ROMS ET TSIGANES EN EUROPE MÉDITERRANÉENNE : L
Transcription
ROMS ET TSIGANES EN EUROPE MÉDITERRANÉENNE : L
ROMS ET TSIGANES EN EUROPE MÉDITERRANÉENNE : L’ACTUALITÉ D’UNE QUESTION Milena Doytcheva 2015/2 N° 93 | pages 9 à 25 ISSN 1148-2664 ISBN 9782343067643 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2015-2-page-9.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------!Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Milena Doytcheva, « Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne : l’actualité d’une question », Confluences Méditerranée 2015/2 (N° 93), p. 9-25. DOI 10.3917/come.093.0009 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L'Harmattan. © L'Harmattan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan L'Harmattan | « Confluences Méditerranée » DossierVariations Milena Doytcheva Sociologue, Université de Lille 3, Gracc-CeRIES. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne : l’actualité d’une question Les populations romani sont celles identifiées aussi, selon leurs origines et pays d’implantation, comme Gitans, Manouches, Sinti, Roms. En 1971, le premier « Congrès mondial » réuni à Londres érige l’appellation « Rom » en identification commune et en théorie générique pour l’ensemble de ces collectivités. Après avoir été longtemps perçu comme péjoratif, l’ethnonyme Tsigane connaît également une renaissance à partir des années 1960. Malgré ces processus récents de redéfinition, orientés vers l’idée d’une identité commune, les situations locales sont celles d’une grande diversité. Comment les dynamiques migratoires enclenchées depuis l’Europe de l’Est ont-elles pu ou non servir de catalyseur dans la période récente à ces logiques de remaniement identitaire ? – donnant lieu de manière différentielle dans l’espace et dans le temps à des processus de contrôle et de coercition, de mise à l’écart, de racialisation, ou encore d’inclusion revendiquée. S tigmatisées et réprimées comme « nomades » ou comme immigrants et ressortissants de pays tiers, les populations romani que l’on identifie aussi selon leurs lieux d’implantation et de résidence historiques comme Roms, Tsiganes, Gitans, Sintis, Manouches…, connaissent des situations de privation de droits fondamentaux dans l’ensemble des pays européens 1. Elles sont cataloguées Numéro 93 l Printemps 2015 9 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan comme a priori dangereuses, voire comme collectivement délinquantes. Cette situation « d’exclusion intérieure » qui est une des plus anciennes sur le continent, mais aussi des plus violentes et insidieuses avec son cortège de préjugés, de dénonciations, de discriminations ne semble pas aujourd’hui fondamentalement remise en cause. Alors que les populations en question comptent en grand nombre parmi les citoyens de l’Union, la construction européenne n’a pas fondamentalement modifié ce système de persécution, voire selon certaines hypothèses lui aurait ajouté de nouveaux éléments. Ce sont ces enjeux et leur confrontation à partir de différentes échelles d’intervention et arènes politiques que nous proposons d’explorer dans ce dossier à travers l’étude des configurations historiques d’intégration, ainsi que des mobilités plus récemment enclenchées des populations dites roms et tsiganes 2, migrantes en particulier. Le pourtour méditerranéen est en ce sens une entrée pertinente d’exploration et d’analyse : territoire traditionnel de déplacement, que ce soit sous la forme de la circularité ou de migrations plus classiques, que ces populations ont pleinement expérimentées, il est aussi un creuset historique pour elles. Des Gitans et Kalès dans la péninsule ibérique, aux Tsiganes et Voyageurs français, les Roms et Sintis en Italie, ceux du sud de la péninsule balkanique, les Romanlar en Turquie… en offrent des exemples. En partant de ces contextes locaux, nous chercherons à savoir en quoi les dynamiques européennes récentes et l’émergence en particulier d’une problématique minoritaire transnationale ont pu exercer une influence sur les façons d’être et les manières collectives qu’ont ces groupes et individus de s’identifier et de se définir. Dans cette perspective, trois « niveaux » ou échelles d’analyse retiennent plus particulièrement notre attention, étant entendu qu’une des spécificités des objets qui nous intéressent est de se constituer dans les décrochages ou, au contraire, les connexions opérées entre différentes arènes politiques et scènes d’intervention : européenne et supranationale, nationales, locales. Avènement de la figure collective des « Roms » Dès les années 1990, elle émerge d’abord d’un point de vue chronologique à l’Est, dans les pays d’Europe centrale et orientale qui, au sortir de plusieurs décennies de gouvernement communiste, ont dû reconsidérer la coexistence démocratique de collectivités historiques 10 Numéro 93 l Printemps 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne DossierVariations Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne Numéro 93 l Printemps 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan particulières (sous l’angle de la pauvreté et des inégalités, des droits fondamentaux, de la non-discrimination et de la citoyenneté). L’adhésion à l’Union de la République Tchèque, la Slovaquie, la Hongrie en 2004, de la Bulgarie et de la Roumanie en 2007, pays qui comptent une proportion importance de populations identifiées comme roms, a de façon décisive propulsé ces dernières sur le devant de la scène politique, autour des craintes et des pronostics (souvent déjoués) d’une migration importante, déjà entamée. Dans les pays d’Europe occidentale, leur figure collective fut placée en effet au centre des questions soulevées par de nouvelles formes de mobilités, caractérisées par la circularité, des conditions matérielles et des modes d’existence d’une précarité importante. Alors que ces migrants sont relativement peu nombreux (environ 20 000 en France, plus de 50 000 en Espagne, autour