Riseo_2013-2_Editorial_Truchet
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L’indemnisation du risque en droit administratif Didier TRUCHET Agrégé des Facultés de Droit Professeur à l’Université Panthéon-Assas Dans le droit administratif classique, la responsabilité pour risque (ou « risque-profit ») est l’une des deux grandes catégories de responsabilité administrative sans faute, l’autre étant l’égalité devant les charges publiques. Cette présentation rendait assez correctement compte de l’état du droit et de la jurisprudence : correctement car elle pouvait s’appuyer sur des décisions du Conseil d’Etat peu nombreuses mais très connues ; assez correctement seulement car bien des hypothèses de responsabilité sans faute échappaient aux deux catégories. Elle est devenue inexacte du fait de l’évolution même des risques, des craintes et des attentes de l’opinion publique, et des techniques d’indemnisation. Le mot « risque » prolifère-t-il dans le discours public comme dans le discours juridique, au point d’en chasser progressivement les termes « menace » ou « danger » ? J’en ai la conviction, même si seule une mesure scientifique des occurrences pourrait valider cette impression. Le risque de… ou risque pour… est partout : risque naturel et risque technologique (que les lecteurs de riseo.fr connaissent particulièrement bien), risque médical (qui a son Observatoire) ou risque sanitaire, risque au sens de l’assurance et de la sécurité sociale, risque pour l’emploi, risque systémique en matière financière… Dès lors, le terme couvre un domaine sémantique si large que lui assigner un régime de responsabilité uniforme serait sans doute impossible. Je le prendrai ici dans un champ doublement délimité : - D’une part, je ne parlerai que des risques pour la santé et la sécurité humaines. En somme, il s’agit d’un sens voisin de la veille notion de menace de trouble pour l’ordre public. Il renvoie à ce que devrait redevenir la police administrative, une fois débarrassée d’un certain nombre de polices administratives spéciales qu’il convient désormais de ranger dans une catégorie nouvelle d’activités administratives, la régulation. - D’autre part, je m’en tiendrai au droit administratif. Quoiqu’incompétent, je pense qu’une analyse du droit privé conduirait à des résultats voisins, du moins quant aux résultats envers les 3 RISEO 2013-2 victimes (les techniques juridiques d’indemnisation pouvant être différentes). Même ainsi circonscrite, la matière reste très étendue ! Elle l’est d’abord parce que les risques se sont probablement multipliés avec l’évolution de la civilisation (je le dis avec prudence car certains risque ont disparu quand d’autres sont apparus) et qu’ils sont souvent « sériels » ou perçus comme tels. Elle l’est ensuite car ils sont de plus en plus diffus : cela ne veut pas forcément dire qu’ils sont mieux connus mais qu’ils sont davantage soupçonnés et principe de précaution aidant, recherchés. Elle l’est enfin en raison de l’évolution de l’opinion publique. Cette dernière n’admet en réalité plus l’aléa, en tout cas l’aléa que les personnes courent sans l’avoir connu et accepté. Le coup du sort, la fatalité, le « pas de chance » ne sont plus acceptés comme des explications légitimes de dommages. Dès qu’il y a victime, il doit y avoir condamnation et en tout cas indemnisation. En outre, les préjudices indemnisables se multiplient. Parmi de nombreux exemples, le préjudice d’anxiété mérite une attention particulière (par exemple, TA Melun, 13 juillet 2012, Mme L., AJDA 2012 p. 1479 obs. D. Poupeau) : il implique en effet la réparation d’un risque qui ne s’est pas réalisé mais dont la possibilité de réalisation inquiète celui qui y est exposé ; c’est donc une extension potentiellement considérable du champ de l’indemnisation. Une autre extension pourrait résulter de l’autonomie du préjudice de défaut d’information, en tant qu’il a privé la personne concernée d’une chance de se soustraire au risque (cela vient d’être jugé non en matière de police mais en matière hospitalière : CE, 10 octobre 2012, B. et L., AJDA 2012 p. 2232 note C. Lantero, Sem. Jur. 2012 p. 2106 note F. Vialla). Comment le droit administratif de la responsabilité s’est-il adapté à ces évolutions technologiques et sociologiques ? En faisant flèche de tout bois pour indemniser les victimes : la responsabilité pour risque n’est plus que marginalement une responsabilité sans faute. Elle est en effet devenue en principe une responsabilité pour faute. Aujourd’hui, ne pas protéger une personne ou une série de personnes contre un risque (connu ou qui aurait dû être identifié) pour la santé ou la sécurité est en effet fautif pour une personne publique. 