3. 2. 3. 3. 3. 1. Aides à domicile, des travailleuses de l`ombre
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3. 2. 3. 3. 3. 1. Aides à domicile, des travailleuses de l`ombre
les do ssi ers de 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre Enquête sur les classes populaires au travail. Les aides à domicile représentent aujourd’hui plus de 500 000 salariées en France. Ce sont presque exclusivement des femmes. Elles travaillent dans un secteur où le droit du travail est peu respecté et peu adapté. Comme les assistantes maternelles ou les femmes de ménages, elles sont pourtant presque invisibles dans les médias. Combien de reportages sur les conditions de travail de ces femmes ? Cette invisibilité est également de mise dans le champ politique, même parmi les organisations politiques de gauche. Comment revendiquer la représentation des dominés quand une fraction aussi importante des classes populaires est marginalisée ? Terrains de luttes revient dans ce dossier sur les salariés des secteurs des services à la personne, et plus particulièrement des aides à domicile. A partir d’un entretien avec un inspecteur du travail, spécialiste du secteur, et d’une observation d’une étudiante, nous donnons à voir la faiblesse et le peu de respect du droit du travail dans ces métiers. C’est le moyen de suggérer des pistes revendicatives et des outils juridiques. Pour se garder de tout misérabilisme, Christelle Avril, sociologue et auteure d’un ouvrage sur les aides à domicile, nous montre également à quelles conditions des solidarités se tissent entre ces femmes face à leurs cheffes. 3. 1. Aux marges du droit du travail : le secteur des « services à la personne » Du fait de la féminisation de l’emploi et du vieillissement de la population les « services à la personne » constituent aujourd’hui un secteur d’activité en plein essor. En France, il concerne plus d’1,2 millions de salariés. Femmes de ménage, aide à domicile, assistantes maternelles, garde d’enfants, auxiliaire de vie, ces salariées sont pour l’essentiel des femmes. Qu’elles soient employées par des particuliers, par des associations ou des entreprises à but lucratif ces femmes font face aux mêmes difficultés : faible reconnaissance de leurs compétences professionnelles, négation fréquente des risques professionnels auxquels elles sont quotidiennement exposées, recours quasi-systématique des employeurs au temps-partiel. Elles expérimentent à ce titre une précarité multidimensionnelle. Dans un secteur où le temps partiel concerne 7 salariées sur 10, cette précarité est d’abord financière, la plupart ne gagnant pas plus de 800 euros net par mois. A la faiblesse des salaires perçus se rajoute les écarts entre « le temps de travail réel » et « le temps de travail rémunéré » et l’irrégularité des emplois du temps qui les empêchent le plus souvent de compléter leur temps partiel par un autre emploi. Enfin, il est aussi souvent difficile pour ces salariées de bénéficier des outils habituellement prévus par le droit du travail pour être représentées et protégées. p. 2 3. 2. Travail officiel, travail officieux Comme beaucoup d’étudiant-e-s, cet été là, je dois trouver un petit boulot me permettant de compléter mes revenus pendant l’année scolaire. Une amie me parle alors d’une association recherchant des « femmes de ménage » pour les remplacements estivaux. Bercée par l’idéal qu’il n’y a pas de sousmétiers et la facilité de l’offre d’emploi, j’y vais. p. 7 3. 3. « Nous » et « elles » Un autre monde populaire, les aides à domicile A partir d’une immersion dans une association d’aides à domicile, Christelle Avril, enseignantechercheuse en sociologie à Paris 13, nous « fait entrer dans l’univers de ces femmes des milieux populaires » ; elle donne à voir les conditions de travail et d’existence de ces femmes mais aussi les divisions entre immigrées et non immigrées ou en fonction de leur trajectoire sociale. Dans cet extrait [1], elle montre de quelle manière une partie de ces femmes fait cause commune contre leur hiérarchie et plus généralement contre les femmes des classes moyennessupérieures. Le « nous » au féminin existe aussi dans ces secteurs pour peu qu’on y prête attention. p. 8 2 les dossiers de terrain de luttes 3. 1. Aux marges du droit du travail : le secteur des « services à la personne » Du fait de la féminisation de l’emploi et du vieillissement de la population les « services à la personne » constituent aujourd’hui un secteur d’activité en plein essor. En France, il concerne plus d’1,2 millions de salariés. Femmes de ménage, aide à domicile, assistantes maternelles, garde d’enfants, auxiliaire de vie, ces salariées sont pour l’essentiel des femmes. Qu’elles soient employées par des particuliers, par des associations ou des entreprises à but lucratif ces femmes font face aux mêmes difficultés : faible reconnaissance de leurs compétences professionnelles, négation fréquente des risques professionnels auxquels elles sont quotidiennement exposées, recours quasi-systématique des employeurs au temps-partiel. Elles expérimentent à ce titre une précarité multidimensionnelle. Dans un secteur où le temps partiel concerne 7 salariées sur 10, cette précarité est d’abord financière, la plupart ne gagnant pas plus de 800 euros net par mois. A la faiblesse des salaires perçus se rajoute les écarts entre « le temps de travail réel » et « le temps de travail rémunéré » et l’irrégularité des emplois du temps qui les empêchent le plus souvent de compléter leur temps partiel par un autre emploi. Enfin, il est aussi souvent difficile pour ces salariées de bénéficier des outils habituellement prévus par le droit du travail pour être représentées et protégées. Sophie O’llog, enseignante-chercheuse en sociologie, a longuement interrogé Alain Spaykether, inspecteur du travail, afin de dresser un tableau précis des conditions de travail aujourd’hui expérimentées par les femmes qui travaillent dans ce secteur d’activité. La première partie de cet entretien décrit les abus qui sont aujourd’hui constatés par l’inspection du travail et les mécanismes qui les rendent possibles. Dans une seconde partie, Alain Spaykether revient concrètement sur la manière dont la situation de ces femmes pourrait être améliorée. A lors que je venais de publier un article sur les systèmes téléphoniques de pointage dans l’aide à domicile, j’ai été contactée par un futur inspecteur du travail qui avait rencontré un cas similaire à celui que je décrivais. Nous avons échangé pendant plusieurs années nos informations sur la question du droit du travail dans les emplois de « services à la personne ». Cet entretien est le résultat de nos échanges. dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.1.) « Une double peine pour les salariées de ce secteur » Est-ce que vous pourriez nous expliquer comment vous en êtes venu à vous intéresser au droit du travail dans ce que les politiques appellent aujourd’hui « les services à la personne » ? Lorsque j’étais en formation pour devenir inspecteur du travail, je me suis intéressé à une affaire de contentieux concernant une très grosse association qui employaient près de 700 aides à domicile. Il s’agissait de femmes, salariées par l’association, qui allaient du domicile d’une personne âgée dépendante à une autre à longueur de journée, pour l’aider dans les actes de la vie quotidienne (ménage, courses, repas…). L’association avait décidé d’introduire un système de « pointage » par téléphone (appelé « télégestion ») : arrivant chez la personne âgée, la salariée était censée appeler un numéro gratuit avec le téléphone de la personne âgée et faire son code personnel puis de même en repartant et refaire cette opération chez chaque personne âgée. Tous ses horaires d’arrivée et de départ étaient enregistrés pour chaque mission au cours de la journée. Qui était à l’origine du contentieux ? Comme il s’agissait d’une très grosse association, elle était dotée d’un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), avec une présence syndicale. Or le CHSCT n’avait pas été consulté avant la mise en place de la télégestion, comme l’exige pourtant la loi. Les représentants du CHSCT ont saisi le juge du Tribunal