La Revue de l`Histoire, « Spécial Croatie

Transcription

La Revue de l`Histoire, « Spécial Croatie
La Revue de
L'HISTOIRE
NUMÉRO 65
NOS AMIS
LES CROATES
L
'armée serbe et ses snipers étaient encore à Zagreb. Les premiers
grands blessés venaient d'être opérés. On en avait mis trois
dehors, sur des chaises médicales. C'étaient trois retraités. Un
homme et deux femmes. Ils n'avaient plus de jambes. Ce qui frappa un
visiteur étranger, ce fut que ces pauvres gens parlaient avec animation.
Visiblement, ils se racontaient des potins. Leurs visages étaient animés,
presque paisibles. À l'intérieur de l'hôpital, un homme était resté
allongé sur son lit. C'étaient ses voisins de la même chambre qui l'aidaient à bouger. Il proposa gentiment, très poliment, un café à ce visiteur étranger. Il lui raconta son histoire. C'était un paysan catholique
dont la ferme était à proximité d'une enclave serbe. Lorsque l'armée
yougoslave l'avait expulsé avec tous les habitants de son village, un
avion serbe était venu les mitrailler un peu plus loin sur la route.
Il avait reçu une balle dans la colonne vertébrale. Sa femme, sa sœur et
sa fille avaient été tuées devant lui. Il disait tout cela avec beaucoup de
calme. Il tenait le coup.
Guerre et
P a i x
En revanche, dans un couloir, une grand-mère, la vraie baba d'Europe
centrale, pleurait à grosses larmes. Elle aussi avait perdu sa ferme. Et
elle ne savait où étaient ses fils et ses petits-enfants. Elle tremblait de
tous ses membres.
Le visiteur réalisa quelque chose, alors. Dans cet hôpital, où se mêlaient
aux blessés des réfugiés valides, les seules personnes debout étaient des
femmes et des enfants. Tous les hommes en état de marche, à partir de
15 ans, étaient dans les bois, en train de résister à la pire des choses :
la destruction d'un peuple.
Et ce peuple a gagné sa guerre. Et maintenant il est entré dans l’Union
Européenne. Tolstoï avait raison. Guerre et paix sont intimement liées,
comme les deux versants d'une colline où l'on meurt.
Matthieu Delaygue
Voici la Croatie – 3
« Nos amis les Croates » de Matthieu Delaygue.
Extrait de La Revue de l’Histoire n° 65 – été 2012, réactualisé été 2013.
Éditions J.C.L. COMMUNICATION
Nos sincères remerciements à Monsieur Zvonimir Frka-Petesic, de nous
avoir offert ces cartes dont il est l’auteur. Elles nous expliquent brillamment
toute l’histoire politique et militaire de la Croatie sur dix-sept siècles.
4 – Nos amis les Croates
Nos amis les Croates
oici la Croatie, tellement inconnue. En inversé, ce
titre a été celui d’un festival croate en France fin
2012. Car tout est à connaître, à raconter sur ce pays
qui vient rejoindre l'Europe en pleine crise économique.
Croatie, la voici, c'est comme une prédestination : la
Croatie connaît la notion de crise, elle sait où cela peut
mener, son histoire est celle d'une nation, d'un peuple,
qui se bat pour survivre dans les Balkans,dans un
espace situé entre l’Europe centrale et la Méditerranée.
Et qu'est-ce que la question des Balkans pour un
Français qui n'a pas fait de sciences-politiques ? C'est
assimilé à une montagne, avec des jeunes soldats en
treillis et des paysans qui cultivent une terre lointaine.
V
À LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ
'est ainsi que l'Europe a raisonné depuis près d'un
siècle, qu'elle se trompa dans ses analyses, et
qu'elle fut incapable d'éviter la Première Guerre mondiale, et les génocides commandités par le Président
serbe Milosevic à Vukovar, à Srébénizca, ou ailleurs,
dans ces Balkans ignorés par les Français de Paris ou
de Vesoul .
C
t pourtant si, à Vesoul, on connaissait la Croatie. Au
moins un jeune garçon de vingt ans, lors de l'année
1991. Il avait compris que les Croates étaient un peuple
injustement décrié. Il était idéaliste. Il partit les aider, il fut
volontaire, il alla combattre dans un des endroits les plus
dangereux, Vukovar. Il s'appelait Jean-Michel Nicolier.
Ce fut une grande bataille, à une époque où l'armée
serbe se disait toujours marxiste et se battait avec
l'étoile rouge sur son drapeau. C'était la fin du commu-
E
nisme, et le Président Milosevic avec son état-major
croyaient encore au partage du monde selon Yalta, et à
cette fiction de la Yougoslavie, décidée par la Troisième
République et le Parlement anglais au Traité de
Versailles, et approuvée par Staline quelques années
plus tard. Jean-Michel Nicolier se battit à Vukovar, pour
défendre un terrain qu'il ne pouvait voir de Vesoul, mais
qu'il avait deviné semblable au sien : un monde de gens
honnêtes et courageux qui rêvaient d'un monde libre.
Blessé, il se retrouva à l'hôpital, la Croix-Rouge lui proposa de se faire évacuer en tant que Français. Il ne voulut point abandonner ses camarades. L'armée de
Milosevic les fusilla tous, et envoya dans des maisons
closes des centaines de jeunes filles de la ville. Quelques
milliers de volontaires avaient fait une hécatombe des
chars de l'armée yougoslave. Le désir de vengeance
créa le crime de guerre. Le général serbe qui ordonna ce
crime est mort dans son lit, sans jamais avoir été
inquiété par la justice internationale. Voici quelques
mois, Jean-Michel Nicolier a été décoré à titre posthume
par le gouvernement croate d'une de ses plus glorieuses distinctions militaires, sa mère et l’ambassadeur de
France étaient présents.
LES CHEMINS DE L'HISTOIRE
'est vrai que l'Europe existe, et qu'il vaut mieux
l'apaisement des passions de guerre. Mais cette
Europe, elle s'est faite à coups de passions, d'amours,
d'engagements où l'on risque sa vie, sinon elle ne vaudrait pas plus qu'une maison de jeux ou un réseau de
supermarchés. Les nations de l'Union Européenne ont
accueillis au mois de juillet 2013 la Croatie dans leurs
C
Voici la Croatie – 5
rangs. Mais sans ces soldats qui
ont combattu voici une vingtaine
d'années, la Croatie n'existerait
pas. Et elle n'existerait pas non
plus si, depuis des millénaires, il n'y
avait pas eu des paysans, des
ouvriers, des bourgeois, des aristocrates qui avaient lutté pour
conserver leur identité. Ce festival
en France en est le résultat.
À LA RECHERCHE DE LA CULTURE
eut-on parler de charme slave à propos des Balkans ? Cette grande fête
culturelle Croatie, la voici est-elle slave ou simplement européenne ?
Pour le deviner, il faut visiter Zagreb, la capitale des Croates appelée la petite
Vienne, car il y a un charme persistant, comme à Vienne : c'est celui de la
vieille Europe, avec les Habsbourg, le Simplon express, et le souvenir de
tout un monde qui hante notre mémoire collective... Les Croates nous ressemblent, leur société est comme la nôtre, et à côté de cela... Ils sont tellement différents de nous. Le charme, c'est toujours l'autre, et l'autre, dans
une contemplation narcissique inévitable, c'est nous, vus sous un autre
angle, qui est celui de l'Histoire différente.
P
aintenant, la Croatie et la
M
Serbie sont en train de vivre
l’apaisement. Puisse ce festival
pacifique et heureux, montrer la
voie de l'équilibre entre les différentes nations européennes. Ce fut le
but de Robert Schuman, de Jean
Monet, du général de Gaulle, de
Konrad Adenauer, d'Helmut Kohl
et de François Mitterand, et de tant
d'autres, parmi tous ces gens qui
avaient connu les hécatombes des
grandes guerres qui furent en fait
des guerres civiles européennes.
C'est grâce à leur volonté conjointe
dans le temps que l'Europe, donc
la paix, peut se construire actuellement, alors que notre planète est
en perpétuelle révolution, et que
l'on commence à réaliser que ces
révolutions dites évolutions engendreront les drames du futur.
6 – Histoire du Monde
ne époque agréable pour visiter Zagreb est au début du printemps,
lorsque la lumière redevient merveilleuse.
U
VIENNE, BUDA, PEST ET ZAGREB
e centre de Zagreb est verdoyant autour du fer à cheval vert. C'est ainsi
que l'on appelle 1,5 km de verdure imaginée par l'architecte Lenuci au
XIXe siècle. L'Académie des Sciences et des Arts resplendit toute blanche
au milieu de ces platanes et de ces jardins. C'est le célèbre évêque
Monseigneur Strossmayer qui l'a fondée, dans ce style néo-renaissance
très prisé au début de l'ère moderne. Il identifiait ainsi une culture croate
toute particulière, à une époque où la Hongrie était tentée d'imposer sa culture, sa langue à la Croatie.
L
ans le parc Zrinjevac se dresse un de ces pavillons à musique qui ont
essaimé dans l'Europe d'avant les grandes guerres. A midi, un canon
tonne dans les anciennes fortifications de la Haute Ville, pour rappeler que
jamais les Turcs n'ont pu prendre la cité. On estime à un million le nombre
de Croates qui ont été tués contre les Turcs, et à 500 000 le nombre de
femmes et d'enfants qui furent enlevés pour devenir esclaves. Dans la
cathédrale, reconstruite elle aussi dans le style néogothique viennois du XIXe
siècle, des fidèles viennent se recueillir , en continu devant un caveau orné
d'un gisant sculpté : ci-git la dépouille de Monseigneur Stepinac, envoyé en
prison par les communistes en 1945, mort empoisonné, béatifié par
D
contestation contre les Habsbourg,
ils furent arrêtés et exécutés, alors
qu'ils étaient partis pacifiquement
négocier.
agreb est formée au départ de
deux villes distinctes entourées
par la poétique montagne des
Ours : Kaptol était la ville religieuse,
Gradec, la ville laïque : Elles étaient
reliées par un pont qui se nomme
Krvavi Most, le pont ensanglanté. A
la fin du Moyen-âge, les deux communautés s'affrontèrent, peut-être
pour une question d'impôts, et la
rivière devint rouge sang, emportant morts et blessés sur d'autres
rivages.
Z
EXISTER, TOUJOURS
EXISTER ET
COMBATTRE
ais où trouver l'apaisement
politique dans une capitale
qui était déjà une ville fortifiée huit
siècles après J.-C.? De Zagreb, on
peut tenir la moitié des Balkans.
Et bloquer le passage vers
l'Adriatique à tout envahisseur
venu du Nord ou de l'Asie. Les
Romains, qui eurent tant de mal à
contrôler la région, avaient établi un
poste avancé non loin de la capitale, à Scitarjivo, au lieu dit
Andautonia.
M
L’église Saint-Marc, dans la ville haute à Zagreb, est un lieu symbolique de l’histoire de la Croatie, puisque
les bans de Croatie y prêtaient serment. De style gothique, elle fut construite au XIIIe siècle. C’est
aujourd’hui l’un des monuments emblématiques de Zagreb, avec son toit de tuiles vernissées.©Ivo Pervan.
Jean-Paul II. Le cardinal Stepinac a protesté contre les nazis et contre les
communistes : Il est vénéré en Croatie. Un peu plus loin reposent le prince
Francopan et son beau-frère Zrinski, porte-drapeaux au XVIIe siècle de la
Voici la Croatie – 7
n vieux couvent de Clarisses abrite le musée de la ville de Zagreb et les
oeuvres d'artistes croates de ce style appelé Sécession de Vienne, du
temps de la Belle Époque et de l'Art nouveau. Malgré cette sécession,
Zagreb a gardé le parfum particulier, à la fois réaliste et romantique du SaintEmpire. Certains de ses immeubles sont de couleur jaune. Leur style rappelle les immeubles cossus des centres-villes de l'Autriche. Ils ressortent de
cette culture de la Mittle Europa, de la chrétienté vue de l'Italie par son côté
Adriatique.
U
Zagreb, ville légèrement mélancolique, 215 réverbères au gaz sont allumés tous les soirs. Ils illuminent d'une lueur pâle, comme le souvenir, les
petites rues de la ville. Elles la rendent inaccessible, parce qu'elle vient d'un
autre temps, on ne peut que l'effleurer comme on regarde une jolie fille
blonde passer devant soi, elle garde tous ses secrets dont on ne voit que
l'apparence, le rêve perdu en 1918, reperdu à partir de 1941, retrouvé
depuis 1991, c'est l'âme d'un peuple, marquée par le vent, celui de l'histoire internationale. Zagreb est un pivot. On la considère comme une capitale slave. Mais sa population n'est pas de type slave. Les visages ne ressemblent pas aux visages russes. Ils se rapprochent des Français de souche, ou des Italiens du Nord. Nous sommes dans la vieille Europe. Nous
sommes chez nous.
À
LES STATUES DE NOTRE ART
e musée Mestrovic de Zagreb symbolise à lui seul le début de l'art
moderne. Mestrovic est né en Slavonie* dans une famille très pauvre originaire du Sud de la Dalmatie. Il était catholique et croate. Il commence sa
carrière comme berger. Surveiller un troupeau lui laissait du temps libre. Il
sculptait des bouts de bois. Il fut repéré. On lui offrit de suivre des cours
d'arts plastiques. Il finira professeur à l'université américaine d'Indiana. Il
vivra en France avant 1914. Son esprit et ses oeuvres seront, au fil du
temps, marqués de plus en plus par la religion. Il avait atteint très jeune une
réputation internationale, et les Anglais surent parfaitement l'utiliser pour
propager cette idée, toute théorique, de l'Union des Slaves du Sud qui n'allait jamais marcher dans la pratique. Il sera membre du Conseil Yougoslave
de Londres. Il était en relation avec le sculpteur Bourdelle. Il rencontrera
aussi longuement Rodin. À l'image de ses deux amis français, il est en
L
*Ancienne Pannonie.
8 – Nos amis les Croates
osmose avec cette Antiquité qui
racontait le réel, où l'être vivant
n'avait pas de complexe, parce
qu'il se projetait dans une transcendance païenne qui englobait
toute la vérité des choses. Il est
naturaliste dans l'âme. Il forge le
réel, tel qu'il se raconte, avec le
fruit de ses expériences vécues.
L'idéal ne peut venir que par le
biais du raisonnement, qui amène
à découvrir le surnaturel de la religion, ainsi que la vérité des chemins philosophiques, et de l'analyse, qui sont tous très réels. Dans
les statues de Mestrovic, il n'y a
aucune
concession,
aucun
engouement pour une quelconque
idéalisation édulcorante. C'est cela
même qui caractérise l'art croate
en général, depuis peut-être son
origine identitaire, depuis ses premiers rois : le refus de ne pas être
dans le réel... L'idée ne domine
jamais l'objet... Tout part de l'objet.
Il n'y a jamais cas de conscience.
Car toujours l'art raconte la vérité.
Ce sont des situations vécues qui
sont toujours présentes. Le
remords correspond uniquement à
la stricte, et cruelle, ou déplaisante
vérité, et l'on ne peut être coupable
de vivre ou d'avoir vécu cette
vérité. On est dans un monde d'artistes réalistes, qui connaissent la
misère du monde, et la nuit obscure. On ne demande jamais pardon. On ne s'excuse pas d'exister.
Parce que la seule faute commise
c'est la vie, et son ordonnancement annonce, démontre, que cela
a été créé ainsi, sans raison. Ou
pour une raison secrète tellement
forte qu'elle n'en devient même
pas une justification. L'être humain
ne subit pas cet état de fait, mais il
le vit et l'assume. Cela donne une
ambiance de soldats à la moindre
peinture, à ces oeuvres d'art croates, qui sont tellement particulières.
Les anges sont placides et vous
regardent droit dans les yeux. Les
Vierges Marie semblent poser
l'équation
mathématique
du
monde. C'est le Gai Savoir de
Nietzsche enfin compris : du réel
rien que du réel.
es œuvres de Mestrovic ont
été exposées à Paris au
musée Rodin, du 17 septembre
à mi-décembre 2012. Ils étaient
amis et travaillaient sur les
mêmes concepts. Mais on peut
trouver aussi des connivences
entre les œuvres de Mestrovic et
celles de Camille Claudel.
D
estrovic a une particularité
toute chrétienne : il fonde une
partie de son œuvre sur des visages aux têtes baissées, qui regardent le plus souvent le sol, comme
pour songer chrétiennement à la
vérité humaine issue du fond de la
terre. Ce n'est pas une attitude
M
Œuvre de l’atelier Ivan Mestrovic à Zagreb©OT Zagreb.
simple. Cela ne ressort pas de cette fausse humilité arrogante définie par
Marguerite Yourcenar. C'est autre chose que de la soumission ou de l'orgueil rentré. C'est essayer de se refléter à partir de la terre et des ondes
Voici la Croatie – 9
souterraines. On sent le paysan qui regarde le sol, le berger qui cherche toujours son morceau de bois à sculpter : perdue dans son rêve intérieur, la
statue se réfléchit parce qu'elle réfléchit, cela lui donne vie et force, dans
un monde tragique à cause de sa nature, de son essence divine.
ous n'y pouvons rien, l'art croate est comme cela. D'une beauté de tragédie, où le personnage central dans l'oeuvre d'art est toujours un sujet
qui réfléchit, et qui supporte le grand malheur du monde. C'est terriblement
beau. C'est grec. C'est émouvant.
N
LA PRISE DE CONSCIENCE DE SOI
a Croatie est un pays traditionnel. Sa culture repose sur une connaissance de son passé, et une prise de conscience forte de son histoire
parce qu'elle a toujours été une frontière entre deux mondes : le chrétien et
le musulman, le romain et le byzantin, le catholique et l’orthodoxe, le bloc
de l'Est et celui de l'Ouest, lors de la Guerre froide. La Grèce antique était
autrefois, comme la Croatie, au bord des autres mondes. À la limite de tout.
Cela donne à nos amis croates cet instinct artiste hérité de l'art grec, et qui
traduit une très forte identité conjuguée avec une souplesse de pensée qui
est hors du commun. Parce que c'est ainsi qu’ils ont trouvé leur liberté. Par
la défense au cours des siècles de leur personnalité collective qui se calque
sur leur besoin d'individualité multiforme. Aussi, instinctivement, ils ont fait
de l'art grec sans tomber dans l'académisme qui a tant réduit l'art européen
à partir du XIXe siècle. Et qui faisait tant souffrir de grands artistes comme
Rodin ou Camille Claudel :
L
« Voyez donc les ondulations infinies du vallonnement qui relie le ventre à la
cuisse... Savourez toutes les incurvations voluptueuses de la hanche... Et
maintenant, là... sur les reins, toutes ces fossettes adorables... C’est de la
vraie chair... On s’attendrait presque, en tâtant ce torse, à le trouver chaud.
On dit — c’est l’École académique qui, surtout, a répandu cette opinion —
que les Anciens, dans leur culte pour l’idéal, ont méprisé la chair comme
vulgaire et basse et qu’ils se sont refusés à reproduire dans leurs œuvres les
mille détails de la réalité matérielle. On prétend qu’ils ont voulu donner des
leçons à la Nature en créant avec des formes simplifiées une Beauté abstraite qui ne s’adresse qu’à l’esprit et ne consent point à flatter les sens. Et
10 – Nos amis les Croates
ceux qui tiennent ce langage s’autorisent de l’exemple qu’ils s’imaginent trouver dans l’art antique pour
corriger la Nature, la châtrer, la
réduire à des contours secs, froids
et tout unis qui n’ont aucun rapport
avec la vérité. Vous venez de
constater à quel point ils se trompent. Sans doute, les Grecs, avec
leur esprit puissamment logique,
accentuaient d’instinct l’essentiel.
