UNIVERSITÉ CONCORDIA

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UNIVERSITÉ CONCORDIA
ARBITRAGE DE GRIEF
EN VERTU DU CODE DU TRAVAIL DU QUÉBEC (L.R.Q., c. C-27)
ENTRE :
UNIVERSITÉ CONCORDIA
(L’ « EMPLOYEUR »)
ET :
SYNDICAT DES EMPLOYÉ-E-S DE SOUTIEN DE L’UNIVERSITÉ CONCORDIA
(LE « SYNDICAT »)
ET :
MADAME K.A.S.
(LA « PLAIGNANTE»)
ART. 3; 35; 36; 2858 C.C.Q. – VIE PRIVÉE – FILATURE - EXCLUSION DE LA PREUVE –
DÉCONSIDÉRATION DE L’ADMINISTRATION DE LA JUSTICE
______________________________________________________________________________
SENTENCE ARBITRALE INTERLOCUTOIRE
______________________________________________________________________________
Tribunal :
Me Serge Brault, arbitre unique
Comparutions pour l’Employeur :
Me Geneviève Desmarais, service juridique,
Université Concordia, procureure, assistée de :
M. Maurice René de Cotret, directeur, relations de
travail
M. Hugues Thibault, conseiller, relations de travail
Comparutions pour le Syndicat :
Me Edward Kravitz (FEESP-CSN), procureur,
assisté de :
Mme Danielle Berthiaume, présidente
Mme K.A.S., plaignante
Date d’audience :
Lieu d’audience :
Date de la sentence :
31 mai 2010
Montréal
14 septembre 2010
Adjudex inc.
1003-2115-QP
SA 573-10
2
I
INTRODUCTION
[1]
Le dossier concerne une affaire de congédiement d’une salariée accusée d’avoir
abusé de l’assurance invalidité. Cette sentence interlocutoire décide d’une requête visant
à exclure de l’instruction au fond, donc à faire déclarer irrecevables, certains éléments
factuels recueillis au moyen de deux filatures. On demande l’exclusion du témoignage
des enquêteurs privés chargés de ces filatures, de leurs rapports ainsi que des captations
vidéo qu’ils ont faites. On demande également d’exclure le rapport d’un psychiatre
réalisé sur la foi de ces rapports des enquêteurs privés.
[2]
Le grief au fond remonte au 18 novembre 2009. Il est présenté par le Syndicat des
employé-e-s de soutien de l’Université Concordia (CSN), le Syndicat, au nom d’une
salariée que pour des raisons qui apparaissent plus loin nous appellerons madame K.A.S.,
la plaignante, congédiée le 4 du même mois par l’Université Concordia, l’Employeur ou
l’Université.
[3]
Ce jour-là, la plaignante qui est en congé de maladie depuis janvier précédent est
remerciée dans les termes suivants :
Nous avons, le 27 octobre dernier, reçu confirmation de notre médecinexpert, le Dr Jacques Gagnon, que les activités auxquelles vous vous êtes
livrée du 7 au 13 aout et du 2 au 9 octobre dernier sont incompatibles
avec la situation que vous lui décriviez lors de son examen du 21
septembre.
En aout dernier, lorsque notre assureur a refusé votre réclamation
d’invalidité de longue durée, vous avez communiqué avec Mme Cornelia
Kupfer et lui avez affirmé que, contrairement à ce qu’a allégué notre
assureur, vous ne travailliez pas au centre de beauté [...], or nous avons
des preuves à l’effet que :
-
Le 8 aout, vous y étiez à compter de 11h43 et que vous n’aviez pas
quitté ces lieux vers 15 heures;
-
Vous y étiez également le matin du 12 aout pour quitter à 18 heures.
-
Vous y étiez encore le matin du 13 aout et avec quitté vers 16 heures.
Lorsque je vous ai interrogé à ce sujet, vous m’avez dit y aller pour des
manucures, pédicures et massages et vous avez nié y avoir passé une
journée complète.
3
Le 21 septembre, lors de l’examen médical, vous avez dit au Dr Gagnon
que vous deviez dormir le matin et encore l’après-midi, que vous n’aviez
pas l’énergie pour faire plus que l’essentiel pour votre maisonnée, que
vous sortiez très peu de la maison.
Or, vous avez été observée le 7 octobre :
-
à accompagner votre mère à une clinique et deux CLSC, sur la RiveSud,
-
à rencontrer par la suite une personne pour diner à Ville SaintLaurent et vous rendre ensuite avec cette personne à un hôtel situé sur
la Côte-de-Liesse, avant de retourner chez vous vers les 15 heures.
Vous avez été observée le 8 octobre :
-
à arriver chez vous à 9h31 le matin, pour ensuite faire diverses
courses et rentrer chez vous vers 14 heures 44;
-
à sortir de nouveau vers 17h00 pour faire d’autres courses et ensuite
vous entrainer à un centre Énergie-Cardio.
Vous avez été observée le 9 octobre :
-
à quitter votre résidence vers 10h40, pour vous rendre à la banque et
ensuite, au centre Énergie-Cardio, jusqu’à 12 heures 09;
-
à quitter de nouveau votre résidence avec deux jeunes filles pour faire
diverses courses jusqu’à 16 h pour ensuite louer un véhicule et partir
sur l’autoroute 40, en direction est.
Le 12 octobre à 17h37, votre véhicule était toujours stationné au bureau
de location et il n’y avait pas de véhicule à votre résidence.
Vous m’avez confirmé qu’effectivement, vous avez dit au Dr Gagnon que
vous deviez dormir le matin et l’après-midi. La surveillance effectuée
contredit cette affirmation.
Vous avez menti lors de notre rencontre du 30 octobre quant à votre
présence au salon de beauté [...] et vous n’avez pu offrir d’explication
valable quant à vos autres activités.
Nous croyons que vous avez simulé une invalidité et que vous avez ainsi
frauduleusement reçu des prestations de congé de maladie et des
prestations d’assurance invalidité de longue durée.
En conséquence de ces actes, je dois vous aviser que vous avez
irrémédiablement rompu le lien de confiance qui doit exister entre
l’université et vous, à titre d’employée, et que nous mettons fin à votre
emploi à compter d’aujourd’hui.
4
[4]
Dans une lettre du 19 mai 2010 à sa vis-à-vis, le procureur syndical précisait
l’objet de la demande interlocutoire dont il est question ici :
La présente vise clarifier l’objection à la preuve qui sera débattue devant
Me Serge Brault le 31 mai prochain.
Afin de dissiper toute ambigüité, soyez avisée que nous demanderons à
Me Brault d’exclure de la preuve les rapports de filature datés des 19 aout
et 19 octobre : le ou les DVD produit(s) lors de la filature; le témoignage
des enquêteurs relativement à toute matière vue lors de la filature ainsi
que le rapport de Docteur Jacques Gagnon daté du 27 octobre 2009; étant
donné que ce rapport est basé uniquement sur les éléments vus lors de la
filature.
Comme vous le savez, notre objection est basée sur la violation des droits
fondamentaux de [la plaignante], notamment son droit à la vie privée.
Nous plaiderons que d’admettre les preuves énumérées ci-dessus serait
susceptible à déconsidérer l’administration de la justice.
[5]
Les dispositions pertinentes de la convention collective sont les suivantes :
Article 4 Droits et obligations de la direction
4.01 L’Université a le droit et le devoir de diriger et d’administrer
efficacement conformément à ses droits et obligations, sous réserve des
dispositions de la convention collective.
