l`affaire lip et la dynamique conflictuelle

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l`affaire lip et la dynamique conflictuelle
L'AFFAIRE LIP ET LA DYNAMIQUE CONFLICTUELLE
Jacques BEAUCHARD
Premiers éléments d'une
théorie du
conflit
A la suite de Julien Freund, nous entendons par conflit le heurt entre des
hommes qui se livrent entre eux à un affrontement direct ou indirect, dans l'intention déclarée ou secrète, de se nuire, voire, à l'extrême, de se détruire. Et
notre analyse prend pour objet central ce moment particulier où les relations se
transforment en libérant l'énergie nécessaire à l'émergence des rapports de
force, au basculement de l'opposition dans le combat.
Dès lors, l'objet général de notre étude réside dans l'abord de la dynamique
conflictuelle qui emporte un nombre plus ou moins grand de liens sociaux vers
leur dissolution ou leur rupture ; pour nous il s'agit d'expliquer comment peut
se propager un ébranlement plus ou moins considérable de structures qui, à
l'extrême, emporte une société tout entière vers son anéantissement et, peutêtre, tout en même temps, vers sa renaissance ; tout dépendant alors de l'action
politique et de son aptitude à gérer les conflits.
L'abord de la dynamique conflictuelle oblige à élargir l'étude d'un conflit
aux jeux des rapports de force qui l'annoncent, aux heurts qui le précèdent et
aux tensions qui lui subsistent.
En effet, tout conflit recouvre une multiplicité d'antagonismes, et il est
toujours difficile de préciser le début et la fin d'un conflit ; tant il est vrai que
l'on trouve toujours des antagonismes antérieurs qui prédéterminent le conflit
(antagonismes «pères») ; tant il est vrai aussi que des antagonismes subsistent
au conflit et en gardent longuement mémoire sous la forme d'inimitiés, de rancune, de jalousie fascinée envers la puissance du vainqueur, de désirs de revanche, de nouvelles menaces (antagonismes résiduels).
D'autre part, on s'interroge souvent quant au lieu exact où se déroule le
conflit (antagonismes «foyers»). Car là encore autour d'une lutte d'autres
disputes éclatent, parfois plus menaçantes suivant les institutions et les groupes
qui les portent, nous les appellerons «antagonismes d'environnement».
Face à cette effervescence où se brouille l'observation, il est nécessaire de
rappeler ici une typologie des antagonismes inhérents à tout conflit.
L'observation nous conduit à retenir quatre ensembles :
a) les antagonismes «pères»
b) les antagonismes «foyers»
c) les antagonismes «d'environnement»
d) les antagonismes «résiduels»
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Ces quatre ensembles d'antagonismes s'établissent dans la relation qui
sépare les personnes et les groupes protagonistes ; et ils se développent
toujours corrélativement à la dissolution d'un ordre donné.
Cette dissolution de l'ordre peut venir de l'extérieur par le biais de l'ennemi,
mais aussi de l'intérieur même du système social en cause. En effet, tout ordre
correspond à une (ou des) hiérarchie(s) et à une série de différences qui instaurent des tensions entre les personnes et les groupes. Ces tensions créent ou
reproduisent les antagonismes «pères» ou plus fréquemment correspondent à
leur transfert dans des antagonismes résiduels. De toute façon la présence
irréductible de ces tensions montre que la dynamique conflictuelle ne cesse
jamais d'être potentiellement présente au sein de tout système social. En sorte
qu'il suffit de dissoudre l'(les) institution(s) qui maintient une ou plusieurs
hiérarchies pour créer un état de crise. Enfin si nous retenons que l'institution
en cause et ses mandataires agissent comme tiers par rapport aux personnes ou
aux groupes antagonistes, nous pouvons dire que l'ascension des antagonismes
vers leurs extrêmes dépend du phénomène de la dissolution du tiers.
Autrement dit, les antagonismes se fédèrent en conflit lorsque tous les rapports
entre les protagonistes tendent à se «bipolariser». Cependant pour que la
dissolution du tiers puisse vraiment s'accomplir, pour qu'il n'y ait plus au
monde que deux partenaires qui se dévorent ou se haïssent, il faut disposer
d'une puissante source de dissociation. C'est alors que le recours à la transgression et (ou) au phénomène d'unanimité (fusionnel au plan interindividuel)
cherche à s'opérer car tous deux s'avèrent libératoire de l'agressivité individuelle ou collective.
Les quatre ensembles d'antagonismes se caractérisent tous par le phénomène
de la «bipolarisation» mais c'est à partir des antagonismes «foyers» que s'enclenchent les phénomènes de transgression ou d'unanimité qui libèrent
l'énergie agressive nécessaire à l'expansion du conflit ; suivant la nature des
antagonismes-foyers cette action pourra s'étendre à tous les autres ensembles
d'antagonismes. La puissance d'expansion d'un conflit dépend essentiellement
de sa puissance de dissolution des tiers.
Tous les conflits n'atteignent pas ce développement ; dans la plupart des cas
la dissolution des tiers se trouve circonscrite par la limitation des phénomènes
de transgression ou d'unanimité ; cette limitation résulte évidemment des
systèmes de défense protégeant les tiers mais aussi de la configuration interne
du conflit. Si nous désignons par a, b, c, d, les antagonismes «pères»,
«foyers», «d'environnement», «résiduels», nous rencontrons fréquemment
certaines combinaisons conflictuelles.
L'association (a, b, d) où ne se développe aucun antagonisme d'environnement caractérisé les conflits interpersonnels, limités à une seule institution, par exemple les conflits internes à la fratrie ; ici les antagonismes
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«pères» et les antagonismes «résiduels» s'identifient souvent dans leur alternance.
Par contre, dès que les antagonismes d'environnement se diffusent autour
d'un antagonisme-foyer, alors de proche en proche se dévoile l'existence de
nombreux antagonismes «pères» lesquels trouvent pleinement leur développement à travers l'explosion de nouveaux antagonismes-foyers. Mais l'agressivité collective libérée par les antagonismes-foyers tend à s'épuiser et à
se disperser à travers la diversité des luttes. Et, l'anomie institutionnelle, en
favorisant l'avènement des particularismes, multiplie les affrontements violents
tout en éloignant l'unification des violences en une seule.
Aussi la généralisation d'un conflit, c'est-à-dire l'unification de toutes les
luttes en une seule, exige le renouvellement constant de l'agressivité collective
disponible, et son intensification, afin de pouvoir dépasser les contradictions et
les obstacles inhérents à la diffusion du conflit, tout en produisant l'indispensable dissolution des tiers.
La décomposition des institutions, la désagrégation des groupes, le pourrissement des rapports sociaux se trouvent animés par le mouvement de
dissolution des différences lequel commande la montée de la violence jusqu'à la
mort ; il s'agit d'un mouvement vital qui ne cesse de donner à la mort l'effervescence de la vie et à la vie le vertige et l'ouverture de la mort. Ce
mouvement nourrit tous les antagonismes, il est antérieur et postérieur à
chaque conflit. Toutes les institutions portent nécessairement la trace de sa
présence et peuvent à tout moment devenir l'objet de son développement.
La violence émise par les groupes en fusion, l'hostilité dégagée par la
dissolution des tiers, l'agressivité libérée par la transgression des interdits, les
tensions accumulées par les rapports bipolaires composent la force du
mouvement.
Telle est la dynamique conflictuelle qui inspire à tout moment la frénésie, la
rivalité, l'aveuglement, la vengeance, l'anéantissement, qui de conflit en conflit
dissocie les personnes, les institutions, les Etats, ordonne leur disparition ou
provoque leur renaissance.
Aujourd'hui, les sociétés industrielles de type capitaliste peuvent apparaître
comme des sociétés instables, fréquemment agitées par la montée des revendications ou douloureusement touchées par les développements de la
criminalité, voire du terrorisme. Aussi devant cette irruption contemporaine de
la dynamique conflictuelle de nombreux groupes tentent de jouer l'essor des
conflits afin d'atteindre la situation révolutionnaire. Tout se passe alors
souvent comme si on prêtait à la dynamique conflictuelle une capacité
stratégique qui porterait lentement les affrontements vers leur unité en vue de
l'avènement d'un nouvel état social. Il s'agit là d'une grande illusion que les
courants millénaristes développaient déjà.