de Grande Instance en référé (i.e. selon une procédure accélérée) pour faire constater le défaut de consultation sur l’introduction du système de télégestion. Quel était le problème ? Le Code du travail prévoit que le CHSCT doit être consulté avant toute transformation importante des postes de travail, avant toute modification des cadences ou encore avant l’introduction de nouvelles technologies pouvant avoir une incidence sur les conditions de travail. Ce qui est bien le cas avec la mise en place d’un système de télégestion. Pourtant, dans cette affaire, la direction de l’association ne l’avait pas consulté, arguant que ce système n’avait rien à voir avec les conditions de travail des salariées. Pour elle, il s’agissait même de mieux protéger les salariées en rendant impossible la contestation des heures par les familles. Certaines associations avancent également que les salariées pourront être payées plus rapidement grâce à ce système : les feuilles d’heures « papiers » habituellement utilisées pour valider les heures (l’aide à domicile fait signer sa feuille à la personne âgée à la fin de chaque intervention) demandent ensuite d’être traitées informatiquement par le personnel administratif. Ce travail long est parfois prétexte à un versement très tardif des salaires (après le 15 du mois dans certains cas). Mais le CHSCT a immédiatement été confronté aux inquiétudes des aides à domicile. Que faire lorsque la personne âgée est au téléphone avec un proche lorsqu’elles arrivent, lui demander de raccrocher ? Que faire si la personne âgée refuse qu’on utilise son téléphone ? Que devaient-elles faire si elles trouvaient la personne âgée à terre : la relever ou téléphoner d’abord ? Et que se passe-t-il en cas d’oubli ? Mais surtout les salariées se retrouvaient soumises à une augmentation des cadences : elles devaient parvenir à se rendre d’un domicile à l’autre dans le temps prévu par l’association (souvent 15 minutes) pour arriver à l’heure chez la personne âgée suivante. Dans la réalité, ces temps ne pouvaient être qu’indicatifs pour les salariées. Il est parfois difficile de traverser la ville en 15 minutes quand deux interventions sont éloignées. Il y a de nombreux aléas, de l’imprévisible. Et que faire quand, au moment de partir, la personne âgée demande à l’aide à domicile de l’aider à aller aux toilettes ? La planter là sous prétexte qu’il faut pointer chez la personne âgée suivante ? Par ailleurs, alors que l’un des arguments avancés par l’association était une plus 3 les dossiers de terrain de luttes grande fiabilité dans l’enregistrement des heures de travail, ce système de télégestion ne concernait pas l’ensemble du temps de travail effectif, ignorant notamment le temps de trajet, qu’il ne comptabilisait pas. Du point de vue des obligations en matière d’enregistrement et de décompte de la durée du travail, le compte n’y était pas, justement ! Et comment cette affaire s’est-elle finalement terminée ? Le CHSCT avait, en parallèle du référé, décidé de recourir à une expertise sur les conséquences de la télégestion pour les salariées. L’association a tenté de faire annuler la désignation de l’expert mais le juge lui a donné tort, une nouvelle fois. Celui-ci a confirmé les inquiétudes des salariées et du CHSCT : le nouveau dispositif pouvait être générateur de stress supplémentaire pour les salariées, cette nouvelle technologie de pointage téléphonique pouvant avoir des répercussions sur la santé psychique des salariées qui allaient devoir gérer des situations non prévues par le système et seraient exposées à des situations de conflit avec les personnes aidées. Le juge a également considéré qu’une consultation préalable du CHSCT était indispensable et que l’employeur devait présenter au CHSCT une étude d’impact sur les conséquences de l’introduction de la télégestion. On touche ici à l’un des problèmes de ce secteur : de prime abord, les conditions de travail de ces femmes, comme les cadences et le stress, sont des problématiques complètement impensées, pour ne pas dire niées. dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.1.) De tels contentieux sont-ils courants ? Se terminent-ils souvent comme ça ? On est plutôt confronté dans ce secteur « des services à la personne » à une faiblesse du contentieux au regard de la masse des infractions à la réglementation, et singulièrement du contentieux pénal (quand le Procureur de la République se saisit du dossier), et notamment en matière de santé et de sécurité au travail. Le phénomène tient bien sûr à la faible syndicalisation dans ce secteur, mais pas seulement. Les institutions représentatives du personnel, et notamment les CHSCT – qui jouent un rôle majeur dans l’objectivation des conditions de travail – sont rares dans ce secteur. Pour avoir un CHSCT, légalement, l’organisme doit employer 50 salariées mais en équivalent temps plein, pendant 12 mois consécutifs ou non au cours des trois dernières années précédent les élections, chiffre rarement atteint dans un secteur où le temps partiel est très majoritaire. Il y a, d’une certaine manière une double peine, pour les salariées de ce secteur : la contrainte du temps partiel au moment de l’embauche, se répercute sur la possibilité même de bénéficier d’institutions représentatives du personnel, et singulièrement de l’institution « reine » en matière de santé au travail qu’est le CHSCT. C’est probablement une des raisons qui explique que le secteur accuse un retard important s’agissant de la prévention des risques professionnels et des atteintes à la santé du fait du travail, alors que tous les signaux sont dans le rouge : l’augmentation des maladies professionnelles, en particulier des troubles musculo-squelettiques, le taux de fréquence des accidents du travail supérieur à la moyenne des différents secteurs professionnels, les inaptitudes, etc. « Notre action est extrêmement limitée… » Quel est votre rôle, en tant qu’inspecteur du travail, dans ce domaine ? Notre action est extrêmement limitée pour plusieurs raisons. La première tient au fait que nous n’avons pas, sur le plan légal, la compétence matérielle pour contrôler l’ensemble des situations de travail relevant du secteur des services à la personne, notamment de ce qu’on appelle le « particulier-employeur » c’està-dire les situations où il existe un lien contractuel direct. En bref, toutes les aides à domicile, femmes de ménage, ou assistantes maternelles, directement employées par un particulier, c’est-à-dire la grande majorité d’entre elles, ne peuvent bénéficier de l’action de l’inspection du travail. Ces salariées ont certes accès aux services de renseignement en droit du travail qui sont présents au sein des Unités Territoriales de la direction de la DIRECCTE (Direction Régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi), dont l’inspection du travail est un des services, mais nous ne sommes pas habilités à intervenir auprès de leur employeur, si « particulier », qui n’est pas une entreprise. Seules celles qui sont salariées par une association, par une entreprise relèvent de notre compétence car de telles structures sont soumises aux règles de droit commun en matière de réglementation du travail. Qu’en est-il, alors, de celles pour lesquelles vous pouvez intervenir, c’est-à-dire qui sont salariées par des organismes prestataires (associations ou entreprises) et vont travailler chez les particuliers ? Dans ce cas, on se heurte à de nombreux problèmes pratiques pour mener à bien notre action de contrôle. Nous avons de vraies difficultés à appréhender le travail réel de ces salariées puisqu’il se déroule dans un, le plus souvent dans plusieurs, domiciles privés, qui sont autant de lieux de travail dans lesquels les salariées sont isolées. Dans ces conditions, comment pouvons-nous vérifier, contrôler que l’employeur a bien évalué les risques professionnels auxquels sont confrontées les salariées dans les différentes situations de travail et qu’il a effectivement pris des mesures de prévention pertinentes (mise à disposition gratuite de vêtements de travail, des équipements de protection individuelle, matériel adapté à la nature des interventions, etc.) ? A défaut d’effectuer des