Article 36 Congés de maladie
36.01 Le but du programme de congés de maladie est de compenser pour
la perte de salaire, toute personne salariée qui ne peut faire son travail
habituel suite à une maladie ou un accident autre qu’un accident de
travail.
Le coût du régime est entièrement défrayé par l’Université.
36.02 a) La personne salariée qui devient invalide suite à une maladie ou
un accident a droit à des congés de maladie payés n’excédant pas quatre
(4) mois. Après quatre (4) mois, elle est protégée par les dispositions du
régime d’assurance pour invalidité à long terme prévu à la clause 37.01.
[...]
[6]
Sont également pertinentes les dispositions suivantes du Code civil du Québec :
3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à
la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son
nom, de sa réputation et de sa vie privée.
Ces droits sont incessibles.
35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.
5
Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que
celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise.
36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie
privée d'une personne les actes suivants:
1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;
2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;
3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans
des lieux privés;
4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;
5° Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute
autre fin que l'information légitime du public;
6° Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres
documents personnels.
2858. Le tribunal doit, même d'office, rejeter tout élément de preuve
obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés
fondamentaux et dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer
l'administration de la justice.
Il n'est pas tenu compte de ce dernier critère lorsqu'il s'agit d'une
violation du droit au respect du secret professionnel.
II
PREUVE
[7]
Au moment de son congédiement, la plaignante, veuve et mère de deux enfants
d’âge mineur, travaille chez l’Employeur depuis 2004. Elle y occupe depuis deux ans à
titre temporaire un poste clérical d’assistante à la faculté de génie.
[8]
Souffrant selon son médecin traitant de dépression majeure, la plaignante
s’absente en congé de maladie à compter de janvier 2009. Elle bénéficie alors des
dispositions de la clause 36 de la convention collective. Elle conserve son salaire usuel
pendant ses quatre premiers mois d’absence après quoi un régime d’assurance invalidité
long terme prend le relais, régime administré par la Great-West Life, l’assureur.
6
[9]
Le 4 mai 2009 l’assureur informe la plaignante qu’elle passera sous le régime
d’assurance invalidité à compter du 22 du mois et cela, jusqu’au 7 juin 2009, date à
laquelle, selon notre compréhension de la preuve, son médecin traitant prévoit à l’époque
son retour en poste. L’assureur lui écrit alors :
This letter is to let you know that your Long Term Disability benefits have
been accepted to June 6, 2009, since your attending physician’s
authorised your absence from work for medical reason until June 7, 2009.
[10]
Subséquemment, la plaignante obtient une prolongation de son congé de maladie.
Elle en informe l’assureur à qui elle demande de prolonger ses prestations.
[11]
Toutefois, le 19 juin, l’assureur lui nie couverture et l’avise dans les termes
suivants qu’elle n’est plus éligible au régime d’assurance invalidité long terme :
This letter is to advise you that your Long Term Disability benefits have
been declined beyond June 6, 2009.
...
..., an individual will be deemed to cease to be disabled if he engages in
any gainful occupation except as provided in the Rehabilitation provision.
Based on the information on file we consider that you are engaging in
gainful occupation (.... Beauty Salon) and therefore you were not eligible
for benefits.
[12]
L’assureur affirme en gros que madame K.A.S. occupe désormais une fonction
rémunérée dans un salon de beauté, une situation incompatible avec la définition
d’invalidité de l’assurance.
[13]
Sur réception, la plaignante communique avec madame Cornelia Kupfer, cadre
responsable des dossiers d’invalidité au service des ressources humaines de l’Université.
Comme question de fait, l’assureur avait déjà prévenu ce service de sa décision de ne plus
indemniser la plaignante mais, selon la pratique en usage, il ne l’avait pas informé de ses
motifs.
[14]
Lors de leur conversation, c’est la plaignante qui fait part à madame Kupfer des
motifs de l’assureur et elle s’enquiert auprès d’elle de la façon d’en appeler de cette
décision dont elle nie le bien-fondé. La plaignante confie alors à madame Kupfer être
effectivement propriétaire du commerce mentionné par l’assureur mais elle nie y
7
travailler. Elle ajoute en avoir même confié la gestion à quelqu’un d’autre depuis le début
de son invalidité.
[15]
Madame Kupfer indique à la plaignante de communiquer avec l’assureur et de le
mettre au fait de la situation qu’elle vient de lui décrire. Ce que fera la plaignante. À
l’audience, madame Kupfer corrobore pour l’essentiel le témoignage de la plaignante au
sujet de la teneur de leur conversation.
[16]
Selon la documentation produite, l’assureur entreprend alors une enquête à la
demande de la plaignante afin de vérifier ses dires. Celle-ci lui avait fourni la
documentation suivante que lui demandait l’assureur dans une lettre du 28 juillet 2009 :
I thank you for taking the time to discuss your file with me today. I have
explained that additional documents are necessary to review your claim
with regards to the definition of disability and with regards to the amounts
of Long Term disability benefits. Please send us the following documents:
[17]
-
the income tax returns (forms and notice) for tax years 2007 and 2008,
both federal and provincial;
-
the monthly statements for the ... Beauty Salon since January 2009,
with supportive documents (receipts, pay slips, etc.); if you had other
active businesses since January 2009, you must also send the monthly
statements and supportive documents for each business;
-
the attached Declaration of activity, completed and signed.
Éventuellement l’assureur complète son enquête et informe la plaignante le
18 aout 2009 que ses prestations d’assurance invalidité seront rétablies, rétroactivement
au 6 juin 2009. L’assureur n’a pas été cité à comparaitre.
[18]
Il nous faut maintenant pour bien situer le litige reculer de quelques semaines et
revenir au début aout.
[19]
Au début aout, en effet, alors donc que l’enquête de l’assureur est toujours en
cours, monsieur Maurice René de Cotret, directeur du service des relations de travail,
s’enquiert auprès de madame Kupfer du moment prévu pour le retour au travail de la
plaignante. Madame Kupfer l’informe que ce retour est prévu pour le 6 octobre. Elle lui
fait part à la même occasion du fait que l’assureur a interrompu le versement de ses
prestations d’invalidité en juin au motif que la plaignante tirait des revenus d’un travail
d’un commerce qu’elle possède. Elle l’informe en même temps que madame K.A.S.
8
conteste cette décision, qu’une enquête de l’assureur est en cours et qu’une décision
finale de l’assureur est attendue.
[20]
Le 5 aout, le directeur des relations de travail demande à la firme de sécurité
Garda World de procéder à la filature de la plaignante. Une prise en filature aura
éventuellement lieu en vertu de deux mandats distincts confiés à Garda. Ils s’étaleront sur
8 jours, en deux temps : d’abord les 7, 8, 12 et 13 aout ; et ensuite les 7, 8, 9 et 12
octobre. S’en suivront deux rapports réalisés par deux enquêteurs, rapports transmis à
l’Employeur, assortis d’enregistrements vidéo d’une durée totale de 76 heures.
[21]
Le premier rapport de Garda, est du mois d’aout et seules ses premières pages ont
été produites. Il décrit ainsi le premier mandat confié à Garda :
Une employée est en congé de maladie pour dépression et anxiété.
L’employeur a comme information qu’elle détient un commerce : [...] et
soupçonne qu’elle y travaillerait. Notre mandat consistait à effectuer une
surveillance afin de documenter les activités et déplacements de
l’employée.
