3. 2. 3. 3. 3. 1. Aides à domicile, des travailleuses de l`ombre

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3. 2. 3. 3. 3. 1. Aides à domicile, des travailleuses de l`ombre
les do ssi ers de
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Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre
Enquête sur les classes populaires au travail.
Les aides à domicile représentent aujourd’hui plus de 500 000 salariées en France. Ce sont presque exclusivement des femmes. Elles
travaillent dans un secteur où le droit du travail est peu respecté et peu adapté. Comme les assistantes maternelles ou les femmes de
ménages, elles sont pourtant presque invisibles dans les médias. Combien de reportages sur les conditions de travail de ces femmes ?
Cette invisibilité est également de mise dans le champ politique, même parmi les organisations politiques de gauche. Comment
revendiquer la représentation des dominés quand une fraction aussi importante des classes populaires est marginalisée ?
Terrains de luttes revient dans ce dossier sur les salariés des secteurs des services à la personne, et plus particulièrement des aides
à domicile. A partir d’un entretien avec un inspecteur du travail, spécialiste du secteur, et d’une observation d’une étudiante, nous
donnons à voir la faiblesse et le peu de respect du droit du travail dans ces métiers. C’est le moyen de suggérer des pistes revendicatives
et des outils juridiques. Pour se garder de tout misérabilisme, Christelle Avril, sociologue et auteure d’un ouvrage sur les aides à
domicile, nous montre également à quelles conditions des solidarités se tissent entre ces femmes face à leurs cheffes.
3. 1.
Aux marges du droit du
travail : le secteur des
« services à la personne »
Du fait de la féminisation de l’emploi et
du vieillissement de la population les
« services à la personne » constituent
aujourd’hui un secteur d’activité en
plein essor. En France, il concerne plus
d’1,2 millions de salariés. Femmes de
ménage, aide à domicile, assistantes
maternelles, garde d’enfants, auxiliaire
de vie, ces salariées sont pour l’essentiel
des femmes. Qu’elles soient employées
par des particuliers, par des associations
ou des entreprises à but lucratif ces
femmes font face aux mêmes difficultés :
faible reconnaissance de leurs
compétences professionnelles, négation
fréquente des risques professionnels
auxquels elles sont quotidiennement
exposées, recours quasi-systématique
des employeurs au temps-partiel.
Elles expérimentent à ce titre une
précarité multidimensionnelle. Dans
un secteur où le temps partiel concerne
7 salariées sur 10, cette précarité est
d’abord financière, la plupart ne gagnant
pas plus de 800 euros net par mois. A la
faiblesse des salaires perçus se rajoute
les écarts entre « le temps de travail
réel » et « le temps de travail rémunéré »
et l’irrégularité des emplois du temps
qui les empêchent le plus souvent de
compléter leur temps partiel par un
autre emploi. Enfin, il est aussi souvent
difficile pour ces salariées de bénéficier
des outils habituellement prévus par le
droit du travail pour être représentées et
protégées.
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3. 2.
Travail officiel, travail
officieux
Comme beaucoup d’étudiant-e-s, cet
été là, je dois trouver un petit boulot
me permettant de compléter mes
revenus pendant l’année scolaire. Une
amie me parle alors d’une association
recherchant des « femmes de ménage »
pour les remplacements estivaux.
Bercée par l’idéal qu’il n’y a pas de sousmétiers et la facilité de l’offre d’emploi,
j’y vais.
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3. 3.
« Nous » et « elles »
Un autre monde populaire, les
aides à domicile
A partir d’une immersion dans
une association d’aides à domicile,
Christelle Avril, enseignantechercheuse en sociologie à Paris 13,
nous « fait entrer dans l’univers de ces
femmes des milieux populaires » ; elle
donne à voir les conditions de travail et
d’existence
de ces femmes mais aussi les divisions
entre immigrées et non immigrées ou
en fonction de leur trajectoire sociale.
Dans cet extrait [1], elle montre de
quelle manière une partie de ces
femmes fait cause commune contre leur
hiérarchie et plus généralement contre
les femmes des classes moyennessupérieures. Le « nous » au féminin
existe aussi dans ces secteurs pour peu
qu’on y prête attention.
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les dossiers de terrain de luttes
3. 1.
Aux marges du droit du travail :
le secteur des « services à la personne »
Du fait de la féminisation de l’emploi et du vieillissement de la population les « services à la personne »
constituent aujourd’hui un secteur d’activité en plein essor. En France, il concerne plus d’1,2 millions de salariés.
Femmes de ménage, aide à domicile, assistantes maternelles, garde d’enfants, auxiliaire de vie, ces salariées sont pour l’essentiel des femmes.
Qu’elles soient employées par des particuliers, par des associations ou des entreprises à but lucratif ces femmes font face
aux mêmes difficultés : faible reconnaissance de leurs compétences professionnelles, négation fréquente des risques professionnels
auxquels elles sont quotidiennement exposées, recours quasi-systématique des employeurs au temps-partiel.
Elles expérimentent à ce titre une précarité multidimensionnelle. Dans un secteur où le temps partiel concerne 7 salariées sur 10,
cette précarité est d’abord financière, la plupart ne gagnant pas plus de 800 euros net par mois. A la faiblesse des salaires perçus se rajoute
les écarts entre « le temps de travail réel » et « le temps de travail rémunéré » et l’irrégularité des emplois du temps qui les empêchent
le plus souvent de compléter leur temps partiel par un autre emploi. Enfin, il est aussi souvent difficile pour ces salariées de bénéficier
des outils habituellement prévus par le droit du travail pour être représentées et protégées.
Sophie O’llog, enseignante-chercheuse en sociologie, a longuement interrogé Alain Spaykether, inspecteur du travail, afin de dresser
un tableau précis des conditions de travail aujourd’hui expérimentées par les femmes qui travaillent dans ce secteur d’activité.
La première partie de cet entretien décrit les abus qui sont aujourd’hui constatés par l’inspection du travail
et les mécanismes qui les rendent possibles. Dans une seconde partie, Alain Spaykether revient concrètement sur la manière
dont la situation de ces femmes pourrait être améliorée.
A
lors que je venais de publier un article sur les systèmes
téléphoniques de pointage dans l’aide à domicile, j’ai été contactée
par un futur inspecteur du travail qui avait rencontré un cas
similaire à celui que je décrivais. Nous avons échangé pendant plusieurs
années nos informations sur la question du droit du travail dans les emplois
de « services à la personne ». Cet entretien est le résultat de nos échanges.
dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.1.)
« Une double peine pour les salariées
de ce secteur »
Est-ce que vous pourriez nous expliquer comment vous
en êtes venu à vous intéresser au droit du travail dans
ce que les politiques appellent aujourd’hui « les services
à la personne » ?
Lorsque j’étais en formation pour devenir inspecteur du travail, je
me suis intéressé à une affaire de contentieux concernant une très
grosse association qui employaient près de 700 aides à domicile.
Il s’agissait de femmes, salariées par l’association, qui allaient du
domicile d’une personne âgée dépendante à une autre à longueur
de journée, pour l’aider dans les actes de la vie quotidienne
(ménage, courses, repas…). L’association avait décidé d’introduire
un système de « pointage » par téléphone (appelé « télégestion ») :
arrivant chez la personne âgée, la salariée était censée appeler un
numéro gratuit avec le téléphone de la personne âgée et faire son
code personnel puis de même en repartant et refaire cette opération
chez chaque personne âgée. Tous ses horaires d’arrivée et de départ
étaient enregistrés pour chaque mission au cours de la journée.
Qui était à l’origine du contentieux ?
Comme il s’agissait d’une très grosse association, elle était dotée
d’un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail
(CHSCT), avec une présence syndicale. Or le CHSCT n’avait
pas été consulté avant la mise en place de la télégestion, comme
l’exige pourtant la loi. Les représentants du CHSCT ont saisi
le juge du Tribunal de Grande Instance en référé (i.e. selon une
procédure accélérée) pour faire constater le défaut de consultation
sur l’introduction du système de télégestion.
