ROMS ET TSIGANES EN EUROPE MÉDITERRANÉENNE : L

Transcription

ROMS ET TSIGANES EN EUROPE MÉDITERRANÉENNE : L
ROMS ET TSIGANES EN EUROPE MÉDITERRANÉENNE :
L’ACTUALITÉ D’UNE QUESTION
Milena Doytcheva
2015/2 N° 93 | pages 9 à 25
ISSN 1148-2664
ISBN 9782343067643
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)
Article disponible en ligne à l'adresse :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2015-2-page-9.htm
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------!Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Milena Doytcheva, « Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne : l’actualité d’une question
», Confluences Méditerranée 2015/2 (N° 93), p. 9-25.
DOI 10.3917/come.093.0009
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour L'Harmattan.
© L'Harmattan. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
L'Harmattan | « Confluences Méditerranée »
DossierVariations
Milena Doytcheva
Sociologue, Université de Lille 3, Gracc-CeRIES.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Roms et Tsiganes en Europe
méditerranéenne : l’actualité
d’une question
Les populations romani sont celles identifiées aussi, selon
leurs origines et pays d’implantation, comme Gitans,
Manouches, Sinti, Roms. En 1971, le premier « Congrès
mondial » réuni à Londres érige l’appellation « Rom » en
identification commune et en théorie générique pour
l’ensemble de ces collectivités. Après avoir été longtemps
perçu comme péjoratif, l’ethnonyme Tsigane connaît
également une renaissance à partir des années 1960.
Malgré ces processus récents de redéfinition, orientés vers
l’idée d’une identité commune, les situations locales sont
celles d’une grande diversité. Comment les dynamiques
migratoires enclenchées depuis l’Europe de l’Est ont-elles
pu ou non servir de catalyseur dans la période récente à
ces logiques de remaniement identitaire ? – donnant
lieu de manière différentielle dans l’espace et dans le
temps à des processus de contrôle et de coercition, de
mise à l’écart, de racialisation, ou encore d’inclusion
revendiquée.
S
tigmatisées et réprimées comme « nomades » ou comme
immigrants et ressortissants de pays tiers, les populations
romani que l’on identifie aussi selon leurs lieux d’implantation
et de résidence historiques comme Roms, Tsiganes, Gitans, Sintis,
Manouches…, connaissent des situations de privation de droits fondamentaux dans l’ensemble des pays européens 1. Elles sont cataloguées
Numéro 93 l Printemps 2015
9
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
comme a priori dangereuses, voire comme collectivement délinquantes. Cette situation « d’exclusion intérieure » qui est une des plus
anciennes sur le continent, mais aussi des plus violentes et insidieuses
avec son cortège de préjugés, de dénonciations, de discriminations
ne semble pas aujourd’hui fondamentalement remise en cause. Alors
que les populations en question comptent en grand nombre parmi
les citoyens de l’Union, la construction européenne n’a pas fondamentalement modifié ce système de persécution, voire selon certaines
hypothèses lui aurait ajouté de nouveaux éléments. Ce sont ces enjeux
et leur confrontation à partir de différentes échelles d’intervention et
arènes politiques que nous proposons d’explorer dans ce dossier à
travers l’étude des configurations historiques d’intégration, ainsi que
des mobilités plus récemment enclenchées des populations dites roms
et tsiganes 2, migrantes en particulier.
Le pourtour méditerranéen est en ce sens une entrée pertinente
d’exploration et d’analyse : territoire traditionnel de déplacement,
que ce soit sous la forme de la circularité ou de migrations plus
classiques, que ces populations ont pleinement expérimentées, il est
aussi un creuset historique pour elles. Des Gitans et Kalès dans la
péninsule ibérique, aux Tsiganes et Voyageurs français, les Roms et
Sintis en Italie, ceux du sud de la péninsule balkanique, les Romanlar
en Turquie… en offrent des exemples. En partant de ces contextes
locaux, nous chercherons à savoir en quoi les dynamiques européennes
récentes et l’émergence en particulier d’une problématique minoritaire
transnationale ont pu exercer une influence sur les façons d’être et les
manières collectives qu’ont ces groupes et individus de s’identifier et de
se définir. Dans cette perspective, trois « niveaux » ou échelles d’analyse
retiennent plus particulièrement notre attention, étant entendu qu’une
des spécificités des objets qui nous intéressent est de se constituer
dans les décrochages ou, au contraire, les connexions opérées entre
différentes arènes politiques et scènes d’intervention : européenne et
supranationale, nationales, locales.
Avènement de la figure collective des « Roms »
Dès les années 1990, elle émerge d’abord d’un point de vue
chronologique à l’Est, dans les pays d’Europe centrale et orientale qui,
au sortir de plusieurs décennies de gouvernement communiste, ont dû
reconsidérer la coexistence démocratique de collectivités historiques
10
Numéro 93 l Printemps 2015
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
DossierVariations
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
Numéro 93 l Printemps 2015
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
particulières (sous l’angle de la pauvreté et des inégalités, des droits
fondamentaux, de la non-discrimination et de la citoyenneté). L’adhésion
à l’Union de la République Tchèque, la Slovaquie, la Hongrie en 2004,
de la Bulgarie et de la Roumanie en 2007, pays qui comptent une
proportion importance de populations identifiées comme roms, a de
façon décisive propulsé ces dernières sur le devant de la scène politique,
autour des craintes et des pronostics (souvent déjoués) d’une migration
importante, déjà entamée. Dans les pays d’Europe occidentale, leur
figure collective fut placée en effet au centre des questions soulevées
par de nouvelles formes de mobilités, caractérisées par la circularité,
des conditions matérielles et des modes d’existence d’une précarité
importante. Alors que ces migrants sont relativement peu nombreux
(environ 20 000 en France, plus de 50 000 en Espagne, autour de 30 000
en Italie, selon des estimations à considérer bien sûr avec prudence), ils
sont sur-exposés dans l’espace public et le débat politique, construits
sous les figures de la « souillure » et de la « menace », comme dans le cas
de la « séquence rom » à l’été 2010 en France, ou encore de la déclaration
italienne d’une Emergenza nomadi (plan d’urgence « nomades ») en 2008.