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En fait les sociétés industrielles libérales récupèrent en partie la dynamique
conflictuelle car leur croissance nécessite la constante activité des processus de
désintégration et d'intégration. Ainsi par exemple la multiplication des revendications liées aux conditions de travail suscitent, d'une part, la défense et le
développement des acquis, et d'autre part, le recours à des transgressions
limitées. Mais l'ambivalence de la normalité contemporaine contribue à maintenir ces affrontements, dans ce qui demeure communément admis. En outre
les luttes pour l'identité viennent capter les antagonismes de la revendication et
les dévier sur un plan psychologique limitant ainsi ce qui risquait de s'établir à
un plan politique. Il s'ensuit un fourmillement d'antagonismes qui désintègrent
les forces d'opposition tout en même temps que les conflits provoquent l'aspect
éphémère de leur unité.
La dynamique conflictuelle est à comprendre comme un effet de résonance
qui conduit tous les rapports sociaux vers leur «bipolarisation» et traverse les
quatre ensembles d'antagonismes précédemment signalés.
Ainsi l'ensemble des antagonismes «pères» renvoie à des rapports de force
qui, suite à leur effervescence ou à leurs dangers, trouvent leur équilibre
momentané à travers une ou plusieurs coalitions neutralisées par des tiers. En
l'absence d'antagonismes «foyers», afin de se maintenir ou de se protéger,
toute coalition recourt à des conventions ou à des traités ; dans cet état toute
coalition se fonde ou cherche à se fonder sur le droit, se réfère à une ou
plusieurs autorités extérieures, s'institutionalise dans une organisation. De
sorte qu'il n'y a jamais de tiers neutre ni juste, mais des personnes, des lieux,
des organisations qui maintiennent les relations de coalition en limitant les
tendances à la «bipolarisation» des rapports.
La remise en cause de ces coalitions ou leur extension entraîne soit la
transformation des tiers (par exemple de tel ou tel aspect du droit) ou bien implique la dissolution de ceux-ci dans la transgression. Nous assistons alors à
l'avènement des antagonismes «foyers» lieux des heurts entre les personnes et
les groupes.
Du fait des capacités d'absorption de l'environnement (lesquelles ne peuvent
se confondre ici avec la tolérance), le recours à la transgression limitée s'avère
souvent insuffisant pour libérer l'énergie agressive nécessaire à la lutte, aussi le
recours à la transgression indéfinie s'avère de plus en plus fréquent. La
multiplication des transgressions ordonne la multiplication de luttes contradictoires, la montée nécessaire du désordre, l'apparition de groupes en
fusion. Ainsi se trouve amorcé l'effet de résonance à travers lequel se propage
la dynamique conflictuelle, c'est-à-dire la mise en œuvre d'un grand nombre de
symétries conflictuelles qui tendent seulement à se confondre lorsque la
violence les submerge. Et cette violence s'avère en-deçà ou au-delà de tout
projet.
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La transgression indéfinie et le phénomène de la fusion collective impliquent
la multiplication des adversaires en tant qu'ennemis potentiels, c'est-à-dire en
définitive la dissolution de l'ennemi véritable ; les forces agressives alors
libérées ne contiennent aucune stratégie mais peuvent au contraire bouleverser
toutes les stratégies. La transgression indéfinie et le groupe en fusion placent
au cœur des antagonismes «foyers» une errance fondamentale.
Cependant, l'errance agressive des antagonismes «foyers» suscite ou éveille les antagonismes «d'environnement» tout en y stimulant la mise en
mouvement d'autres antagonismes «pères». Ici la dynamique conflictuelle
semble emprunter des itinéraires privilégiés car s'il est vrai que les antagonismes «foyers» (comme moment de la transgression) ne possèdent en
eux-mêmes aucune stratégie, par contre une logique du déploiement des forces
agressives se trouve imposée par l'ensemble des bipolarités potentielles ou
manifestes, relatives à un environnement donné.
Au sein des antagonismes-foyers, le type de transgressions posées et le type
de tiers en cause, déterminent l'intensité et l'amplitude des forces agressives.
En outre les groupes, les institutions, les antagonismes externes les plus concernés, varient suivant les antagonismes-foyers ; car l'orientation initiale de la
force de déploiement du conflit est fonction de la place occupée par la transgression d'origine dans la hiérarchie des interdits (laquelle diffère suivant les
cultures, les systèmes économiques et politiques). Ainsi le blocage d'un circuit
de production, un viol collectif, ou un sabotage ne se diffuse pas suivant des
voies identiques même si les massmedia apparaissent comme le véhicule commun. Dans un environnement donné il est possible de dresser la carte de toutes
les «bipolarités» potentielles ou manifestes. Dès lors suivant le type de transgression on peut évaluer les polémiques probables, lesquelles s'avèrent
relatives aux «bipolarités» qui rentrent en résonance avec le conflit, et d'autre
part, se développent à partir des défenses détenues par les tiers les plus
proches. Pour un environnement donné en fonction des «bipolarités» en œuvre
et des transgressions en cause, il est possible de faire apparaître les itinéraires
polémiques les plus probables ; par là-même la manipulation des antagonismes
par un conflit-leader se pose comme possible. Mais l'état de fusion des antagonismes-foyers, qui implique la multiplication des divisions et des adversaires, entraîne le conflit-leader à ne pouvoir porter aucun projet politique ;
par contre la manipulation des antagonismes par un conflit-leader peut être le
fait d'une volonté politique extérieure. Toutefois cette animation politique de la
dynamique conflictuelle nous paraît lourde de conséquences possibles. Il faut
en effet reconnaître combien lors du développement conflictuel, les relations
interpersonnelles, les groupes, les institutions, se trouvent traversés par les
relations de coalition, de transgression et les relations polémiques, en sorte que
la dissociation ainsi produite se propage toujours à tous les niveaux des
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relations sociales. Et la caractéristique d'un conflit-leader réside dans l'intensité de son pouvoir de stimulation envers la transversalité de la dynamique
conflictuelle, c'est-à-dire dans l'intensité du processus de dissolution des tiers à
tous les niveaux des relations sociales. L'animation politique de la dynamique
conflictuelle pose inéluctablement le problème de la force nécessaire à la
maîtrise du mouvement conflictuel engagé.
Ayant ainsi indiqué les bases principales autour desquelles se déploie la
dynamique conflictuelle, nous allons observer sa présence dans le conflit LIP.
«Des conflits d'un type nouveau vont surgir de toutes parts dans les entreprises, mais aussi dans les villes et les campagnes, dans les lieux de loisirs,
parmi les hommes et les femmes. Ces conflits portent en eux l'image d'une
société socialiste où la liberté se fonde sur la responsabilité individuelle et
collective. Il faut que cette société puisse naître de façon consciente et
majoritaire dans les années qui viennent : c'est la chance de notre époque et de
notre pays. Sinon cette fin de siècle risquerait fort d'avoir un goût de
sang» C ).
1
Le
conflit
«LIP»
Le 17 avril 1973, Jacques Saintesprit démissionne de la présidence du Conseil d'Administration de la société. Ebauches S. A., une société suisse, principal actionnaire, décide de ne pas le remplacer. Deux administrateurs
provisoires sont nommés pour un an. Ils doivent négocier la vente des deux
secteurs non horlogers dont Ebauches S. A. veut se séparer (Machine-outil et
armement) et trouver l'argent nécessaire à la poursuite de l'exploitation.
Immédiatement un slogan est lancé, adopté par tout le personnel de Lip : «Ni
démantèlement, ni licenciement». A partir de là le «conflit Lip» va se développer ; il ne trouvera son achèvement (provisoire) que dix mois plus tard, le 29
janvier 1974, par la signature d'un nouveau protocole d'accord.
Nous ne pouvons prétendre ici à un abord exhaustif des antagonismes,
l'étude des antagonismes «pères», «foyers» et «d'environnement» vise seulement à montrer l'existence et les orientations principales de la dynamique conflictuelle lors de «l'affaire Lip».
a)
Les
antagonismes
«.pères»
La crise s'enracine dans les antagonismes industriels et économiques qui se
développent, depuis 1965, au sein de la société et de l'entreprise Lip.
Ce premier groupe d'antagonismes stimule une expérience des rapports de
force qui sert de matrice au conflit de 1973. Il s'agit des événements de «Mai
1968», des manifestations qui traversent l'entreprise Lip durant toute l'année
( 1 ) Michel R O C A R D : conclusion de la postface du livre de Charles PIAGET, Lip. éd. Stock.
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1970, des luttes qui se déroulent dans les autres entreprises de la région dont
notamment la grève du préventorium de Brégilles (février à juillet 1972).
Nous sommes en face de deux groupes d'antagonismes «pères» à partir
desquels se propagent des orientations conflictuelles dont nous ne retiendrons
ici que les plus transversales.