Quel était le problème ?
Le Code du travail prévoit que le CHSCT doit être consulté avant
toute transformation importante des postes de travail, avant
toute modification des cadences ou encore avant l’introduction
de nouvelles technologies pouvant avoir une incidence sur
les conditions de travail. Ce qui est bien le cas avec la mise en
place d’un système de télégestion. Pourtant, dans cette affaire,
la direction de l’association ne l’avait pas consulté, arguant que
ce système n’avait rien à voir avec les conditions de travail des
salariées. Pour elle, il s’agissait même de mieux protéger les
salariées en rendant impossible la contestation des heures par
les familles. Certaines associations avancent également que
les salariées pourront être payées plus rapidement grâce à ce
système : les feuilles d’heures « papiers » habituellement utilisées
pour valider les heures (l’aide à domicile fait signer sa feuille à la
personne âgée à la fin de chaque intervention) demandent ensuite
d’être traitées informatiquement par le personnel administratif.
Ce travail long est parfois prétexte à un versement très tardif des
salaires (après le 15 du mois dans certains cas). Mais le CHSCT
a immédiatement été confronté aux inquiétudes des aides à
domicile. Que faire lorsque la personne âgée est au téléphone
avec un proche lorsqu’elles arrivent, lui demander de raccrocher ?
Que faire si la personne âgée refuse qu’on utilise son téléphone ?
Que devaient-elles faire si elles trouvaient la personne âgée à
terre : la relever ou téléphoner d’abord ? Et que se passe-t-il en cas
d’oubli ? Mais surtout les salariées se retrouvaient soumises à une
augmentation des cadences : elles devaient parvenir à se rendre
d’un domicile à l’autre dans le temps prévu par l’association
(souvent 15 minutes) pour arriver à l’heure chez la personne
âgée suivante. Dans la réalité, ces temps ne pouvaient être
qu’indicatifs pour les salariées. Il est parfois difficile de traverser
la ville en 15 minutes quand deux interventions sont éloignées.
Il y a de nombreux aléas, de l’imprévisible. Et que faire quand, au
moment de partir, la personne âgée demande à l’aide à domicile
de l’aider à aller aux toilettes ? La planter là sous prétexte qu’il
faut pointer chez la personne âgée suivante ? Par ailleurs, alors
que l’un des arguments avancés par l’association était une plus
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les dossiers de terrain de luttes
grande fiabilité dans l’enregistrement des heures de travail, ce
système de télégestion ne concernait pas l’ensemble du temps
de travail effectif, ignorant notamment le temps de trajet, qu’il ne
comptabilisait pas. Du point de vue des obligations en matière
d’enregistrement et de décompte de la durée du travail, le compte
n’y était pas, justement !
Et comment cette affaire s’est-elle finalement terminée ?
Le CHSCT avait, en parallèle du référé, décidé de recourir à une
expertise sur les conséquences de la télégestion pour les salariées.
L’association a tenté de faire annuler la désignation de l’expert
mais le juge lui a donné tort, une nouvelle fois. Celui-ci a confirmé
les inquiétudes des salariées et du CHSCT : le nouveau dispositif
pouvait être générateur de stress supplémentaire pour les salariées,
cette nouvelle technologie de pointage téléphonique pouvant avoir
des répercussions sur la santé psychique des salariées qui allaient
devoir gérer des situations non prévues par le système et seraient
exposées à des situations de conflit avec les personnes aidées.
Le juge a également considéré qu’une consultation préalable du
CHSCT était indispensable et que l’employeur devait présenter au
CHSCT une étude d’impact sur les conséquences de l’introduction
de la télégestion. On touche ici à l’un des problèmes de ce secteur :
de prime abord, les conditions de travail de ces femmes, comme
les cadences et le stress, sont des problématiques complètement
impensées, pour ne pas dire niées.
dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.1.)
De tels contentieux sont-ils courants ? Se terminent-ils
souvent comme ça ?
On est plutôt confronté dans ce secteur « des services à la
personne » à une faiblesse du contentieux au regard de la
masse des infractions à la réglementation, et singulièrement du
contentieux pénal (quand le Procureur de la République se saisit
du dossier), et notamment en matière de santé et de sécurité au
travail. Le phénomène tient bien sûr à la faible syndicalisation dans
ce secteur, mais pas seulement. Les institutions représentatives du
personnel, et notamment les CHSCT – qui jouent un rôle majeur
dans l’objectivation des conditions de travail – sont rares dans
ce secteur. Pour avoir un CHSCT, légalement, l’organisme doit
employer 50 salariées mais en équivalent temps plein, pendant
12 mois consécutifs ou non au cours des trois dernières années
précédent les élections, chiffre rarement atteint dans un secteur où
le temps partiel est très majoritaire. Il y a, d’une certaine manière
une double peine, pour les salariées de ce secteur : la contrainte
du temps partiel au moment de l’embauche, se répercute sur la
possibilité même de bénéficier d’institutions représentatives du
personnel, et singulièrement de l’institution « reine » en matière
de santé au travail qu’est le CHSCT. C’est probablement une des
raisons qui explique que le secteur accuse un retard important
s’agissant de la prévention des risques professionnels et des
atteintes à la santé du fait du travail, alors que tous les signaux
sont dans le rouge : l’augmentation des maladies professionnelles,
en particulier des troubles musculo-squelettiques, le taux de
fréquence des accidents du travail supérieur à la moyenne des
différents secteurs professionnels, les inaptitudes, etc.
« Notre action est extrêmement limitée… »
Quel est votre rôle, en tant qu’inspecteur du travail,
dans ce domaine ?
Notre action est extrêmement limitée pour plusieurs raisons. La
première tient au fait que nous n’avons pas, sur le plan légal, la
compétence matérielle pour contrôler l’ensemble des situations
de travail relevant du secteur des services à la personne,
notamment de ce qu’on appelle le « particulier-employeur » c’està-dire les situations où il existe un lien contractuel direct. En bref,
toutes les aides à domicile, femmes de ménage, ou assistantes
maternelles, directement employées par un particulier, c’est-à-dire
la grande majorité d’entre elles, ne peuvent bénéficier de l’action
de l’inspection du travail. Ces salariées ont certes accès aux
services de renseignement en droit du travail qui sont présents
au sein des Unités Territoriales de la direction de la DIRECCTE
(Direction Régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la
Consommation, du Travail et de l’Emploi), dont l’inspection du
travail est un des services, mais nous ne sommes pas habilités
à intervenir auprès de leur employeur, si « particulier », qui
n’est pas une entreprise. Seules celles qui sont salariées par une
association, par une entreprise relèvent de notre compétence car
de telles structures sont soumises aux règles de droit commun en
matière de réglementation du travail.
Qu’en est-il, alors, de celles pour lesquelles vous pouvez
intervenir, c’est-à-dire qui sont salariées par des
organismes prestataires (associations ou entreprises)
et vont travailler chez les particuliers ?
Dans ce cas, on se heurte à de nombreux problèmes pratiques
pour mener à bien notre action de contrôle. Nous avons de vraies
difficultés à appréhender le travail réel de ces salariées puisqu’il se
déroule dans un, le plus souvent dans plusieurs, domiciles privés,
qui sont autant de lieux de travail dans lesquels les salariées sont
isolées. Dans ces conditions, comment pouvons-nous vérifier,
contrôler que l’employeur a bien évalué les risques professionnels
auxquels sont confrontées les salariées dans les différentes
situations de travail et qu’il a effectivement pris des mesures de
prévention pertinentes (mise à disposition gratuite de vêtements
de travail, des équipements de protection individuelle, matériel
adapté à la nature des interventions, etc.) ? A défaut d’effectuer
des constats directs, on pourrait espérer compter sur l’existence
du CHSCT. Mais justement, cette institution est le plus souvent
absente. Il faut rappeler qu’il s’agit là d’une institution représentative
du personnel où siègent le Médecin du Travail, les services de
prévention de la CARSAT et l’Inspecteur du Travail. Si elle existait
massivement, cette institution pourrait nous aider à appréhender
dans le détail les risques professionnels et les conditions de travail.