De ce point de vue, il ne semble pas que la « réunification » du
continent récemment intervenue dont le projet se poursuit aujourd’hui
avec la suppression du « régime transitoire » au 1er janvier 2014 3, ait
fondamentalement modifié les systèmes de persécution et d’« exclusion
intérieure », dont ces groupes et populations sont la cible de manière
différenciée dans l’espace et dans le temps. Afin d’interroger plus avant
les tensions entre reproduction et renouvellement de dynamiques
d’exclusion, de stigmatisation et de discrimination, mais aussi de
revendication et d’affirmation identitaire, l’usage des ethnonymes
et des processus de catégorisation offre une première opportunité
heuristique. Comme le rappelle Denys Cuche, la catégorisation sociale,
dont la distinction entre « eux » et « nous » est l’une des premières
formes, est indispensable à l’existence de tout groupe social 4. Mais
catégoriser n’est pas anodin : dérivé de kategorein, le mot signifie à la fois
« parler contre, accuser, blâmer » et « énoncer, signifier, affirmer ». L’acte de
catégorisation est ainsi un acte de pouvoir : « les catégories «ethniques» ou
«régionales», comme les catégories de parenté, instituent une réalité en usant du
pouvoir de révélation et de construction exercé par l’objectivation dans le discours » 5.
Ces catégories ne reflètent pas une réalité objective mais forment une
représentation du monde social, historiquement située dans les sociétés
qui les utilisent et les rendent légitimes 6. En tant que mise en forme du
social et reconnaissance des groupes pouvant légitimement participer
11
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
Qui sont les Roms ?
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
De ce point de vue, il convient de souligner d’abord que la catégorie
Rom (Rrom dans certaines versions du romani et écoles comme
l’INALCO à Paris) forme un endonyme. Réunis à Londres en 1971,
lors d’un « Premier congrès mondial » qui débouche sept ans plus tard
sur la création de l’Union Romani Internationale, les délégués issus de
plusieurs pays décidèrent de se reconnaître eux-mêmes, officiellement,
sous cette appellation commune, devenue en théorie une identification
générique employée par les membres de ces collectivités, mais aussi
par des acteurs publics et institutionnels. Après avoir été longtemps
perçu comme péjoratif, l’ethnonyme Tsigane a connu également une
renaissance à partir des années 1960, où associations et organisations
se sont créées sous cette appellation. Cependant, malgré ces processus
récents de redéfinition, qui ont été orientés souvent vers l’idée d’une
identité commune, les situations locales demeurent celles d’une grande
diversité.
Ainsi, trois grands ensembles de populations sont couramment
identifiés sur le continent européen, tant dans les travaux académiques
que la littérature grise produite par des acteurs institutionnels et
plus particulièrement européens : les Roms, les Sintés (appelés aussi
Manouches) et les Kalés (ou Gitans) 8.
–– La population des Roms proprement dite réside essentiellement
dans les Balkans et en Europe centrale et orientale. Elle constitue
aujourd’hui plus de 80 % des effectifs globaux recensés. Elle se
subdivise à son tour en de nombreux groupes et collectivités qui
parlent des variantes du romani ;
–– la branche des Sintis (ou Sintés) est, quant à elle, essentiellement
présente dans les régions germanophones (Allemagne, Suisse,
Autriche) depuis le XVe siècle, ainsi qu’au Benelux et en Suède.
En France, ces populations ont été désignées comme Manouches,
du mot romani Manus (« être humain »). Les Sintis/Manouches ne
12
Numéro 93 l Printemps 2015
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
à la vie démocratique et éventuellement revendiquer des droits, la
catégorisation constitue donc un enjeu de pouvoir stratégique dans les
sociétés post-migratoires 7.
Nous commençons par rappeler les principales données de cadrage
souvent présentées pour nous intéresser ensuite aux usages davantage
institutionnels et politiques faits de ces catégories cognitives et d’action.
DossierVariations
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
Numéro 93 l Printemps 2015
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
représentent pourtant aujourd’hui que 2 à 3 % de la population
globale ;
–– les Kalés, enfin (plus couramment appelés « Gitans »), forment la
troisième grande sous-population, qui a franchi les Pyrénées au
XVe siècle. Les Kalés/Gitans vivent dans la péninsule ibérique et
au sud de la France. Ils ont quasiment perdu l’usage du romani
en raison d’une répression sévère sous les Rois Catholiques. Ils
parlent le kaló qui est de l’espagnol avec quelques emprunts au
romani.
Les premières traces écrites de leur présence en Europe remontent
au XIVe siècle, mais il n’est pas exclu que certains groupes y aient été
présents avant. Selon des estimations moyennes, ces trois ensembles
comptent aujourd’hui environ 11 millions de personnes dans toute
l’Europe (au sens de l’espace géographique couvert par le Conseil de
l’Europe), soit environ 6 millions au sein de l’Union européenne. Quelle
que soit la diversité des trajectoires et des situations locales, elles ont en
commun une situation durable de discrimination et d’exclusion, adossée
au système séculaire de persécution de l’anti-tsiganisme. Celui-ci désigne
une forme particulière de racisme, caractérisée par la persistance des
préjugés sur le (très) long terme, acceptés par le plus grand nombre, et
accompagnés d’actes de violence, d’une déshumanisation des individus
et d’une discrimination institutionnelle et systémique 9. De ce point de
vue, si les notions d’ « identité » ou de « communauté » ont été sujettes
à la critique pour les définir, celle de minorité dans un sens sociologique
semble en particulier appropriée.
