l`affaire lip et la dynamique conflictuelle
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l`affaire lip et la dynamique conflictuelle
L'AFFAIRE LIP ET LA DYNAMIQUE CONFLICTUELLE Jacques BEAUCHARD Premiers éléments d'une théorie du conflit A la suite de Julien Freund, nous entendons par conflit le heurt entre des hommes qui se livrent entre eux à un affrontement direct ou indirect, dans l'intention déclarée ou secrète, de se nuire, voire, à l'extrême, de se détruire. Et notre analyse prend pour objet central ce moment particulier où les relations se transforment en libérant l'énergie nécessaire à l'émergence des rapports de force, au basculement de l'opposition dans le combat. Dès lors, l'objet général de notre étude réside dans l'abord de la dynamique conflictuelle qui emporte un nombre plus ou moins grand de liens sociaux vers leur dissolution ou leur rupture ; pour nous il s'agit d'expliquer comment peut se propager un ébranlement plus ou moins considérable de structures qui, à l'extrême, emporte une société tout entière vers son anéantissement et, peutêtre, tout en même temps, vers sa renaissance ; tout dépendant alors de l'action politique et de son aptitude à gérer les conflits. L'abord de la dynamique conflictuelle oblige à élargir l'étude d'un conflit aux jeux des rapports de force qui l'annoncent, aux heurts qui le précèdent et aux tensions qui lui subsistent. En effet, tout conflit recouvre une multiplicité d'antagonismes, et il est toujours difficile de préciser le début et la fin d'un conflit ; tant il est vrai que l'on trouve toujours des antagonismes antérieurs qui prédéterminent le conflit (antagonismes «pères») ; tant il est vrai aussi que des antagonismes subsistent au conflit et en gardent longuement mémoire sous la forme d'inimitiés, de rancune, de jalousie fascinée envers la puissance du vainqueur, de désirs de revanche, de nouvelles menaces (antagonismes résiduels). D'autre part, on s'interroge souvent quant au lieu exact où se déroule le conflit (antagonismes «foyers»). Car là encore autour d'une lutte d'autres disputes éclatent, parfois plus menaçantes suivant les institutions et les groupes qui les portent, nous les appellerons «antagonismes d'environnement». Face à cette effervescence où se brouille l'observation, il est nécessaire de rappeler ici une typologie des antagonismes inhérents à tout conflit. L'observation nous conduit à retenir quatre ensembles : a) les antagonismes «pères» b) les antagonismes «foyers» c) les antagonismes «d'environnement» d) les antagonismes «résiduels» L'AFFAIRE LIP ET LA DYNAMIQUE CONFLICTUELLE 311 Ces quatre ensembles d'antagonismes s'établissent dans la relation qui sépare les personnes et les groupes protagonistes ; et ils se développent toujours corrélativement à la dissolution d'un ordre donné. Cette dissolution de l'ordre peut venir de l'extérieur par le biais de l'ennemi, mais aussi de l'intérieur même du système social en cause. En effet, tout ordre correspond à une (ou des) hiérarchie(s) et à une série de différences qui instaurent des tensions entre les personnes et les groupes. Ces tensions créent ou reproduisent les antagonismes «pères» ou plus fréquemment correspondent à leur transfert dans des antagonismes résiduels. De toute façon la présence irréductible de ces tensions montre que la dynamique conflictuelle ne cesse jamais d'être potentiellement présente au sein de tout système social. En sorte qu'il suffit de dissoudre l'(les) institution(s) qui maintient une ou plusieurs hiérarchies pour créer un état de crise. Enfin si nous retenons que l'institution en cause et ses mandataires agissent comme tiers par rapport aux personnes ou aux groupes antagonistes, nous pouvons dire que l'ascension des antagonismes vers leurs extrêmes dépend du phénomène de la dissolution du tiers. Autrement dit, les antagonismes se fédèrent en conflit lorsque tous les rapports entre les protagonistes tendent à se «bipolariser». Cependant pour que la dissolution du tiers puisse vraiment s'accomplir, pour qu'il n'y ait plus au monde que deux partenaires qui se dévorent ou se haïssent, il faut disposer d'une puissante source de dissociation. C'est alors que le recours à la transgression et (ou) au phénomène d'unanimité (fusionnel au plan interindividuel) cherche à s'opérer car tous deux s'avèrent libératoire de l'agressivité individuelle ou collective. Les quatre ensembles d'antagonismes se caractérisent tous par le phénomène de la «bipolarisation» mais c'est à partir des antagonismes «foyers» que s'enclenchent les phénomènes de transgression ou d'unanimité qui libèrent l'énergie agressive nécessaire à l'expansion du conflit ; suivant la nature des antagonismes-foyers cette action pourra s'étendre à tous les autres ensembles d'antagonismes. La puissance d'expansion d'un conflit dépend essentiellement de sa puissance de dissolution des tiers. Tous les conflits n'atteignent pas ce développement ; dans la plupart des cas la dissolution des tiers se trouve circonscrite par la limitation des phénomènes de transgression ou d'unanimité ; cette limitation résulte évidemment des systèmes de défense protégeant les tiers mais aussi de la configuration interne du conflit. Si nous désignons par a, b, c, d, les antagonismes «pères», «foyers», «d'environnement», «résiduels», nous rencontrons fréquemment certaines combinaisons conflictuelles. L'association (a, b, d) où ne se développe aucun antagonisme d'environnement caractérisé les conflits interpersonnels, limités à une seule institution, par exemple les conflits internes à la fratrie ; ici les antagonismes 312 JACQUES BEAUCHARD «pères» et les antagonismes «résiduels» s'identifient souvent dans leur alternance. Par contre, dès que les antagonismes d'environnement se diffusent autour d'un antagonisme-foyer, alors de proche en proche se dévoile l'existence de nombreux antagonismes «pères» lesquels trouvent pleinement leur développement à travers l'explosion de nouveaux antagonismes-foyers. Mais l'agressivité collective libérée par les antagonismes-foyers tend à s'épuiser et à se disperser à travers la diversité des luttes. Et, l'anomie institutionnelle, en favorisant l'avènement des particularismes, multiplie les affrontements violents tout en éloignant l'unification des violences en une seule. Aussi la généralisation d'un conflit, c'est-à-dire l'unification de toutes les luttes en une seule, exige le renouvellement constant de l'agressivité collective disponible, et son intensification, afin de pouvoir dépasser les contradictions et les obstacles inhérents à la diffusion du conflit, tout en produisant l'indispensable dissolution des tiers. La décomposition des institutions, la désagrégation des groupes, le pourrissement des rapports sociaux se trouvent animés par le mouvement de dissolution des différences lequel commande la montée de la violence jusqu'à la mort ; il s'agit d'un mouvement vital qui ne cesse de donner à la mort l'effervescence de la vie et à la vie le vertige et l'ouverture de la mort. Ce mouvement nourrit tous les antagonismes, il est antérieur et postérieur à chaque conflit. Toutes les institutions portent nécessairement la trace de sa présence et peuvent à tout moment devenir l'objet de son développement. La violence émise par les groupes en fusion, l'hostilité dégagée par la dissolution des tiers, l'agressivité libérée par la transgression des interdits, les tensions accumulées par les rapports bipolaires composent la force du mouvement. Telle est la dynamique conflictuelle qui inspire à tout moment la frénésie, la rivalité, l'aveuglement, la vengeance, l'anéantissement, qui de conflit en conflit dissocie les personnes, les institutions, les Etats, ordonne leur disparition ou provoque leur renaissance. Aujourd'hui, les sociétés industrielles de type capitaliste peuvent apparaître comme des sociétés instables, fréquemment agitées par la montée des revendications ou douloureusement touchées par les développements de la criminalité, voire du terrorisme. Aussi devant cette irruption contemporaine de la dynamique conflictuelle de nombreux groupes tentent de jouer l'essor des conflits afin d'atteindre la situation révolutionnaire. Tout se passe alors souvent comme