[22]
Interrogé sur ses raisons de demander une filature au mois d’aout, monsieur René
de Cotret répond que sa décision reposait entièrement sur les soupçons de l’assureur dont
madame Kupfer l’avait informé. Il reconnait en contre-interrogatoire ne pas avoir
consulté le service des ressources humaines à ce sujet ni avoir cherché à obtenir quelque
explication de la plaignante avant de mandater Garda. Son service n’a pas non plus fait
lui-même quelque vérification auprès du commerce appartenant à la plaignante pour voir
si celle-ci y travaillait. Il n’a pas non plus contacté l’assureur pour obtenir plus
d’information ni s’enquérir de l’état de son enquête.
[23]
Selon notre compréhension de la preuve, le médecin de la plaignante avait prévu
qu’elle effectue un retour progressif au travail à compter du 6 octobre 2009. À la
demande de l’Employeur, elle revoit le 21 septembre 2009 le docteur Jacques Gagnon,
psychiatre. Celui-ci est chargé de vérifier sa condition médicale, notamment son aptitude
à effectuer le retour progressif au travail recommandé par son médecin traitant.
[24]
Le docteur Gagnon fait rapport le 21 septembre 2009. Il conclut que la plaignante
est toujours dans un état d’invalidité totale temporaire et donc, contrairement à ce
qu’anticipait son médecin traitant, toujours inapte au travail.
9
[25]
Selon ce qu’affirme à l’audience monsieur René de Cotret, certaines affirmations
contenues au rapport du docteur Gagnon le rendaient sceptique. Notamment, lorsque le
médecin écrit que la plaignante sort moins souvent de la maison, se limitant aux
nécessités. Ou encore, qu’elle a besoin de se reposer chaque matin et souvent en aprèsmidi.
[26]
Il résulte de tout cela que le directeur des relations de travail trouve étrange que la
plaignante obtienne ainsi une autre prolongation de son congé d’invalidité. Il souhaite,
dit-il, à nouveau s’assurer que la plaignante n’a pas d’activités incompatibles avec son
état de santé allégué.
[27]
Interrogé sur l’origine de ses doutes et de sa méfiance devant le rapport du docteur
Gagnon, le directeur des relations de travail nie que le premier rapport de filature qu’il
avait en main depuis un mois ait été à l’origine de sa décision de demander une seconde
filature au début octobre.
[28]
Le directeur, qui convoque apparemment la plaignante à son bureau, demande
quelques jours avant à Garda de procéder à une seconde filature. Le second rapport de
Garda est daté du 19 octobre et décrit ainsi le mandat confié aux enquêteurs :
L’employée, qui est en congé de maladie pour dépression et anxiété, est
rencontrée par son employeur le 9 octobre. L’employeur désire connaitre
ses activités deux journées avant la rencontre. (Nous soulignons)
[29]
En pratique, la filature dure quatre jours. Une fois reçu le second rapport de
Garda, monsieur René de Cotret décide de communiquer la teneur de ses deux rapports
au docteur Gagnon à qui il demande de valider son opinion antérieure au sujet de la
condition de la plaignante. Le rapport subséquent du docteur Gagnon reproduira certaines
observations tirées des rapports de Garda.
[30]
Le docteur Gagnon, qui ne rencontre pas la plaignante ni Garda, adresse à
l’Université un nouveau rapport le 27 octobre 2009. Il y conclut en substance sur la foi
des observations de Garda que la plaignante n’était pas invalide et qu’elle lui a donc
menti.
10
[31]
Selon sa lettre de renvoi, la plaignante rencontre subséquemment monsieur René
de Cotret qui l’a convoquée pour s’expliquer. Le 4 novembre, elle est congédiée dans les
termes rapportés plus haut.
[32]
Un enquêteur de Garda a témoigné. Cette société a réalisé un DVD de près de
76 heures à l’occasion de ses mandats de filature de la plaignante. On peut la voir, ou ses
enfants, sa mère, dans différentes situations, certaines étant relatées dans la lettre de
congédiement. Ces images, dit l’enquêteur, ont toujours été captées à partir d’un lieu
public et documentent des situations observables par quiconque du public y aurait prêté
attention. (Certaines des observations rapportées dans la lettre de renvoi nous ont incité à
anonymiser le présent document.)
III
PLAIDOIRIES
Syndicat
[33]
Pour le procureur du Syndicat, l’article 2858 du Code civil du Québec [précité]
exige que l’on exclue du dossier au fond les deux rapports de filature, les témoignages s’y
rapportant ainsi que les captations vidéo ; de même, le rapport complémentaire du
médecin daté du 27 octobre 2009. Selon le procureur, la cueillette de ces éléments de
preuve s’est faite au moyen d’atteintes à la vie privée de la plaignante et leur utilisation en
l’instance serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
[34]
En effet, soutient Me Kravitz, l’Employeur n’avait au départ aucun motif sérieux
de recourir à la filature de madame K.A.S., une atteinte directe à sa vie privée. En outre,
selon lui, le procédé n’était aucunement nécessaire dans les circonstances. Le procureur
invoque la transparence de l’attitude de la plaignante lorsque la compagnie d’assurance a
cessé le versement de ses prestations d’invalidité en juin 2009. La plaignante, dit son
procureur, a rapidement communiqué avec le service des ressources humaines qu’elle a
elle-même informé des motifs de l’assureur. Le procureur rappelle que la plaignante a
11
demandé et obtenu conseil auprès de l’Université sur ce qu’elle devait faire pour lever ces
soupçons de l’assureur, soupçons dont elle niait le bien-fondé. Bref, elle n’aurait
aucunement cherché à dissimuler la situation.
[35]
À l’époque, poursuit Me Kravitz, l’Employeur ne pose aucune question à la
plaignante sur sa situation. Pourtant le seul motif qu’invoque l’Employeur pour faire
procéder à une filature, deux mois plus tard en aout, sera précisément cette interruption
des versements par l’assureur. Dans ces circonstances, dit Me Kravitz, le motif de
l’Employeur n’était pas sérieux, ni raisonnable.
[36]
En outre, soutient le procureur, cette prise en filature n’était aucunement
nécessaire. En effet, dit-il, l’Employeur disposait de bien d’autres moyens, dont il n’a pas
usé, pour obtenir les renseignements qu’il disait chercher. Ainsi, il aurait au moins pu
interroger la plaignante elle-même sur ses activités ou encore, vérifier auprès de l’assureur
ce que révélait son enquête. Il aurait également pu, soutient-il, par exemple, téléphoner
directement au salon de beauté pour demander si la plaignante y travaillait.
[37]
Selon Me Kravitz, l’Employeur n’est pas sérieux lorsqu’il affirme justifier la
seconde filature indépendamment de la première filature et strictement sur la foi de
certaines affirmations que fait le docteur Gagnon dans son rapport du 21 septembre 2009.
[38]
Pour le procureur, l’Employeur n’a fait état d’aucun motif sérieux pour douter de
l’honnêteté de la plaignante. De la sorte, ces filatures assorties de la captation de dizaines
d’heures d’images vidéo constituent des atteintes inadmissibles à sa vie privée.
[39]
Anticipant d’avance l’argument qui voudrait que les enregistrements faits dans
des lieux publics soient du coup inoffensifs, le procureur nie qu’il s’agisse là d’une
circonstance atténuante. La question, selon lui, est plutôt qu’on les a faits dans le cadre
d’une filature systématique de la plaignante, filature impliquant ses enfants, sa mère, son
ami ; durant 8 jours. En effet, dit-il, lieux publics tant qu’on voudra, tout ce temps on l’a
épiée, systématiquement suivie, et filmée dans ses moindres gestes. Et de manière
intrusive. Rien ne justifiait, par exemple, de la suivre et de la filmer avec ses enfants ou
encore, dans un hôtel avec un ami.