Cette question de l’identification et de la reconnaissance de processus
de minorisation à l’œuvre tant à l’échelle locale que transnationale et
européenne a été au centre ces dernières années des travaux entrepris
par un grand nombre d’acteurs nationaux comme internationaux. A
la suite d’un séminaire organisé en 2003 sur « Les identités culturelles
des Roms, Tsiganes, Gens du voyage et groupes apparentés en Europe », le
Conseil de l’Europe a souhaité ainsi proposer « une harmonisation
terminologique » : la dénomination « tsigane » est officiellement
proscrite en 2005, à la demande d’organisations roms qui y voient une
identification exogène, paternaliste et chargée de stéréotypes négatifs ;
vers la fin de la décennie (2010), le terme « Rom » est définitivement
adopté comme identification générique (son usage apparaît à partir de
1995, adjoint d’abord à d’autres catégories – Tsiganes, Voyageurs), ainsi
défini : « Le terme « Roms » désigne les Roms, les Sintés (Manouches), les Kalés
(Gitans) et les groupes de population apparentés en Europe, dont les Voyageurs et
13
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
les branches orientales (Doms, Loms) ; il englobe la grande diversité des groupes
concernés, y compris les personnes qui s’auto-identifient comme « Tsiganes » et celles
que l’on désigne comme « Gens du voyage » » 10.
L’émergence d’un espace politique supra-national à l’échelle
européenne a ainsi clairement créé et favorisé sur ces questions
des possibilités de contacts, de revendication de droits et d’égalité.
Toutefois, le développement des institutions communautaires (UE)
aurait également produit des « effets contradictoires ». Si, d’un côté,
l’Europe a conféré à ces populations une identité commune ou plutôt
une catégorisation, d’un autre côté, cela aurait contribué à un processus
de racialisation des Roms (cf. aussi infra), se voyant ainsi incorporés
dans une structure « d’apartheid européen » 11, en voie de constitution,
au même titre que les migrants et les exilés des Sud, voire leurs enfants,
considérés comme des étrangers non-européens et convoquant le
fantasme d’un « ennemi de l’intérieur ». Dans cette analyse, plusieurs
aspects caractérisent la situation actuelle : par leurs trajectoires de
mobilité et de déterritorialisation, ces populations focalisent et mettent
au jour des préjugés entre nations européennes. Les Roms sont une cible
idéale pour le déplacement et la cristallisation de sentiments xénophobes
intra-européens. Ils sont comme une « nation en trop », stigmatisée
parce que formant « le type même de la population sans État, résistant à la
territorialisation et à l’homogénéisation culturelle » 12. Faut-il admettre dès
lors, comme le suggère Etienne Balibar, qu’il se développe aujourd’hui
quelque chose comme un « néo-racisme européen », représentant
par rapport à la construction de l’ensemble supra-national ce que les
racismes « classiques » (antisémitisme, racisme colonial) ont représenté
par rapport à l’Etat-nation et ses prolongements impérialistes ?
Usages institutionnels des catégories
Afin de décrire la spécificité des dynamiques contemporaines
par rapport à d’autres configurations historiques d’une « question
tsigane », telle qu’elle émerge et se constitue notamment au tournant du
XXe siècle 13, un ensemble de travaux évoque l’hypothèse néo-libérale.
L’anti-tsiganisme qui se développe dans la période récente en Europe
serait ainsi le corollaire (plus ou moins direct) du démantèlement des
politiques de protection sociale et de la libéralisation des rapports
économiques (notamment à l’Est). Les phénomènes de paupérisation
et d’exclusion socio-économique qui en résultent, s’ils n’ont pas
14
Numéro 93 l Printemps 2015
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
DossierVariations
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
Numéro 93 l Printemps 2015
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
visé les collectivités roms en particulier, les ont affectées de manière
disproportionnée, en les « abandonnant à la logique impitoyable d’une
économie de marché, au sein de laquelle ils ont été vite superflus ». S’il faut, d’après
les auteurs, se souvenir que l’anti-tsiganisme n’est pas un phénomène
nouveau, dans sa configuration actuelle, il demeurerait ainsi fortement
lié aux transformations ayant suivi la chute du communisme et le
renforcement des démocraties libérales 14.
A l’intérieur de l’hypothèse néo-libérale, des pistes d’interprétation
plus spécifiquement françaises insistent sur le rôle joué dans ces
processus par les organisations internationales et les institutions
communautaires : c’est « la fabrique experte de la question Rom »,
laboratoire selon l’analyse proposée d’une action sociale néo-libérale.
En fabriquant cette nouvelle catégorie d’intervention et en attirant
sur elle l’attention des opinions publiques et les efforts des politiques
communautaires, des acteurs très divers (dont le PNUD, la Banque
Mondiale… mais aussi l’UE et le Conseil de l’Europe), auraient
subséquemment fabriqué « le problème rom » 15. Les travaux des
instances internationales en la matière ne sont pourtant pas homogènes.
Même s’ils sont reliés à travers la logique d’égalisation des protections
entre enceintes internationales, les travaux du Conseil de l’Europe et
ceux de l’Union européenne diffèrent. Pour le Conseil qui s’attache
à la question dès la fin des années 1960, les Tsiganes ou Gypsies sont
une « authentique minorité européenne », qui contribue pleinement
à la diversité sur le continent (résolution de 1993). Son action qui
peut être définie comme globale concerne la promotion de la culture,
l’enseignement de la langue, l’accès à l’information et à l’éducation,
la citoyenneté de manière plus générale avec l’accès aux droits et la
non-discrimination. La Charte européenne des langues régionales ou
minoritaires (1992) et La Convention cadre pour la protection des
minorités nationales (1994) constituent à cet endroit deux instruments
emblématiques, non spécifiques aux Roms, qui montrent l’importance
attachée par l’institution au respect de « l’identité ethnique, culturelle,
linguistique et religieuse… », et le soutien apporté à « créer des conditions propres
à permettre d’exprimer, de préserver et de développer cette identité » (Convention
cadre) 16.