si on prêtait à la dynamique conflictuelle une capacité stratégique qui porterait lentement les affrontements vers leur unité en vue de l'avènement d'un nouvel état social. Il s'agit là d'une grande illusion que les courants millénaristes développaient déjà. L'AFFAIRE LIP ET LA DYNAMIQUE CONFLICTUELLE 313 En fait les sociétés industrielles libérales récupèrent en partie la dynamique conflictuelle car leur croissance nécessite la constante activité des processus de désintégration et d'intégration. Ainsi par exemple la multiplication des revendications liées aux conditions de travail suscitent, d'une part, la défense et le développement des acquis, et d'autre part, le recours à des transgressions limitées. Mais l'ambivalence de la normalité contemporaine contribue à maintenir ces affrontements, dans ce qui demeure communément admis. En outre les luttes pour l'identité viennent capter les antagonismes de la revendication et les dévier sur un plan psychologique limitant ainsi ce qui risquait de s'établir à un plan politique. Il s'ensuit un fourmillement d'antagonismes qui désintègrent les forces d'opposition tout en même temps que les conflits provoquent l'aspect éphémère de leur unité. La dynamique conflictuelle est à comprendre comme un effet de résonance qui conduit tous les rapports sociaux vers leur «bipolarisation» et traverse les quatre ensembles d'antagonismes précédemment signalés. Ainsi l'ensemble des antagonismes «pères» renvoie à des rapports de force qui, suite à leur effervescence ou à leurs dangers, trouvent leur équilibre momentané à travers une ou plusieurs coalitions neutralisées par des tiers. En l'absence d'antagonismes «foyers», afin de se maintenir ou de se protéger, toute coalition recourt à des conventions ou à des traités ; dans cet état toute coalition se fonde ou cherche à se fonder sur le droit, se réfère à une ou plusieurs autorités extérieures, s'institutionalise dans une organisation. De sorte qu'il n'y a jamais de tiers neutre ni juste, mais des personnes, des lieux, des organisations qui maintiennent les relations de coalition en limitant les tendances à la «bipolarisation» des rapports. La remise en cause de ces coalitions ou leur extension entraîne soit la transformation des tiers (par exemple de tel ou tel aspect du droit) ou bien implique la dissolution de ceux-ci dans la transgression. Nous assistons alors à l'avènement des antagonismes «foyers» lieux des heurts entre les personnes et les groupes. Du fait des capacités d'absorption de l'environnement (lesquelles ne peuvent se confondre ici avec la tolérance), le recours à la transgression limitée s'avère souvent insuffisant pour libérer l'énergie agressive nécessaire à la lutte, aussi le recours à la transgression indéfinie s'avère de plus en plus fréquent. La multiplication des transgressions ordonne la multiplication de luttes contradictoires, la montée nécessaire du désordre, l'apparition de groupes en fusion. Ainsi se trouve amorcé l'effet de résonance à travers lequel se propage la dynamique conflictuelle, c'est-à-dire la mise en œuvre d'un grand nombre de symétries conflictuelles qui tendent seulement à se confondre lorsque la violence les submerge. Et cette violence s'avère en-deçà ou au-delà de tout projet. 314 JACQUES BEAUCHARD La transgression indéfinie et le phénomène de la fusion collective impliquent la multiplication des adversaires en tant qu'ennemis potentiels, c'est-à-dire en définitive la dissolution de l'ennemi véritable ; les forces agressives alors libérées ne contiennent aucune stratégie mais peuvent au contraire bouleverser toutes les stratégies. La transgression indéfinie et le groupe en fusion placent au cœur des antagonismes «foyers» une errance fondamentale. Cependant, l'errance agressive des antagonismes «foyers» suscite ou éveille les antagonismes «d'environnement» tout en y stimulant la mise en mouvement d'autres antagonismes «pères». Ici la dynamique conflictuelle semble emprunter des itinéraires privilégiés car s'il est vrai que les antagonismes «foyers» (comme moment de la transgression) ne possèdent en eux-mêmes aucune stratégie, par contre une logique du déploiement des forces agressives se trouve imposée par l'ensemble des bipolarités potentielles ou manifestes, relatives à un environnement donné. Au sein des antagonismes-foyers, le type de transgressions posées et le type de tiers en cause, déterminent l'intensité et l'amplitude des forces agressives. En outre les groupes, les institutions, les antagonismes externes les plus concernés, varient suivant les antagonismes-foyers ; car l'orientation initiale de la force de déploiement du conflit est fonction de la place occupée par la transgression d'origine dans la hiérarchie des interdits (laquelle diffère suivant les cultures, les systèmes économiques et politiques). Ainsi le blocage d'un circuit de production, un viol collectif, ou un sabotage ne se diffuse pas suivant des voies identiques même si les massmedia apparaissent comme le véhicule commun. Dans un environnement donné il est possible de dresser la carte de toutes les «bipolarités» potentielles ou manifestes. Dès lors suivant le type de transgression on peut évaluer les polémiques probables, lesquelles s'avèrent relatives aux «bipolarités» qui rentrent en résonance avec le conflit, et d'autre part, se développent à partir des défenses détenues par les tiers les plus proches. Pour un environnement donné en fonction des «bipolarités» en œuvre et des transgressions en cause, il est possible de faire apparaître les itinéraires polémiques les plus probables ; par là-même la manipulation des antagonismes par un conflit-leader se pose comme possible. Mais l'état de fusion des antagonismes-foyers, qui implique la multiplication des divisions et des adversaires, entraîne le conflit-leader à ne pouvoir porter aucun projet politique ; par contre la manipulation des antagonismes par un conflit-leader peut être le fait d'une volonté politique extérieure. Toutefois cette animation politique de la dynamique conflictuelle nous paraît lourde de conséquences possibles. Il faut en effet reconnaître combien lors du développement conflictuel, les relations interpersonnelles, les groupes, les institutions, se trouvent traversés par les relations de coalition, de transgression et les relations polémiques, en sorte que la dissociation ainsi produite se propage toujours à tous les niveaux des L'AFFAIRE LIP ET LA DYNAMIQUE CONFLICTUELLE 315 relations sociales. Et la caractéristique d'un conflit-leader réside dans l'intensité de son pouvoir de stimulation envers la transversalité de la dynamique conflictuelle, c'est-à-dire dans l'intensité du processus de dissolution des tiers à tous les niveaux des relations sociales. L'animation politique de la dynamique conflictuelle pose inéluctablement le problème de la force nécessaire à la maîtrise du mouvement conflictuel engagé. Ayant ainsi indiqué les bases principales autour desquelles se déploie la dynamique conflictuelle, nous allons observer sa présence dans le conflit LIP. «Des conflits d'un type nouveau vont surgir de toutes parts dans les entreprises, mais aussi dans les villes et les campagnes, dans les lieux de loisirs, parmi les hommes et les femmes. Ces conflits portent en eux l'image d'une société socialiste où la liberté se fonde sur la responsabilité individuelle et collective. Il faut que cette société puisse naître de façon consciente et majoritaire dans les années qui viennent : c'est la chance de notre époque et de notre pays. Sinon cette fin de siècle risquerait fort d'avoir un goût de sang» C ). 