constats directs, on pourrait espérer compter sur l’existence du CHSCT. Mais justement, cette institution est le plus souvent absente. Il faut rappeler qu’il s’agit là d’une institution représentative du personnel où siègent le Médecin du Travail, les services de prévention de la CARSAT et l’Inspecteur du Travail. Si elle existait massivement, cette institution pourrait nous aider à appréhender dans le détail les risques professionnels et les conditions de travail. Cela permettrait également que les conditions du travail fassent l’objet de débats et de confrontations, et donc de revendications. Quels sont les autres obstacles à l’action de l’inspecteur du travail ? Un autre problème tient au fait que le travail se déroule dans un domicile privé. Cette donnée a un impact majeur sur notre activité : en effet, le domicile est un lieu de travail « par destination », c’est-àdire qu’il n’est pas un lieu de travail a priori comme l’est un atelier de métallurgie ou un magasin de vêtements. Cette spécificité retentit de plusieurs façons sur le champ d’intervention de l’inspection du travail. Par exemple, nous devons obtenir une autorisation verbale et encore mieux écrite de l’habitant du domicile (pour éviter tout litige relatif à la violation de domicile) pour pouvoir y accéder, alors que nous avons un droit d’accès de jour comme de nuit dans les lieux de travail « classiques ». Surtout, le domicile privé – à la différence d’un atelier, d’un magasin ou autre lieu de travail ordinaire – n’est pas soumis à la réglementation applicable aux lieux de travail, telle qu’elle est présente dans la Partie Quatre du Code du travail (règles de conception et d’utilisation, notamment, conformité des installations électriques, aménagements des 4 les dossiers de terrain de luttes postes de travail, etc.). Cela complique beaucoup les choses, car nous n’avons pas de leviers juridiques pertinents. Quand bien même vous pourriez contrôler le domicile, comment ça marcherait concrètement puisque les bénéficiaires de la prestation et propriétaires du lieu de travail, ne sont pas les employeurs ? C’est une difficulté supplémentaire à laquelle est confrontée l’inspection du travail. On peut faire un parallèle avec l’intérim pour mieux comprendre la problématique. Avec l’intérim, on a une entreprise de travail temporaire qui met des salariés à disposition d’entreprises utilisatrices (on parle de contrat de mise à disposition, qui est un contrat commercial). Les liens juridiques et les obligations de chacun sont claires : l’entreprise de travail temporaire est l’employeur de l’intérimaire (il y a un contrat de travail appelé « contrat de mission » entre l’intérimaire et sa boîte d’intérim), mais pendant toute la durée de la mission c’est l’entreprise utilisatrice, qui donne concrètement les consignes de travail, qui est responsable de la santé et de sécurité de l’intérimaire. C’est un partage de responsabilité qui est prévu par la Loi. Dans le cas des « services à la personne », c’est bien souvent le bénéficiaire et habitant du domicile qui prescrit effectivement une grande part du travail et pourtant, ce n’est pas lui qui est juridiquement responsable des questions liées aux risques professionnels. La situation est un peu kafkaïenne : l’employeur (l’association, l’entreprise) a une obligation de sécurité et de prévention vis-à-vis des salariées mais il n’est pas propriétaire des domiciles, c’est-àdire des lieux de travail voire des outils de travail. A la limite, en forçant le trait, le bénéficiaire de la prestation, à son domicile, est « seul maître à bord » et se trouve à peu de choses près dans la position d’un usager du service public. En matière de santé et de sécurité au travail, juridiquement, seule la responsabilité pénale de l’association ou de l’entreprise peut être engagée en cas d’accident du travail, par exemple. dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.1.) L’employeur des salariées intervenant à domicile ne peut-il rien exiger du bénéficiaire de la prestation ? Si, justement. On pourrait dire qu’il est tenu d’exercer sur le bénéficiaire et sur son lieu de vie – qui devient lieu de travail dès lors qu’une aide à domicile y rentre pour y effectuer une prestation – un pouvoir d’influence. D’abord, en amont, il est tenu de « cadrer » la prestation de travail, via le contrat de prestation, en indiquant noir sur blanc que certaines tâches ne pourront être faites car elles excèdent les attributions de l’aide à domicile ou de la femme de ménage, par exemple. Pour autant, attention : on constate une dérive inquiétante qui consiste à transférer sur le bénéficiaire de la prestation (parfois une personne âgée ou handicapée) des obligations qui reposent en propre sur l’employeur. « Responsabiliser » le bénéficiaire, à travers des clauses précises dans le contrat de prestation indiquant par exemple le respect normalement dû aux intervenantes à domicile, l’obligation de prévenir en cas d’absence prévisible, le fait de ne pas exiger de l’aide à domicile qu’elle change une ampoule puisqu’elle n’est pas habilitée en électricité, etc., ne doit pas conduire au glissement qu’on constate par exemple en matière de fourniture des vêtements de travail et des équipements de protection individuels comme les gants ou les masques, qui sont de la seule responsabilité de l’employeur, association ou entreprise. Exiger, via les contrats de prestation, que les gants et les vêtements de travail soient fournis par les bénéficiaires pose problème : d’une part, c’est la responsabilité de l’employeur, d’autre part, les personnes âgées ou handicapées, les jeunes parents ne sont pas des spécialistes en matière d’équipements de protection individuelle et ne bénéficient pas, par ailleurs, des prix de gros qu’un achat groupé effectué par une association ou une entreprise permet. Il y a donc une ligne rouge – celle de la responsabilité de l’employeur en matière de santé-sécurité au travail – qu’il ne faut pas franchir. Vos observations renvoient, au fond, à la question de la fonction-employeur, dans le secteur associatif comme dans le secteur marchand lucratif ? Oui. L’exercice effectif de la responsabilité des structures employeuses suppose une fonction-employeur très structurée, très compétente, compte tenu de la particularité des situations de travail. Plus encore que dans le cas d’une entreprise « classique », compte tenu des circonstances particulières que j’ai rappelées tout à l’heure. Mais, précisément, la fonction-employeur est traditionnellement faible dans le secteur des « services à la personne ». Il faut se représenter la situation à laquelle les inspecteurs du travail sont confrontés : pour ce qui concerne les associations, qui représentent le principal employeur, elles ont à leur tête un conseil d’administration en grande partie composé de retraités âgés, parfois très âgés et venant d’horizons professionnels très divers, le plus souvent sans rapport avec le secteur. Ce sont ces personnes qui sont censées endosser le rôle d’employeur dans les seules structures que nous avons le pouvoir de contrôler. Concrètement, on constate souvent que les documents ne sont pas remplis correctement, que la réglementation n’est pas respectée, que les courriers des instances représentatives des salariés ne sont suivis d’aucun effet et même ne donnent lieu à aucune réponse, etc. On constate également un turn over voire parfois une absence de présidence réelle des associations, avec une vie associative souvent en pointillés… On entend beaucoup parler de la nécessité de « professionnaliser » le secteur, mais on l’entend rarement au sens d’une professionnalisation du personnel qui compose les conseils d’administration des associations et qui, sous prétexte de bénévolat, ne remplit de sa fonction que les aspects qui l’intéresse. « Le droit du travail est marqué par la logique industrielle… » D’après vous, le droit du travail actuel tient-il réellement compte des nouvelles situations de travail que l’on rencontre dans le secteur des « services à la personne » ? De manière globale, et en forçant un peu le trait, on peut dire que le droit du travail est calibré pour des situations de travail plutôt de type « industriel », c’est-à-dire que la réglementation suppose implicitement l’existence d’une unité de lieu, de temps, de collectivité de travail. Evidemment, dans le cas des services à la personne, c’est la dispersion – géographique, temporelle et organisationnelle – qui est la règle. De plus, le vocabulaire du droit du travail lui-même est marqué par cette logique industrielle. Par exemple, on parle de « port de charge » et de « manutentions manuelles ». Indéniablement, il y a port de charge et manutention lorsque l’on aide une personne âgée à passer de son fauteuil à son lit ou lorsqu’on l’aide à se relever après une chute. Mais, la « charge » en question n’est pas – ou pas seulement – un poids inerte, une « charge-objet », comme le serait une caisse de légumes ou un bloc de béton. C’est également une « charge-sujet », potentiellement sensible au toucher, qui peut opposer (parfois légitimement) une résistance à la manipulation. Il faut donc trouver une méthode d’application de la réglementation tenant compte 5 les dossiers de terrain de luttes de ces caractéristiques particulières. Car la réglementation reste pertinente et doit être appliquée. La Sécurité Sociale a publiée récemment, en octobre 2012, une recommandation (R. 471) sur la Prévention des Troubles Musculo-Squelettiques dans les activités d’aide et de soins en établissement (comme les maisons de retraite) qui, précisément, prend en compte le fait qu’on a affaire à une « charge vivante ». Les préconisations qui sont faites – et qui ont un caractère potentiellement contraignant – sont intéressantes et visent à améliorer concrètement les conditions de travail. Mais il y a loin de la recommandation à la mise en œuvre pratique, à son appropriation, sur le terrain par les structures employeuses des « services à la personne ». Quels sont, selon vous, les facteurs qui rendent l’amélioration des conditions de travail difficiles dans ce secteur ? dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.1.) On constate dans ce secteur, très souvent, un déni du caractère professionnel des risques auxquels sont exposées les salariées. Sous prétexte qu’elles interviennent à domicile, les employeurs ont tendance à nier ces risques, à les banaliser. Or, les risques « domestiques » qu’elles rencontrent, sont de fait des risques proprement professionnels. L’exposition à des substances chimiques toxiques (comme les produits d’entretien), les chutes de plain pied (faire une chute en allant supermarché, se prendre les pieds dans un tapis) et les chutes de hauteur (tomber d’un escabeau en faisant les vitres), les électrisations voire les électrocutions, la vue et le contact avec des fluides et matières corporelles, etc. : tout cela, ce sont des risques professionnels, qui peuvent avoir (et ont, de fait) un impact sur la santé au travail des intervenantes à domicile. En résumé, votre action ne concerne donc qu’une minorité des salariées de ce secteur, celles qui sont employées par des grandes structures et non directement par le particulier. Mais même quand vous pouvez intervenir, c’est de manière très limitée. Y a-t-il d’autres lacunes en droit du travail pour ce secteur ? Oui, il y en a beaucoup ! Parce que le droit actuel est insuffisamment protecteur du fait de l’importance du temps partiel. Il faut rappeler que plus de sept salariées sur dix dans ce secteur sont à temps partiel. Les dispositions légales régissant le temps partiel sont les mêmes que pour les autres salariés, à quelques aménagements près, mais en pratique, on constate de nombreuses entorses. Elles concernant notamment la flexibilité très grande à laquelle sont assujetties ces femmes : les délais pour les prévenir en cas de changement d’emplois du temps sont rarement respectés, ce qui en pratique les empêche d’avoir un autre travail à côté et met les salariées en quasi-situation d’astreinte permanente. De même, on constate des formes de travail dissimulé : une salariée a un contrat de travail de 25 heures par semaine, mais sous prétexte qu’on n’a pas pu lui faire faire ses 25 heures une semaine donnée (personne âgée hospitalisée, enfant malade, couple recevant de la famille et demandant à reporter l’intervention de la femme de ménage…), on lui fait « rattraper » les heures « dues » d’autres semaines, c’est-à-dire qu’on la fait travailler plus de 25 heures une autre semaine mais sans le faire apparaître sur sa fiche de salaire. Concernant les dispositions spécifiques au temps partiel, soulignons par exemple que pour les salariées du particulieremployeur, jusque récemment la surveillance médicale du travail n’était obligatoire que pour les temps complets. Autant dire, une infime minorité des salariées concernées. « La première affaire traitée au pénal dans le secteur… » N’est-ce pas en lien avec le temps partiel que l’une des plus grosses entreprises employant des femmes de ménage et des gardes d’enfants pour des particuliers, a récemment été condamnée ? Oui en effet, et cette affaire est très importante pour nous car il s’agit, à ma connaissance, de la première affaire traitée au pénal dans le secteur. Cette entreprise à but lucratif employait, et emploie encore, des salariées avec des contrats de 9-10 heures par semaine, tout en les faisant travailler régulièrement plus que cela. Mais sans ajouter d’avenant à leur contrat de travail et surtout sans jamais les payer en heures complémentaires. Je rappelle que l’employeur peut faire travailler la salariée à temps partiel au-delà de son contrat dans la limite de 10% de son temps habituel en payant ces heures complémentaires au taux normal et jusqu’à un maximum de 33% de son temps contractuel, mais cette fois en payant des heures complémentaires à un taux majoré (et à condition qu’il existe une convention collective). Cette société qui n’emploie quasiment qu’à temps partiel des milliers de salariées partout en France ne paie jamais d’heures complémentaires, arguant du fait que ce sont les salariées qui font le choix d’augmenter leur temps de travail (il s’agirait d’un temps partiel choisi !). Ca peut paraître aberrant et pourtant certaines salariées qui ont saisi les prudhommes ont d’abord perdu contre leur employeur. Ca en dit long sur la vision qu’ont certains conseillers prud’homaux de ce travail mais aussi de la vision qu’ils ont du temps partiel auquel sont contraintes des millions de femmes en France aujourd’hui. Un autre élément explique que les conseils de prud’hommes aient pu « donner raison » à l’entreprise : pendant quatre ans, cette société, qui n’était pas couverte par une convention collective, avançait que le problème venait de l’absence de ce texte et que la convention allait arriver de manière « imminente ». La convention collective maintenant signée (elle a été agréée par le ministère de la santé mais encore en attente d’extension par le ministère du travail), on sait qu’elle ne règle rien. Pour revenir à cette affaire, la justice pénale a condamnée l’entreprise (en première instance et en appel), et ça paraît un minimum puisqu’il s’agit quand même d’appliquer tout simplement le Code du travail sur des règles « de base ». L’entreprise a décidé de se pourvoir en cassation. Il faudra donc voir comment les juges « suprêmes » accueillent ce type de contentieux, dont il est désormais clair qu’il aura une répercussion importante sur la façon dont sera appliquée la convention collective s’agissant des heures complémentaires. Qu’est-ce qui, dans ce cas, a permis qu’un contentieux éclate ? D’une part, il y a l’action des services d’inspection du travail, dans de nombreux départements. Une action de contrôle qui a permis de mettre en lumière cette pratique du « contrat à temps partiel choisi », et qui a donné lieu à plusieurs procès-verbaux dans différentes régions, qui ont été centralisés et audiencés au sein d’un seul tribunal. C’est important parce que ça montre (s’il fallait le montrer) que l’action pénale de l’inspection du travail peut aider à faire bouger les choses. D’autre part, il y a le fait que des salariées se sont constituées parties civiles et ont été présentes à l’audience. C’est très important : que les « victimes » des infractions relevées par l’inspection du travail aient un visage, apparaissent « en chair et en os », dans une juridiction correctionnelle plutôt habituée à traiter d’affaires plus ou moins sanglantes. 