de 30 000 en Italie, selon des estimations à considérer bien sûr avec prudence), ils sont sur-exposés dans l’espace public et le débat politique, construits sous les figures de la « souillure » et de la « menace », comme dans le cas de la « séquence rom » à l’été 2010 en France, ou encore de la déclaration italienne d’une Emergenza nomadi (plan d’urgence « nomades ») en 2008. De ce point de vue, il ne semble pas que la « réunification » du continent récemment intervenue dont le projet se poursuit aujourd’hui avec la suppression du « régime transitoire » au 1er janvier 2014 3, ait fondamentalement modifié les systèmes de persécution et d’« exclusion intérieure », dont ces groupes et populations sont la cible de manière différenciée dans l’espace et dans le temps. Afin d’interroger plus avant les tensions entre reproduction et renouvellement de dynamiques d’exclusion, de stigmatisation et de discrimination, mais aussi de revendication et d’affirmation identitaire, l’usage des ethnonymes et des processus de catégorisation offre une première opportunité heuristique. Comme le rappelle Denys Cuche, la catégorisation sociale, dont la distinction entre « eux » et « nous » est l’une des premières formes, est indispensable à l’existence de tout groupe social 4. Mais catégoriser n’est pas anodin : dérivé de kategorein, le mot signifie à la fois « parler contre, accuser, blâmer » et « énoncer, signifier, affirmer ». L’acte de catégorisation est ainsi un acte de pouvoir : « les catégories «ethniques» ou «régionales», comme les catégories de parenté, instituent une réalité en usant du pouvoir de révélation et de construction exercé par l’objectivation dans le discours » 5. Ces catégories ne reflètent pas une réalité objective mais forment une représentation du monde social, historiquement située dans les sociétés qui les utilisent et les rendent légitimes 6. En tant que mise en forme du social et reconnaissance des groupes pouvant légitimement participer 11 Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne Qui sont les Roms ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan De ce point de vue, il convient de souligner d’abord que la catégorie Rom (Rrom dans certaines versions du romani et écoles comme l’INALCO à Paris) forme un endonyme. Réunis à Londres en 1971, lors d’un « Premier congrès mondial » qui débouche sept ans plus tard sur la création de l’Union Romani Internationale, les délégués issus de plusieurs pays décidèrent de se reconnaître eux-mêmes, officiellement, sous cette appellation commune, devenue en théorie une identification générique employée par les membres de ces collectivités, mais aussi par des acteurs publics et institutionnels. Après avoir été longtemps perçu comme péjoratif, l’ethnonyme Tsigane a connu également une renaissance à partir des années 1960, où associations et organisations se sont créées sous cette appellation. Cependant, malgré ces processus récents de redéfinition, qui ont été orientés souvent vers l’idée d’une identité commune, les situations locales demeurent celles d’une grande diversité. Ainsi, trois grands ensembles de populations sont couramment identifiés sur le continent européen, tant dans les travaux académiques que la littérature grise produite par des acteurs institutionnels et plus particulièrement européens : les Roms, les Sintés (appelés aussi Manouches) et les Kalés (ou Gitans) 8. –– La population des Roms proprement dite réside essentiellement dans les Balkans et en Europe centrale et orientale. Elle constitue aujourd’hui plus de 80 % des effectifs globaux recensés. Elle se subdivise à son tour en de nombreux groupes et collectivités qui parlent des variantes du romani ; –– la branche des Sintis (ou Sintés) est, quant à elle, essentiellement présente dans les régions germanophones (Allemagne, Suisse, Autriche) depuis le XVe siècle, ainsi qu’au Benelux et en Suède. En France, ces populations ont été désignées comme Manouches, du mot romani Manus (« être humain »). Les Sintis/Manouches ne 12 Numéro 93 l Printemps 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan à la vie démocratique et éventuellement revendiquer des droits, la catégorisation constitue donc un enjeu de pouvoir stratégique dans les sociétés post-migratoires 7. Nous commençons par rappeler les principales données de cadrage souvent présentées pour nous intéresser ensuite aux usages davantage institutionnels et politiques faits de ces catégories cognitives et d’action. DossierVariations Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne Numéro 93 l Printemps 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan représentent pourtant aujourd’hui que 2 à 3 % de la population globale ; –– les Kalés, enfin (plus couramment appelés « Gitans »), forment la troisième grande sous-population, qui a franchi les Pyrénées au XVe siècle. Les Kalés/Gitans vivent dans la péninsule ibérique et au sud de la France. Ils ont quasiment perdu l’usage du romani en raison d’une répression sévère sous les Rois Catholiques. Ils parlent le kaló qui est de l’espagnol avec quelques emprunts au romani. Les premières traces écrites de leur présence en Europe remontent au XIVe siècle, mais il n’est pas exclu que certains groupes y aient été présents avant. Selon des estimations moyennes, ces trois ensembles comptent aujourd’hui environ 11 millions de personnes dans toute l’Europe (au sens de l’espace géographique couvert par le Conseil de l’Europe), soit environ 6 millions au sein de l’Union européenne. Quelle que soit la diversité des trajectoires et des situations locales, elles ont en commun une situation durable de discrimination et d’exclusion, adossée au système séculaire de persécution de l’anti-tsiganisme. Celui-ci désigne une forme particulière de racisme, caractérisée par la persistance des préjugés sur le (très) long terme, acceptés par le plus grand nombre, et accompagnés d’actes de violence, d’une déshumanisation des individus et d’une discrimination