1 Le conflit «LIP» Le 17 avril 1973, Jacques Saintesprit démissionne de la présidence du Conseil d'Administration de la société. Ebauches S. A., une société suisse, principal actionnaire, décide de ne pas le remplacer. Deux administrateurs provisoires sont nommés pour un an. Ils doivent négocier la vente des deux secteurs non horlogers dont Ebauches S. A. veut se séparer (Machine-outil et armement) et trouver l'argent nécessaire à la poursuite de l'exploitation. Immédiatement un slogan est lancé, adopté par tout le personnel de Lip : «Ni démantèlement, ni licenciement». A partir de là le «conflit Lip» va se développer ; il ne trouvera son achèvement (provisoire) que dix mois plus tard, le 29 janvier 1974, par la signature d'un nouveau protocole d'accord. Nous ne pouvons prétendre ici à un abord exhaustif des antagonismes, l'étude des antagonismes «pères», «foyers» et «d'environnement» vise seulement à montrer l'existence et les orientations principales de la dynamique conflictuelle lors de «l'affaire Lip». a) Les antagonismes «.pères» La crise s'enracine dans les antagonismes industriels et économiques qui se développent, depuis 1965, au sein de la société et de l'entreprise Lip. Ce premier groupe d'antagonismes stimule une expérience des rapports de force qui sert de matrice au conflit de 1973. Il s'agit des événements de «Mai 1968», des manifestations qui traversent l'entreprise Lip durant toute l'année ( 1 ) Michel R O C A R D : conclusion de la postface du livre de Charles PIAGET, Lip. éd. Stock. 316 JACQUES BEAUCHARD 1970, des luttes qui se déroulent dans les autres entreprises de la région dont notamment la grève du préventorium de Brégilles (février à juillet 1972). Nous sommes en face de deux groupes d'antagonismes «pères» à partir desquels se propagent des orientations conflictuelles dont nous ne retiendrons ici que les plus transversales. 1—Les antagonismes industriels et économiques Le 12 janvier 1967, devant les risques d'un rachat par les Japonais, Ebauches S. A. (3/4 de la production suisse d'Ebauches) devient acquéreur d'une part de 30 % dans le capital de société Lip, la part d'Ebauches S. A. doit être progressivement portée à 4 3 % . Ebauches S. A. se trouve contrôlé par le holding suisse A.S.U.A.G. En 1969, P. Renggli, Directeur général de l'A.S.U.A.G, entrera au Conseil d'Administration de la société Lip. Jacques Saintesprit, qui accède à la présidence de la société le 5 février 1971, est aussi Président des «Spiraux français», société bisontine dont 3 0 % du capital se trouve possédé par le groupe A.S.U.A.G. Dans le contexte de coalition industrielle, Ebauches S. A. vise le contrôle de la marque Lip et de son réseau commercial ; ce qui se traduira par la commercialisation des montres suisses Certina, filiale du groupe A.S.U.A.G. En outre, Ebauches S. A. recherche le contrôle de production française d'Ebauches; cette société achète en 1967 la S.E.F.E.A. (Société d'Exploitation de la Fabrique d'Ebauches d'Annemasse) ; puis la S.E.F.E.A. se porte acquéreur de 7% de France-Ebauches qui assure 4 5 % de la production nationale de châssis de montres. Tandis qu'en 1970 elle s'assure par l'intermédiaire de Lip le rachat des parts de Bernard Jembrun dans la société France-Ebauches. La société suisse dispose alors d'une minorité de blocage chez le plus grand fabricant français d'Ebauches. Le contrôle de la production de châssis permet au groupe A.S.U.A.G. d'orienter la stratégie des industriels français ; la Chambre française de l'horlogerie reprochera à Fred Lip de s'être vendu aux Suisses. Mais en 1967, nul Français ne s'était présenté comme acquéreur. Fred Lip n'adhérait pas à la Fédération des métaux ou à la Fédération de l'horlogerie, il n'était pas membre du C.N.P.F., il critiquait le patronat et s'opposait à lui en 1968 en accordant à son personnel l'échelle mobile des salaires ( ). De ce fait l'entreprise se maintient en dehors de la convention collective de l'industrie métallurgique du Doubs. Ainsi les «Lip» avaient conscience de constituer une catégorie à part. A Besançon, Fred Lip s'opposait à Kelton dont il méprisait la montre à mouvement simplifié, il diffusait des slogans du type : «Certaines montres 2 (2) Cf. Tribune libre du Monde du 15.8.68 ou F. LIP s'oppose au C.N.P.F. L'AFFAIRE LIP ET LA DYNAMIQUE CONFLICTUELLE 317 peuvent s'acheter dans les bureaux de tabac. Elles finiront dans des cendriers». Ou bien encore : «Certaines montres peuvent s'acheter dans les papeteries, elles finiront dans une corbeille à papiers». Ce qui lui valut 250.000 Frs de dommages et intérêts à verser à Kelton. Il s'agissait d'une opposition à une progression industrielle étonnante. En 1962 la France produisait 1.100.000 montres à mouvement simplifié, en 1 9 7 2 : 7.100.000 dont 2 millions de Kelton. «Pour les ouvriers comme pour Fred Lip, changer de stratégie industrielle c'était prendre le risque de déchoir, de se «déqualifier» : la montre à bon marché c'est une affaire d'O.S., pas une affaire de vrais horlogers !» ( ) Mais pour la société Lip, dès 1969, c'est la stagnation du chiffre d'affaires : de 73.281.769 Frs en 1967, il passe à 88.826.151 Frs en 1971, tandis que la masse salariale de 18.797.735 Frs en 1967 pour 1416 salariés passe à 30.125.591 Frs pour 1416 salariés en 1971. En outre, d'après son enquête auprès des anciens directeurs, F. M. de Virieu signale que le tiers du personnel était «surqualifié» tandis que 4 5 % des employés ne participent pas directement à la production (contre 3 0 % dans les autres entreprises). « E n outre, sur une dizaine de points au moins les «Lip» étaient mieux lotis que le personnel des entreprises concurrentes» ( ). Par ailleurs, depuis 1955, la courbe des ventes d'armement s'effondre. En décembre 1969, les heurts se multiplient entre la direction et le personnel. La direction recherche la diminution du nombre de postes et la réduction des avantages acquis. C'est le début d'une année de harcèlement, où s'expérimente l'effet sur les rapports de force de plusieurs modalités d'action. «Le 15 juin 1970 nous avions essayé de bloquer le boulevard à côté de l'usine pour expliquer notre action à l'extérieur. Des pas importants ont été franchis pendant cette année de combat. L'un d'eux aura de grandes répercussions dans l'avenir. Au cours d'un défilé dans l'usine, les travailleurs sont montés jusqu'au bâtiment de la direction qui leur était interdit» ( ). Dès 1971 .le P.S.U. édite une brochure: « U n an de lutte chez Lip». L'exercice 1970 se termine par un déficit de 10 millions de francs contre un bénéfice de 175.000 Frs en 1969. Ebauches S. A. prend 4 3 % du capital de la société. Le 5 février 1971, Fred Lip donne sa démission au Conseil d'administration de la société. En novembre 1971, Jacques Saintesprit propose que le secteur mécanique de l'usine Lip de Palente se transforme en coopérative ouvrière. Refus de Charles Piaget, en tant que délégué C.F.D.T. de ce secteur. Le 15 juin 1972, Dumoulin, responsable de l'industrie horlogère à l'I.D.I. (In3 4 5 ( 3 ) F. M. DE VIRIEL : Lip—100.000 montres sans patron, p. (4) Idem, p. 197. (5) Charles PIAGET, Lip, p. 21, éd. Stock. 191 ; éd. Calmann-Lévy. 318 JACQUES BEAUCHARD stitut de Développement Industriel) et Mortier, analyste d'entreprise, commencent une étude sur l'affaire Lip dont les résultats paraîtront le 19 mars 1973 ; la crise financière s'aggrave, les banques ayant suspendu leurs décisions dans l'attente du diagnostic de l'I.D.I. Une polémique se développe entre le directeur général de l'I.D.I. et Saintesprit. Tous les antagonistes industriels et économiques sont maintenant en place ; durant la crise de 1973, on retrouvera constamment leur présence. Tels des phénomènes d'échos, les critiques se multiplieront autour de la gestion de Lip, ainsi, au début d'octobre 1973, l'A.D.E.C.O., association pour le développement de l'information économique, qui dépend du C.N.P.F., publie une brochure intitulée «Après le romantisme de l'été, la vérité sur l'affaire Lip», il s'agit d'un jugement en quatre points. 1) «Lip» pratiquait une politique commerciale inadaptée aux exigences du marché ; 2) «Lip» a échoué dans la diversification de ses activités; 3) «Lip» devait supporter des charges salariales et sociales qui dépassaient ses moyens ; 4) «Lip» était devenu l'objet d'une pression syndicale telle que dès 1971 le pouvoir appartient à la C.F.D.T., laquelle ordonne l'opposition systématique des syndicats à toute mesure de restructuration et de licenciement. Les antagonismes industriels et économiques en œuvre au sein du conflit Lip entretiennent une manipulation des rapports de force ; du côté ouvrier, celle-ci trouvera peu à peu son expression polémique, notamment à travers la crise de Mai 1968, les luttes de 1970, la grève du préventorium de Brégilles. Ainsi nous assistons au lent déploiement de la dynamique conflictuelle et ceci suivant une perspective posée par Cari Schmidt : «Dans la pensée libérale, le concept politique de lutte se mue en concurrence du côté de l'économie, en débat du côté de l'esprit ; la claire distinction de ces deux états différents que sont la guerre et la paix est remplacée par la dynamique d'une concurrence perpétuelle et de débats sans fin ... La volonté toute naturelle de se défendre contre l'ennemi, impliquée dans toute situation de combat, devient idéal ou programme social de construction rationnelle, tendance politique ou calcul économique» ( ). 