C’est bien plus récemment que l’Union européenne s’est en
revanche saisie de la question. Comme le montrent quelques premiers
travaux et analyses, ses orientations ont été changeantes, et dénotent
une construction parfois tâtonnante des « problèmes publics roms » 17.
Au lendemain de la chute des régimes communistes, dans un contexte
15
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
de tensions et de violences interethniques et intercommunautaires, il
prévaut d’abord sur ces questions une grille de lecture sécuritaire ou en
termes de « stabilité ». Les populations qui font l’objet d’une attention
particulière sont dans un premier temps les collectivités musulmanes,
puis autour de la fin de la décennie ces enjeux se déplacent vers les
Roms, cependant que le déploiement d’un cadre international de
« protection des minorités », appuyé sur la convention du même nom
du Conseil de l’Europe légitime et renforce ces travaux. « Stabilité »,
« protection des minorités », puis « non-discrimination » et « lutte
contre la pauvreté » ont ainsi servi de cadres pour la perception et la
définition des « enjeux roms » dans les travaux de l’Union. La nondiscrimination, plus particulièrement, sur laquelle l’Union se dote de
compétences spécifiques en 1997, a été placée au centre de l’approche
poursuivie en matière de droits humains et de citoyenneté.
Qu’elles aient été envisagées en termes de reconnaissance et de
protection des minorités ou de non-discrimination, ces questions
ont suscité une « double stratégie européenne ». Si la ratification de
certains des instruments internationaux fut posée pour les pays
d’Europe centrale et orientale en préalable à leur démarche d’adhésion
à l’Union, ces perspectives furent accueillies avec peu d’enthousiasme,
voire avec suspicion dans les pays d’immigration où l’on est amené
à demander « qui produit le savoir sur cet objet ? » et « dans quel
but ? ». Selon cette analyse, « la rhétorique ‘‘Rom, peuple victime’’ »
n’est pas nouvelle et émerge plus particulièrement au tournant des
années 1990 avec les premiers pourparlers des pays d’Europe de l’Est
candidats à l’adhésion à l’Union européenne 18 . « L’épistémologie » des
savoirs produits dans ces conditions par les instances internationales et
européennes, y compris juridictionnelles (Cour européenne des droits
de l’homme notamment) est critiquée. Influencée par une approche
dite « objectiviste » dans la définition des populations concernées, elle
induirait la cristallisation de représentations victimaires associées à la
catégorie Rom. Elle concourrait ainsi à développer une vision seulement
« palliative » de leur citoyenneté, organisée par d’autres pour eux et, le
plus souvent sans eux, qui de surcroît a comme revers négatif de surhomogénéiser les situations locales.
Pourtant, rappelons-nous, lorsque l’appellation Rom est érigée
en emblème de ces groupes, elle participe clairement même
si confidentiellement d’une stratégie de « destigmatisation » et
« d’inversion identitaire », promue par les intéressés. C’est dans cette
logique qu’elle fut aussi mobilisée au début des années 1990 par les
16
Numéro 93 l Printemps 2015
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
DossierVariations
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
organisations internationales et ONGs intervenant dans le champ
européen. Emprunté à la langue romani, ce mot qui signifie « homme »
permet de se différencier des autres, en s’identifiant aux « hommes
par excellence ». Mais comme le note le linguiste A. Pierrot, dès lors
que le terme le plus générique est « accaparé pour parler de soi », il peut
du point de vue des autres langues être perçu au contraire comme
spécifique, et devenir dévalorisant 19. Comme l’écrit Anne Phillips dans
un autre domaine, la culturalisation et l’essentialisation des objets et
des pratiques fonctionne dans la mesure où elle entre en résonance
avec des représentations déjà ancrées et disponibles dans la vision
majoritaire : « ce qui prend la forme d’un accommodement de la différence est en
réalité une réimposition de la ressemblance 20 ». Pour aborder ces questions
complexes qui ont trait aux processus de construction catégorielle, de
revendication ou d’imposition identitaire, ou à tout le moins essayer
d’y apporter un éclairage renouvelé, notre parti pris dans ce dossier est
celui d’une approche pluridisciplinaire et « multi-scalaire ». Par l’apport
de démarches empiriques qui visent en outre à décloisonner ces champs
d’étude depuis une sociologie et une anthropologie politiques du
racisme et des discriminations, nous proposons d’explorer comment
se combinent dans les pratiques d’une pluralité d’acteurs une option
majoritaire et une option minoritaire, dans les termes d’E. Balibar, quant
à la définition des enjeux et des modalités « d’intégration » de ces
populations 21.
Prolongement nationaux : classements, tris
et sélection des populations
Si l’idée d’une « identité rom » est dénoncée, nous l’avons vu,
comme une construction politique récente, voire comme un « mirage »
des politiques de reconnaissance ici ou là entreprises, les logiques de
racialisation entrent, elles, en écho avec des schèmes de représentation et
de domination bien ancrés et disponibles dans les visions majoritaires
et nationales. Nous entendons ici la notion de racialisation comme
le processus d’essentialisation et de naturalisation de différences
socialement produites, qu’elles soient fondées sur la culture, une religion,
l’histoire, des dispositions physiques ou phénotypiques. Ce processus
n’est pas nouveau. En France, Henriette Asséo souligne « une marginalité
historique consubstantielle des Bohémiens 22 », adossée à une législation
dérogatoire et discriminatoire qui se renforce au début du XXe siècle.