Ils accusaient les traits dominants
du type humain. Néanmoins, ils ne
supprimèrent jamais le détail
vivant. Ils se contentèrent de l’envelopper et de le fondre dans l’ensemble. Comme ils étaient épris de
rythmes calmes, ils atténuèrent
involontairement les reliefs secondaires qui pouvaient heurter la
sérénité d’un mouvement ; mais ils
se gardèrent de les effacer tout à
fait. Jamais, ils ne firent du mensonge une méthode. Pleins de respect et d’amour pour la Nature, ils
la représentèrent toujours telle
qu’ils la virent. Et en toute occasion
ils témoignèrent éperdument leur
adoration pour la chair. Car
c’est folie de croire qu’ils la dédaignaient. Chez aucun peuple, la
beauté du corps humain n’excita
une tendresse plus sensuelle. Un
ravissement d’extase semble errer
sur toutes les formes qu’ils modelèrent. Ainsi s’explique l’incroyable
différence qui sépare de l’art grec,
le faux idéal académique. Tandis
que chez les Anciens la généralisation des lignes est une totalisation,
une résultante de tous les détails,
la simplification académique est un
appauvrissement, une vide boursouflure. Tandis que la vie anime et
réchauffe les muscles palpitants
des statues grecques, les poupées
inconsistantes de l’art académique
sont comme glacées par la mort. »
Auguste Rodin. L'art. Entretiens
réunis par Paul Gsell. 1911.
u Louvre, a été exposée la
statue de bronze d’un jeune
athlète, que l'on nomme
l’Apoxiomène croate. Le Festival
croate en France en 2012 fut
une formidable opportunité
d’accueillir au Louvre ce chef
d’œuvre prêté exceptionnellement par le ministère de la
Culture croate, qui attira un très
nombreux public. La présentation de l’Apoxyomène sera un
événement suivi dans le monde
entier car les prêts à l’étranger
de cette oeuvre sont extrèmement rares.
A
Cette œuvre, inscrite au
Patrimoine subaquatique de
l’UNESCO, a été présentée
dans la Rotonde de Mars du
Département des Antiquités
grecques, étrusques et romaines du musée.
L’Apoxyomène croate©Sergio Gobbo.
Voici la Croatie – 11
ette sculpture qui fait 1,92 m de haut a été découverte par hasard, en
1996, par René Wouters, un touriste belge, dans les fonds marins près
de l’île de Vele Orjule en Croatie. Elle représente un athlète très beau,
complètement nu qui se nettoie après une séance de sport. On devine que
son corps est sali par l’huile, la sueur et la poussière. On devine sa fatigue
et sa volonté, il racle son corps avec le strigile appelé en grec apoxyesis, cet
objet a donné le nom à la statue, l'art grec est celui de la beauté masculine,
il n'y a aucun doute à ce sujet, c'est la passion du corps, de l'homme et de
la forme parfaite qui ne fut jamais aussi bien réalisée.
C
l a fallu conserver, restaurer cette statue, on a même vu qu'un petit rongeur
s'était incrusté, en pleine Antiquité dans la statue, par un petit trou. Il reste
dans le monde une dizaine de statues d'Apoxiomènes, plus ou moins proches de ce modèle. Mais celle-ci est en bronze, et elle montre surtout
l’amour de l'art grec en Croatie. Elle serait datée peut-être du IIIe ou IVe siècle avant J.-C. Toute une série de recherches sont menées à ce sujet. Une
telle statue aurait du orner l'entrée d'un gymnase ou d'une ville. Son destin
fut de disparaître dans un naufrage, puis de réapparaître intacte. C'est presque symbolique du sort de la Croatie dans l'histoire du monde.
I
LA PRISE DE CONSCIENCE D'UN PASSÉ
'art occidental n'est pas n'importe quel art. Il représente le passé d'une
masse de peuples, qui ont créé des civilisations sur des millénaires. Il se
caractérise par le culte de la forme humaine, du visage et du corps obéissant au nombre d'or, à la recherche de l'absolu par le corps, et par le
regard, tourné sur la méditation et la violence rentrée qui en résulte, parce
que toute méditation est un combat, sinon elle tourne au néant.
L’Apoxiomène nous instruit sur notre civilisation plus que cinquante livres
sur l'art et la Grèce. Il nous montre d'où vient notre civilisation, et où, irrémédiablement, elle ira. C'est ainsi une lourde problématique sur notre art qui
est ainsi posé : et comme dans bien des domaines, les artistes croates, à
la pointe de l'ancienne frontière de l'Occident, nous posent une définition de
nous-mêmes, et de notre réflexion sur notre art, que l'on ne peut éviter.
L
n retrouve cette même problématique dans le musée d'Art moderne
de Zagreb et dans la Galerie des arts naïfs. En 1952, la dénomination
O
12 – Histoire du Monde
de ce petit musée était la Galerie
des arts des paysans. On était
alors en plein communisme, en
plein titisme. Il fallait valoriser le
prolétaire non instruit dans une
perspective marxiste qui prônait
l'avènement du socialisme : Les
peintres venus du peuple virent leur
oeuvres ainsi rassemblées pour
démonter la prise de conscience
du monde des arts conjointe à la
conscience de classe. Mais, de
nouveau, l'âme croate s'exprima.
Comme chez Mestrovic, l'être sera
représenté, par ces peintres prolétaires, dans une simplicité toute
concrète. Il ne semble pas transcendé par l'idéologie révolutionnaire. Il n'a pas de grands gestes
de prolétaire-arbeiter qui marche
en avant pour un monde meilleur,
telles ces statues fatigantes que
l'on trouvait à chaque exposition
de la Russie soviétique. On devine
chez ces artistes croates venus du
prolétariat la même attitude que
chez Mestrovic, ce Croate réaliste,
placide, solide, face à une vie qui
croit plus à l'amour et la gentillesse
qu'à l'égalitarisme. Il en sort un
sentiment de bonheur et d'intelligence qui donne une explication
à ce mystère : Pourquoi tant
d'Occidentaux furent séduits par le
système yougoslave de Tito, tels
un futur premier ministre de la
France, Richard Burton et Liz
Taylor ? Ce qu'ils aimaient, en fin
Neptune et les Nymphes à l’arboretum de Trsteno à Dubrovnik, exemple d'architecture des jardins dans les résidences d’été de Dubrovnik
(XVe siècle)©Sergio Gobbo.
de compte, chez cet être mystérieux, c'était cette perception de
l'âme croate qui a su rester
authentique malgré les hécatombes de deux grandes guerres et de
l'idéologie totalitaire.
DES ANCÊTRES INCONNUS, LES ILLYRIENS
ais qui sont ils, en fin de compte, ces Croates, ces Slaves du Sud, ces
Illyriens qui peuplent comme une légende nos livres d'histoire et nos
versions latines lorsqu'elles racontaient les conquêtes de Rome ? Ils importaient des chefs-d'oeuvre de l'art grec à une époque où Berlin, Londres et
Paris étaient des villages réduits à quelques champs de seigle ou d'orge, ils
connaissaient bien avant nous la construction navale et les longs voyages
maritimes.
M
Voici la Croatie – 13
l y eut bien sûr des Néandertaliens
qui vécurent en Croatie, comme
dans le reste de l'Europe. Mais les
premiers indo-européens connus
pour vivre sur ces terres, ce fut les
Illyriens. Nous savons peu de choses sur eux. Ils seraient apparentés
aux Ligures, aux Étrusques, aux
Pélasges, aux tribus du Caucase et
aux Égyptiens, et peut-être aussi
aux Thraces... Longtemps, les
intellectuels croates partirent du
principe qu'ils descendaient euxmêmes des Slaves venus lors des
Grandes Invasions, et non pas des
Illyriens. Des analyses génétiques
récentes auraient pourtant prouvé
qu'ils se trompaient. Nos Croates
actuels ont bel et bien du sang illyrien mélangé à du sang slave.
I
l semblerait qu'une prédominance
génétique illyrienne se trouve de
nos jours en Albanie et au Kosowo.
Les Illyriens seraient apparus en
Croatie vers le XXe siècle av. J.-C.
Ils écrivaient peu. Ce qui les fit classer au XIXe siècle, comme les
Gaulois, dans la catégorie de tribus
vraiment barbares. On a cependant retrouvé sur des objets des
inscriptions que l'on apparente à la
langue illyrienne. Ils étaient d'excellents marins et ils savaient
construire des bateaux rapides,
des bateaux de pirates. Un des
signes de développement d'une
civilisation est donné par sa capa-
I
14 – Histoire du Monde
cité navale. Parce qu'un bateau nécessite une conceptualisation, une organisation à terre qui constituent des actes de culture. Ils étaient organisés en
tribus, plus de soixante-dix, chacune dirigée par un roi.
L'INFLUENCE DE LA GRÈCE
es Grecs allaient vivre à côté d'eux. A partir des années 600 av. J.-C., ils
établirent des comptoirs sur la côte dalmate. Ainsi naquirent les villes
libres de Dalmatie, telles Dubrovnik ou Split.
L
uelle a été l'influence grecque sur la culture socio-politique des Illyriens
de souche ? Nous n'en savons pas grand-chose. La seule source,
c'est le mythe grec de Cadmos. La belle Europe est enlevée par Jupiter qui
a pris la forme d'un taureau. Son frère Cadmos partira à sa recherche, et ne
la retrouvera jamais. Il s'installera en Illyrie où lui et son épouse Harmonie
seront rois et puis transformés en serpents.
Q
a partie reptilienne est la partie primitive de l'individu, ses zones instinctives. La source de la vie. Dans le domaine enchanteur de l'Illyrie se
trouve la métamorphose du héros, lorsqu'il part à la quête de ce qui a été
enlevé à sa joie. Comme si un vieux réflexe vital était gardé dans ces
Balkans si proches du monde grec ou latin, et en même temps si éloignés,
parce qu'attirés par cette Europe de l'Est et du Centre que ni les Grecs, ni
les Latins, n'arriveront à dominer. Le tombeau de Cadmos et de la blonde
Harmonie se trouverait en Istrie... En Illyrien, on désigne les chefs, ou les
rois par le mot de Bato, alors qu'en basque, bato veut dire premier. De
même une rivière yougoslave s'appelle ibar, et en basque le terme ibari désigne le fleuve. Quels sont donc les liens anciens et inconnus entre le pays
basque et l'Illyrie ?
L
gyptiens, Crétois, Hellènes, Phéniciens, tous avaient des navires,
menant alternativement guerre et commerce, implantation pacifique et
invasion militaire sur la côte de la Méditerranée.
Le tyran grec Denis, l'ami tumultueux de Platon, régnait à Syracuse en
Sicile. Il établit une station navale dans l'actuelle Vis, qui s'est appelée chez
les Romains Issa, près de Split... Hérodote nous dit que les offrandes du
peuple hyperboréen passaient de pays en pays jusqu'en Croatie, et puis
É
Les criques de l’île de Lastovo. Cette île préservée est entièrement classée parc naturel.
Voici la Croatie – 15
jusqu'au temple de Délos, enveloppées dans de la
paille de froment...
es Celtes occupaient certaines régions de Croatie.
Segestico, un nom celte, deviendra en latin Siscia,
puis Sisak chez les Slaves.
L
e roi Philippe de Macédoine, le père d'Alexandre
,mena de rudes campagnes contre les Illyriens. Son
fils se contentera de stabiliser leur frontière avec la
Macédoine*. Mais il avait d'autres projets : l'Orient et
ses richesses infinies... la Perse et l'Inde.
L
UNE REINE À LA VUE COURTE
près la mort d'Alexandre, les tribus illyriennes continuèrent leurs jeux d'alliance et de guerre. Mais les
Romains venaient de gagner contre les Carthaginois,
les villes de Grèce et la Macédoine devenaient des
nations de second ordre. D'après l'historien Polybe, la
reine d'une tribu illyrienne, Teuta, autorisa la piraterie
vis-à-vis des ressortissants de n'importe quel pays, y
compris de la République romaine. Des commerçants
latins se plaignirent à Rome, qui envoya deux ambassadeurs à la reine Teuta. Elle fit la fière et la sourde. Elle
ordonna de tuer à coup de hache les ambassadeurs et
de brûler vifs les officiers de marine qui les avaient
accompagnés, tout en laissant l'un d'entre eux en vie
pour raconter à Rome ce qu'il avait vu... Ce fut une
lourde erreur. Les Romains allaient armer une flotte.
200 navires embarquent 30 000 fantassins et 2 000
cavaliers. Teuta essaya de négocier, elle affirmera
même que ce sont des bandits qui avaient tué les
ambassadeurs, elle a certes des prisonniers, mais elle
est prête à les rendre. Et puis elle se rétracte, forte de
l'appui du roi de Macédoine, Démétrios, qui la trahira
plus tard et s'alliera aux Romains... Elle renégociera
A
*en – 335 av. J.-C.
16 – Nos amis les Croates
plusieurs fois, tandis que les Romains mettent à sac les
villes de la côte illyrienne les unes après les autres.
Teuta finalement perdit tout et disparut de l'Histoire. Un
traité de paix fut signé. Les Grecs félicitèrent les
Romains d'avoir si rondement mené leur affaire. Pour
les remercier d'avoir liquidé les pirates, ils les admirent
pour la première fois aux Jeux isthmiques. Ils leur donnèrent droit de séjour dans leurs cités, et ils en initièrent certains aux mystères d'Éleusis. On peut dire que
Teuta avait très mal perçu la puissance des armées
romaines... Les Romains allaient en profiter pour se lancer dans la prospection d'or en Dalmatie. Et tenter de
pacifier le reste du pays. Ce fut une lutte sanglante, qui
allait durer deux siècles, où les légions romaines ne
furent pas toujours victorieuses. Deux d'entre elles
furent massacrées. Dans le cadre de son proconsulat
sur la Gaule et l'Illyrie, César envisagea de lancer toutes
ses forces contre les Illyriens. Mais il préféra en bout de
compte tenter sa fortune en Gaule. Ce qui devait lui
sembler plus sûr. Son successeur, Auguste, arrivera en
bout de compte à pacifier la région, mais lui-même aura
été deux fois blessé dans ces opérations où tant de
solides légionnaires romains allaient trouver la mort.
our la petite histoire, les Illyriens avaient certainement soutenu, en tant que mercenaires marins, les
Romains contre Carthage durant les Guerres puniques. Puis Pompée contre César, et Auguste contre
Antoine. Leur flotte était toujours une des plus importantes de l'Adriatique et de la Méditerranée. Lorsque
Rome construisit en un temps record sa flotte qui
détruisit la puissante flotte des Carthaginois, il est fort
probable que les marins et les bateaux étaient en fait
illyriens. Comment pourrait-on expliquer sinon que ce
peuple latin de paysans et de fantassins se soit en quelques mois transformé en invincible armada ? Une autre
P
question du même ordre se pose : Est-ce que l'empereur Auguste aurait pu
gagner la bataille navale d'Actium sans les Illyriens ?
ais peut-on arriver à une paix durable sans avoir fait auparavant la
guerre ? On peut se douter de la violence des combats entre Illyriens
et Romains si l'on compare le nombre d'années mises par César pour
conquérir la Gaule, bien plus grande et peuplée que la Panonie et l'Illyrie...
Pour finir, les populations pirates de Meleda (Melita) furent déportées et vendues comme esclaves; les Lapudes furent écrasés. Ce fut un effroyable
massacre. Suètone, dans ses écrits sur la vie de Tibère, dit que ce fut la plus
terrible guerre que Rome eut à mener après les Guerres puniques. On arrêta
de pacifier le Germains qui avaient violé leur traité de paix, on leur accorda
la paix pour ne s'occuper que de la Dalmatie et de la Pannonie. Tibère,
Germanicus et Auguste dirigèrent en personne les opérations. Avec une
armée de plus de 100 000 hommes. L'historien de Tibère Velleius écrira :
Jamais nation ne passa aussi rapidement du conseil au champ de bataille,
et de la résolution à l'exécution. Arduba fut prise, après un siège très violent
et la majeure partie des femmes se suicida plutôt que connaître l'esclavage.
L'Illyrie était vaincue et dévastée. Mais ces guerres balkaniques furent le
tombeau de Rome qui dut mettre ensuite toutes ses armées sur la défensive. Et ce fut le début de son déclin géostratégique.
M
int ensuite six siècles de pax romana sur ce qui sera appelé l'Illyrie. Les
tribus illyriennes disparurent progressivement, où se regroupèrent, avec
l'organisation des villes romaines nouvelles. Au Moyen-âge, il n'en restera
que douze entités.
V
PAX ROMANA
haque année, une assemblée religieuse romaine les réunissait. Chaque
tribu était représentée par une légation. C'est l'origine des diètes
provinciales autrichiennes qui existeront jusqu'en 1918. Les administrations
des villes dalmates était quasiment autonomes, afin de faciliter le commerce
maritime... La langue officielle était le latin... Beaucoup de ces villes ont
disparu... Par les écrits de l'époque, on sait qu'elles étaient belles et
luxueuses.
C
es légions romaines desséchèrent les marais, construisirent
des routes et des ponts... des forteresses. Le long des routes on
avait construit des mansiones,
c'est-à-dire des auberges, ancêtres des hans balkaniques, et des
stations relais. Il y avait des salines,
des fabriques d'armes, de bijoux,
de vêtements précieux... Des
empereurs romains tels Dioclétien
et Constantin seront d'origine dalmate, à une époque où les populations romaines, grecques et illyriennes avaient quasiment fusionné.
L
LA REVANCHE
ILLYRIENNE OU
LA FIN DE ROME
ne guerre civile aura lieu pour
la succession de l'empereur
Constantin. Son fils Constance
allait battre son rival Magnence en
de sanglantes batailles à Sisak, à
Sremska Mitrovica , puis à Osijek,
où les morts furent tellement nombreux, 60 000 tués sur 100 000
combattants, que l'armée romaine
ne s'en remit jamais. Magnence
prit la fuite et se suicida à Lyon. Les
tribus germaniques, voyant les
frontières dégarnies par ces hécatombes allaient en profiter pour piller la Gaule sans que Rome ne
puisse les bloquer.
U
Voici la Croatie – 17
'empereur Julien fut le dernier preu à essayer de
sauver la nature païenne et victorieuse du vieil
Empire romain. Il abjura le christianisme et décida de
s'appuyer sur la principale force de l'Empire : l'Illyrie.
Après avoir maté une rébellion dans les Balkans, il fut
persuadé qu'il lui fallait se rallier leurs populations
guerrières : Il restaura dans les provinces le régime de
l'autonomie des villes qui avait été écorné, il limita les
impôts, il acheta en Dalmatie des chevaux au prix fort.
Mais il mourut bien trop tôt, en 363, avant d'avoir pu
accomplir son oeuvre. L'Empire romain entra alors
définitivement en décadence. Il se livra lentement aux
envahisseurs, en croyant pouvoir les acheter. Et ni les
papes, ni les futurs empereurs qui lui succédèrent
n'eurent le niveau ou le potentiel pour résister aux
différents barbares qui allaient profiter de leur faiblesse.