6 2— Deuxième ensemble d'antagonisme «pères» Dans «l'affaire Lip», les antagonismes industriels et économiques stimulent le développement de luttes dont la conduite s'invente par la lutte. Ici «Mai 68» apporte l'apprentissage de combats dont les formes successives accompagnent (6) Cari SCHMIDT, La notion de politique, éd. Calmann-Lévy. L'AFFAIRE LIP ET LA DYNAMIQUE 319 CONFLICTUELLE ou provoquent l'escalade des heurts. « E n mai 68, nous avons redécouvert, pour certains, découvert pour d'autres, dont je fais partie, les formes de combat qui n'étaient plus utilisées depuis longtemps : la grève avec occupation d'usine, la grève active avec la participation effective d'un grand nombre de travailleurs, l'élaboration des revendications faites par les travailleurs euxmêmes. Nous avons découvert ou redécouvert les assemblées générales quotidiennes, souveraines sur les prises de décision, le comité de grève actif. Mais 1968 ce fut une bonne école». (Charles Piaget) ( ). Dans «Lip 73» ( ) le secrétaire général de la C.F.D.T. écrira : «Voilà qu'un millier de travailleurs renouvelle le combat amorcé par toute la classe ouvrière en mai 1968». Cependant, si «Mai 68» se présentair comme un vaste phénomène collectif de résonance entre un grand nombre de polarité conflictuelles, tel n'était pas au départ le conflit Lip ; c'est ici que les cinq mois de grève du préventorium de Brégilles viennent servir de référence : «Il fallait autour de l'unité des Lip que l'unité populaire puisse se faire. Nous savions que si notre lutte restait isolée, nous allions à la défaite. C'est en luttant dans d'autres entreprises, notamment au Préventorium de Brégilles, que nous l'avions découvert» (Charles Piaget) ( ). Que s'est-il passé durant les cinq mois de grève dû Préventorium de Brégilles (février à juillet 1972)? Quels furent les antagonismes diffuseurs capables de susciter la popularisation de cette lutte? La grève a pour objet une réduction du personnel du Préventorium, conduite par la C.F.D.T., soutenue par la section C.F.D.T. de chez «Lip», elle met rapidement face à face Gabriel Mathey, président de l'association gestionnaire du Préventorium et Charles Piaget. Gabriel Mathey, P.D.G. de C.E.D.I.S. (Centre-Est Distribution succursaliste), fondateur des hypermarchés Mammouth, président de l'Union patronale du Doubs, vice-président du Conseil national du commerce, membre de l'assemblée permanente du C.N.P.F., déclarera, suite à la signature du protocole d'accord du 29 janvier 1974 qui met fin au conflit Lip : «J'estime que le gouvernement n'aurait jamais dû s'occuper de cette affaire comme il l'a fait. C'était une affaire qui était en faillite. Elle devait suivre les lois commerciales normales et la Justice devait travailler normalement» ( ). L'affrontement peut donc se perpétuer Gabriel Mathey est catholique, Charles Piaget est catholique. Et le conflit de Brégilles élargira son espace et il passionnera la ville en animant les luttes qui se déroulent entre chrétiens. L'Eglise en milieu ouvrier ne se reconnaît pas dans l'Eglise en milieu indépendant et réciproquement. Des églises sont entrées en lutte. Giraud, le premier négociateur du conflit Lip, pourra écrire : «Je suis chrétien, 7 7 9 (7) Charles PIAGET, Lip, p. 37, éd. Stock. (8) Edmond MAIRE, in Lip 73— Les leçons de Lip, p. 129; éd. Seuil. (9) Cf. Le Monde du 31 janvier, 1974, p. 28. 8 320 JACQUES BEAUCHARD «ils» sont chrétiens. Tout le monde était chrétien. Chose étonnante à notre époque, ceux qui ne l'étaient pas ne s'en vantaient pas, ne le disaient pas» ( ) . Dans l'étude des antagonismes «d'environnement» qui contribueront à élargir l'espace du conflit Lip, nous retrouverons la présence de la lutte entre chrétiens sous la forme de tendances idéologiques passionnellement opposées. Mais auparavant, il nous faut comprendre comment les antagonismes «foyers» vont se déployer pour libérer l'agressivité collective nécessaire au conflit. 10 b) Les antagonismes «foyers» Nous savons que ceux-ci se forment à partir des relations de transgressions et des manifestations collectives par lesquelles s'élabore le groupe en fusion. Ici nous rencontrerons souvent la présence du comité d'action. Il est créé le 15 janvier 1973 par Jean Raguenès, O.S.3, Dominicain, aumônier des étudiants à Paris en 1968. Le 20 avril 1973, Raguenès et les membres de son comité d'action quittent sans autorisation les lieux de travail pour rejoindre les délégués syndicaux. Sous l'impulsion de la C.F.D.T. et malgré les réticences de la C.G.T., délégués et non-délégués forment «un comité de défense», lequel s'élargit très vite à une forte proportion de non-syndiqués ; son objectif réside dans la mise en œuvre des formes de grève, leur popularisation et le contrôle des délégués par la base. Le 8 mai, le nouveau comité d'action soutient le début d'une grève active, c'est lui qui entraînera peu à peu la revendication conservatrice de départ : «Pas de licenciement, pas de démantèlement» vers un type plus révolutionnaire. Cette évolution est à prendre comme l'expression de transgressions et des moments de fusion qui vont aller en s'intensifiant du 8 mai au 2 août 1973 ( " ) . 8 mai 10 mai 18 mai Les gardiens officiels de l'usine sont doublés par des piquets d'ouvriers. La grève active, l'occupation nocturne de l'usine situe le niveau de départ de la transgression. Celle-ci, bien que limitée, suscite déjà la possibilité de porter le mouvement à l'extérieur. Ainsi transgression et manifestation d'unanimité collective ne vont pas cesser d'alterner tout en se suscitant et en s'intensifiant. Blocage de la route de Belfort et distribution d'un tract «Que se passe-1-il chez Lip?» Franchissement de la frontière suisse pour manifestation à Neufchâtel, devant le siège d'Ebauches S.A. sans autorisation. (10) GIRAUD, Mon été chez Lip, p. 1 4 3 ; éd. France-Empire. (11) Nous reprenons ici en partie la chronologie des actions signalées par F. M. DE VIRIEU dans Lip, 100.000 montres sans patron, et par la presse, notamment Le Monde. L'AFFAIRE 24 mai 29 mai 5 juin 12 juin LIP ET LA DYNAMIQUE CONFLICTUELLE Dès le 14, le P.S.U. distribuait un tract intitulé: «Ne nous trompons pas de cible! » où il est affirmé «L'A.SU.A.G. n'a pas fixé ses plans vis-à-vis de Lip parce qu'il est suisse et Lip, français, mais parce que c'est un groupe capitaliste qui agit dans un monde dominé par le capitalisme». Les administrateurs provisoires écrivent au personnel : «Seules désormais les heures de travail effectif seront payées.» Les ouvriers brûlent les lettres et les renvoient aux administrateurs après les avoir placées dans un cercueil. Première manifestation à Besançon. 5.000 personnes répondent à l'appel de la C.G.T., de la C.F.D.T., de la F.E.N. et des partis de gauche. Déplacement de 534 travailleurs à Paris. Expulsion de la direction mise en demeure d'aller s'informer. L'usine fonctionne au ralenti sans le moindre représentant de l'autorité patronale. Séquestration du Président du Tribunal de Commerce et des administrateurs provisoires. «Spontanément, sans que ce soit lancé par un délégué, les 300 personnes qui étaient dans la pièce, et les 500 ou 600 autres dans les couloirs ont dit : «On les garde jusqu'au moment où ils trouveront une solution». C'était la séquestration» C ). La serviette de l'un des administrateurs se trouve dérobée. «Les Lip ne pensaient guère à ouvrir un tiroir : il y avait toujours, chez eux, ce respect de l'outil de travail, ce respect des bureaux. Mais il y avait eu, entre-temps, l'épisode de la serviette de M. Laverny. Quand elle a été prise, puis ouverte, certains ont été gênés, mal à l'aise. Le premier document sorti de cette serviette se révéla fort intéressant Au vu de ce qu'il représentait, de ce qu'était sa «richesse», alors là, la serviette y est passée complètement. C'est également ce qui est advenu dans les bureaux : un tiroir, deux tiroirs, puis tout le reste ! » ( " ) . «Le jour de la séquestration, nous nous sommes sentis libérés» (Charles Piaget) ( ) . Ce même jour, premier heurt avec les C.R.S. venus délivrer les personnes séquestrées. Mise en lieu sûr de 25.000 montres. L'idée a pris naissance en assemblée générale. «Sans ce débat nous n'aurions jamais sans doute osé le proposer. Cela aurait semblé trop gros ... L'idée làdedans ce n'est pas de fabriquer et de vendre, c'est de prendre au patron son droit par la lutte» C ). 