La Gouvernance des Processus de Coopération

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La Gouvernance des Processus de Coopération
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Université de Paris I
Panthéon Sorbonne
106-112 Bd de l’Hôpital
75 647 Paris Cedex 13
Analyse Théorique des Organisations et des Marchés
Tel: (33)-1-55 43 43 21
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La Gouvernance des Processus de Coopération
Éric BROUSSEAU
Professeur à l'Université de Paris X
Chercheur au FORUM (U. Paris X) et au centre ATOM (Université de Paris 1)
[email protected]
Mars 2000
A paraître dans
B. Bellon, C. Voisin, A. Plunket (eds.), La coopération industrielle, Economica, Paris, 2000
0. Introduction
Pour expliquer les nouvelles formes de relations interentreprises une littérature abondante
s'est développée ces dernières années sur la coopération interfirmes. La profusion est telle
qu'il est devenu impossible le lister l'ensemble des contributions. On peut néanmoins essayer
de tracer à grands traits leurs principales caractéristiques. D'abord, la littérature est consacrée
aux raisons d'être de la coopération, plutôt qu'à ses modalités. Dans Brousseau, Geoffron,
Weinstein [1996], nous repérions trois types de contribution qui mettaient l'accent sur les
raisons soit stratégiques, soit technologiques (en l'occurrence cognitives), soit
transactionnelles expliquant l'adoption de modes de coordination "hybrides" entre le marché
et la hiérarchie. Ensuite, derrière un mot unique, se cache en réalité plusieurs concepts
alternatifs : la coopération est tantôt envisagée comme une attitude (i. e. ne pas être
opportuniste), tantôt appréhendée comme un mode de coordination alternatif au marché et à la
hiérarchie, tantôt perçue comme un type de transaction spécifique par lequel on n'échange pas
simplement des produits et des services, mais on participe conjointement à un processus de
production ou de R&D.
Ces caractéristiques de la littérature s'expliquent aisément. La focalisation sur les raisons
d'être de la coopération est liée au fait que la communauté scientifique s'est d'abord attachée à
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l'identification et la caractérisation de l'émergence du phénomène. Il s'agissait d'en évaluer les
impacts et, le cas échéant, d'éclairer les politiques publiques et les stratégies d'entreprises.
L'imprécision théorique découle de la convergence sur un même objet de courants analytiques
qui ne lui donnent pas tous le même statut dans le sens où elle est parfois une variable causale,
parfois une variable expliquée. Par ailleurs, ces courants reposent sur des hypothèses
hétérogènes. Malgré l'intérêt d'un très grand nombre de contributions, la littérature pose
problème lorsqu'on la considère dans son ensemble. Sur le plan normatif, rien n'est dit
finalement sur les pratiques les plus efficaces, ni sur celles qui devraient être autorisées ou
interdites du point de vue de l'intérêt collectif. Dans une perspective positive, le nombre de
thèses qui s'affrontent est tel qu'on est bien en peine de caractériser précisément le
phénomène.
À partir de ce constat, la présente contribution cherche à rendre compte de ce qui a été négligé
par la littérature : la question de la gouvernance des processus de coopération. Il s'agit de
pallier le déficit de la littérature sur ce point, mais aussi de traiter de ce qui est la variable
d'action, et donc le seul élément manipulable par le gestionnaire ou le politique : le dispositif
de gouvernance de la coopération.
Sans prétendre à une quelconque exhaustivité, ni à une volonté de synthèse particulière, nous
définirons la coopération comme une catégorie particulière de transaction : celle par laquelle
il y a co-création de ressources. Pour penser la gouvernance, il convient en effet d'identifier la
nature des transactions en jeu. Par ailleurs, il nous semble que cette définition permet de
caractériser les évolutions contemporaines des structures industrielles. Alors que par le passé
la conception des produits-services était en général assurée par une seule entité juridicoéconomique, ces mêmes produits ont désormais tendance à être conçus par des coalitions
d'entités indépendantes. La nécessité de gérer les externalités de réseaux dans de nombreux
domaines techniques l'explique, mais pas seulement. La tendance suivant laquelle les
consommateurs veulent bénéficier d'une offre sur mesure tout en bénéficiant des avantages de
la production de masse oblige de nombreux industriels et producteurs de services à fournir
leurs produits-services en garantissant une interopérabilité avec ceux des autres producteurs.
Le consommateur ou des opérateurs spécialisés, peuvent alors assembler des composants pour
parvenir à du sur-mesure. Cela exige une coordination étroite entre producteurs dès le stade de
la conception des produits.
Ceci nous conduit à mobiliser deux des approches de la coopération : l'économie des
transactions et l'économie de l'innovation.
•
L'intérêt de l'approche transactionnelle est qu'elle met l'accent sur les problèmes de
gouvernance dans un contexte où les divergences d'intérêt entre les parties sont un
problème majeur à résoudre. Canaliser et harmoniser les intérêts constitue une dimension
fondamentale des structures de coordination, dimension qui est à tort largement ignorée
dans certaines branches de la littérature et qui conduit à considérer qu'une fois les raisons
de coopérer réunies, le processus lui-même ne pose pas de problème à gérer. On
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remarquera au passage que les approches qui assimilent la coopération à l'adoption
d'attitudes coopératives imposées par la logique des interactions stratégiques ou des
situations conduisent de la même façon à passer sous silence la question de la
gouvernance, puisque pour elles la coopération résulte de la situation, pas des mécanismes
qu'on met en place pour la gérer. L'approche transactionnelle fournit, en outre, un cadre
unifié pour établir un lien entre caractéristiques des problèmes, dispositifs de
gouvernance, et résultats de la coordination ; résultats qui sont comparables d'un dispositif
à l'autre puisqu'ils sont associés à un objectif commun : la minimisation des coûts de
coordination.
•
L'économie de l'innovation met quant à elle l'accent sur les processus et leur viabilité.
Dans ce cadre, la coopération est un processus marqué par une forte incertitude qui lie les
parties dans la durée. En effet, les parties investissent dans la construction de capacités
dont la réalisation est incertaine et dont il est impossible d'estimer la valeur économique
future car elle dépendra des réactions de la demande et de la concurrence. De plus, les
inputs ne sont pas connus à l'avance car les parties ne connaissent a priori ni l'issu, ni le
cheminement du processus d'innovation ; ce dernier étant une procédure de découverte
progressive des problèmes et de leurs solutions
L'objectif de cet article est donc de réfléchir aux problèmes particuliers posés par la
gouvernance de transactions qui sont par nature des processus incertains. Après être revenu
sur les caractéristiques spécifiques des transactions de coopération (§ 1), nous évoquerons
successivement comment les contrats (§ 2) et les institutions (§ 3) participent de leur
gouvernance.
1 La Coopération comme catégorie particulière de Transaction
Entendue comme un processus conjoint d'innovation, la coopération est une transaction qui
présente des caractéristiques particulières. Si on reprend les catégories de base de l'analyse
transactionnelle (fréquence, incertitude, spécificité), elle se distingue par une forte incertitude
(§ 11). Pour caractériser plus précisément la transaction de coopération, il faut cependant
prendre en compte une autre dimension de l'analyse néo-institutionnelle : l'incomplétude du
cadre institutionnel ; en l'occurrence du système des droits de propriété car la coopération va
mettre en jeu et créer des connaissances (§ 12). Cela rend la transaction peu vérifiable.
1.1
Fréquence, Spécificité, Incertitude
Si on tente de revenir sur ce qu'est l'essence d'une relation de coopération et qu'on cherche à la
caractériser à travers les trois critères proposés par Williamson [1985], on est amené à mettre
l'accent sur l'incertitude.
Tout d'abord, même si un processus de co-innovation implique des interactions fréquentes
entre les deux parties, on ne peut les considérer comme une suite de transactions récurrentes,
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car il ne s'agit en aucun cas d'une suite d'échanges indépendants. La "fréquence" n'est donc
pas un argument qui peut être invoqué pour justifier le choix particulier d'un mode de
gouvernance qui économiserait sur les coûts de "recherche" et de "négociation" dans la lignée
de l'argumentation de Coase [1937].
