ce que le texte
communautaire imposait, la jurisprudence passée de la Cour de cassation a été le facteur
déclenchant de nombreux amendements parlementaires et que son contenu a nourri la réflexion
tant des députés que des sénateurs. Tel a été le cas en matière de licence légale (art. L. 214-1 c.
156
propr. intell.) ou s'agissant des exceptions au monopole (art. L. 122-5 et L. 211-3 c. propr.
intell.). Il s'est alors agi d'infléchir les solutions jurisprudentielles, voire de les briser, plutôt que
de les consacrer législativement pour les mettre à l'abri d'un éventuel revirement. Ce n'est certes
pas la première fois que le phénomène se produit en droit d'auteur (ainsi de la loi n° 97-283 du
27 mars 1997, D. 1997, Lég. p. 213, qui faisait suite à la longue séquence judiciaire de l'affaire
Fabris dans laquelle l'Assemblée plénière était intervenue et qui avait créé une nouvelle
exception catégorielle au profit des commissaires-priseurs. Pour une étude générale du
phénomène d'interaction, V. A. Bensamoun, Essai sur le dialogue entre le législateur et le juge
en droit d'auteur, Thèse Paris-Sud 11, déc. 2005) mais la vérité oblige à dire que le phénomène
s'accélère. Les solutions retenues en matière d'antennes collectives (Cass. 1re civ., 1er mars
2005, n° 02-17.393, RTD com. 2005, p. 302, obs. F. Pollaud-Dulian ; Propr. intell. 2005, n° 15,
p. 160, obs. A. Lucas) n'auront existé qu'une année. Pas même, pour elles, le temps d'être mises
en oeuvre. La modification de l'article L. 122-5, 9°, nouveau, répond au même objectif et a pour
but de revenir sur la solution jurisprudentielle, jugée trop fermée par la doctrine majoritaire, en
matière de reproduction de certaines oeuvres dans des journaux télévisés (Cass. 1re civ., 13 nov.
2003, aff. du Musée de Lodève, D. 2004, Jur. p. 200, note N. Bouche ; Propr. intell. 2004, n° 10,
p. 550, obs. A. Lucas ; Comm. com. élec., janv. 2004, comm. n° 2, note C. Caron ; Legipresse
mars 2004, n° 209, III, p. 23, note V. Varet ; JCP G 2004, II, 10080, note C. Geiger). Prisonnier
du principe d'interprétation restrictive des exceptions qu'il s'impose à lui-même, le juge
acceptait une opposabilité sans nuance du monopole, là où une certaine liberté de l'utilisateur
aurait été la bienvenue. Le législateur a bien compris qu'un monopole trop rigide a parfois des
effets peu heureux... pour les ayants droit eux-mêmes. Car un droit d'auteur trop fermé peut
occasionner des réactions trouvant leurs fondements dans d'autres disciplines. Les prétentions
visant à soumettre les contentieux relatifs aux utilisations des oeuvres aux principes gouvernant
le droit du public à l'information ou le droit de la concurrence peuvent être porteuses de
dangereux déséquilibres ou de perte de cohérence. Mieux vaut une « balance des intérêts » plus
mesurée, même faite au prix de certaines concessions, qu'une réaction externe, et aussi brutale
que frontale, qui minerait davantage le droit d'auteur. Les équilibres internes, mûrement
réfléchis, sont préférables aux affrontements dévastateurs.
La loi nouvelle n'est pas, pour autant, un désaveu du travail jurisprudentiel. Au demeurant, le
juge n'a jamais été que le fidèle interprète de la loi. Le phénomène montre seulement que les
principes in favorem auctoris sont si forts en droit français qu'il est nécessaire, dès lors qu'il
s'agit de modifier sensiblement les équilibres existants, de laisser l'initiative d'une
transformation au législateur. Ce n'est pas à dire que ce dernier n'entend pas la voix du juge.
Bien au contraire. L'évolution, au cours du processus parlementaire, des solutions retenues en
matière de copie privée (infra p. 2996) est la preuve de l'attention que le législateur porte aux
solutions jurisprudentielles et du respect qu'il leur témoigne. Ce sont les décisions de la Cour de
cassation, intervenues pendant les débats, qui, par leur rappel de quelques principes
fondamentaux, ont incontestablement infléchi les propositions et le nouvel équilibre retenu en la
matière est le fruit de ce dialogue.
Certaines des solutions présentées dans ce panorama contribuent indiscutablement à la
progression de la réflexion relative à la propriété littéraire et artistique. Au-delà des décisions
importantes rendues en matière de copie privée dont il a déjà été question, il convient de
remarquer le refus d'admettre la protection d'une fragrance (infra p. 2993) ou les difficultés
rencontrées dans l'appréhension des oeuvres d'art conceptuel (infra p. 2992). En matière de
droits voisins, les artistes interprètes se voient clairement reconnaître la possibilité de s'opposer
à la reprise de leurs prestations dans le cadre de compilations les mêlant à d'autres
interprétations (infra p. 3000). La décision la plus audacieuse de la Cour de cassation est peutêtre celle retenue en matière de contrefaçon, excluant la responsabilité de l'auteur qui reprend de
manière fortuite certains traits caractéristiques d'oeuvres préexistantes (infra p. 2999).
157
I - Droits d'auteur
A - Accès à la protection
1 - Conditions d'accès à la protection
Les tribunaux ont eu à trancher deux des questions les plus délicates et les plus controversées
s'agissant des oeuvres susceptibles d'entrer dans le champ du droit d'auteur. Quel sort réserver
aux oeuvres d'art conceptuel et aux parfums ?
On sait que le code de la propriété intellectuelle interdit de raisonner en terme de genre (art. L.
112-1) en sorte qu'il devrait être impossible de répondre de façon générale à l'interrogation. Le
code, au demeurant, ne contient pas de liste exhaustive des oeuvres éligibles à la protection. Le
principe relatif à l'accès à la protection, quoique non clairement proclamé par la loi, est du reste
d'une simplicité biblique à énoncer : l'oeuvre doit simplement consister en une forme originale.
C'est dire si le champ du droit d'auteur est ouvert et même en perpétuelle expansion.
Mais si le principe est aisé à proclamer, sa mise en oeuvre est autrement délicate et il n'est pas
certain que les frontières du droit d'auteur puissent être toujours tracées avec certitude ni même
un minimum de précision. Les deux espèces rapportées ci-dessous le démontrent. A des degrés
différents. La première relative à une oeuvre d'art conceptuel montre combien il est délicat de
séparer la forme (qui fonde la protection dès qu'elle est originale) du concept qui en est le plus
souvent à l'origine (et que tous les systèmes juridiques éliminent du champ du droit d'auteur).
La deuxième atteste de ce que la difficulté à cerner la notion de forme peut conduire à un rejet
de principe qui condamne non pas telle ou telle manifestation mais une catégorie d'oeuvre.
a - « Paradis », siège du droit d'auteur
La Cour d'appel de Paris a eu à trancher l'un des rares conflits ayant trait à une oeuvre d'art
conceptuel. Une photographe célèbre avait réalisé, à des fins de publication, un cliché du
fronton de l'ancien dortoir qui accueillait les alcooliques d'un hôpital psychiatrique. Mais, en
agissant ainsi elle avait également repris l'inscription « Paradis » qui figurait au dessus de cette
porte et qui était due à l'intervention, antérieure à sa photo mais postérieure à l'érection du
fronton, d'une autre personne. Cette dernière voulait s'opposer à des tels actes de reproduction
en mettant en avant le fait que la photo, loin de ne représenter que le seul fronton, reproduisait
en réalité intégralement sa propre création, en partie matérialisée par ce fronton. La question à
régler par les juges était de savoir si « Paradis, oeuvre in situ », constituée « de lettres en or
avec un effet d'usure, peintes à la main composant le mot Paradis au-dessus de la porte des
toilettes de l'ancien dortoir des alcooliques », pouvait être considérée comme une oeuvre de
l'esprit au sens du droit d'auteur. Cette contribution avait été présentée à l'hôpital psychiatrique
de Ville-Evrard dans le cadre de l'exposition « Pour un espace de recherches et de productions
» et avait alors été regardée comme une oeuvre d'art. Mais les champs du droit d'auteur et de
l'art ne se recouvrent pas parfaitement. D'abord parce que le domaine du droit d'auteur est, par
certains aspects, plus vaste, que celui de l'art en ce que la propriété littéraire et artistique peut
accueillir en son sein des créations utilitaires (logiciels, bases de données, indicateurs de
chemins de fer, dessins et modèles...). Ensuite parce que certaines oeuvres reconnues, par un
groupe de personnes, comme participant de l'art ne remplissent pas nécessairement les
conditions d'accès au droit d'auteur. Les parties au litige s'opposaient donc sur cette dernière
question.
« Paradis » peut-elle être considérée comme une oeuvre de l'esprit protégeable, c'est-à-dire,
suivant les canons du droit d'auteur, comme une création de forme originale ? Le Tribunal de
grande instance de Paris (TGI Paris, 23 nov. 2005, D. 2006, Jur. p. 1051, note E. Treppoz ;
Rev. Lamy dr. immatériel 2006/13, n° 372, p. 23 ; N. Walravens, Paradis, oeuvre in situ, admise
dans le champ de protection du droit d'auteur, Rev. Lamy dr. immatériel 2006/16, n° 460 ;
RIDA, juill. 2006, p. 255 s.), répond, le 23 novembre 2005, par l'affirmative mais au terme d'un
raisonnement qui pouvait ne pas pleinement convaincre puisque les juges soulignent, d'une part,
158
que le créateur « est un artiste connu notamment pour être l'auteur d'inscriptions insolites dans
des lieux publics en décalage avec leur support pour donner à voir autrement un espace
déterminé » et, d'autre part, que l'oeuvre litigieuse « relève bien du style artistique susvisé (du
requérant), soit la manière particulière de pratiquer son art, et participe de l'originalité de son
oeuvre ». Cette approche a pu dérouter. M. Kéréver (op. cit.) observait ainsi que le Tribunal
soulignait que le créateur avait le statut d'un artiste reconnu par le milieu artistique. « Doit-on
en déduire, ajoutait-il, que la même oeuvre n'aurait pas été estimée protégeable si l'auteur
n'avait pas été reconnu comme un artiste contemporain ? ». Le professeur Caron faisait, quant à
lui, observer (JCP G 2006, n° 30, I, 162) que le désir de faire protéger par le droit d'auteur de
nouvelles formes d'art contemporain se faisait « au prix d'une évolution des principes
fondamentaux de la discipline car, en l'espèce, il est impossible de considérer que le mot «
paradis » est protégé en tant que tel, y compris lorsqu'il est peint avec des lettres d'or. C'est
pourquoi il est vraisemblable que l'idée de placer un tel mot dans un lieu incongru a été, en
réalité, protégée ». C'est pour éviter tout risque de dérive de ce type et une éventuelle protection
d'un concept plus que d'une forme que la Cour d'appel de Paris (CA Paris, 28 juin 2006, B.
Rheims c/ J. Gautel, D. 2006, Jur. P. 2610, note B. Edelman ; Rev. Lamy dr. immatériel 2006,
n°19, n° 558, obs. N. Walravens), en appel, maintient la solution tout en opérant une
substitution de motivation. Selon le juges du second degré, « cette oeuvre porte l'empreinte de
la personnalité de son auteur dès lors qu'elle exprime des choix tant dans la typologie des
lettres retenues que dans leur exécution manuelle à la peinture d'or patinée et estompée que sur
le choix du lieu de leur inscription, partie intégrante de l'oeuvre, mais aussi de la porte, dont la
serrure est en forme de croix, et de l'état des murs et des sols qui participent à caractériser
l'impression esthétique globale qui dégage de l'ensemble de cette représentation ». Ainsi
l'originalité de Paradis résulterait des choix successifs opérés par l'artiste. Tant à propos des
éléments constitutifs de l'oeuvre, que de leur mise en oeuvre et de leur agencement dans un lieu
déterminé.
La place manque dans un panorama de jurisprudence pour se livrer à une analyse approfondie
de pareille motivation. Le recours au critère des choix pour rechercher l'originalité n'est pas
pour surprendre. Dès lors qu'il existe une place pour l'arbitraire et que l'auteur donne libre cours
à sa liberté créatrice en marquant l'oeuvre de sa personnalité, la condition d'originalité paraît
bien remplie. Reste à savoir à quoi l'appliquer. La simple élection d'un objet ne suffit pas à le
transformer en oeuvre. Certes, la réunion d'éléments préexistants peut ouvrir l'accès à la
protection mais le droit d'auteur porte alors sur la compilation et non sur chacun des éléments
ainsi retenus. Le choix est un critère souvent nécessaire mais jamais suffisant. La jurisprudence
a ainsi déjà pu proclamer, dans l'affaire Pinoncelli, relative au ready-made Fountain de Marcel
Duchamp (TGI Tarascon, 20 nov. 1998, B. Edelman, De l'urinoir comme un des beaux-arts : de
la signature de Duchamp au geste de Pinoncely, D. 2000, Chron. p. 98 , et D. 2000, Jur. p.
128 ; A. Tricoire, L'épreuve de droit, retour sur l'affaire Pinoncelli, Vacarme 2001, n° 15, p.
20), que le seul choix ne relève pas d'un « acte matériel créateur » (l'affirmation, il est vrai ne
portait pas, en l'espèce, à conséquence).
Pour dire les choses plus simplement, l'originalité, qui s'exprimerait par un choix échappant à
une logique automatique et contraignante, n'est que la deuxième condition que pose la
jurisprudence. Cette originalité doit être appréciée, enseigne-t-on de façon classique, à propos
d'une forme (sur la question de la protection des oeuvres d'art contemporain, V., I. Cherpillod,
L'objet du droit d'auteur, Cedidac, 1985, not. p. 130 ; N. Walravens, L'oeuvre d'art en droit
d'auteur, forme et originalité des oeuvres d'art contemporaines, Economica-Iesa, 2005, ou
encore, E. Treppoz, Quelle(s) protection(s) juridique(s) pour l'art contemporain ?, RIDA, juill.
2006, p. 51 s.). Dès lors, la question se pose de savoir s'il est possible d'identifier une forme qui
porterait l'empreinte de la personnalité du créateur ou si, au contraire, il est loisible, comme le
prétendaient les défendeurs, de réduire l'activité créatrice relative à « Paradis » à une simple
idée. La Cour rejette cette dernière hypothèse puisqu'elle prend soin de constater que l'oeuvre,
qui « ne se réduit pas à la seule inscription Paradis, n'est pas protégeable au titre de l'idée ou
159
du concept, auquel renvoie nécessairement la notion du sens de l'oeuvre, mais au regard de la
réalisation matérielle qui en a été faite ». Tout en observant cependant que « Paradis s'inscrit
dans l'approche conceptuelle » que l'artiste a de son art.
A la vérité, au-delà de l'espèce tranchée, la question n'est pas seulement celle de déterminer si la
création en cause est éligible au droit d'auteur mais également celle de savoir ce que peut être la
portée d'une protection par le droit d'auteur.
Si la frontière entre la forme et l'idée est délicate à tracer, le malaise rencontré dans l'amont se
retrouvera dans l'aval. La protection d'une oeuvre d'art conceptuel, admise au rang d'oeuvre de
l'esprit, peut permettre une lutte contre la copie servile ou quasi-servile : sa photographie et la
reprise de son titre. Mais qu'adviendra-t-il dans les hypothèses où l'emprunt litigieux concernera
davantage le concept ou le sens dont est investie l'oeuvre ? Là gît peut être l'apport personnel du
premier créateur mais là ne réside peut-être pas l'objet de la protection du droit d'auteur. Au
rebours, quid d'une nouvelle création qui reprendrait les mêmes éléments formels (le fronton, en
l'espèce ainsi qu'une inscription au dessus d'une porte) mais assortis d'un autre titre qui en
transformerait totalement la signification ?
B - Les parfums ne sont plus en odeur de sainteté
Il n'est pas rare de voir un conflit de droit social dégénérer en litige relatif au droit d'auteur. Une
conceptrice de parfum revendiquait, après son licenciement, une « gratification » pour la
création de parfums. Le sort de sa demande supposait donc résolue la question de l'accès à la
protection du droit d'auteur de la fragrance qu'elle disait avoir créée. Devant le manque de
spontanéité de son ex-employeur à lui voir reconnaître le statut de créateur, l'ancienne salariée
saisit les tribunaux.
La Cour d'appel de Versailles, le 5 mars 2002, déboute la demanderesse au motif que de telles
créations ne relèvent pas de la protection par le droit d'auteur. Un pourvoi est formé mettant en
avant, d'une part, « que les dispositions du code de la propriété intellectuelle protègent les droits
des auteurs sur toutes les oeuvres de l'esprit, quels qu'en soit le genre, la forme d'expression, le
mérite ou la destination » et, d'autre part, que « le même code prévoit une liste non exhaustive
de ce qu'il considère notamment comme des oeuvres de l'esprit ». Dès lors, selon la
demanderesse, la fragrance d'un parfum, création intellectuelle, serait susceptible, sous réserve
de son originalité, d'être considérée comme une oeuvre de l'esprit protégeable par le droit
d'auteur.
Ce pourvoi est fermement repoussé (Cass. 1re civ., 13 juin 2006, n° 02-44.718, D. 2006, Jur. p.
2470, note B. Edelman, et AJ p. 1741, obs. J. Daleau ; RTD com. 2006, p. 587, obs. F. PollaudDulian ; JCP G 2006, II, 10138, note F. Pollaud-Dulian ; Comm. com. élec. 2006, p. 29, n°
119, obs. C. Caron ; RIDA, oct. 2006, p. 203, obs. P. Sirinelli) au motif que « la fragrance d'un
parfum, qui procède de la simple mise en oeuvre d'un savoir-faire, ne constitue pas au sens des
textes précités, la création d'une forme d'expression pouvant bénéficier de la protection des
oeuvres de l'esprit par le droit d'auteur ».
Loin de n'être qu'un arrêt d'espèce (« cette fragrance n'est pas protégée parce que... ») la
décision de la Cour de cassation constitue bien un arrêt de principe qui rejette hors du champ du
droit d'auteur toutes les fragrances.
La solution constitue un brutal coup d'arrêt à un mouvement jurisprudentiel qui, peu à peu,
admettait la possibilité d'une protection des fragrances (V., TGI Paris, 26 mai 2004, D. 2004,
Jur. p. 2641, note J.-C. Galloux ; Propr. intell. 2004, n° 13, p. 907, obs. P. Sirinelli ; JCP G
2004, II, 10144, note J.-M. Bruguière ; 4 juin 2004, Propr. intell. 2004, n° 13, p. 907, obs. P.
Sirinelli ; T. com. Paris, 24 sept. 1999, Comm. com. élec. 2000, comm. 41, note C. Caron ; LPA
160
2000, n° 45, note J. Calvo ; CA Paris, 17 sept. 2004, RTD com. 2006, p. 365, obs. F. PollaudDulian ; Propr. intell. 2005, n° 14, p. 47, obs. P. Sirinelli ; 25 janv. 2006, D. 2006, AJ p. 580,
obs. J. Daleau ; RTD com. 2006, p. 365, obs. F. Pollaud-Dulian ; RIDA 2006, p. 286 et, p.
227, obs. A. Kérever ; 25 avr. 2006, Rev. Lamy dr. immatériel, mai 2006, n° 16, note B.
Humblot ; Comm. com. élec. 2006, comm. n° 39, C. Caron ; 15 févr. 2006, RTD com. 2006, p.
365, obs. F. Pollaud-Dulian ; PIBD 2006, III, p. 378).
Certes la construction était erratique et toutes les fragrances n'avaient pas reçu le statut
d'oeuvres protégées. Certaines décisions avaient refusé, par principe, l'accès à la protection des
fragrances là où d'autres ne l'avaient écarté qu'en raison de l'absence d'originalité de la création
en cause. Et quand certaines fragrances avaient passé le double cap de l'exigence d'une forme et
de l'originalité de cette dernière, se posait une question existentielle simple : « une protection,
pour quoi faire ? ». Faute de pouvoir cerner avec certitude les contours de la forme originale
d'une première fragrance, les juges répugnaient à condamner les créateurs de parfums qui
étaient présentés comme des contrefacteurs de celle-ci. Comment retrouver, dans une seconde
fragrance, les traits caractéristiques originaux de la première forme olfactive, fuyante ?
Comment apprécier les ressemblances entre les oeuvres querellées, lorsque l'on ne sait pas
précisément quoi comparer ? Sans compter que l'incertitude peut conduire au résultat paradoxal
d'une réservation au-delà du raisonnable. Faute de cerner l'objet précis de la protection, et parce
qu'il faut bien statuer au vu des seules ressemblances et non en fonction d'éventuelles
différences, comment éviter de trouver dans des fragrances créées postérieurement, des
éléments ressemblants à ceux des premières ? Avec le risque d'admettre la réservation, au-delà
d'une fragrance déterminée, mais de proche en proche, de toute une catégorie de parfums ? Ou
comment bâtir un empire à partir d'un point de départ incertain... Certes, il serait réducteur de
considérer que ce risque est toujours présent, cependant certaines des affaires précédemment
tranchées ont montré qu'il n'était pas qu'éventuel.
