Matteo Stagnoli
Transcription
Matteo Stagnoli
Brigitte vient du pas-très-loin, du passé récent, du tout à l'heure. Un passé proche qui sera, peut-être, bientôt futur. Comme un prénom en vogue dans les années dix-neuf-cent-soixante en l'honneur d'une diva qu'on osait rêver et qu'on n'aurait osé penser, une poignée de lustres plus tard, retrouver du côté de Marine. Un prénom qui revient, comme d'autres moins rêveurs, dans les carnets de naissance des nouvelles générations, avec les atouts d'une valeur sûre, un vrai prénom de femme, solide comme un outil ménager véritablement performant. Comme un téléphone fixe. Qui est Brigitte ? Une employée des assurances, une voleuse, une pute, les trois à la fois, ou simplement une femme qui n'en a rien à foutre et qui a envie d'être laissée en paix, ou, encore une fois, tout à la fois (ce qui d'ailleurs serait très vraisemblable) ? Qu'est-ce qu'on lui veut ? On l'appelle, on s'annonce - enfin, seul les bien-élevés s'annoncent, les autres laissent comprendre qu'on les reconnaîtrait au son de leur voix- on demande à se faire rappeler. Brigitte saurait donc discerner les tonalités de leur timbre, préconisant une qualité à conserver à l'époque des numéros masqués. Rarement on s'inquiète pour elle. Un homme seulement manifeste un brin de préoccupation (bien qu'avec un très minimaliste « ça va?»), pour le reste personne ne s'inquiète véritablement pour son sort, tout le monde pense à son propre intérêt particulier. Tout le monde râle, revendique quelque chose qu'il attend, quelque chose que Brigitte est en devoir de rendre, restituer, fournir. Tout le monde se fâche, car elle n'est pas là, et, surtout, qu'elle ne retéléphone, qu'elle ne résonne pas. Tout le monde menace. On lui met la police derrière. On transmet aux avocats. Heureuse époque des années dix-neuf-cent-quatre-vingt-dix... Brigitte n'a pas de portable : on lui aurait envoyé des centaines de textos, on aurait prétendu qu'elle résonne, illico presto. Elle n'a pas d'adresse mail ni de compte msn ou skype: on aurait encombré sa messagerie électronique avec des messages off-line. Elle n'a pas de compte facebook : on lui aurait rempli le wall des pires cochonneries. Elle n'a pas d'Iphone : il aurait peut-être implosé, du nombre d'appels reçus. Brigitte rappelle qu'un téléphone ne sert pas à calculer le nombre exacte de calories contenues dans la boîte de cassoulet qu'on est en train d'acheter, ni à suivre les évolutions d'une bourse dont elle se fiche royalement – oh que oui, à la belge- si ce n'est pas un sac-à-main, ni à contrôler la température qu'il fait à La Panne avec la photo du fils de sa cousine comme fond d'écran. Un téléphone est un téléphone, comme aurait dit un de ses compatriotes. Il sert à appeler quelqu'un. Il sert à joindre. Et, par propriété négative, il sert aussi à ne pas être joint. Le répondeur qui répond. Le silence. Le luxe de l'absence. Brigitte est le luxe de l'injoignable, l'envie de disparaître, de laisser répondre un répondeur sur un téléphone fixe. Elle ne dit rien, même pas qu'elle n'est pas là. Elle fait mieux, elle décide qu'elle n'est pas là. Elle est peut-être planquée sous son lit après avoir avalé cinq boîtes de somnifères. Elle est peut-être partie avec ses enfants à la plage à Ostende; ou au Brésil, avec le reste de l'argent qu'elle devait à MarieRose. Qu'elle lui mette la police derrière, elle s'en tape peut-être. Ses parents sont suffisamment adultes pour se défendre...et puis bon, MarieRose...avec un prénom pareil, elle n'a qu'à se taire. Elle est partie vivre quelque part. Elle ne se perd plus dans les méandres trompeurs de la fonction phatique. Il reste son répondeur. Il reste son nom. Ce qui est essentiel. Brigitte.. >> www.brigitte.fm