Avec l'avènement du christianisme, le religieux et le
politique étaient séparés. Et ces forces séparées, donc
affaiblies, ne pouvaient résister aux Barbares alors que
l'Empire était composé de nations et de peuples
différents.
L
VINRENT LES GOTHS...
n 380, les Goths commencèrent à vouloir passer le
Danube. Les guerres intestines se multipliaient à
Rome. Sous le règne de l'empereur Gratien l'Illyrie fut
partagée entre les deux Empires de l'Occident et de
l'Orient. On peut dire que la Croatie se trouva rattachée
à Rome, et le reste de l'Illyrie à Constantinople. Les
Barbares arrivent en masse... L'Empire fut stupidement
désarmé suite aux politiques désastreuses de
Dioclétien et de ses successeurs... leur politique militaire était de rapprocher les garnisons des villes, pour
protéger les élites, et de dégarnir les frontières, quitte à
sacrifier les paysans, c'est-à-dire le peuple. Les soldats
s'affaiblissaient moralement au contact des villes. Et les
E
18 – Nos amis les Croates
Barbares devenaient les maîtres des campagnes pour
se préparer à encercler les villes.
aint-Jérôme écrira : Voilà vingt années et même
davantage qu'entre Constantinople et les Alpes
Juliennes, le sang romain coule chaque jour. La
Scythie, la Thrace, la Macédoine, la Dardanie, la Dacie,
la Thessalie, l'Achaïe, l'Épire, la Dalmatie, la Pannonie
tout entière sont ravagées, pillées, mises à nu par le
Goth, le Sarmate, le Quade, l'Alain, le Hun, le Vandale,
le Marcoman. Que de matrones, que de vierges consacrées à Dieu, que de vertus intactes et de sentiments
élevés ont subi les plus sanglants outrages durant ces
guerres impies ! Des évêques traînés en captivité, des
prêtres égorgés, avec des clercs de tout rang, des églises renversées, les autels du Christ servant de mangeoire aux chevaux, les reliques des martyrs arrachées
à leur tombe ; partout le deuil, partout l'épouvante et
l'image multiple de la mort.
S
ur cette voie de passage que constitue la Dalmatie,
et par conséquent la future Croatie, tous les
acteurs de la mêlée des peuples de la fin de l'Empire
romain sont venus durant deux siècles : Wisigoths,
Ostrogoths, Vandales, Skyres, Huns, Avares, Slaves et
Maures, tous éblouis par les richesses à prendre et
ambitieux, souvent, de servir un César dans sa garde
prétorienne, avec une haute paye.
S
UN HOMME D'HONNEUR :
MARCELLIN
es Vandales allaient mettre à sac la Dalmatie. Mais
un homme allait réagir : il s'appelait Marcellin. Il était
maître de la milice de cette région. Il décida de la
constituer en État indépendant, tellement la décomposition du pouvoir à Rome était grande. Nous connais-
L
L’amphithéâtre de Pula figure parmi les six plus grands amphithéâtres romains les mieux conservés dans le monde©Damil Kalogjera.
sons son histoire par Procope de
Césarée et par Suidas qui étaient
Grecs tous les deux. Marcellin était
un homme de bien. Il était païen et
devin. Même les auteurs chrétiens
vantent sa rectitude et son humanisme... C'était un grand ami
d'Aétius, le vainqueur d'Attila aux
Champs Catalauniques. Il se
contenta du titre de seigneur et
maître de la Dalmatie. Sa flotte
tenait le contrôle de l'Adriatique. Il
établit sa capitale à Salone.
Comme tout homme puissant, il
avait des ennemis : en Italie
Ricimer, en Afrique Genséric. Il
reconnaîtra
son
camarade
Majorien comme empereur de
Rome, mais à la condition que la
Dalmatie reste indépendante.
Celui-ci lui donna le titre de Patrice
d'Occident Il se fera finalement
assassiné par Ricimer. Ce qui fera dire à Genséric : Les Romains se sont
coupés la main droite avec la main gauche.
a Dalmatie continuera, après sa mort, de rester indépendante, dirigée
par la parentèle de Marcellin.
L
LA REVANCHE DE LA DÉFUNTE ILLYRIE
e dernier empereur de Rome, Romulus Augustulus, sera d'origine dalmate, donc croate. Le barbare Odoacre, qui venait de prendre Rome,
respectait la dignité impériale. Il envoya une ambassade à Constantinople,
car sans l'aval d'un empereur, il n'aurait eu aucun prestige international... Le
pouvoir romain d'Occident représentait toujours une certaine puissance,
avec des places fortes, des troupes, de la richesse, de l'influence, etc... Il y
avait désormais Nepos, le père de Romulus, en Dalmatie, Odoacre et
Romulus à Rome... Et l'empereur Zénon à Constantinople... Nepos, le père
de Romulus, vécut cinq ans en Dalmatie en tant qu'empereur en exil, il
envoya le titre de patrice à Odoacre, le Sénat romain lui-même soutenait
Odoacre. Nepos fut finalement assassiné le 9 mai 480, en son palais
d'Aspalaton, par le comte Victor, un illyrien romanisé.
L
Voici la Croatie – 19
L
BYZANCE, ORIENT, ET LUTTES PERPÉTUELLES
Dalmatie romaine embrassait la
L
'indépendance de la Dalmatie
avait duré en tout 27 ans. La
Bosnie et l'Herzégovine actuelles
et confinait à la Pannonie qui est
pour partie la Hongrie actuelle, et la
Croatie. Puis, Zénon, l'empereur
de Byzance, envoya le Goth
Théodoric
pour
réconquérir
l'Empire d'Occident. Théodoric
allait
écraser
les
troupes
d'Odoacre, le tuer, lui et ses principaux lieutenants, et devenir une
sorte de vice-roi d'Italie dépendant
de Constantinople. Ses domaines
s'étendent sur la Provence et les
futures
royaumes
d'Autriche-
Hongrie et de Yougoslavie. Les terres de la future Croatie sont réparties en trois grandes régions subordonnées à son pouvoir, avec
Salone capitale de la Dalmatie,
Sciscia capitale de la Savie, et
Sirmium pour la Pannonie.
Les
Goths seuls pouvaient être soldats.
Mais ils étaient exclus des magistratures
civiles
réservées
aux
'empereur de Byzance Justinien sera obligé de lutter contre des invasions gothiques visant Rome et les Balkans. Un de ses meilleurs généraux sera le fameux Bélisaire. Les Goths seront finalement vaincus et les
survivants intégrés à l'Empire. Mais deux nouveaux envahisseurs se pointaient à l'horizon. Les Huns, souvent appelés Avars, et les Slaves qui semblaient être leurs alliés, et peut-être leurs vassaux. Les combats contre les
Goths avaient épuisé les forces vives de l'Empire d'Orient. Il deviendra de
plus en plus faible face à l'Asie et l'Islam. La future Croatie dépendait à nouveau de l'Empire romain d'Orient, mais les Slaves arrivaient en masse. En
cette fin du VIe siècle, l'Europe allait de nouveau changer de visage.
VINRENT LES SLAVES
es Slaves venaient de la Pologne orientale, du sud de la Russie, de
l'Ukraine... Dans l'Antiquité, le monde romain avait déjà rencontré certains de leurs peuples : les Neuroï, les Boudinoï... On les appelle Slaves,
mais qu'ont-ils de si différents des tribus germaniques ? Certes la langue est
différente. Mais il faut plus considérer le terme de slave comme un lieu géographique caractérisant ces tribus indo-européennes, de type nordique, faisant toutes partie de ces grands peuples celtes, germains, scythes, goths...
Ils étaient plutôt pacifiques et hospitaliers. Ils étaient panthéistes, ils jouaient
de la guitare. Ils aimaient la poésie. Ils respectaient leurs femmes. Leurs tribus relevaient plutôt de la démocratie. Ils croyaient à l'immortalité de l'âme,
et ils étaient panthéistes. On les appelait tantôt Slaves, tantôt Antes... On ne
sait pas si les Slaves sont venus avec les Goths de Totila pour piller leur futur
pays, ou bien avec les Avars, souvent assimilés aux Huns, ou bien s'ils ont
été appelés au contraire pour lutter contre les Avars. Peut-être y a-t-il du vrai
dans les trois hypothèses. Car ils étaient organisés en tribus différentes qui
pouvaient avoir des histoires différentes.
L
Illyriens. Le pays restait connu pour
ses exportations de blé, de vin et
d'huile... Les Goths de Théodoric
étaient des Chrétiens ariens.
*Dont la capitale est Cologne en Allemagne.
20 – Histoire du Monde
laves et Huns allaient occuper la Croatie. Et échouer devant
Constantinople où les Huns furent massacrés. C'est la dernière fois que
Slaves et Huns luttèrent ensemble. Le Moyen-Âge commençait. Il ne sera
pas asiate. Il y eut une succession de révoltes des Slaves du Sud, Croates
compris, contre les tribus avars. Parce que, parmi les Slaves, on parlait déjà
S
des Croates. Après avoir même battu les troupes du roi franc Dagobert qui
rôdait par là, un des chefs révoltés, Samo établit un royaume éphémère qui
s'étendait sur la Dalmatie. Les Croates purent s'installer en peuple dominant. Ils sortirent ensuite de l'histoire connue durant deux siècles. Leurs
chefs s'appelaient des joupani. Leurs institutions politiques joupe.
'empereur de Constantinople Héraclius accepta officiellement la présence des Slaves dans son Empire, contre leur conversion qui se fit lentement. Le pape Jean IV (640-642) envoya l'abbé Martin en Dalmatie pour
racheter leurs esclaves chrétiens et commencer à les convertir.
L
VINRENT LES FRANCS
la lisière des zones d’influence politique de l’Empire d’Orient et du nouvel Empire d’Occident restauré par Charlemagne, la Croatie sera un
« théâtre de guerre » des grandes puissances de l’époque: armées franques
de Charlemagne et de ses héritiers, armées de Venise, de Byzance, du roi
de Bulgarie... Cela sera une suite de conflits entrecoupés de négociations
et de traités régulièrement remis en question. Charlemagne envahit la
Dalmatie en 799 et l'annexa à son Empire en 803. Il s'ensuivit une guerre
avec l'empereur d'Orient qui lui contestait aussi son titre d'empereur
d'Occident. Tout cela se conclura par la paix d'Aix-la-Chapelle en 812. Elle
définissait une frontière entre les deux adversaires. Mais il fut impossible
que les différentes tribus et villes concernées arrivent à s'entendre des deux
côtés pour le tracé de cette frontière. L'autonomie des villes Dalmates fut en
revanche reconnue. Cependant, elles dépendaient administrativement de
Byzance ainsi que les trois îles Osor, Krk et Rab.
À
LES PREMIÈRES VOLONTÉS D'INDÉPENDANCE
n des premiers princes croate dont on connaît le nom est Lyoudevit
Posavski. Il résidait à Sisak, tandis que le prince Borna régnait en
Dalmatie. Il essaiera de négocier une plus large autonomie auprès de son
suzerain franc, Louis le Pieux, qui ne voulut rien entendre. Il se soulèvera
contre lui et fit un appel à tous les Slaves du Sud, Serbes et Bosniaques,
qui le rejoignirent en masse. En 820, une offensive générale est lancée par
U
les Francs contre Lyoudevit. Les
Slovènes de Carniole et de
Carinthie
se
soumettent.
Désormais, les Slovènes, jusqu'en
1918, seront sous contrôle total
des Germains. Lyoudevit périt
vaincu et assassiné. C'étaient les
premières d'une longue liste de
revendications et de révolte des
Slaves du Sud face aux Germains.
Qui dépassait les notions d'Europe
occidentale et orientale. Car
Théodose avait partagé l'Empire
romain entre ses fils en 395 ap. J.C. par une frontière qui reste d'actualité. D'un côté, il y a la BosnieHerzégovine, la Croatie et la
Slovénie. De l'autre, ce sont les
Serbes, les Monténégrins, les
Kosovars, les Bulgares et la
Macédoine. Après les guerres
entre l’Empire franc et les Bulgares
(827-829), le margraviat de
Furlande est supprimé, la Croatie
méridionale est soumise à l’autorité
du roi d’Italie et la Croatie panonienne, après sa reconquête par
les Francs en 838, à l’autorité du
roi d’Allemagne. Les Croates feront
aussi la guerre à Venise et la vaincront, au temps des princes Mislav
(en 840) et Domagoj (864-876).
Ils possèderont jusqu'à 180 navires, et les Vénitiens, qui en auront
vingt de plus, mais qui furent vaincus, accepteront de payer un droit
annuel de navigation le long de la
côte croate. C’est sous le règne de
Voici la Croatie – 21
Branimir (879-892) que la Croatie se libère définitivement, de facto sinon de
iure, de la vassalité vis-à-vis du royaume franc d’Italie, autant que de celle
vis-à-vis du basileus. Après des révoltes et des combats, les Slaves du Sud
se séparèrent finalement en trois partis : ceux qui étaient fidèles aux Francs,
ceux qui étaient fidèles aux Byzantins, et ceux qui voulaient leur indépendance totale. Batailles navales, combats à terre se succédèrent avec diverses fortunes, et finalement ce sont les Slaves indépendantistes qui eurent le
dessus. L'armée franque fut anéantie. Les Slaves de Dalmatie étaient libérés des Francs, mais les Slaves de Pannonie étaient toujours sous leur
contrôle. L'Empereur byzantin de son côté menait une diplomatie byzantine.
Il soutenait les Slaves indépendants tout en essayant de les contrôler... le
prince Tomislav se fait acclamer roi aux environs de 925, avec l’approbation
du pape et de la Diète nationale. L'empereur de Byzance lui donne le titre
de proconsul et l’administration des cités dalmates. Il régnait sur deux millions d'habitants, et disposait d'une armée de cent mille fantassins et de
soixante mille cavaliers. Visiblement, les Croates étaient un peuple guerrier,
ils le resteront tout au long de leur histoire.
e roi de Croatie Stjepan Drzislav (969-995) s’alliera à l'empereur de
Byzance Basile II contre le tsar bulgare Samuel. Il reçut le titre d’éparque et de patrice impérial, mais aussi – pour la première fois dans l’histoire
croate – les insignes royaux et le titre de « roi de Croatie et de Dalmatie »
(988). Les guerres externes et les guerres civiles de succession affaibliront
par la suite le royaume de Croatie. Le doge de Venise, Pietro Orseolo en
profitera pour ne plus payer le tribut de navigation, et il annexa les cités dalmates avec la bénédiction de l'empereur d'Orient. Parmi les nouveaux
venus, plutôt hostiles, mais obéissant au pape, il fallait aussi compter sur les
Normands.
L
LA NÉCESSITÉ DE SE REGROUPER
AVEC LES HONGROIS
n 1089 le roi de Croatie Démetrius Zvonimir est assassiné. A sa mort,
un parti hongrois se forme. Il impose le roi Ladislas, le frère de la reineveuve qui envahit la Croatie en 1091. Mais toute une partie du pays allait
résister, pendant près de 20 ans. L'armée croate est finalement vaincue à
la bataille de Gvozd, au cours de laquelle périt Pierre, le dernier roi croate
E
22 – Nos amis les Croates
de souche. Quelques années
après, le roi Hongrois Coloman
mènera une négociation habile
avec les 12 tribus croates qui
étaient constituées. Ce traité de
1 102 est connu sous le nom de
Pacta conventa. Elle unit la Hongrie
et la Croatie en deux royaumes
égaux. C’était ce que l'on appelait
l'union personnelle de deux couronnes. Cette union, dont la forme
devait varier plusieurs fois, durera
plus de huit siècles. L’individualité
de l’État croate était reconnue. La
Croatie continuait à constituer une
nation politique. Mais pour les affaires internationales, Croatie et
Hongrie n'avaient désormais plus
qu'une représentation. Dans la
logique médiévale, c'est le lien féodal qui existe, et non pas le principe d'État national. Le royaume de
Hongrie était donc une notion juridique qui permettait de garder
intacte les structures des grands
féodaux croates et des villes libres
qui bénéficiaient des chartes les
plus libérales de l'Europe moyenâgeuse. Le peuple croate n'abdiquera donc pas ses particularités
culturelles. Il gardera son sentiment identitaire et il pourra être la
première ligne de défense européenne contre les invasions
venues de l'Est ou de l'Orient.
enise avait une des cités commerciales et politiques les plus
V
Palais du Recteur, Dubrovnik. Photo : Sergio Gobbo.
importantes de l'Europe. Elle barrait la route de l'Italie au roi de
France Louis XII. Mais si elle perdait
la Dalmatie, sa position géostratégique pouvait devenir précaire. Il ne
lui resterait alors plus que quelques
lagunes. Venise avait besoin pour
prospérer des ports de l'Adriatique
et du contrôle du commerce sur la
totalité de cette mer. Pour cela, il
avait fallu ruser avec les Byzantins,
culbuter les Slaves, triompher des Hongrois, réduire au silence les riverains
italiens. L'histoire commerciale et l'histoire politique de Venise vont de pair.
Ce qu'elle voulait, c'était des droits spéciaux pour ses marchands, leur
sécurité, le monopole du sel, les exportations de blé et de vin... Son intérêt
était de soumettre les villes indépendantes dalmates aux volontés de l'assemblée qui siégeait au Palais ducal. De leurs côtés, celles-ci essayaient de
jouer des querelles entre Venise et la Hongrie, les barons croates, le pape
ou Gênes... Zara était l'éternelle révoltée... L’enjeu des guerres qui allaient
suivre entre Venise et le royaume hungaro-croate fut surtout la possession
de cette cité qui était la plus importante de Dalmatie.
Voici la Croatie – 23
l n'y avait pas, dans l'Empire romain d'Orient, de centralisation excessive. Avec le déclin du pouvoir byzantin, les communes dalmates se trouvaient seules et isolées à combattre pour leur liberté. Leur histoire sera un
long et poignant drame entre cette soif de liberté municipale, et le pouvoir des États voisins, qui voulaient leur
prendre des revenus. Que ce soit Venise ou la Hongrie
ou l'Autriche... la liberté communale pliera mais ne sera
jamais réellement rompue.
I
culturelle et religieuse sera d'une ouverture stupéfiante.
« C'est le seul pays, la seule aire culturelle de l'Europe
où le peuple et le clergé, croates et catholiques, en plus
des alphabets glagolitique* et staroslovojenski (vieux
slave qui avait développé une forme spécifiquement
croate) utilisaient, surtout du XIIe au XVIIIe siècle, la
forme slave de l'alphabet grec, le cyrillique, de nouveau
principalement dans une variante croate spécifique, la
bosancica (alphabet cyrillique bosniaque) »**.
our Venise et la Hongrie, la survie géostratégique
passait donc par la Dalmatie... Elles ne peuvent être
toutes deux des grandes puissances que si elles peuvent accéder à l'Adriatique... Cela sera la cause des
vingt guerres menées entre ces deux États. Quand elle
aura perdu la Dalmatie, l'aristocratie vénitienne entrera
dans une phase de déclin irrémédiable, touchant souvent à la misère.
P
LES MONGOLS ARRIVENT
n 1242 la Croatie va vivre un cauchemar. Les
E
Mongols du grand khan Ögödei l'envahissent... Ils
saccageront aussi la Bosnie, la Serbie, mais ils n'arriveront pas à prendre Raguse. La Russie va être soumise
pendant des siècles à ces Tatars. Bela IV, roi de Hongrie
LA PRÉDOMINANCE HONGROISE
CONTESTÉE PAR VENISE
et de Croatie, devra s'enfuir sur un bateau. L’annonce
de la mort du grand khan contraignit bientôt les armées
mongoles à évacuer l’Europe centrale, pour se rendre à
l’élection du nouveau grand khan à Karakoram. Les
e voyons pas non plus ce Moyen-âge dans les
Balkans sous l'angle d'une monarchie absolutiste.
