Le "dangereux dépot": virginité et contrat dans Julie ou la nouvelle
Transcription
Le "dangereux dépot": virginité et contrat dans Julie ou la nouvelle
. Le "dangereux dépot99. 93 virginité et contrat îfans Julie ou la nouvelle Héloise A A Nadine Berenguier L e christianisme et la morale qui en découle ont fait de la virginité l'objet d'un culte exceptionnel. (Quasiment inconnue de l'Ancien Testament, méprisée des païens qui n'en forgent que des caricatures, fdsifiée par les Mr&4ues, la virginité est le lot de la seule église chrétienne )), affirme Marie-Odile Métral dans Le mariage. Les hthitations de l'Occident.' Historiquement, la doctrine sexuelle de l'eglise donna 2i la virginité un r81e absolument privilégié par rapport au mariage. Saint Paul, dans l'Épître aux Ephésiens et la première &ître aux Corinthiens fit de la virginité un Estat idéal et du mariage un pis-aller, puisqu'il permet la sexualité, et sa position fut retenue par les Péres de 1'8gIise latine, saint Jerame (dans 1'Adversus Jovinianum) et Grégoire le Grand. Pendant une premiére phase, donc, les dirigeants de l'Église latine éloignèrent le mariage du sacré au profit de l'idéal de chasteté. I Marie-Odile Métral. Lc mariage. Les hhitatioris de l'Occident (Paris: Aubier-Montaigne, 1977), p. 24. Dans la note qui suit cette remarque. Metrd se dfêre tî Ambmise de Milan, Des Vierges, 1, 15 et sq., P.L. XVI. 187 et indique que ((la virginité des vestales est provisoire et lucrative )). Métra! &tu& les théories ch&iemes qui ont fondé I'idéolo@c de la sexualité et de la relation conjugale. Michel Foucault, de son c8t& exprime des doutes sur la ruplufa massive du ~bïerngPt L le d w e t 4 ~ , christianitm avse les mram @sxueiiwqui 1'01 ~DOBBBO Comunicahons 35 (1982), 15-24. Article extrait du troisieme volume de l'Histoire de h sexualité, Le souci de soi (Paris:Gallimard, 1984) E I G H T E B N T H - C E N T U R Y FICTION, Volume 9, Number 4, July 1997 448 E I G H T E E N T H - C B N T U K Y FICTION Ce constat pousse Métral a formuler les questions suivantes: ((Le mariage n'est-il pas, dans le systkme de l'dthique occidentale, écart de la virginitd sur le registre même de la virginiié? Le mariage e s t 4 autre chose qu'une continence travestie? Pourquoi le mariage, mis sous le joug par la virginité, n'est-il pas l'espace de l'érotisme, alors que la virginité le devient tout en le transpo~antn?~ En effet, même quand, a partir du d o u z i h e si&cle, une tendance plus favorable au mariage l'emporta pour aboutir au mariage-sacrement, institution divine et de nature sacrée, la sexualité conjugale dut être limiiée a la reproduction. C'est bien de joug de la virginitd que Métral peut parler puisque la continence restait la rkgle si la procréation était impossible. fitant donné les rBles moral, économique, politique et social joués par lTfiglisecatholique depuis des si&cles, il n'est pas étonnant que I'iddal chrdtien de la virginitd soit fréquemment analysé comme façonnant différentes représentations de la sexualité, y compris ses reprdsentations littéraires, que cet iddal soit exalié ou discréditd. C'est par la morale chrdtienne que l'on explique le plus souvent l'obsession de la virginité et de la chasteié féminines, qui caractérise quantité de romans des dix-septibme et dix-huitibme sikcles, justement qualifiës d'«hymdnocentriques)).) Cependant, dans la mesure où le discours religieux n'établissait pas de distinction entre virginiié masculine et féminine," il est certain que d'autres influences culturelles mitigbrent la doctrine d'0rigine.J Parmi celles-ci, le droit civil tient une place de choix pour les franches distinctions qu'il établit entre les transgressions sexuelles masculines et féminines. l'aimerais donc déplacer l'accent de la morale chrétienne vers les lois séculi&res en vigueur pendant l'Ancien Régime afin de déceler la présence de ce substrat ldgal dans le roman ((hyménocentrique)~ 2 M e m , p. 21. 3 Anne Menke. ((Fictions of Sexual Initiution: Rcadings in French h t i e Literahire, 1655-1809)) W s e de d a t o m , Universiie Harvard, 1990). pp. 32. 35. Virginie et chcdete ne sont pas tout 2 fait synonymes. &me ri les deux termes designent I'absenœ de relationr aexuelles illicites. Une personne vierge n'a jamais eu de relations aexuelles. tandis qu'une penonne chaste, bien que par nécessairement vierge. s'abstient de relaiions sexuelles illicites (hors du manage, par exemple). 4 Keith Thomas affirme que le christianisme. su moins dans ses principes, sinon dans 1s pratique, refuse de faix des distinctions morales entre les femmes et les hommes. Voir ((The Double Standard)), h u m 1 of the History of Idem 209. (avril 1959). 1 9 M 1 6 . 5 Quand on parle de droit d'Ancien R6gime. on ne se réfère pas B un code uniforme et valide sur tout le territoire h ç a i s . Ce que j'appelle, piv souci de concision, dmit ou syst&melegal civil n'avait rien de systhatique. II s'agissait plut61 d'un amalgame peu unifie de droits mutumiers au Nord (dont certains etaient 8x6s par écrit), de dmit mmsin au Sud, modifies ou complétds, si besoin b i t . par la loi royale sous f o m d'ordonnances qui. elles, avaient jurididion dans toute la France (comme celle concernant le manage, dont il est question ici). V I R G I N I T ~E T C O N T R A T DANS JULIE 449 qu'est Julie ou la nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau (1761).6 Privilégier le point de vue légal sur la virginité amene donc A reformuler l'hypothese lancée par Marie-Odile Métral tout en la renversant. Si, dans le contexte religieux, la virginité contamine la vision du mariage, dans le contexte legal, c'est la logique du contrat qui contamine la maniere dont sont pensées la virginité et sa violation. Parler de la virginité dans un contexte legal peut sembler a prion paradoxal dans la mesure où la chasteté prénuptiale n'est pas explicitement objet de legislation et que sa violation ne constitue pas, comme I'adult&re, un délit civil punissable. Et pourtant, le rale crucial joue par la femme dans le processus reproducteur force le droit A la prendre en compte, ce dont témoigne le juriste Jean-François Fournel dans son Traite de la séduction.' N'etant pas ouvertement objet légal, la virginité permet d'explorer l'implication indirecte du droit dans la litterature, c'est-A-dire, selon la formule de Christian Biet, de ctl'implicite, la référence au droit telle qu'elle apparaît dans l'integration des notions juridiques qui commandent la definition des personnages, le fonctionnement des textes et les prises de position des auteurs qui les considerent comme des enjeux))? Dans le roman de Rousseau, la virginité de Julie, et plus généralement sa sexualité, se trouve au centre du faisceau des relations qui lient Julie A sa mere, son père, Saint-Preux et M. de W01mar.