6 les dossiers de terrain de luttes Quelles sont les responsabilités de l’Etat dans ce domaine ? dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.1.) Il faut voir quand même que l’Etat subventionne en grande partie ces secteurs, soit par le biais d’allègement d’impôts, soit directement pour les associations. Par exemple, c’est l’Etat (conseils généraux et Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie, CNSA) qui subventionnait la mise en place du système de pointage téléphonique dont nous avons parlé au début. Il y a une contradiction entre d’un côté une « politique de l’emploi » qui a voulu développer le secteur « à tout prix » – en réalité, de l’emploi « en miettes » – et, d’un autre côté, une « politique du travail » qui entend intervenir sur les risques professionnels et pointe les problèmes de l’emploi précaire à temps partiel. Ensuite, deux autres questions importantes se posent : le secteur privé lucratif a-t-il une légitimité sur ce « créneau », alors que l’on parle de besoins fondamentaux liés au vieillissement ou à la prise en charge des enfants notamment ? Le secteur associatif ne devrait-il pas être intégré, clairement, au service public (à un service public étendu) ? Après tout, les mécanismes de conventionnement et d’agrément actuels (ces différents organismes doivent obtenir un agrément du ministère du travail) constituent une sorte de « délégation de service public ». Il est évident qu’une telle intégration, impliquant un rattachement des missions effectuées par ces salariées aux politiques sociales et de santé, permettrait de reconsidérer positivement le travail effectivement réalisé, et de lui donner un nouveau sens. Enfin, à court terme, je crois qu’il faut travailler à ce que le secteur soit unifié, du point de vue des droits des salariés, et par le haut. Ce qui veut dire unifier les trois principales conventions collectives actuelles (particulieremployeur, secteur associatif, secteur privé lucratif) en en prenant le meilleur. En un mot, il faut créer un vrai statut d’emploi pour les salariées de ce secteur, un statut unifié, qui ne soit pas dépendant du type d’employeur. Ce qui implique de revoir radicalement les modes de financement du secteur et renvoie à la question du rattachement au service public, et à son extension. « Il faut que le droit du travail prenne mieux en compte les situations de travail réel » Qu’est-ce qui pourrait faire bouger les choses ? Il n’y a bien sûr pas de remède miracle. Mais on peut quand même dresser trois pistes. Tout d’abord, il faut que le droit du travail prenne mieux en compte les situations de travail réel, pour constituer vraiment une « ressource » pour les salariées du secteur. Pour cela, il faut, on l’a dit, qu’il existe des CHSCT dans ce secteur et donc les rendre possibles compte tenu de l’importance du temps partiel. Mais les inspecteurs du travail peuvent également se servir des travaux existants. Il existe d’ores et déjà un ensemble de travaux en sciences sociales (sociologie du travail, ergonomie, etc.) qui contribue à changer le regard habituel sur la « valeur » sociale et la réalité du travail effectué dans le huis clos du domicile, un travail méconnu, socialement invisible, souvent disqualifié, juridiquement difficile à appréhender. Ces travaux permettent d’identifier les aspects qui « font problème » dans le travail, constituent des points d’appui importants et permettent en partie de « compenser » par rapport au fait qu’il nous est très difficile d’effectuer des constats directs. Il faut ensuite en finir avec la fiction qui maintient une multitude de petites structures associatives juridiquement indépendantes alors qu’elles appartiennent et sont adhérentes à une fédération départementale, nationale et constituent donc une entité globale de fait. Il y a eu une affaire en 2010, dans un département de l’Ouest de la France, qui a concerné l’une des principales associations historiques du secteur de l’aide à domicile. Concrètement, il existait 92 entités juridiquement indépendantes employant au total 3700 salariées. Un syndicat a saisi le juge civil pour que soit reconnue l’existence d’une Unité Economique et Sociale (UES), c’est-à-dire faire reconnaître qu’en réalité, au-delà des apparences juridiques, il existait UNE « grande association ». Pour bien saisir l’enjeu politique, il faut comprendre que l’UES est née des rapports de force entre syndicats et patronat après Mai 68. Dans cette période, le patronat adopte une stratégie qui consiste, à partir d’une entreprise, à créer plusieurs entreprises juridiquement indépendantes (donc à fragmenter les collectifs de travail) afin de se soustraire à l’obligation d’organiser des élections de Comité d’Entreprise (seuil de 50 salariés) et à faire obstacle à la reconnaissance légale du fait syndical dans l’entreprise. Les tribunaux, saisis par les syndicats, leur donnent indirectement raison en reconnaissant cette pure construction jurisprudentielle qu’est l’UES. Dans le cas que j’évoque, la reconnaissance du fait que cette myriade de petites associations constituait en réalité une UES aurait permis que les élections des institutions représentatives du personnel se déroulent dans un cadre plus large, que les salariées bénéficient d’un Comité d’Entreprise commun et d’un CHSCT. Malheureusement, le juge a rejeté l’argumentation du syndicat : pour lui, les associations étaient vraiment autonomes au plan économique. Pourtant, si l’on regarde les statuts mêmes de ladite association, on constate qu’il existe un principe de péréquation financière entre structures, et donc que l’autonomie financière est discutable … Et dans la pratique, on constate également que les contrats de travail sont fournis voire gérés par la fédération départementale, que cette fédération départementale intervient souvent en suppléance d’un président d’association défaillant, etc. Il faut « re-structurer » le secteur associatif, condition pour que les droits collectifs des salariées du secteur puissent exister. Il faut que l’inspection du travail ait le pouvoir de reconnaître, par décision administrative, l’existence d’Unités Economiques et Sociales, chose qui est aujourd’hui réservée aux juges et aux négociateurs (négociateurs peu présents, côté salariées, c’est un euphémisme). Enfin, je crois que l’un des problèmes essentiels du secteur tient au temps partiel : celui-ci maintient les salariées dans la dépendance économique, dans l’impossibilité de se professionnaliser et dans une zone de sous-emploi et de sous-droit du travail qui entrave le développement des instances représentatives du personnel. Or ce temps partiel est toujours pensé comme une évidence découlant de la nature de l’activité : elles seraient à temps partiel car, par définition, les ménages n’ont pas besoin d’elles toute la journée et ont tous besoin d’elles dans les mêmes moments de la journée (il y a des creux d’activité qui seraient inévitables). Mais est-ce qu’on a déjà songé à réduire le temps de travail d’une infirmière au seul temps passé au contact des malades ?! Le temps partiel est ici construit par les politiques publiques et par les employeurs qui refusent d’intégrer au temps de travail de ces femmes, les temps de trajet, les temps de réunion, les temps de formation, les passages à l’association ou dans l’entreprise pour prendre des clés, les temps de confection des plannings de travail, le temps passé à « débriefer » sur le cas d’une personne malade, âgée, les temps consacrés à « l’analyse de pratiques », etc. Bref, tous ces temps indispensables qui permettent notamment la construction du métier. Pour cela, je crois qu’il faut en finir avec un mode de financement du secteur qui ne finance pas réellement les emplois, en tant que tels, mais essentiellement les temps d’interventions directs. Tous ces temps, qui sont des temps nécessaires au travail, doivent être des temps de travail reconnus et payés comme tels. Et alors parler de « professionnalisation » commencera à prendre un sens… 7 les dossiers de terrain de luttes 3. 