1—Les
antagonismes
industriels et économiques
Le 12 janvier 1967, devant les risques d'un rachat par les Japonais,
Ebauches S. A. (3/4 de la production suisse d'Ebauches) devient acquéreur
d'une part de 30 % dans le capital de société Lip, la part d'Ebauches S. A. doit
être progressivement portée à 4 3 % . Ebauches S. A. se trouve contrôlé par le
holding suisse A.S.U.A.G. En 1969, P. Renggli, Directeur général de
l'A.S.U.A.G, entrera au Conseil d'Administration de la société Lip. Jacques
Saintesprit, qui accède à la présidence de la société le 5 février 1971, est aussi
Président des «Spiraux français», société bisontine dont 3 0 % du capital se
trouve possédé par le groupe A.S.U.A.G.
Dans le contexte de coalition industrielle, Ebauches S. A. vise le contrôle de
la marque Lip et de son réseau commercial ; ce qui se traduira par la commercialisation des montres suisses Certina, filiale du groupe A.S.U.A.G.
En outre, Ebauches S. A. recherche le contrôle de production française
d'Ebauches; cette société achète en 1967 la S.E.F.E.A. (Société d'Exploitation de la Fabrique d'Ebauches d'Annemasse) ; puis la S.E.F.E.A. se
porte acquéreur de 7% de France-Ebauches qui assure 4 5 % de la production
nationale de châssis de montres. Tandis qu'en 1970 elle s'assure par l'intermédiaire de Lip le rachat des parts de Bernard Jembrun dans la société
France-Ebauches. La société suisse dispose alors d'une minorité de blocage
chez le plus grand fabricant français d'Ebauches. Le contrôle de la production
de châssis permet au groupe A.S.U.A.G. d'orienter la stratégie des industriels
français ; la Chambre française de l'horlogerie reprochera à Fred Lip de s'être
vendu aux Suisses. Mais en 1967, nul Français ne s'était présenté comme
acquéreur.
Fred Lip n'adhérait pas à la Fédération des métaux ou à la Fédération de
l'horlogerie, il n'était pas membre du C.N.P.F., il critiquait le patronat et s'opposait à lui en 1968 en accordant à son personnel l'échelle mobile des
salaires ( ). De ce fait l'entreprise se maintient en dehors de la convention
collective de l'industrie métallurgique du Doubs. Ainsi les «Lip» avaient conscience de constituer une catégorie à part.
A Besançon, Fred Lip s'opposait à Kelton dont il méprisait la montre à
mouvement simplifié, il diffusait des slogans du type : «Certaines montres
2
(2) Cf. Tribune libre du Monde du 15.8.68 ou F. LIP s'oppose au C.N.P.F.
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peuvent s'acheter dans les bureaux de tabac. Elles finiront dans des cendriers».
Ou bien encore : «Certaines montres peuvent s'acheter dans les papeteries,
elles finiront dans une corbeille à papiers». Ce qui lui valut 250.000 Frs de
dommages et intérêts à verser à Kelton. Il s'agissait d'une opposition à une
progression industrielle étonnante. En 1962 la France produisait 1.100.000
montres à mouvement simplifié, en 1 9 7 2 : 7.100.000 dont 2 millions de
Kelton.
«Pour les ouvriers comme pour Fred Lip, changer de stratégie industrielle
c'était prendre le risque de déchoir, de se «déqualifier» : la montre à bon
marché c'est une affaire d'O.S., pas une affaire de vrais horlogers !» ( )
Mais pour la société Lip, dès 1969, c'est la stagnation du chiffre d'affaires :
de 73.281.769 Frs en 1967, il passe à 88.826.151 Frs en 1971, tandis que la
masse salariale de 18.797.735 Frs en 1967 pour 1416 salariés passe à
30.125.591 Frs pour 1416 salariés en 1971. En outre, d'après son enquête
auprès des anciens directeurs, F. M. de Virieu signale que le tiers du personnel
était «surqualifié» tandis que 4 5 % des employés ne participent pas directement à la production (contre 3 0 % dans les autres entreprises). « E n outre,
sur une dizaine de points au moins les «Lip» étaient mieux lotis que le personnel des entreprises concurrentes» ( ). Par ailleurs, depuis 1955, la courbe
des ventes d'armement s'effondre.
En décembre 1969, les heurts se multiplient entre la direction et le personnel. La direction recherche la diminution du nombre de postes et la réduction des avantages acquis. C'est le début d'une année de harcèlement, où
s'expérimente l'effet sur les rapports de force de plusieurs modalités d'action.
«Le 15 juin 1970 nous avions essayé de bloquer le boulevard à côté de l'usine
pour expliquer notre action à l'extérieur. Des pas importants ont été franchis
pendant cette année de combat. L'un d'eux aura de grandes répercussions dans
l'avenir. Au cours d'un défilé dans l'usine, les travailleurs sont montés
jusqu'au bâtiment de la direction qui leur était interdit» ( ). Dès 1971 .le
P.S.U. édite une brochure: « U n an de lutte chez Lip».
L'exercice 1970 se termine par un déficit de 10 millions de francs contre un
bénéfice de 175.000 Frs en 1969. Ebauches S. A. prend 4 3 % du capital de la
société. Le 5 février 1971, Fred Lip donne sa démission au Conseil d'administration de la société. En novembre 1971, Jacques Saintesprit propose que
le secteur mécanique de l'usine Lip de Palente se transforme en coopérative
ouvrière. Refus de Charles Piaget, en tant que délégué C.F.D.T. de ce secteur.
Le 15 juin 1972, Dumoulin, responsable de l'industrie horlogère à l'I.D.I. (In3
4
5
( 3 ) F. M. DE VIRIEL : Lip—100.000 montres sans patron, p.
(4) Idem, p. 197.
(5) Charles PIAGET, Lip, p. 21, éd. Stock.
191
; éd. Calmann-Lévy.
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stitut de Développement Industriel) et Mortier, analyste d'entreprise, commencent une étude sur l'affaire Lip dont les résultats paraîtront le 19 mars
1973 ; la crise financière s'aggrave, les banques ayant suspendu leurs décisions
dans l'attente du diagnostic de l'I.D.I. Une polémique se développe entre le
directeur général de l'I.D.I. et Saintesprit.
Tous les antagonistes industriels et économiques sont maintenant en place ;
durant la crise de 1973, on retrouvera constamment leur présence.
Tels des phénomènes d'échos, les critiques se multiplieront autour de la
gestion de Lip, ainsi, au début d'octobre 1973, l'A.D.E.C.O., association pour
le développement de l'information économique, qui dépend du C.N.P.F.,
publie une brochure intitulée «Après le romantisme de l'été, la vérité sur l'affaire Lip», il s'agit d'un jugement en quatre points.
1) «Lip» pratiquait une politique commerciale inadaptée aux exigences du
marché ;
2) «Lip» a échoué dans la diversification de ses activités;
3) «Lip» devait supporter des charges salariales et sociales qui dépassaient ses
moyens ;
4) «Lip» était devenu l'objet d'une pression syndicale telle que dès 1971 le
pouvoir appartient à la C.F.D.T., laquelle ordonne l'opposition systématique
des syndicats à toute mesure de restructuration et de licenciement.
Les antagonismes industriels et économiques en œuvre au sein du conflit Lip
entretiennent une manipulation des rapports de force ; du côté ouvrier, celle-ci
trouvera peu à peu son expression polémique, notamment à travers la crise de
Mai 1968, les luttes de 1970, la grève du préventorium de Brégilles.
Ainsi nous assistons au lent déploiement de la dynamique conflictuelle et
ceci suivant une perspective posée par Cari Schmidt : «Dans la pensée libérale,
le concept politique de lutte se mue en concurrence du côté de l'économie, en
débat du côté de l'esprit ; la claire distinction de ces deux états différents que
sont la guerre et la paix est remplacée par la dynamique d'une concurrence
perpétuelle et de débats sans fin ... La volonté toute naturelle de se défendre
contre l'ennemi, impliquée dans toute situation de combat, devient idéal ou
programme social de construction rationnelle, tendance politique ou calcul
économique» ( ).
6
2— Deuxième
ensemble
d'antagonisme «pères»
Dans «l'affaire Lip», les antagonismes industriels et économiques stimulent
le développement de luttes dont la conduite s'invente par la lutte. Ici «Mai 68»
apporte l'apprentissage de combats dont les formes successives accompagnent
(6) Cari SCHMIDT, La notion de politique, éd. Calmann-Lévy.