institutionnelle et systémique 9. De ce point de vue, si les notions d’ « identité » ou de « communauté » ont été sujettes à la critique pour les définir, celle de minorité dans un sens sociologique semble en particulier appropriée. Cette question de l’identification et de la reconnaissance de processus de minorisation à l’œuvre tant à l’échelle locale que transnationale et européenne a été au centre ces dernières années des travaux entrepris par un grand nombre d’acteurs nationaux comme internationaux. A la suite d’un séminaire organisé en 2003 sur « Les identités culturelles des Roms, Tsiganes, Gens du voyage et groupes apparentés en Europe », le Conseil de l’Europe a souhaité ainsi proposer « une harmonisation terminologique » : la dénomination « tsigane » est officiellement proscrite en 2005, à la demande d’organisations roms qui y voient une identification exogène, paternaliste et chargée de stéréotypes négatifs ; vers la fin de la décennie (2010), le terme « Rom » est définitivement adopté comme identification générique (son usage apparaît à partir de 1995, adjoint d’abord à d’autres catégories – Tsiganes, Voyageurs), ainsi défini : « Le terme « Roms » désigne les Roms, les Sintés (Manouches), les Kalés (Gitans) et les groupes de population apparentés en Europe, dont les Voyageurs et 13 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan les branches orientales (Doms, Loms) ; il englobe la grande diversité des groupes concernés, y compris les personnes qui s’auto-identifient comme « Tsiganes » et celles que l’on désigne comme « Gens du voyage » » 10. L’émergence d’un espace politique supra-national à l’échelle européenne a ainsi clairement créé et favorisé sur ces questions des possibilités de contacts, de revendication de droits et d’égalité. Toutefois, le développement des institutions communautaires (UE) aurait également produit des « effets contradictoires ». Si, d’un côté, l’Europe a conféré à ces populations une identité commune ou plutôt une catégorisation, d’un autre côté, cela aurait contribué à un processus de racialisation des Roms (cf. aussi infra), se voyant ainsi incorporés dans une structure « d’apartheid européen » 11, en voie de constitution, au même titre que les migrants et les exilés des Sud, voire leurs enfants, considérés comme des étrangers non-européens et convoquant le fantasme d’un « ennemi de l’intérieur ». Dans cette analyse, plusieurs aspects caractérisent la situation actuelle : par leurs trajectoires de mobilité et de déterritorialisation, ces populations focalisent et mettent au jour des préjugés entre nations européennes. Les Roms sont une cible idéale pour le déplacement et la cristallisation de sentiments xénophobes intra-européens. Ils sont comme une « nation en trop », stigmatisée parce que formant « le type même de la population sans État, résistant à la territorialisation et à l’homogénéisation culturelle » 12. Faut-il admettre dès lors, comme le suggère Etienne Balibar, qu’il se développe aujourd’hui quelque chose comme un « néo-racisme européen », représentant par rapport à la construction de l’ensemble supra-national ce que les racismes « classiques » (antisémitisme, racisme colonial) ont représenté par rapport à l’Etat-nation et ses prolongements impérialistes ? Usages institutionnels des catégories Afin de décrire la spécificité des dynamiques contemporaines par rapport à d’autres configurations historiques d’une « question tsigane », telle qu’elle émerge et se constitue notamment au tournant du XXe siècle 13, un ensemble de travaux évoque l’hypothèse néo-libérale. L’anti-tsiganisme qui se développe dans la période récente en Europe serait ainsi le corollaire (plus ou moins direct) du démantèlement des politiques de protection sociale et de la libéralisation des rapports économiques (notamment à l’Est). Les phénomènes de paupérisation et d’exclusion socio-économique qui en résultent, s’ils n’ont pas 14 Numéro 93 l Printemps 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne DossierVariations Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne Numéro 93 l Printemps 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan visé les collectivités roms en particulier, les ont affectées de manière disproportionnée, en les « abandonnant à la logique impitoyable d’une économie de marché, au sein de laquelle ils ont été vite superflus ». S’il faut, d’après les auteurs, se souvenir que l’anti-tsiganisme n’est pas un phénomène nouveau, dans sa configuration actuelle, il demeurerait ainsi fortement lié aux transformations ayant suivi la chute du communisme et le renforcement des démocraties libérales 14. A l’intérieur de l’hypothèse néo-libérale, des pistes d’interprétation plus spécifiquement françaises insistent sur le rôle joué dans ces processus par les organisations internationales et les institutions communautaires : c’est « la fabrique experte de la question Rom », laboratoire selon l’analyse proposée d’une action sociale néo-libérale. En fabriquant cette nouvelle catégorie d’intervention et en attirant sur elle l’attention des opinions publiques et les efforts des politiques communautaires, des acteurs très divers (dont le PNUD, la Banque Mondiale… mais aussi l’UE et le Conseil de l’Europe), auraient subséquemment fabriqué « le problème rom » 15. Les travaux des instances internationales en la matière ne sont pourtant pas homogènes. Même s’ils sont reliés à travers la logique d’égalisation des protections entre enceintes internationales, les travaux du Conseil de l’Europe et ceux de l’Union européenne diffèrent. Pour le Conseil qui s’attache à la question dès la fin des années 1960, les Tsiganes ou Gypsies sont une « authentique minorité européenne », qui contribue pleinement à la diversité sur le continent (résolution de 1993). Son action qui peut être définie comme globale concerne la promotion de la culture, l’enseignement de la langue, l’accès à l’information et à l’éducation, la citoyenneté de manière plus générale