Numéro 93 l Printemps 2015
17
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
La République a eu peu d’impact correctif sur ces questions.
Plutôt que de combattre les préjugés ancestraux contre les Bohémiens,
les républicains français les institutionnalisent au contraire à travers
diverses mesures destinées aux « nomades », puis aux « voyageurs ».
La catégorie administrative des « Gens du voyage » qui désigne, sans
que les contours soient clairement définis, un traitement dérogatoire
au droit commun, est instituée par la loi du 3 janvier 1969 (décret et
circulaires de 1970 et 1972), en remplacement de celle de « nomades »,
utilisée depuis la loi du 16 juillet 1912. A la faveur de l’extension, à
partir du XIXème siècle, d’une catégorie professionnelle qui est celle
des forains pour englober les populations définies comme tsiganes, elle
forme aujourd’hui une catégorie « ethnico-professionnelle », mais aussi
« une catégorie discriminatoire légale » 23.
En contraste avec ce traitement bureaucratique et administratif
visant en théorie à gommer la dimension ethno-raciale, les populations
originaires de l’Est, dont les migrations ont suivi les étapes de
l’intégration européenne (Directive sur la liberté de circulation en 2004,
élargissements successifs en 2004 et en 2007), ont été simultanément
perçues et représentées en tant que groupe et collectivité. Dans
ce processus la dimension ethnoculturelle, mais aussi selon notre
hypothèse ethno-raciale ont occupé une place importante. Les
« spécificités culturelles » alléguées, venues conforter des processus de
ségrégation urbaine et de marginalisation spatiale en constituent un
premier exemple 24. D’autres formes de « marquage » opèrent dans les
représentations (à travers les représentations de genre, par exemple, les
métaphores de la souillure), contribuant à confiner leurs images dans
une altérité essentialisée et radicale 25.
Les propositions de réflexion et d’analyse que réunit ce dossier nous
invitent dès lors à interroger de manière fine et documentée les effets
de rupture et de continuité entre la question des populations tsiganes
venues de l’Est et celle a priori « des-ethnicisée » des Gens du voyage.
Les parallèles et rapprochements opérés, de manière implicite (comme
dans les mesures d’accueil et d’accompagnement mises en place), ou
plus explicitement, comme dans des actes de paroles et interventions
politiques, n’indiquent-ils pas précisément une logique essentialiste,
d’imputation raciale dans un cadre républicain qui au demeurant en
refuse hautement le principe ? Comme l’écrit Mohamed Belqasmi dans
ce numéro, qu’il s’agisse du brandissement de la « menace tsigane »
ou du procès en « inassimilabilité », tout se passe comme si les
représentants des autorités publiques prêtaient le flanc aux accusations
DossierVariations
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
Numéro 93 l Printemps 2015
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
de racisme anti-Rom pour mieux passer sous silence la discrimination
sociale routinière dont les Tsiganes peu argentés, français ou étrangers,
font quotidiennement l’expérience.
Ces logiques de culturalisation et d’essentialisation se font
davantage tangibles encore dans la situation italienne où la catégorie de
« nomades », forgée en direction des populations locales, héritière de
la pensée raciale du xix-xxe siècle, et toujours en vigueur aujourd’hui,
est appliquée sans autre forme de précaution ou de nuance à l’endroit
des nouveaux migrants, confirmant dans les faits les partis pris d’un
traitement ségrégatif et différentialiste. La catégorie de « rom » dans
ces conditions demeure dans une ambivalence entre « racialisation et
catégorisation par l’action publique 26 ». Comme le montre la contribution
de Lorenzo Alunni dans ce numéro, la raison humanitaire convoquée
dans l’organisation de la prise en charge institue sur le temps long le
traitement ségrégatif, en marge des institutions généralistes de santé et
de protection sociale. C’est là un autre mécanisme de racialisation et de
subordination insidieuse, en prise avec des dynamiques biopolitiques
de gouvernement et de pouvoir.
L’exemple espagnol offre dans cette perspective des éléments de
comparaison riches et stimulants. L’Espagne qui est un autre pays de
destination privilégiée pour les migrations récentes, a été aussi souvent
promue et étudiée dans les comparaisons internationales comme un
« modèle d’intégration » pour les populations gitanas. Dans le contexte
d’une autonomie régionale importante, la Catalogne ou le Pays Basque
s’appuient sur les politiques de reconnaissance pour affirmer leur
pouvoir législatif, la première ayant par exemple reconnu officiellement
en 2001 « l’identité du peuple gitano et la valeur de sa culture ». L’approche
explicitement « transnationale » (en terme de peuple) rencontre les
orientations développées par les institutions européennes. Les résultats
d’enquête et les retours d’expérience soulignent pourtant la difficulté
d’intégrer « les nouveaux Roms » dans « les anciennes politiques » en
direction des Gitanos. Comme le montre la contribution de Magazzini
et Piemontese, l’allégeance à une identité commune postulée est
fragilisée par le peu de solidarité et de liens intercommunautaires, ainsi
que la capacité inégale dont disposent les membres de ces collectivités
de mobiliser des acteurs professionnels et de la société civile pour la
défense d’intérêts spécifiques. Les enjeux catégoriels priment sur une
cause commune, soulignant dans les faits la dimension historique dans
la construction de ces situations minoritaires : ancienne et locale pour
les uns, plus récente et enracinée dans la migration pour les autres. En
19
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Espagne, mais aussi en France et dans d’autres pays d’immigration, si
les mobilités récentes réactivent la question d’une identité ethnique,
celle-ci ne se pose pas d’emblée et spontanément dans les termes de
la solidarité. L’Espagne n’en est pas moins le pays où la médiatisation
sociale et politique d’une « question rom » lancinante, et des politiques
d’expulsion et de rejet qui l’accompagnent, fut moins prégnante dans
la période récente, alors même que le nombre d’immigrants y est
supérieur à ceux enregistrés dans les pays voisins.