À l'image des villes libres, la noblesse est soucieuse de
ses droits. En 1222, le roi de la Hongrie et de la Croatie
André II signe la Bulle d'or. Elle autorise la noblesse
hongroise et croate à se révolter contre la monarchie si
ses droits ne sont plus respectés. Cette charte, extrêmement libérale, aura cours jusqu'au XVIIe siècle. Elle
permettra à la Croatie de se sentir confortée dans l'individualité de ses élites. Les arts, la pensée philosophique et religieuse vont fleurir sans contrainte, ainsi que le
commerce et le sentiment chevaleresque. La pensée
N
*C'est l'alphabet slave le plus ancien.
24 – Nos amis les Croates
Croates leur avaient résisté vaillamment. Mais Zagreb
avait été prise. Il n'est pas impossible que s'ils ne sont
pas revenus, ce soit parce que leur excursion dans les
Balkans n'avait pas été une partie de plaisir. La Croatie
allait se constituer en gigantesque bastion de défense,
pour parer à toute nouvelle invasion. De nouvelles forteresses furent construites, des villes franches furent
établies, soustraites à la juridiction des seigneurs féodaux : Zagreb, Krizevci, Bihac... La population prenait
ainsi sa défense en main... Cela servira beaucoup dans
les combats contre les Turcs.
**Mislav Jesic. Professeur de sanscrit à l'Université de Zagreb.
LES ANJOU
u début des années 1300, la
dynastie hongroise des Arpad
est en décadence. Les influents
princes croates de Bribir, détenteurs du titre héréditaire de ban de
Croatie et de Dalmatie, parviennent
à imposer leurs vues en faisant
accéder Charles Robert d’Anjou au
trône de Hongrie-Croatie. Les
Anjou vont favoriser le rôle des villes, des bourgeois et de la petite
noblesse rurale et militaire. Ils vont
réunifier aussi toute la Dalmatie aux
terres croates.
A
ur le fond, toute l'Europe
reconnaissait les droits de la
Hongrie sur la Dalmatie, sous
réserve que la liberté des
Communes soit respectée, malgré
Venise qui voulait la mettre sous sa
coupelle. Louis d' Anjou allait donc
se heurter à la puissante Venise.
On s'adressa même à la Sorbonne
pour trancher le débat sur les
droits de la Hongrie... Après de
nombreux combats et de difficiles
négociations,Venise renonçait à
tout droit sur la Dalmatie par le
traité de Zadar de 1358. Le doge
abandonnait son titre très théorique de duc de Dalmatie et de
Hongrie.
S
Saint Martin, Polyptyque de Vittorio Carpaccio, Cathédrale de Zadar (fin XVe).©Sergio Gobbo.
endant ce temps, l'Empire byzantin végétait, telle une peau de chagrin
au milieu des possessions musulmanes. La menace ottomane devenait
une réalité dramatique.
P
a Serbie fut conquise par les Turcs en 1459, la Bosnie en 1463,
l'Herzégovine en 1482. Ils étaient désormais aux portes du royaume de
Hongrie et de Croatie, qui faisait figure de rempart de la Chrétienté.
L
la mort du roi Ladislas, les États généraux hongrois et croates élirent
comme roi de Hongrie, de Croatie et de Dalmatie, le fils de Jean
Hunyady, Matthias Ier dit Corvin*. Il était champion en arts martiaux, et il
aimait les arts et la littérature. Il parlait plusieurs langues, et il excellait dans la
gestion de son royaume, tout en étant un redoutable stratège. Il réunit à sa
À
*1458-1490.
Voici la Croatie – 25
La forteresse de Sisak, où les Turcs furent arrêtés après trois siècles d’expansion©Sergio Gobbo.
cour de Buda une pléiade d’écrivains, d’architectes et de
peintres croates et italiens. Son règne marque le début
des temps modernes et de la Renaissance en Croatie et
en Hongrie.
ur le plan politique, il passa un accord de
succession qui assurait le droit de son trône aux
Habsbourg. C'était la meilleure chose à faire : se
rattacher à un grand Empire chrétien pour tenir face
aux Turcs. Son aura auprès des historiens et de la
population croate est l'équivalent en France de celle de
Saint-Louis. Une légende se mit à courir après sa mort :
il ne faisait que dormir quelque part dans le Harz, avant
S
26 – Nos amis les Croates
de revenir pour perpétuer un royaume de justice et
d'honneur.
our des raisons financières, la Hongrie avait du mal
à apporter un soutien aux Croates. En 1493, ils
furent battus par les Turcs à Krbavsko Polje, dans la
vallée de la Lika.
P
LA NÉCESSITÉ DES HABSBOURG
ET DU SAINT EMPIRE
l y eut une nouvelle guerre civile. Une infime partie des
dignitaires hongrois avaient élu Ferdinand de
I
Habsbourg, mais la majorité de la
noblesse et du clergé croates
l'avaient choisi. Parce que le nouveau roi s’était engagé à respecter
les privilèges spécifiques du
royaume croate et à entretenir une
armée permanente de 1 000 cavaliers et de 200 fantassins. Les délégués croates lui écrirent : « Que
votre Majesté sache qu’on ne peut
trouver dans l’histoire qu’un seigneur se fut rendu maître de la
Croatie par la force. Après le décès
de notre dernier roi Zvonimir de
bienheureuse mémoire, nous nous
sommes joints de notre plein gré à
la sainte couronne du royaume de
Hongrie et, après cela, à votre
Majesté."
qui lui garantira sa neutralité durant près de trois siècles. Et qui l'enrichira
fort, car, durant toutes les guerres qui allaient suivre, elle pouvait vendre des
fournitures aux deux belligérants.
la mort de Jean Zapol en 1538, Soliman accorda à son fils, Jean
Sigismond, la Transsylvanie jusqu’à la Tisza. Il organisa la partie
À
ne partie de la Croatie est donc
rattachée à l'Empire des
Habsbourg, mais l'autre partie est
sous domination ottomane. Les
armées du rival des Habsbourg
pour le trône, Jean Zapol, furent
défaites à Tokay, et celui-ci
demanda l’appui des Turcs.
Soliman le Magnifique le reconnut
comme roi de Hongrie moyennant
le payement d’un tribut de vassalité.
U
ors de ces guerres, la Croatie
perdit une partie importante de
son territoire. La République autonome de Raguse se mit sous la
protection des Ottomans, moyennant un tribut annuel d’allégeance
L
Musée de Rovinj, Istrie ©Sergio Gobbo.
*1576-1608.
Voici la Croatie – 27
conquise sur la Hongrie, entre la
Tisza et le lac Balaton, ainsi que la
Slavonie, en pachalik turc (1541).
CONTRE
LES TURCS
près de rudes combats,
Ferdinand signa une trêve de
cinq ans avec Soliman en 1547.
Mais les hostilités reprirent dès
1551. La Croatie perdit du terrain
face aux Ottomans. Ferdinand
demanda une nouvelle trêve en
1562.
A
a réconciliation des deux clans
opposés
en
faveur
de
Ferdinand n'améliora guère la
situation, pas plus que l'épique
défense de Sigeth en 1566 par
Nikola Subic Zrinski. Ce fut un véritable exploit militaire qui allait faire
la une des média européens de
l'époque, constitués à l'époque
par des gravures et des poèmes :
Après une longue résistance, se
voyant dépourvu de munitions de
bouche, il fit une sortie avec sa garnison, qui ne consistait plus qu'en
217 hommes, et combattit courageusement jusqu'à ce qu'il resta
sur la place avec les siens, le
7 septembre 1566, trois jours
après la mort de Soliman, qui mourut dans son camp sans avoir la
satisfaction de voir sa conquête.
L
Comte Pejacevic, Château de Nasice©Sergio Gobbo.
28 – Histoire du Monde
Le château de VaraÏdin, construit au XIIe siècle, fut fortifié dans le style de la renaissance italienne en 1560,
pour faire partie des confins militaires de Croatie et de Slavonie dans la lutte contre les Ottomans©La Revue de l’Histoire.
e point culminant des conquêtes ottomanes fut atteint sous le règne de
Rodolphe*, un passionné d'alchimie et d'astrologie, mais nullement intéressé par les affaires de l'État. Il confia la gestion de son royaume à son frère
l'archiduc Charles de Styrie. À l'instar des anciennes marches carolingiennes, la Croatie fut organisée en deux régions militaires : les Confins militaires croates, avec pour siège une nouvelle place forte (en 1579) qui porte
son nom et qui est l'ancêtre de l'actuelle ville de Karlovac (Carlstadt), et les
Confins militaires slavons, avec pour siège Varazdin (Warajdin). Il s'agissait
de régions soustraites de facto, sinon de jure, à l'autorité du ban et des
États généraux. Elles étaient libérées du servage et de la corvée. Leurs habitants étaient sur pied de guerre en permanence, mais ils étaient commandés par des officiers supérieurs autrichiens.
L
es Confins militaires deviendront avec le temps un véritable
État dans l'État. Ils seront, tout au
long de l'histoire de la monarchie
danubienne, l'occasion de multiples conflits juridiques, politiques et
constitutionnels entre les royaumes
de Hongrie et de Croatie, et la Cour
impériale. Mais ils donnent une des
explication à la valeur reconnue,
par tout le monde, des troupes
croates.
L
*1615-1619.
Voici la Croatie – 29
La Cathédrale de l’Assomption et son autel en bois doré sont un magnifique exemple de l’art baroque en Croatie.
e peuple était en veillée d'armes permanente, avec
la gigantesque menace ottomane qui sera finalement bloquée. Certains villages étaient réputés pour
être constitués des descendants des chevaliers slaves
du VIe siècle. Un tel peuple en armes ne pouvait être
vaincu.
C
30 – Nos amis les Croates
n estime, rappelons-le, à un million le nombre de
soldats croates qui furent tués dans les combats
contre les Turcs, au fil des siècles. Et à cinq cent mille
le nombre de femmes et d'enfants faits prisonniers et
partis en esclavage en Turquie. Les Janissaires turcs
furent pour l'essentiel des enfants des Balkans enlevés
O
à leurs parents à leur plus jeune
âge, et qui furent élevés dans la
religion musulmane, pour devenir
les
meilleurs
soldats
de
cet Orient qui voulait conquérir
l'Occident.
LA GUERRE DITE
DES USCOQUES*
ENTRE L'EMPEREUR
D'AUTRICHE ET
VENISE
n autre problème se posa avec
les Uscoques. C'étaient des
corsaires croates de Bosnie, réfugiés dans la Croatie non musulmane. Ils se battaient contre les
Turcs pour les Vénitiens. Mais il y
eut un armistice entre Venise et les
Turcs. Les Uscoques se retrouvaient sans emploi. Ils se mirent à
pirater les bateaux vénitiens. La
chose s'envenima. À cause d’eux,
Venise et l'Autriche allaient entrer
en conflit, de 1616 à 1617.
Finalement, les deux belligérants
signèrent un traité de paix à
Madrid : l'Autriche déplaçait ses
Uscoques vers l'intérieur du pays.
Mais certains continuèrent leur
activité, et cela mena à une
seconde guerre entre les mêmes
lors de l'année 1707.
U
es Croates ne furent pas toujours contents de la protection des
Habsbourg qu'ils trouvaient un peu trop évanescente, tout en souhaitant
rester indépendants le plus possible. Le paroxysme de cette situation fut
atteint sous Léopold Ier, il mena une guerre victorieuse contre les Ottomans
entre 1663 et 1664. Mais il conclut à la hâte la paix avec les Ottomans. La
trêve de Vasvar de 1664 n'offrait aucune récupération de territoire occupé
par les Musulmans vaincus. Cela suscita une véritable fronde chez les seigneurs croates et hongrois. Ils cherchèrent appui à Venise, en Pologne,
auprès de Louis XIV, et même auprès des Ottomans. Les princes
Francopan et Zrinski étaient le fer de lance de la contestation. Mais, par
loyauté, ils préférèrent aller à Vienne pour négocier. Lépold Ier les fit arrêter
et juger pour félonie envers la couronne. Ils seront condamnés à mort. Ce
sont eux dont les corps reposent dans la cathédrale de Zagreb. Ce fut le
coup de grâce pour les franchises féodales croates et hongroises. Les États
généraux et la charge de ban furent suspendues pour dix ans et l'empereur
nomma un gouverneur de la Croatie, qui était ravalée au rang de simple province de l'Empire.
L
LA VICTOIRE CONTRE L'ISLAM
ne nouvelle guerre eut lieu contre les Ottomans entre 1683 et1699. Les
forces armées de la Sainte Alliance étaient constituées par l'Empire des
Habsbourg, la Pologne et Venise, que rejoignit vers la fin de la guerre le tsar
Pierre le Grand. Cette masse colossale eut raison, de justesse de la puissance des Ottomans. Ils arrivèrent pourtant aux portes de Vienne, avant de
se faire écraser par le roi de Pologne, Jean Sobieski, qui avait tenu là le rôle
qu'aurait du tenir l'empereur d'Autriche. La France non plus ne fut pas très
nette. Elle allait rester neutre, simplement par souci d'affaiblir le Saint-Empire
romain Germanique. Quant à l'Empire ottoman, à partir de cette défaite
devant Vienne, il commença son déclin.
U
L'ORDRE ET LA PROSPÉRITÉ
RÈGNENT À ZAGREB
’ordre impérial et le prestige des Habsbourg auprès des autres grandes
nations garantissait donc paix et victoire contre l'Islam. Il causait donc
L
*1615-1619.
Voici la Croatie – 31
ainsi l'enrichissement de la Croatie.
Mais il était toujours jugé bien trop
centralisateur. C'est ce qui explique certainement le nombre de
soldats d'élite croate qui partirent
servir les armées du roi de France,
dans le célèbre Royal Cravate, ce
régiment qui se signalait par sa
tenue avec port d'un bout de tissu
qui s'appellera cravate, dérivé
de la prononciation de Croatie
« Croatska : Hrvatska » en langue
croate. Ces magnifiques soldats
retrouvaient en France cet esprit de
finesse, cette mentalité gauloise de
non pesanteur qui caractérisait l'armée française par rapport aux
autres armées européennes, en
particulier les armées germaniques. Le côté gaulois, celte, indépendantiste du Français, trivialement appelé l'esprit débrouillard,
on pourrait dire l'esprit grec, aussi,
se calait parfaitement avec l'esprit
de guerre croate, fondé sur ce
même esprit rebelle, indépendant,
que l'on retrouvera lors de la guerre
de 1991 et qui induira en erreur
quasiment tous les analystes militaires dans leurs pronostics sur les
résultats des combats.
e but des Habsbourg est d'unifier leur Empire, pour mieux le
tenir à leurs ordres. En 1779, ils
décident de supprimer la Diète de
Croatie et d’en transférer les pouvoirs à celle de Hongrie. C'est très
L
mal accepté par les Croates. Tout comme la décision en 1784, de faire de
l’allemand la langue administrative officielle de toute la Monarchie.
’histoire des trois Croaties* à l’époque moderne n’est donc pas celle
d’une région au bout du monde ou en marge de l’Europe occidentale.
On y retrouve, avec des modalités spécifiques, des enjeux essentiels pour
toute la Mittle Europa, y compris l'Autriche et l'Italie : défense contre les
Turcs, diffusion de la culture baroque et plus tard des Lumières, et surtout,
protection de l'identité croate par ces mêmes Croates que les Habsbourg
cherchent à intégrer à l'esprit austro-hongrois.
L
ne autre guerre eut lieu contre les Ottomans entre 1737 et 1739. La
Paix de Belgrade signée cette même année fixera les frontières entre les
deux Empires pour près de cent quarante ans. Ce sont grosso modo les
frontières actuelles de la République de Croatie.
U
a dernière guerre austro-turque aura lieu entre 1788-1790, avec une
éphémère réoccupation de Belgrade par les troupes autrichienne. Mais
il n'y aura pas de modifications notables des frontières.
L
LA FRANCE DE LA RÉVOLUTION ET
DE L'EMPIRE
a révolution française commençait. Les défaites successives des forces
autrichiennes face aux armées napoléoniennes, puis l'arrivée de
Bonaparte sur la scène internationale allaient changer le visage de la Mittle
Europa et des Balkans. Une idéologie réellement nationaliste allait apparaître en Croatie, tout comme en Serbie et en Hongrie. L'éclatement de
l'Empire d'Autriche-Hongrie ne viendra qu'avec sa défaite en 1918, mais il
était déjà largement prévisible. Parce qu'il n'y avait pas eu de mélange des
différents peuples qui le composaient, même s'ils étaient tous indo-européens et dans leur immense majorité chrétienne. C'est là toute la limite
d'une confédération sur une fédération. Les troupes de Napoléon occuperont la Croatie, il créera une province Illyrienne qui sera rattachée à son
Empire et qui disparaitra au Congrès de Vienne en 1815. Cette province
était directement soumise à l'autorité de Paris, avec comme capitale administrative, Ljubljana – Laibach –.
L
*La blanche, la rouge et la pannonienne.
32 – Histoire du Monde
Le XIXe siècle autrichien a laissé sa marque à Opatija, villégiature aristocratique©Petar Trinajstic.
'occupation française allait être,
malgré tout, bénéfique pour la
future Croatie. Elle introduit le Code
civil, un grand programme d'alphabétisation fut lancé, avec ouverture
d'écoles primaires et secondaires,
construction de routes et d'hôpitaux, assèchement de marais,
L
création de loges maçonniques croates, enrôlement de soldats dans l'armée française dans plusieurs régiments croates. Trois Régiments croates
participèrent avec sérieux aux dernières campagnes du Ier Empire. Ils entreront dans la légende à Borodino où le 1er Régiment croate se forme en carré
et repousse à plusieurs reprises les charges de la cavalerie russe. Ils seront
aussi à la Bérézina, et au siège de Magdebourg, où ils résisteront avec la
garnison jusqu'à deux mois après la capitulation de Paris.
Voici la Croatie – 33
LES CONSÉQUENCES
DU TRAITÉ DE VIENNE
a chute de Napoléon fait revenir
la Croatie dans le giron de la
Hongrie, elle-même dans le giron
de l'Autriche et des Habsbourg.
Tout au long de ce XIXe siècle, ce
qui va primer, cela sera la révolution industrielle et les idées nouvelles. Elles restent marquées, dans
ces régions extrêmement pieuses,
par un fort sentiment catholique.
L
es Croates allaient se heurter
aux Hongrois. Ceux-ci rêvaient
de leur côté d'une grande Hongrie
intégrant leurs voisins croates.
Ces derniers allaient essayer de se
mettre à équidistance entre Vienne
et Budapest.
L
ais par rapport aux autres
périodes de l'histoire croate,
cela fut un siècle heureux, stable,
où les talents propres à ce peuple
allaient pouvoir s'exprimer dans
les arts, dans les idées, et dans
l'économie. Pour organiser la lutte
contre les tentatives d'homogénéisation de la Hongrie, un mouvement illyrien croate allait se créer et
regrouper jusqu'à 40 000 adhérents. Les Hongrois, eux-mêmes,
essayaient de s'affranchir de l'autorité des Habsbourg. Et ils firent
M
*1848-1916.