avec l’accès aux droits et la non-discrimination. La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (1992) et La Convention cadre pour la protection des minorités nationales (1994) constituent à cet endroit deux instruments emblématiques, non spécifiques aux Roms, qui montrent l’importance attachée par l’institution au respect de « l’identité ethnique, culturelle, linguistique et religieuse… », et le soutien apporté à « créer des conditions propres à permettre d’exprimer, de préserver et de développer cette identité » (Convention cadre) 16. C’est bien plus récemment que l’Union européenne s’est en revanche saisie de la question. Comme le montrent quelques premiers travaux et analyses, ses orientations ont été changeantes, et dénotent une construction parfois tâtonnante des « problèmes publics roms » 17. Au lendemain de la chute des régimes communistes, dans un contexte 15 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan de tensions et de violences interethniques et intercommunautaires, il prévaut d’abord sur ces questions une grille de lecture sécuritaire ou en termes de « stabilité ». Les populations qui font l’objet d’une attention particulière sont dans un premier temps les collectivités musulmanes, puis autour de la fin de la décennie ces enjeux se déplacent vers les Roms, cependant que le déploiement d’un cadre international de « protection des minorités », appuyé sur la convention du même nom du Conseil de l’Europe légitime et renforce ces travaux. « Stabilité », « protection des minorités », puis « non-discrimination » et « lutte contre la pauvreté » ont ainsi servi de cadres pour la perception et la définition des « enjeux roms » dans les travaux de l’Union. La nondiscrimination, plus particulièrement, sur laquelle l’Union se dote de compétences spécifiques en 1997, a été placée au centre de l’approche poursuivie en matière de droits humains et de citoyenneté. Qu’elles aient été envisagées en termes de reconnaissance et de protection des minorités ou de non-discrimination, ces questions ont suscité une « double stratégie européenne ». Si la ratification de certains des instruments internationaux fut posée pour les pays d’Europe centrale et orientale en préalable à leur démarche d’adhésion à l’Union, ces perspectives furent accueillies avec peu d’enthousiasme, voire avec suspicion dans les pays d’immigration où l’on est amené à demander « qui produit le savoir sur cet objet ? » et « dans quel but ? ». Selon cette analyse, « la rhétorique ‘‘Rom, peuple victime’’ » n’est pas nouvelle et émerge plus particulièrement au tournant des années 1990 avec les premiers pourparlers des pays d’Europe de l’Est candidats à l’adhésion à l’Union européenne 18 . « L’épistémologie » des savoirs produits dans ces conditions par les instances internationales et européennes, y compris juridictionnelles (Cour européenne des droits de l’homme notamment) est critiquée. Influencée par une approche dite « objectiviste » dans la définition des populations concernées, elle induirait la cristallisation de représentations victimaires associées à la catégorie Rom. Elle concourrait ainsi à développer une vision seulement « palliative » de leur citoyenneté, organisée par d’autres pour eux et, le plus souvent sans eux, qui de surcroît a comme revers négatif de surhomogénéiser les situations locales. Pourtant, rappelons-nous, lorsque l’appellation Rom est érigée en emblème de ces groupes, elle participe clairement même si confidentiellement d’une stratégie de « destigmatisation » et « d’inversion identitaire », promue par les intéressés. C’est dans cette logique qu’elle fut aussi mobilisée au début des années 1990 par les 16 Numéro 93 l Printemps 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne DossierVariations Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan organisations internationales et ONGs intervenant dans le champ européen. Emprunté à la langue romani, ce mot qui signifie « homme » permet de se différencier des autres, en s’identifiant aux « hommes par excellence ». Mais comme le note le linguiste A. Pierrot, dès lors que le terme le plus générique est « accaparé pour parler de soi », il peut du point de vue des autres langues être perçu au contraire comme spécifique, et devenir dévalorisant 19. Comme l’écrit Anne Phillips dans un autre domaine, la culturalisation et l’essentialisation des objets et des pratiques fonctionne dans la mesure où elle entre en résonance avec des représentations déjà ancrées et disponibles dans la vision majoritaire : « ce qui prend la forme d’un accommodement de la différence est en réalité une réimposition de la ressemblance 20 ». Pour aborder ces questions complexes qui ont trait aux processus de construction catégorielle, de revendication ou d’imposition identitaire, ou à tout le moins essayer d’y apporter un éclairage renouvelé, notre parti pris dans ce dossier est celui d’une approche pluridisciplinaire et « multi-scalaire ». Par l’apport de démarches empiriques qui visent en outre à décloisonner ces champs d’étude depuis une sociologie et une anthropologie politiques du racisme et des discriminations, nous proposons d’explorer comment se combinent dans les pratiques d’une pluralité d’acteurs une option majoritaire et une option minoritaire, dans les termes d’E. Balibar, quant à la définition des enjeux et des modalités « d’intégration » de ces populations 21. Prolongement nationaux : classements, tris et sélection des populations Si l’idée d’une « identité rom » est dénoncée, nous l’avons vu, comme une construction politique récente, voire comme un « mirage » des politiques de reconnaissance ici ou là entreprises, les logiques de racialisation entrent, elles, en écho avec des schèmes de représentation et de domination bien ancrés et disponibles dans les visions majoritaires et nationales. Nous entendons ici la notion de racialisation comme le processus d’essentialisation et de naturalisation de différences socialement