Review - Université catholique de Louvain

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Weboeconomia, The Œconomia Book Review Online, October 2011 Pierre Dehez, Review of: The world as a Mathematical Game. John von Neumann and Twentieth Century Science, Giorgio Israel et Ana Millán Gasca The World as a Mathematical
Game. John von Neumann
and Twentieth Century
Science.
Giorgio Israel et Ana Millán
Gasca
Par : Pierre Dehez
Université catholique de Louvain
[posted Octobre 2011]
Birkhäuser, Basel, 2009, 219 pages
ISBN: 978-3764398958
The World as a Mathematical Game. John von Neumann and Twentieth Century Science de Giorgio Israel et d’Ana Millán Gasca est bien plus qu'une nouvelle biographie de John von Neumann. C’est un livre qui replace sa vie et ses contributions scientifiques dans le contexte de l’histoire politique et scientifique du premier vingtième siècle. Davantage, il met bien en perspective le rôle qu'ont joué ses contributions à la théorie des jeux et à la théorie économique dans les développements ultérieurs de la science économique, au prix parfois d’orientations non souhaitées par von Neumann lui‐même. L'ouvrage retrace d'abord la trajectoire proprement biographique de von Neumann, de sa Hongrie natale aux États‐Unis, en passant par l'Allemagne, l'Autriche et la Suisse, À l'âge de 18 ans, il commence des études de mathématiques à l'université de Budapest, pour ensuite bifurquer vers le génie chimique qu'il étudie à l'Université de Berlin et à l'Ecole polytechnique de Zürich. Quatre ans plus tard, il obtient son diplôme d'ingénieur, en même temps qu'il défend sa thèse de doctorat en mathématiques. Il part ensuite à l'université de Göttingen où il travaille aux côtés de Hilbert aux fondements axiomatiques de la mécanique quantique. C'est là qu'il rencontre le physicien Robert Oppenheimer, avec lequel il collaborera plus tard. Les évènements des années 30 en Europe l'amènent aux États‐Unis. Dès 1930, il est nommé Professeur à l'Université de Princeton et obtient la citoyenneté américaine en 1937. Pendant la seconde guerre mondiale, von Neumann participe très activement à l’effort de guerre, en tant que conseiller du gouvernement Weboeconomia, The Œconomia Book Review Online, October 2011 Pierre Dehez, Review of: The world as a Mathematical Game. John von Neumann and Twentieth Century Science, Giorgio Israel et Ana Millán Gasca américain pour les questions militaires. Il s’implique dans le développement de la bombe A et il fera partie de ceux qui, après guerre, défendront le maintien du programme nucléaire et le développement de la bombe H. À ce titre, il est reconnu comme l’un des théoriciens de la "destruction mutuelle assurée" et s'est ainsi trouvé opposé à d'autres scientifiques renommés, dont Einstein et Oppenheimer. Parallèlement, les années 1940 voient l’apparition des premiers ordinateurs dont von Neumann entrevoit les possibilités en termes de puissance de calcul. Il participe activement à leur développement. Lorsqu’il disparaît en 1957, il travaillait d’ailleurs sur la théorie des automates et s'intéressait aux liens entre ordinateurs et fonctionnement du cerveau humain. Tout l'intérêt de l’ouvrage d'Israel et Millán Gasca est de nous éclairer sur certaines prises de position de von Neumann en matière d'analyse économique. Von Neumann est d'abord un mathématicien dont les contributions théoriques sont toutes marquées par l'approche axiomatique. Il contribue ainsi à la théorie des ensembles et aux fondements mathématiques de la physique quantique. Mais au‐delà des développements en mathématiques et en physique théorique auxquels il a pris part, apparaît chez lui l'idée que l'approche scientifique devrait être capable de résoudre les problèmes économiques et sociaux auxquels la société est confrontée, un idéal partagé avec d’autres scientifique qui ont vécu la crise de 1929 et ses conséquences. (Une préoccupation qui trouve aujourd'hui un écho avec le Economic Manhattan Project initié par un groupe de scientifiques, en réponse à la crise de 2007). Von Neumann se place ainsi dans le prolongement de l'époque des Lumières, qui a jeté les bases d’une gestion scientifique de la société avec l'avènement des mathématiques sociales de Condorcet. C'est évidemment l'ouvrage sur la théorie des jeux Theory of Games and Economic Behaviour (Princeton University Press, 1944 ; 1953 pour la troisième édition) coécrit avec Oskar Morgenstern, qui constitue le point culminant de ce projet, ouvrage considéré comme la pierre angulaire de l'analyse économique moderne. Son idée, en effet, est de refonder l'analyse économique sur la base de la théorie des jeux, dans un cadre axiomatique. Plus, cette démarche s’accompagne, chez von Neumann, d’un rejet de la théorie marginaliste. Ainsi, il s'est montré très critique de l'ouvrage de Samuelson, Foundation of Economic Analysis (Cambridge University Press, 1947), dans la mesure où l’approche de Samuelson reposait sur la théorie