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ou provoquent l'escalade des heurts. « E n mai 68, nous avons redécouvert,
pour certains, découvert pour d'autres, dont je fais partie, les formes de combat
qui n'étaient plus utilisées depuis longtemps : la grève avec occupation d'usine,
la grève active avec la participation effective d'un grand nombre de
travailleurs, l'élaboration des revendications faites par les travailleurs euxmêmes. Nous avons découvert ou redécouvert les assemblées générales
quotidiennes, souveraines sur les prises de décision, le comité de grève actif.
Mais 1968 ce fut une bonne école». (Charles Piaget) ( ). Dans «Lip 73» ( ) le
secrétaire général de la C.F.D.T. écrira : «Voilà qu'un millier de travailleurs
renouvelle le combat amorcé par toute la classe ouvrière en mai 1968».
Cependant, si «Mai 68» se présentair comme un vaste phénomène collectif
de résonance entre un grand nombre de polarité conflictuelles, tel n'était pas au
départ le conflit Lip ; c'est ici que les cinq mois de grève du préventorium de
Brégilles viennent servir de référence : «Il fallait autour de l'unité des Lip que
l'unité populaire puisse se faire. Nous savions que si notre lutte restait isolée,
nous allions à la défaite. C'est en luttant dans d'autres entreprises, notamment
au Préventorium de Brégilles, que nous l'avions découvert» (Charles
Piaget) ( ). Que s'est-il passé durant les cinq mois de grève dû Préventorium
de Brégilles (février à juillet 1972)? Quels furent les antagonismes diffuseurs
capables de susciter la popularisation de cette lutte?
La grève a pour objet une réduction du personnel du Préventorium, conduite
par la C.F.D.T., soutenue par la section C.F.D.T. de chez «Lip», elle met
rapidement face à face Gabriel Mathey, président de l'association gestionnaire
du Préventorium et Charles Piaget. Gabriel Mathey, P.D.G. de C.E.D.I.S.
(Centre-Est Distribution succursaliste), fondateur des hypermarchés Mammouth, président de l'Union patronale du Doubs, vice-président du Conseil
national du commerce, membre de l'assemblée permanente du C.N.P.F.,
déclarera, suite à la signature du protocole d'accord du 29 janvier 1974 qui
met fin au conflit Lip : «J'estime que le gouvernement n'aurait jamais dû s'occuper de cette affaire comme il l'a fait. C'était une affaire qui était en faillite.
Elle devait suivre les lois commerciales normales et la Justice devait travailler
normalement» ( ). L'affrontement peut donc se perpétuer Gabriel Mathey est
catholique, Charles Piaget est catholique. Et le conflit de Brégilles élargira son
espace et il passionnera la ville en animant les luttes qui se déroulent entre
chrétiens. L'Eglise en milieu ouvrier ne se reconnaît pas dans l'Eglise en
milieu indépendant et réciproquement. Des églises sont entrées en lutte.
Giraud, le premier négociateur du conflit Lip, pourra écrire : «Je suis chrétien,
7
7
9
(7) Charles PIAGET, Lip, p. 37, éd. Stock.
(8) Edmond MAIRE, in Lip 73— Les leçons de Lip, p. 129; éd. Seuil.
(9) Cf. Le Monde du 31 janvier, 1974, p. 28.
8
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«ils» sont chrétiens. Tout le monde était chrétien. Chose étonnante à notre
époque, ceux qui ne l'étaient pas ne s'en vantaient pas, ne le disaient pas» ( ) .
Dans l'étude des antagonismes «d'environnement» qui contribueront à
élargir l'espace du conflit Lip, nous retrouverons la présence de la lutte entre
chrétiens sous la forme de tendances idéologiques passionnellement opposées.
Mais auparavant, il nous faut comprendre comment les antagonismes
«foyers» vont se déployer pour libérer l'agressivité collective nécessaire au
conflit.
10
b)
Les
antagonismes
«foyers»
Nous savons que ceux-ci se forment à partir des relations de transgressions
et des manifestations collectives par lesquelles s'élabore le groupe en fusion.
Ici nous rencontrerons souvent la présence du comité d'action. Il est créé le
15 janvier 1973 par Jean Raguenès, O.S.3, Dominicain, aumônier des
étudiants à Paris en 1968. Le 20 avril 1973, Raguenès et les membres de son
comité d'action quittent sans autorisation les lieux de travail pour rejoindre les
délégués syndicaux. Sous l'impulsion de la C.F.D.T. et malgré les réticences de
la C.G.T., délégués et non-délégués forment «un comité de défense», lequel
s'élargit très vite à une forte proportion de non-syndiqués ; son objectif réside
dans la mise en œuvre des formes de grève, leur popularisation et le contrôle
des délégués par la base. Le 8 mai, le nouveau comité d'action soutient le
début d'une grève active, c'est lui qui entraînera peu à peu la revendication
conservatrice de départ : «Pas de licenciement, pas de démantèlement» vers un
type plus révolutionnaire. Cette évolution est à prendre comme l'expression de
transgressions et des moments de fusion qui vont aller en s'intensifiant du 8
mai au 2 août 1973 ( " ) .
8 mai
10 mai
18 mai
Les gardiens officiels de l'usine sont doublés par des piquets
d'ouvriers.
La grève active, l'occupation nocturne de l'usine situe le niveau de
départ de la transgression.
Celle-ci, bien que limitée, suscite déjà la possibilité de porter le
mouvement à l'extérieur. Ainsi transgression et manifestation
d'unanimité collective ne vont pas cesser d'alterner tout en se
suscitant et en s'intensifiant.
Blocage de la route de Belfort et distribution d'un tract «Que se
passe-1-il chez Lip?»
Franchissement de la frontière suisse pour manifestation à Neufchâtel, devant le siège d'Ebauches S.A. sans autorisation.
(10) GIRAUD, Mon été chez Lip, p. 1 4 3 ; éd. France-Empire.
(11) Nous reprenons ici en partie la chronologie des actions signalées par F. M. DE VIRIEU dans Lip,
100.000 montres sans patron, et par la presse, notamment Le Monde.
L'AFFAIRE
24 mai
29 mai
5 juin
12 juin
LIP
ET
LA
DYNAMIQUE
CONFLICTUELLE
Dès le 14, le P.S.U. distribuait un tract intitulé: «Ne nous trompons pas de cible! » où il est affirmé «L'A.SU.A.G. n'a pas fixé ses
plans vis-à-vis de Lip parce qu'il est suisse et Lip, français, mais
parce que c'est un groupe capitaliste qui agit dans un monde
dominé par le capitalisme».
Les administrateurs provisoires écrivent au personnel : «Seules
désormais les heures de travail effectif seront payées.» Les ouvriers
brûlent les lettres et les renvoient aux administrateurs après les
avoir placées dans un cercueil.
Première manifestation à Besançon. 5.000 personnes répondent à
l'appel de la C.G.T., de la C.F.D.T., de la F.E.N. et des partis de
gauche.
Déplacement de 534 travailleurs à Paris.
Expulsion de la direction mise en demeure d'aller s'informer. L'usine fonctionne au ralenti sans le moindre représentant de l'autorité
patronale.
Séquestration du Président du Tribunal de Commerce et des administrateurs provisoires. «Spontanément, sans que ce soit lancé
par un délégué, les 300 personnes qui étaient dans la pièce, et les
500 ou 600 autres dans les couloirs ont dit : «On les garde jusqu'au
moment où ils trouveront une solution». C'était la séquestration» C ).
La serviette de l'un des administrateurs se trouve dérobée. «Les Lip
ne pensaient guère à ouvrir un tiroir : il y avait toujours, chez eux,
ce respect de l'outil de travail, ce respect des bureaux. Mais il y
avait eu, entre-temps, l'épisode de la serviette de M. Laverny.
Quand elle a été prise, puis ouverte, certains ont été gênés, mal à
l'aise. Le premier document sorti de cette serviette se révéla fort
intéressant Au vu de ce qu'il représentait, de ce qu'était sa
«richesse», alors là, la serviette y est passée complètement. C'est
également ce qui est advenu dans les bureaux : un tiroir, deux
tiroirs, puis tout le reste ! » ( " ) .
«Le jour de la séquestration, nous nous sommes sentis libérés»
(Charles Piaget) ( ) .
Ce même jour, premier heurt avec les C.R.S. venus délivrer les personnes séquestrées.
Mise en lieu sûr de 25.000 montres. L'idée a pris naissance en
assemblée générale. «Sans ce débat nous n'aurions jamais sans
doute osé le proposer. Cela aurait semblé trop gros ... L'idée làdedans ce n'est pas de fabriquer et de vendre, c'est de prendre au
patron son droit par la lutte» C ).