De la même façon, il ne semble pas qu'un degré fort de spécificité des actifs puisse réellement
être invoqué pour expliquer la nature de la relation de coopération. Bien sûr, une partie des
connaissances développées conjointement est spécifique et/ou requiert des investissements
dans des actifs (matériels ou immatériels) spécifiques. Pour autant, une caractéristique
importante de la connaissance est qu'elle peut précisément être redéployée. Il faut, bien
entendu, supporter des coûts pour ré-agencer ces connaissances avec d'autres, mais la valeur
de la connaissance accumulée dans le cadre d'une relation spécifique n'est jamais totalement
perdue. Ce que perdent les parties en cas de changement de partenaires c'est la valeur de la
connaissance mutuelle acquise à travers les interactions passées (learning by cooperating) et
qui leur permet d'être relativement plus efficace lorsqu'elles coopèrent ensemble plutôt
qu'avec des tiers, car chacun connaît les attentes, les capacités et les méthodes de l'autre.
La spécificité des investissements des deux parties n'est donc pas nulle. Il convient à cet égard
de raisonner en termes de spécificité temporelle. Durant un processus de coopération, les
actifs des deux parties sont mobilisés sur un projet donné. Ils ne sont dont pas utilisés pour
explorer des projets alternatifs. Le choix de la coopération induit une moins grande flexibilité
puisqu'il y engagement dans un processus marqué par des irréversibilités. Choisir telle
coopération plutôt que telle autre a donc un coût en termes de valeur d'option. Il est d'autant
plus fort que le redéploiement dans une relation de coopération alternative implique la mise
au rebut d'un savoir de coopération spécifique et la réalisation de nouveaux investissements
de ce type. En bref, même si la spécificité des actifs n'est pas extrêmement forte — ce qui
justifie que l'on considère souvent que la coopération est un mode d'innovation plus "flexible"
que le développement interne —, une certaine dépendance bilatérale existe. Elle ne peut être
néanmoins considérées comme le trait distinctif de la transaction de coopération.
L'incertitude radicale au sens de Knight [1921] et Shackle [1955] est ce qui caractérise par
essence une transaction de co-innovation. Contrairement au risque, situation dans laquelle on
ne connaît pas les événements futurs qui vont survenir, mais où l'on connaît les
caractéristiques de tous ceux qui peuvent arriver, l'incertitude radicale correspond à la
situation dans laquelle on ne connaît même pas la structure des problèmes futurs. Ceci est la
caractéristique essentielle des processus d'innovation. L'économie de la technologie et de
l'innovation nous a appris que lorsqu'on s'engage dans un tel processus, on méconnaît
nécessairement le cheminement qu'il va suivre car ce dernier dépend du hasard, des réactions
de la demande, de celles de la concurrence. Ceci signifie qu'on ignore ce que va être le
résultat de la décision d'innovation tant au plan technique qu'au plan économique. L'ignorance
va jusqu'à ce qu'on ne sache pas a priori quels sont les inputs qui seront requis dans la
transaction, puisque c'est la trajectoire du processus qui va déterminer la nature, la quantité et
le calendrier des ressources engagées par les parties dans le processus d'innovation.
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Par comparaison avec les autres types de transaction, y compris celles portant sur le travail ou
celles concernant la réalisation d'investissements industriels conjoints, la très forte incertitude
est sans doute la marque distinctive des processus d'innovation et donc de co-innovation. Les
problèmes posés seraient cependant atténués, si cette incertitude très forte ne portait pas sur
une ressource très particulière la connaissance. Cette dernière fait en effet l'objet d'une
protection relativement incomplète par le système institutionnel des droits de propriété, ce qui
complexifie la sécurisation des transactions.
1.2
Connaissance et Incomplétude des Droits de Propriété
Ces dernières années Barzel [1989] et North [1990] ont contribué à mettre l'accent sur
l'influence du cadre institutionnel sur la spécification des droits de propriété et sur les
conséquences que cela a en termes d'efficacité économique. Les droits de propriété sont des
droits d'usage sur les ressources conférés aux agents économiques. Ils déterminent leurs
incitations à les utiliser d'une manière efficace (en fonction des capacités de capture des fruits
de la ressource) et leur capacité à se les échanger (en fonction des difficultés de transfert de
ces droits). La définition de droits de propriétés exige deux catégories d'opérations. La
première est qualifiée de "Mesure" : il s'agit de délimiter la nature précise des droits d'usage et
à qui ils sont attribués. La seconde est qualifiée d'"exécution" (enforcement) : il convient de
rendre ces droits d'usage effectifs en empêchant les non titulaires d'utiliser les ressources
couvertes par des droits exclusifs. Ces opérations de mesure et de mise en œuvre peuvent être
assurées par les titulaires eux-mêmes, ou par les institutions générales de la société. L'intérêt
(économique) de recourir aux solutions collectives et institutionnelles réside dans le fait que
l'on bénéficie d'économies d'échelle, d'envergure et d'apprentissage (Cf. Brousseau [2000]).
En outre cela socialise les coûts de définition et d'exécution des droits, ce qui a un impact sur
les coûts unitaires. Ces coûts ne sont en effet plus supportés par les seuls titulaires dont les
droits sont violés. Autrement dit, plus les droits de propriété sont définis de manière complète
au niveau institutionnel, plus les coûts de transaction sont bas et plus l'utilisation des
ressources est efficace (toutes choses étant égales par ailleurs ; notamment la répartition).
Comme l'ont noté Bessy & Brousseau [1997, 1998], la "complétude institutionnelle" des
droits de propriété ne varie pas simplement d'un pays à l'autre (en fonction de l'histoire,
notamment), elle est aussi fonction des catégories de ressources (car les problèmes de mesure
et d'enforcement varient). En particulier, l'information et les connaissances font l'objet d'une
définition relativement incomplète de droits de la propriété intellectuelle ou industrielle (DPI).
La principale conséquence pour les acteurs est que se garantir une véritable exclusivité
d'usage est coûteux (car il faut repérer soit même les contrefaçons et les démontrer devant un
tribunal) et que les coûts de transaction sur les connaissances sont élevés (Cf. Bessy &
Brousseau [1998]).
Cette incomplétude est loin d'être lié à une défaillance institutionnelle (à laquelle il serait donc
facile de remédier). Elle a un caractère fondamental. C'est pourquoi on peut affirmer qu'elle
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constitue bien une caractéristique essentielle des transactions de coopération. L'incomplétude
du système de DPI est liée à la conjonction de trois facteurs :
•
Le premier découle de la diversité des supports de la connaissance. Compte tenu des
limites du langage, mais aussi de celles de l'esprit humain, les connaissances ne sont pas
toutes codifiables et elles sont incorporées dans les routines (individuelles ou
organisationnelles) inconscientes d'elles mêmes, dans des formes organisationnelles, dans
des ressources matérielles. En pratique, il est donc impossible de délimiter complètement
les contours d'une connaissance sur laquelle un agent économique revendique un droit
d'usage exclusif. Quand bien même on le pourrait, il demeurerait très difficile de rendre ce
droit exécutoire car les Offices de Brevet et des Tribunaux devraient être omniscients afin
d'interpréter toute réalisation technique par rapport au stock de connaissance connue et/ou
protégé.
•
Le second découle du caractère de biens collectif qu'est la connaissance : D'un côté les
pouvoirs publics acceptent de lui conférer une protection qui institue des droits exclusifs
car ils veulent favoriser l'innovation. De l'autre, ils ont intérêt à limiter cette protection
pour favoriser la diffusion de la connaissance une fois créée. Ils limitent donc
volontairement la protection en laissant le soin aux acteurs de supporter eux-mêmes son
coût ce qui garantit qu'une part importante des innovations sera de facto libre d'accès.