2. Travail officiel, travail officieux Comme beaucoup d’étudiant-e-s, cet été là, je dois trouver un petit boulot me permettant de compléter mes revenus pendant l’année scolaire. Une amie me parle alors d’une association recherchant des « femmes de ménage » pour les remplacements estivaux. Bercée par l’idéal qu’il n’y a pas de sous-métiers et la facilité de l’offre d’emploi, j’y vais. dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.2.) Le flou des consignes de travail Alors que j’arrive à l’association le jour de mon entretien d’embauche, je me demande sur quels critères ma candidature sera jugée. En réalité, l’entretien se révèlera très court. On ne me demande rien ni sur mes compétences, ni sur mes motivations, ni même sur mes précédentes expériences professionnelles (nulles à cette époque). Il s’agit plutôt de m’exposer ce que fait l’association : elle propose des services à domicile, principalement pour des personnes âgées ou très dépendantes (handicapées). J’apprendrais par la suite que l’association est parfois mandatée par des services sociaux. Certains d’entre eux souffrent, en outre, de problèmes mentaux qui peuvent rendre la relation aux aides ménagères très compliquée. Chez Madame Bacha par exemple il ne faut rien toucher ou jeter. Son appartement est l’antithèse d’un lieu de travail sain : poussière, déchets et moisissure occupent tout l’espace, au point qu’ouvrir la porte pour entrer dans l’appartement est en soi une victoire. La nature du métier de l’aide à domicile est mystérieuse pour moi. Je demande donc ce que j’aurais à faire. Apparemment je n’ai pas à m’en inquiéter, il s’agit d’aider les personnes dépendantes dans les tâches quotidiennes : servir les repas, nettoyer le linge, et bien sûr faire le ménage. En théorie, l’association dispose pour chaque bénéficiaire d’une fiche censée détailler les tâches attendues. En pratique, je n’utiliserai que peu ces fiches, soit parce que je ne les ai pas eu en mains, soit parce qu’elles n’étaient pas à jour. Ainsi en est-il pour Madame Yolanda. Sa fiche indique qu’il faut lui amener une baguette de pain, alors qu’elle n’est plus en mesure d’en manger depuis plusieurs mois. En l’absence de fiche, je suis censée faire le ménage et plus généralement aider les bénéficiaires, qui me diront eux-mêmes les tâches que je dois réaliser. On me précise cependant qu’en aucun cas je ne suis autorisée à faire quoi que ce soit sur leurs corps, car en cas d’accident je pourrais en être tenue pour responsable. Le travail n’a pas l’air compliqué. Je signe mon contrat et commence le lundi suivant. « Je me souviens de ce que la recruteuse m’avait dit : le corps est la limite. Oui, mais les cheveux, est-ce déjà le corps ? » Premier jour de travail, je me présente à 9 heures, ponctuelle, chez une bénéficiaire de l’association qui m’a fraichement recrutée en tant qu’aide à domicile – et non comme femme de ménage comme je le pensais. Je sonne. Une femme entre deux âges m’ouvre la porte, visiblement confuse de ma présence. Elle ne sait pas qui je suis. Je lui explique que je suis une nouvelle employée, envoyée par l’agence d’aide à domicile et que je viens chez elle pour faire le ménage. Il faudra plusieurs minutes et coups de téléphones à ladite agence pour qu’elle me croie et qu’elle me fasse entrer. Je comprends que la première étape sera de me faire accepter. Après cette présentation – chaotique – je fais un rapide état des lieux de l’appartement : rien ne sort de l’ordinaire, de la vaisselle dans l’évier, un peu de poussière… Mais très vite elle me dit qu’aujourd’hui elle veut que je l’accompagne au centre commercial pour changer le nouveau téléphone qu’elle vient d’acheter et qui ne marche pas. Personne ne m’avait mentionné que je devrais faire ce genre de choses. Ou plutôt, il me semble bien qu’on m’avait dit que je devrais faire le ménage, et les aider sur des activités du quotidien. Je fais un rapide calcul : je suis mandatée pour deux heures, le centre commercial est à 40 minutes de bus (et je n’ai pas de ticket), 30 minutes viennent de s’écouler et je dois être à 11h30 chez une autre bénéficiaire qui se trouve à 20 minutes de vélo. Aller changer le téléphone ne sera pas possible. Je lui explique que l’on n’aura pas le temps et que je ne suis pas certaine que cela fasse partie de mes attributions, mais elle n’en démord pas. A nouveau coup de fil à l’agence. Oui les excursions en centre commercial font partie de mes missions si cela est considéré comme l’aide dont le bénéficiaire a besoin. Très bien. L’infaisabilité temporelle de la chose ne semble pas être un argument recevable. Je lui propose un arrangement : pour cette fois c’est trop tard, mais si elle le souhaite nous irons la prochaine fois. Il me reste une heure, pourquoi ne pas faire un peu de ménage ? L’accord est conclu : je fais la vaisselle, je passe l’aspirateur, récure les toilettes. Au moment d’attaquer la salle de bain elle entre, se met nue et m’annonce qu’elle va se laver les cheveux. Je bats en retraite et c’est alors qu’elle m’interpelle : je n’ai pas compris, elle veut que je lui lave les cheveux. Je suis décontenancée, et très mal à l’aise face à sa nudité. Et je me souviens de ce que la recruteuse m’avait dit : le corps est la limite. Oui, mais les cheveux, est-ce déjà le corps ? Les premiers jours de travail ont été très difficiles pour une paye minime. Ce que j’ai vécu comme la plus grande difficulté est la solitude : se retrouver confrontée à des personnes, souffrant de troubles cognitifs parfois important, sans consignes, ou avec des consignes en décalage avec la situation réelle, le tout sans expérience et sans formation pour m’aider à m’ajuster. La nécessité d’apprendre « sur le tas », qui pose question lorsqu’il s’agit de relations humaines. J’avais besoin d’argent. Et je me confortais dans l’aspect temporaire de cet emploi. Au début je ressentais une grande culpabilité lorsque je refusais de faire quelque chose, ou lorsque je n’arrivais pas à laisser l’appartement plus propre à mon départ qu’à mon arrivée. Et puis rapidement la culpabilité est partie. Je n’avais nulle connaissance du règlement de l’association, je décidais vis-à-vis de ma conscience de ce que je voulais bien faire ou non. La question du faire ou ne pas faire ne s’est jamais posée pour des tâches domestiques, récurer des toilettes ou un four, laver les sols ou les petites culottes, je m’en fichais bien. Ce qui était problématique, pour moi, est tout ce qui touchait à l’être humain. Il n’était pas question que je lave des cheveux, tâche que je jugeais de l’ordre de l’intime. Mais il m’est arrivé de nettoyer les fesses d’une personne qui s’était souillée, tâche touchant au corps et donc interdite mais qui, pour moi, relevait de la décence : il n’était pas question de laisser une personne dans sa merde jusqu’à l’arrivée de l’infirmière, plusieurs heures plus tard. C.B. 8 les dossiers de terrain de luttes 3. 3. « Nous » et « elles » Un autre monde populaire, les aides à domicile A partir d’une immersion dans une association d’aides à domicile, Christelle Avril, enseignante-chercheuse en sociologie à Paris 13, nous « fait entrer dans l’univers de ces femmes des milieux populaires » ; elle donne à voir les conditions de travail et d’existence de ces femmes mais aussi les divisions entre immigrées et non immigrées ou en fonction de leur trajectoire sociale. Dans cet extrait [1], elle montre de quelle manière une partie de ces femmes fait cause commune contre leur hiérarchie et plus généralement contre les femmes des classes moyennes-supérieures. Le « nous » au féminin existe aussi dans ces secteurs pour peu qu’on y prête attention. dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.3.) Manier l’humour, l’ironie, la dérision La capacité de ces aides à domicile à manier la parole ne se résume pas à « gueuler » sur la scène publique. À l’instar des groupes d’hommes étudiés dans les années 1970, un bon travail est un travail où les « filles », comme elles disent, peuvent partager une identité qui s’exprime dans des sujets de discusssion communs, des « rigolades » et notamment des « blagues » – elles manient l’humour, l’ironie et la dérision – prenant pour cibles les responsables ou