2
u
13 juin
321
5
(12) Raymond BURGY, secrétaire C.F.D.T. du comité d'entreprise Lip; éd. Stock, p. 4 9 .
( 1 3 ) Lip 73: éd. du Seuil, p. 1 3 .
( 1 4 ) Lip, Charles PIAGET, éd. Stock.
( 1 5 ) U, p. 27.
322
JACQUES
BEAUCHARD
Les transgressions et manifestations successives permettent au collectif des
«Lip» d'atteindre son point de fusion, c'est-à-dire de fondre le comportement
de chacun dans le comportement de l'ensemble, ce qui est corrélatif de la
dissolution des tiers. Comme l'écrit Michel Rocard dans sa postface au livre
«Lip» (Ed. Stock) «Il y a eu cette étincelle qui a fait brûler les cœurs de la
même ardeur : chacun était l'autre, chacun était menacé, chacun se reconnaissait comme un LIP et identifiait sa vie à celle des autres» (p. 183).
Le renversement local de la légalité procure au mouvement revendicatif
l'énergie agressive nécessaire à la conquête de l'identité pour laquelle désormais il se bat. Parallèlement, la diffusion constante de l'information conquise
permet de proche en proche la participation de la ville, de la région et de la
France. Il s'agit d'une information qui véhicule en elle la transgression et par
là-même s'identifie toujours à une révélation.
15 juin
18 juin
19 juin
20 juin
22 juin
24 juin
Deuxième grande manifestation populaire en présence du Maire et
de l'archevêque. Les rideaux des magasins sont baissés. Les cloches
sonnent. Les premiers heurts violents avec la police ont lieu ce jourlà. Un deuxième stock de pièces permettant le montage de 32.000
montres se trouve mis en lieu sûr. Le trésor ainsi constitué
représente une valeur de 10 millions de francs.
Afin d'assurer à tous des salaires de survie, l'assemblée générale
décide l'habillage et la vente des montres en provenance du stock
dérobé le 15 juin. Devant l'usine une banderole annonce «c'est
possible, on fabrique, on vend ! »
1.150 montres «sans patron» sont habillées. C'est aussi l'arrivée de
tous les grands journaux et de la télévision nationale. J. P.
Chevènement, secrétaire national du P.S., annonce la vente de
2.000 montres lors du Congrès du Parti Socialiste à Grenoble.
Les études et pièces du prototype de la montre à quartz se trouvent
à leur tour dérobées, ainsi que les bandes magnétiques de l'ordinateur concernant la paie et le stockage des montres.
Les administrateurs provisoires annoncent qu'ils ont déposé le bilan
de la société Lip auprès du Tribunal de Commerce, auprès du
Procureur de la République, ils portent plainte pour vol de marchandises.
Au Congrès du Parti socialiste, qui se tient à Grenoble, il se vend
pour 200.000 Frs de montres Lip. La commercialisation des montres «sans patron» provoque une complicité massive envers
l'illégalité posée par les «Lip» et, d'autre part, assure la publicité du
conflit. Face à la plainte contre X de la Fédération nationale
de l'horlogerie, circule «le manifeste des receleurs» : «Nous,
soussignés, déclarons avoir participé activement à la vente des montres que les ouvriers de Lip ont organisée pour s'assurer un salaire
de survie et poursuivre leur lutte. Seule la satisfaction de leurs
L'AFFAIRE
Juillet
31 juillet
2 août
LIP
ET
LA
DYNAMIQUE
CONFLICTUELLE
323
revendications permettra la remise en marche de l'entreprise, dans
l'intérêt des travailleurs comme des commerçants concernés. Nous
demandons par conséquent à encourir toutes les poursuites qu'impliquerait la plainte contre X de la Fédération nationale de
l'horlogerie».
Le personnel prend son congé par roulement successif. Ce mois de
vacances sera employé à la popularisation du conflit. Par exemple,
sept ouvriers de Lip précèdent la caravane du Tour de France ; dans
chaque ville-étape, ils exposent les problèmes de Lip. La commission «popularisation» publie un bulletin «Lip unité».
Du 12 au 15 juillet, sur le parking Lip, se développe une fête avec
spectacles. D'ailleurs durant ce mois de juillet c'est toujours un peu
la fête Lip à Besançon.
Le Tribunal décide que les biens de la société Lip devront être
liquidés mais que l'exploitation pourra se poursuivre jusqu'au 31
décembre 1973. Mais le 26 juillet, il reviendra sur ce jugement pour
fixer la fin de l'exploitation légale possible au 13 octobre 1973. Me
Jacquot, syndic de faillite, est désigné, il est responsable de la poursuite de l'exploitation.
C'est la fin des vacances pour le personnel de Lip, c'est aussi
l'assemblée générale qui réaffirme son unanimité dans la décision de
se verser les salaires de juin (les salaires de juillet ayant été perçus
au titre des congés payés).
Les grévistes procèdent à «la première paie ouvrière» de l'histoire
des conflits sociaux.
La transgression indéfinie particulièrement active durant le mois de juin
trouve ici tout à la fois son point culminant et son achèvement. Bien sûr,
d'autres «paies ouvrières» auront lieu mais elles apparaîtront nécessairement
comme une reproduction, ou comme un défi à la police, c'est-à-dire comme
une transgression limitée, voire comme une légalité nouvelle. Le 2 août, en
venant toucher leur paie et en effectuant le dernier pas dans l'illégalité, les
grévistes signent une déclaration portant notamment la mention «Je continuerai le combat décidé et mené par l'ensemble du personnel». Par cet
équivalent du serment, le groupe en fusion tente de faire face aux problèmes de
sa survie. Mais dès ce moment s'approfondissent les dissensions intérieures.
Sans doute le feu de joie allumé avec les lettres de licenciement envoyées par le
syndic de faillite, les escarmouches violentes avec les C.R.S. suite à l'occupation de l'usine, ou surtout la marche sur Besançon (50.000 manifestants) tentent de relancer l'unanimité nécessaire au soutien et à l'expansion du conflit ;
mais en fait la dispersion se développe. Seule la négociation conduite par Henri
Giraud (7 août-12 octobre 1973) viendra jouer le rôle d'une scène publique
derrière laquelle les oppositions pourront se jouer en coulisse ; tandis que
324
JACQUES
BEAUCHARD
désormais ce sont les antagonismes «d'environnement» qui mèneront le conflit. A travers la négociation Giraud» et la recherche de solidarité dans les antagonismes extérieurs, à travers les publications, les grévistes commencent la
recherche de leur identité qui, à peine «révélée», déjà s'estompe. L'heure n'est
pas à la négociation mais au souvenir, c'est le temps de l'épopée. «La marche
sur Besançon» du 29 septembre 1973 occupe le point culminant de cette
période ; tandis que l'assemblée générale du 12 octobre vient la clore. Ce jourlà, par un vote à bulletin secret, à une majorité de 7 8 % , huit cents ouvriers
rejettent le plan Giraud. La justification donnée au rejet résidait dans le licenciement de 161 employés. Mais face au protocole d'accord signé le 29 janvier
1974 par les délégués syndicaux, cette justification ne peut être retenue comme
explicative. Le protocole affirme que la nouvelle société a comme objectif
«dans le cadre de son développement, d'assurer à terme un emploi à toute personne bénéficiaire du présent accord» ; un plan d'embauché minimum est
prévu : trois cents personnes d'ici à la fin du mois de mars 1974 ; l'effectif
étant porté à cinq cents au 1" septembre 1974 «dans la mesure où il y aurait
un développement commercial suffisant». Le plan Giraud prévoyait le
recrutement de «neuf cent quatre-vingt-neuf personnes à une date prochaine à
fixer».
Pour comprendre ce qui se passe le 12 octobre 1973 et dans la période
précédente de négociation, il faut savoir que la transgression indéfinie ouvre le
groupe en fusion sur une vaste recherche d'identité collective, laquelle se pose,
dans le désir, comme le bien le plus précieux. Dans le récit d'un O.P. 1 de 40
ans nous rencontrons la présence de ce phénomène : «Maintenant on a quand
même le temps de se reconnaître vraiment entre LIP. Et puis, il y a la
solidarité des autres envers les LIP. On a été invité à une fête du Parti Communiste, moi, je suis un ouvrier de chez LIP, je me suis vu remettre un montre
Lip à Juquin, le député du Parti Communiste bien connu. Je me suis retrouvé
devant 7 ou 8.000 personnes. Je ne me souviens pas d'avoir eu le trac, parce
que on est porté par la foule, par tous ces gens qui sont là, sincères, car on
peut dire que ce sont des gens sincères. Cela c'est la solidarité. On a couru sur
les routes, on a porté les montres, on les vendait, on ramenait l'argent à bon
port. Les vieilles personnes se solidarisant, se cotisant pour acheter une montre
Lip, les gens qui n'en avaient pas besoin, ça c'est de la solidarité.