Cela permettrait également que les conditions du travail fassent
l’objet de débats et de confrontations, et donc de revendications.
Quels sont les autres obstacles à l’action de l’inspecteur
du travail ?
Un autre problème tient au fait que le travail se déroule dans un
domicile privé. Cette donnée a un impact majeur sur notre activité :
en effet, le domicile est un lieu de travail « par destination », c’est-àdire qu’il n’est pas un lieu de travail a priori comme l’est un atelier de
métallurgie ou un magasin de vêtements. Cette spécificité retentit
de plusieurs façons sur le champ d’intervention de l’inspection du
travail. Par exemple, nous devons obtenir une autorisation verbale
et encore mieux écrite de l’habitant du domicile (pour éviter tout
litige relatif à la violation de domicile) pour pouvoir y accéder,
alors que nous avons un droit d’accès de jour comme de nuit
dans les lieux de travail « classiques ». Surtout, le domicile privé
– à la différence d’un atelier, d’un magasin ou autre lieu de travail
ordinaire – n’est pas soumis à la réglementation applicable aux
lieux de travail, telle qu’elle est présente dans la Partie Quatre du
Code du travail (règles de conception et d’utilisation, notamment,
conformité des installations électriques, aménagements des
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les dossiers de terrain de luttes
postes de travail, etc.). Cela complique beaucoup les choses, car
nous n’avons pas de leviers juridiques pertinents.
Quand bien même vous pourriez contrôler le domicile,
comment ça marcherait concrètement puisque les
bénéficiaires de la prestation et propriétaires du lieu de
travail, ne sont pas les employeurs ?
C’est une difficulté supplémentaire à laquelle est confrontée
l’inspection du travail. On peut faire un parallèle avec l’intérim
pour mieux comprendre la problématique. Avec l’intérim, on
a une entreprise de travail temporaire qui met des salariés à
disposition d’entreprises utilisatrices (on parle de contrat de mise
à disposition, qui est un contrat commercial). Les liens juridiques
et les obligations de chacun sont claires : l’entreprise de travail
temporaire est l’employeur de l’intérimaire (il y a un contrat de
travail appelé « contrat de mission » entre l’intérimaire et sa
boîte d’intérim), mais pendant toute la durée de la mission c’est
l’entreprise utilisatrice, qui donne concrètement les consignes de
travail, qui est responsable de la santé et de sécurité de l’intérimaire.
C’est un partage de responsabilité qui est prévu par la Loi. Dans le
cas des « services à la personne », c’est bien souvent le bénéficiaire
et habitant du domicile qui prescrit effectivement une grande
part du travail et pourtant, ce n’est pas lui qui est juridiquement
responsable des questions liées aux risques professionnels.
La situation est un peu kafkaïenne : l’employeur (l’association,
l’entreprise) a une obligation de sécurité et de prévention vis-à-vis
des salariées mais il n’est pas propriétaire des domiciles, c’est-àdire des lieux de travail voire des outils de travail. A la limite, en
forçant le trait, le bénéficiaire de la prestation, à son domicile, est
« seul maître à bord » et se trouve à peu de choses près dans la
position d’un usager du service public. En matière de santé et de
sécurité au travail, juridiquement, seule la responsabilité pénale de
l’association ou de l’entreprise peut être engagée en cas d’accident
du travail, par exemple.
dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.1.)
L’employeur des salariées intervenant à domicile ne
peut-il rien exiger du bénéficiaire de la prestation ?
Si, justement. On pourrait dire qu’il est tenu d’exercer sur le
bénéficiaire et sur son lieu de vie – qui devient lieu de travail dès
lors qu’une aide à domicile y rentre pour y effectuer une prestation
– un pouvoir d’influence. D’abord, en amont, il est tenu de « cadrer »
la prestation de travail, via le contrat de prestation, en indiquant
noir sur blanc que certaines tâches ne pourront être faites car elles
excèdent les attributions de l’aide à domicile ou de la femme de
ménage, par exemple. Pour autant, attention : on constate une
dérive inquiétante qui consiste à transférer sur le bénéficiaire
de la prestation (parfois une personne âgée ou handicapée)
des obligations qui reposent en propre sur l’employeur.
« Responsabiliser » le bénéficiaire, à travers des clauses précises
dans le contrat de prestation indiquant par exemple le respect
normalement dû aux intervenantes à domicile, l’obligation de
prévenir en cas d’absence prévisible, le fait de ne pas exiger de
l’aide à domicile qu’elle change une ampoule puisqu’elle n’est pas
habilitée en électricité, etc., ne doit pas conduire au glissement
qu’on constate par exemple en matière de fourniture des vêtements
de travail et des équipements de protection individuels comme
les gants ou les masques, qui sont de la seule responsabilité de
l’employeur, association ou entreprise. Exiger, via les contrats
de prestation, que les gants et les vêtements de travail soient
fournis par les bénéficiaires pose problème : d’une part, c’est la
responsabilité de l’employeur, d’autre part, les personnes âgées
ou handicapées, les jeunes parents ne sont pas des spécialistes en
matière d’équipements de protection individuelle et ne bénéficient
pas, par ailleurs, des prix de gros qu’un achat groupé effectué par
une association ou une entreprise permet. Il y a donc une ligne
rouge – celle de la responsabilité de l’employeur en matière de
santé-sécurité au travail – qu’il ne faut pas franchir.
Vos observations renvoient, au fond, à la question de la
fonction-employeur, dans le secteur associatif comme
dans le secteur marchand lucratif ?
Oui. L’exercice effectif de la responsabilité des structures
employeuses suppose une fonction-employeur très structurée,
très compétente, compte tenu de la particularité des situations de
travail. Plus encore que dans le cas d’une entreprise « classique »,
compte tenu des circonstances particulières que j’ai rappelées
tout à l’heure. Mais, précisément, la fonction-employeur est
traditionnellement faible dans le secteur des « services à la
personne ». Il faut se représenter la situation à laquelle les
inspecteurs du travail sont confrontés : pour ce qui concerne les
associations, qui représentent le principal employeur, elles ont à
leur tête un conseil d’administration en grande partie composé de
retraités âgés, parfois très âgés et venant d’horizons professionnels
très divers, le plus souvent sans rapport avec le secteur. Ce sont
ces personnes qui sont censées endosser le rôle d’employeur
dans les seules structures que nous avons le pouvoir de contrôler.
Concrètement, on constate souvent que les documents ne sont pas
remplis correctement, que la réglementation n’est pas respectée,
que les courriers des instances représentatives des salariés
ne sont suivis d’aucun effet et même ne donnent lieu à aucune
réponse, etc. On constate également un turn over voire parfois
une absence de présidence réelle des associations, avec une vie
associative souvent en pointillés… On entend beaucoup parler de
la nécessité de « professionnaliser » le secteur, mais on l’entend
rarement au sens d’une professionnalisation du personnel qui
compose les conseils d’administration des associations et qui,
sous prétexte de bénévolat, ne remplit de sa fonction que les
aspects qui l’intéresse.
« Le droit du travail est marqué
par la logique industrielle… »
D’après vous, le droit du travail actuel tient-il
réellement compte des nouvelles situations de
travail que l’on rencontre dans le secteur des « services
à la personne » ?
De manière globale, et en forçant un peu le trait, on peut dire
que le droit du travail est calibré pour des situations de travail
plutôt de type « industriel », c’est-à-dire que la réglementation
suppose implicitement l’existence d’une unité de lieu, de temps,
de collectivité de travail. Evidemment, dans le cas des services
à la personne, c’est la dispersion – géographique, temporelle et
organisationnelle – qui est la règle. De plus, le vocabulaire du
droit du travail lui-même est marqué par cette logique industrielle.