~ 6 JeanJacques Rousseau, Julie ou h nouvelb HClolsc. vol. 2. (Fuvms compl2ns. Les réferences citées dans le texte renvoient respectivement B la partie, la lettre et la page. Bien que le m m soit connu par son sous-titre. ia nouvelle HClol*, Julie est le titre que Rousseau lui avait donne. Voir Philip Stewart, IiHalf-Title or Julie Beheaded )), Romanic Review 86 (janvier 1995). 3 1 4 . 7 Jean-François Foumel, Trait6 de lo séduction. consid6rée drurr l'ordm judiciaim (Pans, 1781). Dans la préface, il annonce qu'il va étudier üles principes. les décisions et les autorit6s ~ l a t i v e s B la sedunion des femmes)) (p. v). 8 Chdstian Biet. ((Droit et IitteraIure. Mehodes et champs de recherck)). &minaire donne B I'lkole n o d e supérieure. 1993. 9 Bien que l'action de Julie ne soit par. située dans un contexte fnuiçais. il me semble justifie d'utiliser le modéle l6gal français, d'abord parœ que Julie ne savrait €tre réduit B un m m suisse. Michel Launay dans Jeon-Jocquer Rousseau &rivain poliriquc (1712-1762) (Genève; Paris: Slatkine, 1989) et Jean-Louis Lecercle dans Rnusreou et l'on du m m n (Pans: Amiand Colin. 1969) ont montré combien les fronIi&resnationales. dans Julie, ne doivent pas être prises au pied de la l e m . Launay note en outre l'influence fnuiçaise sur les meurs, dont l'incarnation est le baron d'Etange car. ne l'oublions par.. il vient se mirer en Suisse après vingt a n d e s de service dans l'armée française. Qui plus est. en d & r e de manage. selon Hanns Bachtold dans Die Gebrduche bei Verlobung. de n o m b ~ u x6ldments rappnxhaient le droit fnuiçais du dmit du canton de Vaud: le principe contractuel du mariage etait strictement limité par l'obligation & consentement parenul réclamée par les differentes lois et ordonnances et la lutte contre les mariages clan&stins fut menée avec hergie h la suite de la Reforme et pendant les années 1527 B 1550. Historiquement donc. les luttes autour du conh.8le des unions conjugales eurent lieu h I'echelle europ6ehne et la solution adoptée par la Frmce procure un exemple d'un phenomène beaucoup plus g 6 n h I . Pour plus de details. consulter Nadine B&=cnguier. L'lnfnrrune des alliances: conrror, mariage er jicrion ou dix-huirième ~ i è c b ,Studies on Voltaire and Ihe EighteenIh Cen- 450 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION En passant du registre moral au registre légal, on constate une inversion de termes. Si pour l'Église et le droit canon, la chasteté était primordiale et le mariage un pis-aller, pour 1'8tat et le droit civil, c'est le mariage qui était fondamental et la chasteté prénuptiale secondaire. Relevant de la juridiction de l'Église, des divers droits civils et de la législation royale (surtout à partir du seizième siècle), le mariage avait subi les contrecoups de la lutte pour la suprematie qui avait longtemps opposé l'Église catholique romaine et l'État royal français. Pour le droit canonique, le mariage était sacrement et contrat, d'abord contrat consensuel forme par le simple échange de consentement entre les parties puis, à la suite du Concile de Trente (154543)' contrat solennel par la publicité qui devait désormais l'entourer. Cependant son statut de sacrement resta inchangé, privilégiant la liberté des individus face &$'union conjugale. Pour le droit civil, le mariage était d'abord un contrat,'concept juridique destiné à donner à lY6tatplus de contrôle sur une institution à laquelle l'gglise mettait trop peu d'entraves.Iu C'est par l'ordonnance de Blois (1579) qu'Henri III posa les fondations d'une législation du mariage qui resta en vigueur jusqu'à la Révolution: elle rendait nécessaire la publication de bans, une célébration publique, la présence d'un prêtre et de quatre témoins ainsi que la consignation du mariage dans un registre. Jouant subtilement sur la notion de rapt (cause acceptable d'annulation des mariages pour l'Église), I'ordonnance évitait le sujet épineux du consentement parental (car rendre ce consentement indispensable aurait été contraire au droit canon et taxé d'hérésie) en assimilant à un rapt de séduction tout mariage contracté sans l'assentiment des parents." Quand, dans son Traité de la séduction, Fournel distingue séduction (simple commerce illicite) et rapt de séduction (atteinte à l'autorité parentale), il rend compte de la différence primordiale entre la position de l'Église et celle de l'État sur Ie sujet: tury, no 329 (Oxford: Voltaire Foundation, 1995), 350-53. Cet article fait la syntMse de certaines sections du livm. 10 Ce contrat s'accompagne dans certains cas de l'établissement d'un acte notarie, également appel6 ((contrat)). par lequel les tpoux et leurs familles eglent la transmission des biens qui entrent dans le mariage. Ce contrat est un préliminaire et ne constitue pas le mariage. Voir RobertJoseph Pothier. Trait# du contrat de mariage. par I'auteur du Traité des obligations, 2 vols (Paris et Orléans, 1771), 1:2. Dans les réfëmnces cet ouvrage citees dans le exte, les chiffres renvoient au volume et A la page. 1 I Roderick Phillips, Purring Asunder: A History of Divorce in Western Sociery (Cambridge: Cambridge University Pless. 1988). pp. 191-210. 11 s'agit d'un ouvrage extré-men! complet sur l'histoire du divorce d m i Ic monde occidentai, dont Bhillip a Ccrit unoversiw nbrég~e:unrying the Knut: A Short Histury of Divorce ((ambridge: Cambridge University Press. 1991). Pour un a p q u plus concis (et en frnnçais), consulter Histoire de loi foimille, CiLe choc des modernités, )i 2 vols (Paris: Armand Colin, 1986). 