Contrairement à un postulat fréquent, les prescriptions internationales
et les normes européennes (comme l’illustre l’exemple espagnol) ne sont
pas toujours sans incidence sur les politiques mises en place au niveau
local et national. Loin de refléter une transposition linéaire ou, a contrario,
une résistance, elles résultent du redéploiement de savoir-faire et de
représentations antérieurs que l’intégration européenne a refaçonnés
plus que disqualifiés. Dans les pays de départ, comme le montre la
contribution de Nadège Ragaru dans ce volume, à partir de l’étude plus
particulièrement de la situation bulgare, sous les effets des priorités
édictées par les pays européens de destination, les autorités locales
édifient des politiques qui ne relèvent pas d’un ciblage exclusif, mais de
facto préférentiel. Ce « choix » va de pair avec l’existence de pratiques de
classement ethnoculturel au sein des institutions, reflétant non seulement
l’historicité de schèmes d’organisation du monde social antérieurs au
postcommunisme, mais aussi les attentes d’interlocuteurs européens.
C’est enfin en observant « par le bas » les parcours et les trajectoires des
migrants dans cette « zone de mobilités et de turbulences » que constitue
la Méditerranée, qu’il est possible de reconstituer la complexité d’une
« géographie du cosmopolitisme », permettant de penser de nouvelles
formes de cohabitation et d’hospitalité. Ces migrations circulaires ou
plus classiques, très intenses, soulignent malgré tout, d’après Céline
Bergeon, les fluidités territoriales de l’espace européen que les Roms
expérimentent pleinement. L’Italie, la France et l’Espagne constituent
aujourd’hui pour eux des lieux d’installation privilégiés et engendrent
de nouvelles relations, tant à l’intérieur de la cellule familiale qu’avec
les sociétés environnantes. Les déplacements permettent à des groupes
différents de se côtoyer, de se rapprocher, et de s’opposer quelques fois
en cultivant leur originalité. Ils permettent d’échapper au déterminisme
de l’environnement, surtout lorsqu’il s’agit de faire face à des situations
menaçantes. Des compétences en renouvellement continu sont ainsi
acquises, des liens sont tissés à l’échelle locale, favorisant une insertion
plus rapide, l’entretien et l’amplification des réseaux migratoires.
20
Numéro 93 l Printemps 2015
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
DossierVariations
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
Spatialisation versus ethnicisation
d’une « question sociale » ?
Numéro 93 l Printemps 2015
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Regardons enfin et pour conclure la manière dont ces enjeux sont
appréhendés au niveau local, le local étant souvent considéré comme
un bon « point de départ » pour loger « le problème rom » 27. Deux
hypothèses et pistes d’interprétation semblent se combiner en la matière,
tant dans les travaux académiques que dans les visions militantes et
professionnelles. La première met l’accent sur la « dimension spatiale »
des questions soulevées et des problèmes traités. La deuxième tient
compte d’une dimension historique et politique qui réinscrit ces
rapports sociaux dans des systèmes « encastrés » de stratification et
de pouvoir dont l’anti-tsiganisme constitue l’archétype : dans cette
perspective les « rapports spatiaux » sont une projection au sol de
rapports davantage moraux et politiques, selon l’hypothèse classique
formulée par Marcel Mauss.
L’hypothèse spatiale souligne ainsi l’importance, voire la prévalence
d’un traitement social et urbain de la pauvreté et de la marginalité, à
inscrire également dans une gouvernance néo-libérale de la ville et des
précaires. Les opérations d’expulsion et d’hébergement (à la marge)
des Roms conduites au plan local, comme en France, seraient à
appréhender dans ce cadre plus large d’une « mise aux normes » de
l’habitat des plus pauvres, de métropolisation, voire d’une mise en camp
des précaires. Les actions de répression de l’habitat non-conventionnel
qui s’intensifient dans la période récente avec le déploiement et la
sophistication d’un arsenal pénal et répressif, participent d’un projet
de société : celui d’une métropole « pure et infinie étendue, revêtement propre
et sécurisé dédié à la circulation des “city users”, néo-sédentaires toujours en transit
qui partout doivent se sentir chez eux 28 ». La géographie urbaine observe
une tendance à la normalisation – on ne fait plus n’importe quoi dans
les anciennes marges urbaines ; l’espace est zoné, affecté à des usages
précis. L’hébergement des Roms en situation précaire correspondrait
d’une certaine manière à ces tendances. « Aujourd’hui la «question rom» est
surtout une question urbaine 29 ». Elle combine le tri des populations, utilisé
de longue date pour contrôler la présence des étrangers en ville, avec
deux opérations « spatiales » tout aussi anciennes : le regroupement dans
des espaces disciplinaires et l’expulsion des étrangers perçus comme
indésirables 30. Plus que des personnes, ce sont des considérations
urbaines qui déterminent les réponses institutionnelles. Les critères
mobilisés par l’intervention publique sont essentiellement ceux du
21
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
pauvre et du (non)national. Les familles retenues dans les opérations
« d’intégration », tout comme le renvoi du plus grand nombre de ces
migrants relèveraient d’une logique d’« illégalisation » des plus démunis
de ces citoyens européens. Le « bricolage » des opérations qui les
visent traduit, plutôt qu’un marquage spécifique, des modes d’action
en réaction à un contexte global caractérisé par l’incertitude de la ville
« en train de se faire ».