•
Le troisième est la résultante des deux premiers. Le système des DPI peut être considéré
comme un mécanisme de révélation. En échange de la révélation de son innovation (dont
il pourrait conserver les principes secrets), l'innovateur se voit accorder des droits
exclusifs pour une certaine période. L'exclusivité l'incite à révéler, ce qui favorise, toutes
choses égales par ailleurs, la diffusion de l'innovation. Cela étant, puisque la protection
offerte par le système des DPI est très incomplète, les innovateurs peuvent avoir comme
stratégie de renforcer leur protection en s'appuyant partiellement sur le secret. C'est ce
qu'ils font en général, en ne révélant pas certains éléments clés de l'innovation lorsqu'ils
déposent leur brevet. Une telle stratégie a un coût : la protection légale de certaines parties
de l'invention n'est pas assurée, mais surtout le brevet peut être frappé de nullité (car il y a
en principe obligation de révélation complète). Cela étant les agents économiques font un
arbitrage entre ces inconvénients et les risques de pillage de leur patrimoine intellectuel en
cas de révélation complète. Quoi qu'il en soit, cette réaction des acteurs aux imperfections
du système des DPI, renforce son incomplétude.
Il convient d'ajouter un dernier élément. Le système des DPI est aussi incomplet car une vaste
gamme d'éléments de connaissance ne fait pas l'objet d'une protection légale. Il s'agit, par
exemple, des données de tests techniques ou commerciaux, des connaissances sur la clientèle,
etc.
Dans la pratique, les entreprises procédant à des efforts de co-innovation vont donc être
conduites à organiser des transactions mettant en jeu et créant des ressources sur lesquelles les
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droits de propriété sont très imparfaits et incomplets. Les risques de comportement
opportuniste et de hold-up sont donc considérables. Bien plus en tous les cas que dans toutes
les transactions où la nature des ressources échangées est telle qu'on peut toujours trouver expost un moyen de "mesurer" ce qui a été transféré investit ou produit, et où un système
externe peut rendre exécutoire un engagement préalable ou déterminer si ce qui s'est passé est
conforme à l'esprit de l'engagement. L'invérifiabilité au sens de la théorie des contrats
incomplets est grande (Cf. Grossman & Hart [1986], Hart & Moore [1988], Aghion,
Dewatripont, Rey [1994]).
1.3
Incertitude et Invérifiabilité
Au total, c'est donc la combinaison d'une forte incertitude et d'une forte invérifiabilité, qui va
rendre original les transactions de coopération par rapport à d'autres catégories de transaction:
•
L'incertitude est telle que les contrats ne pourront qu'être très incomplets au sens où ils ne
permettront pas de régler ex-ante la coordination ex-post. Ceci a pour première
conséquence que les plans des agents ne pourront être coordonnés qu'ex-post et qu'il
faudra mettre au point un mécanisme de pilotage de la relation. La seconde conséquence
est que les risques d'opportunisme sont renforcés parce qu'un contrat très incomplet offre
a priori plus de marges de manœuvres. Il convient d'implémenter des mécanismes
capables de contrecarrer cette tendance (Cf. Brousseau & Fares [2000]).
•
L'invérifiabilité — découlant de l'incomplétude des droits de propriété qui génère des
coûts de mesure et d'enforcement élevé — renforce encore plus ce problème
d'opportunisme
Le problème posé par l'opportunisme potentiel de chaque partenaire est d'autant plus central
dans le cas des transactions de co-innovation qu'il se situe dans un contexte où la transaction
ne se dénoue qu'à la fin du processus. La manière dont se construit une innovation ne peut en
aucun cas s'assimiler à une suite de transactions indépendantes. La notion de "spécificité
temporelle" renvoie à l'idée qu'une part des actifs engagés dans la coopération n'auront rien
produit si elle n'est pas menée à son terme.
La question de l'opportunisme potentiel est donc au cœur de la relation de coopération et c'est
précisément pour cela que la notion de "confiance" est si souvent invoquée. Ce paradoxe
découle du fait qu'on est dans une situation où il faut donc rendre la transaction possible dans
un contexte où, a priori, elle ne l'est pas, du fait de l'incomplétude contractuelle et de celle des
DPI.
Il est d'autant plus difficile de contrôler formellement l'opportunisme que le succès du
processus d'innovation implique une certaine flexibilité et réactivité. Les parties doivent
pouvoir prendre des initiatives pour profiter d'opportunités. Cela s'oppose à la mise en œuvre
de dispositifs de coordination trop formels (fondés sur la négociation a priori et le contrôle a
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posterori de toutes les actions entreprises), et exacerbe le problème de l'invérifiabilité dans un
contexte — l'innovation — ou une partie des initiatives, des expériences ne sont pas toujours
couronnées de succès sans qu'on puisse facilement savoir si les échecs résultent de la
malchance ou de comportements opportunistes.
Les parties sont donc confrontées à un dilemme "protection-innovation". La protection par un
dispositif assurant une gouvernance étroite des comportements sécurise les échanges, mais
s'oppose à l'efficacité du processus d'innovation. La "confiance apparaît comme la solution de
ce dilemme. Il reste à savoir comment la générer ou la renforcer.
2 Relations contractuelles et coopération
Dans la littérature managériale, notamment, la notion de confiance est fréquemment présentée
comme antinomique de celle de contrat (e. g. Ring & Van de Ven [1992], Burt & Knez
[1995], Kumar [1996]) Il est exact que, dans la pratique, tenter d'enfermer l'intégralité du
processus relationnel dans un contrat complet et exécuté au pied de la lettre est à la fois
inefficace et générateur de méfiance réciproque. Dans le même temps, et toujours en pratique,
on ne comprend pas pourquoi des contrats sont signés si seule la confiance est mobilisée pour
gouverner la relation. Pour lever ce dilemme apparent, il convient de revenir, d'une part, sur la
signification du concept de confiance qui, à l'examen, est en général peu précis (§ 21), d'autre
part, sur la manière de générer la "confiance" dont le contrat est un des moyens (§ 22, 23, 24).
2.1
Contrat, Relation, Confiance
L'accent mis sur la confiance dans le cadre des relations interentreprises remonte aux travaux
de Macaulay [1963] qui, à partir d'enquêtes sur les relations interfirmes en Grande-Bretagne,
mettait en avant le faible recours aux contrats comme mécanisme de planification et
d'incitation dans les relations interfirmes. Il soulignait que, du fait de la forte incomplétude
contractuelle, tant en ce qui concerne les droits et devoirs des parties que des garanties
qu'elles se donnent, des risques importants de disputes de bonne foi marquaient toute relation
interfirmes (dès lors qu'il ne s'agit pas de la fourniture de produits standardisés). Ces conflits
étaient résolus selon Macaulay dans le cadre de négociations bilatérales ne se référant pas au
contrat. Quiconque a fait des enquêtes de terrain sait effectivement que les responsables des
approvisionnements ou des ventes dans les entreprises essayent en général de négocier les
ajustements nécessaires avec l'amont ou l'aval dans le cadre de négociations directes avec
leurs homologues de manière à éviter l'intervention des "juristes" et des "financiers", toujours
considérées comme perturbatrices et inefficaces.
Ce sont des observations de ce type qui ont donné naissance à la littérature sur la confiance.
Elle a été rapidement considérée comme un mode de coordination spécifique, alternatif au
contrat (e. g. Ring & Van de Ven [1992], Ciborra [1990], Lorentz [1988], Gambetta [1988],
etc.). Cette littérature a eu l'immense avantage de souligner que la coordination ne peut se
comprendre au travers des seuls aspects formels des contrats. Elle est cependant génératrice
—9—
d'une ambiguïté liée à une définition parfois insuffisante, et de toutes façons instable entre les
contributions, de la notion de confiance. Plutôt qu'un concept, la confiance apparaît comme un
terme polysémique à forte connotation culturaliste qui n'explique pas comment la confiance
naît et se manipule. Deux problèmes en découlent. D'une part, faute d'identification précise de
ce qu'est la confiance, sa genèse n'est pas expliquée. D'autre part, la confiance se présente
comme un état, permissif de certains comportements, sans qu'on explique précisément
comment créer cet état et quelle est l'interaction entre cet état et les comportements.
Autrement dit, la notion est peu utile pour une science de l'action car la confiance est le
résultat de causes qui ne sont en général pas expliquées, alors même que le problème pratique
est de générer la "confiance" et d'éviter que des comportements particuliers ne la détruisent.