Mais les difficultés de mise en oeuvre doivent-elles commander une solution d'exclusion ? Et il
est vrai, comme le soulignait le pourvoi, qu'il est interdit de faire des discriminations entre les
oeuvres, suivant leur genre, leur mérite ou leur destination. Le fait, par exemple, que la création
soit éphémère ne devrait pas être un obstacle de principe à la protection. Le droit d'auteur
accueille depuis longtemps en son sein des oeuvres dénuées de toute pérennité (pantomimes,
compositions florales...). La Cour d'appel de Paris, dans un arrêt du 25 janvier 2006 (précité), a
fait application de tous ces principes. Il est possible de déduire de l'article L. 112-2 du code de
la propriété intellectuelle que la fixation n'est pas une condition de la protection dès lors que la
forme est perceptible, et il est désormais de jurisprudence constante que les créations
perceptibles par l'odorat ne sont pas, par nature, exclues du champ de la protection par le droit
d'auteur. Dès lors, « une fragrance, dont la composition olfactive est déterminable, remplit cette
condition, peu important qu'elle soit différemment perçue, à l'instar des oeuvres littéraires,
picturales ou musicales ». Une éventuelle protection de certains éléments par le droit des
brevets n'excluant pas la possibilité d'une protection de la fragrance par le droit d'auteur. Cette
dernière pouvant être une oeuvre de l'esprit protégeable « dès lors que révélant l'apport créatif
de son auteur ».
C'est cette approche qui paraît désormais condamnée par l'arrêt de la Cour de cassation dans le
temps même où la Cour Suprême des Pays-Bas, au contraire, l'accueillait (H. R. 16 juin 2006,
LJN AU89/40, Kecofa c/ Lancôme, Magazine de l'OMPI, oct. 2006, obs. K. Koelman). Et il est
vrai que la solution de principe de la cour régulatrice rejoint l'opinion d'une partie de la doctrine
(V., par ex., P.-Y. Gautier, Propriété littéraire et artistique, 5e éd., PUF, n° 38 ; F. PollaudDulian, Le droit d'auteur, Economica, 2004, n° 153 ; J. Calvo et G. Morelle, Gaz. Pal. 1976, 1,
p. 43. Mais, en sens inverse, M. Pamoukdjian, Le droit du parfum, LGDJ, 1982 ; O. Laligant,
Des oeuvres aux marches du droit d'auteur : les oeuvres de l'esprit perceptibles par le goût,
l'odorat ou le toucher, RRJ 1992/1, p. 99, et Problématique de la protection du parfum et droit
d'auteur, RRJ 1989/3, p. 586 ; A. Bassard, La composition d'un parfum est-elle une oeuvre de
161
l'esprit au sens de la loi du 11 mars 1957 ?, RIPIA 1979, p. 461).
Il est cependant loisible de s'interroger sur le raisonnement exact de la Cour. Affirmer que la
fragrance relève du savoir-faire suffirait à rejeter le bénéfice du droit d'auteur puisqu'il est
généralement admis que l'un exclut l'autre (pour une approche nuancée de la question, C.
Bernault, J.-Cl. Propriété littéraire et artistique, § 14). Mais est-ce à dire qu'il n'y a pas de forme
ou que cette dernière, si l'on parvenait à la cerner, est dépourvue de toute originalité puisque le
fruit d'un tour de main particulier mais impersonnel ? On objectera que l'interrogation est vaine
puisque de toute façon la protection est refusée mais on remarquera, dans le même temps, qu'il
n'est pas indifférent de savoir exactement pourquoi. De façon générale, en raison de l'attention
qu'il convient de porter aux décisions de la Cour de cassation afin d'en tirer des leçons pour la
théorie du droit d'auteur. De façon plus particulière pour mieux cerner la portée de l'exclusion.
De toute façon, le refus de la protection des fragrances ne doit pas conduire à affirmer que les
parfums sont complètement dénués de toute protection sur le terrain des propriétés
intellectuelles. Mais cette dernière ne portera que sur d'autres éléments : flacon (droit d'auteur,
dessins et modèles, marques), nom (droit d'auteur, marques), éventuellement, jus (brevet ?) ...
2 - Variété d'oeuvres protégées
La désignation des oeuvres : une protection à plus d'un titre
La protection des titres d'oeuvres de l'esprit fournit toujours l'occasion d'un abondant
contentieux. A l'inverse de certaines législations étrangères, le droit français en admet la
réservation par le droit d'auteur indépendamment de la protection de l'oeuvre que ce même titre
désigne. C'est dire qu'un titre pourrait être protégé même si l'oeuvre ainsi dénommée ne l'est
pas. Mais c'est surtout admettre que l'originalité de l'oeuvre principale ne rejaillit pas sur son
titre. Il y a donc lieu de rechercher l'empreinte de la personnalité de son créateur (qui peut, du
reste, être une autre personne) dans le titre, ce qui n'est pas sans poser des difficultés car la
concision de ce dernier, ou le lien intellectuel avec l'oeuvre principale, rend souvent délicate
cette appréciation.
En témoigne l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 17 janvier 2006 (Cass. com., 17 janv.
2006, n° 04-11.224, Comm. com. élec. 2006, comm. 43, obs. C. Caron) : « C'est par une
appréciation souveraine que la cour d'appel a retenu que le terme Vogue ne constituait pas un
titre original de magazine dès lors qu'évoquant le contenu de celui-ci, il ne portait pas
l'empreinte de la personnalité de son auteur, peu important que ce terme ait été considéré
comme constituant une marque valable pour désigner divers produits et services visés au dépôt
». Ou encore la décision de la Cour d'appel de Paris (CA Paris, 4e ch. B, 16 sept. 2005, Propr.
intell., avr. 2006, p. 173, obs. A. Lucas). Le créateur du titre d'un spectacle « Le Meuf Show »
entendait empêcher une agence de produire un autre divertissement sous la désignation « One
Meuf Show ». Il soulignait, pour ce faire, que « l'assemblage des termes » constituant le titre lui
conférait une « forte originalité intrinsèque ». La demande est rejetée au motif que « une telle
expression, nécessairement descriptive du spectacle [...] qu'elle se propose d'identifier, ne
saurait être regardée comme originale ». Il est vrai que les défendeurs mettaient en avant le fait
que chacun de ces termes était dénué d'originalité (le terme « Meuf » appartenant au « parler
populaire, voire argotique » tandis que l'anglicisme « Show » était devenu un « terme courant »)
et que l'ensemble (« One Meuf Show ») était générique et descriptif, au même titre que
l'expression « One Woman Show ».
Ce n'est pas à dire qu'un titre n'accède jamais au rang d'oeuvre protégée comme le démontre la
décision relative à la désignation « Au théâtre ce soir » (CA Paris, 4e ch. B, 7 avr. 2006, n°
03/00826, JCP G 2006, I, 162, obs. C. Caron : condamnant une entreprise qui commercialise
des vidéogrammes sous l'expression « au théâtre ») mais il faut bien constater que les solutions
de rejet sont bien plus nombreuses que celles retenant le bénéfice de la protection du droit
162
d'auteur.
Dès lors, il ne faut pas s'étonner de voir la recherche d'une réservation directe ou indirecte
emprunter d'autres voies. Le code de la propriété intellectuelle en envisage deux. Celle de la
concurrence déloyale ou des agissements parasitaires ou encore celle du droit des marques.
La première voie est ouverte par l'article L. 112-4 lui-même qui, après avoir rappelé dans son
alinéa premier que « le titre d'une oeuvre de l'esprit, dès lors qu'il présente un caractère
original, est protégé comme l'oeuvre elle-même », ajoute (al. 2) que « nul ne peut, même si
l'oeuvre n'est plus protégée dans les termes des articles L. 123-1 à L. 123-3, utiliser ce titre
pour individualiser une oeuvre du même genre, dans des conditions susceptibles de provoquer
une confusion ». Certes, le donné légal n'envisage cette possibilité qu'à la chute de l'oeuvre dans
le domaine public mais la jurisprudence n'a jamais refusé l'application de ce texte au profit de
titres qui n'auraient jamais été protégés par le droit d'auteur. Reste que la protection offerte est
d'une autre nature. L'analyse ne peut être conduite comme en matière de droit privatif et il ne
saurait être question de sanctions pénales en cas de méconnaissance des principes qui viennent
d'être rappelés.
L'autre voie, celle du droit des marques, permet un éventuel retour dans le champ de la propriété
intellectuelle. Elle repose cependant sur une démarche volontaire (un dépôt) et est doublement
limitée par les principes de spécialité et de territorialité. Malgré ces limites, elle est d'un grand
intérêt comme le démontrent certains contentieux.
Le titre « Angélique », déjà utilisé pour désigner une saga littéraire et une série de film, est en
train de devenir également un véritable feuilleton judiciaire. Le dernier épisode en date relatif à
cette dénomination montre l'intérêt du recours au droit des signes distinctifs lorsqu'il existe une
incertitude quant à la protection par le droit d'auteur. La marque « Angélique Marquise des
Anges », peut valablement être déposée quand bien même elle serait aussi le titre d'une oeuvre
littéraire. La Cour de cassation (Cass. 1re civ., 4 avr. 2006, n° 01-03.328, RTD com. 2006, p.
588, obs. F. Pollaud-Dulian ) a pu ainsi rappeler qu'aucune disposition, pas même l'article 102 de Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales,
ne pouvait empêcher l'auteur d'un ouvrage littéraire de déposer son titre en tant que marque : «
Mais attendu qu'aucune disposition n'interdisant à l'auteur d'un ouvrage littéraire de déposer
un titre en tant que marque, celui-ci bénéficie de la protection instaurée par le livre VII du titre
premier du code de la propriété intellectuelle pour les produits et services désignés lors de son
dépôt ; que l'article 10-2 de la Convention européenne, qui valide les restrictions ou sanctions
légales nécessaires à la protection des droits d'autrui trouve application en l'espèce ». Reste
ensuite à apprécier la portée de la protection ainsi accordée. Selon la Cour de cassation, «
l'article L. 711-1 du code de la propriété intellectuelle, interprété à la lumière de l'article 5, 1,
sous a) de la première directive 89/104/CEE du Conseil de l'union européenne et de l'arrêt
rendu sur question préjudicielle du Tribunal de grande instance de Paris le 20 mars 2003 par
la Cour de justice des communautés européennes, ne protège le déposant que contre la
reproduction, sans ajout ni retranchement, du signe constituant la marque, sauf aux juges, en
cas de seule imitation, à caractériser le risque de confusion entre les signes respectifs quant
aux produits et services désignés ».
En l'espèce, le dépôt de la marque « Angélique marquise des anges », effectué auprès de
l'Institut national de la propriété industrielle, dans la classe de production de films, entraînait
une réservation dans ce champ. Dès lors, le mot « Angélique » en constituant un élément
essentiel et caractéristique, évoquant avant tout dans l'esprit du public le nom du principal
personnage d'une série des romans, son utilisation comme titre d'un film pornographique doit
bien être regardée comme constituant une atteinte aux droits détenus sur cette marque.
B - Bénéficiaires de la protection
163
Etre et ne pas être ; Savoir sans avoir...
La nouvelle décision (CA Paris, 29 mars 2006, n° 04/22172, Comm. com. élec. 2006, comm.
n° 77, note C. Caron) rendue à propos du documentaire « Etre et avoir » a vu l'instituteur, qui en
est le personnage clé, une fois de plus débouté de ses demandes, tant sur le terrain du droit
d'auteur que sur celui des droits voisins.
Pour obtenir une rémunération plus en rapport avec ce qu'il estimait être sa contribution,
l'instituteur, omniprésent dans l'oeuvre audiovisuelle, tentait de démontrer qu'il pouvait être
regardé comme auteur de son cours ainsi que l'un des coauteurs du documentaire.
S'agissant du cours, la cour rejette, au terme d'une décision richement motivée, toute prétention
à la qualité de créateur. Sans nier l'importance de l'enseignant dans l'oeuvre audiovisuelle et
reconnaissant à l'instituteur un indiscutable mérite ainsi qu'un important charisme, la cour
considère que « les échanges en forme de dialogue (...) ne présentent pas une originalité
suffisante pour accéder au statut d'oeuvre protégée ». Elle estime également que le cours en
tant que tel ne met en oeuvre « aucune méthode pédagogique originale ». Autrement dit, cet
enseignement ne porterait ni dans son expression, ni dans sa construction, la trace de la
personnalité de l'instituteur. On admettra volontiers que le mérite est impuissant à fonder l'accès
à la protection (comme son absence est indifférente à justifier le refus du bénéfice du droit
d'auteur). On ajoutera qu'il est constant qu'un savoir faire ne puisse être éligible à la propriété
littéraire et artistique mais n'était il pas possible d'appréhender différemment les éléments
formels dont il parait possible, ici ou là, de relever l'existence ? La solution de rejet semble, il
est vrai, en adéquation avec les usages de la profession, qui répugne à reconnaître tout droit
d'auteur aux personnes présentes, fut-ce à titre principal, dans des documentaires. Elle s'inscrit
dans un mouvement jurisprudentiel qui refuse d'accorder aux personnes interrogées dans de
pareilles oeuvres la qualité d'auteur. Il est intéressant de remarquer que le cours a été analysé
dans sa forme exprimée au moment du tournage. Il n'aurait pas été indifférent que cet
enseignement soit étudié dans son éventuelle conception en amont. Car, si avait été reconnu le
statut d'oeuvre protégeable à un cours préexistant, les juges auraient peut-être eu à s'interroger
sur la mise en oeuvre de la règle posée par l'article L. 113-7 du code de la propriété
intellectuelle selon laquelle « lorsque l'oeuvre audiovisuelle est tirée d'une oeuvre ou d'un
scénario préexistants encore protégés, les auteurs de l'oeuvre originaire sont assimilés aux
auteurs de l'oeuvre nouvelle ». L'application de cette solution aurait pu conférer immédiatement
à l'instituteur le statut de coauteur de l'oeuvre audiovisuelle.
Faute d'envisager la question sous cet angle (sans doute en raison des circonstances de fait), il
restait à l'enseignant de tenter de démontrer qu'il avait bien participé à la construction formelle
de l'oeuvre audiovisuelle, soit par une intervention originale dans le choix des séquences, soit
dans l'élaboration du texte parlé.
Sa demande est pareillement rejetée. La cour constate que le choix du sujet avait appartenu au
seul réalisateur et que l'instituteur avait lui-même reconnu, au cours d'entretiens accordés
ultérieurement à la presse, qu'il n'était pas intervenu dans la composition du film ; ni en amont,
ni pendant sa réalisation, ni en aval au moment du montage. Les juges écartent enfin toute
originalité du texte parlé, les dialogues paraissant placés sous le signe de la spontanéité. Cette
dernière devant sans doute être entendue comme synonyme de banalité car, dans le cas
contraire, elle reviendrait à condamner toute possibilité à des personnes se livrant à des
improvisations de se voir reconnaître la qualité d'auteur.
En définitive, il se dégage de cette décision un sentiment étrange. Bien que l'instituteur soit
omniprésent et alors que son enseignement, de qualité, constitue l'épine dorsale du
documentaire, aucun élément formel émanant de lui ne paraît être original, c'est-à-dire porteur,
suivant la définition classique, de... « sa personnalité ». La création est indiscutablement autre
164
chose et il y a lieu d'être plus exigeant. Personne et personnalité ne sont pas parfaitement
synonymes. Il ne suffit pas d'être présent, il faut aussi avoir la volonté de projeter sa marque et
le désir d'atteindre un résultat original. Et il ne suffit pas de le vouloir. Il faut également le
pouvoir.
C - Contenu de la protection
1 - Droit moral
Droit de divulgation
La Cour de cassation, par deux décisions rendues en novembre 2005, rappelle quelques
principes élémentaires en matière de droit de divulgation, notamment dans les relations de
l'auteur avec des personnes qui détiendraient le support matériel d'une oeuvre.
Positivement, grâce à cette prérogative de droit moral, l'auteur demeure maître de la
communication de l'oeuvre au public. Ainsi, le simple possesseur (ou même le donataire) de
l'objet corporel dans lequel s'incorpore l'oeuvre n'est investi, du seul fait de cette situation,
d'aucun des droits patrimoniaux relatif à cette création et doit, naturellement, respecter le droit
de divulgation de l'auteur. S'il est vrai qu'il est parfois possible de voir dans la remise de la
chose une manifestation de la décision de divulgation de l'auteur, la Cour de cassation (Cass.
1re civ., 29 nov. 2005, n° 01-17.034, D. 2006, AJ p. 145 ; Propr. intell., avr. 2006, obs. A.
Lucas, p. 174) peut rappeler que « la propriété incorporelle de l'oeuvre étant indépendante de
la propriété de l'objet matériel qui en est le support, la remise de l'objet à un tiers n'implique
pas la divulgation de cette oeuvre ; que la cour d'appel, qui a constaté que la toile litigieuse
était une étude de couleur pour le décor de ballet qui lui avait été commandé, qu'il n'avait ni
datée ni signée, a exactement retenu que sa remise au directeur de la danse, à supposer même
qu'elle ait été faite à titre de don, ce qui ne résultait que des déclarations faites par ce dernier,
ne suffisait pas à démontrer que le peintre ait entendu exercer sur cette oeuvre son droit de
divulgation ». Dès lors, le commissaire-priseur qui reproduit l'oeuvre sur la couverture d'un
catalogue, sans l'accord de l'artiste, commet une faute. Engage-t-il également sa responsabilité
du seul fait de la mise en vente ? La cour semble le penser mais la doctrine (A. Lucas, loc. cit.)
paraît réticente, rejoignant l'opinion de l'avocat général qui, dans cette affaire, estimait (J.
Sainte-Rose, Gaz. Pal., 3-4 févr. 2006) que « la vente du support n'avait rien d'illégitime ».
Le droit de divulgation post mortem doit être exercé « au service de l'oeuvre », ce qui signifie
que la divulgation doit « s'accorder avec la personnalité et la volonté de l'auteur telle que
révélée et exprimée de son vivant », en sorte qu'il ne peut y avoir abus notoire dans le nonusage du droit de divulgation de la part du titulaire du droit moral de l'auteur décédé s'il est
établi que l'auteur a exprimé de son vivant la volonté de s'opposer à la divulgation de l'oeuvre
(Cass. 1re civ., 25 mai 2005, RIDA, janv. 2006, p. 343 et 289, obs. A Kéréver). Les titulaires
post mortem du droit moral ont, de façon générale, pour mission d'assurer la « défense de
l'oeuvre » du créateur décédé. Dans ce cadre, il leur est loisible de contester une fausse
attribution de paternité mais ils ne sont en rien tenus de répondre aux demandes
d'authentification émanant des acquéreurs d'une toile, ni même de prendre parti sur les
conclusions d'experts judiciaires (Cass. 1re civ., 10 nov. 2005, Propr. intell., avr. 2006, obs. A.
Lucas, p. 175). Cette solution n'est pas en opposition avec celle rendue dans une autre affaire
(Cass. 1re civ., 26 janv. 1994, Bull. civ. I, n° 33 ; D. 1995, Somm. p. 55, obs. C. Colombet ;
JCP G 1994, IV, 845) où il avait été imposé à la veuve d'un artiste une obligation
d'authentification. En cette dernière espèce l'obligation n'avait pas une origine légale mais
découlait d'un acte, passé de son vivant, par l'auteur.
La Cour d'appel de Paris donne son interprétation (CA Paris, 9 sept. 2005, RTD com. 2005, p.
723, obs. F. Pollaud-Dulian ; Comm. com. élec. 2006, comm. n° 76, note C. Caron ; Propr.
intell. 2006, n° 19, p. 176, note A. Lucas) à propos d'une disposition qui avait intrigué la
doctrine. En effet, l'article L. 121-5, alinéa 1er, prévoit que la « version définitive » de l'oeuvre
165
audiovisuelle est « établie d'un commun accord entre, d'une part, le réalisateur ou,
éventuellement, les coauteurs et, d'autre part, le producteur ». Interprété à la lettre le dispositif
légal signifierait que seul le metteur en scène peut donner son accord pour établir la version
définitive de l'oeuvre audiovisuelle. La disposition étonne puisque, dans le même temps, le code
de la propriété intellectuelle reconnaît (art. L. 113-7) la qualité d'auteur à quatre (ou six, en cas
d'adaptation) catégories de personnes. Et, dans la mesure où le droit moral des coauteurs de ce
type de création est paralysé durant la phase d'élaboration, la disposition était considérée
comme malvenue et le plus souvent regardée comme une malfaçon législative, car privant
encore davantage de leurs prérogatives spirituelles les auteurs d'une oeuvre audiovisuelle. Pour
être brutal, il ne restait aucun moyen de pression aux scénaristes, dialoguistes ou auteurs de la
composition musicale, mécontents, au stade final, de la version obtenue.
D'aucuns estimaient donc que la recherche d'un accord devait concerner tous les créateurs,
prenant pour cela appui sur une décision ancienne (CA Paris, 1re ch., 2 déc. 1963, Léo Ferré, D.
1964, Jur. p. 229, note G. L.-C). L'arrêt ici rapporté tranche en sens contraire et retient comme
l'avaient fait d'autres juridictions (V., par ex., TGI Paris, 1re ch., 13 déc. 2000, RIDA, févr.
2002, p. 343, obs. A. Kéréver) une interprétation littérale de la disposition légale. En l'espèce,
un auteur était mécontent du montage du documentaire mais ne parvenait pas à faire valoir son
point de vue. Après avoir retenu une définition classique du réalisateur d'une oeuvre
audiovisuelle (« la personne qui a en charge la supervision de la réalisation de l'oeuvre
audiovisuelle », qui « sélectionne les prises de vue et de son, dirige la préparation de celles-ci,
concourt à la conception de l'oeuvre en étroite collaboration avec le producteur, commande
notamment les opérations de montage et de mixage » et dont le « travail consiste à donner des
instructions aux différents techniciens »), la cour refuse au demandeur la « qualité de coréalisateur ». Elle en tire ensuite les conséquences en l'empêchant de s'opposer à l'établissement
de la « version définitive » (autrefois, « copie standard »), puisque, selon elle, en vertu de
l'article L. 121-5, alinéa 1er, « la consultation des coauteurs de l'oeuvre audiovisuelle, autres
que le réalisateur, n'est pas obligatoirement requise ». Contraire à l'approche romantique du
droit d'auteur français, cette solution n'est cependant pas en porte-à-faux avec la volonté précise
du législateur dont le souhait proclamé, en matière audiovisuelle, était d'éviter les éventuels
blocages qui pourraient entraver la réalisation de l'oeuvre.