2:94-111 ou René Pillorget, La tige et le rameau. Fm'lles angiaises et françaises. I6e-I8e siècle (Paris: Calman-ievy, 1979), 3842. V I R G I N I T ~E T C O N T R A T DANS J U L I E 451 Dans le premier cas [la séduction] I'autorit6 des parents reste sans atteinte, puisque la fille, en oubliant le soin de son honneur, n'offense pas au moins le respect dû à ses parents, sous la main desquels elle ne cesse de r6sider; mais, dans le second cas [rapt de séduction], la d6marche du mineur est une infraction des premiers devoirs de la Nature, et une r6volte contre i'autorite paternelle. En effet, celui qui emploie la séduction pour parvenir au sacrement n'est pas, beaucoup pr&s,si coupable que celui qui abuse du sacrement pour parvenir à la séduction. (p. 315) D'un point de vue chretien, la défloration prénuptiale constitue le scandale que seul le mariage peut reparer; d'un point de vue juridique, le scandale reside dans la contestation de l'autorite parentale par un mariage clandestin. Puisque la legislation ignore l'argument moral, les enjeux sont très differents, voire contradictoires, entre mariage-sacrement et mariage-contrat. Le terme «contrat», applique au mariage, se refère donc à la theorie juridique par laquelle 1'8tat entendait affirmer son droit ii contr6Ier les mariages afin de proteger les interêts dës familles (et les siens) face ii un droit canonique enclin ii donner aux individus une liberte absolue devant le sacrement du mariage. Dans son etude historique Le mariage et le contrat, Alfred Detrez explique que le concept de contrat «ne signifie pas seulement que le mariage etait une chose civile, mais qu'il etait surtout un engagement fixant les personnes en une attitude definitive, pour la plus grande commodité ~ocialen.'~ Le contexte matrimonial fait subir au concept de contrat des modifications profondes et fait du mariage un contrat paradoxal, marqué par un certain nombre d'irregularités: d'abord, 1'8tat royal maintient le principe de liberte et de reciprocité qui caractérise tout contrat,') tout en exigeant le consentement parental, ce qui limite serieusement ce principe. Le mariage n'est 12 Alfred Detiei. -~ Im marime et le contrat. Etude hirroriaue .sur In noturc swiolr du dmit (Paris: Gi~"~ ard et Bribes, 1907). pp. 218-19. Detrez fait remon1e;leconceptjuridique deconuat applique au mariage aux douzikme et treizikme siècles où il apparait sous faembryonnale. L'obligation & requérir le conwntement parenral etait commune a u mineurs et aux majeun (femmes de plus de vingt-cinq ans, hommes de plus & uente ans). Mais il suffisait aux enfants majeurs de requérir le conwntement parental (les «sommarions respectueusesll), même s'ils ne I'obtenaient pas. pour n'lue soumis B aucune p i n e Mgale. Ils n'étaient soumis h la p i n e d'exherédation (privation d'Uriage) que s'ils ne présentaient par leun sommaIions respectueuses. Voir Pdhier, ïmitk du contrat de monabgr, 1 : 4 0 M . 13 À l'article ((Contrafil de l'Encyclopédie, Boucher d'Argis définil un contrat comme üune convention faite enue plusieurs personnes, par laquelle une des parties, ou chasune d'elle, s'oblige de donner ou de faire quelque chose, ou consent qu'un Lien k s e ou donne quelque chose. duorum velplvrivrn in idem plicitvm corrwuus. [...] et ce qui formp le conuat, c'est le consentempnt mutuel et r e i p q u e des parties contractantes 11, Encyclopddie ou d i c t i o n ~ i r er o i r o ~ kdes sciences, des arts a der mdliers (1751-72; StuU@-Bnd Consau: Friedriech Fmmmann Verlag, 1 x 6 ) . Boucher d'Argis etait avowt au Parlement de PMs et conseiller au conseil souverain de Dombes. On lui doit des milliers d'articles dans le domaine legai et juridique. ~~ ~~ ~ ~~ 452 E I G H T B E N T H - C E N T U R Y FICTION pas non plus une ((conventionfaite entre plusieurs personnes)), puisque, codifid par les lois gouvernant l'btat conjugal, il n'est en aucun cas negociable. Si un homme et une femme ddterminaient eux-m&mes les termes de leur contrat en se mariant, le contrat serait nul. Le contrat de mariage rend, en outre, l'un des contractants (en l'occurrence, la contractante) ldgalement incapable et lui donne un statut de mineure." C'est ? i l'exploration des liens entre les paradoxes du contrat de mariage et la violation de la virginité dans Julie que j'aimerais consacrer les pages qui suivent. L'acte sexuel avant le mariage, bien qu'il soit hors contrat, y est etroitement lid, et les considerer ensemble les éclaire mutuellement. Que la femme et l'homme sont a priori lids par un contrat implicite, avant même d'être. unis par le contrat de mariage, est mis en dvidence par Fournel dans son Traité de In sdduction au sujet du degrd le plus dldmentaire de la séduction (le commerce illicite). Si une jeune fille consent perdre prdmaturdment sa virginitd, c'est qu'elle a l'intention d'être dpousée par son séducteur, auquel elle suppose la même intention. La relation sexuelle, fond& sur cet accord contractuel et privd, devient un acompte officieux pris sur l'accord public ? venir, i le mariage. Si ce contrat est rompu, la jeune fille séduite peut, en cas de grossesse, poursuivre son séducteur pour dommages et intdets: Or quand une fille a le malheur de sentir sa vexiu chanceler, il n'est point contraire aux bonnes mœurs d'exiger de son séducteur qu'il se hâtera de lui donner le titte d'tpuse Itgitime, et de réparer, par le Sacrement, les suites affligeantes attachées sa faiblesse. C'est sous cette condition qu'une fille est toujours prisude avoir succomb& la stipulation est si naturelle, si vraisemblable, que de tout temps elle a été supposke de droit, sans que la fille eût besoin d'en présenter le titre par écrit. (p. 8; je souligne) Au moment où elle perd sa virginite, donc, une jeune fille se lie par un contrat fonde sur le principe que seul un dventuel mari est ldgalement en droit d'avoir des relations sexuelles avec elle. À propos de la défloration d'une jeune fille, Fournel crée une fiction ldgale (les mots ((présumer», ((supposer)),c~vraisemblable»l'attestent) qui fait de la perte de virginitd un contrat prénuptial scelld par la relation sexuelle illi~ite.'~ C'est en 14 Ap*s avoir résumé les objections que des fhinisles ont fornulées con& la vision conIractuelle du mariage. Camle Pateman conclut: ((Mnniage as a purely conwctval relation remains caught in t he conundiction that the subjcction of wives is both rejened and presupposed. a point illuslraled in the argument over the marriage conwct bstween Kant and Hegel)). The Sexual Contract (Sianford: Smford University Press. 1988). p. 168. 