On la trouve partout cette solidarité. Je crois bien qu'on la trouve même
chez les C.R.S. Quand on va bavarder avec eux, c'est plus des C.R.S. qu'on a
en face de nous, c'est des pauvres types. Je pense qu'ils pourraient bientôt
débrayer. Tout le monde est solidaire avec nous parce que tout le monde a
ouvert les yeux» O ).
6
(16) Lip. Charles PIAGET, p. 5 6 - 5 7 : interview d'un O.P. 1.
L'AFFAIRE
LIP
ET
LA
DYNAMIQUE
325
CONFLICTUELLE
Mais dans ce moment collectif du récit sur le groupe où le serment de
solidarité tente de se prolonger, les divergences internes au groupe poursuivent
inéluctablement leur cheminement, car le groupe en fusion bute toujours sur
son institutionalisation. Dans son livre «Lip», Charles Piaget les évoque.
Ainsi après avoir décrit le pouvoir d'expression et d'invention libéré par le
comité d'action, il ajoute : «Il y a quand même des limites aux possibilités du
comité d'action : il ne fut jamais élu. Cela provoque des faiblesses car, parmi
les nombreux participants, certains prennent publiquement une position qui
n'est pas toujours celle de l'ensemble. Il y a d'autre part les problèmes de ce
que j'appellerai la démocratie de l'informel. Prennent les décisions ceux qui
sont présents, c'est-à-dire pas toujours les mêmes. Par le seul fait de sa
présence constante, un petit noyau peut s'approprier la direction de fait du
comité, sans que cela résulte d'une décision» ( " ) .
Le comité d'action se présente comme «l'anti-thèse du bureaucratisme» C ) ,
par là-même il recherche la participation du plus grand nombre à l'élaboration
des décisions «en contestant la personnalité, le personnalisme» ( " ) mais «les
conditions dans lesquelles un comité d'action peut travailler sont malgré tout
fragiles. S'il devient une troisième force antagoniste aux syndicats son action
devient difficile sinon impossible. Il ne faut pas que les sections syndicales
soient des ennemies» ( ) .
Aux antagonismes-foyers qui nourrissaient en quelque sorte l'unité du
groupe jusqu'à l'apogée dans la fusion et son prolongement dans l'épopée, se
substituent peu à peu des antagonismes entre les membres, entre eux l'incertitude s'immisce. Les zones d'incertitudes qui encerclaient les ouvriers de
chez Lip s'étaient progressivement estompées suivant inversement l'ascension
de la transgression. Le 2 août 1973 (point culminant de la transgression), les
certitudes des Lip effacent ou éloignent les zones d'incertitudes ; après le 12
octobre 1973 tandis que la transgression s'est épuisée, les zones d'incertitudes
se multiplient à nouveau jusqu'à la veille de la signature du protocole d'accord
le 29 janvier. Elles s'étendent du plan du gouvernement, au plan des industries
et des syndicats, jusqu'au plan des familles. «Maintenant ma femme est assez
inquiète ... Elle est toujours en train de se dire que, si on a eu notre paie la
première fois, la deuxième fois, la troisième fois, rien ne dit que le mois
prochain on aura la paie ... Elle me dit : «Peut-être, si ça se trouve, ça va mal
se finir... Ils vont vous avoir à l'usine, ils vont attendre ; ils voient que les
mauvais jours arrivent ; c'est pour ça que ça traîne si longtemps et puis, il
faudra peut-être bien que tu penses à chercher du travail» ( ) .
8
20
21
(17) Charles PIAGET: Lip ; éd. Stock, p. 32.
(18) M , p. 33.
(19) Id
(20) Id.
(21) Lip ; éd. Stock, p. 86 et 8 7 ; interview d'un agent technique de 41 ans.
326
c)
JACQUES
Les
antagonismes
BEAUCHARD
«d'environnement»
Au sein des entreprises, des syndicats, des partis, du gouvernement, de la
presse, entre le gouvernement et l'opposition, entre les syndicats, au sein des
familles aussi, l'affaire Lip suscite bientôt un grand nombre de débats qui se
transforment en polémiques sur les stratégies souhaitables, sur le rôle de l'Etat,
sur le pouvoir politique et les choix de société, sur le pouvoir patronal dans
l'entreprise et la gestion des entreprises, le droit de la faillite, la propriété
privée, le capitalisme, ou encore les droits des travailleurs et la propriété de
l'outil de travail. Les cabinets d'études lancent leurs experts dans la mêlée et
leurs contre-analyses alimentent les controverses.
Les polémiques toujours secrètement présentes dans l'information dominent
alors celle-ci. Pour les protagonistes du conflit l'information s'avère
nécessairement une arme : «Si l'argent est le nerf de la guerre, l'information
est le nerg de la lutte sociale menée démocratiquement, donc efficacement» ( ) . Mais les disputes, qui à tous les niveaux se répandent dans
l'environnement proche ou lointain, dispersent les effets du conflit et impliquent son oubli, au profit des antagonismes de tel ou tel lieu, ou du
moment. Or il faut comprendre combien pour se perpétuer le mouvement
«Lip» avait besoin de se propager.
Nous savons que les transgressions successives caractéristiques d'un conflitleader provoquent un état fusionnel qui permet à la minorité militante de se
dépasser dans l'unanimité. Il s'agit d'une manifestation affective qui se trouve
entendue par tous les membres du groupe en fusion, comme l'expression
politique d'une majorité. Et seule cette confusion permet au groupe de dégager
l'agressivité collective nécessaire au conflit. Ainsi, au sein des antagonismes
«foyers» se noue le rapport minorité-unanimité qui bientôt tente de se répandre dans la ville et dans les pays, cherchant à rassembler tous les antagonismes
en un seul.
Et au-delà des différences, les Lip multiplient autour d'eux les jumeaux
«Lip-Larzac», «Lip-Larousse», «Lip-Cémoi», «Lip-Cerizay», «Lip-Noguères», «Lip-Kelton», jusqu'à la «Marche sur Besançon» du 29 septembre
1973 qui se pose comme la fête des groupes-frères en lutte. Ces couplages
laissent apparaître la puissance de diffusion du conflit Lip.
Les Lip tissent autour d'eux un réseau polémique. Pour cela ils produisent
de l'information, une information «révélation» qui naît de la transgression et
se transmet dans l'émotion, elle dévoile «la face cachée de la vie Lip» («Lip
73», p. 35). «Bref, par quelque aspect qu'on aborde le conflit Lip, on y
remontre l'information comme élément moteur, comme le grain qui a fait ger22
(22) Lip 73 ; éd. Seuil, p. 20.
L'AFFAIRE
LIP
ET
LA
DYNAMIQUE
CONFLICTUELLE
327
mer et fructifier le conflit, comme l'élément de mobilisation, de la démocratie,
de l'imagination, du rapport de forces, de l'action» («Lip 7 3 » , p. 23). Or
nous savons combien les massmedia tirent leur puissance d'impact des
émotions qu'ils véhiculent ; aussi à partir du 19 juin les massmedia se livrent à
une véritable consommation des «produits» Lip. Ce qui renforce la période de
l'épopée «Lip» mais en même temps produit son intégration dans l'univers de
la normalité (Cf. notre analyse sur la normalité ambivalente).
Au mois d'août, l'hebdomadaire «L'Information» publie un sondage de la
S.O.F.R.E.S. sur l'accueil de l'opinion à l'action des travailleurs de chez Lip ;
10 96 des personnes interrogées trouvent la conduite des ouvriers «inadmissible
et illégale». Mais 43 96 d'entre elles considèrent que «de telles méthodes d'action sont dangereuse car elles remettent en cause le principe de la propriété».
La transgression continue des Lip s'étale à travers une adhésion ambivalente.
L'ambivalence de cette adhésion où tout se passe au plan des sentiments et
des idées, s'avère partout présente. Elle apparaît en particulier lors des élections cantonales de septembre 1973 : Vittot, un des principaux animateurs de
la lutte et candidat P.S.U., obtient 5% des voix dans un canton de la circonscription ouvrière de Besançon-Est.