marginaliste qu'il considérait comme totalement dépassée. Le projet de Von Neumann et Morgenstern fût un succès immédiat : on assiste dès les début des années 50 à une explosion des contributions en théories des jeux, dont témoigne par exemple la série des Contributions to the Theory of Games éditées par l'Université de Princeton sous la direction d'Harold W. Kuhn et Albert W. Tucker. Weboeconomia, The Œconomia Book Review Online, October 2011 Pierre Dehez, Review of: The world as a Mathematical Game. John von Neumann and Twentieth Century Science, Giorgio Israel et Ana Millán Gasca L'ouvrage de von Neumann et Morgenstern est également considéré comme un des fondements du renouveau de l’économie mathématique et du modèle d'équilibre général, modèle auquel sont associés les noms de Kenneth Arrow et Gérard Debreu. Il y a là un paradoxe : les contributions des années 50 se sont focalisées sur la démonstration de théorèmes d'existence d'un équilibre, dans le cadre d’un modèle purement concurrentiel qui nie l'interdépendance qui est pourtant au cœur de la théorie des jeux (Von Neumann et Morgenstern identifient cette position avec l’Ecole de Lausanne). Von Neumann avait à l'esprit le développement d'une approche propre aux sciences sociales, reposant sur l'interdépendance entre les différents acteurs, typiquement peu nombreux, alors qu'en fait, le développement de l'économie mathématique s'est cantonné au modèle d'équilibre général de concurrence parfaite qui néglige cette interdépendance. Il ne suffisait donc pas d'introduire de nouveaux outils mathématiques, comme l'analyse convexe et l'analyse fonctionnelle, pour faire progresser l'analyse économique. L'utilisation de ces nouveaux outils a certes permis de s'affranchir des limites de l'analyse infinitésimale, conduisant certes à des "progrès" en termes de généralité et d'élégance, mais progrès qui, avec le recul, ne sont en rien fondamentaux. L’approche différentielle a d’ailleurs connu un regain d’intérêt dans les années 1980 (Mas‐Colell, 1985). Enfin, Israel et Gasca analysent une prise de position de von Neumann rarement commentée : sa critique de la contribution de John Nash, qu'il considérait comme un simple théorème de point fixe. Certes, ce résultat généralisait le théorème du minimax qu'il avait lui‐même démontré en 1928 mais il regrettait que, dans la foulée de la contribution de Nash, l'approche non coopérative soit privilégiée. L'impulsion donnée à la théorie des jeux par l'ouvrage de von Neumann et Morgenstern est unanimement reconnue, mais la direction qui a été prise par la suite ne s'inscrivait pas dans la perspective tracée par von Neumann. L'approche coopérative, dont il avait jeté les bases, a certes connu des développements importants, mais elle reste mineure face à l'approche non coopérative qui traverse toute l'analyse économique, encore de nos jours. Dans l'ouvrage de von Neumann et Morgenstern, les ensembles stables constituent le concept de solution principal, mais ce concept n'a en fait connu que très peu de développements. En deux mots, l'idée est de retenir les ensembles d'allocations qui sont à la fois stables en interne (aucune allocation de l'ensemble n'est dominée par une autre allocation de l'ensemble) et en externe (toute allocation hors de l'ensemble est dominée par une allocation de l'ensemble).1 Il s'agit d'un concept, à la fois complexe et profond, qui a inspiré l'ouvrage de Joseph Greenberg The Theory of Social Situations (Cambridge University Press, 1990), ouvrage remarquable dont le projet ambitieux n'a malheureusement pas connu le succès qu'il mérite. On constate 1
Une allocation est dominée par une autre s'il existe un groupe de joueurs qui xxxx une allocation
alternative qui est à la fois meilleure et réalisable pour un groupe de joueurs.
Weboeconomia, The Œconomia Book Review Online, October 2011 Pierre Dehez, Review of: The world as a Mathematical Game. John von Neumann and Twentieth Century Science, Giorgio Israel et Ana Millán Gasca par contre que le concept plus élémentaire et limité de noyau (core) introduit par Donald Gillies en 1953 occupe aujourd’hui encore une place centrale en théorie des jeux coopératifs. On est en droit de se poser la question de savoir si la survie de certains concepts n'est pas tout simplement lié à leur simplicité. Références bibliographiques Gillies, Donald B. 1953. Some theorems on n‐person games. Ph.D. thesis, Princeton University Greenberg, Joseph. 1990. The Theory of Social Situations : An alternative Game‐Theoretic Approach. Cambridge : Cambridge University Press von Neumann, John and Oskar Morgenstern. [1944] Theory of Games and Economic Behavior. Princeton, N.J.: Princeton University Press Mas‐Colell, Andreu. 1985. The theory of general economic equilibrium: a differentiable approach. Cambridge; New York: Cambridge University Press Samuelson, Paul Anthony. [1947] 1983. Foundations of Economic Analysis, Cambridge Mass. and London : Harvard University Press