Est-ce à dire que les personnes autres que le réalisateur seraient privées de toute possibilité de
faire entendre leurs voix lors de cette phase de réalisation ? La cour tente de trouver une
solution équilibrée en posant, en contrepoids de la paralysie du droit de divulgation, l'obligation
de respecter l'intégrité des apports. Toutefois, si le demandeur, « journaliste spécialiste du
Moyen-Orient », obtient des dommages intérêts en raison des imprécisions et des erreurs
contenues dans le documentaire, il n'a pas pour autant la possibilité de bloquer l'exploitation de
l'oeuvre audiovisuelle.
2 - Droits patrimoniaux
Exception de copie privée et privation d'exception
Les exceptions au monopole sont le révélateur de l'équilibre que le droit positif tente d'établir
entre les droits des créateurs et les intérêts des utilisateurs d'oeuvres. La loi du 1er août 2006 a
multiplié les limites aux monopoles mais la jurisprudence a eu à se prononcer sur l'une des
exceptions les plus emblématiques : la copie privée.
Le phénomène est révélateur du mouvement de consumérisme qui imprègne de plus en plus la
discipline. Il est vrai que les débats ont été avivés par la multiplication des mesures techniques
de protection (MTP) qui empêchent la libre reproduction des oeuvres. Deux contentieux ont
attiré l'attention. Tous deux ont été soumis à la Cour de cassation dans des délais (deux ans) qui
raviront tous ceux qui espèrent un désengorgement des juridictions. Il n'est pas interdit de
penser que le processus législatif qui se déroulait parallèlement n'est pas étranger au
166
phénomène. La voix du juge est venue éclairer les parlementaires qui s'interrogeaient sur
l'opportunité de l'adoption de nouvelles solutions.
Dans la première décision, la Cour de cassation (Cass. 1re civ., 28 févr. 2006, n° 05-15.824, D.
2006, AJ p. 784, obs. J. Daleau ; RTD com. 2006, p. 370, obs. F. Pollaud-Dulian ; ibid. p.
386, obs. P. Gaudrat ; JCP G 2006, II, 10084, note A. Lucas ; Comm. com. élec. 2006, comm.
n° 56, note C. Caron ; Légipresse 2006, n° 231, III, p. 71, note V.-L. Bénabou ; Propr. intell.
2006, n° 19, p. 179, obs. A. Lucas ; Rev. Lamy dr. immatériel, avr. 2006, n° 15, p. 37, note D.
Melison) est venue confirmer l'idée que le « test en trois étapes » s'adressait bien également au
juge et non pas seulement au législateur. La solution, non surprenante et figurant désormais à
l'article L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle, est lourde de conséquences. Elle signifie
que la personne qui entend profiter de la liberté offerte par une exception mentionnée dans la loi
pourra s'en voir retirer le bénéfice s'il est prouvé que la mise en oeuvre de la limitation au
monopole perturbe l'exploitation normale de l'oeuvre ou cause un préjudice injustifié aux
intérêts légitimes des titulaires des droits. Verra-t-on apparaître une nouvelle catégorie de
personnes jugées responsables : le « contrefacteur malgré lui » ? La mise en oeuvre du « test en
trois étapes » aura donc pour conséquence de réduire le champ de la liberté que le législateur a
pourtant entendu accorder au prix d'un compromis « politique ». Avec une part d'incertitude
puisque les analyses relatives au test divergeront souvent (comme le démontre d'ailleurs l'affaire
soumise à la Cour de cassation puisque les premiers juges et la cour régulatrice ont eu une
approche différente de celle de la cour d'appel). Le droit d'auteur français se transforme ainsi en
une espèce de « fair dealing » à l'anglaise mais avec, peut-être, moins de souplesse. La vérité
oblige à dire cependant que le phénomène est mondial puisque tous les textes internationaux
récents imposent la règle. Reste que l'adoption de ce principe dans la directive du 22 mai 2001
en a quelque peu transformé le sens et la portée. A l'origine le test ne servait que de « garde-fou
» à la liberté que le législateur international laissait aux législateurs nationaux. Désormais, par
le jeu de toutes les dispositions de l'article 5 de la directive qui, simultanément, dressent une
liste exhaustive d'exceptions (« cas spéciaux ») et maintiennent le garde-fou, il est évident que
ces solutions s'imposent également aux juridictions chargées de la mise en oeuvre du droit
d'auteur.
Mais au-delà de cette affirmation de principe (qui prenait appui sur l'article 9-2 de la
Convention de Berne), l'arrêt est intéressant en ce qu'il apporte une réponse à la question
hautement symbolique de savoir si la liberté de reproduire une oeuvre à des fins privées était
une simple faculté ou un droit de l'utilisateur. L'interrogation, il est vrai, n'était pas purement
théorique et la réponse à la question pouvait conditionner, avant la transposition de la directive
du 22 mai 2001 par la loi du 1er août 2006, le sort des dispositifs techniques de protection. Les
consommateurs pensaient pouvoir exiger le retrait de ces mesures techniques qui entravaient la
faculté de copie de l'oeuvre en érigeant la copie privée au rang de droit de l'utilisateur. Dès lors,
rien ne pouvait s'opposer à l'exercice de ce droit. Ni clauses contraires, ni « barbelés techniques
». La Cour régulatrice a refusé la reconnaissance de pareil droit et reconnu que les ayants droit
pouvaient protéger leurs créations à l'aide de mesures techniques : « la reproduction des
oeuvres littéraires et artistiques protégées par le droit d'auteur peut être autorisée, dans
certains cas spéciaux, pourvu qu'une telle reproduction ne porte pas atteinte à l'exploitation
normale de l'oeuvre ni ne cause un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur ; que
l'exception de copie privée prévue aux articles L. 122-5 et L. 211-3 du code de la propriété
intellectuelle, tels qu'ils doivent être interprétés à la lumière de la directive européenne
susvisée, ne peut faire obstacle à l'insertion dans les supports sur lesquels est reproduite une
oeuvre protégée, de mesures techniques de protection destinées à en empêcher la copie, lorsque
celle-ci aurait pour effet de porter atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre, laquelle doit
s'apprécier en tenant compte de l'incidence économique qu'une telle copie peut avoir dans le
contexte de l'environnement numérique ».
La décision censurée (CA Paris, 4e ch., 22 avr. 2005, D. 2005, Jur. p. 1573, note C. Castets167
Renard ; Comm. com. élec. 2005, comm. n° 98, note C. Caron. ; Propr. intell. 2005, n° 16, p.
340, note A. Lucas et P. Sirinelli ; Légipresse 2005, n° 227, III, p. 233, note M. Vivant et G.
Vercken ; Rev. Lamy dr. immatériel 2005/5, n° 135, note D. Melison ; JCP G 2005, II, 10126,
note C. Geiger) avait pareillement nié l'existence d'un droit des utilisateurs à la copie privée
mais sans en tirer les conséquences attendues puisque les juges du fond demandaient de façon
assez paradoxale aux producteurs qui avaient installé ces mesures de les retirer en sorte que les
utilisateurs puissent réaliser les copies désirées.
L'influence de la décision de la Cour de cassation sur les solutions retenues ensuite par le
législateur est indéniable (sur le dialogue entre le juge et le législateur, V. la thèse d'Alexandra
Bensamoun, Essai sur le dialogue entre le législateur et le juge en droit d'auteur, Paris-Sud, 11,
déc. 2005). Alors qu'il était envisagé de reconnaître un droit de l'utilisateur à la copie privée il
n'est plus question, dans la loi du 1er août 2006, que de garantir le bénéfice de l'exception. Alors
que certains parlementaires espéraient faire fixer dans la loi le nombre minimal de copies
auxquelles tout consommateur aurait droit, il a été finalement décidé de créer une autorité de
régulation des mesures techniques chargée de trouver une solution équilibrée dans l'hypothèse
où les protagonistes ne parviendraient pas spontanément à un accord.
Une autre question d'importance, susceptible également de restreindre le champ de la copie
privée et ayant trait à l'origine licite de la source à partir de laquelle est effectuée la copie, s'est
posée. On sait que, s'agissant de la copie de sauvegarde du logiciel, l'article L. 122-6, II, du
code de la propriété intellectuelle exige expressément qu'elle soit réalisée par « la personne
ayant le droit d'utiliser le logiciel », ce qui a pu conduire à affirmer que « l'illégalité de la
source corrompt toutes les utilisations ultérieures » (CA Paris, 13e ch., 20 sept. 2005, Comm.
com. élec. 2006, comm. n° 23, note C. Caron). L'exigence d'une matrice licite peut-elle, dans le
silence de la loi, être étendue à l'exception de copie privée ?
La question était posée à la Cour de cassation et la Chambre criminelle de la Cour régulatrice
casse, le 30 mai 2006 (Cass. crim., 30 mai 2006, n° 05-83.335, D. 2006, Jur. p. 2676, note E.
Dreyer ; Rev. Lamy dr. immatériel, juin 2006, n° 497, obs. L. Costes ; ibid., juill.-août 2006, p.
77 s., obs. A. Singh et T. Debiesse ; p. 80 s., note A. Bensamoun ; Comm. com. élec., sept.
2006, comm. n° 118, note C. Caron ; RIDA, oct. 2006, p. 237, obs. P. Sirinelli ), l'arrêt que la
Cour d'appel de Montpellier avait rendu le10 mars 2005 (CA Montpellier, 10 mars 2005, D.
2005, Jur. p. 1294, note G. Kessler ; Comm. com. élec., mai 2005, comm. n° 77, et JCP G
2005, II, 10078, notes C. Caron ; Propr. intell., n° 15, avr. 2005, p. 168, obs. P. Sirinelli ;
Légipresse, n° 222, juin 2005, III, p. 120, note I. Wekstein ; RIDA, n° 205, juill. 2005, p. 365,
note A. Kéréver ; Adde P. Sirinelli et M. Vivant, Arrêt de Montpellier du 10 mars 2005 : ce n'est
pas le Peyrou !, Rev. Lamy dr. immatériel, n° 5, mai 2005, n° 133 ; J. Larrieu, Le
téléchargement au Paradis ?, Juriscom.net ; C. Manara, Télécharger des fichiers au contenu
protégé n'est pas illégal !, D. 2005, Point de vue p. 834 ; C. Rojinsky, La copie privée, point
d'équilibre du droit d'auteur. Observations en marge de l'arrêt de la Cour de Montpellier en date
du 10 mars 2005, et de l'arrêt de la Cour de Paris en date du 22 avril 2005, Expertises, juill.
2005, p. 255). Un internaute réalisait sur des supports amovibles des copies d'oeuvres qui
étaient provisoirement stockées sur son disque dur. Certaines des matrices à partir desquelles
étaient réalisées les copies provenaient d'actes de téléchargement non autorisés. La Cour d'appel
de Montpellier, malgré la demande de certaines des parties, ne s'était pas intéressée à la
question de l'origine licite ou illicite de la source à partir de laquelle la copie était réalisée. Sa
décision est pour cette raison cassée. Il est délicat d'affirmer que la Cour régulatrice pose
désormais fermement le principe de l'exigence d'une source licite pour admettre le bénéfice de
l'exception de copie privée. Sa décision est avant tout un arrêt de procédure puisque la Chambre
criminelle s'est contentée de reprocher à la cour d'appel, au visa de l'article 593 du code de
procédure pénale, de ne pas avoir justifié sa décision.
Il n'est donc pas possible de savoir si, selon la jurisprudence, le bénéfice de l'exception privée
168
est limité, comme en droit allemand (art. 53, al. 1er de la loi sur le droit d'auteur), aux
hypothèses pour lesquelles le copiste a eu un accès licite à la matrice à partir de laquelle il
effectue la reproduction. Cette question délicate de l'origine de la source devra donc être
examinée par Cour d'Aix-en-Provence, qui statuera sur renvoi.
D - Mise en oeuvre des droits d'auteur
1 - Mise en oeuvre contractuelle
Les contrats de droit d'auteur obéissent, on le sait, à une espèce de formalisme (art. L. 131-1 s.
c. propr. intell.) destiné à protéger les auteurs au moment où ces derniers prennent la décision de
transférer leurs droits relatifs à leurs oeuvres.
Formalisme et interprétation du contrat
L'application de la règle conduit à exiger un écrit porteur d'un certain nombre de mentions, de
telle sorte qu'il est impossible de considérer que la mise à la disposition d'un voilier aux Antilles
au profit d'un photographe, afin de permettre à ce dernier de réaliser des prises de vue, puisse
valoir cession implicite du droit d'auteur sur les clichés ainsi réalisés (CA Paris, 4e ch. B, 18
nov. 2005, Comm. com. élec., mars 2006, n° 45).
Mais au-delà d'affaires aussi pittoresques, on sait que le contrat s'interprète généralement dans
un sens favorable à l'auteur. Les modes d'exploitation non expressément cédés par le créateur
sont réputés retenus par lui (art. L. 131-3 c. propr. intell.). Le principe prend une importance
encore accrue en présence des évolutions technologiques. Céder ses droits d'exploitation relatifs
à une édition papier n'implique pas le transfert des droits de reproduction pour une édition
numérique. La jurisprudence vient cependant de se montrer bienveillante (CA Paris, 4e ch. A,
26 avr. 2006, n° 05/01086, JCP G 2006, I, 162, obs. C. Caron) à l'égard des exploitants en
acceptant de considérer que la clause « tous procédés vidéos » puisse non seulement viser les
vidéogrammes « VHS » (ou Bétamax) mais également les DVD, supports numériques, qui peu
à peu supplantent les premiers. On mesure que, commercialement parlant, les deux marchés
peuvent être regardés comme proches, pour autant les lecteurs qui en permettent l'accès en sont
distincts et les conséquences (notamment sur les possibilités de copies) sont assez différentes.
En réalité, c'est moins l'idée de supports distincts qui importerait (de magnétiques à
numériques) que le mode de mise à la disposition du public. Ainsi, pour rester dans le champ du
numérique, la location de DVD et la VOD devraient être regardées comme des modes bien
distincts en sorte que, même si dans l'esprit du public, la deuxième s'inscrit dans le
prolongement de la première, la cession des droits relatifs à l'une ne peut être considérée comme
comprise dans le transfert ayant trait aux autres.
Rémunération
Les conflits ayant trait au respect des exigences légales ont souvent pour objet les dispositions à
respecter concernant la rémunération. Il est vrai que nombre de contrats tendent à s'affranchir
pour partie de l'idée d'un intéressement de l'auteur au succès de l'oeuvre et il n'est plus rare de
rencontrer des clauses ainsi rédigées : « pour la cession (de ses droits), l'auteur recevra pour
chaque exemplaire vendu en France un droit sur le chiffre d'affaires : de 0 à 500 exemplaires,
aucun droit ne sera versé ; de 501 à 1 000 exemplaires, 7 % ; au-delà de 2 000 exemplaires, 10
% ».
De pareilles dispositions sont-elles conformes aux exigences de l'article L. 131-4 du code de la
propriété intellectuelle, en vertu desquelles « la cession par l'auteur de ses droits sur son oeuvre
doit comporter au profit de l'auteur la participation proportionnelle aux recettes provenant de
la vente ou de l'exploitation » ?
Un auteur répondait par la négative en soulignant que pareille stipulation envisageait une
169
cession gratuite pour les 500 premiers exemplaires alors même que de pareilles opérations ne
sont admises par l'article L. 122-7 du code de la propriété intellectuelle qu'à la condition que la
clause soit dépourvue de toute ambiguïté (en ce sens, CA Paris, 4e ch. B, 18 nov. 2005 et 25
nov. 2005, Propr. intell., avr. 2006, p. 183, obs. A. Lucas ; Comm. com. élec. 2006, comm. n°
40, note C. Caron ; adde, CA Paris, 4e ch., 10 déc. 2004, RIDA, avr. 2005, p. 286 ; Propr. intell.
2005, p. 175, obs. A. Lucas. Et, plus réservé, CA Paris, 4e ch., 25 juin 2003, RIDA, janv. 2004,
p. 246). Or, selon le créateur, tel n'était pas le cas de la clause litigieuse qui paraissait prévoir
une rémunération proportionnelle à taux progressifs.
Cette argumentation n'est pas retenue par la Cour d'appel de Paris (CA Paris, 4e ch. A, 22 mars
2006, RIDA, juill. 2006, p. 285, obs. A. Kéréver) qui estime que le libellé de la clause examinée
« de 0 à 500 exemplaires, aucun droit ne sera versé » est exempte de toute ambiguïté en ce
qu'elle prévoit clairement la gratuité et limite la cession à titre gratuit aux 500 premiers
exemplaires vendus. Toutefois, les juges annulent la clause relative à la rémunération sur le
fondement d'un autre grief et au motif que l'assiette de cette rémunération pour les autres
tranches, le chiffre d'affaires de l'éditeur, n'est pas conforme aux exigences d'une jurisprudence
constante imposant le prix de vente au public. L'annulation du contrat ouvre alors droit, non à
une rémunération, mais à des dommages et intérêts compensant tant les préjudices matériels
subis que les préjudices moraux, notamment celui résultant de l'échec du projet éditorial.
La décision s'inscrit bien dans le mouvement jurisprudentiel qui se dessine. Dès lors que la
cession est faite, même pour partie, à titre onéreux les règles protectrices doivent s'appliquer. La
cession à titre gratuit n'est naturellement pas impossible mais a priori, il faut considérer que le
formalisme protecteur des intérêts des auteurs doit conduire à présumer que le contrat est conclu
à titre onéreux (en ce sens, A. Lucas, Propr. intell., avr. 2006, préc.). Ce n'est qu'en présence
d'une clause expresse dénuée de toute ambiguïté, le créateur devant avoir une « claire
conscience » de son engagement, que cette présomption peut être renversée, « étant toutefois
observé que chaque auteur conserve la liberté d'en demander la nullité s'il estime notamment
que son consentement a été vicié » (CA Paris, 4e ch. B, 25 nov. 2005, préc.).
La loi du 1er août 2006 qui contient une disposition nouvelle (art. L. 122-7-1 c. propr. intell.)
selon laquelle « l'auteur est libre de mettre ses oeuvres gratuitement à la disposition du public,
sous réserve des droits des éventuels coauteurs et de ceux des tiers ainsi que dans le respect des
conventions qu'il a conclue » ne devrait en rien changer ces solutions.
Reste cependant à espérer que la conjonction de ces deux phénomènes, judiciaire et légal, ne
conduise pas à développer des usages qui auraient pour conséquence de rendre habituelles des
clauses semblables à celles soumises aux juges dans les affaires rapportées. Elles sont de plus
en plus fréquentes dans les milieux de la recherche et il faudrait prendre garde à ce que leur
développement n'en vienne pas un jour, si ce n'est à inverser le principe et l'exception, au moins
à considérer que le consentement de l'auteur est éclairé et qu'il n'y a plus trace pour la moindre
ambiguïté.
Transfert de contrats d'édition
L'intuitus personnae qui irrigue les contrats conclus avec un auteur fait que, selon l'article L.
132-16 du code de la propriété intellectuelle, « l'éditeur ne peut transmettre, à titre gratuit ou
onéreux, ou par voie d'apport en société, le bénéfice du contrat d'édition à des tiers,
indépendamment de son fonds de commerce, sans avoir préalablement obtenu l'autorisation de
l'auteur ». On comprendrait mal que le créateur qui a soigneusement choisi son cocontractant
pour une opération qui engage sa personnalité (l'oeuvre étant le reflet de sa personne), puisse se
voir opposer les conséquences d'un transfert de son seul contrat d'édition. Certes le code prévoit
un tempérament logique lorsque le transfert est consécutif à l'aliénation du fonds de commerce
de l'éditeur. Sous peine d'admettre des effets anti-économiques qui n'arrangeraient personne, le
170
transfert n'est alors plus subordonné à l'autorisation de l'auteur, sauf pour ce dernier à
démontrer, selon l'alinéa 2 de l'article L. 132-16, que l'aliénation « est de nature à compromettre
gravement (ses) intérêts matériels ou moraux ». La distinction entre les diverses hypothèses est
donc fondamentale en raison de ces différences de régime, étant entendu que l'élision de la règle
la plus protectrice de l'auteur ne peut se faire que lorsque l'on est persuadé que toutes les
conditions de mise en oeuvre de l'exception sont remplies. Tel n'était pas le cas dans l'affaire
tranchée par le Tribunal de grande instance de Paris (TGI Paris, 3e ch., 1er févr. 2006), puisque
l'éditeur, non seulement poursuivait une partie de son activité sous un autre nom commercial
dans le même établissement principal, mais encore, loin d'avoir cédé une branche d'activité
autonome, avait en réalité démembré les contrats d'édition au profit de deux sociétés distinctes.
Contrat d'édition musicale - Obligation d'exploitation
On sait que l'éditeur est tenu, en vertu de l'article L. 132-12 du code de la propriété
intellectuelle, d'une obligation d'exploitation permanente et suivie. Mais, la règle est susceptible
de connaître des contours différents suivant les oeuvres en cause et les usages de la profession.