15 Une fiction Ygak est une créafion dont un juriste se sert pour expliquer cenaines situations V I R G I N I T ~ET C O N T R A T D A N S JULIE 453 tant que partenaire dans un contrat qui n'a pas été honoré (et non pas en tant qu'individu déshonoré) que la jeune fille peut poursuivre son séducteur: ((Saréclamation n'a pas pour objet l'attentat commis sur sa personne. Elle ne se plaint pas d'un outrage qu'elle a permis; elle se plaint seulement d'une infidblité, d'un manque de parole, enfin de l'inexécution d'un contrat))(p. 10). Une telle fiction révble l'effacement de la personne de la femme devant la prééminence du ~ontrat.'~ C'est prkisbment le moment crucial où la virginité risque d'&tremenacée qu'a choisi Rousseau comme point de départ à sa fiction. Julie d'Etange a dix-huit ans lorsque son éducation est confiée par sa mère à un jeune précepteur, Saint-Preux. Le début du récit romanesque, traduction narrative de la maturité sexuelle de l'héroïne, se développe autour des dangers qui la guettent et des contraintes que s'impose Julie pour se protéger. En effet, elle se trouve dans la position intenable de devoir préserver ce qu'elle n'est pas vraiment censée connaÎtre. En proie au dilemme attaché à l'état de vierge, qui ne doit pas en savoir trop sur sa propre sexualité sous peine d'être suspecte, mais en savoir assez pour ne pas ((fauter)), Julie évoque en termes voilés !'inconfort de sa situation: ((Nousnous trouvons dbs le premier âge chargées d'un si dangereux: dkpôt, que le soin de le conserver nous éveille bient6t le jugement; et c'est un excellent moyen de bien voir les conséquences des choses, que de sentir vivement tous les risques qu'elles nous font courir)) (1:l 1'55; je oul ligne).^^ L'avocat Ferrière, dans son Dictionnaire de droit et de pratique, appelle ((dépôt)) un contrat par lequel on donne quelque chose h garder h quelqu'un, B la charge de la rendre toutefois et quantes il plaira ii celui qui l'a déposé. Ce contrat est gratuit, et ne transfère aucune propriété, ni la véritable possession. On ne permet donc point au dépositaire de la chose dkpuske de s'en servir; mais on lui Iégaies et les rendre plus manifesm. Nous en avons un exemple ici. Dans ce cas. la fiction i4pi)s c&& par Fouml rat môme en contradiction n v ln~ Yfjiilntien reyair qui ne reeennJI pu la vrlldité d'un contrat conclu ami concsntement pntemal (pour der minem).Sur L concept de fiction IQale, voir Wesley Trimpi, Muses o f o n e Mind: Litemry A ~ i y s i of s Experience a d Its Conthuity (Princeton: Princeton University Press, 1983). pp. 33, 273. 16 Lorsque le séducteur est un homme marié, et qu'aucun contrat n'est possible entre eux. cette fiction n'est plus justifite et la jeune fille perd tout recours l6gal. sauf s'il a laisse des preuves écrites de sa riromesse. 17 Le terme ({dépôt )) apparaîî seize fois dans le texte de Julie. dans des contextes differents. Pour connaître la fréquence de certains tennes. consulter le très utile ouvrage de Gilbert Fauconnier, Indur-cunconkuice de Julie ou la Nouvelle H~!luKse,2 vols (Genéve; Paris: Slaîkine, 1991). 454 E I C H T E E N T H - C B N T U R Y FICTION en commet seulement la garde. Ainsi le dépositaire ne peut en aucune manikre se servir directement ni indirectement de la chose qui lui a été mise en dépôt, sans commettre une espkce de vol. En un mot, le dép6t est une chose sacree, 2i laquelle le dépositaire ne peut toucher en aucune manière. (Je souligne.)lB Le concept de ({dépôt))souligne les Iiens étroits entre sexualité féminine et contrat. Simultanément contrat et ((chose déposée)), le dépôt met Ia femme en position de gardienne d'une charge qu'elle reçoit passivement et doit préserver sans l'altérer pour pouvoir la restituer dans son intkgralité. Seul celui qui dépose peut en disposer à son gré. Qualifié de {(dangereux)> par Julie, le dépôt n'est pas nécessairement dangereux en soi, mais il court le danger permanent d'être considéré comme une propriété par sa gardienne, et d'être alteré ou perdu. Inévitablement, la détentrice est contaminée par le risque auquel est soumise sa charge puisqu'elle est susceptible d'en disposer A son gré (bien qu'elle n'en ait pas le droit). La notion de dépôt permet de cerner avec une acuité remarquable la position ambiguë de la vierge, responsable de la préservation d'un corps qui ne lui appartient pas, bien qu'il soit sous son contrôle. Cette ambigu'ité est liée au fait que le dépôt est un ((contrat gratuits, c'est-à-dire qui ne remplit pas toutes les conditions requises par 1'6tablissement d'un contrat, telles que les expose l'article ((Contrat)) de 1'Encyclopédie (voir note 13). Le dépôt n'est pas un accord réciproque qui sert l'intérêt des deux parties concernées dans la mesure où l'une des parties (la dépositaire) est obligée vis-&vis de l'autre qui n'est tenue à rien, oii elle n'a rien A gagner, ne pouvant pas en disposer à son gré, et où elle ne peut pas en négocier les termes. Le dépôt n'est pas un contrat au sens strict mais un contrat peu orthodoxe, comme le contrat de mariage auquel ii ressemble beaucoup, et l'emploi du terme par Julie a de nombreuses ramifications. Il met en evidence le droit permanent de l'homme sur le corps de la femme dans la mesure oh elle doit conserver pour un mari potentiel un corps intact qu'il veut être le premier tt posséder. La période prénuptiale, en principe hors contrat, est soumise à la même logique contractuelle que le mariage auquel elle doit préparer. Dans cette préparation, la mère joue un r6le crucial. Qu'elle ait ou non éduqué elle-même son enfant, sa présence devient indispensable dans cette délicate période du parcours de sa fille. En principe pourvue du savoir indispensable à Ia sauvegarde du prkcieux dépôt, elle conclut un pacte (plus ou moins tacite) de protection avec sa fille. Qu'eIle prône la confiance et le savoir, comme Mme de Chartres dans La Princesse 18 Claude-Joseph de Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, contenant 1 'explication des termes de droit; d'ordonnances, de coutumes et de pratique: avec les juridictiom de France (Paris, 1740). V l R G I N l T E E T C O N T R A T D A N S JULIE 455 de Clèves, ou qu'à l'opposé, elle préfère Ia surveillance et l'ignorance, comme Mme de Volanges dans Les Liaisons dangereuses, elle est censde traiter sa fille comme un dépôt dont la préservation concerne en priorité l'homme dont elle dépendra légalement sa vie durant. La relation mèrefille