Par exemple, on parle de « port de charge » et de « manutentions
manuelles ». Indéniablement, il y a port de charge et manutention
lorsque l’on aide une personne âgée à passer de son fauteuil à
son lit ou lorsqu’on l’aide à se relever après une chute. Mais, la
« charge » en question n’est pas – ou pas seulement – un poids
inerte, une « charge-objet », comme le serait une caisse de légumes
ou un bloc de béton. C’est également une « charge-sujet »,
potentiellement sensible au toucher, qui peut opposer (parfois
légitimement) une résistance à la manipulation. Il faut donc trouver
une méthode d’application de la réglementation tenant compte
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les dossiers de terrain de luttes
de ces caractéristiques particulières. Car la réglementation reste
pertinente et doit être appliquée. La Sécurité Sociale a publiée
récemment, en octobre 2012, une recommandation (R. 471) sur la
Prévention des Troubles Musculo-Squelettiques dans les activités
d’aide et de soins en établissement (comme les maisons de
retraite) qui, précisément, prend en compte le fait qu’on a affaire à
une « charge vivante ». Les préconisations qui sont faites – et qui
ont un caractère potentiellement contraignant – sont intéressantes
et visent à améliorer concrètement les conditions de travail. Mais
il y a loin de la recommandation à la mise en œuvre pratique, à
son appropriation, sur le terrain par les structures employeuses
des « services à la personne ».
Quels sont, selon vous, les facteurs qui rendent
l’amélioration des conditions de travail difficiles
dans ce secteur ?
dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.1.)
On constate dans ce secteur, très souvent, un déni du caractère
professionnel des risques auxquels sont exposées les salariées.
Sous prétexte qu’elles interviennent à domicile, les employeurs
ont tendance à nier ces risques, à les banaliser. Or, les risques
« domestiques » qu’elles rencontrent, sont de fait des risques
proprement professionnels. L’exposition à des substances
chimiques toxiques (comme les produits d’entretien), les chutes
de plain pied (faire une chute en allant supermarché, se prendre
les pieds dans un tapis) et les chutes de hauteur (tomber d’un
escabeau en faisant les vitres), les électrisations voire les
électrocutions, la vue et le contact avec des fluides et matières
corporelles, etc. : tout cela, ce sont des risques professionnels, qui
peuvent avoir (et ont, de fait) un impact sur la santé au travail des
intervenantes à domicile.
En résumé, votre action ne concerne donc qu’une
minorité des salariées de ce secteur, celles qui
sont employées par des grandes structures et non
directement par le particulier. Mais même quand vous
pouvez intervenir, c’est de manière très limitée.
Y a-t-il d’autres lacunes en droit du travail pour ce
secteur ?
Oui, il y en a beaucoup ! Parce que le droit actuel est insuffisamment
protecteur du fait de l’importance du temps partiel. Il faut rappeler
que plus de sept salariées sur dix dans ce secteur sont à temps
partiel. Les dispositions légales régissant le temps partiel sont les
mêmes que pour les autres salariés, à quelques aménagements
près, mais en pratique, on constate de nombreuses entorses. Elles
concernant notamment la flexibilité très grande à laquelle sont
assujetties ces femmes : les délais pour les prévenir en cas de
changement d’emplois du temps sont rarement respectés, ce qui
en pratique les empêche d’avoir un autre travail à côté et met les
salariées en quasi-situation d’astreinte permanente. De même,
on constate des formes de travail dissimulé : une salariée a un
contrat de travail de 25 heures par semaine, mais sous prétexte
qu’on n’a pas pu lui faire faire ses 25 heures une semaine donnée
(personne âgée hospitalisée, enfant malade, couple recevant de
la famille et demandant à reporter l’intervention de la femme de
ménage…), on lui fait « rattraper » les heures « dues » d’autres
semaines, c’est-à-dire qu’on la fait travailler plus de 25 heures
une autre semaine mais sans le faire apparaître sur sa fiche de
salaire. Concernant les dispositions spécifiques au temps partiel,
soulignons par exemple que pour les salariées du particulieremployeur, jusque récemment la surveillance médicale du travail
n’était obligatoire que pour les temps complets. Autant dire, une
infime minorité des salariées concernées.
« La première affaire traitée au pénal
dans le secteur… »
N’est-ce pas en lien avec le temps partiel que l’une des
plus grosses entreprises employant des femmes de
ménage et des gardes d’enfants pour des particuliers, a
récemment été condamnée ?
Oui en effet, et cette affaire est très importante pour nous car il
s’agit, à ma connaissance, de la première affaire traitée au pénal
dans le secteur. Cette entreprise à but lucratif employait, et emploie
encore, des salariées avec des contrats de 9-10 heures par semaine,
tout en les faisant travailler régulièrement plus que cela. Mais sans
ajouter d’avenant à leur contrat de travail et surtout sans jamais
les payer en heures complémentaires. Je rappelle que l’employeur
peut faire travailler la salariée à temps partiel au-delà de son
contrat dans la limite de 10% de son temps habituel en payant ces
heures complémentaires au taux normal et jusqu’à un maximum
de 33% de son temps contractuel, mais cette fois en payant des
heures complémentaires à un taux majoré (et à condition qu’il
existe une convention collective). Cette société qui n’emploie
quasiment qu’à temps partiel des milliers de salariées partout
en France ne paie jamais d’heures complémentaires, arguant du
fait que ce sont les salariées qui font le choix d’augmenter leur
temps de travail (il s’agirait d’un temps partiel choisi !). Ca peut
paraître aberrant et pourtant certaines salariées qui ont saisi les
prudhommes ont d’abord perdu contre leur employeur. Ca en dit
long sur la vision qu’ont certains conseillers prud’homaux de ce
travail mais aussi de la vision qu’ils ont du temps partiel auquel
sont contraintes des millions de femmes en France aujourd’hui.
Un autre élément explique que les conseils de prud’hommes aient
pu « donner raison » à l’entreprise : pendant quatre ans, cette
société, qui n’était pas couverte par une convention collective,
avançait que le problème venait de l’absence de ce texte et que la
convention allait arriver de manière « imminente ». La convention
collective maintenant signée (elle a été agréée par le ministère de
la santé mais encore en attente d’extension par le ministère du
travail), on sait qu’elle ne règle rien. Pour revenir à cette affaire, la
justice pénale a condamnée l’entreprise (en première instance et
en appel), et ça paraît un minimum puisqu’il s’agit quand même
d’appliquer tout simplement le Code du travail sur des règles « de
base ». L’entreprise a décidé de se pourvoir en cassation. Il faudra
donc voir comment les juges « suprêmes » accueillent ce type de
contentieux, dont il est désormais clair qu’il aura une répercussion
importante sur la façon dont sera appliquée la convention
collective s’agissant des heures complémentaires.
Qu’est-ce qui, dans ce cas, a permis qu’un contentieux
éclate ?
D’une part, il y a l’action des services d’inspection du travail,
dans de nombreux départements. Une action de contrôle qui a
permis de mettre en lumière cette pratique du « contrat à temps
partiel choisi », et qui a donné lieu à plusieurs procès-verbaux
dans différentes régions, qui ont été centralisés et audiencés au
sein d’un seul tribunal. C’est important parce que ça montre (s’il
fallait le montrer) que l’action pénale de l’inspection du travail
peut aider à faire bouger les choses. D’autre part, il y a le fait
que des salariées se sont constituées parties civiles et ont été
présentes à l’audience. C’est très important : que les « victimes »
des infractions relevées par l’inspection du travail aient un
visage, apparaissent « en chair et en os », dans une juridiction
correctionnelle plutôt habituée à traiter d’affaires plus ou moins
sanglantes.
6
les dossiers de terrain de luttes
Quelles sont les responsabilités de l’Etat
dans ce domaine ?
dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.1.)