Un éditeur avait inséré une clause le dispensant de la publication graphique et de la diffusion de
l'oeuvre. Mécontent, l'auteur demande l'annulation du contrat qu'il obtient des juges du fond au
motif que l'éditeur, qui a une double obligation d'éditer en nombre l'oeuvre et de l'exploiter, ne
pouvait, sans violer les dispositions légales impératives, se dispenser de l'une ou l'autre de ces
deux obligations qui sont de l'essence du contrat.
La Cour de cassation, au visa des articles L. 132-1, L. 132-11, L. 132-12 du code de la propriété
intellectuelle mais aussi 1134 du code civil, censure cet arrêt (Cass. 1re civ., 13 juin 2006, n°
04-15.456, D. 2006, AJ p. 1819, obs. J. Daleau, et Pan. p. 2638, obs. B. Fauvarque-Cosson et S.
Amrani Mekki ; RTD com. 2006, p. 593, obs. F. Pollaud-Dulian ; Rev. Lamy dr. immatériel,
août 2006, p. 23, obs. L. Costes et J.-B. Auroux) en estimant « que ne contrevient pas aux
dispositions légales susvisées et ne dispense pas l'éditeur de son obligation essentielle d'édition
et d'exploitation de l'oeuvre, le contrat qui, pour des oeuvres destinées à être diffusées sous
forme d'enregistrement pour l'illustration musicale, dispense l'éditeur de procéder ou faire
procéder à la publication graphique de celle-ci et à son exploitation discographique auprès du
public par l'intermédiaire d'une distribution traditionnelle, mais lui fait obligation de faire
figurer l'oeuvre sur un support adapté à la clientèle à laquelle elle est destinée et d'en assurer
ainsi une exploitation et une diffusion conforme aux usages ».
La règle énoncée par le législateur, exigeant une obligation d'exploitation, s'impose bien mais
encore faut-il en comprendre la portée. Même pour les contrats d'édition musicale de facture
assez classique il avait été admis (CA Paris, 4e ch. A, 13 mars 2002, Comm. com. élec. 2002,
comm. n° 82, obs. C. Caron) que « l'exploitation ne saurait se limiter à la seule exploitation
graphique, laquelle ne revêt plus qu'un caractère accessoire et secondaire en raison de
l'évolution de l'édition musicale et du développement de l'exploitation de ces oeuvres sous
forme de phonogrammes ou tout autre support ». Il n'est donc pas illogique que l'éditeur, pour
son secteur éditorial spécifique, en l'occurrence, celui de la musique des illustrations sonores,
puisse être dispensé de faire procéder à la publication graphique et à l'exploitation
discographique auprès du public par l'intermédiaire d'une distribution traditionnelle. Le visa de
l'article 1134 du code civil n'est pas indifférent. La règle doit être comprise de manière à ne pas
imposer des charges inutiles tout en veillant à ce que soit respecté ce qui peut paraître «
essentiel ». A tout le moins, l'éditeur de ce secteur doit faire figurer les oeuvres sur un « support
adapté à la clientèle à laquelle elle est destinée » et doit en assurer une exploitation et une
diffusion conforme aux usages de son secteur.
2 - Mise en oeuvre judiciaire
La Cour d'appel de Paris a, le 25 janvier 2006 (CA Paris, 4e ch. A, 25 janv. 2006, n°
02/05973, Propr. intell., avr. 2006, p. 184, obs. A. Lucas), tranché un débat qui a pu diviser la
171
doctrine et retenu la solution selon laquelle le délai de prescription de l'action civile en
contrefaçon est de dix ans. Mais à partir de quand, de quoi ? En l'espèce, les juges ont refusé de
repousser le point de départ de ce délai en raison de circonstances particulières. Le professeur
Lucas (loc. cit.) en déduit que, par interprétation a contrario, il serait loisible, en dehors de ces
circonstances de faire courir le délai du jour où la contrefaçon est révélée au titulaire du droit..
S'agissant de la contrefaçon elle-même, la Cour de cassation, par deux décisions, rendues les 5
juillet 2006 (Cass. 1re civ., 5 juill. 2006, RIDA, oct. 2006, p. 271, obs. P. Sirinelli ; cassation de
CA Paris, 4° ch., 4 juin 2004, Propr. intell,. n°13, oct. 2004, n° 3, obs. P. Sirinelli) et 16 mai
2006 (Cass. 1re civ., 16 mai 2006), vient rappeler qu'elle s'apprécie selon les ressemblances
mais ne résulte pas nécessairement de simples ressemblances. Ces dernières peuvent être
insuffisantes à établir la contrefaçon, soit parce qu'elles peuvent ne concerner que des éléments
non protégés par le droit d'auteur (première affaire), soit parce qu'elles sont susceptibles de
n'être que le résultat d'une rencontre fortuite (deuxième affaire).
Cette deuxième décision (Cass. 1re civ., 16 mai 2006, n° 05-11.780, D. 2006, AJ p. 1532, obs.
J. Daleau ; RTD com. 2006, p. 596, obs. F. Pollaud-Dulian ; Comm. com. élec. 2006, comm.
n° 104, note C. Caron ; RIDA, oct. 2006, p. 285, obs. P. Sirinelli) apporte un éclairage non
négligeable sur la possibilité d'échapper au grief de contrefaçon alors même que la comparaison
des oeuvres en cause établit sans contestation possible des ressemblances entre des éléments de
forme composant les créations concernées. Suivant la Cour régulatrice, visant les articles L.
121-1, L. 122-1 et L. 335-3 du code de la propriété intellectuelle, « la contrefaçon d'une oeuvre
de l'esprit résulte de sa seule reproduction et ne peut être écartée que lorsque celui qui la
conteste démontre que les similitudes existant entre les deux oeuvres procèdent d'une rencontre
fortuite ou de réminiscences résultant notamment d'une source d'inspiration commune ».
Les Hauts magistrats rappellent ainsi en premier lieu le principe selon lequel, même devant les
juridictions civiles, la contrefaçon résulte du simple acte matériel de reproduction d'une création
originale. Ce qui est traditionnellement présenté comme révélateur de l'existence d'une
présomption de mauvaise foi. Mais la Cour régulatrice modère cette règle en l'assortissant d'un
tempérament : cette solution peut être écartée en certains cas exceptionnels révélateurs de la
bonne foi de la personne poursuivie. Cependant, le tour négatif de la formulation (« ne peut être
écartée que lorsque... ») et l'énumération des cas (« rencontre fortuite » ou « réminiscences
résultant notamment d'une source d'inspiration commune ») atteste clairement du souci de
maintenir une solution favorable aux premiers créateurs en limitant les échappatoires. Enfin, la
lettre de la motivation autant que l'articulation de l'ensemble ne laisse aucun doute sur la charge
de la preuve. C'est à la personne qui entend échapper au grief de contrefaçon, déduit des
constatations matérielles, d'apporter la preuve qu'elle se trouve dans l'une ou l'autre des
situations exceptionnellement admises par la Cour régulatrice.
Suivant certains spécialistes (J.-C. Zylberstein et E. Martin, Hocquenghem, Propos critiques sur
l'exception de rencontre fortuite, Comm. com. élec., n° 4, avr. 2006, Etude 9, § 1), deux
analyses différentes de « l'exception de rencontre fortuite » coexistaient en doctrine, « l'une la
liant à l'élément moral de la contrefaçon, l'autre, plus fondamentalement, à son élément matériel
».
Dans la première approche, le caractère fortuit de la ressemblance entre deux oeuvres exclurait
la mauvaise foi du deuxième créateur, privant ainsi le délit pénal de contrefaçon de son élément
moral. Cette conception, utile lorsqu'il s'agit d'écarter le prononcé de sanctions pénales, serait
cependant de peu de portée en matière civile, notamment s'agissant de l'indemnisation, puisque
dans les rapports avec le titulaire des droits méconnus, la bonne ou la mauvaise foi du
contrefacteur est indifférente. La seconde analyse, exposée en son temps par Desbois (Desbois,
Traité de droit d'auteur, 3e éd., Dalloz, 1978, § 117-118), « attribue des conséquences plus
radicales à la « fortuité » des ressemblances mises en évidence entre deux oeuvres. En effet,
172
selon Desbois, l'imputation de ces ressemblances au seul hasard ferait disparaître la matérialité
même de la contrefaçon » (J.-C. Zylberstein et E. Martin, op. cit., § 2). Il est possible de se
demander si ce n'est pas, en quelque sorte, cette dernière conception qui a été retenue dans
l'arrêt rapporté. Ce dernier constituerait alors une étape importante dans la construction
jurisprudentielle relative à la contrefaçon.
II - Droits voisins
Nouvel et dernier épisode dans le conflit opposant un artiste à son producteur à propos de la
réalisation de compilations sans l'autorisation de l'interprète. L'affaire connaissant enfin son
épilogue, il convient d'en rappeler brièvement les principales étapes puisque juges du fond et
Cour régulatrice paraissent s'être régulièrement opposés. Un interprète, estimant que le
rapprochement ainsi réalisé avec les oeuvres d'autres artistes portait atteinte à son droit moral,
avait engagé une action judiciaire aux fins d'obtenir la résiliation des contrats et la
condamnation du producteur à l'obtention de dommages et intérêts. Il mettait pour cela en avant
l'article L. 212-2 du code de la propriété intellectuelle, selon lequel « l'artiste interprète a droit
au respect de son nom, de sa qualité et de son interprétation. Ce droit, inaliénable et
imprescriptible, est attaché à sa personne ». C'est-à-dire une disposition reconnaissant un droit
au respect de l'intégrité et de la paternité.
L'artiste subit un premier échec devant une première cour d'appel au motif qu'il « avait consenti
une autorisation générale d'exploitation qui impliquait la possibilité de dissocier les oeuvres
réunies dans les différents albums, ainsi que de procéder à des compilations, notamment des
compilations comportant plusieurs interprètes ». Mais cette décision fut censurée par un arrêt de
la Chambre sociale de la Cour de cassation, du 10 juillet 2002 (D. 2002, AJ p. 2679, obs. J.
Daleau ; RTD com. 2004, p. 735, obs. F. Pollaud-Dulian ; RIDA, janv. 2003, p. 239, obs.
A. Kéréver ; Propr. intell., janv. 2003, p. 50, obs. P. Sirinelli ; JCP G 2002, II, 10000, note C.
Caron), en raison du principe d'inaliénabilité du droit moral. Suivant la Cour régulatrice, « il
résulte de l'article L. 212-2 du code de la propriété intellectuelle que le droit au respect qu'il
institue, principe d'ordre public, s'oppose à ce que l'artiste abandonne au cessionnaire, de
façon préalable et générale, l'appréciation exclusive des utilisations, diffusions, adaptations,
retraits, adjonctions et changements qu'il déciderait de réaliser ». L'analyse de la décision de la
Cour de cassation pouvait laisser penser qu'il était reconnu, au-delà du donné légal, une espèce
de droit de divulgation aux artistes interprètes. Cependant, la juridiction de renvoi (CA
Versailles, ch. soc. réun., 7 avr. 2004, D. 2005, Pan. p. 1482, spéc. p. 1487, obs. P. Sirinelli ;
RTD com 2004, p. 735, obs. F. Pollaud-Dulian ; Propr. intell., oct. 2004, p. 927, obs. A.
Lucas ; Comm. com. élec. 2004, comm. n° 100, note C. Caron) tentait de concilier les principes
posés par le législateur avec la solution pratique de la première cour d'appel en précisant que «
le seul fait d'imposer d'autorité une exploitation sous forme de compilations ne caractérise pas,
à lui seul, une violation du droit moral de l'artiste ». C'était habilement s'écarter de l'idée d'une
reconnaissance d'un droit de divulgation afin d'en éviter les conséquences. Puis, cet obstacle
étant évité, restait à traiter la question du respect de l'intégrité de l'interprétation. Se livrant à un
examen des compilations litigieuses, la Cour d'appel de Versailles estima que le voisinage de
l'interprétation du demandeur avec celles d'autres artistes, même si ces derniers ont eu « un
passé trouble sous l'Occupation », n'est pas « de nature à ternir sa réputation » et relève «
qu'aucun thème dégradant ou susceptible de heurter les convictions ne ressort de la
juxtaposition des enregistrements ». L'analyse n'était donc bien centrée que sur le seul droit au
respect de l'intégrité de l'interprétation et les circonstances de l'espèce montraient, suivant les
juges du fond, qu'aucune atteinte ne résultait de l'utilisation faite. Cette décision ne trouve pas
davantage grâce aux yeux de la Cour régulatrice (Cass. soc., 8 févr. 2006, n° 04-45.203, D.
2006, Jur. p. 1172, note P. Allaeys, et AJ p. 579, obs. J. Daleau ; RTD com. 2006, p. 374, obs.
F. Pollaud-Dulian ; Comm. com. élec. 2006, comm. n° 57, note C. Caron ; JCP E 2006, 1654,
note C. Alleaume ; JCP G 2006, II, 10078, note T. Azzi ; JCP S 2006, 1238, note T. Lahalle ;
Légipresse 2006, n° 232, III, p. 101, note P. Tafforeau ; RIDA, juill. 2006, p. 303, obs A.
Kéréver) qui casse l'arrêt de la Cour d'appel de Versailles au motif « qu'une exploitation sous
173
forme de compilations avec des oeuvres d'autres interprètes étant de nature à en altérer le sens,
ne pouvait relever de l'appréciation exclusive du cessionnaire et requérait une autorisation
spéciale de l'artiste ». La décision est claire : il importe peu que les « voisinages » opérés par
les compilations litigieuses ternissent, ou non, la réputation de l'artiste réticent. L'atteinte au
droit moral était constituée du seul fait de l'utilisation projetée de la prestation sans qu'il soit
nécessaire de rechercher en quoi elle était précisément dénaturante. A nouveau est
implicitement posée l'idée de la reconnaissance d'un droit de divulgation que pourtant le
législateur n'a pas proclamée. La solution est d'autant plus remarquable qu'elle paraît se
démarquer du mouvement jurisprudentiel qui semble admettre, en matière de droit d'auteur, la
théorie de l'épuisement du droit de divulgation. Voici donc un droit (voisin) à l'existence
discutée dont la portée serait plus importante que celle d'une prérogative (droit d'auteur)
pourtant expressément reconnue ! Quoiqu'il en soit, l'artiste, renonçant à sa demande
d'indemnité, l'arrêt de la Cour de cassation met fin au litige en condamnant le producteur à
cesser toute exploitation des compilations litigieuses et à en remettre les supports à l'artiste.
Mots clés :
PROPRIETE LITTERAIRE ET ARTISTIQUE * Oeuvre protégée * Magazine * Titre *
Appréciation souveraine des juges du fond
Thème Preuve
Recueil Dalloz 2011 p. 2891
Droit de la preuve
juillet 2010 - octobre 2011
Philippe Delebecque, Professeur à l'Université de Paris I (Panthéon Sorbonne)
Jean-Daniel Bretzner, Avocat à la Cour - Bredin Prat
Isabelle Gelbard-Le Dauphin, Conseiller référendaire à la Cour de cassation
I - Les principes probatoires communs aux droits personnels et aux droits réels
A - Les décisions relatives à la charge de la preuve
1 - Principe de précaution et charge de la preuve du lien de causalité entre une pathologie et la
présence d'un champ électromagnétique
Le principe de précaution consacré par l'article L. 110-1, II, 1°, du code de l'environnement
permet-il d'opérer une inversion de la charge de la preuve au sujet du lien de causalité entre la
présence d'un champ électromagnétique et l'apparition de pathologies chez certains animaux ?
Un arrêt du 18 mai 2011 répond à cette question par la négative (Civ. 3e, 18 mai 2011, n° 1017.645, D. 2011. 1483, obs. I. Gallmeister, 2089, note M. Boutonnet , 2679, chron. A.-C.
Monge , et 2694, obs. F. G. Trébulle ; RTD civ. 2011. 540, obs. P. Jourdain ). Dans cette
espèce, un éleveur alléguait que la présence d'une ligne à très haute tension constituait la cause
des pathologies de son troupeau. Les juges du fond rejetèrent cette thèse. Ils firent observer qu'à
leurs yeux, il n'existait pas de preuve suffisamment caractérisée de l'existence d'un lien de
causalité entre le dommage invoqué par l'agriculteur et la présence d'une ligne à très haute
tension. L'arrêt d'appel fut déféré à la Cour de cassation. Au soutien de son pourvoi,
l'agriculteur allégua que le principe de précaution permet d'opérer une inversion de la charge de
la preuve et de présumer l'existence d'un tel lien de causalité. Le moyen est rejeté, à notre avis à
juste titre. Rien dans la formulation de l'article L. 110-1, II, 1°, du code de l'environnement ne
légitime, en effet, une inversion de la charge de la preuve du lien de causalité. La troisième
chambre civile fait du reste observer à cet égard que « la charte de l'environnement et le
principe de précaution ne remettent pas en cause les règles selon lesquelles il appartient à celui
qui sollicite l'indemnisation du dommage [...] d'établir que ce préjudice était la conséquence
directe et certaine » de la ligne à haute tension.
174
J.-D. B.
2 - Délai de forclusion et charge de la preuve
La Caisse d'épargne Côte d'Azur consent un crédit à la consommation à Mme P. Partiellement
remboursée, la banque engage une action en paiement du solde du prêt. La cliente s'y oppose en
soulevant la forclusion de l'action en paiement et obtient satisfaction en appel. L'arrêt retient
que le prêteur doit, pour établir que son action n'est pas prescrite, justifier de la date exacte du
premier incident de paiement non régularisé et que, faute d'historique du compte régulièrement
produit, le juge n'est pas en mesure de vérifier que la forclusion biennale de l'article L. 311-37
du code de la consommation n'était pas acquise (en l'espèce lors de la signification de
l'ordonnance d'injonction de payer). La solution se comprend, le prêteur ayant, comme il se doit
(cf. art. 1315, al. 1er, c. civ.), prouvé l'existence et le montant de sa créance. Elle oublie
cependant une chose importante, c'est qu'il appartient à celui ou celle qui se prétend libéré, ici
l'emprunteuse, de justifier le paiement ou « le fait qui a produit l'extinction de son obligation »
(art. 1315, al. 2). D'où le reproche fait par la Cour de cassation à la cour d'appel : vous avez
inversé la charge de la preuve ! C'était bien à l'emprunteuse qui invoquait la fin de non-recevoir
tirée de la forclusion biennale de l'action en paiement de la justifier (Civ. 1re, 3 févr. 2011, n°
09-71.693, CCC 2011, n° 104, obs. G. Raymond). Est-ce sévère ? Non, ce n'est qu'un rappel de
la distribution des rôles entre le demandeur et le défendeur, si bien mis en musique par l'article
1315 du code civil. De surcroît, comme cela a été fort justement souligné (cf. G. Raymond,
préc.), ce n'est pas parce que le consommateur est protégé en matière de crédit à la
consommation qu'il faudrait lui accorder une faveur supplémentaire tenant à l'inversion de la
charge de la preuve.
Ph. D.
3 - Recel de communauté et charge de la preuve
L'article 1477 du code civil dispose que « celui des époux qui aura détourné ou recelé quelques
effets de la communauté est privé de sa portion dans lesdits effets ». Il appartient,
conformément au droit commun, à l'époux qui se considère comme victime d'un recel de
communauté d'en apporter la preuve et donc d'établir tant l'élément matériel du recel que son
élément intentionnel (V. MM. Terré et Simler, Droit civil, Les régimes matrimoniaux, 6e éd.,
Précis Dalloz, n° 701). Mais encore faut-il que cet époux ait été informé précisément de ses
droits. Tel est l'enseignement de l'arrêt rapporté (Civ. 1re, 1er juin 2011, n° 10-30.205, D. 2011.
1619 ; AJ fam. 2011. 383, obs. P. Hilt ; RTD civ. 2011. 578, obs. B. Vareille ). En l'espèce,
un accord est conclu par des époux sur le point de divorcer en vue de régler leurs relations
patrimoniales. Peu après, l'administration fiscale découvre que les actions d'une société
dépendant de la communauté ont été cédées par le mari pour un certain prix, alors que l'acte de
partage mentionne que ces actions avaient un prix bien inférieur. D'où l'action de l'épouse
contre son ex-mari sur le fondement, notamment, du recel de communauté. Celle-ci est
déboutée en appel, faute pour elle d'établir la volonté de son ex-mari de dissimuler
volontairement un actif de la communauté en ne faisant pas état de la valeur réelle des actions
de la société en cause. Il est vrai que le doute doit toujours profiter au prétendu receleur (cf.
MM. Terré et Simler, op. cit., ibid.). Et les juges du fond de préciser qu'« il était loisible à Mme
X qui ne pouvait ignorer la cession, de réclamer toutes informations complémentaires en temps
utile avant de s'engager ». L'arrêt a été censuré, car s'il est vrai que l'épouse devait rapporter la
preuve du recel, « il incombait à son mari de prouver qu'il l'avait informée de la valeur réelle
des actions dont il avait disposé » et de porter à sa connaissance le prix de cession. Faut-il
rappeler que l'époux qui dispose seul des biens communs a l'obligation d'informer son conjoint
de sa gestion ? La preuve du recel de communauté incombe bien - par tous moyens - au
demandeur, mais encore faut-il que ce dernier dispose précisément de ces moyens.
Ph. D.