Toutefois, comme le suggèrent d’autres perspectives, l’inégalité
raciste doit être également prise en compte comme prisme et modalité
de construction de l’espace pour comprendre l’histoire et les logiques
des interventions urbaines. La « race », comme construit social, se révèle
une dimension importante, et trop souvent minimisée dans l’analyse
des décisions publiques et de la planification urbaine. L’action publique
peut être en ce sens un facteur de marginalisation et fait apparaître,
à tout le moins, que la marginalité des Roms n’est pas « un héritage
de l’histoire », ou une fatalité, mais un « processus social en cours »,
qui se construit dans l’entre-deux des politiques institutionnelles et des
dynamiques sociales. Les effets de rupture et de continuité que nous
avons rappelés dans la construction et le traitement politique de la
catégorie bureaucratisée des « Gens du voyage » et de celle aujourd’hui
des « Roms migrants », nous invitent à considérer ces angles morts
avec attention. Les régimes de l’exception et de la dérogation, qui
informent les interventions auprès des Roms sur la scène locale et dont
attestent un grand nombre des contributions réunies ici, ne sont pas
sans rappeler « les politiques tsiganes », adossées elles aussi à des statuts
dérogatoires et discriminatoires, au tournant du XXe, dans un contexte
de genèse et d’intensification d’un « travail d’Etat » de construction
nationale.
Formulées dans une perspective historique, ces analyses rencontrent
les données d’enquêtes contemporaines qui soulignent les tensions
à l’œuvre dans l’action publique entre, d’une part, une volonté
exprimée d’émancipation, d’égalité et d’accès aux droits et, d’autre
part, la reproduction de logiques discriminatoires et ségrégatives.
Selon le rapport de deux chercheurs italiens, en 2006, les politiques
et pratiques observées sur la scène locale en Italie en direction des
populations roms et sintis, peuvent être caractérisées par un double
mouvement : de développement et de diffusion de « pratiques
discriminatoires généralisées », menées y compris par des acteurs
institutionnels, au niveau local comme national ; un déni, ensuite, et un
manque de connaissances également généralisé concernant la nature
22
Numéro 93 l Printemps 2015
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
DossierVariations
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
discriminatoire de ces pratiques 31. C’est le point de vue adopté aussi
par Viviane Reding, critiquant en 2010 la politique française qui « donne
l’impression que des personnes sont renvoyées d’un État membre juste parce qu’elles
appartiennent à une certaine minorité ethnique » 32.
Conclusion
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Ces développements nous autorisent à explorer la manière dont
les problématiques contemporaines s’inscrivent, plus particulièrement
en France mais également dans d’autres pays de manière différente,
dans un continuum historique, ségrégatif et différentialiste, mais qui
n’est pas toujours étranger à une certaine « tradition républicaine » 33.
Dans les opérations de destruction d’installation « illicites » – et de leur
envers que constituent « les villages d’insertion » – dont la chronique
émaille l’actualité, tout comme dans les opérations de « résorption
des bidonvilles » au début des années 1970, la mise en place d’une
intervention publique en matière d’habitat est prétexte à un processus
de tri et de classement des populations, aboutissant à la sélection de
quelques familles jugées les plus « aptes à s’intégrer », délaissant la
plus grosse partie d’indésirables. Ces manières de faire particulièrement
tangibles en ce qui concerne « l’accueil » des Roms, témoignent selon
notre hypothèse du fait que leur devenir n’est guère perçu aujourd’hui
en France dans les termes d’une « option minoritaire ». Il n’en reste
pas moins nécessaire d’étudier de manière fine les modalités selon
lesquelles ces différentes perspectives philosophiques et politiques se
combinent dans les pratiques, ainsi que les influences qu’elles peuvent
exercer sur les expériences individuelles, les manières collectives et plus
personnelles de s’identifier et d’appartenir. n
Notes
1. Cet article prend appui sur les travaux et recherches conduites dans le
cadre du projet de recherche « Migrants roms dans l’espace public : (in)
visibilités contraintes, mobilisations, habitat » (M. Doytcheva, coord.)
avec le soutien du LabEx TEPSIS et de la Ville de Paris (programme « Paris
2030 »).
2. Selon l’expression proposée par J.-P. Liégeois dans l’ouvrage éponyme,
Liégeois J.-P., Roms et Tsiganes, Paris, La Découverte, 2009. L’usage de
l’italique souligne ici la dimension d’endonyme ou d’exonyme de ces
catégories, construites et endossées dans l’action pour se définir soi-même
et définir les autres dans des buts d’interaction.
Numéro 93 l Printemps 2015
23
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
3. Institué par la France, ainsi que par d’autres pays membres, mais non par
l’Espagne par exemple, le « régime transitoire » permet de limiter l’accès
pour une période de sept ans maximum au marché du travail et au droit de
séjour pour les nouveaux ressortissants communautaires.
4. Cuche, D., « Modes de catégorisation et classement socio-ethnique
au Pérou », in Alvarez-Pereyre F. (dir.), Catégories et catégorisation : une
perspective interdisciplinaire, Paris, SELAF, 2008, p. 35-55.
5. Bourdieu P., « L’identité et la représentation. Éléments pour une réflexion
critique sur l’idée de région », ARSS, n° 35, 1980, p. 66.
6. Desrosières, A., La politique des grands nombres. Histoire de la raison
statistique, Paris, La Découverte, 1993.
7. Martiniello, M., Simon, P., « Les enjeux de la catégorisation », REMI,
vol. 21, n° 2, 2005, p. 2-11.
8. Voire par exemple le « Glossaire terminologique » du Conseil de l’Europe
produit en 2006, dernière version de mai 2012, en ligne.
9. http://www.ergonetwork.org/antigypsyism.htm
10. Extrait de « Glossaire terminologique », mai 2012, en ligne.
11. Balibar E., « Racisme et politique communautaire : les Roms », Lignes,
n° 34, février 2011, p. 135-144.