12
[40]
Il résulte de tout cela, conclut Me Kravitz, une violation flagrante et manifeste de
la vie privée de la plaignante. Cela étant, de permettre l’utilisation en arbitrage
d’éléments de preuve recueillis de la sorte déconsidérerait l’administration de la justice
au sens de l’article 2858 du Code civil du Québec ; d’où la demande qu’on les exclue du
dossier.
[41]
Le procureur a invoqué et commenté les autorités suivantes : Ville de Longueuil
c. Godbout, AZ-97111108 ; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du
papier c. Goodyear Canada inc., AZ-50461534 ; Syndicat des employées et employés
professionnels et de bureau, section locale 57 et Caisse populaire St-Stanislas de
Montréal, AZ-99141016 ; Ville de Mascouche c. Houle, AZ-50066665 ; Syndicat des
travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau,
AZ-50067177 ; Syndicat des fonctionnaires municipaux et professionnels de la Ville de
Sherbrooke et Ville de Sherbrooke, AZ-50536632 ; Ville de Sherbrooke c. Turcotte, 2009
QCCS 5767 (CanLII) ; Syndicat national des travailleurs des pates et papiers de
Donnacona inc. (CSN) et Produits forestiers Alliance inc., AZ-50487873 ; Bowater
Produits forestiers du Canada inc. – Papeterie de Donnacona c. Beaulieu, 2009 QCCS
3212 (CanLII) ; Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau,
section locale 575 et Caisse Desjardins Thérèse-de-Blainville, AZ-50530480 ; Veilleux c.
Compagnie
d’assurance-vie
Penncorp,
AZ-04019586 ;
Veilleux
c.
Compagnie
d’assurance-vie Penncorp, AZ-50394742 ; Tremblay c. Compagnie d’assurances
Standard Life, AZ-50497101 ; Compagnie d’assurances Standard Life c. Tremblay,
AZ-50636118 ; Amziane c. Bell mobilité, AZ-50264494.
Employeur
[42]
Commentant la preuve, la procureure de l’Employeur rappelle que c’est la
plaignante elle-même qui a communiqué avec le service des ressources humaines lorsque
l’assureur l’a informée en juin 2009 de sa décision de cesser le versement de ses
prestations d’assurance invalidité. Elle désirait alors s’informer de ses droits et niait par
ailleurs travailler à l’extérieur. Or, ce n’est, poursuit la procureure, qu’en aout que le
service des ressources humaines en a informé celui des relations du travail, soit bien
avant que ne soit connue la décision de l’assureur de reprendre les versements. C’est sur
13
cette toile de fond, fait valoir la procureure, que fut prise par monsieur René de Cotret la
décision de procéder à une première filature.
[43]
La seconde filature, plaide la procureure, s’explique par les propos mêmes de la
plaignante, rapportés dans le rapport médical du 21 septembre où elle se disait peu
fonctionnelle. Or, ajoute la procureure, l’Employeur avait en main depuis aout une vidéo
la montrant dans différentes activités peu compatibles avec ces propos. L’Employeur était
donc justifié, selon Me Desmarais, d’estimer qu’il y avait incompatibilité entre les propos
de la plaignante et ses activités ; d’où la décision de procéder à la seconde filature.
[44]
L’Employeur, poursuit Me Desmarais, avait donc suffisamment de soupçons pour
justifier un recours à la surveillance de la plaignante et les moyens qu’il a mis en œuvre à
cette fin étaient rationnels et raisonnables. Ces filatures n’ont pas, soutient
Me Desmarais, été faites dans des conditions portant atteinte à la vie privée de la
plaignante. De la sorte, les éléments de preuve recueillis rencontrent tous les critères
d’admissibilité énoncés par la Cour d’appel dans l’arrêt Le Syndicat des travailleurs de
Bridgestone Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Bridgestone Firestone Canada inc.,
(précité).
[45]
Subsidiairement, conclut en substance la procureure, même si le Tribunal devait
en venir à la conclusion que certains éléments de preuve ont été obtenus dans des
conditions portant atteinte à la vie privée de la plaignante, leur utilisation en l’instance ne
serait pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice puisqu’elle permettrait
au Tribunal de connaitre la vérité. Il y aurait donc lieu d’en permettre la preuve au fond.
[46]
La procureure a invoqué et commenté les autorités suivantes : Travailleurs
québécois de la pétrochimie et Ultramar, AZ-50573211 ; Bellefeuille c. Morisset, AZ50427010 ;
Veilleux
c.
Compagnie
d’assurance-vie
Penncorp,
AZ-50472472 ;
Fournitures de Bureau Denis inc. et Gagnon, AZ-50605892 ; Commission scolaire au
Cœur-des-Vallées et Roy, AZ-50610537.
14
IV
ANALYSE ET DÉCISION
[47]
Le Tribunal doit décider de la recevabilité en preuve de certains éléments factuels
recueillis au moyen de la filature de la plaignante.
[48]
Selon la preuve, l’Employeur a confié deux mandats distincts à la firme Garda de
prendre la plaignante en filature. Une première surveillance a lieu les 7, 8, 12 et 13 aout
2009 ; et une seconde, les 7, 8, 9 et 12 octobre. À chaque occasion, des images vidéo sont
captées pour une durée totale de plus de 75 heures.
[49]
Selon le Syndicat, cette filature ainsi que les rapports et documents en résultant
ont été réalisés en violation de la loi et doivent être rejetés du dossier.
[50]
L’article 2858 du Code civil du Québec dispose :
Le tribunal doit, même d'office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans
des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et
dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la
justice.
[51]
L’assujettissement de l’arbitre de grief à cette dernière disposition n’est pas en
litige. Selon le Code, un tribunal doit dans les circonstances prévues, même d’office, au
nom de la primauté dans notre société des libertés et droits fondamentaux, exclure du
dossier judiciaire certains éléments de preuve recueillis à l’occasion d’atteintes aux
libertés.
[52]
Quand ? Lorsque deux conditions sont réunies : l’obtention de l’élément litigieux
s’est faite dans des conditions portant atteinte aux droits et libertés fondamentaux ; le fait
que l’utilisation d’un élément de preuve ainsi recueilli soit susceptible de déconsidérer
l’administration de la justice.
[53]
Selon le Syndicat, ces deux conditions sont présentes en l’espèce à l’égard des
éléments de preuves suivants, identifiés de consentement mais dont seuls certains extraits
écrits sont présentement versés au dossier :
-
le témoignage des enquêteurs privés chargés des deux filatures ;
15
-
les deux rapports écrits de ces enquêteurs, respectivement datés du 19 aout et
du 19 octobre 2009 ;
-
les bandes vidéo captées par les enquêteurs ;
-
le texte d’un rapport du docteur Jacques Gagnon daté du 27 octobre 2009 et
réalisé sur la foi des rapports des enquêteurs dont l’exclusion est par ailleurs
demandée.
[54]
Pour décider de l’admissibilité de tels éléments, le Tribunal doit donc répondre à
deux questions.
Y a-t-il eu atteinte aux droits et libertés fondamentaux ?