175
4 - Le jugement de clôture pour extinction de passif vaut présomption de paiement
Un tribunal de commerce, s'appuyant sur des informations fournies par le commissaire à
l'exécution du plan indiquant que le débiteur avait réglé le passif par anticipation, prononce la
clôture de la procédure collective pour extinction du passif. Un créancier prétend, cependant,
que, bien qu'ayant déclaré sa créance, il n'a pas été désintéressé, et entreprend une saisie-vente
sur le fondement d'un titre exécutoire préalablement obtenu. Le juge de l'exécution annule la
saisie de même que la cour d'appel : sans doute, le débiteur doit-il établir qu'il a accompli ses
obligations, mais en l'espèce, tel est bien le cas puisqu'un jugement est intervenu en sa faveur en
ayant prononcé une clôture pour extinction du passif. Or, ce jugement est la preuve qu'un
paiement a été fait. C'est donc au créancier de combattre cet instrumentum et de prouver qu'en
réalité il n'a pas été payé. La Cour de cassation, malgré un pourvoi se fondant sur une violation
de l'article 1315 du code civil ainsi que sur une méconnaissance de l'autorité de la chose jugée, a
avalisé le raisonnement (Com. 16 nov. 2010, n° 09-69.495, D. 2010. 2831, obs. A. Lienhard ;
JCP 2011. 89, note J.-J. Barbièri, et 627, n° 6, obs. P. Pétel).
La solution permet de rappeler qu'une clôture pour extinction du passif ne fait pas obstacle aux
poursuites d'un créancier impayé : ces poursuites restent recevables. En effet, le jugement de
clôture ne se prononce pas sur la situation de chaque créancier ; il se borne en somme à
constater que le débiteur n'est plus en état de cessation de paiements. Pour autant, ce jugement
n'est pas neutre : il emporte une présomption de paiement, si bien qu'il appartient au créancier
de rapporter la preuve qu'il n'a pas été payé dans le cadre de la procédure collective. D'où la
question de savoir comment le créancier peut s'y prendre, puisqu'il doit alors établir un fait
négatif. N'aurait-il pas été plus simple ou, en tout cas, plus opportun, de mettre la charge de la
preuve du paiement sur la tête du débiteur ou, plus exactement, sur celle du mandataire de
justice appelé à suivre la procédure collective et à rendre des comptes ? On précisera que la
solution rapportée, inédite à notre connaissance, ne devrait jouer qu'en présence d'un véritable
jugement de clôture et non pas en présence d'un simple jugement constatant l'existence d'une
meilleure fortune du débiteur. Elle ne concerne en outre que les créances de la procédure
collective (cf. P. Pétel, préc.).
Ph. D.
B - Les grands principes qui gouvernent le droit de la preuve
1 - Le principe de loyauté dans l'obtention d'un élément de preuve
Pratiques anticoncurrentielles et preuve par enregistrements subreptices de communications
téléphoniques : épilogue judiciaire
L'assemblée plénière de la Cour de cassation (Cass., ass. plén., 7 janv. 2011, n° 09-14.316, D.
2011. 157, obs. E. Chevrier, 562, note F. Fourment , et 618, chron. V. Vigneau ; RTD civ.
2011. 127, obs. B. Fages , et 383, obs. P. Théry ; JCP 2011. 208, note B. Ruy) a mis un
terme à une importante controverse portant sur l'admissibilité de la preuve d'une entente au
moyen d'« enregistrements sonores subreptices » (cf. B. Ruy, préc.). Certains avaient plaidé
pour faire admettre que le droit de la concurrence avait ses exigences propres. D'autres avaient
répondu que rien ne permettait de déroger à la règle de la loyauté des preuves. Un arrêt de la
chambre commerciale (3 juin 2008, n° 07-17.147, Bull. civ. IV, n° 112 ; D. 2008. 1687, obs. E.
Chevrier , 2476, note M.-E. Boursier-Mauderly , 2749, chron. M.-L. Bélaval et R.
Salomon , et 2009. 2714, nos obs. ; RTD com. 2009. 431, obs. B. Bouloc ) avait tranché en
considérant que, dès lors que le procédé utilisé - l'enregistrement d'une communication
téléphonique réalisé par une partie à l'insu de l'auteur des propos tenus - constituait un procédé
déloyal, sa production à titre de preuve était irrecevable. La plus haute formation de la Cour de
cassation a, sans surprise, adopté cette solution. Sans doute était-elle « incontournable » dans un
état de droit. On relèvera surtout la justification que la Cour de cassation donne à son arrêt : «
sauf disposition expresse contraire du code de commerce, les règles du code de procédure
civile s'appliquent au contentieux des pratiques anticoncurrentielles relevant de l'Autorité de la
176
concurrence ». L'attendu, résolument de principe, s'abrite derrière l'article 9 du code de
procédure civile qui a donc désormais une portée générale et s'étend à tous les contentieux,
même à ceux qui sont engagés devant les autorités administratives indépendantes, à l'exception
peut-être de ceux qui relèvent de la matière pénale (cf. B. Fages, obs. préc. ; Crim. 27 janv.
2010, n° 09-83.395, D. 2010. 656 ; AJ pénal 2010. 280 , étude J. Lasserre Capdeville ;
Rev. sociétés 2010. 241, note B. Bouloc ; RTD com. 2010. 617, obs. B. Bouloc ). On
soulignera également le visa de l'article 6-1 de la Convention européenne des droits de l'homme
et surtout la référence au « principe de loyauté dans l'administration de la preuve ». Ce principe
qui était en filigrane dans le droit positif est aujourd'hui dûment consacré. On ne peut pas ne pas
s'en féliciter. Son application en l'espèce ne semble pas discutable. Il reste sans doute à lui
donner un contenu précis pour éviter la casuistique.
Ph. D.
La chambre commerciale de la Cour de cassation exige le respect du principe de loyauté
devant l'AMF et illustre la portée de cette exigence
Les déclarations obtenues par un enquêteur de l'AMF au mépris du principe de loyauté ne
peuvent nourrir utilement la thèse de l'accusation, ni a fortiori fonder une condamnation par
l'AMF. Tel est l'enseignement qui résulte d'un arrêt de la chambre commerciale du 24 mai 2011
(Com. 24 mai 2011, n° 10-18.267, D. 2011. 1410 ; RTD com. 2011. 607, obs. N.
Rontchevsky ). Parmi les règles qui gouvernent les enquêtes de l'AMF, figure l'obligation
d'informer la personne convoquée en vue de son audition de ce qu'elle dispose du droit d'être
assistée de l'avocat de son choix (art. L. 621-11 c. mon. fin.). Toute personne auditionnée peut
renoncer à ce droit, qui procède du principe de loyauté. Dès lors que la renonciation intervient
de façon expresse, les enquêteurs de l'AMF n'ont pas à observer la règle de l'article L. 621-11.
A défaut de renonciation expresse, toute audition réalisée en l'absence d'avocat est en revanche
exposée à un grief de violation du principe de la loyauté, de sorte que les déclarations effectuées
au cours d'une telle audition ne constituent pas des éléments de preuve susceptibles de fonder
une condamnation. La solution est remarquable en ce qu'elle illustre la puissance du principe de
loyauté devant les autorités administratives dotées d'un pouvoir de sanction qu'il est d'usage de
qualifier de « quasi répressif ».
J.-D. B.
2 - Le droit au respect de la vie privée et l'impératif de transparence
Les informations diffusées par le biais de réseaux sociaux échappent à la sphère de la vie
privée
Les propos diffusés de façon spontanée par le canal de réseaux sociaux peuvent-ils être utilisés
au soutien d'une action judiciaire à l'encontre de leur auteur ? Un jugement du conseil de
prud'hommes de Boulogne-Billancourt du 19 novembre 2010 répond à cette question par
l'affirmative (Cons. prud'h., 19 nov. 2010, n° 09/00343). Dans cette espèce, une personne
contestait le licenciement qui lui avait été notifié par son ex-employeur, lequel invoquait le
caractère dénigrant de propos que son ex-salarié avait diffusés via « Facebook ». Au soutien de
sa thèse, l'ex-employeur produisait aux débats une capture d'écran qu'il s'était procurée via un
autre de ses salariés, qui présentait la particularité d'être l'« ami », sur Facebook, de la personne
licenciée. Cette dernière objecta que ce mode de preuve constituait un procédé illicite car
incompatible avec le droit au respect de la vie privée. Les premiers juges firent échec à
l'argument en faisant observer que les propos litigieux avaient été tenus dans un cadre qui
excédait la sphère privée. Ils ponctuèrent leur raisonnement en affirmant que « la production
aux débats de la page mentionnant les propos incriminés constitue un moyen de preuve licite ».
177
J.-D. B.
II - Les principes probatoires propres aux droits personnels
A - La preuve des actes juridiques
1 - En l'absence de fraude, la preuve, entre les parties, d'une simulation doit se faire par écrit
En cas de fraude, la simulation se prouve par tous moyens, puisque la fraude fait échec à tous
les principes (Civ. 1re, 17 déc. 2009, n° 08-13.276, D. 2010. 150 , et 2671, nos obs. ). Mais,
en dehors de cette situation, les règles ordinaires retrouvent leur application et la simulation doit
alors être prouvée par écrit, dès l'instant que l'acte ostensible est établi sous cette forme (V. Civ.
1re, 18 janv. 1989, n° 86-15.605, Bull. civ. I, n° 28 ; RTD civ. 1990. 79, obs. J. Mestre ; Civ.
3e, 3 mai 1978, Bull. civ. III, n° 186). Elle ne peut résulter, par ailleurs, du comportement de
l'une des parties à l'acte ostensible. Voilà en substance ce que nous dit un arrêt de la troisième
chambre civile de la Cour de cassation du 15 septembre 2010 (Civ. 3e, 15 sept. 2010, n° 0968.656, Bull. civ. III, n° 160 ; AJDI 2011. 438 , obs. N. Damas ; RTD civ. 2010. 781, obs.
B. Fages ).
En l'espèce, l'ayant droit d'une partie à un bail emphytéotique, sans se prévaloir d'une
quelconque fraude, avait agi en déclaration de simulation, afin d'obtenir l'annulation dudit bail.
Le demandeur n'invoquait aucun écrit pouvant contredire l'acte apparent et s'était contenté de
dire que son auteur - la bailleresse - avait laissé faire les choses et n'avait fait preuve d'aucune
rigueur au cours de l'exécution du bail. Le bailleur, avait-il été prétendu, aurait fait montre de «
faiblesse vis-à-vis du locataire en n'exigeant pas l'application stricte des termes du bail
emphytéotique », ce qui signifiait que les parties étaient convenues à l'origine d'une simulation
de bail emphytéotique pour cacher une autre opération. Pouvait-on se fonder sur le seul
comportement d'une partie pour conclure à l'existence d'une simulation, alors qu'un acte
ostensible - le bail emphytéotique - avait été conclu en bonne et due forme ? Aucun
commencement de preuve par écrit n'accréditait la simulation. De même, aucune impossibilité
morale d'établir un écrit n'était-elle alléguée. L'acte apparent écrit ne pouvait donc être remis en
cause que par un autre écrit. A défaut, la preuve d'un simple fait - le comportement de l'une des
parties à l'acte et plus précisément sa complaisance - n'avait-elle aucune efficacité juridique.
Ph. D.
2 - Impossibilité morale de pré-constituer un écrit en présence d'un usage agricole
Comment prouver une vente d'aliments pour le bétail à l'égard d'un acheteur qui n'a pas la
qualité de commerçant (une exploitation agricole à responsabilité limitée) ? Par écrit, si du
moins la valeur de l'opération dépasse 1 500 € ou, encore, sur la base d'un commencement de
preuve par écrit rendant admissible la preuve par d'autres moyens. Ce qui n'est pas le cas si le
demandeur, le vendeur en l'espèce, se prévaut de documents (bons de livraison, bons de
fabrication) émanant de lui-même ou de l'un de ses préposés. Ce qui est cependant le cas, si ces
documents émanent d'un mandataire du demandeur, mandataire dont on peut présumer
l'indépendance. Par commencement de preuve par écrit donc ou, en son absence, par tous
moyens, dans la mesure où le demandeur peut établir une impossibilité morale de pré-constituer
un écrit. Or, précisément, en matière de vente agricole, l'usage est d'autoriser les parties à sceller
verbalement leurs conventions (V., pour une vente d'engrais naturel, Civ. 1re, 28 févr. 1995, n°
93-15.448, RTD civ. 1996. 170, spéc. 174, obs. J. Mestre ; CCC 1995, n° 83, obs. L.
Leveneur). La parole suffit. Le monde rural est encore respectueux de ses poignées de mains.
C'est au demeurant ce bel usage qui est ici rappelé (Com. 22 mars 2011, n° 09-72.426, D.
2011. 1076, obs. X. Delpech, et 2687, chron. F. Arbellot ; RTD civ. 2011. 491, obs. P.
Deumier ; Dr. rur. 2011. Comm. 81, obs. J.-J. Barbièri ; RDC 2011. 869, obs. Libchaber). Et
l'arrêt d'approuver la cour d'appel qui avait estimé que des commandes d'aliments pour bétail
pouvaient être faites par téléphone et ne pas être concrétisées par un écrit daté et signé par le
client.
178
Ph. D.
3 - Le défaut de forme de l'acte authentique enfermant une cession de parts n'emporte pas la
nullité du contrat conclu, mais simplement sa réduction en acte sous seing privé
Même s'il relève plus de la forme des actes juridiques que de leur preuve, l'arrêt de la première
chambre civile du 28 septembre 2011 (Civ. 1re, 28 sept. 2011, n° 10-13.733, D. 2011. 2471)
mérite d'être signalé dans ce panorama. Il met en cause un acte notarié dont la régularité passe,
comme on le sait, par le respect scrupuleux des dispositions du décret du 26 novembre 1971. Le
texte impose, entre autres exigences de forme, la signature du notaire, celle des parties et des
éventuels représentants. En l'espèce, le débat s'est concentré sur l'absence de signature de l'une
des parties (co-cédant des parts sociales d'une SCI faisant l'objet d'un contrat de cession). Cette
carence constituait un défaut de forme au sens de l'article 1318 du code civil privant l'acte de
toute authenticité. Pour autant, l'acte n'était pas privé de toute valeur instrumentaire et pouvait
encore être considéré comme un acte sous seing privé.
L'arrêt permet de rappeler que lorsqu'un acte authentique est requis à titre de validité, son
irrégularité formelle entraîne la nullité de l'acte. Dans le cas inverse, l'irrégularité n'affecte que
sa force probante : celle-ci est réduite à celle d'un acte sous seing privé s'il a été signé (V. Civ.
1re, 21 févr. 2006, n° 04-17.318, Bull. civ. I, n° 85 ; D. 2006. 675 , et 2007. 1901, obs. T.
Vasseur ; RTD civ. 2006. 767, obs. J. Mestre et B. Fages ). Cette réserve n'était pas en cause
en l'espèce, car le co-cédant avait ultérieurement ratifié l'acte de cession, et c'est bien
d'instrumentum irrégulier qu'il s'agissait. La solution de requalification en acte sous seing privé
mérite donc d'être retenue, mais il serait intéressant d'en savoir plus sur la notion de « défaut de
forme » visée par l'article 1318. Le défaut de signature du notaire lui-même en fait-il partie ?
N'est-ce pas un cas d'inexistence ? Qu'en est-il aussi de l'irrégularité des pouvoirs donnés à un
clerc qui n'en est pas un ? Quid encore de l'annexion de ces pouvoirs à l'acte lui-même (cf.
Décr. 26 nov. 1971, art. 21) ? Ces questions appelleraient, elles aussi, des réponses claires.
Ph. D.
4 - Echec dans la démonstration d'un prêt et théorie de l'enrichissement sans cause
L'épineuse question de la preuve des contrats de prêt conclus entre des personnes qui, en raison
des liens les unissant à l'époque des faits, n'ont pas cru devoir constater par écrit ces
conventions et ne disposent pas d'un commencement de preuve par écrit leur permettant
d'apporter par tout moyen complétant celui-ci la preuve de leurs allégations, revient
régulièrement dans la jurisprudence. Plutôt que de tenter de persuader les juges du fond de
l'existence d'une impossibilité morale de se procurer un écrit , ou après avoir invoqué, à
titre principal, cette impossibilité, certains plaideurs ont imaginé pouvoir se prévaloir
subsidiairement de l'enrichissement sans cause. La première chambre civile de la Cour de
cassation avait déjà condamné cette stratégie en 2009 (Civ. 1re, 2 avr. 2009, n° 08-10.742, Bull.
civ. I, n° 74 ; D. 2009. 1088 , et 2058, spéc. 2066, chron. Creton ; RTD civ. 2009. 321, obs.
B. Fages ) en jugeant que la partie qui n'apporte pas la preuve du contrat de prêt constituant
l'unique fondement de son action principale en paiement ne peut être admise à pallier sa carence
dans l'administration d'une telle preuve par l'exercice d'une action fondée sur l'enrichissement
sans cause. Cette analyse vient d'être clairement réaffirmée par un arrêt (Civ. 1re, 31 mars 2011,
n° 09-13.966, D. 2011. 1077) retenant qu'une cour d'appel qui, après avoir rappelé le caractère
subsidiaire de l'action de in rem verso, constate qu'une personne a échoué dans l'administration
de la preuve du contrat de prêt sur lequel son action était fondée à titre principal, en déduit
exactement qu'elle ne peut invoquer les règles gouvernant l'enrichissement sans cause. Il est aisé
de comprendre qu'il s'agit là d'éviter que la théorie de l'enrichissement sans cause ne soit
détournée de ses fins pour pallier le défaut de preuve d'un contrat qui doit être établi par écrit
lorsqu'il porte sur une somme supérieure à 1 500 €. La solution ainsi retenue pour le prêt mérite
d'être comparée à ce qui a pu être jugé dans d'autres cas quant à la recevabilité d'une demande
179
fondée subsidiairement sur l'enrichissement sans cause, notamment par un arrêt (Civ. 1re, 25
juin 2008, n° 06-19.556, Bull. civ. I, n° 185 ; D. 2008. 1997 , et 2010. 728, obs. J.-J.
Lemouland et D. Vigneau ; AJ fam. 2008. 394, obs. F. C. ) selon lequel le rejet de la
demande fondée, dans le cadre d'un concubinage, sur l'existence d'un contrat de mandat de
gestion, rend recevable la demande subsidiaire fondée sur l'enrichissement sans cause.
I. G. L. D.
B - La preuve des faits juridiques
1 - La liberté de la preuve du lien de causalité en matière de responsabilité civile
Le succès de toute action en responsabilité civile implique que la victime administre notamment
la preuve du lien de causalité entre le dommage qu'elle allègue et le fait générateur de
responsabilité qu'elle invoque. Cette preuve peut être administrée par tous moyens. Elle peut,
entre autres, résulter d'une succession d'indices, dès lors que ceux-ci présentent certaines
caractéristiques. Dans un arrêt du 18 mai 2011 (Civ. 3e, 18 mai 2011, n° 10-17.645, préc.), la
troisième chambre civile de la Cour de cassation confirme que la démonstration du lien de
causalité peut prendre appui sur des indices « graves, précis, fiables et concordants ». Jusquelà, trois caractéristiques étaient requises par le droit positif - gravité, précision et concordance pour qu'un indice puisse être qualifié de pertinent. L'utilisation de l'épithète « fiable », qui est ici
insérée dans la liste des caractères que doit présenter un indice, suscite par conséquent une
interrogation. L'exigence relative à la « fiabilité » d'un indice, qui procède certes du bon sens,
n'est-elle pas déjà comprise dans la double exigence de « gravité » et de « précision » ? L'ajout
de l'épithète « fiable », par l'arrêt du 18 mai 2011, n'est-il pas redondant ?
J.-D. B.
2 - Preuve et action en responsabilité contre le laboratoire ayant fabriqué le vaccin contre
l'hépatite B
Certaines personnes ayant été vaccinées contre l'hépatite B ont présenté, relativement peu de
temps après l'administration du vaccin, les premiers symptômes de la sclérose en plaques. Mais
l'étiologie de cette maladie n'étant pas connue avec précision, la recherche de la responsabilité
du laboratoire ayant fabriqué le vaccin s'est avérée en ces cas particulièrement difficile. Par un
arrêt très important rendu en 2008 (Civ. 1re, 22 mai 2008, n° 05-20.317, Bull. civ. I, n° 148 ;
RTD civ. 2008. 492, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2009. 200, obs. B. Bouloc ), la première
chambre civile de la Cour de cassation a posé en principe qu'en matière de responsabilité du fait
d'un produit défectueux, la preuve du dommage, du défaut et du lien de causalité peut résulter
de présomptions graves, précises et concordantes. Dans cette affaire, un brancardier, ayant subi
la vaccination contre l'hépatite B obligatoire pour les employés de la clinique dont il relevait et
ayant ressenti peu de temps après des troubles qui avaient conduit au diagnostic de la sclérose
en plaques, avait, après avoir obtenu l'indemnisation de l'Etat au titre de la réparation du
dommage imputable à une vaccination obligatoire, assigné la société ayant fabriqué et fourni le
vaccin. La décision des juges du fond, qui avait rejeté sa demande en retenant en particulier que
le fait que la preuve scientifique absolue soit impossible, interdisait de considérer qu'il puisse y
avoir une quelconque présomption en l'absence d'autre facteur connu de contamination et
qu'aucun lien statistique n'avait été démontré, a été cassée pour défaut de base légale, la cour
d'appel n'ayant pas recherché si les éléments de preuve qui lui étaient soumis constituaient, ou
non, des présomptions graves, précises et concordantes du caractère défectueux du vaccin
litigieux, comme du lien de causalité entre un éventuel défaut et le dommage subi. Il était
permis de penser que cette solution allait donner plus de latitude aux juges du fond et leur
permettre de retenir la responsabilité du fabricant du vaccin malgré le défaut de preuve, sur le
plan scientifique, d'un lien entre la vaccination et la maladie. Mais les présomptions
considérées, qui sont abandonnées, selon les termes mêmes de l'article 1353 du code civil, « aux
lumières et à la prudence » des magistrats, relèvent de l'appréciation souveraine des juges du
fond. C'est ce qu'a rappelé la première chambre civile par deux arrêts du 25 novembre 2010
180
(Civ. 1re, 25 nov. 2010, n° 09-16.556, Bull. civ. I, n° 245 ; D. 2010. 2909, obs. I. Gallmeister,
2825, édito F. Rome , 2011. 316, chron. P. Brun , et 2565, obs. A. Laude ; RDSS 2011.
