Vivre ce qu`on a à vivre le plus pleinement possible
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Vivre ce qu`on a à vivre le plus pleinement possible
extrait de Sources n° 26 Vivre ce qu’on a à vivre le plus pleinement possible Entretien avec Bruce Harris Sôun Américain installé en France, Bruce Harris, artiste peintre et graveur, pratique le zen depuis trente-cinq ans. Suite à une première initiation en Europe, il vécut auprès du maître rinzaï Soko Morinaga Roshi, dans son monastère de Kyoto. Après plusieurs années de pratique en solitaire, et avec la bénédiction de son maître, il se tourne vers l'école Sambô Kyôdan, tradition issue à la fois des écoles Rinzaï et Sôtô, étudiant sous la direction de Kôun Yamada Roshi, puis de ses successeurs. Il enseigne aujourd'hui en France et aux États-Unis. Il s’exprime ici sur son cheminement, sa rencontre avec la spiritualité des Pères du désert, le lien entre l’expérience esthétique et l’expérience spirituelle. P ouvez-vous nous raconter votre parcours dans le bouddhisme zen... Les dix premières années de mon exploration du zen ont été colorées par l’approche rinzaï et par mon intérêt pour la vie monastique. D’abord à Londres, au début des années 1970, sous la direction d’une enseignante zen, Myokyoni, puis dans le temple de Daishuin, à Kyoto, au Japon, auprès du maître Soko Morinaga Roshi. Après cela, j’ai consacré plusieurs années à une pratique solitaire, en France, dans le Lot, où je m’étais installé. Pendant cette période, Morinaga Roshi m’a soutenu et guidé par correspondance. À cette époque, je n’étais pas complètement seul, car je m’occupais de ma mère qui était en fin de vie. J’ai pris soin d’elle jusqu’à sa mort. Dans le même temps, je continuais à pratiquer mon art, la gravure sur bois, et, pendant la nuit, je m’asseyais en zazen. C’est Morinaga Roshi qui m’avait aidé à prendre ma décision de quitter la vie monastique pour retourner en France. Il m’a dit que l’essence du zen, qui est la découverte de notre vraie nature et l’expression de cette découverte dans la vie, n’est pas nécessairement liée à une vie de moine. Le plus important est de pouvoir répondre pleinement à ce que la vie nous demande, se donner totalement à la mort et à la renaissance de chaque instant, selon les circonstances. Et c’est ainsi que j’ai continué, et que je continue à vivre. Dans les années 1980, avec la bénédiction et les en- – 24 – « C’est ça le zen, disait-il. Vivre ce qu’on a à vivre le plus pleinement possible. Non pas avec l’idée que nous allons réussir ou échouer. Juste donner sa vie, entièrement, à ce que nous avons à vivre. » couragements de Soko Morinaga, je me suis tourné vers un autre maître, Kôun Yamada Roshi, qui vivait à Kamamura, au Japon, afin d’affiner ma compréhension du zen. Après sa mort, en 1989, j’ai continué avec ses deux successeurs, Jiun Kubota Roshi et Ryôun Yamada Roshi. Dans cette lignée, c’est l’expérience directe et intime de l’éveil (la présence pure), qui est soulignée, suivie, par une étude très approfondie des koans. Pendant ces trente dernières années, j’ai effectué à maintes reprises des séjours de plusieurs semaines ou plusieurs mois dans le zendo de maître Yamada, à Kamakura, et plus récemment à Tokyo, où habite Ryôun Roshi. Pendant cette période, j’ai pratiqué en tant que laïc, fusionnant une vie contemplative avec une vie de famille et une vie artistique. Depuis une vingtaine d’années, à la demande de personnes en France et aux États-Unis, j’ai accepté de partager ma pratique, et ce partage m’apporte beaucoup de joie. Qu’est-ce qui vous a conduit à suivre cette voie ? Trois choses, principalement, m’ont motivé à explorer le zen. Premièrement, l’expérience de la beauté. J’ai grandi dans un environnement où l’art et la création étaient considérés comme de la plus haute valeur. Mon père était peintre et professeur d’histoire de l’art, et ma mère créait des vitraux et des jardins japonais. Ce qui m’a intéressé, plus que la production Soko Morinaga Roshi d’œuvres d’art, était de connaître la source de la beauté. Dans le zen, j’ai découvert que l’expérience esthétique et l’expérience spirituelle coïncident parfaitement. La deuxième chose