À l'examen de la littérature empirique, on devrait plus souvent parler de comportement
coopératif ou partenarial que de confiance. De quoi s'agit-il en effet ? La littérature met
l'accent sur "l'état d'esprit" des parties qui doivent privilégier l'intérêt commun à long terme,
plutôt que leurs intérêts particuliers à court terme, demeurer flexible à l'égard de leurs
engagements contractuels, et faire preuve d'un "sens du compromis" (e. g. Lorenz [1988],
Campbell & Harris [1993]). Il s'agit d'une définition assez en retrait par rapport à ce que la
littérature théorique qualifie — souvent à tort; Cf. Williamson [1993] — de confiance. Dans
une revue de la littérature sur cette dernière trois définitions (complémentaires) de la
confiance ont été repérées (Brousseau, Geoffron, Weinstein [1997]). Elles reposent toutes sur
l'idée de prédictibilité du comportement de l'autre :
•
La confiance "calculative" de la théorie des jeux repose sur une prédictibilité parfaite du
comportement de l'autre en situation d'interaction stratégique du fait de la structure du jeu,
qu'il soit bilatéral (notamment dans le cadre de jeux répétés à la Kreps [1991]) ou
multilatéral (le mécanisme de la réputation permettant de revenir à une situation
bilatérale ; Cf. Dasgupta [1988]);
•
La confiance "personnelle" des approches évolutionnistes repose sur l'idée de
comportements routiniers des agents. Elle revient à spéculer que, puisqu'il y a répétition,
ce qu'on peut apprendre sur le mode de fonctionnement de l'autre à partir de son
comportement passé renseigne sur l'avenir (Cf. Sako [1991], Niosi [1992], Ciborra [1990],
etc.)
•
Enfin la confiance "systémique" des approches plus institutionnelles découle de l'idée que
les structures collectives qui déterminent et canalisent les comportements individuels
empêchent dans de nombreuses circonstances l'adoption de stratégies opportunistes et
individualistes (e. g. Granovetter [1985]).
La confiance de la théorie est donc une certitude quant au comportement futur de l'autre,
certitude qui découle de sa prédictibilité. Il s'agit, tout d'abord, d'une notion quelque peu
différente de l'idée d'attitude coopérative. Dans ce dernier cas il y a renonciation volontaire à
l'exploitation d'opportunité, alors que dans le premier cas, ces opportunités ne sont en
— 10 —
pratiques pas exploitables, soit parce qu'elles sont trop coûteuses (confiances "calculatives" et
"systémiques"), soit parce que les agents ne les identifient pas du fait de leur comportement
routinier (ce qui peut se ramener, d'ailleurs, à un problème de coût de décision). Mais surtout,
il s'agit d'une notion qui pose un problème logique. La confiance est ou n'est pas associée à
une situation relationnelle. Elle est une donnée, pas un construit. Dans ce cadre, ou bien il y a
confiance et il ne doit pas y avoir contrat. Ou bien il y a contrat, et la confiance n'explique
rien puisque c'est le contrat qui canalise les comportements.
Or un certain nombre de contributions empiriques montre qu'attitudes coopératives et contrats
doivent être associés en pratique. C'est le cas, par exemple, de Neuville [1996] ou de Masten
[1997] qui soulignent que le contrat n'est en général pas mobilisé pour gérer au jour le jour la
transaction, mais contient des mécanismes crédibles de sanction qui permettent de garantir un
engagement de comportement coopératif. Il convient donc de revenir sur cette énigme.
2.2
Incomplétude contractuelle et pilotage
En suivant la théorie des contrats incomplets "à la Hart" (Grossman & Hart [1986], la
conjonction d'une forte incertitude et d'une dépendance bilatérale non négligeable dans un
contexte où il est difficile de concevoir un mécanisme de protection contractuelle complet
devrait conduire à une intégration verticale. Cette dernière est cependant hors de portée du fait
des problèmes d'incitations. Comme le soulignent Grossman & Hart [1986], l'intégration
verticale se justifie lorsque certaines variables déterminant le résultat de l'interaction entre
deux parties sont non contractualisables (parce que non vérifiables). Encore faut-il déterminer
laquelle des deux parties intègre l'autre. Selon ces auteurs, c'est la partie dont la variable non
contractualisable (dans le modèle, il s'agit d'un investissement mais cela pourrait être un
effort) influence le plus le résultat collectif qui doit intégrer l'autre. En effet, la première
devient ainsi le bénéficiaire résiduel exclusif du fruit de son investissement, ce qui l'incite à
investir de manière efficace. À l'inverse, l'autre partie sous investit précisément parce qu'elle
n'est pas la bénéficiaire résiduelle du fruit de ses investissements. Grossman et Hart montrent
que cela permet de générer un résultat de second rang, car si la première partie n'intégrait pas
la seconde, elle serait deux à investir de manière sous-optimale (pour une présentation
didactique Cf. Brousseau & Fares [2000]).
Dans le cas d'une transaction de coopération, l'intégration n'est pas possible car les
contributions non contractualisables (investissements et efforts) de chacune des parties
influencent fortement le résultat final qui est le fruit idiosyncrasique de l'association de deux
ensembles de compétences spécifiques1. Il convient d'ajouter que du fait de l'incertitude
inhérente aux processus de R&D, il est impossible de déterminer a priori quelle est la
1
On retrouve là le résultat de Grossman & Hart [1986] qui soulignent que si les deux parties apportent des
contributions dont les impacts sur le résultat collectif sont sensibles mais équivalents, l'intégration n'est ni
possible, ni efficace
— 11 —
contribution qui aura l'effet le plus sensible sur le résultat. Autrement dit, on ne peut
déterminer ex-ante qui doit intégrer l'autre
La solution contractuelle proposée par Aghion, Dewatripont & Rey [1994] est, elle aussi, hors
d'atteinte. En effet, elle repose sur l'idée qu'on attribue les droits à la décision et au surplus
résiduel à l'une des parties, et que l'autre partie se voit protéger par une option de défaut qui
l'incite à investir au niveau optimal. En incertitude radicale, il est impossible pour les parties
de calculer cette option de défaut2.
Puisque les solutions consistant, soit à signer un contrat complet, soit à investir une seule des
deux parties des droits de pilotage ne sont pas praticables, il convient de mettre au point un
système de pilotage ex-post de la transaction qui reposera sur le principe de la négociation et
de l'autonomie. La négociation est nécessaire pour tenir compte des asymétries d'intérêt et de
compétences. Elle permet d'harmoniser les interventions et de gérer les synergies.
L'autonomie est indispensable pour éviter de trop négocier. En effet, la négociation à
l'inconvénient d'être à la fois longue et coûteuse ; ne serait-ce que parce qu'elle implique une
certaine duplication des efforts d'information et de calcul des solutions. Préserver la capacité
des parties à prendre des initiatives évite de tout négocier et favorise la réactivité et
l'inventivité.
Le problème à résoudre consiste donc à articuler une structure de prise de décision reposant
sur la flexibilité et l'autonomie et un dispositif d'incitation favorisant les comportements
coopératifs. Les parties doivent en effet ne pas avoir d'incitation à tirer parti de l'incomplétude
contractuelle et de l'invérifiabilité sans quoi aucune d'entre elles ne s'engagera efficacement
dans le processus de co-innovation.
À cet égard, il convient de signaler les jeux possibles sur la temporalité de l'accès à des droits
d'usage. Cohendet & alii [1999] soulignent que dans les consortia européens de R&D
l'étalement dans le temps de la mise à disposition des résultats des recherches en fonction des
contributions permet de gérer de manière efficace le dilemme innovation-diffusion. En effet,
les partenaires du cœur de l'alliance disposent d'une avance de plusieurs mois par rapport aux
autres pour passer aux phases d'industrialisation et de test, mais in fine l'essentiel de
l'information est rendue publique. En suivant notre propre logique, on pourrait ajouter que
cette pratique permet aussi de gérer des incitations différenciées en surmontant les difficultés
engendrées par l'incomplétude du système de DPI. Puisqu'il est impossible d'empêcher à
terme une certaine divulgation du fait de l'implication de plusieurs parties, et puisqu'il n'est
2
On retrouve là, d'une certaine manière, les résultats de la modélisation de Morash [1995] qui souligne que les
licences croisées sont suffisantes (i. e. un contrat complet dans son modèle) si le succès d'un effort conjoint de
R&D est observable et s'il existe de faibles synergies entre les participants à un processus collectif d'innovation.