[55]
Qu’en est-il de cette première condition de l’article 2858 ? Les éléments de
preuve en litige ont-ils été obtenus dans des conditions ayant porté atteinte à la vie privée
de la plaignante?
[56]
L’arrêt de la Cour d’appel dans l’affaire Bridgestone [précité] énonce les
principes devant guider l’analyse d’une allégation de violation d’un droit fondamental
comme celui à la vie privée. Cette affaire concernait la filature pendant une durée de 5
jours, en dehors de l’entreprise, d’un employé soupçonné de fraude en matière
d’invalidité.
[57]
Je rappelle les dispositions suivantes du Code civil du Québec :
[6] 3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le
droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de
son nom, de sa réputation et de sa vie privée.
Ces droits sont incessibles.
35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.
Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d'une personne sans que
celle-ci y consente ou sans que la loi l'autorise.
36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie
privée d'une personne les actes suivants:
[...]
4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;
16
[58]
Traitant d’abord du concept de vie privée, la Cour rappelle, dans la foulée de la
Cour Suprême, que la protection qu’accorde la loi à la vie privée ne se limite pas
géographiquement, territorialement, à l’espace privé, privatif, d’une personne. Elle
s’étend aussi, avec des intensités diverses, dit la Cour, à ce qui se passe dans l’espace
public.
[59]
La Cour écrit : [pages 14 et ss]
Par ailleurs, le problème sous étude ne saurait se régler abruptement en
donnant au concept de vie privée une signification essentiellement
territoriale. On ne saurait non plus en disposer en induisant de l'existence
d'un contrat ou d'une relation de travail une renonciation aux protections
de la vie privée de la part du travailleur, comme semble l'avoir fait le
premier juge.
Le concept de vie privée reste flou et difficile à circonscrire. Les
développements jurisprudentiels sur le sujet ne sont sans doute pas
terminés. À l'occasion de l'examen d'une affaire relative à la captation et
à l'utilisation d'une image, la Cour suprême du Canada a reconnu que les
intérêts de vie privée n'étaient pas sujets à une limitation géographique
stricte, en ce sens qu'ils s'arrêteraient aux murs du foyer. Ces intérêts de
protection de la vie privée peuvent se maintenir avec des intensités
diverses, même dans les lieux où un individu peut être vu du public (voir
Éditions Vice-Versa c. Aubry, [1998] 1 R.C.S., 1996 CanLII 5770 (QC
C.A.), [1996] R.J.Q. 2137 (C.A.); voir aussi Ville de Longueuil c.
Godbout, 1997 CanLII 335 (C.S.C.), [1997] 3 R.C.S. 844). Ce droit
comporte des composantes telles que le droit à l'anonymat et à l'intimité,
au secret et à la confidentialité, dont la fonction ultime est la préservation
du droit de chaque personne à son autonomie.
À cet égard, en refusant de définir la vie privée seulement par référence à
des lieux protégés et non par rapport aux personnes, la Cour suprême
restait fidèle à l'orientation qu'elle s'était donnée elle-même en analysant
l'article 8 de la Charte canadienne, sur les fouilles et perquisitions
déraisonnables. Dans ce contexte, la vie privée et la protection contre les
fouilles et perquisitions déraisonnables ne s'arrêtaient pas aux frontières
d'un lieu. Ce droit suit plutôt la personne (voir en particulier R. c. Wise,
1992 CanLII 125 (C.S.C.), [1992] 1 R.C.S. 527).
[60]
La protection de la vie privée suit et se rattache à la personne, où qu’elle se
trouve. Bref, la vie privée est protégée aussi bien dans l’espace public que dans l’espace
privé. Il en résulte que de surveiller, d’épier un individu, y compris dans l’espace public,
peut donc porter atteinte à sa vie privée.
17
[61]
Cela dit, la Cour nuance. Ainsi, bien que de surveiller quelqu’un sans son accord
porte atteinte à sa vie privée, certaines circonstances peuvent néanmoins le justifier au
niveau légal. Ainsi, une entreprise peut dans certaines circonstances prendre en filature
son employé pour des motifs rationnels et par des moyens raisonnables.
[62]
Il doit d’abord y avoir un lien rationnel entre la surveillance envisagée et quelque
impératif du bon fonctionnement de l’entreprise. Si c’est le cas, on pourra procéder à une
surveillance, par des moyens raisonnables. Ces deux conditions étant rencontrées, il
pourra subséquemment y avoir utilisation judiciaire de la preuve recueillie par filature en
dépit de son atteinte potentielle au droit à la vie privée. La Cour explique : [pages 16 et
ss]
En substance, bien qu’elle comporte une atteinte apparente au droit à la
vie privée, la surveillance à l’extérieur de l’établissement peut être admise
si elle est justifiée par des motifs rationnels et conduite par des moyens
raisonnables, comme l’exige l’article 9.1 de la Charte québécoise. Ainsi,
il faut d’abord que l’on retrouve un lien entre la mesure prise par
l’employeur et les exigences du bon fonctionnement de l’entreprise ou
de l’établissement en cause (A. Lajoie, loc. cit., supra, p. 191). Il ne
saurait s’agir d’une décision purement arbitraire et appliquée au hasard.
L’employeur doit déjà posséder des motifs raisonnables avant de décider
de soumettre son salarié à une surveillance. Il ne saurait les créer
a posteriori, après avoir effectué la surveillance en litige.
Au départ, on peut concéder qu’un employeur a un intérêt sérieux à
s’assurer de la loyauté et de l’exécution correcte par le salarié de ses
obligations, lorsque celui-ci recourt au régime de protection contre les
lésions professionnelles. Avant d’employer cette méthode, il faut
cependant qu’il ait des motifs sérieux qui lui permettent de mettre en doute
l’honnêteté du comportement de l’employé.
Au niveau du choix des moyens, il faut que la mesure de surveillance,
notamment la filature, apparaisse comme nécessaire pour la vérification
du comportement du salarié et que, par ailleurs, elle soit menée de la
façon la moins intrusive possible. Lorsque ces conditions sont réunies,
l’employeur a le droit de recourir à des procédures de surveillance, qui
doivent être aussi limitées que possible :
In suspicious circumstances surrounding the medical condition of
the grievor, the employer has every right to conduct a full
investigation but only as a last step should it choose the intrusive
alternative of invading the employee’s privacy by conducting
surveillance. (Re Alberta Wheat Pool and Grain Workers’ Union,
Local 333, 48 (L.A.C.) (4th) 341, p. 345, arbitre B. Williams).
[Caractères gras ajoutés]
18
[63]
Par contraste, une filature décidée à la légère, de manière arbitraire ou capricieuse
ou encore, au hasard, ne rencontrera pas l’exigence de rationalité nécessaire à sa légalité.
La raison susceptible de justifier une filature doit reposer sur des motifs antérieurs à
celle-ci, préexistants. [L’Employeur], dit l’arrêt Bridgestone, ne saurait les créer a
posteriori, après avoir effectué la surveillance en litige.
[64]
Dans l’affaire Bridgestone, la Cour d'appel a jugé que l’employeur avait satisfait
aux critères posés en ce qu’il avait effectivement des motifs sérieux et raisonnables de
douter de l'honnêteté de son employé au moment où il a recouru à sa surveillance. Bref,
que la filature était justifiée en raison de la présence au dossier de l’employé de
diagnostics médicaux opposés et aussi de contradictions dans des déclarations de celui-ci.