certaines personnes âgées et collègues. Dès qu’elles se rencontrent dans la rue ou en réunion, « elles se marrent », et souvent cette expression sert de critère pour désigner une « copine » : « Elle, je l’aime bien, on se marre bien. » Lorsque aucun homme n’est présent, c’est-à-dire la majeure partie du temps, les blagues sont sexuelles. J’en fais les frais à chaque fois qu’elles sont plusieurs autour de moi, comme ce jour où Isabelle Avon prend Dominique Djolovic à témoin : « Alors, ça va, Christelle ? Oh elle a l’air fatiguée la petite, ben, qu’est-ce que tu fais toute la nuit ? » Tout semble prétexte à rigolades, comme lors de cette formation à l’euro relatée dans les lignes qui suivent. Cette présentation un peu longue d’une scène observée donne à ressentir la nature des relations qui se forment au sein de ce qu’on pourra désormais appeler sans réserve un groupe, et plus précisément un groupe informel puisqu’il ne correspond pas aux découpages de l’organisation du travail : [Journal de terrain] Laetitia Moreau, 21 ans, diplômée d’un BTS, a été embauchée sous contrat emploi-jeune par la directrice pour s’occuper de la « professionnalisation ». C’est dans ce cadre qu’elle a organisé des formations à l’euro, peu avant le changement de monnaie. Tout concourt à ce que ses rapports avec les aides à domicile soient tendus : son rôle dans l’association, son niveau de diplôme, son jeune âge mais aussi ses maladresses puisqu’elle ne cache pas son mépris pour le travail des aides à domicile. Les aides à domicile qui refusent cette « professionnalisation » ne l’aiment pas du tout et trouvent qu’« elle ne se prend pas pour n’importe qui ». Et elles vont bien le lui faire sentir le jour de cette formation. Mis à part Laetitia Moreau, qui va rester toute la séance debout devant son tableau, sont présentes autour d’une table Véra Pijecki, Alice Monset, Isabelle Gambier, Colette Sifra ainsi que Martine Maillot, Nanda Ambo et Aline Mouaké (et moi-même, Isabelle Gambier m’ayant fait une place entre elle et Véra Pijecki). Les quatre premières font partie de ce groupe informel qui s’oppose à la « professionnalisation » de la directrice. Elles vont rire pendant toute la formation, au point parfois que l’emploijeune n’arrive pas à placer un mot. Il faut dire que, pas du tout préparée à cette confrontation, elle commence maladroitement la réunion en exhibant ses titres scolaires et leur dit qu’elles vont « bien y arriver » car « vous êtes quand même pas plus bêtes que la moyenne ». D’emblée, le rapport de force est instauré et l’ironie va dominer toutes les remarques des aides à domicile, qui ne cessent de rire entre elles aux dépens de l’emploi-jeune. Le ton est donné par Colette Sifra (55 ans, ancienne coiffeuse, entrée en 1995 à l’association de Mervans) lorsque Laetitia Moreau dit qu’elle a le baccalauréat, elle lui répond avec un grand sourire : « Nous, on n’a pas le bac, mais c’est pas grave, on a une intelligence naturelle. » Pendant toute la formation, elles tournent en dérision les remarques de l’emploi-jeune. Lorsque celle-ci lance à la cantonade : « Alors, qu’attendez-vous de cette formation ? », Isabelle Gambier (38 ans, ancienne employée de bureau, entrée en 1988 à l’association) lui répond : « Ben, de se reposer ! Vous avez prévu le café au moins ? » Les autres rient et alors que, dans ces situations, Nicole Laporte (la directrice de l’association), maîtrisant les techniques managériales, fait mine de rire avec les aides à domicile, Laetitia Moreau répond maladroitement avec conviction : « Vous ne croyez quand même pas qu’on vous paie pour vous reposer ici trois heures ? » Par cette réponse, elle trahit à quel point elle est éloignée de l’univers des aides à domicile : ces femmes trouvent plus pénible de rester assises autour d’une table à discuter que d’être au travail, comme elles essaient de le faire passer par des remarques (l’une se plaint par exemple du mal de tête que lui donne la formation et qui survient, dit-elle, dès qu’elle ne fait rien). L’emploi-jeune se défend à sa manière, n’arrêtant pas de répéter, lorsqu’elles ont des conversions à faire en euro et que certaines peinent à les faire : « C’est vraiment bébête pourtant, c’est vraiment bébête… » Ou alors : « Vos collègues, la dernière fois, étaient pas des rapides, mais elles ont réussi à le faire. » À quoi Isabelle Gambier lui rétorque en riant, révélant une fois de plus l’importance de la force physique dans leurs comportements : « Donnez-moi leurs noms que je leur rentre dedans ! » Tout est prétexte à rire : lorsque Laetitia Moreau apporte une télévision pour passer un film sur l’euro, Alice Monset regarde sa montre et s’écrie : « Parfait, c’est l’heure de Derrick [le feuilleton télévisé]. » Nanda Ambo manque de tomber de sa chaise et Colette Sifra à la cantonade : « On la sort plus celle-là ! » Elles s’amusent à tricher, faisant mine de se copier les unes sur les autres pendant les exercices de conversion. Isabelle Gambier sort même un convertisseur de son sac et fait ainsi les exercices, sous le regard de ses collègues hilares et jusqu’au fou rire général lorsque l’emploijeune s’aperçoit de la tricherie. Le plus frappant pour moi est de voir les aides à domicile qui ont réussi l’exercice se mettre, en réaction aux remarques de Laetitia Moreau, à aider leurs collègues. Colette Sifra aide Martine Maillot qu’elle connaît bien. Et surtout Véra Pijecki, Alice Monset et Isabelle Gambier, qui pourtant ne leur adressent habituellement pas la parole, se 9 les dossiers de terrain de luttes mettent à aider Nanda Ambo et Aline Mouaké, arrivées depuis peu d’Angola et qui ont des difficultés à comprendre le français. On perçoit dans cet exemple qu’il y a chez ces aides à domicile un rapport de force prioritaire, celui qui les oppose directement à la hiérarchie. Elles sont prêtes à un minimum de solidarité avec leurs collègues pour s’opposer aux femmes diplômées de classes moyennes-supérieures qui encadrent leur travail (l’emploi-jeune mais aussi Nicole Laporte […] et toutes les femmes sollicitées par la directrice pour son projet de « professionnalisation » : une psychologue qui interviendra un temps, les formatrices). Elles se retrouvent autour d’une identité commune : s’opposer à celles qui encadrent leur travail en « gueulant » publiquement, mais aussi, conformément à leur milieu social, par la blague et la rigolade aux dépens des « supérieures », ce qui est plus rarement mis en évidence chez les femmes dans les études sociologiques. dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.3.) Un brouillage des relations hiérarchiques Les alliances que ces aides à domicile nouent avec une partie des employées de bureau de l’association, notamment contre la directrice et Josiane Valor, l’une des responsables du personnel, est un autre vecteur de constitution de ce groupe informel. Souvenons-nous en effet du rôle que jouent les comptables (Carole Migeon et Marie Gunet) lorsqu’elles laissent une partie des aides à domicile, celles qui s’opposent au projet de la directrice, venir jusqu’à leur bureau et demander un acompte sur salaire, alors qu’elles ferment la porte au nez des autres aides à domicile. Ce groupe informel n’existe pas seulement par les relations entretenues entre aides à domicile, il existe aussi à travers les relations électives nouées avec une fraction des employées de bureau de l’association, des personnes âgées et des administrateurs. Si les aides à domicile peuvent se retrouver en interaction avec tous les membres du personnel de bureau et avec des personnes âgées de milieux sociaux divers, en revanche, elles prolongent ou non ces interactions en fonction des interlocutrices. Lorsqu’elles passent au bureau, elles discutent longuement de façon privilégiée avec celles qu’on a présentées comme leurs alliées (et une fois vérifié que « la chef [Nicole Laporte] n’est pas là ») : les deux comptables, Carole Migeon et Marie Gunet. Jacqueline Bottos et Françoise Duhem se joignent parfois à elles. Certaines passent aussi discuter avec ces responsables du personnel lorsqu’elles sont seules, lors de la permanence du samedi matin. Les discussions les plus longues peuvent avoir lieu dans la rue, les