À l'inverse, si le résultat est non non observable, une Joint-Venture doit être réalisée. Dans son modèle, elle
permet avant tout de baser les paiements sur les inputs.
— 12 —
pas possible de bénéficier d'un système complet de DPI garantissant une exclusion effective
des non-titulaires, l'aménagement de règles de révélations implémentant des délais
différenciés d'accès aux résultats de R&D est un bon moyen d'aligner les incitations avec la
sensibilité du résultat collectif aux contributions individuelles. En cas d'exploitation conjointe,
des fruits de l'innovation, de nouveaux mécanismes d'incitation peuvent êtres aménagés en
jouant sur la manipulation des droits de captation du surplus résiduel.
Des solutions existent donc pour inciter les parties à s'investir dans un processus d'innovation.
Elles restent néanmoins insuffisantes du fait de la forte invérifiabilité de la transaction.
2.3
Garantie
Si des droits de décision et des libertés de manœuvre sont donnés aux parties, il convient de
garantir qu'elles ne vont pas utiliser les uns et les autres pour adopter des comportements
opportunistes. Telles sont les raisons pour lesquelles des dispositifs garantissant à la fois la
crédibilité de l'engagement et la possibilité de contrecarrer les comportements opportunistes
doivent être instauré. Cela passe notamment par des opérations visant à modifier la nature des
transactions, l'implémentation de clauses de sauvegardes contractuelles, et la manipulation de
la situation relationnelle.
Deux principes sont sous-jacents à l'ensemble des mécanismes garantissant les accords :
•
d'une part, ils cherchent à contourner les aspects non-vérifiables et non-mesurables de la
transaction afin de rendre les accords plus facilement exécutoires ;
•
d'autre part, ils constituent des tentatives de manipulation des intérêts des parties afin de
les rendre moins divergents qu'ils ne le sont a priori.
D'une certaine manière une troisième caractéristique commune marque l'ensemble de ces
dispositifs. Ils sont tous fortement imparfaits dans le sens où aucun d'eux ne permet à lui seul
d'empêcher la manifestation de tout comportement opportuniste. C'est donc de leur
combinaison que va dépendre la canalisation du comportement des parties.
L'un des premiers mécanismes mis en œuvre pour parvenir à un tel résultat est la réciprocité.
Lier la fourniture de ressources immatérielles à la fourniture d'une contrepartie par le
bénéficiaire est un moyen de sécuriser la transaction immatérielle, notamment si cette
contrepartie est elle aussi immatérielle (troc technologique) comme le notent Bessy &
Brousseau [1998]. Les droits de propriété sur les ressources immatérielles étant incomplets,
fournir à l'autre un accès à ses propres ressources immatérielles (échange croisé de licence,
divulgation réciproque de secrets, etc.) lui donne les moyens d'une exploitation opportuniste
ex-post de cet accès à des informations ou des droits d'usage. Cela lui donne des moyens de
représailles en cas de comportement opportuniste. On créé ainsi un "équilibre de la terreur"
qui permet de sécuriser les transferts d'intangibles. Une autre inteprétation de ce principe de
réciprocité est proposée par Kogut [1988] ou Gerlach [1992] Elle rejoint la littérature sur les
— 13 —
réseaux (Nohria & Eccles [1992], Powell [1990]). Elle consiste à souligner que des
entreprises réalisant de nombreux échanges réciproques bénéficient d'une quasi-rente
organisationnelle liée à l'exploitation d'actifs spécifiques et communs ; notamment la
connaissance commune et les connaissances réciproques. Cela les conduit à identifier qu'elles
ont des intérêts communs qui les dissuadent d'adopter des comportements opportunistes.
D'une part, elles craignent la mise au rebut de cet actif non redéployable suite à une rupture de
la relation. D'autre part, leurs intérêts sont en partie alignés puisque les deux parties gagnent à
adopter des comportements qui maximisent la valorisation de leurs actifs communs.
L'autre catégorie de mécanismes implémentés sont les clauses de sauvegardes. Elles sont
destinées à protéger chacune des parties contre le comportement potentiellement opportuniste
de l'autre :
•
Il convient d'abord d'implémenter des dispositifs facilitant la supervision. Le comité de
suivi d'un accord de coopération (ou les organes de direction d'une Joint Venture) sont
typiquement des mécanismes de ce type parce qu'ils conduisent à "mesurer" les apports
des parties, même lorsqu'ils sont difficilement mesurables. Les dispositifs permettant de
confronter les points de vue de spécialistes conduit à une certaine objectivation des
apports de chacun. Cela a un double impact : d'une part, elle facilite la résolution des
conflits ; d'autre part, elle conduit à diminuer les incitations à tricher puisque chacun sait
que ses contributions difficilement mesurables seront susceptibles d'être analysées ex-post
et devront être justifiées. La probabilité de comportement opportuniste va diminuer.
•
En second lieu, il convient de mettre en œuvre des mécanismes de rémunération
diminuant la propension des parties à être opportunistes. De ce point de vue, les dispositifs
prévoyant un partage des profits sur toutes les dimensions du résultat apparaissent comme
congruents avec la logique de la transaction. Tel est le cas des clauses de "Grant Back"
que l'on trouve dans les contrats de licence de technologie (Bessy & Brousseau [1998]).
Ces clauses prévoient qu'au cas où le licencié innove à partir de la technologie qui lui est
fournie par le licencieur, ce dernier bénéficie de droits d'usage gratuits, voire d'un droit au
partage des revenus. Une telle clause est en fait destinée à dissuader le licencié "d'inventer
autour" de l'invention initiale du licencieur ce qui pourrait diminuer sa valeur ou empêcher
le licencieur de capter une partie de ses rentes d'innovation. Ce type de clause implémenté
de manière réciproque dans un processus de co-innovation a pour effet de diminuer la
capacité de chaque partie à capturer l'effort d'innovation de l'autre. Ce faisant, elle
renforce la propension à la coopération d'autant qu'elle rend explicite l'existence d'un
intérêt commun. Il convient de noter cependant que l'impossibilité de capture exclusive
joue dans deux sens. D'une part, comme on vient de le noter, elle empêche chacune des
parties de s'approprier le fruit de l'effort de l'autre ce qui incite à l'effort. Elle a aussi
cependant pour effet d'empêcher chacun de s'accaparer le produit marginal de son effort…
ce qui diminue les incitations à investir. Il n'y a cependant pas de moyens, comme nous
l'avons écrit plus haut, de trouver une solution idéale à ce second problème. Toutes choses
— 14 —
égales par ailleurs, donc, le partage du profit est un principe favorisant l'efficacité de la
coopération.
•
La troisième catégorie de mécanisme participant à une canalisation du comportement de
chacune des parties réside dans l'aménagement de mécanismes de représailles. À cet
égard, un principe intéressant est mis en évidence par Masten [1997] qui souligne que
pour rendre exécutoire des contrats gouvernant des relations marquées par des situations
d'invérifiabilité portant sur des variables très sensibles, il y a contractualisation sur des
variables vérifiables avec un accord tacite entre les parties sur le fait que les obligations
portant sur ces variables ne seront pas exécutoires sauf s'il y a tricherie sur les variables
non vérifiables. L'exemple donné par Masten est celui des accords de distribution d'IBM.