2 u 13 juin 321 5 (12) Raymond BURGY, secrétaire C.F.D.T. du comité d'entreprise Lip; éd. Stock, p. 4 9 . ( 1 3 ) Lip 73: éd. du Seuil, p. 1 3 . ( 1 4 ) Lip, Charles PIAGET, éd. Stock. ( 1 5 ) U, p. 27. 322 JACQUES BEAUCHARD Les transgressions et manifestations successives permettent au collectif des «Lip» d'atteindre son point de fusion, c'est-à-dire de fondre le comportement de chacun dans le comportement de l'ensemble, ce qui est corrélatif de la dissolution des tiers. Comme l'écrit Michel Rocard dans sa postface au livre «Lip» (Ed. Stock) «Il y a eu cette étincelle qui a fait brûler les cœurs de la même ardeur : chacun était l'autre, chacun était menacé, chacun se reconnaissait comme un LIP et identifiait sa vie à celle des autres» (p. 183). Le renversement local de la légalité procure au mouvement revendicatif l'énergie agressive nécessaire à la conquête de l'identité pour laquelle désormais il se bat. Parallèlement, la diffusion constante de l'information conquise permet de proche en proche la participation de la ville, de la région et de la France. Il s'agit d'une information qui véhicule en elle la transgression et par là-même s'identifie toujours à une révélation. 15 juin 18 juin 19 juin 20 juin 22 juin 24 juin Deuxième grande manifestation populaire en présence du Maire et de l'archevêque. Les rideaux des magasins sont baissés. Les cloches sonnent. Les premiers heurts violents avec la police ont lieu ce jourlà. Un deuxième stock de pièces permettant le montage de 32.000 montres se trouve mis en lieu sûr. Le trésor ainsi constitué représente une valeur de 10 millions de francs. Afin d'assurer à tous des salaires de survie, l'assemblée générale décide l'habillage et la vente des montres en provenance du stock dérobé le 15 juin. Devant l'usine une banderole annonce «c'est possible, on fabrique, on vend ! » 1.150 montres «sans patron» sont habillées. C'est aussi l'arrivée de tous les grands journaux et de la télévision nationale. J. P. Chevènement, secrétaire national du P.S., annonce la vente de 2.000 montres lors du Congrès du Parti Socialiste à Grenoble. Les études et pièces du prototype de la montre à quartz se trouvent à leur tour dérobées, ainsi que les bandes magnétiques de l'ordinateur concernant la paie et le stockage des montres. Les administrateurs provisoires annoncent qu'ils ont déposé le bilan de la société Lip auprès du Tribunal de Commerce, auprès du Procureur de la République, ils portent plainte pour vol de marchandises. Au Congrès du Parti socialiste, qui se tient à Grenoble, il se vend pour 200.000 Frs de montres Lip. La commercialisation des montres «sans patron» provoque une complicité massive envers l'illégalité posée par les «Lip» et, d'autre part, assure la publicité du conflit. Face à la plainte contre X de la Fédération nationale de l'horlogerie, circule «le manifeste des receleurs» : «Nous, soussignés, déclarons avoir participé activement à la vente des montres que les ouvriers de Lip ont organisée pour s'assurer un salaire de survie et poursuivre leur lutte. Seule la satisfaction de leurs L'AFFAIRE Juillet 31 juillet 2 août LIP ET LA DYNAMIQUE CONFLICTUELLE 323 revendications permettra la remise en marche de l'entreprise, dans l'intérêt des travailleurs comme des commerçants concernés. Nous demandons par conséquent à encourir toutes les poursuites qu'impliquerait la plainte contre X de la Fédération nationale de l'horlogerie». Le personnel prend son congé par roulement successif. Ce mois de vacances sera employé à la popularisation du conflit. Par exemple, sept ouvriers de Lip précèdent la caravane du Tour de France ; dans chaque ville-étape, ils exposent les problèmes de Lip. La commission «popularisation» publie un bulletin «Lip unité». Du 12 au 15 juillet, sur le parking Lip, se développe une fête avec spectacles. D'ailleurs durant ce mois de juillet c'est toujours un peu la fête Lip à Besançon. Le Tribunal décide que les biens de la société Lip devront être liquidés mais que l'exploitation pourra se poursuivre jusqu'au 31 décembre 1973. Mais le 26 juillet, il reviendra sur ce jugement pour fixer la fin de l'exploitation légale possible au 13 octobre 1973. Me Jacquot, syndic de faillite, est désigné, il est responsable de la poursuite de l'exploitation. C'est la fin des vacances pour le personnel de Lip, c'est aussi l'assemblée générale qui réaffirme son unanimité dans la décision de se verser les salaires de juin (les salaires de juillet ayant été perçus au titre des congés payés). Les grévistes procèdent à «la première paie ouvrière» de l'histoire des conflits sociaux. La transgression indéfinie particulièrement active durant le mois de juin trouve ici tout à la fois son point culminant et son achèvement. Bien sûr, d'autres «paies ouvrières» auront lieu mais elles apparaîtront nécessairement comme une reproduction, ou comme un défi à la police, c'est-à-dire comme une transgression limitée, voire comme une légalité nouvelle. Le 2 août, en venant toucher leur paie et en effectuant le dernier pas dans l'illégalité, les grévistes signent une déclaration portant notamment la mention «Je continuerai le combat décidé et mené par l'ensemble du personnel». Par cet équivalent du serment, le groupe en fusion tente de faire face aux problèmes de sa survie. Mais dès ce moment s'approfondissent les dissensions intérieures. Sans doute le feu de joie allumé avec les lettres de licenciement envoyées par le syndic de faillite, les escarmouches violentes avec les C.R.S. suite à l'occupation de l'usine, ou surtout la marche sur Besançon (50.000 manifestants) tentent de relancer l'unanimité nécessaire au soutien et à l'expansion du conflit ; mais en fait la dispersion se développe. Seule la négociation conduite par Henri Giraud (7 août-12 octobre 1973) viendra jouer le rôle d'une scène publique derrière laquelle les oppositions pourront se jouer en coulisse ; tandis que 324 JACQUES BEAUCHARD désormais ce sont les antagonismes «d'environnement» qui mèneront le conflit. A travers la négociation Giraud» et la recherche de solidarité dans les antagonismes extérieurs, à travers les publications, les grévistes commencent la recherche de leur identité qui, à peine «révélée», déjà s'estompe. L'heure n'est pas à la négociation mais au souvenir, c'est le temps de l'épopée. «La marche sur Besançon» du 29 septembre 1973 occupe le point culminant de cette période ; tandis que l'assemblée générale du 12 octobre vient la clore. Ce jourlà, par un vote à bulletin secret, à une majorité de 7 8 % , huit cents ouvriers rejettent le plan Giraud. La justification donnée au rejet résidait dans le licenciement de 161 employés. Mais face au protocole d'accord signé le 29 janvier 1974 par les délégués syndicaux, cette justification ne peut être retenue comme explicative. Le protocole affirme que la nouvelle société a comme objectif «dans le cadre de son développement, d'assurer à terme un emploi à toute personne bénéficiaire du présent accord» ; un plan d'embauché minimum est prévu : trois cents personnes d'ici à la fin du mois de mars 1974 ; l'effectif étant porté à cinq cents au 1" septembre 1974 «dans la mesure où il y aurait un développement commercial suffisant». Le plan Giraud prévoyait le recrutement de «neuf cent quatre-vingt-neuf personnes à une date prochaine à fixer». Pour comprendre ce qui se passe le 12 octobre 1973 et dans la période précédente de négociation, il faut savoir que la transgression indéfinie