n'échappe pas à la logique contractuelle et Julie et Mme d'Etange n'y font pas exception. Les jeunes années de Julie ont été marquées par la présence de sa mére et l'absence de son phe, éloigné de sa famille par sa caniére militaire.19 Avant d'engager Saint-Preux, la baronne d'Etange a déléguC l'éducation de Julie à la Chaillot, la gouvernante de Claire, à qui Julie reproche de l'avoir instruite (tau moins de mille choses que des jeunes filles se passeraient bien de savoir)) (1:6,43). Même avant sa {(faute)), Julie se plaint de ce que sa ((mèreest faible et sans autorité)) (1:4,39). Elle fait grief ((à cette bonne mère)) d'avoir ((beaucouptrop de sécurité)) et de faillir à son rôle en lui laissant trop d'autonomie, mais ne peut se m?soudre h l'en avertir)) (1:6,44). N'étant pas A l'affût de l'éveil sexuel de sa fille, elle s'abstient de toute surveillance et restant aveugle B l'évolution de la relation avec Saint-Preux, elle ne lui est d'aucun conseil. Elle se veut 1'alIike de sa fille, mais une alliée passive, impuissante à entreprendre quoi que ce soit en sa faveur. De son ceté, Julie n'est pas prête à faire à sa mère les confidences susceptibles de mettre en branle l'entreprise de protection. Ni la mére ni la fille ne remplit les ternes du contrat tacite qui les lie. Si Ia passivité bienveillante et la nonchalance de cette mère trop placide ne procurent à Julie aucune protection contre Saint-Preux, elles ne lui offrent non plus aucun soutien vis-à-vis d'un père tout-puissant, objet de toutes les craintes. Symptomatique de la faiblesse maternelle est la scène de violence oh elle tente en vain de protéger Julie, qui avait osé prendre la défense de Saint-Preux, des sévices paternels: {(Pourla première fois de ma vie, je reçus un soufflet qui ne fut pas le seul, et se livrant à son transport avec une violence égaie à celle qu'il lui avait coûtée, il me maltraita sans ménagement, quoique ma mère se fQt jet6e entre deux, m'eût couverte de son corps, et eût reçu quelques uns des coups qui m'étaient portés)) (1:63,174-75). Son impuissance physique h lui épargner les coups paternels traduit, outre son incapacité à protéger Julie, 19 Que les hommes soient exclus de I'éducntion des filles est ti la fois un constat et un souhait de Rousseau. Qu'on puisse reprocher aux hommes I'ttat de dependance ftminine Ilii'scmblt la plus absurde des propositions: ((Quellefolie! Et depuis quand sont-ce les hommes qui se mêlent de l'éducation des filles? Qui est-ce qui empêche les mères de les Clever comme il leur plah?)). Jean-Jacques Rousseau, Emile, Eu vres complétes, 4:70 1. 456 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION l'intensité de son dilemme, entre l'autorité aveugle du baron et ses propres principes éclairés en matière de mariage.M Julie rend l'absence du contrat de protection responsable de la perte de son ((dangereuxdépôtn: ((Maisma mère, ma tendre mère! quel mal m'a-t-elle fait? [...] Ah! beaucoup: elle m'a trop aimée, elle m'a perdue)) (1:28,94). Tout se conjugue pour accabler Mme &Etange et l'accuser d'avoir causé la faute de Julie. C'est elle qui a engagé Saint-Preux, de deux ans son aîné, dans la fonction de pkcepteur de sa fille.21C'est elle qui ferme les yeux sur la relation qu'elle ~oupçonne.~ Quand le doute se transforme en certitude, la baronne est torturée par la culpabilité, ce que le lecteur apprend par l'intermédiaire de Claire: ((Sa mère, qui eut toujours du penchant pour vous [Saint-Preux], et qui pénétra son amour quand il était trop tard pour l'éteindre, porta longtemps en secret la douleur de ne pouvoir vaincre le goût de sa fille ni l'obstination de son époux, et d'être la première cause d'un mal qu'elle ne pouvait plus guérir))(3:7,323). Marquée par l'absence totale de communication, leur relation a besoin de la médiation de Claire: ((Ladéfiance de ta mère augmente de jour en jour; tu sais combien de fois elle te l'a fait entendre: elle m'en a parlé à mon tour d'une manière assez dure)) (1:56,151; je souligne). Elle parle à Claire, elle laisse entendre à Julie. Des phrases entrecoupées, lancées à mi-voix, situent la communication dans le registre de l'allusion et du sous-entendu. Claire fait allusion à une gêne profonde entre mère et fille qui rend toute intimité impossible: ((Ellequi a si grand besoin de consolation consolerait volontiers sa fille si la bienséance ne la retenait, et je la vois trop près d'en devenir la confidente pour qu'elle ne me pardonne pas de l'avoir été)) (3:4,313; je souligne). L'exemple le plus frappant de cette aphasie réside dans I'absence de la seule scène où Julie doive braver sa mère qui a découvert les lettres de Saint-Preux. Appelée par la baronne, Julie appréhende vivement la confrontation: ((Ah Dieu! ma mère m'envoie appeler. Où fuir? 20 Elle favoriserait volontiers le mariage de Julie avec Saint-Reur qu'elle juge plein de &rite. La scène commence par une altercation entre ses parents. La mère se déclare du CMde SaintPreux: ((le n'ai pas wu, ajouta-t-elle, que l'esprit et le &rite fussent des tims d'exclusion dms la soci6t6)) (1:63.173). Mais elle n'a parce qu'elle est la mère. aucun recours p u r faire valoir SMI opinion face B un p&re tout-puissant dans le dmit (europeen) de i'6pque. Pwr un expose biwi documenté sur ((Lestatut juridique de la h i ) consulter Isabelle Brouard-Arends, Hm et imgcs moterneller, Studies on Voltaire and the Eightecnth Century, no 291 (Oxford: Voltaire Poundafion. 1991). pp. 64-76. 21 ((Vous savez que je ne suis entré dnns votre maison que sur l'invitation de madame volR mère. Sachant que j'avais quelques tnlents .