34 – Histoire du Monde
leur révolution de 1848. Vienne, intelligemment, demanda aux régiments
croates de mater cette révolte. Ce qui fut fait dans le sang. Marx et les
révolutionnaires socialistes allaient désormais véhiculer dans leurs écrits
incendiaires l'image de Croates réactionnaires et féroces. Quant auw dirigeants français, après Solferino, ils allaient considérer les Croates comme
les alliés solides des Autrichiens. Donc, alliés des Allemands lors du rapprochement des deux Empires germaniques avant la Première Guerre
mondiale.
UN PEUPLE IRRÉDUCTIBLE
ourtant, culturellement, la Croatie voguait vers son indépendance. En
1830, Ljudevit Gaj, du mouvement illyrien, publie son Abrégé de l'orthographe croato-slavonne. La même année, Josip Kusevic diffuse un traité en
latin sur Les droits municipaux croates où il démontre juridiquement le
caractère confédéral de l'association politique séculaire croato-hongroise.
En 1832, Matija Smodek substitue le croate au latin dans ses cours à
l'Académie de Zagreb. Et Janko Draskovic publie La Dissertation, destinée
aux membres croates des États généraux hongrois, pour qu'ils défendent le
croate comme langue officielle de leur administration. Le 6 janvier 1835,
avec l'autorisation de la Cour de Vienne, Gaj commence à publier le premier
quotidien croate, Les Nouvelles Croates, en langue croate.
P
ne émeute aura lieu place Saint-Marc à Zagreb, le 29 juillet 1845, à l'occasion d'élections régionales pour le comitat de Zagreb. Elle causera la
mort d'une quarantaine de personnes. Il s'en suivra un grand vent de sympathie pour le nationalisme croate. Une personnalité marquante de cette
époque est le remarquable évêque croate Josip Strossmayer. Il souhaitait
une sorte de Yougoslavie avec les Croates et les Serbes indépendants entre
eux, mais toujours fédérés sous la houlette des Habsbourg. Mais le sentiment de la religion orthodoxe était très fort chez les Serbes qui ne voulaient
pas se retrouver dans le Saint-Empire. Sous l'impulsion de Monseigneur
Strossmayer, le mouvement illyrien se transforme en Parti national. Tandis
que le Parti des Droits, dirigé par Ante Starcevic, envisage déjà une Croatie
indépendante, et bien distincte de la Serbie. On se trouve devant la situation suivante : Serbes et Croates de l'Empire austro-hongrois sont unis pour
lutter contre la prédominance hongroise sur les terres croates, la Hongrie de
U
La cathédrale Saint-Pierre de Dakovo est un édifice monumental en briques rouges, qui était censé illustrer les idées politiques de l'évêque Strossmayer, partisan
du mouvement illyrien. Elle réunit le style roman, symbolisant les slaves de l'ouest, et le style byzantin, figurant les Slaves de l'est.©Sergio Gobbo.
son côté, joue sur une stratégie de
rivalités entre les Serbes et les
Croates qu'elle contrôle, tandis
que l'empereur d'Autriche joue les
Croates contre les Hongrois, tout
en contenant les Croates et en
essayant de dominer la Bosnie où
se trouvent des Serbes, des
Croates et des Bosniaques
Musulmans. Par ailleurs, Hongrois,
Autrichiens et Croates sont catholi-
ques romains et leurs querelles sont amoindries par des liens religieux malgré tout très forts. Et une principauté de Serbie autonome des Ottomans
existe depuis 1830. Elle sera officiellement indépendante en 1878, et
deviendra le royaume de Serbie en 1882.
e Parti National demande le 28 mars 1848 le retour à l'intégrité territoriale
L
de la Croatie, un parlement croate permanent et une armée croate indé-
pendante, tout en souhaitant que la Croatie reste rattachée à l'Empire des
Habsbourg. Cette même année, le servage, les corvées, les dîmes dues à
l'Eglise et la justice seigneuriale seront abolies. C'est définitivement la fin de la
Voici la Croatie – 35
féodalité, et le début d'une volonté
nationale croate indépendante et
moderne se calquant sur l'évolution
naturelle des structures politiques
internationales.
L'AGONIE DE
LA MONARCHIE
DANUBIENNE
e 2 décembre 1848, le jeune
empereur François-Joseph Ier*
publie une constitution qui garantit
à la Croatie une indépendance
totale vis-à-vis de la Hongrie.
L
ais en 1851 la nouvelle
constitution est abrogée et le
gouvernement d'Alexandre Bach
(1852-1859) est chargé de procéder à la restauration de l'absolutisme et à la germanisation du
pays. Le parlement croate n'est
plus convoqué, le gouvernement
est transformé en Conseil impérial. Le croate est pourtant réintroduit dans l'administration et l'enseignement. Le parlement croate
siègera finalement à partir de
1861. En 1868, la Croatie retrouvera par un accord avec la
Hongrie une certaine autonomie :
la langue officielle reste le croate,
les soldats croates font leur service militaire en Croatie, sauf en
cas de guerre. Zagreb possède
M
Statue du ban Josip Juraj Strossmayer, par le sculpteur Ivan Mestrovic à Zagreb. Evêque de Dakovo,
il influença considérablement la vie politique et culturelle en Croatie dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Il fut un partisan de l’idée de création d’un État réunissant les Slaves du Sud.©Sergio Gobbo.
36 – Nos amis les Croates
des
ministères indépendants
pour la Justice, les Cultes et
l'Instruction publique. La Croatie
gère aussi 44 % de ses fonds
publics. En 1874, une loi est votée
pour rendre la scolarité obligatoire. Elle est suivie par une loi sur
la liberté de réunion et de presse.
Un soulèvement des Croates
d'Herzégovine contre le pouvoir
ottoman entraîne un afflux de plus
de cent mille réfugiés en Croatie.
Ce sont là les prémonitions des
drames futurs. Le monde des
Balkans, cette mosaïque des peuples, n'arrive pas à trouver son
équilibre dans la Révolution industrielle, pas plus d'ailleurs que ne le
trouveront les autres puissances
internationales. Les genres de vie
sont bouleversés. Les peuples
sortent d'une mentalité tracée
souvent lors du Moyen-Âge. Ils se
trouvent de plus en plus proches
par le train, et bientôt la voiture.
Mais ils se supportent difficilement. Les passions se cristallisent. Même chez les gentlemen,
cette nouvelle classe sociale que
l'on retrouve dans tous les pays
modernes de l'époque. Elle est
composée de bourgeois, d'aristocrates, d'intellectuels, d'industriels, de militaires, et leur passion,
commune à tous, en dehors de
l'opéra, c'est la chasse, le tir, et
souvent le duel. Un nouveau
monde prend place, si bien décrit
dans Proust et dans Zola, qui est d'origine dalmate par son père. Ce
monde va bientôt être détruit par les hécatombes de la Première guerre
mondiale. Et cela sera la fin de cette jolie joie de vivre de la Belle Époque,
avec le firmament des concerts, des bals de la bonne société au son des
valses de Vienne et la musique de Chopin. Qui se souvient en France des
tableaux cibles de la Mittle Europa, du temps des Habsbourgs ? Ils sont
comme la prémonition de tous ces gens qui vont mourir à coups de fusils,
en chargeant à la tête de leurs sections, ou bien exécutés brutalement à
l'époque de ces guerres civiles qui vont bientôt arriver et mener le communisme au pouvoir.
LA DÉCOMPOSITION DE L'EMPIRE TURC
cause d'une administration trop lourde, et d'une religion musulmane qui
avait bloqué le savoir, le dynamisme, donc les bienfaits de la Révolution
industrielle, l'Empire turc était aux prémices de l'explosion. Ce qui inquiétait
fort l'Angleterre et la France, qui avait été toujours fort amie avec la Turquie
depuis François Ier. Un des objectifs franco-anglais sera d'empêcher
l'Empire russe d'avoir un débouché sur la Méditerranée. Or, depuis
Byzance, la partie orientale de l'Europe voulait contrôler tout ou partie de la
Méditerranée. Lénine lui-même écrira quelques années plus tard que
l'Occident tombera lorsque la Russie tiendra l'Afrique du Nord. Et que cela
sera alors la fin du capitalisme européen parce que l'Europe ne pourra
plus contrôler totalement la Méditerranée.
À
el sera l'enjeu du Traité de Berlin de 1878 qui sera ratifié par les grandes
puissances européennes de l'Atlantique à l'Oural. Il fallait multiplier et
sécuriser les États existant sur la partie Nord-Est de la Méditerranée, créer
une sorte de damier, afin de pouvoir contrer l'avancée russe, et que Anglais,
Français Allemands et Autrichiens puissent s'auto-surveiller. Ce Traité de
Berlin, inspiré principalement des théories britanniques en la matière, allait
créer une poudrière, qui reste encore de nos jours une poudrière peut-être
voulue, en Bosnie-Herzégovine. Parce que le principe des Empires dominants est de créer des équilibres instables, et non stables, afin que si leur
prédominance s'effrite, l'instabilité permanente leur permette de rester sur
place pour toujours jouer un rôle stabilisateur dans le cadre des grandes
T
Voici la Croatie – 37
conférences ou des grands organismes internationaux. Cela s'appelle diviser pour régner.
e Traité de Berlin allait ainsi entériner ce que l'on allait appeler la balkanisation de la région, et nous mènera allègrement à l'essentiel des conflits
qui ont secoué l'Europe tout au long du XXe siècle. Car les différentes invasions et migrations des peuples avaient mené chaque pays, chaque région,
à être un patchwork de populations différentes, le plus souvent réparties
par villages ou par quartiers différents, et qui allaient se retrouver presque
toutes en situation d'ennemies, chacune luttant pour sa survie.
L
ans le cadre du traité de Berlin, l'Autriche-Hongrie est autorisée à occuper la Bosnie-Herzégovine. Les Russes obtiennent la libre circulation
dans les Dardanelles. La politique des dirigeants croates de cette fin de siècle pourra désormais porter ses efforts principalement sur la réintégration
de la Bosnie-Herzégovine, d'une part, et de la Dalmatie, récupérée par
Vienne sur les Vénitiens après la chute de Napoléon, mais toujours rattachée à l'Istrie, dans le cadre de l'Empire d'Autriche-Hongrie.
D
LES RAISONS DE LA GRANDE GUERRE ET
DE LA YOUGOSLAVIE
l n'est donc pas exagéré de dire que c'est la cécité de la politique impériale des Habsbourg liée aux intérêts franco-anglais face à ceux de la
Russie en Méditerranée qui fut à l'origine du succès progressif et à long
terme de l'idée de Yougoslavie. On voulait empêcher l'Autriche, dont
l'Allemagne, d'avoir accès à la Méditerranée, et la nouvelle alliance que tentait la France, l'Angleterre et la Russie, ensemble, depuis le président
Loubet, voyait d'un oeil sympathique la montée en puissance d'un royaume
yougoslave réunissant Serbes et Croates sous la houlette des orthodoxes
serbes. Cela diminuerait d'autant la puissance du catholicisme, très mal vu
par les dirigeants de la IIIe République, par la monarchie anglaise protestante, et par la Russie orthodoxe. Il n'est donc pas étonnant que cette idée
yougoslave ne rencontrera qu'un succès très mitigé chez les Slovènes et les
Croates, et qu'en revanche les Serbes la comprennent malheureusement
comme une Grande Serbie dominant la Croatie et les Croates catholiques.
I
38 – Nos amis les Croates
ifférentes
manifestations
contre la Serbie, et aussi
contre la Hongrie, aussi, auront lieu
à Zagreb. Dans ce XIXe siècle, le
nationalisme est une idée plutôt
située à gauche, dans le droit fil
des patriotes français de 1789. Les
Habsbourg représentant la réaction et le maintien de l'équilibre
européen datant du Congrès de
Vienne en 1815. Les Croates,
même catholiques, souffrent de ne
pas se retrouver entre eux, dans un
pays indépendant. Car l'indépendance des peuples est en train de
devenir une idée nouvelle, romantique et libérale.
D
LES PREMIÈRES
GUERRES DES
BALKANS
es Balkans vont faire parler
d'eux dans toute la presse
mondiale durant l'année 1903. Le
29 mai, en Serbie, le roi Alexandre
Obrenovic est assassiné avec
sa femme qui est éventrée et
violée par un groupe d'officiers
putschistes, ce qui traumatisera
tout le monde occidental. Les
Karadjordjevic arrivent ainsi au
pouvoir. Les Balkans auront désormais une réputation de féroce violence. Début août, les paysans de
la Macédoine se révoltent contre
L
La ville de Dubrovnik, ancienne Raguse, l'une des plus belles villes fortifiées de la Méditerranée,
est classée à ce titre au patrimoine mondial de l'Humanité par l'Unesco©Hrvoje Serdar.
les Turcs. Puis de violents troubles
éclatent en Croatie où la population
se révolte contre la Hongrie. Deux
ans plus tard, c'est la signature de
la Résolution de Rijeka : les partis
d'opposition croate déclarent soutenir le peuple hongrois dans sa
lutte pour l'indépendance face à
l'Autriche, et demandent la réintégration de la Dalmatie à la Croatie.
Ainsi que l'indépendance totale de cette dernière dans un cadre démocratique. Les partis politiques serbes soutiennent cette Résolution de Rijeka
dans leur Résolution de Zadar. A la condition qu'il y ait respect de l'égalité
de droits en Croatie entre les populations serbe et croate.
'année suivante, en 1906, un nouveau parti, la Coalition croato-serbe,
fondée sur les résolutions mentionnées, remporta la majorité aux élections. En 1907, les Croates de Bosnie s'organisent politiquement au sein du
parti de l'Union nationale croate. C'est historiquement le premier parti politique fondé en Bosnie.
L
Voici la Croatie – 39
'éclatement de la Révolution
des Jeunes Turcs en 1908 fournit l'occasion à l'Autriche d'annexer la Bosnie-Herzégovine sans
que l'Empire ottoman ne puisse s'y
opposer.
L
'erreur de l'Autriche sera alors
de ne pas estimer à leur juste
valeur la volonté nationaliste des
Serbes, des Serbes bosniaques,
des Macédoniens... La fédération
monarchique des Habsbourg trouvait là toutes ses limites en ces
débuts du XXe siècle, avec un roi
extrêmement bon mais vieillissant,
alors que le progrès technique
changeait les mentalités, raccourcissait les distances. Désormais, la
précision de feu des fusils et la rapidité du débit des mitrailleuses permettait de tenir une montagne avec
une simple section d'infanterie.
L
LES PRÉMISSES DE
L'AFFRONTEMENT
a différence de mentalité entre
chrétiens serbes et croates était
devenue plus importante au cours
des derniers siècles. La Serbie
avait été marquée par l'occupation
turque. Les Serbes parlaient presque la même langue que les
Croates, même si l'accent n'était
pas le même, mais l'alphabet
serbe était cyrillique, tandis que
L
40 – Histoire du Monde
l'alphabet croate était romain. Le souci d'indépendance de peuples qui se
côtoyaient mais ne se fréquentaient presque pas, la violence des premières
guerres des Balkans, commencées en 1910, les organisations secrètes différentes, donc naturellement ennemies, les intérêts manipulateurs des services secrets anglais, autrichiens et russes, les intérêts économiques en
concurrence, tout cela aurait pu être réglé à l'amiable avec le temps. Mais
cela ne le fut pas. Le 29 mars 1909, le chancelier allemand von Bulow lira
une déclaration au Reichstag selon laquelle l'Empire allemand soutenait
l'Autriche-Hongrie. Le clivage oppose désormais l'Autriche et l'Allemagne à
la Russie, l'Angleterre et la France. Même si ces pays désormais alliés ne
s'opposent pas directement à l'annexion complète de la Bosnie par
l'Autriche. Mais c'est certainement ce qui fera pencher la Russie du côté
français, alors qu'elle hésitait, et que la Tsarine, qui était une princesse allemande, et une grande partie de l'entourage du Tsar, étaient en faveur d'une
alliance avec l'Allemagne. Les deux guerres des Balkans d’avant 1914
seront finalement l'affrontement des petits États entre eux Serbie, Turquie,
Bulgarie, Grèce, Montenegro, sans que les grandes puissances ne s'en
mêlent encore. La Croatie n'y participera donc pas. Et cela sera le premier
acte non officiel de la Première guerre mondiale.
es deux guerres balkaniques ont été extrêmement violentes, les populations civiles ont été parfois victimes d'atrocité. L'écrivain français
Henri Bordeaux, qui a été correspondant de guerre durant ces évènements,
écrira des articles dramatiques sur leur sort. Le ton était donné pour les prochains conflits. Au début de la guerre de 1914, on verra ainsi des officiers
de l'armée autrichienne, pourtant d'origine serbe, ordonner le massacre de
populations serbes de Serbie, on ne comprendra jamais pourquoi.
C
l est à noter que l'opinion publique croate saluera avec joie la victoire des
Serbes, des Bulgares et des Monténégrins à l'issue de la Première guerre
balkanique.
I
'assassinat du prince héritier autrichien à Sarajevo par une organisation
secrète serbe allait mettre le feu au poudre à la planète entière pour au
moins un demi-siècle. Les alliances entre les grandes puissances allaient
jouer. La Croatie se trouvait dans le camp autrichien, allemand, et turc avec
la Hongrie. De même que la Bosnie-Herzégovine. Tandis que la Serbie, la
petite Serbie envahie, allait se trouver dans le camp franco-russo-anglais.
L
L'Italie resta neutre au départ.
Quant au Pape, il penchait non pas
du côté de la France, avec ses
gouvernements
anticléricaux,
républicains et francs-maçons,
alliés avec les orthodoxes et les
protestants. Mais pour l'ultracatholique Autriche-Hongrie, alliée
avec la religieuse Allemagne où la
foi romaine était fort importante et
respectée. Officiellement, bien sûr,
le Pape restera neutre. À la fin de la
guerre, en cadeau de complète
réconciliation avec les vainqueurs,
le Vatican offrira à la France la
sanctification de Jeanne d'Arc, qui
trainait depuis cinq siècles.
1914, TERRIBLE
ANNÉE
es exilés slovènes, croates et
serbes fondent en 1915 le
Comité yougoslave à Londres,
avec pour but la libération et l'unification de tous les Slaves méridionaux. Mais, pour convaincre l'Italie
d'entrer en guerre du côté des
alliés, le Traité de Londres promet
à celle-ci, une bonne partie de
la Dalmatie. La Serbie, future
Yougoslavie, le vivra très mal car
elle considérera qu'elle a été trahie
par ses alliés.
L
n 1917, l'Italie est battue sur le front de l'Isonzo par les armées impériales, dont le contingent était majoritairement composé de Croates et
de Slovènes, qui se comportèrent très bien. Ses soldats savaient qu'ils luttaient contre l'annexion de leurs terres par les Italiens. Le Croate Frano
Supilo, qui avait déployé une intense activité diplomatique en Europe pour
empêcher la mise en œuvre des accords serbo-italiens sur la division de la
Croatie, quittera le Comité yougoslave de Londres. En mai, les émissaires
de Slovénie, d'Istrie et de Dalmatie publient à Vienne La déclaration de mai
par laquelle ils exigent une organisation fédérale des pays slaves méridionaux toujours dans le cadre de la monarchie habsbourgeoise. Mais le gouvernement serbe en exil et le Comité yougoslave de Londres signent la
fameuse Déclaration de Corfou qui exige la libération des pays slaves méridionaux de l'Autriche-Hongrie et leur unification avec la Serbie et le
Monténégro dans une monarchie constitutionnelle, parlementaire et démocratique sous l'égide de la dynastie des Karageorgévitch. Cette déclaration
signe, en cas de victoire des alliés, la fin de l'Empire des Habsbourg et la
création d'un grand royaume yougoslave à prédominance serbe.