ouvre le groupe en fusion sur une vaste recherche d'identité collective, laquelle se pose, dans le désir, comme le bien le plus précieux. Dans le récit d'un O.P. 1 de 40 ans nous rencontrons la présence de ce phénomène : «Maintenant on a quand même le temps de se reconnaître vraiment entre LIP. Et puis, il y a la solidarité des autres envers les LIP. On a été invité à une fête du Parti Communiste, moi, je suis un ouvrier de chez LIP, je me suis vu remettre un montre Lip à Juquin, le député du Parti Communiste bien connu. Je me suis retrouvé devant 7 ou 8.000 personnes. Je ne me souviens pas d'avoir eu le trac, parce que on est porté par la foule, par tous ces gens qui sont là, sincères, car on peut dire que ce sont des gens sincères. Cela c'est la solidarité. On a couru sur les routes, on a porté les montres, on les vendait, on ramenait l'argent à bon port. Les vieilles personnes se solidarisant, se cotisant pour acheter une montre Lip, les gens qui n'en avaient pas besoin, ça c'est de la solidarité. On la trouve partout cette solidarité. Je crois bien qu'on la trouve même chez les C.R.S. Quand on va bavarder avec eux, c'est plus des C.R.S. qu'on a en face de nous, c'est des pauvres types. Je pense qu'ils pourraient bientôt débrayer. Tout le monde est solidaire avec nous parce que tout le monde a ouvert les yeux» O ). 6 (16) Lip. Charles PIAGET, p. 5 6 - 5 7 : interview d'un O.P. 1. L'AFFAIRE LIP ET LA DYNAMIQUE 325 CONFLICTUELLE Mais dans ce moment collectif du récit sur le groupe où le serment de solidarité tente de se prolonger, les divergences internes au groupe poursuivent inéluctablement leur cheminement, car le groupe en fusion bute toujours sur son institutionalisation. Dans son livre «Lip», Charles Piaget les évoque. Ainsi après avoir décrit le pouvoir d'expression et d'invention libéré par le comité d'action, il ajoute : «Il y a quand même des limites aux possibilités du comité d'action : il ne fut jamais élu. Cela provoque des faiblesses car, parmi les nombreux participants, certains prennent publiquement une position qui n'est pas toujours celle de l'ensemble. Il y a d'autre part les problèmes de ce que j'appellerai la démocratie de l'informel. Prennent les décisions ceux qui sont présents, c'est-à-dire pas toujours les mêmes. Par le seul fait de sa présence constante, un petit noyau peut s'approprier la direction de fait du comité, sans que cela résulte d'une décision» ( " ) . Le comité d'action se présente comme «l'anti-thèse du bureaucratisme» C ) , par là-même il recherche la participation du plus grand nombre à l'élaboration des décisions «en contestant la personnalité, le personnalisme» ( " ) mais «les conditions dans lesquelles un comité d'action peut travailler sont malgré tout fragiles. S'il devient une troisième force antagoniste aux syndicats son action devient difficile sinon impossible. Il ne faut pas que les sections syndicales soient des ennemies» ( ) . Aux antagonismes-foyers qui nourrissaient en quelque sorte l'unité du groupe jusqu'à l'apogée dans la fusion et son prolongement dans l'épopée, se substituent peu à peu des antagonismes entre les membres, entre eux l'incertitude s'immisce. Les zones d'incertitudes qui encerclaient les ouvriers de chez Lip s'étaient progressivement estompées suivant inversement l'ascension de la transgression. Le 2 août 1973 (point culminant de la transgression), les certitudes des Lip effacent ou éloignent les zones d'incertitudes ; après le 12 octobre 1973 tandis que la transgression s'est épuisée, les zones d'incertitudes se multiplient à nouveau jusqu'à la veille de la signature du protocole d'accord le 29 janvier. Elles s'étendent du plan du gouvernement, au plan des industries et des syndicats, jusqu'au plan des familles. «Maintenant ma femme est assez inquiète ... Elle est toujours en train de se dire que, si on a eu notre paie la première fois, la deuxième fois, la troisième fois, rien ne dit que le mois prochain on aura la paie ... Elle me dit : «Peut-être, si ça se trouve, ça va mal se finir... Ils vont vous avoir à l'usine, ils vont attendre ; ils voient que les mauvais jours arrivent ; c'est pour ça que ça traîne si longtemps et puis, il faudra peut-être bien que tu penses à chercher du travail» ( ) . 8 20 21 (17) Charles PIAGET: Lip ; éd. Stock, p. 32. (18) M , p. 33. (19) Id (20) Id. (21) Lip ; éd. Stock, p. 86 et 8 7 ; interview d'un agent technique de 41 ans. 326 c) JACQUES Les antagonismes BEAUCHARD «d'environnement» Au sein des entreprises, des syndicats, des partis, du gouvernement, de la presse, entre le gouvernement et l'opposition, entre les syndicats, au sein des familles aussi, l'affaire Lip suscite bientôt un grand nombre de débats qui se transforment en polémiques sur les stratégies souhaitables, sur le rôle de l'Etat, sur le pouvoir politique et les choix de société, sur le pouvoir patronal dans l'entreprise et la gestion des entreprises, le droit de la faillite, la propriété privée, le capitalisme, ou encore les droits des travailleurs et la propriété de l'outil de travail. Les cabinets d'études lancent leurs experts dans la mêlée et leurs contre-analyses alimentent les controverses. Les polémiques toujours secrètement présentes dans l'information dominent alors celle-ci. Pour les protagonistes du conflit l'information s'avère nécessairement une arme : «Si l'argent est le nerf de la guerre, l'information est le nerg de la lutte sociale menée démocratiquement, donc efficacement» ( ) . Mais les disputes, qui à tous les niveaux se répandent dans l'environnement proche ou lointain, dispersent les effets du conflit et impliquent son oubli, au profit des antagonismes de tel ou tel lieu, ou du moment. Or il faut comprendre combien pour se perpétuer le mouvement «Lip» avait besoin de se propager. Nous savons que les transgressions successives caractéristiques d'un conflitleader provoquent un état fusionnel qui permet à la minorité militante de se dépasser dans l'unanimité. Il s'agit d'une manifestation affective qui se trouve entendue par tous les membres du groupe en fusion, comme l'expression politique d'une majorité. Et seule cette confusion permet au groupe de dégager l'agressivité collective nécessaire au conflit. Ainsi, au sein des antagonismes «foyers» se noue le rapport minorité-unanimité qui bientôt tente de se répandre dans la ville et dans les pays, cherchant à rassembler tous les antagonismes en un seul. Et au-delà des différences, les Lip multiplient autour d'eux les jumeaux «Lip-Larzac», «Lip-Larousse», «Lip-Cémoi», «Lip-Cerizay», «Lip-Noguères», «Lip-Kelton», jusqu'à la «Marche sur Besançon» du 29 septembre 1973 qui se pose comme la fête des groupes-frères en lutte. Ces couplages laissent apparaître la puissance de diffusion du conflit Lip. Les Lip tissent autour d'eux un réseau polémique. Pour cela ils produisent de l'information, une information «révélation» qui naît de la transgression et se transmet dans l'émotion, elle dévoile «la face cachée de la vie Lip» («Lip 73», p. 35). «Bref, par quelque aspect qu'on aborde le conflit Lip, on y remontre l'information comme élément moteur, comme le grain qui a fait ger22 (22) Lip 73 ; éd. Seuil, p. 20. L'AFFAIRE LIP ET LA DYNAMIQUE CONFLICTUELLE 327 mer et fructifier le conflit, comme l'élément de mobilisation, de la démocratie, de l'imagination, du rapport de forces, de l'action» («Lip 7 3 » , p. 23). Or nous savons combien les massmedia tirent leur puissance d'impact des émotions qu'ils véhiculent ; aussi à partir du 19 juin les massmedia se livrent à une véritable consommation des «produits» Lip. Ce qui renforce la période de l'épopée «Lip» mais en même temps produit son intégration dans l'univers de la normalité (Cf. notre analyse sur la normalité ambivalente). Au mois d'août, l'hebdomadaire «L'Information» publie un sondage de la S.O.F.R.E.S. sur l'accueil de l'opinion à l'action des travailleurs de chez Lip ; 10 96 des personnes interrogées trouvent la conduite des ouvriers «inadmissible et illégale». Mais 43 96 d'entre elles considèrent que «de telles méthodes d'action sont dangereuse car elles remettent en cause le principe de la propriété». La transgression continue des Lip s'étale à travers une adhésion