Il faut voir quand même que l’Etat subventionne en grande
partie ces secteurs, soit par le biais d’allègement d’impôts, soit
directement pour les associations. Par exemple, c’est l’Etat (conseils
généraux et Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie,
CNSA) qui subventionnait la mise en place du système de
pointage téléphonique dont nous avons parlé au début. Il y a
une contradiction entre d’un côté une « politique de l’emploi »
qui a voulu développer le secteur « à tout prix » – en réalité, de
l’emploi « en miettes » – et, d’un autre côté, une « politique du
travail » qui entend intervenir sur les risques professionnels et
pointe les problèmes de l’emploi précaire à temps partiel. Ensuite,
deux autres questions importantes se posent : le secteur privé
lucratif a-t-il une légitimité sur ce « créneau », alors que l’on parle
de besoins fondamentaux liés au vieillissement ou à la prise en
charge des enfants notamment ? Le secteur associatif ne devrait-il
pas être intégré, clairement, au service public (à un service public
étendu) ? Après tout, les mécanismes de conventionnement et
d’agrément actuels (ces différents organismes doivent obtenir
un agrément du ministère du travail) constituent une sorte
de « délégation de service public ». Il est évident qu’une telle
intégration, impliquant un rattachement des missions effectuées
par ces salariées aux politiques sociales et de santé, permettrait
de reconsidérer positivement le travail effectivement réalisé,
et de lui donner un nouveau sens. Enfin, à court terme, je crois
qu’il faut travailler à ce que le secteur soit unifié, du point de vue
des droits des salariés, et par le haut. Ce qui veut dire unifier les
trois principales conventions collectives actuelles (particulieremployeur, secteur associatif, secteur privé lucratif) en en prenant
le meilleur. En un mot, il faut créer un vrai statut d’emploi pour les
salariées de ce secteur, un statut unifié, qui ne soit pas dépendant
du type d’employeur. Ce qui implique de revoir radicalement les
modes de financement du secteur et renvoie à la question du
rattachement au service public, et à son extension.
« Il faut que le droit du travail prenne mieux
en compte les situations de travail réel »
Qu’est-ce qui pourrait faire bouger les choses ?
Il n’y a bien sûr pas de remède miracle. Mais on peut quand même
dresser trois pistes. Tout d’abord, il faut que le droit du travail prenne
mieux en compte les situations de travail réel, pour constituer
vraiment une « ressource » pour les salariées du secteur. Pour cela,
il faut, on l’a dit, qu’il existe des CHSCT dans ce secteur et donc les
rendre possibles compte tenu de l’importance du temps partiel. Mais
les inspecteurs du travail peuvent également se servir des travaux
existants. Il existe d’ores et déjà un ensemble de travaux en sciences
sociales (sociologie du travail, ergonomie, etc.) qui contribue à
changer le regard habituel sur la « valeur » sociale et la réalité du
travail effectué dans le huis clos du domicile, un travail méconnu,
socialement invisible, souvent disqualifié, juridiquement difficile
à appréhender. Ces travaux permettent d’identifier les aspects qui
« font problème » dans le travail, constituent des points d’appui
importants et permettent en partie de « compenser » par rapport au
fait qu’il nous est très difficile d’effectuer des constats directs.
Il faut ensuite en finir avec la fiction qui maintient une multitude
de petites structures associatives juridiquement indépendantes
alors qu’elles appartiennent et sont adhérentes à une fédération
départementale, nationale et constituent donc une entité globale de
fait. Il y a eu une affaire en 2010, dans un département de l’Ouest
de la France, qui a concerné l’une des principales associations
historiques du secteur de l’aide à domicile. Concrètement, il
existait 92 entités juridiquement indépendantes employant au
total 3700 salariées. Un syndicat a saisi le juge civil pour que
soit reconnue l’existence d’une Unité Economique et Sociale
(UES), c’est-à-dire faire reconnaître qu’en réalité, au-delà des
apparences juridiques, il existait UNE « grande association ».
Pour bien saisir l’enjeu politique, il faut comprendre que l’UES
est née des rapports de force entre syndicats et patronat après
Mai 68. Dans cette période, le patronat adopte une stratégie qui
consiste, à partir d’une entreprise, à créer plusieurs entreprises
juridiquement indépendantes (donc à fragmenter les collectifs de
travail) afin de se soustraire à l’obligation d’organiser des élections
de Comité d’Entreprise (seuil de 50 salariés) et à faire obstacle à
la reconnaissance légale du fait syndical dans l’entreprise. Les
tribunaux, saisis par les syndicats, leur donnent indirectement
raison en reconnaissant cette pure construction jurisprudentielle
qu’est l’UES. Dans le cas que j’évoque, la reconnaissance du fait que
cette myriade de petites associations constituait en réalité une UES
aurait permis que les élections des institutions représentatives du
personnel se déroulent dans un cadre plus large, que les salariées
bénéficient d’un Comité d’Entreprise commun et d’un CHSCT.
Malheureusement, le juge a rejeté l’argumentation du syndicat : pour
lui, les associations étaient vraiment autonomes au plan économique.
Pourtant, si l’on regarde les statuts mêmes de ladite association, on
constate qu’il existe un principe de péréquation financière entre
structures, et donc que l’autonomie financière est discutable … Et
dans la pratique, on constate également que les contrats de travail
sont fournis voire gérés par la fédération départementale, que
cette fédération départementale intervient souvent en suppléance
d’un président d’association défaillant, etc. Il faut « re-structurer »
le secteur associatif, condition pour que les droits collectifs des
salariées du secteur puissent exister. Il faut que l’inspection du
travail ait le pouvoir de reconnaître, par décision administrative,
l’existence d’Unités Economiques et Sociales, chose qui est
aujourd’hui réservée aux juges et aux négociateurs (négociateurs
peu présents, côté salariées, c’est un euphémisme).
Enfin, je crois que l’un des problèmes essentiels du secteur tient au
temps partiel : celui-ci maintient les salariées dans la dépendance
économique, dans l’impossibilité de se professionnaliser et dans
une zone de sous-emploi et de sous-droit du travail qui entrave le
développement des instances représentatives du personnel. Or ce
temps partiel est toujours pensé comme une évidence découlant
de la nature de l’activité : elles seraient à temps partiel car, par
définition, les ménages n’ont pas besoin d’elles toute la journée et
ont tous besoin d’elles dans les mêmes moments de la journée (il y a
des creux d’activité qui seraient inévitables). Mais est-ce qu’on a déjà
songé à réduire le temps de travail d’une infirmière au seul temps
passé au contact des malades ?! Le temps partiel est ici construit par
les politiques publiques et par les employeurs qui refusent d’intégrer
au temps de travail de ces femmes, les temps de trajet, les temps
de réunion, les temps de formation, les passages à l’association ou
dans l’entreprise pour prendre des clés, les temps de confection
des plannings de travail, le temps passé à « débriefer » sur le cas
d’une personne malade, âgée, les temps consacrés à « l’analyse de
pratiques », etc. Bref, tous ces temps indispensables qui permettent
notamment la construction du métier. Pour cela, je crois qu’il faut
en finir avec un mode de financement du secteur qui ne finance pas
réellement les emplois, en tant que tels, mais essentiellement les
temps d’interventions directs. Tous ces temps, qui sont des temps
nécessaires au travail, doivent être des temps de travail reconnus
et payés comme tels. Et alors parler de « professionnalisation »
commencera à prendre un sens…
7
les dossiers de terrain de luttes
3. 2.
Travail officiel, travail officieux
Comme beaucoup d’étudiant-e-s, cet été là, je dois trouver un petit boulot me permettant de compléter mes revenus pendant l’année scolaire.
Une amie me parle alors d’une association recherchant des « femmes de ménage » pour les remplacements estivaux.
Bercée par l’idéal qu’il n’y a pas de sous-métiers et la facilité de l’offre d’emploi, j’y vais.
dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.2.)