Pour se maintenir et se déployer comme force politique, le mouvement
«Lip» devait nécessairement se diffuser en intensifiant la polémique mais il apparaît alors comme un élément de la dynamique conflictuelle, comme un effet
de résonance entre des conflits et non comme une force capable d'agir sur les
conflits.
Ainsi, la négociation «Giraud» du 7 août au 12 octobre, se trouve traversée
et déterminée par les «bipolarisations» en œuvre, notamment deux attitudes
idéologiques dérivées d'une même idéologie chrétienne s'y livrent bataille.
Dans son livre «Mon été chez Lip» ( " ) , Henri Giraud, industriel,
négociateur choisi par le ministre de l'industrie et du commerce, souligne les
principes et les sentiments qui déterminent son engagement dans la
négociation. «C'est ce jour-là, bien plus qu'auparavant, que j ' a i compris le rôle
du chef, sa nécessité, son besoin ... de quelle ferveur gratuite et de quelle
promesse de dévouement étais-je gratifié au départ! Un parti secret entre des
cœurs, qui ne se connaissent pourtant pas, peut renverser et retourner les
situations. Il y a des «oui» dans l'existence, qui éclairent toute une vie, qui
vous rattrapent de toutes vos amertumes et de toutes vos peines, parce que
vous communiez dans l'amour des hommes et ceux-ci vous le rendent au centuple. L'amour de l'humble travailleur pous son chef compte plus et a plus de
valeur propre que celui, tout aussi sincère, que le chef lui prodigue.
Quand on a goûté à l'amour des hommes on ne peut plus s'en
passer» ( ) .
23
( 2 3 ) H. GIRAUD. Mon été chez Lip-, éd. France-Empire, p. 16-17.
JACQUES
328
BEAUCHARD
Dans le livre «Lip» de Charles Piaget, Michel Rocard évoque l'engagement
des grévistes et leur «image si cristallisée en Charles Piaget, incontestable
leader des Lip», il écrit : «Il faudrait parler, si le mot n'était pas si galvaudé,
de fraternité vraie : on la sentait passer au-delà des générations, des relations
de voisinage, des affinités régionales ... Une sorte de libération de la parole et
de l'imagination qui laissait à tous la chance de Dire.
Tout cela, qui est profondément enraciné dans la mentalité ouvrière et qui
fait sa force, laisse des traces. Actuellement face au pourrissement décidé par le
gouvernement, face aux menaces bien réelles, de licenciements, face à l'incertitude de l'avenir, au déchaînement d'une presse qui, de sympathique au
départ, est devenue hostile, dans une large proportion, ils se trouvent tous
unis, au coude à coude, avec un enthousiasme neuf, malgré une fatigue de plus
en plus apparente.
C'est dire que la fraternité transforme la réalité, qu'elle permet de la
soulever «encore un petit peu plus haut». C'est à sa manière une arme absolue» ( ) .
Les mêmes certitudes d'amour et de fraternité se font face. Cependant les
deux tendances idéologiques affirment dans leur abord des luttes deux
positions distinctes : celle qui détermine H. Giraud se maintient en-deçà ou
au-delà du conflit : «Je ferai mention spécialement de certaines lettres ... dont
tout le contenu s'inspirait de l'amour des hommes et d'une entente universelle» ( ) ou encore un peu plus loin dans sa réflexion, H. Giraud précise : «Je
crois à l'homme, aux hommes et ce ne sont ni les difficultés ni les échecs qui
pourront me faire changer d'avis durant mon existence. La force que je sens en
moi n'existe-t-elle pas chez mes frères de tout niveau hiérarchique? Ne
disposent-ils pas comme moi d'une réserve d'enthousiasme que les ans ne
peuvent épuiser? ... ensemble nous aurions pu faire de grandes choses, communier dans un succès commun, chacun apportant et mettant en commun sa
personnalité, ses dons propres, son expérience, son courage, sa fonction» ( ) .
L'entente universelle, la foi en l'homme, la communion dans la communauté,
ordonnent ici une idéologie de la réconciliation qui détermine la politique de la
négociation.
Par contre nous savons déjà que l'attitude idéologique représentée par
Charles Piaget et ses camarades s'enracine au cœur des luttes : «J'ai un grand
ami, Vittot... lui, il est venu, issu de la J.O.C., en disant «Bon, moi, je viens
pour lutter» ( ) . La lutte permet une manifestation de «la fraternité vraie» ; il
s'agit d'une idéologie de la révélation.
24
25
26
27
(24)
(25)
(26)
(27)
Charles PIAGET, Lip ; postface de Michal ROCARD, p. 1 9 4 - 1 9 5 .
H. GIRAUD. idem, p. 6 1 .
Idem. p. 7 2 - 7 3 .
Charles PIAGET, Lip, p. 4 2 .
L'AFFAIRE
LIP
ET
LA
DYNAMIQUE
CONFLICTUELLE
329
Les deux tendances idéologiques de la «réconciliation» et de la «révélation»
ont en commun la recherche d'un monde fraternel. Cependant, elles commandent deux positions parfaitement opposées par rapport au conflit ; ainsi ces
deux idéologies sœurs ne peuvent que s'affronter, comme deux églises, chacune
possédant la vraie fraternité. Mais toutes deux, vu la primauté accordée aux
fins, ne peuvent que rejeter la négociation en tant que compromis. «Si leur
mission avait été de sauver Lip, comme ils le proclamaient, ils se seraient
sacrifiés pour sauver leur affaire, comme une mère se sacrifie pour sauver son
enfant» ( ) . En écrivant «Les paroissiens de Palente» ( ) , en attribuant des
noms d'apôtres aux protagonistes du conflit Lip, Maurice Clavel apporte une
brillante confirmation à notre analyse.
28
M
L'effacement des différences en œuvre au plan idéologique se joue aussi au
niveau de la structure des rapports.
Ainsi, malgré le recul, dans son livre «Mon été chez Lip», H. Giraud
n'analyse à aucun moment son mandat et son statut ; ceux-ci se trouvent peu à
peu identifiés avec son engagement personnel : «Mon Dieu est-ce bien votre
volonté de me désigner?» ( ) . Pourtant c'est «le plan Charbonnel», Ministre
du développement industriel et scientifique, qui institue H. Giraud dans sa
fonction de responsable de la nouvelle société d'exploitation du secteur
horloger, tandis que suivant le même plan la branche «Armement» est reprise
par la société Spemelec et la branche «Machines-outils» par la société ErnaultSomua, premier fabricant français de machines-outils. Ce plan de réorganisation entraînant de quatre cents à six cents suppressions d'emplois, se
trouvait assorti de mesures sociales facilitant les reclassements. Enfin le plan
offrant des traits communs avec les suggestions déjà faites par Ebauches S.A.,
rencontre dès son annonce, le 1 août 1973, toute l'hostilité des grévistes :
«Pas de licenciement, pas de démantèlement».
30
e r
Ainsi pour les uns, H. Giraud apparaît comme le représentant d'une société
d'exploitation qui reste à créer tout en sachant que les actionnaires proposés
pourraient être Ebauches S. A., l'I.D.I. et la Société de développement
horloger (S.D.H.). Cependant, H. Giraud ne cherche pas à préciser ses
relations institutionnelles avec ces différents partenaires industriels. Il reste
seul. De sorte que la plupart des grévistes verront surtout en lui le représentant
du plan du ministre et, par là même, du gouvernement tandis que, pour
d'autres, H. Giraud nous dit : «Je deviens négociateur et la presse me baptise
improprement médiateur» (id., p. 41). De même demeurent obscurs les rapports institutionnels avec la Direction du Travail et la préfecture ou encore le
syndic du Tribunal de commerce.
(28) Henri GIRAUD, idem, p. 138.
(29) Maurice CLAVEL. Les Paroissiens de Patente ; éd. Grasset.
(30) Henri GIRAUD, Lip, p. 12.
330
JACQUES
BEAUCHARD
Tout à la fois P.D.G. virtuel d'une future société d'exploitation, porteur du
plan Charbonnel, négociateur, médiateur, expert, H. Giraud se trouve emporté
par le phénomène d'anomie institutionnelle que nous avons décrit par ailleurs ;
sa conduite s'établit dans une relation symétrique à celle du groupe en fusion
des «Lip» et notamment à celle de C. Piaget, simultanément C.F.D.T., P.S.U.,
Comité d'action, A.C.O.
Le 7 août, la négociation s'engage sans que soient arrêtés les partenaires, les
modalités et les lieux institutionnels de celle-ci.