164, obs. J. Peigné ; RTD civ. 2011. 134, obs. P. Jourdain ; n° 09-71.013), après avoir déjà
affirmé, en 2009 (Civ. 1re, 24 sept. 2009, n° 08-16.097, Bull. civ. I, n° 185 ; D. 2009. 2426, obs.
I. Gallmeister ; RTD com. 2010. 414, obs. B. Bouloc ), qu'ayant souverainement retenu que
les données scientifiques et les présomptions invoquées ne constituaient pas la preuve d'un lien
de causalité entre la vaccination et l'apparition de la maladie, une cour d'appel avait légalement
justifié sa décision de rejeter l'action en responsabilité dirigée par la personne vaccinée, atteinte
ultérieurement de sclérose en plaques, contre le laboratoire fabricant du vaccin. Force est de
constater que, dans les affaires ayant donné lieu aux trois décisions qui viennent d'être citées,
les cours d'appel qui ont eu à se prononcer, ont estimé que la responsabilité du laboratoire ne
pouvait être retenue, et la Cour de cassation, n'exerçant pas de contrôle sur l'appréciation des
présomptions ainsi examinées, n'a pu que rejeter les pourvois formés contre ces décisions,
comme elle a d'ailleurs encore eu l'occasion de le faire récemment, dans un cas semblable (Civ.
1re, 28 avr. 2011, n° 10-15.289).
I. G. L. D.
3 - Les mesures d'instruction in futurum ordonnées en application de l'article 145 du code de
procédure civile
Jusqu'où peut-on aller en matière d'investigation ?
Plusieurs décisions récentes apportent un éclairage sur le type de mesure susceptible d'être
prescrite. Un arrêt de la deuxième chambre civile du 26 mai 2011 (Civ. 2e, 26 mai 2011, n° 1020.048, D. 2011. 1494) dissipe le doute qu'avait pu susciter un arrêt de la même chambre du 8
février 2006 (n° 05-14.198, D. 2006. 532 , 2923, obs. Y. Auguet , et 2007. 1901, spéc. 1907,
obs. J.-D. Bretzner ), qui avait paru circonscrire de façon très (trop ?) étroite la nature des
mesures « légalement admissibles » au sens de l'article 145. L'arrêt du 8 février 2006, que nous
avions critiqué, avait affirmé que seules les mesures édictées par les articles 232 à 284-1 du
code de procédure civile constituent des mesures « légalement admissibles ». Cette solution
interdisait notamment de solliciter la production forcée de pièces. L'arrêt du 26 mai 2011 rompt
avec cette logique de « fermeture » et affirme que l'article 145 offre la possibilité de solliciter la
production de documents détenus par un tiers. La solution nous paraît juste. La clarification qui
résulte de l'arrêt du 26 mai 2011 est bienvenue.
Nous avons, par ailleurs, déjà indiqué que le droit positif condamne les mesures d'instruction in
futurum qui offrent au demandeur un pouvoir d'investigation « général », susceptible de
confiner à la perquisition (D. 2007. 1901, obs. J.-D. Bretzner ). Un arrêt de la cour de
Besançon du 19 janvier 2011 (Besançon, 19 janv. 2011, n° 10/01667) illustre la solution, dans
une espèce où une ordonnance sur requête avait autorisé un huissier de justice à « ouvrir tout
placard, tiroir, meuble aux fins de rechercher [...] tout document social, fiscal, comptable,
administratif, de quelque nature que ce soit, susceptible d'établir la preuve, l'origine et
l'étendue du détournement de clientèle ». L'ordonnance fut frappée d'un recours en rétractation
qui ne prospéra pas. Saisie de la question, la cour de Besançon fit observer sans surprise qu'« il
appartient [...] au requérant de préciser, par rapport à son cas particulier, la nature des
documents susceptibles d'étayer les faits rendus crédibles [...]. Il n'est pas davantage
admissible de permettre à l'huissier de justice (encore moins au requérant lui-même, [...]) de
fouiller les locaux à son gré ». Consacrée dans une espèce quelque peu caricaturale, la solution
ne peut qu'être approuvée et doit être appliquée en toutes circonstances.
Mesures d'instruction in futurum et principe de la contradiction : encore et toujours la rigueur
Nous avons déjà relaté l'évolution du droit positif sur le sujet (D. 2010. 2671, spéc. 2678, obs.
J.-D. Bretzner ) et approuvé la solution qui consiste à rétracter toute ordonnance sur requête
181
lorsque le requérant omet, au stade de sa requête, de démontrer que les circonstances imposent
de laisser l'adversaire dans l'ignorance de la mesure sollicitée à son encontre. La période ici
examinée fournit de nombreuses illustrations de cette règle. Dans plusieurs arrêts (Paris, 25
mai 2010, n° 2009/058826 ; 13 oct. 2010, n°10/03314 ; 25 janv. 2011,n° 10/12672 ; 22 févr.
2011, n° 11/00253 ; 8 avr. 2011, n° 10/10392), la cour de Paris exige que la question soit
examinée à la lumière de circonstances décrites dans la requête ou dans l'ordonnance. Elle
considère qu'il est impossible d'invoquer a posteriori des circonstances survenues après la
présentation de la requête. La formule qu'elle utilise à cet égard est lapidaire : « ces
circonstances doivent être appréciées au jour où le juge statue et ne peuvent résulter des faits
postérieurement révélés et notamment des constats de la mesure ordonnée ». Telle est
également la solution consacrée par les cours d'appel de Versailles (Versailles, 15 sept. 2010,
n° 09/084785 ; 19 janv. 2011, n° 09/10009) et d'Aix-en-Provence (Aix-en-Provence, 6 avr.
2011, n° 10/23052).
Dans un arrêt du 5 mai 2011, la deuxième chambre civile exige que la preuve prescrite à la
charge du requérant résulte « expressément » de la requête présentée (Civ. 2e, 5 mai 2011, n°
10-19.046), ce qui condamne à notre avis l'argument de certains plaideurs, qui songent parfois à
alléguer que leur requête recèle « implicitement » l'exposé de motifs de nature à justifier l'usage
d'une voie non contradictoire. Sur ce point, un arrêt de la cour d'appel de Versailles du 6 juillet
2010 (Versailles, 6 juill. 2010, n° 10/00222) confirme que la seule indication de ce qu'il existe
un climat « tendu » entre les parties ne saurait suffire à caractériser l'existence de circonstances
de nature à justifier la suppression de tout débat contradictoire. Ces solutions méritent d'être
approuvées.
J.-D. B.
4 - Le secret médical et l'expertise
Il est depuis longtemps jugé qu'afin de respecter le caractère contradictoire de ses opérations,
l'expert a l'obligation de communiquer aux parties tous les documents qui lui ont été remis et
dont il fait état dans son rapport. Lorsqu'il s'agit d'une expertise médicale, cette communication
doit être faite au médecin qui assiste la partie en cause, afin de préserver le secret médical (Civ.
1re, 8 déc. 1987, n° 85-15.444, Bull. civ. I, n° 337).
A l'occasion d'une affaire dans laquelle la responsabilité d'un gynécologue avait été recherchée,
la première chambre civile de la Cour de cassation a précisé que toute pièce couverte par le
secret médical ne peut être communiquée qu'à la demande du patient intéressé (Civ. 1re, 25 nov.
2010, n° 09-69.721, Bull. civ. I, n° 246 ; D. 2010. 2916). Cette importante décision a été rendue
dans les circonstances suivantes : la mère d'un enfant atteint d'anomalies cardiaque et
chromosomique non décelées pendant la grossesse avait formé un pourvoi contre une décision
ayant rejeté sa demande d'annulation d'une expertise. Elle faisait valoir que l'expert aurait dû
communiquer spontanément à chaque partie les documents qui lui avaient été remis par les
autres parties. La Cour de cassation a écarté le grief tiré de la violation de l'article 16 du code de
procédure civile et rejeté par conséquent le pourvoi aux motifs que la cour d'appel, qui avait
estimé qu'il importait peu que l'expert n'ait pas remis au médecin-conseil de la mère les
documents produits par le gynécologue, avait légalement justifié sa décision de rejet de la
demande d'annulation d'expertise et de prescription d'une nouvelle expertise, dès lors qu'elle
avait retenu qu'à aucun moment la mère de l'enfant n'avait elle-même ou par l'intermédiaire de
son conseil formulé auprès de l'expert une demande de remise de documents la concernant qui
lui aurait été refusée. Il peut être remarqué que les faits en cause se situaient avant l'entrée en
vigueur de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 qui a reconnu le droit d'accès du patient aux
informations le concernant détenues par les professionnels de santé, ce droit pouvant être exercé
directement ou par l'intermédiaire d'un médecin désigné (cf. l'art. L. 1111-7 CSP).
182
I. G. L. D.
5 - Aveu judiciaire : nécessité d'une déclaration expresse
M. X, directeur d'un département dans une société commerciale, fait l'objet d'un licenciement
avec dispense de préavis en mai 2006. Il aurait fait pression sur la responsable des ressources
humaines de l'entreprise en vue de s'épargner une sanction disciplinaire. En appel, son
licenciement est considéré comme dépourvu de cause réelle et sérieuse et l'employeur est
condamné à des dommages-intérêts. Ce dernier, dans son pourvoi, reproche à la cour d'appel de
ne pas avoir considéré une constatation faite en première instance, à savoir que M. X aurait
reconnu les faits et ne les aurait pas contestés, en somme de ne pas avoir relevé l'aveu judiciaire
de M. X. La Cour de cassation n'a pas voulu suivre l'argumentation et les hauts magistrats
d'observer qu'« aucune note d'audience contenant les déclarations précises qui avaient été
faites par le salarié, devant le bureau de jugement, n'était produite », avant de conclure que la
constatation faite en première instance « ne pouvait [donc] valoir aveu judiciaire » (Soc. 22
mars 2011, n° 09-72.323, JCP 2011. 411, obs. C. Lefranc-Hamoniaux).
L'aveu judiciaire, faut-il le rappeler, est « la déclaration que fait en justice la partie ou son
fondé de pouvoir spécial » (art. 1346, al. 1er, c. civ.). En l'espèce, il était acquis que le salarié
avait bien passé un appel téléphonique à la responsable des ressources humaines de l'entreprise :
l'intéressé lui-même l'avait indiqué. De surcroît, un quelque chose de plus intime s'était passé
entre eux. Pour autant, l'aveu judiciaire n'était pas caractérisé, ces faits n'étant que des faits ne
permettant pas d'induire une quelconque violence morale. Enfin, et surtout, encore fallait-il pour
que l'on eût pu parler d'aveu judiciaire disposer d'une déclaration dûment formalisée. Or le
dossier de procédure ne comportait pas de note d'audience faisant état des propos que l'intéressé
aurait tenus devant le bureau de jugement du conseil de prud'hommes. On était bien loin d'un
aveu judiciaire qui est un acte grave et, dès lors, nécessairement entouré d'un formalisme
(comp. Soc. 27 janv. 1951, Bull. civ. III, n° 70 : l'aveu fait à l'audience par une partie et
enregistré dans le jugement en termes précis n'a pas à être consigné dans un procès-verbal ni au
plumitif du greffier).
Ph. D.
6 - Le devoir d'information et de conseil du professionnel
La Cour de cassation a régulièrement l'occasion de rappeler, dans les domaines les plus divers,
qu'il incombe aux professionnels tenus d'une obligation d'information ou de conseil, de
rapporter la preuve qu'ils ont rempli cette obligation, ce qui peut se révéler déterminant pour la
solution des litiges dans lesquels leur responsabilité est recherchée. Les décisions se bornant à
retenir, pour rejeter la demande du créancier de l'obligation, que celui-ci ne prouve pas
l'existence d'un manquement à cette dernière, s'exposent à une censure pour violation de l'article
1315 du code civil par inversion de la charge de la preuve.
Parmi les nombreuses décisions rendues au cours de l'année écoulée apportant des précisions
sur les contours des obligations pesant sur certaines catégories de professionnels, peuvent être
cités : un arrêt de la chambre commerciale (22 mars 2011, n° 10-13.727, D. 2011. 1010, obs. X.
Delpech , et 1600, note H. Causse ; RTD com. 2011. 382, obs. M. Storck ) concernant une
société de bourse ; un arrêt de la troisième chambre civile (12 janv. 2011, n° 10-10.520, Bull.
civ. III, n° 3) relatif à un maître d'oeuvre ; et un arrêt de la première chambre civile (28 avr.
2011, n° 10-13.549) rendu à propos d'un administrateur de biens.
Une attention particulière mérite d'être portée à un autre arrêt de la première chambre civile
(Civ. 1re, 28 oct. 2010, n° 09-16.913, Bull. civ. I, n° 215 ; D. 2010. 2580, obs. X. Delpech ;
RDI 2010. 616, obs. P. Malinvaud ) affirmant qu'il incombe au vendeur professionnel de
prouver qu'il s'est acquitté de l'obligation de conseil lui imposant de se renseigner sur les
besoins de l'acheteur afin d'être en mesure de l'informer quant à l'adéquation de la chose
183
proposée à l'utilisation qui en est prévue.
La solution n'est certes pas nouvelle (cf. par ex. Civ. 1re, 5 déc. 1995, n° 94-12.376, Bull. civ. I,
n° 453 ; RTD civ. 1996. 384, obs. J. Mestre ; 30 mai 2006, n° 03-14.275, Bull. civ. I, n° 280 ;
D. 2006. 1639 , ce dernier arrêt précisant, s'agissant de la vente d'un système de climatisation,
que la présence de l'installateur aux côtés de l'acquéreur lors de l'achat ne dispense pas le
vendeur de cette obligation de conseil) mais la décision apporte un éclairage intéressant sur la
rigueur qui s'y attache pour le vendeur. L'affaire concernait la vente de carreaux en terre cuite
destinés à être posés sur le pourtour d'une piscine dans le sud de la France. Le carrelage s'était
désagrégé du fait de l'incompatibilité entre la terre cuite et le traitement de l'eau de la piscine
effectué selon le procédé de l'électrolyse au sel. La cour d'appel avait rejeté la demande
d'indemnisation des acheteurs en considérant qu'il n'était pas établi qu'ils avaient informé le
vendeur (qui semble avoir été en l'espèce également le fabricant des carreaux) de l'emploi qui
serait fait de la marchandise commandée, de même type que celle qu'ils avaient déjà acquise
précédemment. Cet arrêt a été cassé pour violation des articles 1147 et 1315 du code civil.
C'était au vendeur d'établir qu'il s'était renseigné sur l'utilisation envisagée par les acquéreurs. Il
importe donc, pour les professionnels, de réfléchir aux modalités pratiques qui leur permettront
de se ménager la preuve nécessaire en cas de litige de cet ordre.
I. G. L. D.
7 - La force majeure
Il est bien délicat, comme le démontre encore une décision récente de la première chambre
civile de la Cour de cassation (Civ. 1re, 23 juin 2011, n° 10-15.811, D. 2011. 1817, obs. I.
Gallmeister, et 1745, édito F. Rome ), de déterminer les circonstances de fait dans lesquelles
le transporteur, tenu d'une obligation de sécurité de résultat envers le voyageur à partir du
moment où celui-ci commence à monter dans le véhicule jusqu'à ce qu'il achève d'en descendre,
peut s'exonérer de sa responsabilité en cas d'agression d'un passager, en établissant la force
majeure. Celle-ci peut ou non être admise en fonction de l'appréciation faite des mesures de
prévention susceptibles d'être mises en oeuvre. La première chambre civile avait jugé en 2000
(12 déc. 2000, n° 98-20.635, Bull. civ. I, n° 323 ; D. 2001. 1650 , note C. Paulin , et 2230,
obs. P. Jourdain ; RTD com. 2001. 505, obs. B. Bouloc ) qu'ayant constaté que l'agression
dont un voyageur avait été victime dans un train avait été commise par un autre voyageur
démuni de titre de transport et en état d'ébriété, et que la SNCF n'établissait pas que des rondes
avaient été effectuées par les contrôleurs pour assurer la sécurité des voyageurs, ni que
l'agresseur avait été contrôlé au moment des faits, les juges du fond n'avaient pas, pour retenir la
responsabilité de la SNCF, à caractériser un lien de causalité entre les manquements relevés aux
obligations de surveillance et de contrôle des voyageurs et le dommage puisque le transporteur
est tenu d'une obligation de sécurité de résultat et qu'ils avaient exactement déduit de leurs
constatations que l'agression, qui aurait pu être évitée, ne constituait pas un cas de force
majeure. Six ans plus tard, cette même chambre avait également retenu (Civ. 1re, 21 nov. 2006,
n° 05-10.783, Bull. civ. I, n° 511 ; D. 2007. 15, obs. I. Gallmeister ; RTD civ. 2007. 574, obs.
P. Jourdain ; RTD com. 2007. 441, obs. B. Bouloc ) que l'agression dont s'était rendu
coupable un voyageur sans billet, monté dans le train dans une voiture à places assises, qui avait
tué une voyageuse régulièrement installée dans un compartiment couchette, ne présentait pas un
caractère irrésistible pour la SNCF, dès lors que cet acte aurait pu être évité si le transporteur
avait pris les dispositions suffisantes pour faire réellement obstacle à tout accès aux voitures
couchettes par les autres passagers du train.
Ayant à connaître de la demande d'indemnisation présentée par la mère d'un jeune homme
mortellement blessé de plusieurs coups de couteau dans un train assurant la liaison entre
Grenoble et Lyon, la première chambre a, cette fois, par l'arrêt précité du 23 juin 2011,
approuvé la cour d'appel qui avait jugé que cette agression présentait pour la SNCF un caractère
imprévisible et irrésistible en constatant que l'agresseur s'était soudainement approché de la
184
victime et l'avait poignardée sans avoir fait précéder son geste de la moindre parole ou de la
manifestation d'une agitation anormale, avant d'estimer qu'un tel geste, en raison de son
caractère irrationnel, n'aurait pu être empêché ni par un contrôle à bord du train des titres de
transport, faute pour les contrôleurs d'être investis du pouvoir d'exclure du train un voyageur
dépourvu de titre de transport comme l'était l'agresseur, ni par la présence permanente d'un
contrôleur dans la voiture non plus que par une quelconque autre mesure prise à bord du train. Il
peut être observé que, dans cette affaire, la question de l'incidence d'un contrôle préalable des
billets, avant la montée dans le train, ne semble pas avoir été évoquée.
Au titre des précisions apportées sur la notion de force majeure, peut, par ailleurs, être cité un
arrêt de la troisième chambre civile (Civ. 3e, 1er juin 2011, n° 09-70.502, D. 2011. 1620, et
2679, chron. A.-C. Monge ; AJDI 2011. 622 ; RDI 2011. 447, obs. M. Poumarède ;
AJCT 2011. 530, obs. J.-H. Driard ) qui a considéré qu'une cour d'appel, saisie par le titulaire
d'un bail à construction d'une demande tendant à faire prononcer la résiliation du contrat pour
force majeure, avait pu accueillir cette demande en retenant que les arrêtés municipaux qui
ordonnaient l'interruption des travaux puis le retrait du permis de construire constituaient des
événements insurmontables s'agissant de décisions administratives s'imposant immédiatement
quels que soient les recours possibles. Il n'est pas inutile de souligner que, pour que la force
majeure soit caractérisée, l'intervention de l'Administration ne doit pas pouvoir être imputée à
celui qui s'en prévaut (Civ. 3e, 13 juin 2007, n° 06-13.661, Bull. civ. III, n° 106 ; D. 2007. 1968,
obs. A. Mbotaingar , et 2008. 1645, obs. L. Rozès ; AJDI 2008. 198 : ne constitue pas un
événement de force majeure la prescription par l'autorité administrative de travaux de sécurité,
dès lors que ces travaux n'ont été rendus nécessaires qu'en raison de l'adjonction par le locataire
d'activités complémentaires à celles contractuellement prévues). Dans un domaine bien
différent, la première chambre a eu l'occasion de rappeler par un arrêt du 14 octobre 2010 (Civ.
1re, 14 oct. 2010, n° 09-16.967, Bull. civ. I, n° 198 ; D. 2010. 2515) que, par principe, le fait du
débiteur ou de son préposé ou substitué ne peut constituer la force majeure, en cassant une
décision qui avait admis qu'un dépositaire soit exonéré de sa responsabilité du fait d'un incendie
criminel ayant détruit les marchandises qui lui avaient été confiées, sans relever que le sinistre
ait été dû à une personne étrangère à l'entreprise.
I. G. L. D.
Bibliographie : Ouvrages : A. Bergeaud, Le droit à la preuve, LGDJ, coll. Bibliothèque de
droit privé, t. 525, 2010 ; A. Ouattara, La preuve électronique, Etude de droit comparé Afrique,
Europe, Canada, PUAM, coll. Horizons juridiques africains, vol. II, 2011 ; L. Siguoirt, La
preuve du paiement des obligations monétaires, thèse, Paris I, LGDJ, 2010, préf. G. Loiseau ;
F. Girard, Essai sur la preuve dans son environnement culturel, thèse, Grenoble 2, 2010, dir.
Vergès. - Articles : S. Bertolaso, Pour une simplification de la preuve des servitudes
conventionnelles, RTD civ. 2011. 273 ; P. Lafont, Force probante de l'acte d'avocat, Journ.
sociétés, oct. 2011. 16 s.