qui m’a conduit à me tourner vers cette longue recherche intérieure a été la mort de mon frère aîné. Il avait dix-neuf ans, et moi douze, quand il est décédé. En fait, ce n’est pas que j’étais inspiré par cet événement mais plutôt plongé, malgré moi et pendant plusieurs années, dans un étrange état à la fois ténébreux et lumineux. Tous les êtres et les choses autour de moi, moi-même inclus, se trouvaient vidés de sens, vidés de consistance. Pourtant, tout était infusé par une confiance-présence aimante et claire. Bien sûr, à douze ans, je ne comprenais pas ce que cela signifiait. Ce sont des années plus tard, à la rencontre des maîtres zen et des Pères du désert, notamment avec le père Sophrony, que j’ai compris comment la grâce est parfois vécue négativement, en creux, sous la forme des ténèbres. Ceci parce que notre corps-esprit n’est pas encore capable de contenir cette grâce. Le propre d’une voie spirituelle valable est justement de rendre le corpsesprit humain assez fort et souple pour pouvoir recevoir la charge puissante de la grâce et la contenir pleinement. Ainsi, l’autre face de l’expérience de la – 25 – VIVRE CE QU’ON A À VIVRE LE PLUS PLEINEMENT POSSIBLE J’aimerais que vous reveniez sur certaines étapes de votre parcours. En 1974, vous prenez le train de Londres jusqu’à Vladivostok, en Sibérie, et de là vous rejoignez le Japon... Bruce Harris Sôun grâce se révèle, la lumière-connaissance pure. Selon le zen, la grâce du satori nous vient instant après instant. Ce que nous appelons « la pratique » est l’art de se mettre en accord ou de se rendre disponible à la grâce, qui est toujours présente. En tout cas, ce qui m’a préoccupé au début de mes recherches était cette question : « Si tout ce que nous aimons, les êtres et les choses, nous quitte inéluctablement, où se trouve alors l’amour véritable ? » La troisième motivation pour moi concernait la paix et le bonheur. À l’âge de dix-sept ans, j’ai été appelé à participer à la guerre au Vietnam. Mais, comme j’avais pris une position d’objecteur de conscience, j’ai été amené devant le tribunal militaire, qui m’a donné le choix entre aller en prison pendant cinq ans ou quitter le pays. Je suis parti vivre pour l’Angleterre, où j’étais censé étudier les Beaux-Arts. En fait, avant de croiser le zen, j’ai pas mal vagabondé, pendant deux ans, en Irlande et en Écosse, et en visitant les sites sacrés de la Grèce et de l’Inde. Pendant ce temps, j’ai bien senti la différence entre vouloir être pacifiste et réellement être en paix. Cette contradiction en moi m’a poussé à chercher la véritable paix du cœur. Un jour, Soko Morinaga (1925-1995) était venu animer une sesshin pour notre petit groupe, à Londres. Je lui ai demandé si je pouvais aller vivre dans son monastère, à Kyoto. Il a accepté, mais il a posé trois conditions : « Tu es le bienvenu, me dit-il, mais tu dois rester au moins une année, quoi qu’il arrive, ne pas exiger de traitement spécial en tant qu’Occidental, et apprendre le japonais. » Quelques mois plus tard, je suis parti pour le Japon, en train parce que le fait de traverser la Russie me donnait l’occasion de vivre une aventure intéressante. Après deux semaines de voyage, je me suis rendu directement au temple de maître Morinaga, situé au nord de Kyoto. Maître Morinaga était un maître très réputé et respecté au Japon, mais, à cause de son état de santé, il ne souhaitait pas, je pense, diriger un grand monastère. Nous étions six moines, ce qui apportait à la fois un caractère familial à notre vie, et une exigence dans la pratique. Comment se sont passés vos débuts au monastère ? Quelles ont été les expériences les plus difficiles et les plus passionnantes ? La manière de vivre était extrêmement simple et austère. Nous avions très peu d’heures de sommeil, nous mangions de façon très frugale, et n’avions pas de chauffage. En toute saison, chaussés de sandales en paille, nous sortions demander l’aumône. Mais je me suis adapté à cette vie. Le plus difficile fut la toute première sesshin... À mon arrivée, débutait la grande sesshin d’hiver, appelée rohatsu, ce qui signifie « le huitième jour ». Elle a lieu la première semaine de décembre, pour célébrer le