@ables. elle a mi qu'ils ne seraient pas inutiles, dans un lieu dépowu de mnïï, B l'éducation d'une fille qu'elle adore)) (1:1,31). Elle fait preuve B œ t 6gard d'un puvoir de décision dont elle est privée par la suite. après le retour de son mari. 22 ((le vois clairement que ma mbre a conçu des sounom i) (1:32,l03), declare Julie B Saint-Reur quand elle veut I'6loigner. V l R G l N l T d E T CONTRAT D A N S J U L I E 457 Comment soutenir ses regards? Que ne puis-je me cacher au sein de la terre! [...] j'ai tout mBrité; je supporterai tout. Mais la douleur, les larmes d'une mbre Bplorée [...] B mon cœur, quels déchirements! [...] Elle voudra savoir [...] II faudra tout dire)) (228.3%). Mais cette rupture de silence, tant crainte par Julie, est a son tour passCe sous silence. La scbne d'affrontement entre mbre et fille, possible rCplique des scènes entre Julie et son pbre, n'est l'objet d'aucun récit. Julie ne peut entrer en contact avec sa mbre qu'en son absence: ((Une secrète angoisse Ctouffait mon %me aprbs le départ de ces chers parents. Tandis que Babi faisait les paquets, je suis entrée machinalement dans la chambre de ma mbre; et voyant quelques-unes de ses hardes encore Cparses, je les ai toutes baisées l'une après l'autre, en fondant en larmesa (1:37,114). L'absence physique de sa mbre rend palpable son absence symbolique (l'absence de communication et de pmtection). En s'immergeant dans les vêtements maternels, elle active symboliquement une communication souhaitée par la protection qu'elle suppose, et crainte par les aveux auxquels elle oblige. Dans cette scbne, elle pleure l'enfant qu'elle Ctait et regrette sa dCpendance absolue d'une mbre qui lui aurait accord6 sa pmtection au-dela de l'enfance. C'est l'incapacitk maternelle a remplir les termes d'un contrat qui aurait dQ garantir son intégrité sexuelle, qui met Julie en deuil d'elle-même. L'insistance sur I'impossibilitC de la communication donne la clef de cet Cchec: la réussite du contrat de protection dBpend d'un Bchange d'information, les confidences de la fille contre les conseils de la mbre. Or Julie est très consciente que l'absence de cet Cchange cause la perte du dBpBt qu'elle regrette tant. À la lumibre de ce flagrant Cchec, il est paradoxal que Julie, après la mort de sa mbre, pleure la disparition d'une confidente et d'une conseillbre, fantasmant aprbs coup sur l'existence d'un contrat de protection dont elle a elle-même dBplorC I'absence: nNon, ce n'&tait pas la vie qu'elle semblait quitter, j'avais trop peu su la lui rendre chbre; c'est a moi seule qu'elle s'arrachait. Elle me voyair sans guide er sans e s p h n c e , accablée de mes malheurs et de mes fautes; mourir ne fut rien pour elle, et son cœur n'a gCmi que d'abandonner sa fille dans cet Ctat. Elle n'eut que trop de raison» (3:5,315; je souligne). La mort lui fait rejoindre le panîhCon des mbres sans Cgale qui s'efforcent de guider leurs filles dans le dédale des relations amoureuses et d'assurer leur sBcuritC. Le contrat de protection qu'elle instaure après le fait dBmontre le travail d'invention de Julie, qui ne peut s'empêcher de fabriquer une image de la baronne qui satisfasse aux attentes associCes a la fonction maternelle. Les suites de cet Cchec incriminent la mbre, devenue le principal agent de la destinée de sa fille, et t h o i g n e de la fragilité du couple mbre-fille, 458 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y F I C T I O N toujours sur le point de se ddfaire pour laisser place à l'homme (qu'il s'agisse du père, de l'amant ou du mari), enjeu centtal de l'entreprise de sauvegarde et objet des craintes les plus profondes. Responsable de la protection de sa fille, Mme d'Etange n'a ultimement aucun droit sur elle. Le rBle maternel rappelle la position de la jeune fille vis-à-vis du ((dangereuxddpata. Comme elle, elle est chargde de prdserver une charge sur laquelle elle n'a aucun droit, et qu'elle est obligde de remettre intacte à son propridtaire le moment venu. Comme le ddpôt chimique qui ne doit être touchd sous peine de troubler le liquide où il addcanté, le «dangereux ddpôt)~doit être prdservd par une mère dont la fonction se réduit à garder ce qui ne doit @ireni altdrd ni adultdré, qu'il s'agisse de la jeune fille ou de son symbole, la virginitd. L'impuissance de la baronne d'Etange, en favorisant les relations entre la noble Mlle d'Etange et le roturier Saint-Preux, intensifie la menace de mdsalliance qui plane sur la famille. C'est cette menace qui avait justifid au seizième siècle la mise en place de la ldgislation sur le consentement parental. La primauté donnde à l'intervention paternelle trahissait une peur profonde de mariages fondds sur la passion amoureuse et les pulsions sexuelles-telles qu'elles lient Julie et Saint-Preuxsusceptibles de faire perdre de vue aux protagonistes les intdets de leur famille. Mais même illicite, la relation entre les deux amants garde intacte la logique contractuelle. C'est ainsi qu'aprés leur union sexuelle, pour tenter de tirer Julie des affres de la culpabilité, Saint-Preux se sert d'une logique ldgale analogue à celle proposde par Fournel dans son Traité de la séduction: Sois plus juste envers toi, ma Julie; vois d'un œil moins prévenu les sacrbs liens que ton cœur a formbs. N'as-tu pas suivi les plus pures lois de la nature? N'astu pas librement coniractc! les plus saints engagements? Qu'as-tu fait que les lois divines et humaines ne puissent et ne doivent autoriser? Que manque-til au nœud qui nous joint qu'une dc!claration publique? Veuille être 2 moi, tu n'es plus coupable. O mon dpouse, 6 ma digne et chaste compagne! 6 charme et bonheur de ma vie! non, ce n'est point ce qu'a fait ton amour qui peut être un crime, mais ce que tu lui voudrais ôter: ce n'est qu'en acceptant un autre époux que tu peux offenser l'honneur. Sois sans cesse à l'ami de ton cœur, pour être innocente: la chaîne qui nous lie est Ibgitime, l'infidélité seule qui la romprait serait blâmable et c'est ddsomais à l'amour d'être garant de la vertu. (1:31,101; je souligne) II prdserve non seulement le vocabulaire du contrat, (((contractd)), ((engagement)),((légitime))),mais il reprend aussi la fiction qui fait de la relation sexuelle avant le mariage le terne d'un contrat de mariage VIRGINITI! ET C O N T R A T D A N S J U L I E 459 que la cérémonie matrimoniale (((déclarationpublique ))) rendra légitime. Effectivement. selon la fiction légale présentke par Fomel, les relations sexuelles sont justifiées par la supposition qu'une union légitime suivra et assurera un retour à l'ordre. Saint-Preux voit même dans le mariage de Julie avec un autre homme un adultère, puisqu'il y aurait rupture de ce contrat initial. Malheureusement pour les amants, il s'agit bien d'une fiction, sapée à la base par le primat de la souveraineté paternelle. En faisant de la ((déclaration publique)) la seule condition de légitimité, Saint-Preux oublie qu'une telle déclaration doit être accompagnée du consentement parental sous peine d'être punie très sévèrement. Puisqu'aucune clémence ne peut être espérde