Mots clés :
PREUVE * Panorama 2011
185
Recueil Dalloz 2011 p. 465
Le rôle de l'article 1315 du code civil en cas d'inexécution d'un contrat
Matthieu Buchberger, Maître de conférences à l'Université de Paris II (Panthéon-Assas)
L'essentiel
L'apparente simplicité de l'article 1315 du code civil est trompeuse. Dès lors que l'on s'écarte de
l'hypothèse expressément visée par ce texte, soit celle d'une action en exécution forcée,
déterminer quelle est l'interprétation qui s'est imposée en jurisprudence ne relève pas de
l'évidence. En particulier, il est difficile d'expliquer pourquoi l'inexécution, lorsqu'elle est
invoquée pour résister à une action en exécution forcée, ou sert de fondement à une action en
responsabilité ou en résolution, est parfois, mais parfois seulement, présumée. Une certaine
cohérence peut cependant être révélée en recourant à une interprétation large de cette
disposition et aux propositions doctrinales distinguant entre le défaut d'exécution et l'exécution
défectueuse.
1 - L'actualité jurisprudentielle récente remet au goût du jour la question de la charge de la
preuve en droit des contrats. En particulier, elle soulève la question du sens de la règle, a priori
simple, posée à l'article 1315 du code civil.
Selon le premier aliéna de ce texte, « celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la
prouver ». En écho, le second alinéa énonce que, « réciproquement, celui qui se prétend libéré
doit justifier le payement ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation ». Ce texte paraît
illustrer à merveille la théorie classique qui voit avant tout dans la charge de la preuve un « jeu
de pendule » (1). Quoiqu'elle soit aujourd'hui complétée par une analyse en termes de « risque
de la preuve » (2), cette présentation quelque peu théorique demeure d'actualité.
La doctrine est unanime pour considérer que le domaine de l'article 1315 du code civil dépasse
largement le droit des contrats, son champ naturel d'application. Cependant, nul besoin de
s'engager dans les autres domaines du droit pour déceler un certain nombre de problèmes
auxquels doctrine et jurisprudence sont à ce jour encore confrontées. En effet, en droit des
contrats, des solutions ou des opinions difficilement conciliables voient le jour, ce qui suggère
la persistance de certaines difficultés.
2 - Ces difficultés sont de deux ordres. La première concerne l'alinéa 1er de l'article 1315 du
code civil et, plus précisément, la question de la preuve de l'existence de l'obligation. En effet,
selon cet alinéa, celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit en prouver l'existence. Or,
les solutions rendues par les juges du fond révèlent qu'il n'est pas toujours aisé de savoir
comment celui qui agit peut se conformer à cette exigence.
Ainsi, un arrêt de la cour d'appel de Paris rendu à propos d'un prêt consenti par un particulier a
récemment été cassé par la Cour de cassation car les juges du fond n'avaient pas pris en compte
l'existence d'une reconnaissance de dette (3). Pourtant, cette dernière suffit à prouver
l'existence du prêt et celle de la remise des fonds, peu important, selon la Cour de cassation, que
la reconnaissance de dette ne précise pas quelle en était la cause. Toujours en matière de prêt, la
Cour de cassation avait d'ailleurs déjà dû casser un arrêt de la cour d'appel de Versailles,
laquelle avait considéré que la preuve de la remise des fonds par un particulier suffisait à
démontrer l'existence de ce prêt. Cette cassation ne peut qu'être approuvée puisque, comme le
rappelle la haute juridiction, « la preuve de la remise des fonds à une personne ne suffit pas à
justifier l'obligation pour celle-ci de les restituer » (4). En effet, la remise des fonds pourrait
révéler, non pas un prêt, mais une donation.
186
Au final, ces solutions relatives à la preuve de l'existence de l'obligation paraissent, sinon
appliquées sans difficultés par les juges du fond, du moins tout à fait compréhensibles et
justifiables.
3 - La seconde difficulté soulevée par l'application de l'article 1315 du code civil s'avère plus
délicate. Elle concerne la charge de la preuve quant à l'exécution d'une obligation, ce dont traite
directement cette disposition : est-ce à celui qui allègue l'inexécution de la démontrer, ou est-ce
au débiteur de cette obligation d'en prouver l'exécution (5) ? Si l'on s'en tient à une analyse
littérale de l'article 1315, c'est-à-dire à l'hypothèse d'une demande en exécution forcée d'une
obligation, la solution reste simple. En effet, la combinaison des deux alinéas de cet article
indique que, s'il revient à celui qui réclame l'exécution d'une obligation d'en démontrer
l'existence (al. 1er), c'est en revanche à celui qui se prétend libéré de démontrer qu'il s'est
exécuté ou qu'il n'avait pas à le faire (al. 2) (6). Autrement dit, celui qui agit n'a à démontrer
que l'existence de l'obligation, et non l'inexécution ; et c'est au débiteur de prouver, pour se
défendre, qu'il a exécuté son obligation. En quelque sorte, la démonstration par le créancier de
l'existence de l'obligation fait présumer l'inexécution, et c'est alors au débiteur de combattre
cette présomption en rapportant la preuve de l'exécution. Par conséquent, si l'on se cantonne à
l'hypothèse directement envisagée par l'article 1315, soit lorsque l'exécution forcée est
demandée en raison d'une inexécution, le problème de la charge de la preuve de l'exécution ou
de l'inexécution se résout sans grande difficulté.
Pourtant, nombreuses sont les circonstances, autres qu'une demande en exécution forcée, où une
inexécution peut être alléguée. Quid en particulier lorsque l'inexécution est employée comme
moyen de défense pour résister à la demande d'un créancier ? Quid également lorsqu'elle est
invoquée, non pour fonder une demande en exécution forcée, mais pour engager la
responsabilité du cocontractant ou obtenir la résolution du contrat ? L'article 1315 a-t-il
vocation à régir de telles situations ? Peut-on généraliser le raisonnement exposé
précédemment, selon lequel le créancier n'aurait qu'à prouver l'existence de l'obligation, le
débiteur devant démontrer qu'il s'est exécuté ou qu'il n'avait pas à le faire ?
Il est fort probable que les rédacteurs du code civil n'envisageaient pas ces autres situations
lorsqu'ils ont rédigé l'article 1315. De fait, les discours et discussions qui ont précédé l'adoption
de cette disposition révèlent que cette dernière n'était conçue que comme l'expression d'une
évidence (7), ce qui laisse penser qu'aucune portée ne lui était donnée en dehors de son
domaine littéral d'application.
Mais n'est-il pas justifié de raisonner de façon similaire dans ces différentes hypothèses ?
Demander l'exécution forcée, la résolution du contrat, chercher à engager la responsabilité du
cocontractant ou à lui opposer l'exception d'inexécution ne revient-il pas finalement au même :
sanctionner ce dernier, coupable d'une inexécution contractuelle ? Et ne serait-il donc pas
justifié de transposer à ces différentes situations les règles que le code civil ne semble édicter
qu'à propos d'une demande d'exécution forcée. On peut le penser, et ce d'autant plus que le code
civil n'établit aucune hiérarchie entre les sanctions possibles de l'inexécution (8), ce qui rend
peu compréhensible l'édiction d'une règle de preuve favorable au débiteur dans la seule
hypothèse d'une demande en exécution forcée.
Cette idée d'uniformiser le régime de la preuve en cas d'inexécution n'est pas étrangère à la
Cour de cassation, qui se réfère à l'article 1315 dans toutes les hypothèses où l'inexécution d'une
obligation est alléguée. Cependant, cette oeuvre d'uniformisation est loin d'être parfaite, les
solutions jurisprudentielles demeurant encore très hétérogènes. Ainsi, l'application des règles
relatives à la charge de la preuve en dehors de leur domaine littérale d'application n'est parfois
pas sans surprendre, car il n'est pas toujours évident de comprendre quelle lecture de ce texte a
fondé la solution retenue, en particulier lorsque cette dernière heurte le sens littéral de cette
disposition, pourtant expressément visée.
187
L'objectif de cet article est donc de tenter d'apporter quelques clarifications quant au rôle de
l'article 1315 en cas d'inexécution. A cette fin, il importe d'exposer les différentes
interprétations dont l'article 1315 du code civil est susceptible de faire l'objet (I), avant de
les confronter aux solutions retenues par la jurisprudence (II). Il sera alors possible de dresser
un bilan quant au rôle de l'article 1315 du code civil en cas d'inexécution du contrat (III).
I - Les interprétations possibles de l'article 1315
4 - La première interprétation de l'article 1315 , déjà évoquée, est littérale : ce dernier aurait
vocation à ne s'appliquer que dans le cas où une partie réclame l'exécution d'une obligation.
Dans une telle hypothèse, il revient au créancier de prouver l'existence de l'obligation, ce qui
fait présumer l'inexécution. Quant au débiteur, il doit, pour s'opposer à une telle demande en
exécution forcée, démontrer soit l'exécution de son engagement, soit le fait qui a produit
l'extinction de cette obligation. Dès lors qu'aucune exécution de l'obligation n'est réclamée,
l'article 1315 n'aurait aucun rôle à jouer.
En conséquence, l'action en résolution échapperait au domaine de l'article 1315 car, dans une
telle hypothèse, ce n'est pas l'exécution de l'obligation souscrite par le débiteur qui est réclamée,
mais la remise en cause du lien contractuel. On appliquerait alors l'article 9 du code de
procédure civile en vertu duquel « il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi
les faits nécessaires au succès de sa prétention ». Le créancier ne pourrait donc pas se contenter
d'alléguer l'inexécution. Il devrait prouver l'inexécution, cette dernière étant l'un des « faits
nécessaires » à l'obtention de la résolution.
S'agissant des actions en responsabilité contractuelle, on pourrait croire que l'article 1315 n'a
pas à s'appliquer puisque, à s'en tenir à une analyse classique, ce n'est pas l'exécution forcée qui
est demandée. Une telle impression devrait cependant être écartée si l'on adoptait la théorie qui
assimile l'action en responsabilité à une action en exécution forcée (9). L'hypothèse serait
alors directement celle que vise l'article 1315, et la présomption d'inexécution qu'il édicte
devrait alors s'appliquer. Mais il est vrai que cette théorie, contestée par de nombreux auteurs,
ne semble pas s'être imposée en droit positif (10). A s'en tenir à la conception classique de la
responsabilité contractuelle, devrait-on pour autant en conclure qu'elle échappe au domaine de
l'article 1315 ? Rien n'est moins sûr, puisque l'on peut considérer que le créancier agissant en
responsabilité cherche à démontrer l'existence d'une obligation de réparation dont il demande
l'exécution (11). Il faut cependant préciser que seule l'obligation en réparation est alors
concernée par cette disposition, et que l'inexécution de l'obligation initialement souscrite n'est
donc pas présumée. Au contraire, démontrer l'inexécution de cette obligation est ce qui permet
de prouver l'existence de l'obligation de réparation.
Quant à l'exception d'inexécution, la solution est incertaine. Si l'on considère que celui qui
oppose l'exception d'inexécution ne le fait pas dans le but premier de ne pas respecter ses
engagements, mais dans l'espoir de forcer son cocontractant à s'exécuter, on peut penser qu'il
s'agit d'un moyen de réclamer l'exécution d'une obligation. Dans ce cas, celui qui oppose une
telle exception n'aurait, selon l'article 1315, alinéa 1er, qu'à prouver l'existence de l'obligation
dont il allègue l'inexécution. A l'inverse, si l'on insiste d'avantage sur le fait que l'exception
d'inexécution est un moyen de défense opposé à une demande en exécution, une
interprétation littérale de l'article 1315 conduirait à écarter cette disposition. En effet, le
second alinéa de cet article ne vise comme moyen de défense que la preuve du payement ou
d'une cause d'extinction de l'obligation. Or, l'exception d'inexécution n'est ni un payement, ni
une cause d'extinction de l'obligation, du moins si l'on s'en tient à la liste dressée à l'article 1234
du code civil. Pour que l'article 1315, alinéa 2, s'applique à l'exception d'inexécution vue
comme un moyen de défense, il faut dépasser une interprétation littérale de cette disposition, ce
qui renvoie à la deuxième analyse dont cet article peut faire l'objet.
188
5 - La deuxième analyse de l'article 1315 repose sur une interprétation que l'on pourrait qualifier
de téléologique. Ce qui importe est le mouvement de balancier entre une demande et la réplique
à cette demande, mouvement que suggère l'adverbe « réciproquement » figurant en tête du
second alinéa de l'article 1315. Le demandeur doit prouver ce qu'il allègue ; le défendeur doit
prouver ce qu'il oppose à cette demande, ce qui n'est que reprendre la règle actori incombit
probatio, reus in excipiendo fit actor, elle-même consacrée à l'article 9 du code de procédure
civile (12).
Suivant cette deuxième interprétation, les actions en résolution et en responsabilité tombent
dans le champ d'application de l'article 1315 du code civil. En vertu de l'article 1315, alinéa 1er,
que le demandeur invoque l'une ou l'autre de ces actions, il doit prouver ce qui permet de les
mettre en oeuvre. Et le moins qu'il ait à démontrer est l'inexécution de ses obligations par son
débiteur. L'inexécution n'est donc pas présumée.
Concernant l'exception d'inexécution, elle peut être vue comme une application de l'article
1315, alinéa 2, si l'on retient cette deuxième interprétation, et si l'on considère que l'exception
d'inexécution est davantage un moyen de défense qu'une manière de réclamer l'exécution d'une
obligation. Il reviendra alors à celui qui allègue ce moyen de défense de le démontrer, ce qui
suppose la preuve de l'inexécution.
6 - Mais à retenir une interprétation de l'article 1315 détachée de sa lettre, on pourrait être
conduit à privilégier une troisième analyse qui conférerait une portée bien plus large à la
présomption d'inexécution qu'il édicte. Cette analyse, à mi-chemin entre une interprétation
littérale et une interprétation téléologique, consisterait à dire qu'en toute hypothèse (ce qui
conduit à dépasser le domaine d'application de l'article 1315 tel qu'il résulte de sa lettre) un
créancier n'a à démontrer que l'existence de l'obligation, laquelle ferait présumer l'inexécution
(ce qui correspond à une interprétation littérale de cette disposition). Ce serait ensuite au
débiteur de démontrer qu'il a exécuté cette obligation, ou qu'il n'avait pas à le faire. De la sorte,
la présomption d'inexécution ne se cantonnerait plus à l'hypothèse d'une demande en exécution
forcée, mais serait appliquée dans tous les cas où l'inexécution est alléguée par le créancier. Une
telle interprétation semble retenue par certains auteurs qui généralisent la présomption
d'inexécution en se fondant soit sur le premier alinéa de l'article 1315 du code civil (13), soit
sur le second (14).
A suivre cette troisième interprétation, le créancier qui agit en résolution ou en responsabilité
contractuelle n'aurait qu'à alléguer l'inexécution, et non à la démontrer, dès lors qu'il aurait
rapporté la preuve de l'existence de l'obligation. De même, le débiteur qui oppose une exception
d'inexécution n'aurait pas à prouver l'inexécution : il reviendrait à son créancier de démontrer
qu'il a bien exécuté sa propre obligation avant de pouvoir exiger celle de son débiteur.
7 - De ce qui précède, il résulte que l'article 1315 du code civil est susceptible de donner lieu à
trois interprétations.
La première est littérale et conduit à appliquer l'article 1315 aux actions en exécution forcée et
en responsabilité contractuelle, ainsi qu'à l'exception d'inexécution si on y voit davantage un
moyen de réclamer l'exécution d'une obligation qu'un moyen de défense. Alors que, s'agissant
d'une action en responsabilité contractuelle, il reviendrait au créancier de démontrer
l'inexécution, il n'aurait qu'à rapporter la preuve de l'existence de la créance s'il réclamait
l'exécution forcée ou opposait l'exception d'inexécution. La deuxième interprétation,
téléologique, fait de cette disposition une réplique de l'article 9 du code de procédure civile. Elle
conduit à imposer au créancier qui agit en responsabilité contractuelle et en résolution, ainsi
qu'à celui qui oppose l'exception d'inexécution, analysée en un moyen de défense, de démontrer
l'inexécution. Quant à la troisième interprétation, elle a pour conséquence d'édicter une
présomption générale d'inexécution, applicable quelles que soient les circonstances dans
189
lesquelles l'inexécution est invoquée.
Il reste alors à confronter ces différentes interprétations aux solutions de la jurisprudence, afin
de savoir si l'une d'elles s'est imposée en droit positif.
II - L'application jurisprudentielle de l'article 1315
8 - Afin de clarifier les développements qui suivent, il sera distingué selon que l'inexécution est
invoquée comme moyen de défense, par le biais de l'exception d'inexécution (A), ou à titre
principal, au service d'une action en responsabilité ou en résolution (B).
A - L'exception d'inexécution
9 - Un grand nombre d'arrêts fait peser sur le débiteur qui oppose l'exception d'inexécution la
charge de prouver cette inexécution. Ainsi, dans un arrêt du 18 décembre 1990, rendu au visa de
l'article 1315, alinéa 2, du code civil, la Cour de cassation affirme qu'il appartient à la partie qui
se prévaut de l'exception d'inexécution en alléguant l'inexécution partielle par le débiteur de son
obligation de moyens d'établir cette inexécution (15). Ce n'était que confirmer plusieurs
décisions antérieures, lesquelles concernaient également une exécution défectueuse invoquée
par le débiteur pour échapper à ses obligations (16).
De tels arrêts paraissent adopter l'interprétation téléologique (la deuxième interprétation
exposée) de l'article 1315 , laquelle conduit à considérer que l'alinéa 2 vise tout moyen de
défense opposé à la demande du créancier, et non uniquement ceux qu'il énumère
expressément (17), et qu'il revient au débiteur qui oppose cette exception de prouver
l'inexécution.
Cette solution est jugée évidente, car l'inverse conduirait à imposer à tout créancier la
démonstration de l'exécution de sa propre prestation avant de pouvoir exiger celle de son
débiteur (18). Pire, prôner une solution contraire conduirait à présumer l'inexécution (19).
10 - Pourtant, dans d'autres arrêts, la Cour de cassation a semblé obliger le créancier à
démontrer qu'il avait exécuté sa propre obligation avant de pouvoir exiger l'exécution de celle
de son débiteur.
Tel est le cas d'un arrêt rendu le 23 octobre 1990 par la chambre commerciale de la Cour de
cassation (20). Un débiteur avait refusé de payer l'intégralité du prix, arguant qu'une partie
seulement de la marchandise promise avait été reçue. Pour la cour d'appel, le débiteur devait
prouver cette allégation. Son arrêt est cassé, au visa de l'article 1315, au motif qu'il appartient à
celui qui réclame l'exécution d'une obligation de la prouver. Comme le remarquent certains
auteurs, il est difficile de concilier cette solution avec celles retenues en cas d'exception
d'inexécution (21). En effet, invoquer l'exception d'inexécution, c'est alléguer le non-respect
par le créancier de ses engagements pour ne pas avoir à exécuter sa propre prestation tant que ce
dernier ne le fait pas lui-même. Or, dans l'arrêt du 23 octobre 1990, c'est précisément le
raisonnement que tenait le débiteur, lequel prétendait n'avoir pas reçu l'intégralité de sa
commande.
La référence à l'article 1315 et à l'obligation pour celui qui réclame l'exécution d'une obligation
de la prouver, ce qui paraît renvoyer à l'alinéa 1er de cet article, semble indiquer que, pour la
Cour de cassation, celui qui oppose l'exception d'inexécution pour ne pas avoir à exécuter sa
propre obligation doit être assimilé à celui qui réclame l'exécution de l'obligation. C'est, sembleil, considérer que celui qui oppose une telle exception réclame l'exécution de l'obligation. La
solution de la Cour de cassation peut donc découler d'une interprétation littérale de l'article
1315 , première interprétation à avoir été exposée.
Très récemment, la haute juridiction a paru réaffirmer cette solution, considérant que « si le prêt
190
consenti par un professionnel du crédit est un contrat consensuel, il appartient au prêteur qui
sollicite l'exécution de l'obligation de restitution de l'emprunteur d'apporter la preuve de
l'exécution préalable de son obligation de remise des fonds » (22). Une interprétation littérale
de cet attendu peut conduire à penser que la Cour de cassation réaffirme l'idée selon laquelle la
démonstration par le créancier de l'exécution de son obligation est un préalable à la possibilité
d'agir contre son débiteur.
Le fondement de ce raisonnement est moins évident que dans l'arrêt précédent puisqu'il n'est pas
fait référence à la « réclamation de l'exécution d'une obligation ». On ne sait pas s'il s'agit d'une
interprétation littérale de l'article 1315 du code civil ou d'une interprétation généralisant la
présomption d'inexécution qu'il contient (23). Mais, quoi qu'il en soit, cet arrêt permet
également à celui qui invoque l'exception d'inexécution de se contenter de démontrer l'existence
de l'obligation, sans avoir à démontrer l'inexécution. Il s'oppose ainsi aux arrêts évoqués
précédemment qui lui imposent au contraire de prouver cette inexécution.
Les arrêts concernant l'exception d'inexécution révèlent par conséquent que l' interprétation
téléologique de l'article 1315 du code civil ne prévaut pas en toute hypothèse, certaines
solutions paraissant appliquer la présomption d'inexécution qu'il recèle. Ces exceptions se
retrouvent s'agissant des actions en résolution et en responsabilité contractuelle.