4 RISEO 2013-2 « Ne pas protéger », c’est d’abord exposer la ou les personne(s) au risque. La jurisprudence administrative récente fait défaut, alors que la jurisprudence est judiciaire est abondante. Cela s’explique aisément : en elle-même, l’activité administrative est rarement dangereuse pour la santé ou la sécurité des administrés puisqu’elle est essentiellement normative. Les activités de service public à risques sont le plus souvent déléguées : ce sont les délégataires qui sont en première ligne si les risques se réalisent. En pratique, les seules personnes publiques qui font courir véritablement des risques à leurs usagers sont les hôpitaux publics (et avec une fréquence moindre dans la jurisprudence, les prisons) ; c’est pourquoi la législation et la jurisprudence y sont particulièrement dynamiques pour l’indemnisation des victimes. Au-delà de ces cas particuliers, il est certain à mes yeux qu’une personne publique qui fait courir un risque pour autrui doit a priori être considérée comme fautive. Il en va de même envers les agents (autres que les collaborateurs occasionnels). Là encore, les arrêts sont rares car la législation sur les accidents du travail et les maladies professionnelles dispense le plus souvent la victime de saisir le juge. Mais lorsqu’elle ne s’applique pas, la responsabilité pour faute intervient comme cela vient d’être jugé avec le risque de tabagisme passif (CE, 30 décembre 2011, M. Renard, AJDA 2012 p. 891, note N. Baruchel et H. Belrhali-Bernard). « Ne pas protéger », c’est aussi ne pas contrôler (ou mal contrôler) les activités dangereuses menées par les personnes privées (délégataires de service public ou non). C’est ici que la responsabilité pour faute de l’Etat s’est le plus largement déployée. Ses condamnations dans les affaires du sang contaminé et de l’amiante sont des précédents connus et pas oubliés. Elles ont ouvert la voie à l’indemnisation systématique des victimes des risques que leur ont fait courir ces personnes privées et que l’autorité de police n’a pas empêchés. Un exemple significatif (sous réserve de ce que dira le juge de cassation) vient d’être donné par la CAA de Bordeaux dans l’affaire AZF (24 janvier 2013, Epoux Molin, AJDA 2013 p. 749 note G. de la Taille, voir éditorial de H. Arbousset et B. Steinmetz dans le numéro 2013-1 de riseo). La jurisprudence est devenue impitoyable pour l’Etat, d’autant plus qu’elle pratique ici une responsabilité pour faute simple. Tout se passe comme si elle mettait à sa charge une obligation générale de sécurité envers les citoyens, au-delà même du respect formel de la réglementation (comme le confirme la décision Epoux Moulin). Si il y a un secteur où personne ne demande « moins d’Etat », c’est bien celui de la protection de la santé et de la sécurité ! Cela concerne tous les risques : industriels, technologiques, naturels, environnementaux, mais aussi de délinquance ou 5 RISEO 2013-2 de récidive etc.. Il ne faut pas être grand clerc pour imaginer sa condamnation (ou celle de l’établissement public –AFSSAPS devenue ANSM- auquel il a délégué la police des produits de santé) pour défaut de contrôle dans l’affaire du Benfluorex (sous réserve de ce que j’écrirai plus loin), des prothèses PIP, voire du fait des dommages (aujourd’hui hypothétiques et dont il faut espérer qu’ils ne se produiront jamais) causés par les ondes électro-magnétiques… Il y a tout lieu de penser que la loi n° 2013-316 du 16 avril 2013 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte amplifiera le phénomène. Quid de la responsabilité pour faute de l’Etat du fait d’un contrôle insuffisant des collectivités territoriales (les communes surtout) qui ont fait peser un risque sur les particuliers ou qui dans l’exercice de leurs compétences de police, n’ont pas prévenu le risque créé par une personne soumise à leur contrôle ? Elle existe aussi avec cependant un doute sur le degré de gravité de la faute requis pour engager la responsabilité de l’Etat. La généralisation de la responsabilité pour faute en matière de risque entraîne-t-elle la disparition de la responsabilité administrative sans faute pour risque ? Sans doute pas. On peut supposer que cette dernière demeurera dans les quelques rares hypothèses actuelles : responsabilité envers les collaborateurs occasionnels (A. Hamonic, Conséquences et inconséquences du caractère fonctionnel de la théorie du collaborateur occasionnel du service public, Droit administratif, mais 2013, Etudes n° 10), envers les tiers victimes de dommages de travaux publics ou envers les victimes d’inconvénients de voisinage…A quoi s’ajoute la responsabilité sans faute de l’Etat en cas de décès d’un détenu causé par un autre détenu (art. 44 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009). Mais en matière de risque, la responsabilité sans faute (qui de toute manière a toujours été exceptionnelle) n’a plus la cote. Elle ne se