Le flou des consignes de travail
Alors que j’arrive à l’association le jour de mon entretien d’embauche, je me demande sur quels critères ma candidature sera
jugée. En réalité, l’entretien se révèlera très court. On ne me demande rien ni sur mes compétences, ni sur mes motivations, ni
même sur mes précédentes expériences professionnelles (nulles
à cette époque). Il s’agit plutôt de m’exposer ce que fait l’association : elle propose des services à domicile, principalement pour
des personnes âgées ou très dépendantes (handicapées). J’apprendrais par la suite que l’association est parfois mandatée par
des services sociaux. Certains d’entre eux souffrent, en outre, de
problèmes mentaux qui peuvent rendre la relation aux aides ménagères très compliquée. Chez Madame Bacha par exemple il ne
faut rien toucher ou jeter. Son appartement est l’antithèse d’un lieu
de travail sain : poussière, déchets et moisissure occupent tout l’espace, au point qu’ouvrir la porte pour entrer dans l’appartement est
en soi une victoire.
La nature du métier de l’aide à domicile est mystérieuse pour moi. Je
demande donc ce que j’aurais à faire. Apparemment je n’ai pas à m’en
inquiéter, il s’agit d’aider les personnes dépendantes dans les tâches
quotidiennes : servir les repas, nettoyer le linge, et bien sûr faire le
ménage. En théorie, l’association dispose pour chaque bénéficiaire
d’une fiche censée détailler les tâches attendues. En pratique, je n’utiliserai que peu ces fiches, soit parce que je ne les ai pas eu en mains,
soit parce qu’elles n’étaient pas à jour. Ainsi en est-il pour Madame
Yolanda. Sa fiche indique qu’il faut lui amener une baguette de pain,
alors qu’elle n’est plus en mesure d’en manger depuis plusieurs mois.
En l’absence de fiche, je suis censée faire le ménage et plus généralement aider les bénéficiaires, qui me diront eux-mêmes les tâches que
je dois réaliser. On me précise cependant qu’en aucun cas je ne suis
autorisée à faire quoi que ce soit sur leurs corps, car en cas d’accident
je pourrais en être tenue pour responsable.
Le travail n’a pas l’air compliqué. Je signe mon contrat et commence le lundi suivant.
« Je me souviens de ce que la recruteuse m’avait dit : le
corps est la limite. Oui, mais les cheveux, est-ce déjà le
corps ? »
Premier jour de travail, je me présente à 9 heures, ponctuelle, chez
une bénéficiaire de l’association qui m’a fraichement recrutée en
tant qu’aide à domicile – et non comme femme de ménage comme
je le pensais. Je sonne. Une femme entre deux âges m’ouvre la
porte, visiblement confuse de ma présence. Elle ne sait pas qui je
suis. Je lui explique que je suis une nouvelle employée, envoyée
par l’agence d’aide à domicile et que je viens chez elle pour faire
le ménage. Il faudra plusieurs minutes et coups de téléphones à
ladite agence pour qu’elle me croie et qu’elle me fasse entrer. Je
comprends que la première étape sera de me faire accepter.
Après cette présentation – chaotique – je fais un rapide état des
lieux de l’appartement : rien ne sort de l’ordinaire, de la vaisselle
dans l’évier, un peu de poussière… Mais très vite elle me dit qu’aujourd’hui elle veut que je l’accompagne au centre commercial pour
changer le nouveau téléphone qu’elle vient d’acheter et qui ne
marche pas. Personne ne m’avait mentionné que je devrais faire
ce genre de choses. Ou plutôt, il me semble bien qu’on m’avait dit
que je devrais faire le ménage, et les aider sur des activités du quotidien. Je fais un rapide calcul : je suis mandatée pour deux heures,
le centre commercial est à 40 minutes de bus (et je n’ai pas de ticket), 30 minutes viennent de s’écouler et je dois être à 11h30 chez
une autre bénéficiaire qui se trouve à 20 minutes de vélo. Aller
changer le téléphone ne sera pas possible.
Je lui explique que l’on n’aura pas le temps et que je ne suis pas
certaine que cela fasse partie de mes attributions, mais elle n’en démord pas. A nouveau coup de fil à l’agence. Oui les excursions en
centre commercial font partie de mes missions si cela est considéré
comme l’aide dont le bénéficiaire a besoin. Très bien. L’infaisabilité
temporelle de la chose ne semble pas être un argument recevable.
Je lui propose un arrangement : pour cette fois c’est trop tard,
mais si elle le souhaite nous irons la prochaine fois. Il me reste
une heure, pourquoi ne pas faire un peu de ménage ? L’accord est
conclu : je fais la vaisselle, je passe l’aspirateur, récure les toilettes.
Au moment d’attaquer la salle de bain elle entre, se met nue et
m’annonce qu’elle va se laver les cheveux. Je bats en retraite et
c’est alors qu’elle m’interpelle : je n’ai pas compris, elle veut que je
lui lave les cheveux.
Je suis décontenancée, et très mal à l’aise face à sa nudité. Et je me
souviens de ce que la recruteuse m’avait dit : le corps est la limite.
Oui, mais les cheveux, est-ce déjà le corps ?
Les premiers jours de travail ont été très difficiles pour une paye
minime. Ce que j’ai vécu comme la plus grande difficulté est la solitude : se retrouver confrontée à des personnes, souffrant de troubles
cognitifs parfois important, sans consignes, ou avec des consignes
en décalage avec la situation réelle, le tout sans expérience et sans
formation pour m’aider à m’ajuster. La nécessité d’apprendre « sur le
tas », qui pose question lorsqu’il s’agit de relations humaines.
J’avais besoin d’argent. Et je me confortais dans l’aspect temporaire de cet emploi. Au début je ressentais une grande culpabilité
lorsque je refusais de faire quelque chose, ou lorsque je n’arrivais
pas à laisser l’appartement plus propre à mon départ qu’à mon arrivée. Et puis rapidement la culpabilité est partie. Je n’avais nulle
connaissance du règlement de l’association, je décidais vis-à-vis
de ma conscience de ce que je voulais bien faire ou non.
La question du faire ou ne pas faire ne s’est jamais posée pour
des tâches domestiques, récurer des toilettes ou un four, laver les
sols ou les petites culottes, je m’en fichais bien. Ce qui était problématique, pour moi, est tout ce qui touchait à l’être humain. Il
n’était pas question que je lave des cheveux, tâche que je jugeais
de l’ordre de l’intime. Mais il m’est arrivé de nettoyer les fesses
d’une personne qui s’était souillée, tâche touchant au corps et donc
interdite mais qui, pour moi, relevait de la décence : il n’était pas
question de laisser une personne dans sa merde jusqu’à l’arrivée
de l’infirmière, plusieurs heures plus tard.
C.B.
8
les dossiers de terrain de luttes
3. 3.
« Nous » et « elles »
Un autre monde populaire, les aides à domicile
A partir d’une immersion dans une association d’aides à domicile, Christelle Avril, enseignante-chercheuse en sociologie à Paris 13,
nous « fait entrer dans l’univers de ces femmes des milieux populaires » ; elle donne à voir les conditions de travail et d’existence
de ces femmes mais aussi les divisions entre immigrées et non immigrées ou en fonction de leur trajectoire sociale.
Dans cet extrait [1], elle montre de quelle manière une partie de ces femmes fait cause commune contre leur hiérarchie et plus généralement
contre les femmes des classes moyennes-supérieures. Le « nous » au féminin existe aussi dans ces secteurs pour peu qu’on y prête attention.
dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.3.)