E
1918 : L'AGONIE DES VAINQUEURS ET
DES VAINCUS
ors de l'effondrement du front autrichien, le 5 octobre 1918, le Conseil
national des Serbes des Croates et des Slovènes s'institue à Zagreb
comme gouvernement révolutionnaire. Le 18, le président Wilson parle de
la légitimité des aspirations des Yougoslaves à la liberté. Le Parlement
croate se dessaisit de tous ses pouvoirs en les transférant au Conseil national des Serbes, des Croates et des Slovènes sous la houlette de la monarchie serbe, malgré l'opposition du leader politique Stjepan Radic. L'État
croate n'existe plus. Il ne sera plus jamais indépendant avant 1991.
L
ar les Accords de Rapallo du 12 novembre 1920 , l'Italie obtient de la
Yougoslavie l'Istrie, les îles Cres (Cherso), Lusigna, la ville de Zadar (Zara), ainsi
que les îles de Lastovo (Lagosta) et PalagruÏ (Palagrosa), alors que Rijeka (Fiume)
est déclarée État indépendant sous l'impulsion du grand écrivain de l'extrême
droite italienne Gabriele d'Annunzio, partisan de l'irrédentisme italien*. Fiume avait
une forte population italienne, qui émigra en grande partie en 1945 et se nommera
elle-même Les exilés (Esuli). Fiume est de nos jours la ville croate de Rijeka.
P
*L'irrédentisme est la revendication de tous les territoires de langue italienne par l'Italie.
Voici la Croatie – 41
LE MONDE ROUGE
es hécatombes de la Première
Guerre mondiale allaient mettre
au grand jour un nouveau clivage :
celui de la lutte des classes. Dans
toute l'Europe, c'était le découragement, la ruine des États surendettés à cause de la guerre, la rancoeur envers l'autre, et cet autre,
c'était à la fois l'étranger que l'on
avait combattu, et celui qui n'était
pas de la même ethnie. La
Révolution russe fit des émules
dans toute l'Europe. Les bolcheviques s'en donnèrent à coeur joie
contre les popes, les aristocrates,
les prêtres... Clara Goll, qui est
juive, rappela dans ses mémoires,
À la poursuite du vent, que les
nombreux pogroms lors de la
Révolution russe furent autant faits
par les Russes blancs que par les
bolcheviques. Toute l'Europe fut au
courant des tortures savantes auxquelles furent soumis les ennemis
de la Révolution et de façon générale les Chrétiens. Staline organisa
la famine dans les campagnes
chrétiennes afin de privilégier le
ravitaillement des villes ouvrières,
plus favorables au communisme,
et détruire une population suspecte, en particulier l'Ukraine
catholique. L'armée autrichienne
défaite, l'Empire des Habsbourg
éclata. Clémenceau, que l'on
L
accusera d'avoir décidé cet effondrement au Traité de Versailles, déclarera
ne pas l'avoir voulu. Du jour au lendemain, l'empereur d'Autriche s'en allait,
la Hongrie se séparait, la Serbie entrait avec son armée dans la Croatie qui
faisait partie des vaincus. Cela avait été décidé à Londres. On accusera les
loges maçonniques anglaises et françaises, anticléricales, d'avoir voulu faire
payer aux Croates leur brillante participation à la guerre du côté des
Habsbourg, et surtout leur catholicisme. Ce qui n'était pas tout à fait faux.
Quant aux loges, on leur prêta là bien des pouvoirs. C'est vrai que le GrandOrient de France et la Grande Loge d'Angleterre, qui n'avaient pas de rapports officiels, ne se reconnaissant pas leur rituels respectifs, étaient pour
une grande Serbie à laquelle ils avaient formellement porté secours en
1914.
NAISSANCE DE LA YOUGOSLAVIE VICTORIEUSE
a Serbie faisait partie des vainqueurs, et les dirigeants yougoslaves
étaient souvent des sympathisants de la Franc-maçonnerie anglaise, à la
différence de nombre de dirigeants catholiques autrichiens*. Tous les efforts
du mouvement illyrien du XVIIIe siècle allaient ainsi être balayés. Il n'y eut pas
fusion de la Serbie et de la Croatie dans un nouveau royaume où il y aurait
eu égalité des pouvoirs entre les deux peuples. La Serbie, au nom de son
roi, se faisait la part du lion. Les armées serbes entrèrent en vainqueurs
dans Zagreb qui fut soumise à un régime d'occupation. Un clivage fort
s'établit définitivement entre les deux peuples. La monarchie yougoslave,
tellement vantée dans la presse démocrate française et anglaise, n'était ellemême que très peu démocrate. Elle allait lentement se retirer de son alliance
avec les Anglais et les Français et se rapprocher à partir de 1935 de Hitler
qui la reçut à bras ouvert. Entre les deux guerres mondiales, on assista ainsi
à la fin de l'influence franco-anglaise dans la région des Balkans. Le réveil
des nationalismes continuait, et la tentation extrémiste prenait forme de plus
en plus ouvertement. Soit elle était fasciste. Soit elle était bolchévique.
Bientôt, elle sera aussi national-bolchevique, c'est-à-dire nazie.
L
'essentiel de la richesse de ce nouveau royaume de Yougoslavie était
produite en Croatie et Slovénie. En conséquence, Croates et Solvènes
se sentaient taxés injustement par les autres pays de cette fédération qu'ils
considèrent finalement comme une occupation.
L
*La Franc-maçonnerie n'est pas excommuniée par les dogmes orthodoxes et protestants, à la différence des dogmes catholiques qui la condamnent.
42 – Histoire du Monde
Peinture de Matija Skurjen©Sergio Gobbo.
es années 1920 sont curieuses.
Des guerres qui auraient pu
avoir lieu ne se feront pas. Comme
entre l'Italie et la Yougoslavie.
D'autres qui étaient improbables se
réaliseront, telle la Seconde Guerre
mondiale. Mais ce qui importait le
plus, pour les populations en quête
de confort, c'était la modernisation : la radio, la photographie, la
télévision, le coca-cola, les vacances sur la côte méditerranéenne.
L
La nouvelle population yougoslave vécut elle aussi à ce rythme de la modernité dont elle espérait beaucoup. A Zagreb, la passion de la photo devient
un acte culturel, qui est tout un symbole en soi : fixer le temps, voir les
autres et les comprendre, et finalement, essayer de les aimer.
LORSQUE L'ON TUE LES DÉPUTÉS EN PLEINE
SÉANCE DE LA CHAMBRE
e royaume des Karageorgevic est renommé en 1929 Royaume de
Yougoslavie. La démocratie yougoslave est un échec, tout comme cette
monarchie. Le député croate Stjepan Radic, dont le parti
L
Voici la Croatie – 43
détenait la majorité des sièges croates au parlement
yougoslave, est assassiné en pleine séance à Belgrade
en juin 1928 par un député monténégrin qui fera figure
de héros pour les Serbes.
tjepan Radic, au Congrès du Parti Républicain
Paysan, le 2 février 1919, avait déclaré : Nous voulons être avec la Serbie, non sous la Serbie ; nous voulons les Serbes comme frères, non comme maîtres ;
nous exigeons la vraie union yougoslave...
S
es Croates se mobilisent contre cet assassinat : 30 000
manifestants se retrouvent à Zagreb pour réclamer la
République, avec le soutien du communiste Tito.
L
ne suite de grèves va se dérouler, avec des émeutes où l'on comptera des morts. Le roi Alexandre
se décide à faire un coup d'État. Plusieurs chefs communistes sont abattus. La crise économique bat son
plein. La Yougoslavie est réorganisée administrativement en des sortes de départements qui vont essayer
de réaliser une cohérence politique. Mais Alexandre Ier
est assassiné à Marseille avec le ministre Français Louis
Barthou en 1934 par un Bulgare qui aurait été en relation avec le mouvement des Oustachis. Les Oustachis
sont des Croates d'inspiration fasciste et indépendantiste. Le prince Paul est nommé régent, et il se rapproche de Mussolini et de Hitler, trahissant ainsi son
alliance historique avec l'Angleterre et la France qui lui
avaient sauvé son trône en menant une guerre mondiale où il avait gagné la Croatie et la Slovénie.
U
LA GUERRE VUE PAR HITLER,
STALINE ET LES AUTRES
GUERRE CIVILE,
GUERRE DES PEUPLES
l faut le reconnaître, la résistance contre les
Allemands fut surtout le fait des communistes et des
Croates. Les Tchekniks allaient se séparer en plusieurs
factions. Certaines allaient collaborer avec les occu-
I
e 4 mars 1941, le Régent rencontre secrètement
Hitler et le 6 le Conseil de la Couronne décide
L
d'adhérer au Pacte de l'axe. Mais les services secrets
anglais veillent. Le régent est renversé par un putsch
militaire qui déclare la majorité du roi Pierre II. Le général Simovic forme un gouvernement de salut national
auquel participent certains Croates du Parti paysan.
Dans la nuit du 5 au 6 avril 1941, le nouveau gouvernement signe à Moscou un pacte d'amitié et de nonagression avec l'Union soviétique. En réponse, le
10 avril les Allemands entrent à Zagreb, le 12 à
Belgrade, et le 18 l'armée yougoslave capitule sans
avoir grandement combattu. Il va s'en suivre une longue guerre civile, où toutes les tensions politiques entre
ethnies et idéologies vont apparaître. Des rancœurs
accumulées depuis des siècles vont naître au grand
jour. Cela sera un massacre général. Le 10 avril, le colonel Slavko Kvaternik proclame à Zagreb l'État indépendant de Croatie que reconnaissent aussitôt le Reich et
ses alliés. Le Vatican y nomme un visiteur apostolique
permanent. La Suisse maintient son consulat à Zagreb
et signé deux traités économiques avec la Croatie. Une
mission commerciale croate est ouverte à Zurich*. Les
Allemands allaient donner aux Oustachis un pouvoir
absolu. Des régiments croates S.S. furent envoyés sur
le front de l'Est pour lutter contre les Russes. Mais, dès
l'invasion de l'Empire soviétique, les communistes
croates et Serbes se mirent à entrer en résistance. De
même que les nationalistes serbes, les fameux
Tchekniks du colonel Mikhailovic.
*Mais ni la Suisse ni le Vatican ne reconnaissent officiellement le gouvernement croate.
44 – Nos amis les Croates
Le musée de la guerre à Cakovec.
pants italiens ou allemands, d'autres allaient rester dans la
Résistance.
es Oustachis, dans cette guerre
civile, se battaient contre les
Croates communistes ou libéraux,
contre les Serbes, parfois contre
les Musulmans, dont nombre d'entre eux avaient rejoint les troupes
S.S. Au passage, ils tuaient et tor-
L
turaient les Juifs et les Roms qui n'avaient non plus pas de cadeau à attendre des Serbes non communistes.
es principes de la persécution nazie contre les Juifs allait être appliquée
par les Oustachis aux Serbes de Croatie : l'usage de l'écriture cyrillique
est interdit, ainsi que l'appellation religion orthodoxe serbe. Elle doit être
remplacée par le terme religion grecque orientale. La liberté de mouvement
des Serbes est restreinte, interdite la nuit. Ils doivent quitter les quartiers
résidentiels de la capitale. Dans certaines régions, on leur fait porter, à
l'image des Juifs, un brassard bleu marqué de la lettre "P" pour
pravoslavac, c'est-à-dire orthodoxe. Un décret-loi est publié en mai 1941
sur la conversion des orthodoxes au catholicisme sous réserve d'approba-
L
Voici la Croatie – 45
tion des autorités oustachies. Des camps de concentration sont créés, où l'on entasse communistes,
Serbes et Juifs. Les Oustachis ne représentaient pas la
majorité de la population croate. On ne peut donc dire,
contrairement à une manipulation certaine, que les
Croates furent tous oustachis. C'est comme si l'on
disait que les Français avaient tous été miliciens durant
l'occupation allemande, ou agents de la Gestapo. Ils
furent environ 60 000. Les résistants croates qui se battirent contre les Allemands furent 100 000 et ils obligèrent Italiens et Allemands à immobiliser des forces
considérables qui leur manquèrent beaucoup sur le
front de l'Est. Sans cet épuisement de ses troupes
dans les Balkans, Hitler aurait pu certainement conquérir Stalingrad, Moscou et Leningrad.
e 18 mai 1941, Paveli signe avec Mussolini, les
Accords de Rome par lesquels la Croatie cède à sa
voisine et alliée les deux tiers stratégiquement et économiquement les plus importants du littoral croate en
Dalmatie. La Croatie renonce en plus à organiser une
force navale et accepte comme Roi un prince italien de
la Maison de Savoie : Aimone, duc de Spolète qui ne
viendra jamais occuper son trône. Quant à la Hongrie,
avec la bénédiction de l'Allemagne, elle va occuper la
région de Medumurje, malgré la protestation du gouvernement oustachi.
L
e leur côté, pour faire plaisir aux Russes, les gouvernements anglais et américain, vont finir par ne
reconnaître que Tito comme représentant de la
Révolution. On sait de nos jours, par la publication des
archives que l'Intelligence Service anglaise et l'O.S.S.
américaine étaient, pour les questions de l'Europe, infiltrées par des agents communistes de haute volée.
D
a guerre dans les Balkans fut réputée affreuse par
ses violences, menées aussi bien par les Oustachis
L
46 – Nos amis les Croates
que par les Tchekniks, que par les Musulmans, que par
les communistes à partir de 1945. On ne sait le nombre
de morts exacts, ni le nombre de personnes torturées.
Même les S.S. qui étaient sur place reconnurent qu'en
matière de violence, ils n'avaient jamais vu de telles
choses. Même les animaux étaient torturés avec les
paysans dans les fermes. On a retrouvé des poulets
crucifiés dans les granges à côté de leurs propriétaires
et de leurs enfants. Pour beaucoup de Français de
l'Après-guerre, les Croates étaient tous des Oustachis,
les Serbes tous des résistants, et on ne parlait même
pas des Bosniaques musulmans parce qu'on ne savait
pas trop qui ils étaient. Les journalistes marxistes excellaient dans cette fausse information. D'autant plus que
le Croate Tito se fâchait rapidement avec Staline pour
se déclarer par la suite, avec 25 autres pays, non aligné. C'est-à-dire, indépendant surtout de l'U.R.S.S. On
soupçonnait même Tito de ne pas être Tito, qui serait
mort durant la guerre, et qui aurait été remplacé par un
autre espion lui ressemblant, mais qui aurait caché son
jeu et aurait été fondamentalement anticommuniste...
Et l'on oubliera pieusement qu'en 1945, tous les collaborateurs des Allemands seront livrés aux Russes par
les troupes anglo-américaines. Ils seront à leur tour
atrocement torturés, souvent avec leurs familles. Une
Croate se souvient ainsi que sa mère, qui était mariée à
un officier croate, ne fut pas assassinée parce qu'elle
était d'origine juive, mais elle fut punie en tant que
femme de soldat réactionnaire, à devoir éponger le sol
des salles de tortures de Zagreb. Elle passa plusieurs
jours sans s'arrêter à remplir des seaux de sang et de
chair découpée.
epuis la proclamation de l'indépendance de la
Croatie et de la Slovénie en 1991, il ne se passe
pratiquement pas d'année sans qu'on ne découvre en
Slovénie et en Croatie, à l'occasion de travaux de
constructions, des nouveaux charniers, des soldats de
D
l’Armée vaincue et des civils croates, inconnus jusqu'alors, et datant
de l'immédiate Après-guerre.
'archevêque de Zagreb, monseigneur Stepinac, s'était attaché, tout au long de la guerre, à
dénoncer toutes les violences et
persécutions causées par les
Allemands et les Oustachis. Il sauva
de nombreux persécutés. Il sera
emprisonné de longues années par
le régime communiste, avant de
connaître une mort qui laisse des
gros doutes. Il y a de fortes chances qu'on l'ait empoisonné.
L
LA SECONDE
YOUGOSLAVIE,
ROUGE ET TITISTE
e nouveau pouvoir communiste
installa donc un véritable régime
de terreur : assassinat de simples
suspects, saisie des biens de
l'Eglise, écoles catholiques fermées, confiscation des biens de
production, des fermes importantes, c'est-à-dire à partir de 35 ha. Il
y eut obligation de participer à du
travail bénévole pour relancer la
production, c'est-à-dire à du travail
forcé... Et, pour se distinguer des
Russes, Tito misa sur l'autogestion, une lubie qui n'était que faussement démocratique, car les
L
seuls qui prenaient les décisions étaient les ingénieurs et les cadres du parti.
C'est devant ce modèle que s'extasia toute une partie de l'Occident, qui y
voyait une alternative au capitalisme. Dès 1948, les petits commerces et les
P.M.E. étaient nationalisés. La pression policière était intense. Partout l'on
était surveillé par des indics, un chahut des étudiants à l'université de
Zagreb dans les années 1960 parce que la nourriture du restaurant universitaire était infecte entraîna la radiation à vie de nombre d'entre eux, et de
solides gardes à vue pour l'ensemble du réfectoire. L'essentiel de l'aide aux
populations venait de l'Occident. Et dans cette Yougoslavie vantant l'arrivée
d'un monde meilleur et plus juste, l'essentiel de la production se trouvait
concentré dans les régions croates et slovènes. Les forces de police et militaires avaient, dans ces deux régions suspectes, un encadrement serbe.
Les anciens résistants croates n'avaient pas les places qu'ils méritaient.
Parce que la Yougoslavie, c'était avant tout Tito, ancien agent du
Komintern, qui avait pour volonté d'unifier les Slaves du Sud dans une
Yougoslavie forte. Mais lui-même ne supportait pas, avec raison, Staline. Il
était beaucoup plus humain et intelligent que le dictateur russe, il avait réellement fait la guerre, c'était un idéaliste marxiste, mais tout en lui était pratique, reposait sur un certain bon sens commun. Il avait une équation qu'il
ne savait pas résoudre : comment unifier tous ces Croates, ces Serbes, ces
Bosniaques, qui avaient tous été marqués dans leur chair, dans leur famille,
par une guerre civile de quatre ans ? Le roi français Henry IV avait eu le
même problème en France lorsqu'il devint roi, et qu'il eut à réunir en une
seule monarchie les Protestants et les Catholiques. Mais Henry IV n'était
pas communiste. Il oeuvra pour la croissance économique sans vouloir
nationaliser l'initiative individuelle. La France s'enrichit sous Henry IV, car
toute la France était productive. Tandis que Tito échoua dans ses plans de
redressement économique et d'industrialisation accélérée de 1947 à
1951... Seule la partie croate et slovène, réussissait à être compétitive.