du baron d'Etange, ce que propose Saint-Preux est du ressort du {(raptde séduction)),crime capital contre l'autoritt? parentale. Julie en est tout à fait consciente et c'est la raison pour laquelle elle ne saurait accepter l'offre du riche ami anglais de la famille, Milord Edouard Bomston, de fuir en Angleterre, pays libéral en matitière matrimoniale: ((Làvous pourrez aussitôt vous marier publiquement sans obstacle; car parmi nous une fille nubile n'a nul besoin du consentement d'autrui pour disposer d'elle-même. Nos sages lois n'abrogent point celles de la nature, et s'il résulte de cet heureux accord quelques inconvénients, ils sont beaucoup moindres que ceux qu'il prévient)) (2:3,200). En Bvoquant la loi anglaise antkrieure à 1753, Milord Edouard se fait le porte-parole d'un mariage fondé sur le libre choix des partenaires et libéré des contraintes imposées par la loi civile.23Ses vues éclairées rejoignent la vision ecclésiastique (puisqu'en Angleterre, la loi canonique régissait seule le mariage jusqu'en 1754) qu'elles sécularisent en remplaçant Dieu par d a nature)). Cette louange est caractéristique du stéréotype qui faisait de l'Angleterre le paradis de la liberte rnatrim0niale.2~Il va sans dire que la reconnaissance de son mariage en Angleterre n'enlèverait rien à son illégitimité sur le sol paternel. Et c'est un pas que Julie ne saurait franchir. Puisque la relation contractuelle entre Julie et Saint-Preux ne peut prendre la forme d'une déclaration publique et qu'ils abandonnent tout espoir de s'unir Iégalement, c'est d'un accord contractuel privé qu'ils se servent pour rester liés en dépit de leur séparation. Saint-Preux renonce 23 L'action de Julie se situe avant la modification législative apportée en 1754 par l'Acte de mariage de Lord Hardwicke de 1753. La chronologie de Julie a dté dtudiée h la suite de Daniel Morner par Henri Coulet et Bernard Guyon dans les G u v n s compl2tes. par Jean-Louis Lecercle dans Rousseau er l'art du romon et par François Van Laere dans Une lecture du renps dans ((La Nouvelle HéloiSe )) (Neuchâtel: La Baconnière, 1968). 24 Lawrence Stone remarque que ((foreign visiton in the mid- and late eighteenth century were unanimous in their conviction that the English enjoyed greater fmdorn of choice of a marriage parfner and greater companionship in marriage than was the case on the Continent)). Family, Sex, and Murriuge (New York: Harper and Row, 1979), p. 214. 460 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION à Julie mais obtient en dchange le droit de donner (ou non) son accord à son futur mariage avec un autre homme. Julie le lui promet: ((Je ne t'dpouserai jamais sans le consentement de mon père, mais je n'en dpouserai jamais un autre sans ton consentement: je t'en donne ma parole; elle me sera sacrée, quoi qu'il arrive, et il n'y a point de force humaine qui puisse m'y faire manquer)) (2:11,159). Cette promesse ancrde dans le langage ldgal, au même titre que la tentative de Saint-Preux de donner la ldgitimitd à leur union sexuelle, constitue une fiction que les anciens amants prennent très au sdrieux. En concluant ce ((contrat)), Julie, aux prises avec le pouvoir réel de son père, court le risque devoir manquer à sa parole en passant outre. Cette peur est perceptible dans le billet qu'elle lui envoie pour lui annoncer qu'elle doit dpouser M. de Wolmar: ((IIest temps de renoncer aux erreurs de la jeunesse, et d'abandonner un trompeur espoir. Je ne serai jamais à vous. Rendez-moi la libertd que je vous ai engagde et dont mon père veut disposer, ou mettez le comble à mes malheurs par un refus qui nous perdra tous deux sans vous être d'aucun usage8 (3:10,238). Par ce contrat, Julie a donnd à Saint-Preux des droits sur elle, droits qui, s'ils ne sont reconnus par la loi, n'en créent pas moins une obligation qui prend un caractère quasiofficiel: ((Je rends à Julie d'Etange le droit de disposer d'elle-même, et de donner sa main sans consulter son cœur)) (3:10,î40). De son côtd, Saint-Preux l'utilise pour maintenir son faux pouvoir sur Julie, confirmant que la relation amoureuse, assortie de relations sexuelles avant le mariage, bien qu'elle se situe hors des sentiers légaux, est codifiée en termes contractuels. Les conflits engendrds par le mariage de Julie dclairent l'importance de l'enjeu qu'il constitue pour sa famille. Quand elle accepte d'dpouser M. de Wolmar, elle assume la responsabilitd de préserver le statut aristocratique de la lignée d'Etange. En effet, bien que la loi sur le rapt de sdduction ne fasse pas de distinction de principe entre mineures et mineurs (ravisseurs et personnes ravies peuvent être hommes ou femmes), le rapt d'une jeune fille a des suites ldgales beaucoup plus graves que celle d'un jeune homme, puisque c'est la femme qui adopte le rang social de son mari.2sPour la lignde familiale, la mésalliance d'une fille porte davantage à conséquence que celle d'un fils. C'est pourquoi le baron d'Etange est indigné par la proposition initiale de Milord Edouard, 25 L'un des effets civils du maiage. terme préétabli du convat. impose h ((la f e m m [de suivre] la condition de son m a i , tant pour la qualit6 que pour le rang et les honneurs et privilkger. [...] Celle qui 6 m t noble 6pouse un roturier. est dechue de ses priviléges de noblesse tant que œ mKiage subsirie; mais si elle devient veuve, elle renue dans ses privilkges, pourvu qu'elle vive noblement)). ((Femme mariée)). .Gcyclopédie. C'est le cm nussi bien en France qu'en Suisse. V I R G I N I T 6 E T C O N T R A T D A N S J U L I E 461 de marier Julie et Saint-Preux, à qui il s'apprête à offrir une partie de sa fortune: ((Quoi! Milord, dit-il, un homme d'honneur comme vous peutil seulement penser que le dernier rejeton d'une famille illustre aille Bteindre ou dégrader son nom dans celui d'un Quidam sans asile, et réduit à vivre d'aumônes))? (1:62,169). Épouser Saint-Preux, un homme sans nom, abaisserait Julie au rang de roturière et ôterait à la famille d'Etange sa seule chance de survie gBnBalogique (puisque son frère est mort et qu'elle reste la seule hdritière). Encore une fois, c'est dans le rBle de dBpBt qu'elle apparaît, aux mains de son @re, destinBe à &tre IivrBe à l'homme susceptible de sauver le statut social de sa famille: M. de Wolmar (qui, en outre, est le meilleur ami du baron). Ce statut