B - Les actions en résolution et en responsabilité contractuelle
11 - Concernant l'action en résolution, la jurisprudence semble en principe s'en tenir à
l' interprétation téléologique de l'article 1315 , écartant ainsi la présomption d'inexécution
qu'il énonce. L'inexécution doit être prouvée par le créancier, demandeur à l'action en
résolution (24). La doctrine approuve une telle solution, remarquant qu'il ne s'agit pas d'une
demande en exécution, mais en résolution (25). C'est appliquer la règle actori incumbit
probatio, et donc l'article 1315, alinéa 1er, entendu de façon particulièrement large (26).
Mais, comme pour l'exception d'inexécution, on dénombre quelques arrêts dissidents qui, sans
le dire expressément, paraissent adopter l'interprétation généralisant la présomption
d'inexécution de l'article 1315 puisqu'ils exigent du débiteur contre lequel le créancier agit en
résolution qu'il démontre l'exécution de son obligation (27).
12 - S'agissant de la responsabilité contractuelle, la jurisprudence écarte généralement la
présomption d'inexécution qu'édicte l'article 1315. En effet, c'est en principe à celui qui invoque
la responsabilité contractuelle de rapporter la preuve de l'inexécution. Plus encore, parce qu'il
est question de responsabilité civile, le créancier doit en outre démontrer que cette inexécution
lui a causé un préjudice (28). On remarquera que les arrêts rendus en matière de responsabilité
contractuelle le sont au visa de l'article 1315 du code civil (outre le visa des art. 1137 et 1147 c.
civ.) (29). Un tel visa peut se comprendre, soit que l'on considère que le créancier cherche à
démontrer l'existence d'une obligation de réparation, soit que l'on estime plus simplement
qu'étant le demandeur, il doit démontrer les éléments qui lui permettent de mettre en jeu la
responsabilité de son débiteur. Ainsi, le visa de l'article 1315 se comprend que l'on adopte l'une
ou l'autre des deux premières interprétations dont il peut faire l'objet.
Il est cependant un domaine de la responsabilité contractuelle, celui des obligations
d'information qui pèsent sur certains professionnels, où les juges paraissent favorables à la
troisième interprétation de l'article 1315 et par conséquent à la généralisation de la
présomption d'inexécution qu'il édicte. En effet, se fondant sur cette disposition, la
jurisprudence fait peser sur le débiteur poursuivi la charge de démontrer qu'il a exécuté
l'obligation d'information à laquelle il est tenu (30).
Par ailleurs, même en dehors du cas particulier des obligations d'information, un arrêt du 18
janvier 1989 a, en matière de mandat, imposé au mandataire de prouver qu'il avait exécuté son
191
obligation, du moins lorsque c'est une absence totale d'exécution qui est alléguée par le
créancier (31). Là encore, la présomption d'inexécution de l'article 1315 semble être appliquée
en dehors de son domaine originel.
Ces différentes solutions jurisprudentielles exposées, un bilan peut être dressé quant au rôle de
l'article 1315 en cas d'inexécution.
III - Bilan quant au rôle de l'article 1315 en cas d'inexécution
13 - Les solutions jurisprudentielles révèlent que les interprétations de l'article 1315 varient
selon les hypothèses où l'inexécution est alléguée, qu'il s'agisse d'exception d'inexécution,
d'action en résolution, ou d'action en responsabilité contractuelle.
Ce texte ne semble donc pas employé comme un moyen rigoureux d'organiser la charge de la
preuve de l'inexécution d'un contrat. Il est d'avantage un instrument servant à parer les solutions
de la Cour de cassation d'une apparence de rigueur, l'interprétation sollicitée étant étroitement
liée au résultat souhaité. Comme cela a déjà été exposé, les véritables fondements sont ailleurs :
vraisemblance, aptitude de chacune des parties à la preuve, position de faiblesse de l'une des
parties, prise en compte de la difficulté de prouver une abstention, équité... (32).
En somme, en cherchant la cohérence d'un système à travers une lecture unitaire de ce texte, on
découvre le caractère artificiel du raisonnement fondé sur ce dernier.
14 - Ce constat peut inquiéter car ce que l'on gagne en souplesse se perd en prévisibilité. Aussi,
serait-il tentant de suggérer un retour à un système plus rigoureux, fondé sur une
interprétation littérale de l'article 1315 , laquelle conduit à ne présumer l'inexécution que
dans le cadre d'une action en exécution forcée. Mais un tel système ne serait pas sans
inconvénients. D'une part, s'agissant de l'exception d'inexécution, il serait difficile de savoir si
celui qui s'en prévaut bénéficie de la présomption. En effet, cette présomption ne pourrait
s'appliquer que s'il était possible d'assimiler l'exception d'inexécution à une action en exécution
forcée. Or, l'exception d'inexécution peut tout autant être vue comme un moyen d'obtenir
l'exécution d'une obligation que comme une façon de résister à une demande en exécution.
D'autre part, l'exception d'inexécution mise à part, ce retour à la lettre du texte conduirait à ne
présumer l'inexécution que dans le cas d'une action en exécution forcée, alors que l'on ne voit
pas ce qui justifie de cantonner cette solution à cette seule hypothèse. Pourquoi devrait-on
présumer l'inexécution lorsque est demandée l'exécution forcée, et non lorsque le créancier agit
en responsabilité, alors que cette dernière action peut conduire à une réparation en nature, très
proche, voire assimilable, à une exécution en nature (33) ? De même, serait-il vraiment justifié
de ne pas présumer l'inexécution lorsque le créancier agit en résolution puisqu'il s'agit
également de sanctionner l'inexécution de ses obligations par le débiteur, et que l'article 1184,
alinéa 2, du code civil semble la présenter comme une alternative à l'exécution forcée (34) ? Il
ne le semble pas. Dès lors, en ce qu'elle échoue à fournir un régime unitaire de la preuve de
l'inexécution, l'interprétation littérale paraît devoir être écartée.
15 - La deuxième interprétation - l'interprétation téléologique - n'échappe pas à ce grief. Seule la
troisième interprétation, qui fait présumer l'inexécution quelle que soit l'action en cause, offre
un régime unitaire. Mais cette dernière interprétation doit-elle prévaloir ?
Elle peut a priori sembler excessive car elle heurte frontalement un grand nombre de solutions
jurisprudentielles : ce n'est que rarement que l'inexécution est réellement présumée. Il est
néanmoins possible de nuancer les conséquences de cette interprétation en s'appuyant sur
certaines contributions doctrinales visant à redonner une cohérence aux solutions
jurisprudentielles. Il a ainsi été proposé de distinguer selon qu'était invoquée une exécution
défectueuse ou une absence d'exécution (35). Selon certains auteurs, l'article 1315 ne viserait
que l'absence totale d'exécution, et la présomption d'inexécution qu'il pose ne fonctionnerait que
192
dans ce dernier cas (36).
On ne cachera pas que cette théorie présente des inconvénients. Son fondement est incertain :
l'article 1315 peut tout autant viser le défaut d'exécution que l'exécution défectueuse. Il ne sera
en outre pas toujours évident de distinguer ces deux hypothèses (37). Enfin, cette distinction
n'est pas appliquée systématiquement en jurisprudence. Ainsi, à propos de l'exception
d'inexécution, la Cour de cassation considère que le créancier à qui est opposée une livraison
partielle doit prouver qu'il a exécuté intégralement son obligation (38). A appliquer le critère
proposé, cela signifierait qu'une livraison partielle est une absence totale d'exécution, ce dont on
peut douter.
Pourtant, malgré ces défauts, un tel système semble devoir être préconisé. La première raison
est que la distinction sur laquelle il repose n'est pas sans recevoir un certain écho en
jurisprudence. La Cour de cassation y a parfois recours expressément, tant en ce qui concerne
l'exception d'inexécution (39) que l'action en responsabilité (40). De plus, cette distinction
confère une certaine cohérence à des solutions de prime abord difficilement conciliables (41).
Par ailleurs, ce système présente le mérite de généraliser la présomption d'inexécution à toutes
les hypothèses où l'inexécution est alléguée, soumettant ainsi à des règles identiques des
situations qui ne méritent pas d'être distinguées, du moins quant à leur régime probatoire. Ce
système est également opportun en ce que, tout en généralisant la présomption d'inexécution, il
la cantonne à l'hypothèse où est alléguée une absence totale d'exécution. De fait, qui mieux que
le débiteur est à même de démontrer qu'il n'y a pas absence totale d'exécution ? Et, à l'inverse, si
cette exécution est jugée insatisfaisante par le créancier, qui mieux que lui peut démontrer en
quoi consiste l'exécution défectueuse ?
Par conséquent, lorsqu'un créancier agit en responsabilité contractuelle, il ne devrait pas avoir à
prouver l'inexécution dès lors qu'il allègue une inexécution totale, et ce qu'il s'agisse d'une
obligation de moyens ou de résultat (42). La même distinction s'impose en cas d'action en
exécution forcée ou en résolution, voire encore lorsque est opposée l'exception
d'inexécution (43).
Certes, une telle construction doctrinale malmène l'article 1315, puisqu'elle suppose à la fois de
se détacher de sa lettre et de s'y conformer strictement. Cela ne doit pas surprendre outre mesure
: l'évolution de la jurisprudence révèle en effet que ce texte ne fait depuis longtemps plus l'objet
d'une interprétation uniforme et cohérente, ce qui soulève d'ailleurs la question de son
opportunité, du moins en l'état actuel de sa rédaction (44).
Mots clés :
CONTRAT ET OBLIGATIONS * Exécution * Inexécution * Charge de la preuve * Article
1315 du code civil * Rôle
PREUVE * Administration de la preuve * Charge de la preuve * Inexécution d'un contrat *
Article 1315 du code civil * Rôle
(1) H., L. et J. Mazeaud, Leçons de droit civil, t. 1, vol. 1, Introduction au droit, par F. Chabas,
Montchrestien, 12e éd., 2000, n° 376, p. 528.
(2) Sur cette question, V. récemment : T. Le Bars, De la théorie des charges de la preuve et de
l'allégation à la théorie globale des risques processuels, in Mélanges en l'honneur du professeur
Gilles Goubeaux, Liber amicorum, Dalloz, LGDJ, 2009, p. 319. V. déjà, dissociant la question
de la charge positive de la preuve de celle du risque de la preuve : J. Devèze, Contribution à
l'étude de la charge de la preuve en matière civile, 1980 ; R. Legeais, Les règles de la preuve en
droit civil. Permanences et transformations, 1954. Et, plus particulièrement, en droit des
contrats, V. M. Mekki, Réflexions sur le risque de la preuve en droit des contrats (1re partie),
RDC 2008. 681.
193
(3) V. Civ. 1re, 14 janv. 2010, n° 08-18.581, Bull. civ. I, n° 7 ; D. 2010. 620 , note J. François,
2097, obs. C. Creton, et 2677, obs. I. Gelbard-Le Dauphin ; JCP G 2010. 516, n° 17, obs. Y.-M.
Serinet, et 707, note N. Dissaux ; Gaz. Pal. 4 avr. 2010. 19, note D. Houtcieff.
(4) V. Civ. 1re, 8 avr. 2010, n° 09-10.977, D. 2010. 2097 , obs. C. Creton, et 2677, obs. I.
Gelbard-Le Dauphin ; JCP G 2010. 436, obs. N. Dissaux ; Gaz. Pal. 10 juin 2010. 6, note E.
Pierroux.
(5) Tout au long de cet article, il sera distingué entre l'allégation des faits et la preuve des faits,
distinction que consacrent les art. 6 et 9 c. pr. civ.
(6) Pour une application récente, V. Civ. 3e, 9 mars 2010, inédit, n° 07-18.269.
(7) V. Recueil complet des discours prononcés lors de la présentation du code civil par les
divers orateurs du Conseil d'Etat et du Tribunat, et discussion particulière de ces deux corps
avant la rédaction définitive de chaque projet de loi, t. 1, Discours, p. 453, 485, 509, et t. 2,
Discussion, p. 495.
(8) En ce sens, V. Y.-M. Laithier, Etude comparative des sanctions de l'inexécution du contrat,
préf. H. Muir Watt, LGDJ, 2004. Cet auteur relève que si l'art. 1134 c. civ. impose la sanction
de l'inexécution, il n'apporte aucune précision quant à la nature de cette sanction.
(9) V. en particulier : P. Rémy, La « responsabilité contractuelle » : histoire d'un faux concept,
RTD civ. 1997. 323 .
(10) V. notamment : C. Larroumet, Pour la responsabilité contractuelle, in Le droit privé
français à la fin du XXe siècle, études offertes à P. Catala, Litec, p. 543, spéc. n° 6, p. 547.
(11) V. M. Oudin, J.-Cl. Civil, v° Preuve, art. 1315 et 1315-1, Fasc. 20, n° 35.
(12) En faveur d'une telle analyse de l'art. 1315, V. H., L. et J. Mazeaud, op. cit., n° 376, p. 527.
(13) V. J.-L. Mouralis, Rép. civ. Dalloz, v° Preuve, n° 990 et 993.
(14) Selon un auteur, tel était le cas des « auteurs anciens » : V. J. Devèze, thèse préc., n° 472,
p. 612, note 2.
(15) Bull. civ. I, n° 296 ; RTD civ. 1991. spéc. 748 , obs. J. Mestre.
(16) Civ. 3e, 7 déc. 1988, Bull. civ. III, n° 181 ; Com. 27 oct. 1981, Bull. civ. IV, n° 372 ; 14
oct. 1969, Bull. civ. IV, n° 294 ; 27 avr. 1966, Bull. civ. III, n° 206 ; 21 juin 1965, Bull. civ. III,
n° 385.
(17) V. implicitement : J. Mestre, obs. préc., RTD civ. 1991. spéc. 747.
(18) En ce sens : J. François, note préc., D. 2010. 623, spéc. n° 8.
(19)Ibid.
(20) Bull. civ. IV, n° 251 ; RTD civ. 1991. 746 , obs. J. Mestre.
(21) V. H., L. et J. Mazeaud, op. cit., note 4, p. 527.
194
(22) V. Civ. 1re, 14 janv. 2010, n° 08-13.160, Bull. civ. I, n° 6 ; D. 2010. 620 , note J.
François, 2097, obs. C. Creton, et 2677, obs. I. Gelbard-Le Dauphin ; JCP G 2010. 516, n° 17,
obs. Y.-M. Serinet, et 707, note N. Dissaux ; Gaz. Pal. 4 avr. 2010. 19, note D. Houtcieff ; RDI
2010. 203 , obs. H. Heugas-Darraspen.
(23) Un auteur a argumenté de façon convaincante en faveur d'une autre interprétation. La
solution de la Cour de cassation reposerait sur le fait que, même lorsqu'il est consensuel, le
contrat de prêt conserve un aspect irréductiblement réel. De fait, c'est la remise des fonds qui est
la cause efficiente de l'obligation de restitution, cette cause efficiente étant « le noyau
irréductiblement réel du prêt consensuel », V. J. François, note préc., n° 11, p. 623.
(24) Civ. 3e, 23 nov. 2005, inédit, n° 04-16.407, AJDI 2006. 50 ; 22 févr. 2005, inédit, n° 0217.640 ; Com. 29 avr. 1997, inédit, n° 95-12.837 ; Civ. 1re, 28 mars 1977, inédit, n° 75-13.782.
(25) V. par exemple L. Leveneur, note sous Com. 11 déc. 2001, CCC 2002, n° 58.
(26) Ibid.
(27) V. Com. 11 déc. 2001, préc. Selon la Cour de cassation, « le vendeur, tenu d'établir qu'il a
rempli son obligation de délivrance, doit apporter la preuve de la délivrance des accessoires de
la chose vendue ». Par conséquent, la charge de la preuve de l'absence de délivrance des
accessoires ne repose pas sur le demandeur en résolution. V. également : Civ. 1re, 19 mars 1996,
Bull. civ. I, n° 147 ; RTD civ. 1997. 142 , obs. P. Jourdain ; Defrénois 1996. 1437, obs. A.
Bénabent ; RTD com. 1996. 704 , obs. B. Bouloc ; Com. 27 janv. 1998, inédit, n° 95-13.600.
Dans ce dernier arrêt, selon la Cour de cassation, doit être accueillie la demande en résolution
formée par un franchisé, le franchiseur n'ayant pas rapporté la preuve de l'exécution de ses
obligations d'assistance et de transmission de savoir-faire. Cet arrêt entre en contradiction avec
un autre arrêt également rendu en matière de franchise : Com. 10 mai 1994, inédit, n° 9211.728.
(28) Certains auteurs exigent de surcroît que l'inexécution soit fautive, qu'il s'agisse d'une
obligation de moyens ou de résultat : V. F. Terré, P. Simler et Y. Lequette, Les obligations,
Dalloz, 10e éd., 2009, n° 579, pour les obligations de moyens, et n° 580, pour les obligations de
résultat. Dans ce dernier cas, il est dit que l'absence de résultat fait présumer la faute.
Cependant, on peut douter en toute hypothèse du bien-fondé de l'exigence d'une faute qui serait
distincte de l'inexécution. Si l'obligation est de résultat, il est curieux de considérer que la faute
est seulement présumée si le résultat n'est pas atteint, alors que le débiteur ne peut de toute
façon pas se dégager de sa responsabilité en démontrant l'absence de faute. De même, si
l'obligation est de moyens, l'inexécution consiste à ne pas avoir tout mis en oeuvre pour
atteindre le résultat escompté par le créancier. On voit mal ce que serait une faute distincte de
cette inexécution. En ce sens, V. H. Lécuyer, Le principe de proportionnalité et l'extinction du
contrat, LPA 30 sept. 1998. 31, spéc. p. 35.
(29) V. par exemple : Civ. 1re, 30 oct. 2008, Bull. civ. I, n° 245 ; D. 2009. 2723, obs. T.
Vasseur ; RDSS 2008. 1159, obs. D. Cristol ; Com. 11 déc. 2007, Bull. civ. IV, n° 260 ; D.
2008. 2820, obs. T. Vasseur ; RTD com. 2008. 165, obs. D. Legeais .
(30) J.-L. Mouralis, Rép. civ. Dalloz, v° Preuve, n° 993. L'arrêt fondateur a été rendu en matière
médicale : Civ. 1re, 25 févr. 1997, Bull. civ. I, n° 75 ; D. 1997. Somm. 319 , obs. J. Penneau ;
Defrénois 1997. 751, obs. J.-L. Aubert ; GAJC, 12e éd., 2007, n° 16 ; RDSS 1997. 288, obs. L.
Dubouis ; RTD civ. 1997. 434, obs. P. Jourdain , et 924, obs. J. Mestre ; Gaz. Pal. 1997.
1. 274. V. à propos de l'obligation de conseil pesant sur le banquier : Com. 11 déc. 2007, préc.
Un auteur a justifié l'obligation pour le professionnel de prouver qu'il a donné l'information par
le fait qu'il s'agissait d'une obligation de résultat, et que, dans un tel cas, l'alinéa 2 de l'art. 1315,
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qui oblige le débiteur à prouver l'exécution, trouve à s'appliquer (V. M. Fabre-Magnan, De
l'obligation d'information dans les contrats, préf. J. Ghestin, LGDJ, 1992, n° 541 s.). Cette
justification peut être discutée puisque, même en cas d'obligation de résultat, il revient au
créancier de prouver que ce résultat n'est pas atteint, et donc que l'information n'a pas été
donnée (V. H. Capitant, F. Terré et Y. Lequette, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, t.
1, Dalloz, 11e éd., 2000, n° 13, p. 72).
(31) Civ. 1re, 18 janv. 1989, Bull. civ. I, n° 26 ; D. 1989. 302, note C. Larroumet ; RTD civ.
1989. 558, obs. P. Jourdain.
(32) Sur ce point, V. notamment : M. Mekki, art. préc.
(33) V. Y.-M. Laithier, thèse préc., n° 49 s.
(34) Ibid., n° 252 s.
(35) V. de façon générale : A. Bénabent, note sous Civ. 3e, 14 févr. 1996, Defrénois 1996. 1077,
et P. Jourdain, note sous même arrêt, RTD civ. 1997. 142 ; J.-L. Mouralis, art. préc., n° 994.
Pour la résolution, V. A. Bénabent, note préc., Defrénois 1996. 1437. En matière de
responsabilité contractuelle : G. Viney et P. Jourdain, Les conditions de la responsabilité,
LGDJ, 3e éd., 2006, n° 530 ; J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, Les obligations, t. 3, Le rapport
d'obligation, Sirey, 6e éd., 2009, n° 202.
(36) V. J.-L. Aubert, note préc., Defrénois 1997. 752.
(37) V. relevant cette difficulté : A. Bénabent, note préc., Defrénois 1996. 1077, et P. Jourdain,
obs. préc. sous Civ. 1re, 19 mars 1996, RTD civ. 1997. 142.
(38) Com. 23 oct. 1990, préc.
(39) Civ. 3e, 14 févr. 1996, Bull. civ. III, n° 46 ; D. 1997. Somm. 27 , et RTD civ. 1997. 142,
obs. préc., P. Jourdain ; Defrénois 1996. 1077, note A. Bénabent.
(40) Civ. 1re, 18 janv. 1989, Bull. civ. I, n° 26, préc.
(41) Serait ainsi justifiée la jurisprudence qui impose au débiteur d'une obligation d'information
de démontrer qu'il a fourni cette information, cette dernière étant plus souvent inexistante que
mauvaise.
(42) En ce sens, V. J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux , op. cit., n° 202.
(43) A. Bénabent, note préc., Defrénois 1996. 1077.
(44) On ne peut donc qu'être surpris par « l'avant-projet Catala », qui maintient en l'état cette
disposition (V. art. 1283 de l'avant-projet).
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