produites, qu’elles soient fondées sur la culture, une religion, l’histoire, des dispositions physiques ou phénotypiques. Ce processus n’est pas nouveau. En France, Henriette Asséo souligne « une marginalité historique consubstantielle des Bohémiens 22 », adossée à une législation dérogatoire et discriminatoire qui se renforce au début du XXe siècle. Numéro 93 l Printemps 2015 17 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan La République a eu peu d’impact correctif sur ces questions. Plutôt que de combattre les préjugés ancestraux contre les Bohémiens, les républicains français les institutionnalisent au contraire à travers diverses mesures destinées aux « nomades », puis aux « voyageurs ». La catégorie administrative des « Gens du voyage » qui désigne, sans que les contours soient clairement définis, un traitement dérogatoire au droit commun, est instituée par la loi du 3 janvier 1969 (décret et circulaires de 1970 et 1972), en remplacement de celle de « nomades », utilisée depuis la loi du 16 juillet 1912. A la faveur de l’extension, à partir du XIXème siècle, d’une catégorie professionnelle qui est celle des forains pour englober les populations définies comme tsiganes, elle forme aujourd’hui une catégorie « ethnico-professionnelle », mais aussi « une catégorie discriminatoire légale » 23. En contraste avec ce traitement bureaucratique et administratif visant en théorie à gommer la dimension ethno-raciale, les populations originaires de l’Est, dont les migrations ont suivi les étapes de l’intégration européenne (Directive sur la liberté de circulation en 2004, élargissements successifs en 2004 et en 2007), ont été simultanément perçues et représentées en tant que groupe et collectivité. Dans ce processus la dimension ethnoculturelle, mais aussi selon notre hypothèse ethno-raciale ont occupé une place importante. Les « spécificités culturelles » alléguées, venues conforter des processus de ségrégation urbaine et de marginalisation spatiale en constituent un premier exemple 24. D’autres formes de « marquage » opèrent dans les représentations (à travers les représentations de genre, par exemple, les métaphores de la souillure), contribuant à confiner leurs images dans une altérité essentialisée et radicale 25. Les propositions de réflexion et d’analyse que réunit ce dossier nous invitent dès lors à interroger de manière fine et documentée les effets de rupture et de continuité entre la question des populations tsiganes venues de l’Est et celle a priori « des-ethnicisée » des Gens du voyage. Les parallèles et rapprochements opérés, de manière implicite (comme dans les mesures d’accueil et d’accompagnement mises en place), ou plus explicitement, comme dans des actes de paroles et interventions politiques, n’indiquent-ils pas précisément une logique essentialiste, d’imputation raciale dans un cadre républicain qui au demeurant en refuse hautement le principe ? Comme l’écrit Mohamed Belqasmi dans ce numéro, qu’il s’agisse du brandissement de la « menace tsigane » ou du procès en « inassimilabilité », tout se passe comme si les représentants des autorités publiques prêtaient le flanc aux accusations DossierVariations Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne Numéro 93 l Printemps 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan de racisme anti-Rom pour mieux passer sous silence la discrimination sociale routinière dont les Tsiganes peu argentés, français ou étrangers, font quotidiennement l’expérience. Ces logiques de culturalisation et d’essentialisation se font davantage tangibles encore dans la situation italienne où la catégorie de « nomades », forgée en direction des populations locales, héritière de la pensée raciale du xix-xxe siècle, et toujours en vigueur aujourd’hui, est appliquée sans autre forme de précaution ou de nuance à l’endroit des nouveaux migrants, confirmant dans les faits les partis pris d’un traitement ségrégatif et différentialiste. La catégorie de « rom » dans ces conditions demeure dans une ambivalence entre « racialisation et catégorisation par l’action publique 26 ». Comme le montre la contribution de Lorenzo Alunni dans ce numéro, la raison humanitaire convoquée dans l’organisation de la prise en charge institue sur le temps long le traitement ségrégatif, en marge des institutions généralistes de santé et de protection sociale. C’est là un autre mécanisme de racialisation et de subordination insidieuse, en prise avec des dynamiques biopolitiques de gouvernement et de pouvoir. L’exemple espagnol offre dans cette perspective des éléments de comparaison riches et stimulants. L’Espagne qui est un autre pays de destination privilégiée pour les migrations récentes, a été aussi souvent promue et étudiée dans les comparaisons internationales comme un « modèle d’intégration » pour les populations gitanas. Dans le contexte d’une autonomie régionale importante, la Catalogne ou le Pays Basque s’appuient sur les politiques de reconnaissance pour affirmer leur pouvoir législatif, la première ayant par exemple reconnu officiellement en 2001 « l’identité du peuple gitano et la valeur de sa culture ». L’approche explicitement « transnationale » (en terme de peuple) rencontre les orientations développées par les institutions européennes. Les résultats d’enquête et les retours d’expérience soulignent pourtant la difficulté d’intégrer « les nouveaux Roms » dans « les anciennes politiques » en direction des Gitanos. Comme le montre la contribution de Magazzini et Piemontese, l’allégeance à une identité commune postulée est fragilisée par le peu de solidarité et de liens intercommunautaires, ainsi que la capacité inégale dont disposent les membres de ces collectivités de mobiliser des acteurs professionnels et de la société civile pour la défense d’intérêts spécifiques. Les enjeux catégoriels priment sur une cause commune, soulignant dans les faits la dimension historique dans la construction de ces situations minoritaires : ancienne et locale pour