La polémique se développe sur le choix des lieux de négociation, ou sur le
statut des personnes présentes, ou encore elle prend son essor à partir des
analyses techniques.
Immergés dans la dissolution des tiers, les rapports de négociation se
bipolarisent d'emblée et contiennent dès lors leur échec.
Après le 12 octobre, le lent épuisement de la lutte, voire son pourrissement,
permet la réapparition des tiers nécessaires à la maîtrise du conflit par la
signature du protocole d'accord du 29 janvier. Mais nous savons que dans cette
troisième et dernière période du conflit où l'incertitude dépasse son intensité
première, une violence désespérée mûrissait.
d) Le retour des
tiers
et les antagonismes résiduels
Le 20 novembre, un groupe d'industriels français soumet à l'Elysée un
nouveau plan de relance ; Jaz, Jaeger, M. Riboud et M. Gillet (à titre personnel), le cabinet Interfinexa participent à l'opération. Le projet propose une
solution industrielle qui précède l'ouverture du dossier social, lequel devait être
étudié dès l'accord de principe donné par les pouvoirs publics. M. Bidegain,
leader du groupe «Entreprise et Progrès», négociateur du conflit de la
chaussure, en août 1973 à Romans, se trouve pressenti pour conduire une
mission exploratoire auprès de l'ensemble des organisations syndicales. Le
dispositif envisagé évite le démantèlement. Mais le projet ne trouve pas tous les
soutiens financiers nécessaires et M. Ceyrac annonce son abandon le 4 décembre 1973. Cependant, le 14 décembre 1973, M. Charbonnel, ministre du
développement industriel, décide de constituer une équipe chargée d'étudier la
reprise de l'affaire Lip ; le 27 décembre, il charge M. Neuschwander d'une
mission exploratoire qui porte sur l'étude de la relance et du développement
des activités de l'ancienne société Lip. Bientôt, son étude et son projet
reçoivent l'appui de l'équipe d'industriels précédemment citée. Par ailleurs, les
syndicats accueillent favorablement la mission d'un homme qui reprend au
niveau technique leurs propositions et leurs études. En outre, M. Neuschwander a été vice-président de l'U.N.E.F. pendant la guerre d'Algérie,
secrétaire du Club Jean Moulin, animateur du comité de locataires à Sarcelles,
et il est dit ami de Michel Rocard, ancien secrétaire national du P.S.U.
L'AFFAIRE
LIP
ET
LA
DYNAMIQUE
CONFLICTUELLE
331
Le 14 janvier 1974, suite à la remise du rapport «Neuschwander», au terme
d'une réunion entre les services du ministère du développement industriel et les
dirigeants des syndicats de la métallurgie, puis avec la participation de MM.
Charbonnel, Oheix, Directeur général du travail, C. Artel, P.D.G. de Spemelec
(pour la branche «Armement» de Lip) et Neuschwander, un accord dégage les
conditions industrielles de la relance de Lip.
Le 26 janvier 1974 débutent les négociations entre les syndicats de Lip et
M. Bidegain, représentant un groupe d'industriels franco-suisse, fondateurs de
la nouvelle société Lip. Le 29 janvier, le protocole d'accord se trouve signé à
Dole. Son objet porte sur la restauration d'un ordre possible, il met fin au conflit «Lip». Le protocole d'accord, par le biais des institutions mises en œuvre
ou en jeu, transforme en tensions de cohésion l'agressivité produite ou libérée
par les antagonismes «pères», «foyers» et «d'environnement».
En effet, l'agressivité manifeste du conflit se trouve transférée sur des personnes, des groupes et des systèmes qui interviennent comme tiers par rapport
aux protagonistes du conflit. La régulation de l'agressivité s'opère alors par la
réapparition d'ordre tensionnel, c'est-à-dire de rapports hiérarchisés et
finalisés. Telle se pose la nouvelle organisation des rapports de. production au
sein de l'entreprise Lip, tel se pose aussi l'ensemble considérable des
opérations de formation. Avec l'intervention des institutions de formation,
nous rencontrons un nouveau type de tiers, en cours d'expansion rapide depuis
la loi du 16 juillet 1971 sur la formation continue dans le cadre de
l'Education Permanente ( ) ; à Besançon, sous l'égide de l'A.D.E.P. (Agence
pour le Développement de l'Education Permanente) et de la direction régionale
de l'emploi, avec le concours notamment de l'A.F.P.A. (Association pour la
Formation Professionnelle des Adultes) et du C.E.S.l. (Centre d'Etudes
Supérieures Industrielles), se trouve effectué le recyclage de la majorité du personnel. Dans la même perspective de transformation de l'agressivité en tensions, la réforme du droit sur la faillite, votée par le Parlement, vient garantir
aux salariés leurs indemnités de licenciement.
31
Cependant, ce transfert de l'agressivité sur une constellation de tiers, est
aussi corrélative de l'apparition d'antagonismes résiduels. Car aucun conflit
n'est jamais réglé définitivement, ne serait-ce que par le fait même de l'ordre
qui, quel qu'il soit, demeure toujours tensionnel. Il est seulement à espérer que
le parcours de ces antagonismes résidels n'échappe pas à la nouvelle entreprise
Lip ou aux organismes de formation.
Nous ne donnerons pas ici un relevé des antagonismes résiduels car ceux-ci
possèdent en propre la possibilité d'aviver les querelles en se diffusant, ils
(31) L'accord sur la garantie de salaire en cas de chômage, du 14 octobre 1974, entre patronat et syndicats, portant sur le maintien du salaire pendant 12 mois, l'extension de cette garantie à la fonqtaÇ
publique, renforce considérablement le rôle du tiers dévolu à la formation.
1
332
JACQUES
BEAUCHARD
relancent l'essor de la dynamique conflictuelle. Notre étude se bornera donc à
la reprise d'informations déjà largement transmises par la grande presse. Il
s'agit des dissensions ou de certaines divergences qui se développent au niveau
des syndicats et des partis. Ici les antagonismes résiduels de l'affaire Lip sont
venus renforcer d'anciennes divergences entre «Cédétistes» et «Cégétistes»,
lesquels s'opposent tour à tour sur les moyens, les buts à court et à moyen termes et sur les débouchés politiques de l'action syndicale. Et l'agrégation des
antagonismes résiduels «Lip» au sein des oppositions entre les deux centrales
fut particulièrement évidente lors des luttes de mars 1 9 7 4 : Houillères de
Lorraine, Saviem, Moulinex, etc. Il en va de même et sans doute de façon plus
définitive, quant aux divisions qui, au sein de l'U.D.R., séparèrent la tendance «Charbonnel» (Ministre du développement industriel) de la tendance
«Messmer» (Premier ministre) ce dernier en affirmant publiquement, par deux
fois, le 5 janvier et le 15 janvier 1974, «Lip, c'est fini», avait désapprouvé les
initiatives de son ministre, suscitant une crise de confiance, tout en se
désignant comme l'adversaire irréductible des grévistes de chez Lip. Enfin les
oppositions bizontines entre P.S.U. et le départ de Michal Rocard qui n'est pas
suivi dans sa «tentative d'amalgame au P.S.» ( ) ; ou bien encore, suivant la
déclaration de Charles Piaget, citée par Le Monde des 13-14 octobre 1974, les
divergences entre P.S.U. bizontin et les groupes gauchistes se maintiennent :
«Des groupes gauchistes, c'est vrai, ont été séduits par ce qui s'est fait chez
Lip. Mais ils sont venus à nous avec leurs cahiers et leurs idées préconçues, ils
ont écouté, appris, regardé, beaucoup plus qu'agi. Une partie d'entre eux ont
bien dû réviser leurs positions sur le syndicalisme ouvrier».
32
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Une étude sur les rapports entre l'affaire Lip et la dynamique conflictuelle
ne peut se conclure puisque cette dernière poursuit son cours par le biais des
antagonismes résiduels.
Aussi nous avons seulement montré comment la dynamique conflictuelle
traversait l'affaire Lip, et ceci, suivant les éléments les plus simples d'une
théorie du conflit qui permet d'explorer la propagation de l'enchaînement des
antagonismes à tous les niveaux d'une société.
Des travaux plus particuliers ou plus généraux peuvent être entrepris sur
l'étude et la gestion des conflits -, nous espérons que les demandes se formuleront avant l'arrivée des catastrophes que ne manque jamais de produire la
dynamique conflictuelle lorsqu'elle échappe à toute maîtrise, ou bien lorsqu'elle
est confondue avec un projet politique.
(32) Cf. Le Monde des 13-14 octobre 1974. p. 5.

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