Staline se fâcha parce que Tito, qui était conscient de ce problème, cherchait des méthodes alternatives. Le dictateur russe isola la Yougoslavie du
reste des pays de l'Est. Il essaya de créer des incidents de frontière... Il faudra attendre sa mort pour que Khrouchtchev se rende à Belgrade où sera
rendue publique la Déclaration de Belgrade. La visite de Tito à Moscou
aboutit à la Déclaration de Moscou qui reconnaissait la possibilité de voies
diverses vers la réalisation du socialisme. Mais Tito, méfiant, surtout après
l'invasion de la Hongrie par les Russes en 1956, continua à organiser une
défense militaire de son pays contre les Russes s'il leur prenait l'envie d'en-
Voici la Croatie – 47
Réalisme soviétique. Musée de Korkula ©Sergio Gobbo.
vahir la Yougoslavie. Des stocks d'armes furent cachés,
des réseaux furent organisés. La crise économique
accentuait la mésentente entre Serbes, Croates,
Bosniaques, Macédoniens, etc. Tout le monde attendait la mort de Tito. Mai 68 se traduisit par quelques
manifestations et émeutes, vite rentrées dans l'ordre. Il
y eut un vent de contestation en Croatie au printemps
de 1971, qui fut réprimé par les bonnes vieilles méthodes policières suivies d'une purge sévère.
48 – Nos amis les Croates
ais il ne faut pas voir non plus la Croatie comme
un lieu stalinien par excellence. La Yougoslavie
n'était pas l'Albanie d'Enver Hoxha.
M
ito est un personnage relativement ouvert, intelligent,
contradictoire, il possède avant tout une formation
d'agent secret qui lui donne une grande capacité à comprendre et assimiler l'autre. Il n'hésite pas à prendre sa
voiture et partir incognito, vaguement déguisé et ano-
T
nyme, pour des balades où il parle
avec des Yougoslaves qui ne le
reconnaissent souvent pas. Il se
renseigne ainsi sur les gens. Il est
sensible à la discussion. Il ne peut
qu'être sensible à l'évolution des
moeurs, et tout particulièrement de
l'art. Il laissera se développer une
forme d'intellectualité libre, même
s'il se rend compte, certainement,
qu'elle comporte dans ses germes,
la fin de la dialectique communiste
et l'apogée du monde capitaliste,
réifié, magnifié dans ses objets,
dans ses rapports avec la création
futuriste.
VERS UNE
CONFÉDÉRATION
YOUGOSLAVE
ARTISTE ET
MODERNE
e règlement définitif du tracé de
la frontière italo-yougoslave ne
sera entériné que par les Accords
d’Osimo en 1975. Tito mourut en
1980. Mais déjà, les mouvements
indépendantistes, de chaque côté
des peuples différents, étaient en
train de fleurir. Dès 1968, des
revendications nationalistes se
manifestent au Kosovo, et la
Croatie mène avec ses intellectuels
une bataille sur la langue croate.
L
n traité linguistique, imposé par le Parti, avait été signé à Novi Sad en
décembre 1954. On partait du principe que le croate et le serbe étaient
la même langue avec quelques variantes, et deux alphabets différents, le
latin pour le croate, le cyrillique pour le serbe. Mais jamais on ne put rédiger
un dictionnaire serbo-croate pour les variantes en question. Et le pouvoir
communiste cherchait par tous les moyens à réduire le croate à une sorte
de patois. 17 institutions culturelles et scientifiques croates réagirent par un
manifeste le 17 mars 1967. Ils furent condamnés comme hostiles à la
Révolution socialiste. Même les associations d'anciens résistants croates
rejoignent la contestation. Les dirigeants russes étaient furieux. Mais ils hésitaient à utiliser la manière forte. Parce qu'ils connaissaient la valeur de l'armée yougoslave, et ils étaient au courant du grand plan de résistance
interne que Tito avait organisé. Ils ne tenaient pas à recommencer une nouvelle Guerre des Balkans qu'ils risquaient de perdre. Parce que l'armée yougoslave était suréquipée, et il n'y avait nul doute que les pays occidentaux,
qui avaient des frontières communes avec la Yougoslavie feraient passer
des armes et des munitions en cas de nécessité, sans compter leurs volontaires et leurs agents spéciaux.
U
UNE ERREUR D'ANALYSE :
LE DESTIN DE MILOSEVIC
e qui allait causer l'éclatement de la Yougoslavie fut essentiellement l'arrivée de Milosevic au pouvoir à la tête de l'État serbe. C'était un homme
entêté, qui tenait avant tout à défendre les intérêts des particuliers serbes,
partout où ils se trouvaient, et qui était épris d'ordre. De caractère il n'était
pas innovant, mais très conformiste. Il recruta ses adjoints à son image. En
face, les Croates avaient d'excellents dirigeants, à tous les niveaux. Leur
leader charismatique était le général Tudjman. Un ancien résistant, historien,
ayant eu triple pontage cardiaque et un cancer, qui épuisait ses amis, à
soixante-dix ans, dans des parties de tennis qu'il adorait faire à n’importe
quelle heure. L'Empire communiste était en train d'exploser à cause de la
Guerre en Afghanistan et de la Guerre des Étoiles que les généraux russes
avaient perdu. Le nouveau président russe Gorbatchev était l'opposé de
Milosevic. C'était un stratège qui se rendait compte qu'il n'avait pour l’instant plus d'atout dans son jeu, et qu'il était condamné à minimiser ses pertes. Donc à abandonner l'idée d'une Yougoslavie unie, et d'une Allemagne
C
Voici la Croatie – 49
séparée en deux. Cette analyse lucide allait lui permettre d'éviter à l'Europe une troisième Guerre mondiale,
tandis que Milosevic se préparait allègrement à de longues années de guerre civile, ce qui le mena à mourir
brutalement dans une prison pour criminel de guerre à
La Haye, abandonné par tous, y compris par les
Russes et le nouveau gouvernement serbe.
C'EST LA DISCORDE
près avoir pris le contrôle du Monténégro, de la
Voïvodine et du Kosovo, Milosevic décida de mettre au pas la Slovénie, la Croatie et la BosnieHerzégovine, en utilisant une vielle méthode : des meetings largement repris par la presse, pour montrer
l'adhésion du peuple au système yougoslave communiste autogestionnaire. C'était stupide. Les dirigeants
de la Slovénie menacent d'arrêter les non Slovènes qui
se pointeraient à ces manifestations. Milosevic rétorque par un embargo contre la Slovénie. Par ce geste,
la Yougoslavie vient d'exploser. Milosevic continue sa
logique d'apparatchik du système : il convoque une
session extraordinaire d'un Congrès du Parti le 20 janvier 1990. Les Slovènes et les Croates quittent la réunion car ils n'arrivent pas à trouver une entente avec
les Serbes et les Monténégrins qui veulent continuer la
Yougoslavie. Par cette rupure, le parti communiste*
vient d'exploser.
A
a Croatie, comme les autres Républiques de la
Yougoslavie moribonde, organise des élections
libres, les premières depuis plus de 50 ans. Le parti
communiste croate est battu, il est battu dans toutes les
républiques, sauf en Serbie et au Montenegro.
L'U.D.C.** du général Tudjman obtient au mois de mai
1990 la majorité absolue des sièges au Parlement. La
Serbie coupe l'électricité en Croatie. Elle qualifie l'U.D.C.
L
*Appelé la ligue des Communistes de Yougoslavie. **Union Démocratique Croate.
50 – Nos amis les Croates
de serbophobe et oustachoïde. De nombreux médias
français, et pas des moindres, allaient reprendre l'allégation, oubliant de dire que Tudjman était un ancien résistant croate, et un ancien général communiste. Mais cela
allait permettre à l'armée yougoslave de commencer à
exercer des pressions sur les populations croates. Sans
que l'information n'apparaisse dans la presse étrangère.
Les minorités serbes de Croatie, les Krajina, sont
armées par l'armée yougoslave, toujours présente sur le
territoire croate. Elles organisent des patrouilles rurales
et bloquent les routes. Les Croates de leur côté se
regroupent, s'arment en cachette, il suffit d'une étincelle
pour que tout explose. Le chef des Serbes de la Krajina,
Milan Babic, exige l'autonomie.
ne réunion des Serbes de la Krajina a lieu à Knin,
présidée par Milan Babic (qui deviendra le chef des
Serbes de la Krajina), elle exige l'autonomie. Devant le
refus des autorités croates, une délégation des Serbes,
conduite par Babic, se rend à Belgrade pour y chercher
l'appui des autorités serbes et yougoslaves. Cinq jours
plus tard, le 17 août 1990, une insurrection armée des
Serbes a lieu à Benkovac : les migs de l'Armée
Populaire Yougoslave empêchent les hélicoptères de la
police croate d'intervenir. Entretemps, les présidences
croate et slovène avaient signé le 15 août un protocole
d'accord confédéral commun.
U
a Slovénie signe un protocole d'accord avec la
Croatie. Les différents futurs belligérants se taxent
mutuellement leurs produits, ce qui équivaut à arrêter
tout échange économique entre eux.
L
C'EST LA GUERRE
u 28 mars au 7 juin 1991, une conférence des six
républiques constituant la Yougoslavie échoue sur
D
une entente. La Croatie et la
Slovénie n'acceptent qu'une
confédération d'États indépendants, et la Serbie et le
Montenegro veulent garder un État
contraliateur fédéral. Le 19 mai, un
référendum en Croatie va donner
94,6 % des voix en faveur de l'indépendance. Le 25 juin, la Croatie
la proclame et la Slovénie fait de
même le lendemain. Le 27 juin,
l'armée yougoslave stationnée en
Slovénie attaque la défense territoriale slovène. L'Union Européenne,
tout comme la Russie et
l'Amérique, reste attentiste, et propose un moratoire de trois mois,
pour discuter et trouver un accord.
Mais il n'y a plus rien à discuter.
L'armée yougoslave, qui se bat
toujours avec le drapeau frappé
d'une étoile rouge, cherche à tenir
les frontières de la Slovénie avec
l'Europe de l'Ouest, afin de pouvoir
écraser ensuite les rebelles encerclés. Les experts militaires occidentaux, en particulier les Français,
pensent presque tous que la
Croatie et la Slovénie vont se faire
écraser par l'armée yougoslave,
qualifiée de quatrième meilleure
armée du monde, et dotée de tout
un matériel lourd. Du coup, ils
conseillent brillamment à leurs instances politiques de ne pas prendre parti pour les Slovènes et les
Croates. Mais ces experts ont
oublié l'essentiel : c'est que l'ar-
mée yougoslave était redoutable avec les Croates et les Slovènes dans ses
rangs. Désormais, comme il y a eu scission, et comme dans toute guerre à
ses débuts, il y a une chance sur deux que chaque adversaire gagne.
n plus, les « experts » occidentaux n'arrivent pas à comprendre que les
chars sont surtout efficaces en rase campagne. Les Allemands ont
percé dans les Ardennes en 1940 et en 1944, mais ils ont échoué à
Moscou, à Stalingrad, à Leningrad, et à Bastogne... En théorie, les chars
yougoslaves peuvent raser une ville, et donc la conquérir. C'est ce qui se
passera à Vukovar. Mais on ignore le courage extraordinaire des engagés
volontaires croates dans les décombres. Les combattants armés de missiles stinger ou armbrust, transportables dans une petite valise, dont on
apprend le mécanisme en quelques heures... L'armée yougoslave va hésiter à perdre ses chars dans des combats de rue. Les Slovènes se battent
sans aucune volonté de se rendre. On ne peut rien contre un peuple qui se
bat, à moins de le tuer dans sa totalité. Et de nombreux militaires serbes
hésitent. Milosevic hésite, lui aussi. Il est prêt à la guerre totale. Mais il perd
des jours précieux parce qu'il n'a pas estimé à sa juste valeur la haine du
E
La région de Slavonie a payé un lourd tribut à la guerre ©Sergio Gobbo.
Voici la Croatie – 51
était essentiellement encadrée par des Serbes, les
appelés étant de toute la Yougoslavie. Tudjman dans un
premier temps ne réussit qu'à récupérer 90 chars qu'il
dut essaimer pour défendre une frontière de son nouveau territoire qui avait une frontière menacée par les
Serbes sur 960 km. C’est pour cela qu’il ne put sauver
Vukovar.
'erreur stratégique de la Serbie a été de vouloir prendre Vukovar à tout prix. Les services secrets serbes
ont essayé alors de faire courir le bruit que Tudjman
avait lâché Vukovar.
L
QUELQUES SEMAINES AVANT
LES ÉLECTIONS LIBRES
DE AOÛT 1990
L'ile de Vis, longtemps interdite aux touristes, servit de base militaire du
temps de Tito©Damir Fabijanic.
communisme, la gigantesque colère de ceux qui se
sentent opprimés depuis des décennies par un système totalitaire...
'armée yougoslave était formée d'une armée fédérale, et d'une armée de défense territoriale. Car Tito
avait organisé parfaitement la résistance contre les
Russes, et ces réseaux de résistance s'étaient renforcés après le coup de Prague en 1968. La défense territoriale était plutôt propre à chacun des pays de la
Yougoslavie. Elle avait relativement peu d'armes lourdes, mais était apte à mener des actions de résistance.
Tandis que l'armée fédérale, essentiellement dirigée par
les Serbes, possédait aviation, artillerie et chars. En
Croatie, la population était serbe à 12 %, mais son
importance était disproportionnée dans l'armée et la
police, où 70 % des policiers étaient serbes. L'armée
L
52 – Nos amis les Croates
n 1991, l'armée yougoslave avait 1950 chars, tandis que les Croates n'avaient que 6 000 armes de
poing. Et quasiment aucune arme lourde hormis ces
90 chars. Le gouvernement croate essaya de négocier
une reddition des conscrits de l'armée yougoslave, qui
venaient de toute la Yougoslavie, tout en essayant de
récupérer le matériel lourd qui était en leur possession.
E
es chars serbes étaient des T 54, des T 55, et des
T 84, les seuls qui avaient un système à infra-rouge.
L
Pour leur tirer dessus, les Croates munis de lancesroquettes avaient 6 secondes avant de se faire localiser
par les Serbes. Les champions du monde courent en 6
secondes 60 mètres. En moyenne, il faut compter 30
mètres lorsque l'on a son armement, et que l'on court
sur un terrain plus ou moins accidenté. Aussi, les
combattants de Vukovar lançaient 3 roquettes en
même temps, pour déstabiliser le système de repérage
des chars à infra-rouge. Ils avaient aussi aménagé de
grandes chambres à air en catapultes à grenades, ce
qui désorientait les Serbes qui ne comprenaient pas
comment ils pouvaient lancer de si loin leurs grenades.
Les ingénieurs croates avaient inventé aussi un type de
biplan qui volait à moins de 300 km/h, très lent, que les
Serbes ne pouvaient analyser dans leurs radars. Ils
lâchaient sur les positions d'artillerie serbe des chauffeeaux sur lesquels on avait mis des ailerons, avec des
détonateurs, des billes, etc... Les avions serbes
essayèrent de les abattre à leur retour sur leur base.
Mais quand les avions croates arrivaient pour se poser,
ils avaient un code « lancez le perroquet par la queue »,
des feux s'allumaient sur la route qui servait
d’atterissage, et dès que l'avion avait pris contact avec
le sol ils s'éteignaient. Il fallut deux mois aux Serbes
pour comprendre et commander aux Russes des Sam
6 qui arrivèrent à détruire ces avions parce que ces
missiles étaient plus performants. Les Croates
utilisèrent aussi des ULM pour lacher des bombes.
communiste Milosevic. Des photos paraissent dans la
presse montrant des soldats croates en train de lutter
contre l'armée yougoslave, et munis de kalachnikov,
avec des légendes du type : les dangereuses réminiscences des Oustachis. Il faudra attendre la chute dramatique de Vukovar pour qu'un retour à de justes
informations ait lieu.
CES SOLDATS QUI VONT GAGNER
AU PRIX DE LEURS VIES
ersonne ne peut nier que des soldats volontaires
agés parfois de 18 ans ont arrêté des chars communistes, en se battant à un contre dix. Ils ont fait une
hécatombe des chars serbes. Prouvant ainsi qu'il s'agit
d'un matériel qui n'est pas fait pour les combats de rue.
P
UNE EUROPE TIMORÉE
endant ce temps, l'Union Européenne s'enlise
avec Lord Carrington dans des négociations qui ne
mènent à rien. Les Allemands et les Autrichiens soutiennent les Croates et les Slovènes. Les Français
commencent par prendre parti pour le statut quo,
c'est-à-dire favoriser Milosevic puisque c'est le seul à
avoir des armes lourdes. Plusieurs écrivains et journalistes français importants sont d'origine serbe, et soutiennent leur pays. La hantise de nombreux politiques
français, de gauche ou de droite, est de voir se reconstituer une Allemagne déjà unifiée, avec en plus la
Croatie et la Slovénie comme territoire d'expansion...
Tous les réseaux communistes se sont mobilisés en
Occident, et ils sont encore nombreux, pour soutenir le
P
©Sergio Gobbo
Voici la Croatie – 53
L'envoi en maison close de nombreuses habitantes de Vukovar, et
l'exécution sommaire des prisonniers et des blessés des hôpitaux,
sur ordre du gouvernement serbe,
ne peut plus faire passer Milosevic
pour un démocrate luttant contre
les Oustachis. La désinformation
marche de moins en moins. Dans
54 – Histoire du Monde
les agences de presse, les photos affluent de civils croates catholiques,
expulsés manu militari, par l'armée yougoslave, mitraillés sur les routes par
son aviation...
Sur le terrain, les Croates arrivent à tenir. Ils bénéficient d'arrivée d'armes
clandestines alors qu'un embargo a été voté. Les stocks de la R.D.A. ne
servaient plus à rien. C'est devenu, vingt ans après, un secret de polichinelle. Il y a un afflux de volontaires occidentaux dans les deux camps.
Certains sont des soldats experts en combat rapproché. Dans ses effectifs,
la Légion étrangère n'a plus aucun soldat originaire des Balkans. Aux Jeux
Olympiques de 1992, il n'y aura
presque pas de représentants de
ces différents pays au épreuves de
tir. Et les morts au combat se
comptent par milliers. Souvent, les
combattants disent n'avoir aucune
haine envers leurs adversaires. Ils
se battent pour défendre leur
famille, leur ferme, leur culture... Et
ils montrent un courage souvent
exceptionnel, qui est fort peu relaté
dans la presse occidentale, qui
veut croire, à la doctrine à la mode
à cette époque chez les stratèges
américains, celle du zero dead...
C'est-à-dire, réussir à gagner une
guerre sans avoir de tués de son
côté, ce qui est bien sûr une aberration stratégique. La guerre sans
risque n'existe pas, et en conséquence, la guerre sans mort
n'existe pas non plus.
LA DÉFAITE
DIPLOMATIQUE
DU MONDE
YOUGOSLAVE
inalement, les gouvernements
allemands et français vont marcher main dans la main. Le 21
novembre, trois jours après la
chute de Vukovar, le chancelier
Kohl, qui est un chrétien-démocrate, demande une réunion d'urgence du Conseil de sécurité de
F
l'O.N.U. Il sera suivi par François Mitterand le 25. Le 23 décembre,
l'Allemagne décide de reconnaître la Croatie, ce qui devient officiel le 15 janvier avec les autres onze membres de l’EU. Le 27 décembre, le Conseil de
Sécurité préconise l'envoi de casques bleus. Cela sera ensuite les autres
États européens qui reconnaissent la Croatie. Qui en plus est en train de
gagner la guerre sur le terrain. Milosevic a même pensé faire raser Zagreb
par son aviation. Mais un dirigeant militaire serbe, scandalisé, avertit aussitôt Gorbatchev. Qui interdit à Milosevic de faire une telle chose. Georges
Bush père, mis au courant un peu plus tard, prévint le dirigeant serbe que
s'il réenvisageait une telle opération, la riposte militaire des États-Unis serait
féroce. Ce jour-là, Milosevic commença à perdre le pouvoir.
urant toute cette guerre, l'espionnage allait s'en donner à coeur joie.