IBM impose une exclusivité à tous ses revendeurs pour tous les produits de la firme. Ceci
signifie qu'en principe un revendeur IBM n'a pas le droit de distribuer des disquettes ou
des produits périphériques concurrents de ce ceux d'IBM… alors même qu'IBM n'est pas
toujours compétitif sur ces produits satellites. Dans une logique de service à leurs clients,
et du fait de la pression concurrentielle des autres distributeurs de produits périphériques,
la plupart des revendeurs, est donc fortement incité à distribuer des produits concurrents
de ceux d'IBM et se trouve donc en infraction par rapport à cette clause d'exclusivité. Pour
autant IBM n'active cette clause que lorsqu'il considère qu'un revendeur ne fournit pas le
niveau de service requis à la fois en matière de conseil au client et de SAV. Autrement dit,
IBM se sert du prétexte de l'exclusivité pour rendre crédible les menaces de rupture de
contrat qui ne sont mises à exécution que si les obligations concernant une variable nonvérifiable ne sont pas convenablement exécutées. Dans le même ordre d'idée, Neuville
[1996] souligne que des pénalités pour retard de livraison sont implémentées dans des
contrats de sous-traitance mais jamais mises en œuvre, sauf lorsque le donneur d'ordre
estime que son fournisseur est délibérément opportuniste.
La constitution de liens capitalistique est aussi un moyen essentiel pour inciter à l'adoption de
comportements coopératifs. L'établissement de liens en capital (investissements dans une
filiale commune, participations croisées) est un moyen efficace pour établir à la fois une
communauté d'intérêt entre les parties, un mécanisme de menaces mutuelles crédibles et un
dispositif de partage des bénéfices résiduels des apports de chacun. Via sa participation dans
le capital de l'autre (ou dans celui d'une filiale commune), chacune des parties dispose de
moyens de représailles et d'un droit au partage des bénéfices. Par ailleurs, puisque chacun
devient partiellement propriétaire de l'autre, l'antagonisme des intérêts diminue. Ceci participe
de l'établissement de garanties. De tels effets sont repérés par Hennart [1988] ou Oxley
[1997]. Cela étant, comme le note Harrigan [1987], dans la plupart des cas, la coopération n'a
qu'un intérêt temporaire pour les deux parties. Leur degré de complémentarité évolue en effet
avec le temps (notamment parce qu'une fois que chacune a appris un certain nombre de
choses de l'autre, leurs stocks de compétences deviennent moins complémentaires, et plus
concurrents). Le caractère relativement durable et peu réversible des liens en capital s'accorde
— 15 —
dont d'une manière non totalement efficace avec la logique temporaire des processus de
coopération.
On le comprend, si des solutions pour garantir les engagements existent, et si plusieurs
solutions imparfaites peuvent être combinées, elles ne contribuent qu'à créer un cadre
minimum et imparfait de coordination. Il est minimum car il ne se suffit pas à lui-même pour
assurer des comportements optimaux. Il est imparfait car il ne permet pas d'éliminer toute
velléité de comportement opportuniste. Une place est toujours laissée à la défiance mutuelle et
aux inefficacités dont elle est porteuse.
2.4
Symbolique et dynamique des accords
Puisqu'aucun mécanisme contractuel n'est parfait, chacune des parties devrait craindre à tout
moment qu'en cas d'opportunité de hold-up, l'autre l'exploite du fait de l'existence d'une
probabilité de ne pas être détecté et de la difficulté pour la victime de mettre en œuvre des
représailles suffisamment importantes et crédibles. Le calcul devrait conduire les parties à se
méfier de l'autre à chaque instant, et donc à ne pas faire le niveau d'effort optimal. Compte
tenu des conséquences dommageables que cela peut avoir pour le processus de co-innovation,
il importe de prendre en considération le caractère symbolique du contrat ainsi que la
dynamique de sa construction, les deux aspects étant liés.
Comme le notent Brousseau [1996], Ulset [1996] ou Chaserant [2000], le contrat revêt un
caractère symbolique dans la mesure où il est une manifestation solennelle et publique de la
volonté de coopérer. Trahir l'esprit d'un contrat explicite n'a pas la même valeur que ne pas
respecter un contrat implicite ou nuire aux intérêts d'un tiers avec qui l'on n'a jamais manifesté
un intérêt commun. Deux raisons l'expliquent.
•
D'une part, lorsqu'on manifeste explicitement et publiquement une volonté de coopération,
on le fait parce que l'on veut éviter d'avoir à mettre en place une structure de gouvernance
coûteuse qui garantira les comportements réciproques des deux parties en toutes
circonstances. L'envoi d'un signal économise la mise en place d'une structure de
gouvernance. Encore faut-il que ce signal soit crédible, c'est-à-dire plus coûteux pour celui
qui l'envoi à tort que pour celui qui l'envoi à juste raison (Spence [1974]). Pour ce faire,
on remet entre les mains de l'autre une garantie : sa propre réputation. En cas de
comportement opportuniste de ma part, l'autre pourra ex-post se prévaloir de mon
engagement solennel pour nuire à ma réputation et augmenter ainsi le coût de mon
comportement opportuniste. Ma réputation en souffrira car tout membre d'une
communauté économique ou sociale considèrera que la crédibilité des signaux coopératifs
que j'envoie est nulle. Dans ces conditions, pourquoi est ce que j'accepte de remettre ma
réputation entre les mains de l'autre ? Précisément parce que je n'ai pas l'intention d'être
opportuniste. Je lui remets un otage crédible entre les mains qui le conduit à accepter de
ne pas mettre en place une protection forte dans notre contrat. Quant-à-lui, il n'a pas
intérêt à nuire à tort à ma réputation car cela pourrait le desservir également.
— 16 —
•
D'autre part, les membres des collectifs perçoivent que le signal donné publiquement est la
clé de l'entente minimale qui permet d'éviter la défiance généralisée qui empêcherait non
seulement la réalisation de tout échange, mais aussi la coexistence pacifique des individus.
Pour ces raisons, chacun va contribuer à la crédibilisation des signaux. Chaque membre de
la communauté, même s'il n'a aucun intérêt en commun avec les parties s'échangeant des
promesses ou manifestant des comportements opportunistes, va contribuer à la circulation
de l'information concernant, notamment, l'identité de ceux qui violent leurs promesses.
Chacun le fait dans le cadre d'une étique kantienne, rationnelle car cela renforce la
crédibilité des signaux que chacun donne où reçoit.
Dans ce contexte, le contrat est un garde fou compte tenu de son caractère symbolique et
public. Il est la manifestation aux yeux de tous que les parties qui s'engagent le font dans un
esprit coopératif. C'est ce qui assoit des spéculations positives de part et d'autre sur la manière
d'interpréter ce que fait l'autre. Toute initiative, même malheureuse, de sa part sera interprétée
comme coopérative parce qu'on pense que l'autre accorde de la valeur au signal coopératif
qu'il a envoyé — et à sa réputation — et qu'il n'est pas dans une logique opportuniste.
Cependant, comme le note Brousseau [1996], ce signal n'est crédible que si chacune des
parties dispose aussi de moyens de signaler la fin de la volonté de coopérer ou les limites de la
coopération. Comme on l'a rappelé plus haut en mentionnant les travaux de Harrigan [1987],
la volonté de coopération n'est pas stable au cours du temps. La crédibilité du contrat comme
signal de la volonté de coopérer n'est donc que temporaire. Il convient donc de la faire
perdurer en manifestant tout au long du processus coopératifs, cette volonté de continuer à
adopter un comportement coopératif. Ceci repose sur l'acceptation au long du processus de
co-innovation de contraintes formelles de plus en plus précises. Ces dernières sont
concevables car au fur et à mesure du déroulement de la transaction, la connaissance sur les
comportements et apports des parties, sur l'output du processus s'affine. On peut donc
concevoir un contrat plus complet. Chaque partie va accepter de nouvelles contraintes qui lui
lie de plus en plus étroitement les mains car cela lui permet de signaler à son partenaire son
attitude coopérative. En effet, les obligations contractuelles auxquelles chacun consent sont
moins destinées à êtres exécutés en l'état qu'à être des signaux de la volonté de ne pas trahir
l'autre … comme le font, par exemple, les distributeurs d'IBM qui acceptent la clause
d'exclusivité sur les produits périphériques.