jour de l’éveil du Bouddha, le 8 décembre. C’est une sesshin extrêmement dure. Nous dormons seulement deux heures, entre minuit et deux heures du matin, assis, appuyés contre le mur du zendo. Pendant une semaine, nous méditons jour et nuit, et nous rencontrons le maître plusieurs fois par jour pour les entretiens individuels (sanzen, dans la lignée rinzaï ; dokusan, dans la lignée soto). – 26 – VIVRE CE QU’ON A À VIVRE LE PLUS PLEINEMENT POSSIBLE La première chose est de faire connaissance avec notre propre être, puis d’y retourner encore et encore et encore pour savourer et se familiariser avec lui, et finalement y demeurer. Yamada Kôun Un aspect de la vie au temple qui n’était pas toujours facile pour moi était la proximité permanente avec les autres moines. Nous vivions dans le zendo, côte à côte, 24 h sur 24 ; toujours ensemble, nous dormions, mangions, méditions et chantions les sutras. Maître Morinaga avait bien compris qu’un Occidental avait besoin d’une certaine solitude. Aussi a-t-il fait une entorse au règlement – et c’était très gentil de sa part ! – en me proposant de nettoyer un petit espace en dessous de la cuisine, où je pouvais m’isoler de temps en temps et étudier le japonais. La vie était difficile, mais je l’avais choisie librement, et je l’appréciais. J’étais là par amour de la vérité. Cette vie de dépouillement n’était pas pour moi un exercice de renoncement. Je l’ai vécue dans une attitude de dévotion envers l’enseignement et le maître. Kyoto. Une fois par semaine, le maître nous donnait un enseignement, un teisho (littéralement « présentation du dharma »). Dans un teisho zen, il ne suffit pas de donner une conférence. Le maître incarne d’une manière très concrète l’essence du zen. L’essence de l’instant présent... Le présent dans toute sa gloire. Lorsque le Bouddha Shakyamuni a montré la fleur à l’assemblée, sans aucune parole, ce fut le plus beau et puissant teisho de toute l’histoire du bouddhisme. Nous avions également deux entretiens individuels par jour avec le maître. Dans un dokusan, il y a peu de paroles. Il ne s’agit pas d’un échange d’opinions, mais d’un moment de vérité au cours duquel on présente sa compréhension de l’ineffable d’une manière aussi palpable que possible. Soko Morinaga m’avait dit, si j’avais besoin de parler avec lui en dehors de ces entretiens, concernant des questions personnelles, que je pouvais demander à le voir, comme une sorte de père. Après trois ans de vie monastique, en 1977, vous décidez, avec la bénédiction de votre maître, de rentrer en France pour vous occuper de votre mère... Oui. Cette décision fut l’une des plus importantes de ma vie au monastère. J’étais divisé entre mon rêve de compléter mon entraînement auprès de maître Morinaga, et mon désir de prendre soin de ma mère. Soko Morinaga ne pouvait pas décider à ma place, parce que, s’il le faisait, me dit-il, je pourrais lui en vouloir plus tard. Dans les deux cas, je connaîtrais des regrets : si je partais pour la France, je regretterais d’avoir abandonné la vie monastique, et si je restais, je serais hanté par l’idée que je n’aurais pas aidé ma famille. Quel que soit mon choix, il me fallait en accepter toutes les conséquences. Parlez-nous de l’enseignement que vous receviez... Au moment de votre départ, étiez-vous ordonné moine ? Notre vie consistait à pratiquer quotidiennement de nombreuses heures de zazen, à effectuer du travail manuel, et à faire l’aumône (takuhatsu) dans les rues de Au temple, j’avais reçu le titre de un-sui (« nuage et eau »), un engagement qui dure aussi longtemps que l’on reste au monastère. Tôt ou tard, après une période – 27 – VIVRE CE QU’ON A À VIVRE LE PLUS PLEINEMENT POSSIBLE d’entraînement auprès d’un maître, il y a un retour à la vie ordinaire. Comme je l’ai dit, lorsque j’étais en France, maître Morinaga a continué à me guider par lettre. Ce fut une période très féconde sur le plan spirituel, même si à cette époque je ne le comprenais pas. J’étais déçu d’avoir renoncé à la vie monastique, et je considérais comme peu glorieux, à vingt-six ans, de s’occuper de sa mère. Mon maître m’a alors donné une clé de sagesse qui est devenue la base de mon enseignement