Manier l’humour, l’ironie, la dérision
La capacité de ces aides à domicile à manier la parole ne se résume
pas à « gueuler » sur la scène publique. À l’instar des groupes
d’hommes étudiés dans les années 1970, un bon travail est un travail où les « filles », comme elles disent, peuvent partager une
identité qui s’exprime dans des sujets de discusssion communs,
des « rigolades » et notamment des « blagues » – elles manient
l’humour, l’ironie et la dérision – prenant pour cibles les responsables ou certaines personnes âgées et collègues. Dès qu’elles se
rencontrent dans la rue ou en réunion, « elles se marrent », et souvent cette expression sert de critère pour désigner une « copine » :
« Elle, je l’aime bien, on se marre bien. » Lorsque aucun homme
n’est présent, c’est-à-dire la majeure partie du temps, les blagues
sont sexuelles. J’en fais les frais à chaque fois qu’elles sont plusieurs autour de moi, comme ce jour où Isabelle Avon prend Dominique Djolovic à témoin : « Alors, ça va, Christelle ? Oh elle a
l’air fatiguée la petite, ben, qu’est-ce que tu fais toute la nuit ? »
Tout semble prétexte à rigolades, comme lors de cette formation
à l’euro relatée dans les lignes qui suivent. Cette présentation un
peu longue d’une scène observée donne à ressentir la nature des
relations qui se forment au sein de ce qu’on pourra désormais
appeler sans réserve un groupe, et plus précisément un groupe
informel puisqu’il ne correspond pas aux découpages de l’organisation du travail :
[Journal de terrain]
Laetitia Moreau, 21 ans, diplômée d’un BTS, a été embauchée
sous contrat emploi-jeune par la directrice pour s’occuper de la «
professionnalisation ». C’est dans ce cadre qu’elle a organisé des
formations à l’euro, peu avant le changement de monnaie. Tout
concourt à ce que ses rapports avec les aides à domicile soient
tendus : son rôle dans l’association, son niveau de diplôme, son
jeune âge mais aussi ses maladresses puisqu’elle ne cache pas son
mépris pour le travail des aides à domicile. Les aides à domicile
qui refusent cette « professionnalisation » ne l’aiment pas du
tout et trouvent qu’« elle ne se prend pas pour n’importe qui ». Et
elles vont bien le lui faire sentir le jour de cette formation. Mis à
part Laetitia Moreau, qui va rester toute la séance debout devant
son tableau, sont présentes autour d’une table Véra Pijecki,
Alice Monset, Isabelle Gambier, Colette Sifra ainsi que Martine
Maillot, Nanda Ambo et Aline Mouaké (et moi-même, Isabelle
Gambier m’ayant fait une place entre elle et Véra Pijecki).
Les quatre premières font partie de ce groupe informel qui
s’oppose à la « professionnalisation » de la directrice. Elles vont
rire pendant toute la formation, au point parfois que l’emploijeune n’arrive pas à placer un mot. Il faut dire que, pas du tout
préparée à cette confrontation, elle commence maladroitement
la réunion en exhibant ses titres scolaires et leur dit qu’elles
vont « bien y arriver » car « vous êtes quand même pas plus bêtes
que la moyenne ». D’emblée, le rapport de force est instauré et
l’ironie va dominer toutes les remarques des aides à domicile,
qui ne cessent de rire entre elles aux dépens de l’emploi-jeune.
Le ton est donné par Colette Sifra (55 ans, ancienne coiffeuse,
entrée en 1995 à l’association de Mervans) lorsque Laetitia
Moreau dit qu’elle a le baccalauréat, elle lui répond avec un
grand sourire : « Nous, on n’a pas le bac, mais c’est pas grave, on
a une intelligence naturelle. » Pendant toute la formation, elles
tournent en dérision les remarques de l’emploi-jeune. Lorsque
celle-ci lance à la cantonade : « Alors, qu’attendez-vous de cette
formation ? », Isabelle Gambier (38 ans, ancienne employée de
bureau, entrée en 1988 à l’association) lui répond : « Ben, de se
reposer ! Vous avez prévu le café au moins ? » Les autres rient
et alors que, dans ces situations, Nicole Laporte (la directrice
de l’association), maîtrisant les techniques managériales, fait
mine de rire avec les aides à domicile, Laetitia Moreau répond
maladroitement avec conviction : « Vous ne croyez quand même
pas qu’on vous paie pour vous reposer ici trois heures ? » Par cette
réponse, elle trahit à quel point elle est éloignée de l’univers
des aides à domicile : ces femmes trouvent plus pénible de
rester assises autour d’une table à discuter que d’être au travail,
comme elles essaient de le faire passer par des remarques (l’une
se plaint par exemple du mal de tête que lui donne la formation
et qui survient, dit-elle, dès qu’elle ne fait rien). L’emploi-jeune
se défend à sa manière, n’arrêtant pas de répéter, lorsqu’elles ont
des conversions à faire en euro et que certaines peinent à les
faire : « C’est vraiment bébête pourtant, c’est vraiment bébête…
» Ou alors : « Vos collègues, la dernière fois, étaient pas des
rapides, mais elles ont réussi à le faire. » À quoi Isabelle Gambier
lui rétorque en riant, révélant une fois de plus l’importance de la
force physique dans leurs comportements : « Donnez-moi leurs
noms que je leur rentre dedans ! » Tout est prétexte à rire : lorsque
Laetitia Moreau apporte une télévision pour passer un film sur
l’euro, Alice Monset regarde sa montre et s’écrie : « Parfait,
c’est l’heure de Derrick [le feuilleton télévisé]. » Nanda Ambo
manque de tomber de sa chaise et Colette Sifra à la cantonade
: « On la sort plus celle-là ! » Elles s’amusent à tricher, faisant
mine de se copier les unes sur les autres pendant les exercices
de conversion. Isabelle Gambier sort même un convertisseur
de son sac et fait ainsi les exercices, sous le regard de ses
collègues hilares et jusqu’au fou rire général lorsque l’emploijeune s’aperçoit de la tricherie. Le plus frappant pour moi est
de voir les aides à domicile qui ont réussi l’exercice se mettre,
en réaction aux remarques de Laetitia Moreau, à aider leurs
collègues. Colette Sifra aide Martine Maillot qu’elle connaît
bien. Et surtout Véra Pijecki, Alice Monset et Isabelle Gambier,
qui pourtant ne leur adressent habituellement pas la parole, se
9
les dossiers de terrain de luttes
mettent à aider Nanda Ambo et Aline Mouaké, arrivées depuis
peu d’Angola et qui ont des difficultés à comprendre le français.
On perçoit dans cet exemple qu’il y a chez ces aides à domicile
un rapport de force prioritaire, celui qui les oppose directement à
la hiérarchie. Elles sont prêtes à un minimum de solidarité avec
leurs collègues pour s’opposer aux femmes diplômées de classes
moyennes-supérieures qui encadrent leur travail (l’emploi-jeune
mais aussi Nicole Laporte […] et toutes les femmes sollicitées
par la directrice pour son projet de « professionnalisation » : une
psychologue qui interviendra un temps, les formatrices). Elles se
retrouvent autour d’une identité commune : s’opposer à celles qui
encadrent leur travail en « gueulant » publiquement, mais aussi,
conformément à leur milieu social, par la blague et la rigolade
aux dépens des « supérieures », ce qui est plus rarement mis en
évidence chez les femmes dans les études sociologiques.
dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.3.)
Un brouillage des relations hiérarchiques
Les alliances que ces aides à domicile nouent avec une partie
des employées de bureau de l’association, notamment contre la
directrice et Josiane Valor, l’une des responsables du personnel,
est un autre vecteur de constitution de ce groupe informel. Souvenons-nous en effet du rôle que jouent les comptables (Carole
Migeon et Marie Gunet) lorsqu’elles laissent une partie des aides
à domicile, celles qui s’opposent au projet de la directrice, venir
jusqu’à leur bureau et demander un acompte sur salaire, alors
qu’elles ferment la porte au nez des autres aides à domicile. Ce
groupe informel n’existe pas seulement par les relations entretenues entre aides à domicile, il existe aussi à travers les relations
électives nouées avec une fraction des employées de bureau de
l’association, des personnes âgées et des administrateurs.
Si les aides à domicile peuvent se retrouver en interaction
avec tous les membres du personnel de bureau et avec des personnes âgées de milieux sociaux divers, en revanche, elles prolongent ou non ces interactions en fonction des interlocutrices.
Lorsqu’elles passent au bureau, elles discutent longuement de
façon privilégiée avec celles qu’on a présentées comme leurs alliées (et une fois vérifié que « la chef [Nicole Laporte] n’est pas
là ») : les deux comptables, Carole Migeon et Marie Gunet. Jacqueline Bottos et Françoise Duhem se joignent parfois à elles.