les uns, plus récente et enracinée dans la migration pour les autres. En 19 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Espagne, mais aussi en France et dans d’autres pays d’immigration, si les mobilités récentes réactivent la question d’une identité ethnique, celle-ci ne se pose pas d’emblée et spontanément dans les termes de la solidarité. L’Espagne n’en est pas moins le pays où la médiatisation sociale et politique d’une « question rom » lancinante, et des politiques d’expulsion et de rejet qui l’accompagnent, fut moins prégnante dans la période récente, alors même que le nombre d’immigrants y est supérieur à ceux enregistrés dans les pays voisins. Contrairement à un postulat fréquent, les prescriptions internationales et les normes européennes (comme l’illustre l’exemple espagnol) ne sont pas toujours sans incidence sur les politiques mises en place au niveau local et national. Loin de refléter une transposition linéaire ou, a contrario, une résistance, elles résultent du redéploiement de savoir-faire et de représentations antérieurs que l’intégration européenne a refaçonnés plus que disqualifiés. Dans les pays de départ, comme le montre la contribution de Nadège Ragaru dans ce volume, à partir de l’étude plus particulièrement de la situation bulgare, sous les effets des priorités édictées par les pays européens de destination, les autorités locales édifient des politiques qui ne relèvent pas d’un ciblage exclusif, mais de facto préférentiel. Ce « choix » va de pair avec l’existence de pratiques de classement ethnoculturel au sein des institutions, reflétant non seulement l’historicité de schèmes d’organisation du monde social antérieurs au postcommunisme, mais aussi les attentes d’interlocuteurs européens. C’est enfin en observant « par le bas » les parcours et les trajectoires des migrants dans cette « zone de mobilités et de turbulences » que constitue la Méditerranée, qu’il est possible de reconstituer la complexité d’une « géographie du cosmopolitisme », permettant de penser de nouvelles formes de cohabitation et d’hospitalité. Ces migrations circulaires ou plus classiques, très intenses, soulignent malgré tout, d’après Céline Bergeon, les fluidités territoriales de l’espace européen que les Roms expérimentent pleinement. L’Italie, la France et l’Espagne constituent aujourd’hui pour eux des lieux d’installation privilégiés et engendrent de nouvelles relations, tant à l’intérieur de la cellule familiale qu’avec les sociétés environnantes. Les déplacements permettent à des groupes différents de se côtoyer, de se rapprocher, et de s’opposer quelques fois en cultivant leur originalité. Ils permettent d’échapper au déterminisme de l’environnement, surtout lorsqu’il s’agit de faire face à des situations menaçantes. Des compétences en renouvellement continu sont ainsi acquises, des liens sont tissés à l’échelle locale, favorisant une insertion plus rapide, l’entretien et l’amplification des réseaux migratoires. 20 Numéro 93 l Printemps 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne DossierVariations Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne Spatialisation versus ethnicisation d’une « question sociale » ? Numéro 93 l Printemps 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Regardons enfin et pour conclure la manière dont ces enjeux sont appréhendés au niveau local, le local étant souvent considéré comme un bon « point de départ » pour loger « le problème rom » 27. Deux hypothèses et pistes d’interprétation semblent se combiner en la matière, tant dans les travaux académiques que dans les visions militantes et professionnelles. La première met l’accent sur la « dimension spatiale » des questions soulevées et des problèmes traités. La deuxième tient compte d’une dimension historique et politique qui réinscrit ces rapports sociaux dans des systèmes « encastrés » de stratification et de pouvoir dont l’anti-tsiganisme constitue l’archétype : dans cette perspective les « rapports spatiaux » sont une projection au sol de rapports davantage moraux et politiques, selon l’hypothèse classique formulée par Marcel Mauss. L’hypothèse spatiale souligne ainsi l’importance, voire la prévalence d’un traitement social et urbain de la pauvreté et de la marginalité, à inscrire également dans une gouvernance néo-libérale de la ville et des précaires. Les opérations d’expulsion et d’hébergement (à la marge) des Roms conduites au plan local, comme en France, seraient à appréhender dans ce cadre plus large d’une « mise aux normes » de l’habitat des plus pauvres, de métropolisation, voire d’une mise en camp des précaires. Les actions de répression de l’habitat non-conventionnel qui s’intensifient dans la période récente avec le déploiement et la sophistication d’un arsenal pénal et répressif, participent d’un projet de société : celui d’une métropole « pure et infinie étendue, revêtement propre et sécurisé dédié à la circulation des “city users”, néo-sédentaires toujours en transit qui partout doivent se sentir chez eux 28 ». La géographie urbaine observe une tendance à la normalisation – on ne fait plus n’importe quoi dans les anciennes marges urbaines ; l’espace est zoné, affecté à des usages précis. L’hébergement des Roms en situation précaire correspondrait d’une certaine manière à ces tendances. « Aujourd’hui la «question rom» est surtout une question urbaine 29 ». Elle combine le tri des populations, utilisé de longue date pour contrôler la présence des étrangers en ville, avec deux opérations « spatiales » tout aussi anciennes : le regroupement dans des espaces disciplinaires et l’expulsion des étrangers perçus comme indésirables 30. Plus que des personnes, ce sont des considérations urbaines qui déterminent les réponses institutionnelles. Les critères mobilisés par l’intervention publique sont essentiellement ceux du 21 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan pauvre et du (non)national. Les familles retenues dans les opérations « d’intégration », tout comme le renvoi du plus grand nombre de ces migrants relèveraient d’une logique d’« illégalisation » des plus démunis de ces citoyens européens. Le « bricolage » des opérations qui les visent traduit, plutôt qu’un marquage spécifique, des modes d’action en réaction à un contexte global caractérisé par l’incertitude de la ville « en train de se faire ». Toutefois, comme le suggèrent d’autres perspectives, l’inégalité raciste doit être également prise en compte comme prisme et modalité de construction de l’espace pour comprendre l’histoire et les logiques des interventions urbaines. La « race », comme construit social, se révèle une dimension importante, et trop souvent minimisée dans l’analyse des décisions publiques et de la planification urbaine. L’action publique peut être en ce sens un facteur de marginalisation et fait apparaître, à tout le moins, que la marginalité des Roms n’est pas « un héritage de l’histoire », ou une fatalité, mais un « processus social en cours », qui se construit dans l’entre-deux des politiques institutionnelles et des dynamiques sociales. Les effets de rupture et de continuité que nous avons rappelés dans la construction et le traitement politique de la catégorie bureaucratisée des « Gens du voyage » et de celle aujourd’hui des « Roms migrants », nous invitent à considérer ces angles morts avec attention. Les régimes de l’exception et de la dérogation, qui informent les interventions auprès des Roms sur la scène locale et dont attestent un grand nombre des contributions réunies ici, ne sont pas sans rappeler « les politiques tsiganes », adossées elles aussi à des statuts dérogatoires et discriminatoires, au tournant du XXe, dans un contexte de genèse et d’intensification d’un « travail d’Etat » de construction nationale. Formulées dans une perspective historique, ces analyses rencontrent les données d’enquêtes contemporaines qui soulignent les tensions à l’œuvre dans l’action publique entre, d’une part, une volonté exprimée d’émancipation, d’égalité et d’accès aux droits et, d’autre part, la reproduction de logiques discriminatoires et ségrégatives. Selon le rapport de deux chercheurs italiens, en 2006, les politiques et pratiques observées sur la scène locale en Italie en direction des populations roms et sintis, peuvent être caractérisées par un double mouvement : de développement et de diffusion de « pratiques discriminatoires généralisées », menées y compris par des acteurs institutionnels, au niveau local comme national ; un déni, ensuite, et un manque de connaissances également généralisé concernant la nature 22 Numéro 93 l Printemps 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne DossierVariations Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne discriminatoire de ces pratiques 31. C’est le point de vue adopté aussi par Viviane Reding, critiquant en 2010 la politique française qui « donne l’impression que des personnes sont renvoyées d’un État membre juste parce qu’elles appartiennent à une certaine minorité ethnique » 32. Conclusion Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Ces développements nous autorisent à explorer la manière dont les problématiques contemporaines s’inscrivent, plus particulièrement en France mais également dans d’autres pays de manière différente, dans un continuum historique, ségrégatif et différentialiste, mais qui n’est pas toujours étranger à une certaine « tradition républicaine » 33. Dans les opérations de destruction d’installation « illicites » – et de leur envers que constituent « les villages d’insertion » – dont la chronique émaille l’actualité, tout comme dans les opérations de « résorption des bidonvilles » au début des années 1970, la mise en place d’une intervention publique en matière d’habitat est prétexte à un processus de tri et de classement des populations, aboutissant à la sélection de quelques familles jugées les plus « aptes à s’intégrer », délaissant la plus grosse partie d’indésirables. Ces manières de faire particulièrement tangibles en ce qui concerne « l’accueil » des Roms, témoignent selon notre hypothèse du fait que leur devenir n’est guère perçu aujourd’hui en France dans les termes d’une « option minoritaire ». Il n’en reste pas moins nécessaire d’étudier de manière fine les modalités selon lesquelles ces différentes perspectives philosophiques et politiques se combinent dans les pratiques, ainsi que les influences qu’elles peuvent exercer sur les expériences individuelles, les manières collectives et plus personnelles de s’identifier et d’appartenir. n Notes 1. Cet article prend appui sur les travaux et recherches conduites dans le cadre du projet de recherche « Migrants roms dans l’espace public : (in) visibilités contraintes, mobilisations, habitat » (M. Doytcheva, coord.) avec le soutien du LabEx TEPSIS et de la Ville de Paris (programme « Paris 2030 »). 2. Selon l’expression proposée par J.-P. Liégeois dans l’ouvrage éponyme, Liégeois J.-P., Roms et Tsiganes, Paris, La Découverte, 2009. L’usage de l’italique souligne ici la dimension d’endonyme ou d’exonyme de ces catégories, construites et endossées dans l’action pour se définir soi-même et définir les autres dans des buts d’interaction. Numéro 93 l Printemps 2015 23 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan 3. Institué par la France, ainsi que par d’autres pays membres, mais non par l’Espagne par exemple, le « régime transitoire » permet de limiter l’accès pour une période de sept ans maximum au marché du travail et au droit de séjour pour les nouveaux ressortissants communautaires. 4. Cuche, D., « Modes de catégorisation et classement socio-ethnique au Pérou », in Alvarez-Pereyre F. (dir.), Catégories et catégorisation : une perspective interdisciplinaire, Paris, SELAF, 2008, p. 35-55. 5. Bourdieu P., « L’identité et la représentation. Éléments pour une réflexion critique sur l’idée de région », ARSS, n° 35, 1980, p. 66. 6. Desrosières, A., La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993. 