La Cour écrit : [page 17]
[…] Tout d’abord, dès sa première entrevue, le comportement du salarié
était suspect. L’examen sommaire effectué par l’infirmière ne coïncidait
pas avec la relation qui était faite des observations du médecin traitant le
docteur Thisdale. Par la suite, les contradictions se maintenaient entre les
examens faits par le médecin de la compagnie et le comportement allégué
du salarié, dont les maux semblaient s’accentuer à chaque fois qu’il
pénétrait dans le bureau de l’infirmière. De plus, les problèmes d’accident
du travail semblaient sérieux dans cet établissement de l’employeur. Sans
discuter davantage, on a rappelé qu’un autre congédiement avait dû être
effectué à la même période, pour des motifs analogues. La décision de
surveiller était donc raisonnable. Les moyens utilisés l’ont été.
[65]
Cette question du caractère raisonnable ou non du recours à la surveillance en est
aussi une de bon jugement exercé dans la conscience de la primauté des droits
fondamentaux. Il est légitime de vouloir s’assurer, par exemple, qu’un employé au
comportement douteux ne profite pas sans droit, n’abuse pas, du régime d’assurance
invalidité.
[66]
De recourir à une filature quand des circonstances démontrées justifient des
appréhensions sérieuses devient une décision rationnelle résultat d’une analyse réfléchie.
Il faut donc avoir des motifs raisonnables de se méfier et cela, préalablement à la
surveillance.
19
[67]
En l’espèce, l’Université qui a mandaté deux fois l’agence Garda afin de prendre
madame K.A.S. en filature avait-elle, selon la jurisprudence, des motifs raisonnables pour
le faire ?
[68]
Monsieur René de Cotret justifie la filature du mois d’aout 2009 par les doutes de
l’assureur. Erronément, la lettre de renvoi de la plaignante situe ces doutes en aout. En
fait, ils remontent au 19 juin précédent. Selon la preuve, l’Employeur n’a lui-même
jamais vérifié la nature ou l’exactitude de ces reproches auprès de l’assureur, reproches
du reste portés spontanément à la connaissance du service des ressources humaines par la
plaignante elle-même, en juin. Pourquoi l’Université a-t-elle procédé en aout, pas avant ;
pas après ? Vraisemblablement, parce que c’est seulement en aout que le service des
ressources humaines et celui des relations du travail se sont parlé à ce sujet.
[69]
En somme, la direction des relations du travail a fondé sa décision de faire
prendre la plaignante en filature en aout strictement sur les soupçons de l’assureur. En
outre, rien au dossier ne permet de croire que le service des ressources humaines,
pourtant responsable des questions d’invalidité, ait jamais de son côté éprouvé ou
exprimé quelque appréhension que ce soit au sujet de la condition de la plaignante.
[70]
Selon la preuve, l’Employeur n’a pas communiqué avec l’assureur avant d’agir.
L’eut-il fait qu’il aurait su que l’affaire remontait à juin ; que la plaignante ne touchait
plus aucune prestation depuis, sans pour autant avoir demandé de revenir au travail ; que
l’assureur avait demandé et obtenu de madame K.A.S. depuis un mois des documents
ainsi qu’une déclaration dont il vérifiait la conformité à ses procédures. L’Employeur
aurait aussi vraisemblablement appris que la conclusion de l’enquête de l’assureur était
imminente puisque c’est le 18 aout que celui-ci fera amende honorable et rétablira ses
versements, rétroactivement à juin. Toujours selon la preuve, cette dernière décision de
l’assureur a été communiquée au service des ressources humaines mais il ne semble
cependant pas l’avoir partagée avec celui des relations du travail ; ou ce dernier l’a
ignorée.
[71]
S’agissant de ces soupçons de l’assureur ayant justifié la surveillance du mois
d’aout, aucun élément de preuve n’est venu les étayer. L’Université n’a elle-même fait à
20
l’époque aucune vérification matérielle avant de les faire siens : ni auprès de l’assureur,
ni du service des ressources humaines, ni de la plaignante.
[72]
L’article 3 [précité] du Code civil consacre le caractère fondamental du respect dû
à la vie privée de toute personne et l’article 35 [précité] prohibe toute atteinte non
consentie à celle-ci, sauf sous l’autorité de la loi.
[73]
Avec égards, la filature du mois d’aout, une fois remise dans son contexte
véritable, n’offre pas le caractère raisonnable ni la rationalité exigés par la loi. La
connaissance indirecte, et dépassée, que l’Université pouvait avoir de l’opinion de
l’assureur illustre à quel point elle a manqué de prudence et de diligence dans son
traitement de la question. Sa précipitation ne lui permet pas de soutenir de manière
crédible avoir eu des motifs raisonnables de soupçonner être la victime de quelque
tromperie de la part de son employée, tromperie au sens donné au concept dans l’arrêt
Bridgestone [précité].
[74]
Avec égards, la seule base concrète aux soupçons allégués est une mention faite à
l’occasion d’un échange téléphonique avec le service des ressources humaines,
conversation qui n’avait d’ailleurs pas pour objet quelque appréhension de malhonnêteté.
[75]
L’alinéa 2° de l’article 36 [précité] du Code civil est explicite :
36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie
privée d'une personne les actes suivants:
1° Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;
2° Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;
3° Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu'elle se trouve dans
des lieux privés;
4° Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;
[...]
[76]
Pareille mise sous surveillance est résolument un procédé lourd et extraordinaire
qui heurte le respect qu’exige la loi à l’égard de la vie privée. Son utilisation en matières
du travail comme ailleurs ne saurait, avec égards, être banalisée dans une société qui se
veut libre et démocratique.
21
[77]
Dans les circonstances mises en preuve, la décision de mettre madame K.A.S.
sous surveillance au mois d’aout a été prise gratuitement et de manière arbitraire ; sans
justification raisonnable ; en atteinte à sa vie privée.
[78]
Qu’en est-il de la filature du mois d’octobre ?
[79]
À l’époque, le médecin de la plaignante envisage son retour progressif au travail à
compter du début octobre, du moins suivant ce que rapporte à ce sujet le docteur Gagnon
le 21 septembre. L’Employeur, sans trop que l’on sache qui du service des relations du
travail ou de celui des ressources humaines en a l’initiative, demande que la plaignante
soit examinée à nouveau par le psychiatre consultant de l’Université.
[80]
Contrairement au médecin traitant, le docteur Gagnon conclut dans le rapport en
question que la plaignante est toujours totalement invalide et donc, inapte au travail.
Celui-ci relate à l’appui de son diagnostic notamment certains propos que lui tient la
plaignante lors de leur rencontre de septembre.
[81]
La décision en faveur de la seconde filature est prise par le directeur des relations
de travail sur réception de ce document du docteur Gagnon. Son texte comporte des
affirmations difficiles à croire qui, selon ses dires, rendent monsieur René de Cotret
sceptique et soupçonneux ; d’où, sa décision d’à nouveau faire surveiller la plaignante.
Le but ? S’assurer qu’elle ne mène pas des activités incompatibles avec ce que dit le
médecin au sujet de son état.
[82]
Nous sommes en octobre. Sur quoi se fonde cette méfiance ? La seule réponse à
cette question que l’on connaisse, et qui puisse logiquement faire croire que le médecin
expert avait pu être berné lors de l’examen de septembre, est le rapport de la filature du
mois d’aout qui donnait à penser que madame K.A.S. avait peut-être plus d’énergie
qu’elle ne l’avait dit au médecin. La procureure de l’Université l’a aussi admise en
plaidoierie.