Certaines passent aussi discuter avec ces responsables du personnel lorsqu’elles sont seules, lors de la permanence du samedi
matin. Les discussions les plus longues peuvent avoir lieu dans
la rue, les magasins, ou encore dans les transports en commun.
C’est notamment à cette occasion qu’elles échangent avec des
retraitées, membres du conseil d’administration de l’association.
Les affinités de ces aides à domicile avec une partie du personnel de bureau et avec certains membres du conseil d’administration sont particulièrement visibles dans les moments collectifs
où le placement est libre, comme lors de la fête du quarantième
anniversaire de l’association. Les relations électives concernent
aussi certaines personnes âgées.
Un bon indicateur de cette relation privilégiée réside dans la
façon dont elles m’ont ou non laissée accéder aux personnes
dont elles s’occupaient : j’ai mis du temps à comprendre qu’elles
ne m’emmenaient pas chez toutes les personnes âgées, prétextant par exemple que « Mme Unetelle n’aime pas les stagiaires ».
Elles ne me faisaient rencontrer que les personnes âgées, plus
nombreuses, avec lesquelles elles évitent autant que possible de
discuter. Ce n’est qu’au fil des jours passés avec elles qu’elles acceptent de me laisser voir ces interventions où s’est développée
une relation plus personnelle. On a là, semble-t-il, une spécificité
de la constitution des groupes informels dans le secteur de l’aide
à domicile : dans cette situation de travail, les positions hiérarchiques sont brouillées (cf. chapitre premier), de sorte que des
employées de bureau ou des personnes âgées peuvent être, dans
certains contextes, des alliées avant d’être des patronnes. [2]
Des préférences relationnelles socialement orientées
Les préférences relationnelles de ces aides à domicile ne s’orientent pas au hasard dans l’espace social. Si l’on examine, cette fois
à la lumière de la stratification sociale, la façon dont ces aides
à domicile sélectionnent les personnes âgées pour lesquelles
elles travaillent et comment elles façonnent leurs postes de travail, plusieurs constantes ressortent.
Dès qu’une employée de bureau les envoie travailler chez une
personne âgée dont le logement est insalubre, elles courent «
gueuler » au bureau. Elles refusent de ce fait d’être en contact
avec les personnes âgées des fractions les plus marginales des
classes populaires. Elles acceptent en revanche de travailler pour
des personnes relativement riches (professions libérales, cadres,
femmes de grands patrons), mais c’est généralement dans ce cas
qu’elles refusent les discussions. Elles font le ménage et évitent
autant que faire se peut les interactions susceptibles de les rabaisser. Et c’est seulement si ces personnes âgées veulent à tout
prix entrer en relation avec elles, ou bien si leurs proches veulent leur confier des tâches de soin où le contact sera inévitable,
qu’elles se plaignent au bureau.
En revanche, les personnes âgées qu’elles font tout pour garder,
et avec lesquelles elles nouent des relations, se situent dans les
classes populaires stables et chez les « petits-moyens » [3]. Ces
personnes âgées ont en commun d’être proches du pôle des
petits patrons [4] : ce sont d’anciennes petites patronnes, des
femmes d’anciens petits patrons ou bien d’ouvriers dans l’artisanat, certaines ont seulement été employées dans les petits commerces. La nature de ces préférences relationnelles implique
également un tri au sein des employées de bureau de l’association et des membres retraitées du conseil d’administration,
privilégiant celles qui sont le plus proches du pôle des petits
patrons, entre classes populaires et classes moyennes. Si Françoise Duhem et Marie Gunet ont un baccalauréat, en revanche,
Jacqueline Bottos, elle-même ancienne aide à domicile, n’a aucun diplôme et Carole Migeon possède un CAP en comptabilité.
Elles n’ont pas le concours d’adjoint administratif, la première
refusant de le passer, la seconde ayant échoué deux fois (« car je
ne sais pas écrire sans fautes », dit-elle).
À part Marie Gunet, toutes ces employées de bureau ont par
ailleurs été recrutées à la mairie de Mervans grâce à leur réseau
dans la droite traditionnelle locale. Elles sont, tout comme les
membres du conseil d’administration, anciennes commerçantes
de Mervans, particulièrement liées au petit patronat local. Les
beaux-parents de Jacqueline Bottos étaient commerçants, et son
fils est actuellement en apprentissage dans une petite entreprise
locale. Le mari de Carole Migeon, mécanicien, travaille dans un
garage de Mervans, et elle parle constamment des difficultés du
patron de son mari, comme si le garage était le leur. Le mari de
Françoise Duhem vient de créer son entreprise d’électronique
à Mervans et son fils est également en apprentissage dans une
petite entreprise de la ville.
Bref, celles – personnes âgées, membres du conseil d’administration et employées de bureau – avec lesquelles ces aides à
domicile se laissent aller à discuter longuement sont proches
du pôle du petit patronat, certaines nettement inscrites dans les
milieux populaires (les personnes âgées, certaines employées
10
les dossiers de terrain de luttes
de bureau) et d’autres un peu plus du côté des classes moyennes
(les membres du conseil d’administration, certaines employées
de bureau).
Il ne s’agit pas d’affirmer que les affinités sociales annulent
ici les différences de positions hiérarchiques, brouillées mais
réelles, entre ces femmes : les moments de tension entre les
aides à domicile et ces personnes âgées ou employées de bureau
existent. Néanmoins, on peut dire que l’ensemble de ces femmes
ont avant tout des relations sociales marquées par les rigolades
et les discussions et ont pour cible commune, à cette occasion,
les femmes diplômées de classes moyennes-supérieures qu’elles
côtoient ainsi que les autres aides à domicile.
dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.3.)
Christelle Avril
1.
2.
3.
4.
[notes]
Extraits de Christelle Avril, Les aides à domiciles : un autre monde
populaire, La Dispute, coll. Corps, Santé, Société, 2014, p. 145-151.
La transformation du patronat et l’affaiblissement dans certains
secteurs d’une figure hiérarchique bien identifiée sont un vecteur
de transformation des milieux populaires. Cf. Julian Mischi et Nicolas Rénahy, « Classe ouvrière », Dictionnaire de sociologie, Encyclopœdia Universalis, Albin Michel, Paris, édition 2008, p. 129-136.
Cf. Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des «petits-moyens»…, op. cit.
Ce pôle recouvre une réalité diverse, cf. Claire Zalc, « Les petits patrons en France au xxe siècle ou les atouts du flou », Vingtième siècle,
n° 114, 2012, p. 53-66.
Qui sommes-nous ?
Terrains de luttes est un nouveau site Internet d’information et de réflexion critiques…
Terrains de luttes est un site Internet qui propose un espace d’échanges où l’on prend le temps de l’examen concret et du recul historique pour
donner à voir la situation des classes populaires et comprendre les stratégies des classes dominantes. Il a vocation à incarner, pour mieux y résister,
les transformations et les effets du capitalisme à travers des visages et des figures, des adresses et des lieux, des institutions et des organisations,
des pratiques et des évènements. Il vise à construire des ponts et des échanges entre travailleuses/eurs, militant-e-s et chercheuses/eurs engagé-e-s
afin d’alimenter et de solidariser nos Terrains de luttes.
Pour ce faire, nous publions des entretiens réalisés par des militant-e-s, des chercheuses/eurs ou des journalistes ; des récits et des analyses
d’évènements (grèves, manifestations, etc.) et d’activités (actions de lobbyistes, répression patronale, etc.), des reportages vidéos, des « bonnes
feuilles » d’ouvrages ou encore des chroniques. Nous proposons également des passerelles avec les luttes et les connaissances produites par des
collectifs de syndicalistes et de chercheurs dans d’autres pays ou par des associations anti-lobbys en Europe.
Terrains de luttes est animé par des syndicalistes (CGT, Solidaires, FSU), des militant-e-s associatives/ifs ou politiques (Front de Gauche, NPA,
Alternative Libertaire) et des chercheuses/eurs en sciences sociales. Nous travaillons de manière privilégiée avec des éditeurs indépendants
(Agone, Le Croquant, La Dispute, Libertalia, etc.).
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