ambivalente. L'ambivalence de cette adhésion où tout se passe au plan des sentiments et des idées, s'avère partout présente. Elle apparaît en particulier lors des élections cantonales de septembre 1973 : Vittot, un des principaux animateurs de la lutte et candidat P.S.U., obtient 5% des voix dans un canton de la circonscription ouvrière de Besançon-Est. Pour se maintenir et se déployer comme force politique, le mouvement «Lip» devait nécessairement se diffuser en intensifiant la polémique mais il apparaît alors comme un élément de la dynamique conflictuelle, comme un effet de résonance entre des conflits et non comme une force capable d'agir sur les conflits. Ainsi, la négociation «Giraud» du 7 août au 12 octobre, se trouve traversée et déterminée par les «bipolarisations» en œuvre, notamment deux attitudes idéologiques dérivées d'une même idéologie chrétienne s'y livrent bataille. Dans son livre «Mon été chez Lip» ( " ) , Henri Giraud, industriel, négociateur choisi par le ministre de l'industrie et du commerce, souligne les principes et les sentiments qui déterminent son engagement dans la négociation. «C'est ce jour-là, bien plus qu'auparavant, que j ' a i compris le rôle du chef, sa nécessité, son besoin ... de quelle ferveur gratuite et de quelle promesse de dévouement étais-je gratifié au départ! Un parti secret entre des cœurs, qui ne se connaissent pourtant pas, peut renverser et retourner les situations. Il y a des «oui» dans l'existence, qui éclairent toute une vie, qui vous rattrapent de toutes vos amertumes et de toutes vos peines, parce que vous communiez dans l'amour des hommes et ceux-ci vous le rendent au centuple. L'amour de l'humble travailleur pous son chef compte plus et a plus de valeur propre que celui, tout aussi sincère, que le chef lui prodigue. Quand on a goûté à l'amour des hommes on ne peut plus s'en passer» ( ) . 23 ( 2 3 ) H. GIRAUD. Mon été chez Lip-, éd. France-Empire, p. 16-17. JACQUES 328 BEAUCHARD Dans le livre «Lip» de Charles Piaget, Michel Rocard évoque l'engagement des grévistes et leur «image si cristallisée en Charles Piaget, incontestable leader des Lip», il écrit : «Il faudrait parler, si le mot n'était pas si galvaudé, de fraternité vraie : on la sentait passer au-delà des générations, des relations de voisinage, des affinités régionales ... Une sorte de libération de la parole et de l'imagination qui laissait à tous la chance de Dire. Tout cela, qui est profondément enraciné dans la mentalité ouvrière et qui fait sa force, laisse des traces. Actuellement face au pourrissement décidé par le gouvernement, face aux menaces bien réelles, de licenciements, face à l'incertitude de l'avenir, au déchaînement d'une presse qui, de sympathique au départ, est devenue hostile, dans une large proportion, ils se trouvent tous unis, au coude à coude, avec un enthousiasme neuf, malgré une fatigue de plus en plus apparente. C'est dire que la fraternité transforme la réalité, qu'elle permet de la soulever «encore un petit peu plus haut». C'est à sa manière une arme absolue» ( ) . Les mêmes certitudes d'amour et de fraternité se font face. Cependant les deux tendances idéologiques affirment dans leur abord des luttes deux positions distinctes : celle qui détermine H. Giraud se maintient en-deçà ou au-delà du conflit : «Je ferai mention spécialement de certaines lettres ... dont tout le contenu s'inspirait de l'amour des hommes et d'une entente universelle» ( ) ou encore un peu plus loin dans sa réflexion, H. Giraud précise : «Je crois à l'homme, aux hommes et ce ne sont ni les difficultés ni les échecs qui pourront me faire changer d'avis durant mon existence. La force que je sens en moi n'existe-t-elle pas chez mes frères de tout niveau hiérarchique? Ne disposent-ils pas comme moi d'une réserve d'enthousiasme que les ans ne peuvent épuiser? ... ensemble nous aurions pu faire de grandes choses, communier dans un succès commun, chacun apportant et mettant en commun sa personnalité, ses dons propres, son expérience, son courage, sa fonction» ( ) . L'entente universelle, la foi en l'homme, la communion dans la communauté, ordonnent ici une idéologie de la réconciliation qui détermine la politique de la négociation. Par contre nous savons déjà que l'attitude idéologique représentée par Charles Piaget et ses camarades s'enracine au cœur des luttes : «J'ai un grand ami, Vittot... lui, il est venu, issu de la J.O.C., en disant «Bon, moi, je viens pour lutter» ( ) . La lutte permet une manifestation de «la fraternité vraie» ; il s'agit d'une idéologie de la révélation. 24 25 26 27 (24) (25) (26) (27) Charles PIAGET, Lip ; postface de Michal ROCARD, p. 1 9 4 - 1 9 5 . H. GIRAUD. idem, p. 6 1 . Idem. p. 7 2 - 7 3 . Charles PIAGET, Lip, p. 4 2 . L'AFFAIRE LIP ET LA DYNAMIQUE CONFLICTUELLE 329 Les deux tendances idéologiques de la «réconciliation» et de la «révélation» ont en commun la recherche d'un monde fraternel. Cependant, elles commandent deux positions parfaitement opposées par rapport au conflit ; ainsi ces deux idéologies sœurs ne peuvent que s'affronter, comme deux églises, chacune possédant la vraie fraternité. Mais toutes deux, vu la primauté accordée aux fins, ne peuvent que rejeter la négociation en tant que compromis. «Si leur mission avait été de sauver Lip, comme ils le proclamaient, ils se seraient sacrifiés pour sauver leur affaire, comme une mère se sacrifie pour sauver son enfant» ( ) . En écrivant «Les paroissiens de Palente» ( ) , en attribuant des noms d'apôtres aux protagonistes du conflit Lip, Maurice Clavel apporte une brillante confirmation à notre analyse. 28 M L'effacement des différences en œuvre au plan idéologique se joue aussi au niveau de la structure des rapports. Ainsi, malgré le recul, dans son livre «Mon été chez Lip», H. Giraud n'analyse à aucun moment son mandat et son statut ; ceux-ci se trouvent peu à peu identifiés avec son engagement personnel : «Mon Dieu est-ce bien votre volonté de me désigner?» ( ) . Pourtant c'est «le plan Charbonnel», Ministre du développement industriel et scientifique, qui institue H. Giraud dans sa fonction de responsable de la nouvelle société d'exploitation du secteur horloger, tandis que suivant le même plan la branche «Armement» est reprise par la société Spemelec et la branche «Machines-outils» par la société ErnaultSomua, premier fabricant français de machines-outils. Ce plan de réorganisation entraînant de quatre cents à six cents suppressions d'emplois, se trouvait assorti de mesures sociales facilitant les reclassements. Enfin le plan offrant des traits communs avec les suggestions déjà faites par Ebauches S.A., rencontre dès son annonce, le 1 août 1973, toute l'hostilité des grévistes : «Pas de licenciement, pas de démantèlement». 30 e r Ainsi pour les uns, H. Giraud apparaît comme le représentant d'une société d'exploitation qui reste à créer tout en sachant que les actionnaires proposés pourraient être Ebauches S. A., l'I.D.I. et la Société de développement horloger (S.D.H.). Cependant, H. Giraud ne cherche pas à préciser ses relations institutionnelles avec ces différents partenaires industriels. Il reste seul. De sorte que la plupart des grévistes verront surtout en lui le représentant du plan du ministre et, par là même, du gouvernement tandis que, pour d'autres, H. Giraud nous dit : «Je deviens négociateur et la presse me baptise improprement médiateur» (id., p. 41). De même demeurent obscurs les rapports institutionnels avec la Direction du Travail et la préfecture ou encore le syndic du Tribunal de commerce. (28) Henri GIRAUD, idem, p. 138. (29) Maurice CLAVEL. Les Paroissiens de Patente ; éd. Grasset. (30) Henri GIRAUD, Lip, p. 12. 