***
Le contrat apparaît au total comme un mécanisme de gouvernance des transactions de
coopération (i. e. des processus de co-innovation) dans le sens où il est nécessaire à l'adoption
de comportement coopératifs (i. e. privilégiant les intérêts communs à long terme par aux
intérêts individuels à court terme). Dans le même temps, il n'apparaît que comme un dispositif
incomplet qui ne peut en aucun cas être une condition suffisante de la coopération. Il
contribue à établir des gardes fous qui encadrent le comportement des parties, mais il ne
permet pas à lui seul de garantir qu'elles adopteront toujours des comportements coopératifs.
— 17 —
La coopération apparaît comme un processus qui n'est que partiellement encadré par le
contrat.
Plus exactement, comme on vient de le noter c'est la construction même du contrat, sa
construction permanente et progressive ; qui est l'un des gages principaux de la coopération.
Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que la littérature sur la coopération s'intéresse
relativement peu au contrat. D'une part, le contrat n'est qu'un élément parmi d'autres dans la
genèse et l'entretien d'un processus coopératif. D'autre part, il ne semble pas véritablement
possible de dégager, au-delà de caractéristiques très générales, les spécificités d'un contrat de
gouvernance d'une transaction de coopération car elles n'existent pas. La manifestation de la
volonté de coopérer manifestée à travers le processus même de construction du contrat,
importe plus que le détail des caractéristiques de ce dernier.
Cette incomplétude de la coordination contractuelle explique qu'on s'intéresse au rôle joué par
l'environnement institutionnel.
3 Institutions et coopération
Le cadre institutionnel joue un double rôle dans la gouvernance des relations. D'abord, il
soutient la crédibilité des engagements contractuels. Tout contrat n'a de sens que parce qu'il
est un accord entre des parties qui produit des effets vis-à-vis de tiers. Ces tiers contribuent
notamment à l'exécution des contrats et donnent ainsi une force et une crédibilité à
l'engagement bilatéral. Ensuite, les contrats sont incomplets et sont complétés par les
institutions.
Avant de revenir sur ces points, il importe de revenir sur la notion d'institutions (§ 31).
3.1
Institutions et Cadre Institutionnel
En suivant North [1990], les institutions sont les contraintes qui s'imposent aux individus et
influencent leurs comportements. Elles sont soit formelles, soit informelles suivant qu'elles
sont des dispositifs intentionnels ou qu'elles résultent de processus inintentionnels
d'émergence. Elles sont composées d'une association de règles et d'organisations (Cf.
Brousseau [2000]). Les premières sont des normes de comportement qui sont auto-exécutoires
ou non. Les règles auto-exécutoires sont par exemple les conventions, soit parce que la nature
même de la règle rend son application par chacun obligatoire (Lewis [1969]), soit parce que la
règle est constitutive d'une identité collective et que son non-respect équivaut à auto-exclusion
d'une communauté (Granovetter [1985]). Les règles non-auto exécutoires exigent que soient
mis en œuvre des mécanismes pour les rendre exécutoires. Ces mécanismes sont en général
gérés par des organisations (qualifiées d'organisations institutionnelles). Les organisations
institutionnelles ne participent pas simplement de la mise en œuvre des règles collectives en
assurant leur exécution. Elles sont aussi là pour construire les règles (intentionnelles) et pour
les compléter quand elles sont incomplètes.
— 18 —
Les travaux de Milmgrom, North, Weingast [1990], Ménard [1996], Bessy & Brousseau
[1998], Brousseau [1999] ont aussi contribué à mettre en évidence l'existence de deux
catégories d'institutions. Les premières publiques et générales, s'imposent à l'ensemble des
agents qui sont de leur ressort. Elles sont largement fondées sur l'ancrage territorial des
individus et des collectifs qui a pour effet d'imposer un type d'institutions publiques et
générales à une population sans qu'il soit possible pour quiconque d'échapper à cette
conséquence de sa localisation géographique. Les secondes privées et spécialisées sont
fondées sur un principe d'adhésion volontaire en fonction du partage d'un certain nombre de
caractéristiques communes. Des individus choisissent d'adhérer (ou de construire) des
institutions privées parce qu'elles vont leurs permettre de gérer des problèmes de définition de
droits d'usage ou de coordination qu'ils partagent avec d'autres individus.
Comme le souligne North [1990], les problèmes de coordination sont toujours résolus
simultanément à un niveau individuel (ou plutôt bilatéral) et collectif. L'intérêt de la
résolution interindividuelle est qu'elle permet une adaptation fine des solutions aux
spécificités de la transaction ou de la situation. Elle est en revanche coûteuse parce que les
parties doivent consacrer des ressources à négocier, gérer et rendre exécutoire des accords.
Les institutions permettent de socialiser et de bénéficier d'économies d'échelle, d'expérience et
d'envergure concernant ces coûts. En revanche, constituent des solutions qui ne sont pas
finement adaptées aux spécificités de chaque transaction engendrant des coûts de mauvaise
adaptation. Les institutions privées permettent un arbitrage entre ces deux extrêmes (Cf.
Brousseau [2000], Brousseau & Fares [2000]). Elles sont plus spécialisées que les institutions
générales de la société et plus collectives que les structures de gouvernance bilatérales.
Il en résulte des complémentarités entre les trois niveaux de gouvernance des relations
interindividuelles (Brousseau & Fares [2000]). Primo, chacune est apte à résoudre des
problèmes mal résolus par les autres du fait de la spécificité plus ou moins grande des
différentes dimensions de la coordination. Secundo, elles peuvent se soutenir mutuellement.
Ainsi, la capacité d'enforcement des institutions publiques — qui découle du monopole de la
violence légale dont bénéficie l'Etat — est mise au service de la crédibilisation des
engagements contractuels ou des règles mises au point par les institutions privées. À l'inverse,
elles peuvent garantir que les dispositifs collectifs privés ne sont pas utilisés de manière
collusive. Arrighetti, Bachmann & Deakin [1997] citent plusieurs exemples de ces
complémentarités entre institutions publiques et générales et institutions privées et
spécialisées.
3.2
Influence du cadre institutionnel (de l'environnement contractuel) sur
contrats
Dans son fameux travail sur les relations interentreprises, Macaulay [1963] signalait déjà
l'importance des réseaux informels et des institutions intermédiaires dans l'encadrement des
processus d'ajustements mutuels et gestion des contentieux. Ainsi c'est à tort que l'on mobilise
souvent cette référence pour mettre en exergue le rôle clé de la confiance dans la gestion des
— 19 —
relations interfirmes. D'autant que Macaulay comme plus tard Beale & Dugdale [1975],
insistait également sur l'importance du droit comme mécanisme assurant la sécurité résiduelle
des engagements. La contribution de MacNeil [1974] doit aussi être interprétée dans la même
veine. Les institutions, privées comme publiques, jouent un rôle essentiel dans la gestion des
relations bilatérales. Elles sont complémentaires des contrats dans le sens où elles permettent
la contractualisation, à la fois en définissant la capacité à contracter des agents (Brousseau &
Glachant [2000]) et en assurant en grande partie l'exécution des contrats (Ménard [2000]).
Elles sont aussi des substituts à ces derniers dans la mesure où elles permettent d'assurer en
partie la coordination grâce aux règles qui leur permettent soit de se coordonner, soit de
limiter leurs besoins de négociation (MacNeil [1974]).
Le cadre institutionnel joue donc un rôle clé dans la gouvernance de la coopération dans la
mesure où il influence directement la capacité des agents économiques à garantir la crédibilité
de leurs engagements. À cet égard les résultats d'un certain nombre d'enquêtes internationales
récentes sont tout à fait intéressants (Cf. Deakin, Lane, Wilkinson [1997], Deakin & Michie
[1997], Arrighetti, Bachmann & Deakin [1997]). Elles signalent :
•
que la capacité à coopérer est plus ou moins favorisée par le cadre institutionnel. Plus
précisément, plus ce dernier tend à être complet, plus la coopération peut reposer sur des
procédures d'ajustement mutuelles relativement flexibles et relativement informelles car le
cadre institutionnel protège chacun des partenaires contre le comportement opportuniste
de l'autre;
•
que les formes de contrats optimales pour assurer la coopération dépendent du cadre
institutionnel. Plus ce dernier est incomplet et incertain, plus un contrat formel est
nécessaire.