12. Ibid., p. 141.
13. Comme le montrent les travaux d’Henriette Asséo, dans un contexte
de pression migratoire et d’une « impossible transmutation des Tsiganes
en race cosmopolite », une contamination exotique opère à partir des
migrants vers les Bohémiens locaux et est à l’origine d’une réglementation
discriminatoire au début du XXe siècle dans chacun des Etats nationaux, et
de leur identification comme « nomades ». Cf. « L’invention des « nomades »
en Europe au XXe siècle et la nationalisation impossible des Tsiganes », in
Noiriel, G. (eds), L’Identification. Genèse d’un travail d’Etat, Paris, Belin,
2007.
14. Sigona, N., Trehan, N. (eds.), Romani Politics in Contemporary Europe,
Palgrave MacMillan, 2009. Pour le développement de cet argument en ce
qui concerne les politiques françaises, on se reportera par exemple à Fassin
E., Fouteau C., Guichard S., Windels A., Roms & riverains. Une politique
municipale de la race, Paris, La Fabrique, 2014.
15. Olivera, M., « La fabrique experte de la question rom : multiculturalisme
et néolibéralisme imbriqués », Lignes, op.cit., p. 104-118.
16. Doytcheva, M., Le Multiculturalisme, Paris, La Découverte, 2011. Sur
les travaux du Conseil voir en particulier : Liégeois J.-P., Roms en Europe,
Strasbourg, Editions du Conseil de l’Europe, 2007.
17. Voir notamment la contribution de Nadège Ragaru dans ce dossier.
18. Comme l’écrit M. Olivera, dans ces conditions, « rien ne sert de « lutter
contre les discriminations » ou d’invoquer « l’inclusion », lorsque c’est le
système lui-même tel qu’il fonctionne qui marginalise les plus faibles… ». Ce
ne sont pas « les Roms » qui auraient besoin d’une politique volontariste et
coordonnée, car « une bonne partie de ces communautés, à l’Ouest comme
à l’Est, sont fort bien insérées dans leur environnement…, et ne demandent
qu’à vivre leur vie, sans une catégorisation univoque imposée de l’extérieur. »
Cf. Olivera, M., « La fabrique experte… », op.cit., p. 116.
19. Pierrot, A., « Mythe nomade et logique migratoire », Lignes, n° 34, op.
cit., p. 69-70.
20. Phillips A., Multiculturalism without culture, Princeton, PUP, 2007. Voir
en particulier ch. 3 « What is wrong with cultural defence ? » p. 96 et sq.
21. Comme l’écrit E. Balibar, « la voie majoritaire réclame la fin des
traitements d’exception, la reconnaissance dans les faits que les Roms ou
les Gitans ont les mêmes droits que les autres citoyens… La voie minoritaire
cherche à développer la conscience d’une identité commune et à promouvoir
les manifestations de solidarité entre les Roms, à faire reconnaître leur
culture et à lui donner les moyens de se développer dans sa diversité ».
Aucune des deux n’est ni facile, ni suffisante : mais c’est aux principaux
24
Numéro 93 l Printemps 2015
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
DossierVariations
Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne
Numéro 93 l Printemps 2015
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan
intéressés d’en inventer la combinaison la plus efficace dans une démarche
d’émancipation, Cf. Balibar E., « Racisme et politique communautaire… »,
op. cit. p. 143.
22. Asséo H., « L’invention des « nomades » en Europe … », op.cit., p. 161.
23. Blum Le Coat, J. Y., Catarino, C. Quiminal, C., « Les Gens du Voyage:
errance et prégnance des catégories », in Gotman A. (eds), Villes et
Hospitalités: les municipalités et leurs étrangers, Paris, Ed. MSH, 2004, p.
157-176.
24. Comme dans les propos par exemple de M. Valls, Ministre de l’intérieur,
à la rentrée politique de septembre 2013, stigmatisant l’incapacité
à s’intégrer et un mode de vie « en confrontation » avec la société
française : Dalibert M., Doytcheva M., « Migrants roms dans l’espace public :
(in)visibilités contraintes », Migrations Société, n° 152, 2014, p. 75-90.
25. Sur cet argument en particulier voir Fassin E. et al., Roms & riverains…,
op.cit.
26. Sarcinelli, A. S. dans ce numéro.
27. Sigona, N., « Locating the ‘‘Gypsy problem’’», Journal of Ethnic and
Migration Studies, vol. 31, n° 4, 2005.
28. Thiéry, S., « Pour une architecture de résistance face à l’irraison
d’Etat », Lignes, n° 34, 2011, p.179-190.
29. Legros O., Vitale T., « Roms migrants en ville, pratiques et politiques en
Italie et en France », Géocarrefour, 86/1, 2011, p.3.
30. Legros, O., « Les pouvoirs publics et les grands ‘bidonvilles roms’
au nord de Paris. Réflexions sur la dimension spatiale des politiques de
régulation de la grande précarité en milieu urbain », Espaces Temps, 2010.
31. Sigona N., Monasta L., Cittadinanze Imperfette. Rapporto sulla
discriminazione razziale di rom et sinti in Italia, Edizioni Spartaco, 2006.
En France, la délibération de la HALDE rendue le 26 octobre 2009 souligne
le caractère discriminatoire de nombre de dispositions liées au « régime
transitoire », maintenant durablement ces migrants à l’écart des systèmes
de protection sociale et de santé.
32. Viviane Reding, Vice-Présidente de la Commission Européenne en
charge de la justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté, discours
du 14 septembre 2010, cité dans Libération, « Roms : la Commission veut
ouvrir une procédure d’infraction contre la France ».
33. Bessone M., Doytcheva M., Duez J-B., Girard C. et De Latour S.G.,
« Integrating or segregating Roma migrants in France in the name of
respect: A spatial analysis of the villages d’insertion », Journal of Urban
Affairs, vol. 36, n° 2, 2014, p. 182-196.
25

Documents pareils