[83]
Comme en aout, aucune vérification est faite auprès de qui que ce soit : ni du
médecin, ni de la plaignante, ni même entre services. La décision de la seconde filature
est vraisemblablement prise au mieux dans l’ignorance des résultats, et au pire sans égard
22
à ceux-ci, de l’enquête de l’assureur qui était maintenant terminée et dont l’issue,
favorable à la plaignante, était connue de l’Université.
[84]
L’explication de la direction voulant en substance que la décision de la seconde
filature ait presque été prise dans l’abstrait et à la seule lecture du rapport du médecin,
indépendamment et sans égard à la teneur du rapport de la première filature ne peut pas
être retenue. Or, pour paraphraser l’arrêt Bridgestone [précité], le caractère raisonnable
du recours à une filature ne saurait se justifier, a posteriori à partir des résultats mêmes
de cette filature. Ce serait en effet trop facile : on fait surveiller quelqu’un sans vraiment
avoir des motifs solides pour le faire et si on croit avoir trouvé quelque chose on dit que
c’est pour cela qu’on a mis la personne en filature et donc que le geste était raisonnable.
Ce n’est pas là un procédé qu’autorise la Cour d’appel.
[85]
La filature du mois d’aout, on l’a vu, n’était pas justifiée. Ce qui pouvait en sortir
ne saurait être édifié en fondement rationnel pour celle entreprise en octobre. C’est là
aussi pourquoi la seconde filature ne présentait pas le caractère raisonnable ni la
rationalité exigés selon la loi et les directives judiciaires pertinentes.
[86]
Comme la prise en filature de la plaignante ne répond pas aux critères de légalité
énoncés par la Cour d’appel, les éléments de preuve recueillis dans ces circonstances
l’ont été dans des conditions qui ont effectivement porté atteinte à la vie privée de
madame K.A.S.
Utilisation judiciaire et déconsidération de la justice.
[87]
La seconde condition qu’énonce l’article 2858 du Code civil du Québec pour que
soit exclu du dossier judiciaire un élément de preuve recueilli à l’occasion d’une atteinte
à une liberté fondamentale est que son utilisation judiciaire serait susceptible de
déconsidérer l’administration de la justice.
[88]
L’Employeur soutient que dans l’hypothèse, désormais avérée, où sa prise en
filature aurait porté atteinte à la vie privée de la plaignante, les éléments de preuve ainsi
recueillis soient néanmoins admis en preuve parce que de le faire ne serait pas susceptible
de déconsidérer l’administration de la justice.
23
[89] Les critères pertinents à cette question sont énoncés dans l’arrêt de la Cour d’appel
Ville de Mascouche c. Houle, précité. Tour à tour, les juges Robert et Gendreau s’y
penchent sur le sens et la portée de la notion de déconsidération de l’administration de la
justice.
[90] Je rapporte, moins par souci de cohérence que parce que je les estime toujours
pertinents, mes propos à ce sujet dans la sentence Caisse populaire Desjardins d’Aylmer
et Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau, section locale 57,
SA-301, 26 janvier 2000 : [pages 28 et ss]
D’un côté, l’honorable juge Robert considère que les facteurs utilisés en
matière pénale dans le cadre de l’interprétation de l’article 24(2) de la
Charte canadienne pouvaient lui servir de guide pour décider si
l’utilisation d’un élément de preuve déconsidérerait l’administration de la
justice. Il référait essentiellement aux facteurs identifiés par la Cour
Suprême dans l'arrêt R. c. Collins [1987] 1 R.C.S. 265; soit : (1) l'équité
du procès, (2) la gravité de la violation et (3) l'effet de l'exclusion de la
preuve.
De son côté, l’honorable juge Gendreau refuse au nom d’une distinction
de nature entre les deux instances d’importer en matières civiles les
facteurs établis en matière pénale. Il écrit :
« []
Le procès civil est un débat contradictoire conduit selon des règles
qui en assurent l’équité et l’efficacité devant un tribunal indépendant
et impartial et au terme duquel sont départagés les droits et
obligations des parties généralement privées. La recherche de la
vérité est donc au cœur du procès civil et toutes les normes édictées
en vue de son déroulement visent à en assurer le dévoilement ou la
manifestation. Par, ailleurs, la société reconnaît à chaque personne
des droits fondamentaux coulés dans le texte des Chartes.
[]
En droit pénal, la déconsidération de la justice est liée au concept de
l’équité du procès suivant laquelle il est nécessaire de maintenir un
équilibre entre la force des moyens dont dispose l’État et un accusé
démuni. Dans l’arrêt de référence R. c. Collins, monsieur le juge
Lamer exprime l’avis que l’équité du procès doit être au centre des
critères d’examen à l’occasion de l’exclusion d’une preuve selon
l’article 24(2) de la Charte canadienne, puisque le procès joue un
rôle-clé dans l’administration de la justice criminelle et que son
équité est « une source majeure de la considération dont jouit le
système. »
24
[]
Ainsi qu’on peut le constater, la notion d’équité du procès telle
qu’exprimée par la Cour suprême dans le contexte de l’application
de l’article 24(2) de la Charte canadienne, prend une signification
particulièrement et essentiellement pénale. En effet, en matière civile,
la recherche de la vérité reste l’objectif du procès. []. En somme
ce qui est interdit au nom de l’équité du procès en matière pénale est
permis et utilisé par les parties du procès civil pour réussir la
démonstration des droits dont elles cherchent la reconnaissance par
le jugement.
[] »
Avec égards, nous sommes enclin à partager le point de vue du juge
Gendreau à l’effet que la notion de déconsidération de l’administration de
la justice diffère fondamentalement selon qu'il s'agit d'une affaire civile ou
d'une affaire criminelle; les enjeux, les règles et les parties en présence
diffèrent de manière significative. La personne engagée dans une
poursuite civile y réclame ou y défend généralement de l'argent, sa
réputation, etc., alors que la personne accusée dans une affaire criminelle
y risque sa liberté contre une partie, l’état, qui dispose de moyens, y
compris répressifs, colossaux. De plus, les règles de fond régissant ces
procès sont différentes, comme l’écrit le professeur Jean-Claude Royer
cité dans l’affaire Mascouche:
«[]
Cependant, comme cela a déjà été mentionné, l’importance et
l’application de certains facteurs peuvent être différentes selon qu’il
s’agit d’un procès civil ou pénal. Certaines règles fondamentales
telles la présomption d’innocence, l’obligation de faire une preuve
hors de tout doute raisonnable, la protection contre l’autoincrimination et la non-contraignabilité comme témoin d’un accusé
sont propres à la justice pénale. La violation de certains droits
fondamentaux peut avoir des conséquences plus graves en droit
pénal qu’en droit civil.
[]»
Pour ces raisons, nous allons donc examiner la notion de déconsidération
de l’administration de la justice sous l’angle suggérée par le juge
Gendreau. Ce dernier écrit :
« []
Dans mon opinion, la confiance du public dans le système de justice
civile découle du maintien de l’équilibre entre la protection des
droits fondamentaux d’une part et la recherche de la vérité d’autre
part, l’une et l’autre obligations s’inscrivant au cœur même du rôle
des tribunaux. C’est pourquoi, selon les circonstances, le juge devra
25
donner la priorité au respect des droits ou, inversement à la
poursuite de la vérité. Cette tâche, bien qu’elle puisse s’exprimer en
des termes simples, reste une opération délicate et exigeante car le
tribunal doit se limiter à soupeser deux valeurs essentielles dans
notre régime de droit sans se préoccuper, à ce stade, de reconnaître
et réparer la violation d’un droit.