actuel. En substance, il m’a dit : « L’essence du zen n’a rien à voir avec la vie monastique, ni avec le bouddhisme, ni même avec le zen. L’essentiel est de pouvoir réellement entendre ce que la vie nous demande et d’essayer, avec tout notre être, de répondre à cette invitation offerte par la vie. » Dans mon cas, la vie me proposait de m’occuper de ma mère : « C’est ça le zen, disait-il. Vivre ce qu’on a à vivre le plus pleinement possible. Non pas avec l’idée que nous allons réussir ou échouer. Juste donner sa vie, entièrement, à ce que nous avons à vivre. » Dans l’une de ses lettres, il a fait une prédiction, en m’assurant qu’un jour je retournerais au Japon pour compléter ma connaissance du zen, à travers l’étude des koans. Et c’est ce qui est arrivé... Maître Morinaga m’a suggéré aussi de me rapprocher d’un ami spirituel, un contemplatif expérimenté, pas nécessairement bouddhiste, avec lequel je pourrais parler ouvertement et qui m’accompagnerait dans mon cheminement. C’est ainsi que vous avez rencontré, en Angleterre, le père Sophrony, qui vécut vingt-trois ans au Mont Athos et fut le disciple de saint Silouane... Cette rencontre avec le père Sophrony et la spiritualité de la Philokalia (l’enseignement des Pères du désert) était un cadeau inestimable. Le zen s’exprime dans le langage de la non-dualité ; le langage des Pères du désert est celui de l’amour. En expérimentant la voie de la prière du cœur, j’ai découvert que ces deux langages se complètent merveilleusement. Après la mort de ma mère, j’ai écrit à maître Morinaga pour lui faire part de mon désir de revenir vivre dans son temple. Mais, à mon grand étonnement, il a refusé. Il m’a dit : « Il est plus important que tu restes en méditation près des cendres de ta mère, en te demandant : “Où est-elle maintenant ?” » Cette manière de proposer des questionnements à contempler, selon les circonstances de la vie, était une des caractéristiques de maître Morinaga. Quelques années plus tard, dans une librairie, j’ai trouvé un livre de Yamada Kôun, qui dirigeait la lignée Sambô Kyôdan. J’ai été frappé par la clarté de son enseignement, et par la douceur qui se dégageait de son être. À travers ses paroles, maître Yamada rayonnait à la fois d’une clarté de vue et d’une chaleur humaine. J’ai senti que c’était avec lui que je devrais continuer à étudier le zen. J’ai montré sa photo à ma femme, qui m’a dit : « Bien sûr, il faut que tu rencontres cet homme. » C’est ainsi que je suis parti à sa rencontre, à Kamakura. Aujourd’hui, diriez-vous que vous avez trouvé la réponse à vos trois interrogations concernant la beauté, l’amour et la paix ? Oui, j’ai découvert que la beauté, l’amour, la paix sont trois noms pour une même expérience fondamentale : la reconnaissance de notre propre être. Il ne s’agit pas de trois expériences différentes, mais de la source et de la substance de toute expérience, vécue directement à l’intérieur de soi, en toute simplicité et en toute innocence. Pourquoi appelez-vous le zen une voie directe ? Le zen fait partie des grandes traditions non-duelles. Dans cette approche, nous allons directement à notre nature essentielle. Nous goûtons dès le début cette nature, sans aucun prérequis nécessaire. La première chose est de faire connaissance avec notre propre être, puis d’y retourner encore et encore et encore pour savourer et se familiariser avec lui, et finalement y demeurer. En même temps, nous laissons le corps et l’esprit s’accorder avec cette découverte. Avec le temps, il y a un réalignement naturel de nos pensées, de nos paroles, de nos gestes, de nos activités et de nos relations. Pouvez-vous nous parler de la manière dont vous enseignez ? Tout en restant fidèle aux moyens habiles du zen traditionnel – le méditation, la présentation du dharma, et l’entretien individuel –, j’essaie de partager l’essence du zen d’une manière simple et directe. L’important pour moi est que chaque personne vive sa vie pleinement, et soit réellement heureuse et en paix. $ Propos recueillis par Nathalie Calmé Pour aller plus loin : www.zendo-trois-rivières.org Retraite « Zen, la voie directe » du 25 au 29 juin 2014 à Pierre Chatel - www.terre-du-ciel.org – 28 –