développe pas et même régresse. C’est d’abord affaire de circonstances : on n’imagine plus (heureusement !) l’explosion d’un fort utilisé comme dépôt de munitions en temps de guerre (CE, 28 mars 1919, Regnault-Desroziers) ; les conditions actuelles d’emploi de leurs armes par les policiers rendent très improbable le retour d’une affaire Consorts Lecomte (CE, 24 juin 1949) qui au demeurant, serait sans doute jugée sur le terrain de la faute personnelle non dépourvue de tout lien avec le service. C’est aussi la volonté du juge et du législateur : la théorie des choses (et routes) dangereuses a fait long feu. Une partie de la responsabilité du fait des usagers dangereux n’est plus fondée sur le risque mais sur la garde (pour une opinion contraire, voir F. Lemaire, Du prétendu risque de 6 RISEO 2013-2 disparition de la responsabilité pour risque en droit administratif, Droit administratif, octobre 2011, Etudes n° 18). En posant le principe de la faute pour engager la responsabilité des établissements et professionnels de santé, la loi Kouchner du 4 mars 2002 (art. L 1142-1 CSP) a mis fin aux velléités du juge administratif de développer la responsabilité sans faute en matière hospitalière, notamment en présence de risques exceptionnels. C’est enfin l’effet du développement d’une autre forme d’indemnisation du risque : la responsabilité sans fait. Il affecte la responsabilité pour faute comme la responsabilité sans faute. « Responsabilité sans fait ». Je crois avoir la paternité de l’expression dans la première édition d’un manuel de Droit administratif (PUF, Thémis, 2008). Les critiques qu’elle avait suscitées (« ce n’est pas de la responsabilité » m’a-t-on objecté) m’ont conduit à la nuancer dès la deuxième édition (2009) : « L’indemnisation par l’administration des victimes de dommages qu’elle n’a pas causés (« La responsabilité sans fait ») ». Mais elle a été reprise par M. Thibaut Leleu (La responsabilité sans fait en droit administratif français, thèse, Université Panthéon-Assas, 23 novembre 2012, dactyl., 498 p.). Comme toujours, l’élève a dépassé le maître ! Définissant la responsabilité sans fait comme « la catégorie juridique qui regroupe les régime de responsabilité publique dans lesquels la victime est dispensée d’apporter la preuve d’un fait générateur imputable au responsable», il y range pas moins de vingt régimes différents. Son analyse ne me convainc pas entièrement mais constitue un apport doctrinal très important pour la construction de la responsabilité publique dans son ensemble, au-delà de l’indemnisation du risque auquel je me borne ici. Il est en effet incontestable que cette dernière emprunte de plus en plus une voie originale, distincte de l’assurance et dépassant de beaucoup la technique des fonds d’indemnisation. A mon avis (qui n’est pas celui de T. Leleu) elle est instituée par le législateur et repose sur la solidarité nationale. L’Etat assume ou organise la réparation de dommages à l’origine desquels ni ses agents, ni luimême ne se trouvent, qu’ils n’ont pas directement causés à la victime. Les terres d’élection de la responsabilité sans fait sont les conséquences de certains troubles de l’ordre public et certains dommages de santé. Elle a des racines anciennes puisqu’elle est apparue avec la loi du 10 vendémiaire An IV pour les « attroupements » (aujourd’hui régis par l’article L 211-10 CSI) mais son développement est récent et spectaculaire. 7 RISEO 2013-2 La responsabilité sans fait s’est parfois substituée à la responsabilité pour faute. A des fins sociales mais aussi politiques, le législateur décide d’oublier la faute de contrôle de l’Etat ou plutôt de ne plus en faire une condition de la réparation du dommage : ainsi de la contamination transfusionnelle par le virus du SIDA (confiée à un établissement public, l’ONIAM) ou des dommages causés par l’amiante (confiée à un autre établissement public, le FIVA). Dans d’autres cas, c’est la faute de la personne privée auteur du dommage qui est oubliée : ainsi pour les victimes d’infractions et d’actes de terrorisme (indemnisées par un Fonds de garantie dans des conditions fixées par le CPP). Parfois, elle a remplacé la responsabilité sans faute, que celle-ci ait été antérieurement admise par la jurisprudence (vaccinations obligatoires : article L 3111-9 CSP) ou qu’elle l’aurait été vraisemblablement (mesures sanitaires d’urgence : article L 3131-4 CSP). C’est assurément une forme de responsabilité pour risque qui a vocation à s’étendre car elle est efficace, juste et commode. On voit ainsi que l’indemnisation des risques ne relève plus que marginalement de la responsabilité sans faute de naguère, mais est en principe de la responsabilité pour faute et exceptionnellement mais de plus en plus, d’une responsabilité sans fait. 8 RISEO 2013-2