[]
Le juge du procès civil est convié à un exercice de proportionnalité
entre deux valeurs : le respect des droits fondamentaux d’une part et
la recherche de la vérité d’autre part. Il lui faudra donc répondre à
la question suivante : La gravité de la violation aux droits, tant en
raison de sa nature, de son objet, de la motivation et de l’intérêt
juridique de l’auteur de la contravention que des modalités de sa
réalisation, est-elle telle qu’il serait inacceptable qu’une cour de
justice autorise la partie qui l’a obtenue de s’en servir pour faire
valoir ses intérêts privés? Exercice difficile s’il en est, qui doit
prendre appui sur les faits du dossier. Chaque cas doit donc être
envisagé individuellement. Mais, en dernière analyse, si le juge se
convainc que la preuve obtenue en contravention aux droits
fondamentaux constitue un abus du système de justice parce que sans
justification juridique véritable et suffisante, il devrait rejeter la
preuve.
[] »
[les caractères gras sont de nous]
Les propos du juge Gendreau nous enseignent donc que la recherche de la
vérité n'écarte pas automatiquement l’exclusion d’une preuve obtenue
dans des conditions portant atteinte à la vie privée.
Il ne fait aucun doute à nos yeux que l'intérêt de la saine administration de
la justice du travail exige la découverte de la vérité afin de permettre d’en
trancher correctement et durablement les litiges. Cependant, cette quête
de la vérité ne peut pas se faire à tout prix; elle peut entrer en conflit avec
les droits fondamentaux d’une personne et notamment celui du droit au
respect de la vie privée. Dans une telle situation, il nous faut préserver
l'équilibre entre les droits fondamentaux d’une personne soupçonnée et
l’objectif de la découverte de la vérité, en épousant une démarche qui ne
conduise pas à un résultat dont l’effet serait de « [déconsidérer]
l’administration de la justice suivant l’opinion de la société en général ».
Il s’agit essentiellement de chercher à discerner ce qui paraîtrait
généralement acceptable aux yeux de tous de ce qui ne l’est pas.
26
[91]
Le recul du temps donne à penser que les différences de vue énoncées dans ces
opinions sont moins affaires de divergences que des nuances. Il y a la distinction,
nécessaire, entre le droit privé et le droit public, y compris pénal et criminel, gardien de
l’ordre public et de la paix sociale.
[92]
Toutes les juridictions civiles, y compris l’arbitre de grief, sont de par la volonté
du législateur garantes du respect dû aux libertés fondamentales [voir Parry Sound
(district) Conseil d’administration des services sociaux c. SEEFPO, section locale 324,
[2003] CSC 42]. Elles en témoignent par leur façon de sanctionner les atteintes aux
libertés révélées à l’occasion d’instances mues devant elles.
[93]
Souvent quand l’ordre public ou la paix sociale sont en jeu dans un procès, une
atteinte aux libertés faite au nom de la quête de la vérité n’aura pas la même charge
potentielle de discrédit pour l’appareil judiciaire. Elle peut en effet mettre au jour et
permettre la répression de gestes particulièrement odieux aux yeux de la collectivité.
Songeons à l’écoute électronique utilisée dans la lutte contre le crime organisé ou encore,
dans le combat de la violence faite aux enfants.
[94]
En matière civile, comme ici, les choses ne sont pas toujours aussi marquées et le
tribunal doit jauger les valeurs en présence, conscient qu’il y a des zones de gris. Chose
certaine, la loi proclame désormais la primauté des droits fondamentaux comme règle
juridique de base et le contournement judiciaire de ces droits au nom de la recherche de la
vérité ne peut être que l’exception.
[95]
En l’espèce, le droit à la vie privée de la plaignante a été violé. La sanction
judiciaire normale de cette atteinte est l’inadmissibilité en preuve de faits recueillis à
l’occasion de ces manquements. L’Employeur demande à l’arbitre d’admettre quand
même en preuve au nom de la quête judiciaire de la vérité les éléments factuels
irrégulièrement recueillis.
[96]
La preuve non contestée est à l’effet qu’on a sans justification suivi, surveillé et
filmé la plaignante à son insu sur huit jours dans beaucoup sinon toutes ses activités
menées hors de son domicile. L’objectif recherché ? Démontrer que la plaignante était
apte au travail, comme son propre médecin le disait en septembre, alors que le médecin
de l’Employeur jugeait le contraire.
27
[97] Même si rien dans la preuve ne permet de penser que la filature de la plaignante ait
été requise méchamment ou encore, dans le but délibéré de porter atteinte à sa vie privée,
il reste que son prix est une atteinte directe et illégale à tout un pan de sa vie privée.
[98] Le législateur permet qu’en dépit de la primauté accordée à certaines libertés,
l’appareil judiciaire puisse autoriser exceptionnellement qu’on y passe outre. Chaque cas
en étant un d’espèce, il appert après mure réflexion que de permettre dans les
circonstances que soient utilisés en arbitrage les éléments matériels recueillis au mépris
de la vie privée de la plaignante n’est pas justifiable judiciairement. Cela banaliserait
d’une manière déraisonnable la gravité des atteintes survenues, au point de donner à
croire que la protection de la vie privée n’est pas vraiment ni sérieusement considérée
comme une liberté primordiale dans les rapports collectifs du travail. Ce qui est faux.
[99] En outre, à nos yeux, d’exclure ces éléments du dossier judiciaire choquera moins
le sentiment de justice que de les y verser, dans la mesure où cette décision sanctionne de
manière cohérente la violation qu’elle constate d’un droit fondamental inscrit d’office
dans la convention collective. Corollairement et avec égards, le contraire serait
effectivement susceptible d'entrainer une déconsidération de la justice dans la mesure où
une filature jugée sans justification, se retrouverait validée a posteriori pour aucune autre
raison que le fait d’avoir eu lieu. Or, la Cour d’appel nous enseigne précisément qu’une
prise en filature ne saurait être justifiable a posteriori au seul vu de ses résultats. Rien ici
est d’ordre public.
[100] Pour toutes ces raisons, le Tribunal conclut qu’il pourrait résulter de l’admission en
preuve des éléments en litige un discrédit pour la justice. Il y a donc lieu de faire droit à
la demande du Syndicat et de rejeter celle subsidiaire de l’Université.
[101] Conséquemment, les éléments de preuve, i.e. le témoignage des enquêteurs de
Garda, leurs rapports datés des 19 aout et 19 octobre 2009, les bandes vidéo qu’ils ont
réalisées sont déclarés inadmissibles.
[102] Il en est de même du rapport du docteur Jacques Gagnon daté du 27 octobre 2009,
puisque celui-ci a été rédigé essentiellement à partir d’éléments factuels tirés des rapports
des enquêteurs et sans que le médecin ne revoie la plaignante. Or, les rapports de ces
enquêteurs étant eux-mêmes écartés du dossier, il serait pour le moins mal séant de les y
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réadmettre de façon détournée par le biais du rapport du docteur Gagnon, sans compter que
ces éléments ne seraient plus alors que du ouï-dire à l’état pur.
[103] Le moyen préliminaire étant accueilli, le Tribunal convoquera sous peu les parties en
vue de procéder au fond en conformité de la présente sentence.
Montréal, le 14 septembre 2010
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Serge Brault, avocat, CAQ, NAA
Arbitre unique
Adjudex inc.
1003-2115-QP
SA 573-10