330 JACQUES BEAUCHARD Tout à la fois P.D.G. virtuel d'une future société d'exploitation, porteur du plan Charbonnel, négociateur, médiateur, expert, H. Giraud se trouve emporté par le phénomène d'anomie institutionnelle que nous avons décrit par ailleurs ; sa conduite s'établit dans une relation symétrique à celle du groupe en fusion des «Lip» et notamment à celle de C. Piaget, simultanément C.F.D.T., P.S.U., Comité d'action, A.C.O. Le 7 août, la négociation s'engage sans que soient arrêtés les partenaires, les modalités et les lieux institutionnels de celle-ci. La polémique se développe sur le choix des lieux de négociation, ou sur le statut des personnes présentes, ou encore elle prend son essor à partir des analyses techniques. Immergés dans la dissolution des tiers, les rapports de négociation se bipolarisent d'emblée et contiennent dès lors leur échec. Après le 12 octobre, le lent épuisement de la lutte, voire son pourrissement, permet la réapparition des tiers nécessaires à la maîtrise du conflit par la signature du protocole d'accord du 29 janvier. Mais nous savons que dans cette troisième et dernière période du conflit où l'incertitude dépasse son intensité première, une violence désespérée mûrissait. d) Le retour des tiers et les antagonismes résiduels Le 20 novembre, un groupe d'industriels français soumet à l'Elysée un nouveau plan de relance ; Jaz, Jaeger, M. Riboud et M. Gillet (à titre personnel), le cabinet Interfinexa participent à l'opération. Le projet propose une solution industrielle qui précède l'ouverture du dossier social, lequel devait être étudié dès l'accord de principe donné par les pouvoirs publics. M. Bidegain, leader du groupe «Entreprise et Progrès», négociateur du conflit de la chaussure, en août 1973 à Romans, se trouve pressenti pour conduire une mission exploratoire auprès de l'ensemble des organisations syndicales. Le dispositif envisagé évite le démantèlement. Mais le projet ne trouve pas tous les soutiens financiers nécessaires et M. Ceyrac annonce son abandon le 4 décembre 1973. Cependant, le 14 décembre 1973, M. Charbonnel, ministre du développement industriel, décide de constituer une équipe chargée d'étudier la reprise de l'affaire Lip ; le 27 décembre, il charge M. Neuschwander d'une mission exploratoire qui porte sur l'étude de la relance et du développement des activités de l'ancienne société Lip. Bientôt, son étude et son projet reçoivent l'appui de l'équipe d'industriels précédemment citée. Par ailleurs, les syndicats accueillent favorablement la mission d'un homme qui reprend au niveau technique leurs propositions et leurs études. En outre, M. Neuschwander a été vice-président de l'U.N.E.F. pendant la guerre d'Algérie, secrétaire du Club Jean Moulin, animateur du comité de locataires à Sarcelles, et il est dit ami de Michel Rocard, ancien secrétaire national du P.S.U. L'AFFAIRE LIP ET LA DYNAMIQUE CONFLICTUELLE 331 Le 14 janvier 1974, suite à la remise du rapport «Neuschwander», au terme d'une réunion entre les services du ministère du développement industriel et les dirigeants des syndicats de la métallurgie, puis avec la participation de MM. Charbonnel, Oheix, Directeur général du travail, C. Artel, P.D.G. de Spemelec (pour la branche «Armement» de Lip) et Neuschwander, un accord dégage les conditions industrielles de la relance de Lip. Le 26 janvier 1974 débutent les négociations entre les syndicats de Lip et M. Bidegain, représentant un groupe d'industriels franco-suisse, fondateurs de la nouvelle société Lip. Le 29 janvier, le protocole d'accord se trouve signé à Dole. Son objet porte sur la restauration d'un ordre possible, il met fin au conflit «Lip». Le protocole d'accord, par le biais des institutions mises en œuvre ou en jeu, transforme en tensions de cohésion l'agressivité produite ou libérée par les antagonismes «pères», «foyers» et «d'environnement». En effet, l'agressivité manifeste du conflit se trouve transférée sur des personnes, des groupes et des systèmes qui interviennent comme tiers par rapport aux protagonistes du conflit. La régulation de l'agressivité s'opère alors par la réapparition d'ordre tensionnel, c'est-à-dire de rapports hiérarchisés et finalisés. Telle se pose la nouvelle organisation des rapports de. production au sein de l'entreprise Lip, tel se pose aussi l'ensemble considérable des opérations de formation. Avec l'intervention des institutions de formation, nous rencontrons un nouveau type de tiers, en cours d'expansion rapide depuis la loi du 16 juillet 1971 sur la formation continue dans le cadre de l'Education Permanente ( ) ; à Besançon, sous l'égide de l'A.D.E.P. (Agence pour le Développement de l'Education Permanente) et de la direction régionale de l'emploi, avec le concours notamment de l'A.F.P.A. (Association pour la Formation Professionnelle des Adultes) et du C.E.S.l. (Centre d'Etudes Supérieures Industrielles), se trouve effectué le recyclage de la majorité du personnel. Dans la même perspective de transformation de l'agressivité en tensions, la réforme du droit sur la faillite, votée par le Parlement, vient garantir aux salariés leurs indemnités de licenciement. 31 Cependant, ce transfert de l'agressivité sur une constellation de tiers, est aussi corrélative de l'apparition d'antagonismes résiduels. Car aucun conflit n'est jamais réglé définitivement, ne serait-ce que par le fait même de l'ordre qui, quel qu'il soit, demeure toujours tensionnel. Il est seulement à espérer que le parcours de ces antagonismes résidels n'échappe pas à la nouvelle entreprise Lip ou aux organismes de formation. Nous ne donnerons pas ici un relevé des antagonismes résiduels car ceux-ci possèdent en propre la possibilité d'aviver les querelles en se diffusant, ils (31) L'accord sur la garantie de salaire en cas de chômage, du 14 octobre 1974, entre patronat et syndicats, portant sur le maintien du salaire pendant 12 mois, l'extension de cette garantie à la fonqtaÇ publique, renforce considérablement le rôle du tiers dévolu à la formation. 1 332 JACQUES BEAUCHARD relancent l'essor de la dynamique conflictuelle. Notre étude se bornera donc à la reprise d'informations déjà largement transmises par la grande presse. Il s'agit des dissensions ou de certaines divergences qui se développent au niveau des syndicats et des partis. Ici les antagonismes résiduels de l'affaire Lip sont venus renforcer d'anciennes divergences entre «Cédétistes» et «Cégétistes», lesquels s'opposent tour à tour sur les moyens, les buts à court et à moyen termes et sur les débouchés politiques de l'action syndicale. Et l'agrégation des antagonismes résiduels «Lip» au sein des oppositions entre les deux centrales fut particulièrement évidente lors des luttes de mars 1 9 7 4 : Houillères de Lorraine, Saviem, Moulinex, etc. Il en va de même et sans doute de façon plus définitive, quant aux divisions qui, au sein de l'U.D.R., séparèrent la tendance «Charbonnel» (Ministre du développement industriel) de la tendance «Messmer» (Premier ministre) ce dernier en affirmant publiquement, par deux fois, le 5 janvier et le 15 janvier 1974, «Lip, c'est fini», avait désapprouvé les initiatives de son ministre, suscitant une crise de confiance, tout en se désignant comme l'adversaire irréductible des grévistes de chez Lip. Enfin les oppositions bizontines entre P.S.U. et le départ de Michal Rocard qui n'est pas suivi dans sa «tentative d'amalgame au P.S.» ( ) ; ou bien encore, suivant la déclaration de Charles Piaget, citée par Le Monde des 13-14 octobre 1974, les divergences entre P.S.U. bizontin et les groupes gauchistes se maintiennent : «Des groupes gauchistes, c'est vrai, ont été séduits par ce qui s'est fait chez Lip. Mais ils sont venus à nous avec leurs cahiers et leurs idées préconçues, ils ont écouté, appris, regardé, beaucoup plus qu'agi. Une partie d'entre eux ont bien dû réviser leurs positions sur le syndicalisme ouvrier». 32 * # * Une étude sur les rapports entre l'affaire Lip et la dynamique conflictuelle ne peut se conclure puisque cette dernière poursuit son cours par le biais des antagonismes résiduels. Aussi nous avons seulement montré comment la dynamique conflictuelle traversait l'affaire Lip, et ceci, suivant les éléments les plus simples d'une théorie du conflit qui permet d'explorer la propagation de l'enchaînement des antagonismes à tous les niveaux d'une société. Des travaux plus particuliers ou plus généraux peuvent être entrepris sur l'étude et la gestion des conflits -, nous espérons que les demandes se formuleront avant l'arrivée des catastrophes que ne manque jamais de produire la dynamique conflictuelle lorsqu'elle échappe à toute maîtrise, ou bien lorsqu'elle est confondue avec un projet politique. (32) Cf. Le Monde des 13-14 octobre 1974. p. 5.