de dBp6t permet de comprendre une autre facette de I'irrégularitB du contrat de mariage: I'assymBtrie de ses termes. Bien que Pothier présente la cornmunautB. I'indissolubilitB, l'unie et la fidBlitB comme des termes inalihables, l'absence de rBciprocité saute aux yeux dès qu'il detaille les droits et obligations spécifiques à chaque conjoint: le devoir du mari de loger son Bpouse la prive du choix de sa rdsidence en lui imposant de suivre son Bpoux. De plus, si chaque conjoint doit ((supporter les ddfauts)) de l'autre, seul le mari a le droit de les corriger tandis que la femme a le devoir de lui être soumise afin de ((travailler au bien commun du ménage)).Le ton mesurd et Bclairé de Pothier (qui cite l'amour au rang des devoirs conjugaux) ne doit pas faire oublier que la correction, même ((par les voix de la douceur», est un droit fondamental du mari.16 Quant à l'obligation rdciproque de fidBlitB, la IBgislation sur l'adultère en montre le caractère falla~ieux.~' En d'autres termes, le contrat de mariage donne des droits au mari, et à la femme il impose des devoirs. Quand Julie, dans une lettre à son ancien amant, raconte en dBtail la cdrémonie de son mariage, elle Bvoque une ((révolution subiten qui lui donne une perspective nouvelle sur son union avec l'homme qu'elle avait d'abord refuse d'6pouser. La revolution que subit Julie, au caractère mystique inddniable, a aussi pour conséquence de favoriser le respect des termes du contrat de mariage: ((Leciel et la terre sont t h o i n s de l'engagement sacré que je prends; ils le seront encore de ma fiddlité 26 Pothier introduit ainsi le chapitre sur les ((Obligations qui naissent du &age»: ((Les penonnes qui se marient. contractent par le mariage réciproquement l'une enven i'aum. i'obligation de vivre ensemble dans une union perpétuelle et inviolable. pendant tout le temps que durera le mariage, qui ne doit finir que par la mon de i'une des paities, et en conséquence, de se regarder réciproquement, comme detant en quelque f q o n qu'une même personne)) (2:l-2). Les r e m s du contrat sont d6taillés dms le chup. 2. pp. 3 4 . 27 Seule la femme pouvnit €tre nceu& d'adult&re. Pour plus de ditails, voir Nadine Birenguier. L'lnforiune des <illionces, pp. 374-408. 462 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION à l'observer. Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose violer le premier de tous))? (3:18,354). Que cet ((engagement sacré)) exige plus de l'épouse que de l'époux transparaît dans son insistance sur l'obéissance et la fidélité qu'elle doit à Wolmar: ((Quand Ie pasteur me demanda si je promettais obéissance et fidélité parfaite à celui que j'acceptais pour époux, ma bouche et mon cœur le promirent. Je le tiendrai jusqu' à la morts (3:18,354). Cette ((heureuserévolution )}, qui lui permet d'expier sa violation du ((dangereuxdépôt))et d'exorciser le danger d'adultère qui guette son mariage (Saint-Preux vient de le lui proposer dans la lettre qui précéde), met l'accent sur l'importance des devoirs qui incombent à la femme, ce qu'elle développe ensuite dans une diatribe enflammée contre l'adultère. En insistant sur l'obligation féminine de fidélité et d'obéissance, essence du contrat, Julie réitère l'interdépendance du dépbt et du contrat. Rousseau impose à la vie conjugale des Wolmar un calme suspect que garantit le respect scrupuleux des termes du contrat. Même si elle n'est pas exempte de failles et si des bouffées de passion émergent sous l'harmonie de surface:8 la période conjugale dans Julie contraste vivement avec la phiode prénuptiale, placée sous les auspices de la révolte et de la dissonance. C'est que Rousseau n'est pas prêt ii mettre en question les termes d'un contrat qui suppose l'indgalité des époux et dont il fait dépendre le bon fonctionnement de la société. Que les couples qui liront Julie ensemble s'inspirent de ce modèIe et chacun restera à sa place pour le bien commun.2Y Les irrégularités du contrat de mariage ne sauraient être dissociées du ((dangereux dépôt)). À aucun moment, sinon au moment éphémére 28 L'excellente étude de James Jones, ((Lcr Nmvelle HéloiSe )) und Utopia, insiste sur ce point: ((ln the last analysis Ln Nouvelle HéloiSe does not exarnplify the novel of conjugal felicity. as Daniel Momet once wrote. Because of Rousseau's development of the utopian theme and because of this theme's stated goal in the work, Lo Nouvelle HélotSe examplifies, on the contrary, the novel of unhappiness. [...] With her admission that she still loves Saint-Preux, it is the individual after ail who wins out )) (Genève: Droz, 1978). p. 83. 29 Je pense ici en particulier au dialogue entre R et N de la Seconde Préface de Julie, où R propose le roman comme modèle aux lecteurs mariés: ((l'aime h me figurer deux époux lisant ce recueil ensemble, y puisant un nouveau courage pour supporter leurs travaux communs, et peutêtre de nouvelles vues pour les rendre utiles. Comment pourraient-ils y contempler le tableau d'un ménage heureux, sans vouloir imiter un si doux modéle? Comment s'attendriront-ils sur le charme de l'union conjugale, mCme prive de celui de l'amour, sans que la leur se resserre et s'affermisse?)) (p. 23). Si le roman de Rousseau peut devenir un manuel de comporiement pour des couples. c'est qu'une fois la crise aiguë passée, Julie transforme sa révolte en soumission aux termes du contrat de mariage conclu avec M. de Wolmar. VlRGlNlTd ET C O N T R A T D A N S J U L I E 463 et paradoxal où elle acquiesce au contrat, la femme n'est considérée pour elle-même. Dép6t remis par sa mkre ou son père à un mari auquel elle est destinée pour la vie, la femme reste un corps intermédiaire relégué au statut de dépositaire d'une charge qu'elle porte sans cesse mais qui ne lui appartient jamais. C'est parce que sa capacité reproductrice représente un danger permanent pour la puret6 g6néalogique que le droit ne saurait regarder la femme comme une contractante et met en place un systkme destin6 la contrdler aussi strictement que possible. Le contrat de mariage est une des pikces maîtresses de ce contrôle. Qu'on ne s'étonne pas des modifications que la participation féminine fait subir au concept légal de contrat: elles confirment une fois de plus la logique du dépôt et font du contrat de mariage une flagrante fiction 16gale. Université du New Hampshire