7. Martiniello, M., Simon, P., « Les enjeux de la catégorisation », REMI, vol. 21, n° 2, 2005, p. 2-11. 8. Voire par exemple le « Glossaire terminologique » du Conseil de l’Europe produit en 2006, dernière version de mai 2012, en ligne. 9. http://www.ergonetwork.org/antigypsyism.htm 10. Extrait de « Glossaire terminologique », mai 2012, en ligne. 11. Balibar E., « Racisme et politique communautaire : les Roms », Lignes, n° 34, février 2011, p. 135-144. 12. Ibid., p. 141. 13. Comme le montrent les travaux d’Henriette Asséo, dans un contexte de pression migratoire et d’une « impossible transmutation des Tsiganes en race cosmopolite », une contamination exotique opère à partir des migrants vers les Bohémiens locaux et est à l’origine d’une réglementation discriminatoire au début du XXe siècle dans chacun des Etats nationaux, et de leur identification comme « nomades ». Cf. « L’invention des « nomades » en Europe au XXe siècle et la nationalisation impossible des Tsiganes », in Noiriel, G. (eds), L’Identification. Genèse d’un travail d’Etat, Paris, Belin, 2007. 14. Sigona, N., Trehan, N. (eds.), Romani Politics in Contemporary Europe, Palgrave MacMillan, 2009. Pour le développement de cet argument en ce qui concerne les politiques françaises, on se reportera par exemple à Fassin E., Fouteau C., Guichard S., Windels A., Roms & riverains. Une politique municipale de la race, Paris, La Fabrique, 2014. 15. Olivera, M., « La fabrique experte de la question rom : multiculturalisme et néolibéralisme imbriqués », Lignes, op.cit., p. 104-118. 16. Doytcheva, M., Le Multiculturalisme, Paris, La Découverte, 2011. Sur les travaux du Conseil voir en particulier : Liégeois J.-P., Roms en Europe, Strasbourg, Editions du Conseil de l’Europe, 2007. 17. Voir notamment la contribution de Nadège Ragaru dans ce dossier. 18. Comme l’écrit M. Olivera, dans ces conditions, « rien ne sert de « lutter contre les discriminations » ou d’invoquer « l’inclusion », lorsque c’est le système lui-même tel qu’il fonctionne qui marginalise les plus faibles… ». Ce ne sont pas « les Roms » qui auraient besoin d’une politique volontariste et coordonnée, car « une bonne partie de ces communautés, à l’Ouest comme à l’Est, sont fort bien insérées dans leur environnement…, et ne demandent qu’à vivre leur vie, sans une catégorisation univoque imposée de l’extérieur. » Cf. Olivera, M., « La fabrique experte… », op.cit., p. 116. 19. Pierrot, A., « Mythe nomade et logique migratoire », Lignes, n° 34, op. cit., p. 69-70. 20. Phillips A., Multiculturalism without culture, Princeton, PUP, 2007. Voir en particulier ch. 3 « What is wrong with cultural defence ? » p. 96 et sq. 21. Comme l’écrit E. Balibar, « la voie majoritaire réclame la fin des traitements d’exception, la reconnaissance dans les faits que les Roms ou les Gitans ont les mêmes droits que les autres citoyens… La voie minoritaire cherche à développer la conscience d’une identité commune et à promouvoir les manifestations de solidarité entre les Roms, à faire reconnaître leur culture et à lui donner les moyens de se développer dans sa diversité ». Aucune des deux n’est ni facile, ni suffisante : mais c’est aux principaux 24 Numéro 93 l Printemps 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne DossierVariations Roms et Tsiganes en Europe méditerranéenne Numéro 93 l Printemps 2015 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 1 - - 134.206.193.94 - 20/10/2015 07h44. © L'Harmattan intéressés d’en inventer la combinaison la plus efficace dans une démarche d’émancipation, Cf. Balibar E., « Racisme et politique communautaire… », op. cit. p. 143. 22. Asséo H., « L’invention des « nomades » en Europe … », op.cit., p. 161. 23. Blum Le Coat, J. Y., Catarino, C. Quiminal, C., « Les Gens du Voyage: errance et prégnance des catégories », in Gotman A. (eds), Villes et Hospitalités: les municipalités et leurs étrangers, Paris, Ed. MSH, 2004, p. 157-176. 24. Comme dans les propos par exemple de M. Valls, Ministre de l’intérieur, à la rentrée politique de septembre 2013, stigmatisant l’incapacité à s’intégrer et un mode de vie « en confrontation » avec la société française : Dalibert M., Doytcheva M., « Migrants roms dans l’espace public : (in)visibilités contraintes », Migrations Société, n° 152, 2014, p. 75-90. 25. Sur cet argument en particulier voir Fassin E. et al., Roms & riverains…, op.cit. 26. Sarcinelli, A. S. dans ce numéro. 27. Sigona, N., « Locating the ‘‘Gypsy problem’’», Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 31, n° 4, 2005. 28. Thiéry, S., « Pour une architecture de résistance face à l’irraison d’Etat », Lignes, n° 34, 2011, p.179-190. 29. Legros O., Vitale T., « Roms migrants en ville, pratiques et politiques en Italie et en France », Géocarrefour, 86/1, 2011, p.3. 30. Legros, O., « Les pouvoirs publics et les grands ‘bidonvilles roms’ au nord de Paris. Réflexions sur la dimension spatiale des politiques de régulation de la grande précarité en milieu urbain », Espaces Temps, 2010. 31. Sigona N., Monasta L., Cittadinanze Imperfette. Rapporto sulla discriminazione razziale di rom et sinti in Italia, Edizioni Spartaco, 2006. En France, la délibération de la HALDE rendue le 26 octobre 2009 souligne le caractère discriminatoire de nombre de dispositions liées au « régime transitoire », maintenant durablement ces migrants à l’écart des systèmes de protection sociale et de santé. 32. Viviane Reding, Vice-Présidente de la Commission Européenne en charge de la justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté, discours du 14 septembre 2010, cité dans Libération, « Roms : la Commission veut ouvrir une procédure d’infraction contre la France ». 33. Bessone M., Doytcheva M., Duez J-B., Girard C. et De Latour S.G., « Integrating or segregating Roma migrants in France in the name of respect: A spatial analysis of the villages d’insertion », Journal of Urban Affairs, vol. 36, n° 2, 2014, p. 182-196. 25