Plus précisément :
•
en Allemagne, l'environnement institutionnel est très sécurisé et très complet, notamment
parce que le cadre législatif stable est complété par de nombreuses institutions privées au
sein des industries. Cela permet aux partenaires de se coordonner via des contrats de long
terme manifestant simplement la volonté de coopérer (contrats cadre) et des arrangements
informels qui règlent la coordination au jour le jour ;
•
en Grande-Bretagne, le formalisme juridique oblige les parties à se reposer sur des
mécanismes contractuels formels pour gérer les processus de coopération. Des contrats
cadres doivent êtres complétés par des contrats de court terme répétés qui gèrent la
coordination opérationnelle concrète. Seules les entreprises relevant d'industrie où existent
des traditions de coopération sectorielles — matérialisées par des normes —, peuvent
facilement coopérer via des processus plus informels. Ces derniers favorisent la
coopération qui devient moins "lourde" à gérer et moins coûteuse ;
— 20 —
•
en Italie, la grande incertitude juridique, et plus généralement l'instabilité
environnementale obligent les entreprises engagées dans des processus de coopération à
les régir par la répétition de contrats de courts termes. Bien entendu, des dispositifs
informels locaux (Cf. les districts) permettent de palier cette incomplétude du cadre
juridique.
Au total, on retrouve l'idée développée dans Bessy & Brousseau [1998] à propos des marchés
de technologie. Il y a substituabilité partielle entre le cadre institutionnel et les mécanismes
contractuels. Plus le cadre institutionnel est complet, moins la coordination par les contrats est
nécessaire car les agents peuvent se coordonner très largement grâce aux dispositifs collectifs
qui leur permettent à la fois de se coordonner et de garantir leurs arrangements informels. Il
en résulte une baisse des coûts de gouvernance qu'ils supportent directement. Toutes choses
égales par ailleurs, un cadre institutionnel complet et adapté favorise la coopération.
3.3
Rôle des institutions intermédiaires
Les acteurs ont peu de prises sur les institutions publiques et générales de la société. En
revanche, les institutions privées et spécifiques sont plus manipulables. Telle est la raison
pour laquelle une littérature récente met l'accent sur la manière dont ces institutions sont
créées et modelées, ainsi que sur leur rôle.
Ces institutions jouent au moins trois rôles :
•
d'abord, elles participent de la définition de règles spécifiques, à la fois en fournissant des
grilles de traduction de règles générales forcément éloignées des pratiques concrètes pour
garantir leur applicabilité dans de nombreux contextes spécifiques et différents, et en
créant des règles spécifiques. Les syndicats professionnels, les instances de normalisation,
les associations professionnelles jouent de tel rôle. Elles permettent, comme cela est
illustré dans Bessy & Brousseau [1997] de donner une signification pratique précise à des
notions comme celle de "pratiques acceptables" (fair practice) ou d'"usage" ("selon
l'usage") qui simplifient considérablement la rédaction des contrats et leur exécution, ou
même permettent de s'en passer ;
•
ensuite, elles contribuent à rendre exécutoire ces règles, notamment en organisant la
circulation de l'information entre les membres d'une communauté. Comme Milgrom,
North, & Weingast [1992] le soulignent, la probabilité d'adoption de comportements
opportunistes au sein d'une communauté découle directement de la capacité de chacun à
identifier les opportunistes potentiels. Ils sont en effet exclus de facto du marché parce que
plus personne ne prend le risque de transacter avec eux. Cela est "naturel" dans une
communauté fermée et de petite taille. Lorsqu'une communauté s'agrandit, soit une entité
se charge de centraliser l'information et, le cas échéant, d'exclure du marché les
opportunistes, soit il faut mettre au point un dispositif restaurant une circulation parfaite
de l'information entre les membres. Bessy & Brousseau [1998] ou Fafchamps [1997]
— 21 —
identifient à cet égard le rôle d'intermédiaires spécialisés respectivement sur les marchés
de technologie ou sur celui du crédit interentreprises en Afrique. Enfin, comme le note
Pirrong [1995], les institutions privées peuvent participer de l'effort de "mesure" des
acteurs, ce qui rend les transactions plus vérifiables et diminue considérablement la
probabilité d'opportunisme.
•
enfin, les institutions privées et spécialisées peuvent fournir des arènes pour la résolution
des conflits. Même si, comme le note Raynaud [1998] (en se référant d'ailleurs à l'analyse
de Williamson [1985] sur la firme autogérée), l'efficacité des mécanismes privés de
résolution des conflits n'est pas toujours assurée du fait des difficultés pour les membres
d'une coalition de se sanctionner mutuellement, la résolution privée des conflits présente
un certain nombres d'avantages : confidentialité, spécialisation, rapidité, (etc.) qui
contribuent à leur conférer une grande efficacité relative.
Comme le notent Libecap [1989] ou Pirrong [1995], l'émergence de ces institutions dépendant
largement de la répartition des gains en bien-être entre leurs membres. Elle découle aussi de
l'organisation pré-exsitante de l'industrie (Brousseau [2000]).
Au total, les institutions apparaissent comme les compléments des contrats pour gouverner les
transactions de coopération. D'abord, l'incomplétude de chacun des "niveaux" de gouvernance
tend à se compenser, même s'il est impossible de disposer de mécanismes annihilant toute
velléité d'opportunisme. Ensuite, les agents économiques sont en mesure de construire à la
fois des mécanismes de gouvernance contractuels et institutionnels (privés). Ils jouent donc
sur les deux registres. Institutions et contrats sont complémentaires fonctionnellement et
comme catégories de l'action.
4 Conclusion
L'efficacité et, tout simplement, la réalisation de processus de co-innovation, marqués par de
fortes incertitudes et une faible vérifiabilité intrinsèque, dépendent donc de la mise en œuvre
de dispositifs de gouvernance adéquats. Derrière la notion souvent invoquée de confiance, il y
a en fait la mise au point, ou en tous les cas l'appui, de dispositifs contractuels et
institutionnels qui contraignent les comportements individuels et les soutiennent.
Prendre conscience de l'importance de la gouvernance pour rendre possible la gestion de
processus de coopération entre individualistes rationnels est essentiel car cela renvoie à des
variables de décision manipulables tant par les acteurs que par les pouvoirs publics.
En matière de politiques publiques, ce qui précède suggère que les politiques de la
concurrence ou de la technologie devraient plus systématiquement prendre en compte les
institutions privées et leur rôle. S'il importe d'exercer sur elles une surveillance pour pallier les
risques de collusions entre les membres de l'industrie, notamment dans les phases
d'exploitation de l'innovation, il est dans le même temps primordial de favoriser l'essor des
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coopérations. Cela suggère une politique d'appui aux institutions privées et spécifiques (tant
sur le plan financier qu'en renforçant leurs capacités à rendre exécutoire certaines règles ou
décisions). Cela conduit également à considérer avec prudence, dans le cadre des politiques de
la concurrence, les arrangements contractuels et institutionnels permettant une coordination
étroite des plans de firmes engagées dans les processus de co-innovation. Dans la pratique,
cela n'est pas toujours simple car il ne s'agit pas nécessairement de processus de R&D en
bonne et due forme. Si l'innovation peut être technologique, elle peut aussi être commerciale
ou organisationnelle.
Concevoir des politiques est d'autant plus délicat qu'en matière contractuelle et
institutionnelle, les spécificités des situations et l'inventivité des acteurs sont telles qu'il est
impossible de faire l'inventaire des "bonnes pratiques" ; d'autant que comme nous l'avons
rappelé plus haut elles dépendent de la spécificité des processus et des cadres institutionnels
de référence. Il convient donc surtout d'imaginer des organes de régulation publique capable
de comprendre intimement la singularité des enjeux et des pratiques des différentes industries.
Cela plaide sans aucun doute pour des organes de régulation très spécialisés et capables de
mobiliser un haut niveau d'expertise.
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