magasins, ou encore dans les transports en commun. C’est notamment à cette occasion qu’elles échangent avec des retraitées, membres du conseil d’administration de l’association. Les affinités de ces aides à domicile avec une partie du personnel de bureau et avec certains membres du conseil d’administration sont particulièrement visibles dans les moments collectifs où le placement est libre, comme lors de la fête du quarantième anniversaire de l’association. Les relations électives concernent aussi certaines personnes âgées. Un bon indicateur de cette relation privilégiée réside dans la façon dont elles m’ont ou non laissée accéder aux personnes dont elles s’occupaient : j’ai mis du temps à comprendre qu’elles ne m’emmenaient pas chez toutes les personnes âgées, prétextant par exemple que « Mme Unetelle n’aime pas les stagiaires ». Elles ne me faisaient rencontrer que les personnes âgées, plus nombreuses, avec lesquelles elles évitent autant que possible de discuter. Ce n’est qu’au fil des jours passés avec elles qu’elles acceptent de me laisser voir ces interventions où s’est développée une relation plus personnelle. On a là, semble-t-il, une spécificité de la constitution des groupes informels dans le secteur de l’aide à domicile : dans cette situation de travail, les positions hiérarchiques sont brouillées (cf. chapitre premier), de sorte que des employées de bureau ou des personnes âgées peuvent être, dans certains contextes, des alliées avant d’être des patronnes. [2] Des préférences relationnelles socialement orientées Les préférences relationnelles de ces aides à domicile ne s’orientent pas au hasard dans l’espace social. Si l’on examine, cette fois à la lumière de la stratification sociale, la façon dont ces aides à domicile sélectionnent les personnes âgées pour lesquelles elles travaillent et comment elles façonnent leurs postes de travail, plusieurs constantes ressortent. Dès qu’une employée de bureau les envoie travailler chez une personne âgée dont le logement est insalubre, elles courent « gueuler » au bureau. Elles refusent de ce fait d’être en contact avec les personnes âgées des fractions les plus marginales des classes populaires. Elles acceptent en revanche de travailler pour des personnes relativement riches (professions libérales, cadres, femmes de grands patrons), mais c’est généralement dans ce cas qu’elles refusent les discussions. Elles font le ménage et évitent autant que faire se peut les interactions susceptibles de les rabaisser. Et c’est seulement si ces personnes âgées veulent à tout prix entrer en relation avec elles, ou bien si leurs proches veulent leur confier des tâches de soin où le contact sera inévitable, qu’elles se plaignent au bureau. En revanche, les personnes âgées qu’elles font tout pour garder, et avec lesquelles elles nouent des relations, se situent dans les classes populaires stables et chez les « petits-moyens » [3]. Ces personnes âgées ont en commun d’être proches du pôle des petits patrons [4] : ce sont d’anciennes petites patronnes, des femmes d’anciens petits patrons ou bien d’ouvriers dans l’artisanat, certaines ont seulement été employées dans les petits commerces. La nature de ces préférences relationnelles implique également un tri au sein des employées de bureau de l’association et des membres retraitées du conseil d’administration, privilégiant celles qui sont le plus proches du pôle des petits patrons, entre classes populaires et classes moyennes. Si Françoise Duhem et Marie Gunet ont un baccalauréat, en revanche, Jacqueline Bottos, elle-même ancienne aide à domicile, n’a aucun diplôme et Carole Migeon possède un CAP en comptabilité. Elles n’ont pas le concours d’adjoint administratif, la première refusant de le passer, la seconde ayant échoué deux fois (« car je ne sais pas écrire sans fautes », dit-elle). À part Marie Gunet, toutes ces employées de bureau ont par ailleurs été recrutées à la mairie de Mervans grâce à leur réseau dans la droite traditionnelle locale. Elles sont, tout comme les membres du conseil d’administration, anciennes commerçantes de Mervans, particulièrement liées au petit patronat local. Les beaux-parents de Jacqueline Bottos étaient commerçants, et son fils est actuellement en apprentissage dans une petite entreprise locale. Le mari de Carole Migeon, mécanicien, travaille dans un garage de Mervans, et elle parle constamment des difficultés du patron de son mari, comme si le garage était le leur. Le mari de Françoise Duhem vient de créer son entreprise d’électronique à Mervans et son fils est également en apprentissage dans une petite entreprise de la ville. Bref, celles – personnes âgées, membres du conseil d’administration et employées de bureau – avec lesquelles ces aides à domicile se laissent aller à discuter longuement sont proches du pôle du petit patronat, certaines nettement inscrites dans les milieux populaires (les personnes âgées, certaines employées 10 les dossiers de terrain de luttes de bureau) et d’autres un peu plus du côté des classes moyennes (les membres du conseil d’administration, certaines employées de bureau). Il ne s’agit pas d’affirmer que les affinités sociales annulent ici les différences de positions hiérarchiques, brouillées mais réelles, entre ces femmes : les moments de tension entre les aides à domicile et ces personnes âgées ou employées de bureau existent. Néanmoins, on peut dire que l’ensemble de ces femmes ont avant tout des relations sociales marquées par les rigolades et les discussions et ont pour cible commune, à cette occasion, les femmes diplômées de classes moyennes-supérieures qu’elles côtoient ainsi que les autres aides à domicile. dossier n° 3 Aides à domicile, des travailleuses de l’ombre (3.3.) Christelle Avril 1. 2. 3. 4. [notes] Extraits de Christelle Avril, Les aides à domiciles : un autre monde populaire, La Dispute, coll. Corps, Santé, Société, 2014, p. 145-151. La transformation du patronat et l’affaiblissement dans certains secteurs d’une figure hiérarchique bien identifiée sont un vecteur de transformation des milieux populaires. Cf. Julian Mischi et Nicolas Rénahy, « Classe ouvrière », Dictionnaire de sociologie, Encyclopœdia Universalis, Albin Michel, Paris, édition 2008, p. 129-136. Cf. Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des «petits-moyens»…, op. cit. Ce pôle recouvre une réalité diverse, cf. Claire Zalc, « Les petits patrons en France au xxe siècle ou les atouts du flou », Vingtième siècle, n° 114, 2012, p. 53-66. Qui sommes-nous ? Terrains de luttes est un nouveau site Internet d’information et de réflexion critiques… Terrains de luttes est un site Internet qui propose un espace d’échanges où l’on prend le temps de l’examen concret et du recul historique pour donner à voir la situation des classes populaires et comprendre les stratégies des classes dominantes. Il a vocation à incarner, pour mieux y résister, les transformations et les effets du capitalisme à travers des visages et des figures, des adresses et des lieux, des institutions et des organisations, des pratiques et des évènements. Il vise à construire des ponts et des échanges entre travailleuses/eurs, militant-e-s et chercheuses/eurs engagé-e-s afin d’alimenter et de solidariser nos Terrains de luttes. Pour ce faire, nous publions des entretiens réalisés par des militant-e-s, des chercheuses/eurs ou des journalistes ; des récits et des analyses d’évènements (grèves, manifestations, etc.) et d’activités (actions de lobbyistes, répression patronale, etc.), des reportages vidéos, des « bonnes feuilles » d’ouvrages ou encore des chroniques. Nous proposons également des passerelles avec les luttes et les connaissances produites par des collectifs de syndicalistes et de chercheurs dans d’autres pays ou par des associations anti-lobbys en Europe. Terrains de luttes est animé par des syndicalistes (CGT, Solidaires, FSU), des militant-e-s associatives/ifs ou politiques (Front de Gauche, NPA, Alternative Libertaire) et des chercheuses/eurs en sciences sociales. Nous travaillons de manière privilégiée avec des éditeurs indépendants (Agone, Le Croquant, La Dispute, Libertalia, etc.). 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