Les services de désinformation aussi. Ce fut une guerre secrète où il y
eut beaucoup de morts, aussi, souvent torturés avant d'être exécutés. De
nombreux agents, dont les services étaient infiltrés par les anciens réseaux
communistes de la Guerre froide finissante, allaient ainsi être piégés et mourir tragiquement.
Le Vatican allait soutenir bien sûr les Croates catholiques, tout en ne se
fâchant pas avec les représentants des églises orthodoxes. La hauteur de
vue du pape Jean-Paul II, son expérience du monde de l'autre côté du
rideau de fer, fut à cette époque-là, très utile pour réussir à garder un équilibre dans une Europe qui était en train de connaître à nouveau une véritable guerre, que l'on peut appeler une guerre civile, même si ce terme peut
choquer certains, parce que si les passions se sont apaisées, toutes les
blessures ne se sont pas refermées.
D
LE DÉCLIN IRRÉMÉDIABLE DE MILOSEVIC
e 22 mai 1992, l'Union européenne décide d'un embargo commercial
contre la Serbie pour réagir aux bombardements de Sarajevo et de
Dubrovnik, qui sera suivi d'une décision de bombardement votée par
l'O.N.U. La Serbie passe au ban des nations. La Russie la soutient discrètement. Milosevic, qui a mal analysé les différentes situations, avec son
entêtement justifié uniquement par le soutien qu'il veut apporter à ses populations serbes, est dans une impasse totale, alors qu'il avait des cartes
importantes à jouer deux ans plus tôt. L'armée serbe a très mal rempli son
L
Voici la Croatie – 55
rôle. Il faut dire que le dirigeant
serbe s'était entouré de militaires à
ses ordres, et avait éliminé des
postes stratégiques nombre d'officiers valables, mais qui l'auraient
contesté. Les exactions commises
contre les populations musulmanes vont accentuer son discrédit.
Les États-Unis sont dans une
phase où ils essayent de contrôler
et de s'allier avec l'Islam pour s'assurer à contrôler les flux de pétrole,
continuer à déstabiliser les mondes
russes et chinois, et essayer d'arriver à une solution de paix au
Proche-Orient. C'est une quadrature du cercle dont l'équation semble se trouver en Bosnie. Le vent
de réprobation qui n'avait pas
soufflé dans la presse occidentale
lorsqu'il s'agissait de populations
croates qui étaient expulsées et
massacrées, va désormais rugir de
toute sa force contre les Serbes
assassins de Musulmans. Et c'est
vrai que les images des massacres
de Srébenizca, les témoignages
qui affluent en un tel nombre que
l'on ne peut que les admettre, tout
cela va faire perdre à la Serbie sa
dernière partie diplomatique. Sur le
terrain, les Croates maintenant
sont suréquipés, avec de l'armement moderne.
n 1993, dans les affrontements
entre Bosniaques croates et
Bosniaques musulmans, des dizai-
E
56 – Histoire du Monde
nes de milliers de civils croates sont expulsés de Bosnie suite à l'échec de
l'armée croate de Bosnie face aux Musulmans. Le 25 mai 1993, l'ONU vote
la création d'un Tribunal International pour juger les crimes de guerre.
ÉPILOGUE
POUR UNE PAIX RETROUVÉE
e 23 février, un nouvel accord sur le cessez-le-feu entre Croates et
Bosniaques est signé à Zagreb, prélude à l'ouverture d'un nouveau tour
de négociations à Washington le 27 février, à l'initiative du président Clinton.
L
es négociations sont également entreprises entre les autorités croates
et les représentants des rebelles serbes de la Krajina, le 22 mars, à
l'ambassade russe de Zagreb. Mais les délégués serbes ne vont pas respecter les engagements pris sur le terrain.
D
n 1995, l'armée croate libére la Slavonie en trois jours. Pour empêcher
les Serbes qui s'en prennent à l'enclave de Bihac, et qui menacent de
couper en deux la Croatie, le président Tudjman déclenche une nouvelle
opération militaire, dite Tempête 95, qui libère la Krajina en cinq jours au
mois de juillet. Plusieurs milliers de soldats serbes se rendent. Et les U.S.A.
empêchent les Croates d'occuper Banja Luka, la capitale serbe de Bosnie.
E
'opération Tempête 95 est un exemple emblématique de la différence de
tenue entre les troupes croates et les troupes serbes, et du respect des
droits des personnes par les troupes croates encadrées par leurs généraux
et leurs dirigeants politiques.
L
es Serbes ont fait un déménagement motorisé de leurs meubles. Ils ont
même enlevé les portes, la plomberie. A-t-on vu des Croates ou des
Bosniaques partir motorisés ? Tudjman avait demandé à ses services de
renseignement combien de Serbes allaient partir. Ils lui répondirent 30 % Il
eut cette phrase : Tant pis, on prend le risque. En fait, il y eut 95 % de
départ chez les Serbes. L'armée yougoslave-serbe les incita en effet à partir, en mêlant son propre départ avec ses chars et ses camions à la foule de
civils... pour éviter qu'ils soient détruits par la nouvelle aviation croate.
Régulièrement, la radio croate envoyait à celle-ci des messages d'apaise-
L
ment. Lui expliquant qu'elle n'avait
rien à craindre. Tudjam et son gouvernement ne voulaient aucun mal
à ces civils serbes qui pouvaient
rester librement citoyens croates.
Mais le pouvoir serbe en avait
décidé autrement. Ce ne fut donc
pas un départ affolé, comme
Croates et Bosniaques avaient
connu en d'autres lieux, mais un
départ organisé, avec la bénédiction de l'armée serbe. Il suffit de
voir les images de ces jours-là sur
la B.B.C. et C.N.N. pour voir que
ce fut la Serbie qui organisa le
départ de ces 95 % de Serbes qui
s'en allèrent. Les églises orthodoxes ont été religieusement préservées par les soldats Croates.
Seul le Q.G. de l'armée serbe fut
explosé.
commencèrent à piller ce qui restait dans les maisons, et tuèrent des témoins
serbes qui les avaient reconnus. Il est évident que les généraux croates Ante
Gotovina et Mladen Markac, qui lui aussi fut condamné en première instance,
ne pouvaient avoir ordonné les assassinats commis par des voyous. Mais
selon cette condamnation, les anciens généraux ont laissé, sous leur autorité, massacrer plusieurs centaines de civils serbes. Comment un ancien de
la Légion Etrangère, réputé pour son sang-froid, aurait pu perdre le contrôle
de lui au point de désobéir aux ordres de son gouvernement ? Le Président
Tudjman, lui aussi, était un placide. Lorsqu'il a rencontré Milosevic, pour
négocier la paix, il a accepté de boire un verre de wiskhy avec lui, en barardant tranquillement, alors que ce dernier avait essayé quelques mois plus tôt
de le tuer personnellement lors d'un bombardement du palais présidentiel de
Zagreb, d'où il était resorti couvert de plâtre.
Les deux généraux croates ont été condamnés en avril 2011 pour crimes de
guerre et crimes contre l'humanité respectivement à 24 et 18 ans de prison.
Avant d’être acquités triomphalement en appel. lls sont considérés comme
des héros en Croatie. Comment le T.P.I. aurait-il pu estimer, en effet, qu'ils
étaeint coupables d'avoir fermé les yeux ? Cela ne voulait rien dire. Comment
peut-on fermer les yeux sur des meurtres lorsque l'on n'est pas présent et
que l'on ne sait pas qui sont les assassins, qui ont justement supprimé des
témoins gênants de leurs méfaits ?
e général croate Gotovina sera
néanmoins inculpé de crime
contre l'humanité. Le général
Gotovina, un ancien de la légion
étrangère, était à 26 km de Banja
Luka où se passa le drame*.
Tudjman faisait toujours diffuser par
radio et télévision, régulièrement,
que l'amnistie était votée. Que les
droits des Serbes seraient garantis... Il ne restait que 10 à
15 000 Serbes sur le terrain
conquis par les Croates. Des gens
à moitié en treillis militaires, comme
tant de gens de cette époque,
C
S
L
omparons avec Vukovar. Personne de nos jours n’est accusé des viols,
des tortures, meurtres, déportations commis par les autorités serbes.
ur les 582 000 Serbes recensés en Croatie au début de la guerre,
deux sur trois étaient nés sur place, souvent originaires de Croatie.
Actuellement, 250 000 Serbes sont en Croatie, bénéficiant exactement
des mêmes droits que les Croates d'origine. 410 000 citoyens croates
font partie de ce que l'on appelle la diaspora croate, et 13 000 d'entre
eux ont voté aux dernières élections.
e véritable point de non équilibre se trouve en Bosnie. La politique qu'on
lui a imposée n'est pas la bonne. Il aurait suffi que l'Union Européenne
lui permette d'appliquer les règles qui ont été à la base de sa reconstruction : il fallait un Nuremberg. Sans le procès de Nuremberg, il n'y aurait pas
eu de réconciliation franco-allemande possible. Le non-dit, la non recon-
L
*Le T.P.I. en première instance l’a mentionné mais n’en a pas tenu compte.
Voici la Croatie – 57
Dubrovnik, après avoir subi les affres de la guerre, est aujourd’hui une ville classée au Patrimoine Mondial de l’Unesco et est visitée chaque année
par de nombreux touristes. La grande artère piétonne du Stradun, la traverse d’ouest en Est©Sergio Gobbo.
naissance de la faute de l'État serbe a laissé les blessures toutes ouvertes.
Et un jour, il ne faudrait pas qu’elles éclatent à nouveau. Du coup, il y a
même des Serbes qui veulent réhabiliter Mikhailovitch. Imaginons ce que
seraient les réactions internationales, si la Croatie cherchait à réhabiliter et
honorer Ante Pavelic et les Oustachis.
our
arrêter
définitivement
les hostilités en Bosnie-Herzégovine, le président Clinton obtient, le 21
novembre, la signature des accords dits « de Dayton » par les trois présidents (Tudjman, Milosevic, Izetbegovic) des pays en guerre (Croatie, Serbie,
Bosnie-Herzégovine). Les accords définitifs sur le statut de la BosnieHerzégovine sont signés le 14 décembre à l'Elysée.
P
58 – Histoire du Monde
1996 : RETOUR VERS
LA PAIX
e 23 août, la Croatie et la
Yougoslavie se reconnaissent
mutuellement, et le 9 septembre,
échangent des ambassadeurs. Le
6 novembre, la Croatie est admise
au Conseil de l'Europe.
L
e 24 mai a lieu la séance solennelle d'ouverture de
l'Assemblée du Comitat de Vukovar-Srijem
(ancienne Slavonie orientale occupée par les rebelles
serbes). Ce n'est que deux ans plus tard, le 15 janvier
1998, que les autorités militaires de l'O.N.U. remettront
l'ancienne Slavonie orientale aux autorités civiles et militaires de la Croatie, événement qui clôt définitivement la
guerre, en Croatie, qui a retrouvé l'entière intégrité de
son territoire.
L
ctuellement, les relations de la Croatie avec la
Serbie vont en s'améliorant, même si c'est lent. La
Croatie n'a ainsi pas participé aux bombardements
menés par l'OTAN contre la Serbie en 1995. La Croatie
a une armée moderne, une démocratie, et elle va entrer
dans l'Union Européenne le 30 juin 2013.
A
es relations avec la Bosnie ont été aussi complexes.
Avant d'arriver à trouver un équilibre.
L
LES NON-DITS POUR
Mais une question de droit international reste posée :
Les puissances internationales jouent le jeu d'un antiNuremberg. Avec une logique toute différente, qui
risque d'empêcher une réconciliation entière et
fondamentale entre la Serbie et la Croatie. Il en est de
même pour la Bosnie. Le T.P.I. ne peut juger que des
cas personnels, mais pas l'Etat serbe. Ce manque de
reconnaissance collective est une faiblesse, car il reste
plein de non-dits, alors que les simples procès
personnels durent un temps interminable et anormal.
On continue ainsi à appliquer la technique de Tito, du
procès politique visant une personne alors que c'est un
État qui a commis une faute. Pourtant les faits sont
clairs. Le président Milosevic a commis des crimes
contre l'humanité en tant que chef d'État. Mais pour
des raisons de haute stratégie dictées par les
puissances extérieures, on en arrive ainsi à comparer
les meurtres commandés par les dignitaires serbes
avec les meurtres individuels commandités par
strictement personne. Ainsi le président croate à été à
Vukovar. Il est venu avec le président serbe, qui a
présenté ses regrets. Mais ce qui a attristé de
nombreux Croates, c'est qu’ils sont allés tous les deux
se recueillir, en mettant au même plan que ce que l'on
peut appeler le génocide des croates, sur une tombe
de pauvres serbes abattus à Paolinvor par un soldat
croate qui avait craqué nerveusement, après avoir
perdu son camarade au combat, et qui a rafalé des
civils sans, bien sûr, en avoir reçu l'ordre. N'oublions
pas non plus la mort par exécution de 200 blessés
prisonniers des Serbes à Vukovar, et toutes les femmes
qui ont été déportées jusqu'à la paix et qui ont été
violées et prostituées dans un véritable calvaire. Les
faits sont clairs : l'État serbe du temps de Milosevitch a
commis sciemment des crimes contre l'humanité, il y a
donc une responsabilité de l'Etat serbe. Le fait que le
T.P.I. soit compétent pour condamner un individu et
non pas un État est l'inverse du droit des peuples, tel
que l'a par exemple défini le président Chirac en
reconnaissant la responsabilité de la France, et de l'État
français, dans la déportation des Juifs.
Un Bosniaque croate ou musulman sur dix a été tué par
le pouvoir serbe, alors qu'il s'agit d'un peuple qui était
pacifique. L'immense majorité des Musulmans était loin
d'apprécier les salafistes extrémistes et intégristes qui
étaient venus pour voir s'ils pouvaient installer une
dictature islamiste. Depuis, à cause de ce manque de
reconnaissance du génocide et la non condamnation
des coupables, un petite fraction de la jeunesse
musulmane a été sensible à cet appel des salafistes
leur affirmant que c'est parce qu'ils étaient musulmans
que l'Europe ne veut pas condamner la Serbie pour
Voici la Croatie – 59
génocide. Tant que cette question ne sera pas résolue,
les chances de paix et de pardon de part et d'autre
sont amoindries.
LA CROATIE AU PRÉSENT
e président Tudjman décède le 10 décembre 1999.
Le 3 janvier 2000, après dix ans, les électeurs croates mettent en minorité le parti du défunt président.
Maintenant, la guerre de Yougoslavie commencée en
1991 est terminée. Elle est entrée dans l'Histoire. Le
président Tudjman est mort et enterré, pas très loin de
centaines de ses soldats morts au front, au cimetière
Mirogoj de Zagreb. C'est un joli cimetière. Avec des
fleurs, de belles tombes mélancoliques. Depuis des siècles, des morts sont là, racontant toute leur vie, silencieusement, sans que l'on ait besoin d'entendre un
mot. Mais on sait. Toutes les passions sont là. Tous les
courages. Une foule de vie qui a constitué une nation.
L
aintenant, cette nation a de nouveau le temps de
créer de la paix, des objets, de l'art. Est-ce que
l'art représente le bonheur ? Ce n'est pas sûr. L'absolu
n'est peut-être pas le bonheur, mais la recherche d'autre chose : sa propre liberté, celle des autres, avec le
souvenir de toute cette histoire qui marque la puissance
et le rêve croate, et qui le font avancer sur le chemin
des expositions, des voyages, face à la nuit des temps.
M
Matthieu Delaygue
60 – Nos amis les Croates
Croatie, la voici
F E S T I VA L 2 0 1 2 D E L A C R O AT I E E N F R A N C E
La Croatie, culturellement, est presque une
terra incognita... Cela date de l'année 1102,
lorsque les nobles croates associent leur
royaume à la couronne de Hongrie. Par sa
taille, celle-ci devint dominante. Il n'y avait
plus q'une seule représentation extérieure, la
culture européenne allait raisonner, Hongrie,
plus tard Autriche-Hongrie, chaque fois
qu'elle s'intéressait à la culture croate. Saiton que Zola, qualifié d'Italien par ses
ennemis lors de l'affaire Dreyfus, avait
certainement des origines croates par son
père , puisque celui-ci venait de ces terrres
adriatiques, longtemps considérées comme
italiennes, mais en fait, croates, par la
culture et le sang ?
incomplètes d'un dictionnaire des arts, où il manquerait la force
créative et la beauté. Cet élan vers autre chose, qui peut être
aussi le marginalisme et la révolte, la culture croate est capable
de le faire, car elle vient de loin. Elle n'est pas socialement bourgeoise, puisqu'elle a été communiste et reste marquée par
l'image de la guerre, elle n'est pas culturellement révolutionnaire, puisque les révolutions du XXe siècle ont reposé sur les
pires des conformismes littéraires et artistiques. Elle n'a pas le
culte de la drogue, comme tant d'artistes occidentaux l'ont pratiqué, parce qu'elle n'est pas trop influencée par les dérives des
grandes villes modernes du capitalisme outrancier. Alors que ce
sont ces drogues qui ont détruit la créativité du rock and roll, et
qui a dégénéré le cerveau de tant de futurs artistes, avant même
qu'ils aient pu concevoir l'oeuvre qu'ils avaient à exprimer. La
culture croate a connu de grands chocs et de grandes contraintes, mais elle est restée intacte. Elle constitue un ensemble qui
veut la paix, mais qui connait la violence. Et qui ne l'oubliera pas.
C'est une volonté qui a été canalisée vers un grand mythe égalitaire, celui du marxisme, ou du titisme, et qui est en train de
voler maintenant de ses propres ailes, parce que le marxisme
égalitaire a volé en morceaux du poids de ses propres contradictions internes.
UN FESTIVAL POUR RÉVÉLER
UNE CULTURE QUE L'ON NE
VOULAIT PAS VOIR
Le Festival croate en France a donc permis de redécouvrir, voire
découvrir, la Croatie à ce moment stratégique de son histoire,
puisqu'il s'agit de son entrée dans l’Union européenne en 2013.
En tant que jeune pays définitivement autonome, qui depuis
vingt ans se réapproprie sa propre culture politique, et donc son
espace culturel. L'Italien communiste Gramsci avait raison : le
pouvoir politique et le pouvoir culturel sont intimement liés.
Pourtant la culture n'est pas dogmatique. Elle repose sur une
innovation et une liberté permanente. Sans chiens fous, sans
rêve et rêveurs incontrôlés, elle se résumerait à des pages
Entre mer et montagne, entre villes et campagnes, entre religion
et analyse froide et raisonnée selon le mode sceptique et analytique, la Croatie est en train de redevenir le joyau de l'Europe,
celle de Voltaire mais aussi celle de Michel-Ange. De la Piéta à
Beaumarchais, de la joie de vivre méditerranéenne à la mélancolie slave, du warum, du pourquoi allemand au parce que du français, nous avons découvert, tout au long de ce festival, les imbrications totales, stupéfiantes, de la culture croate avec la culture
Voici la Croatie – 61
française. Pourquoi totales ? Parce
qu'il s'agit d'une culture européenne. Et que la France est totalement européenne. Pourquoi stupéfiantes ? Parce qu'il faut bien l'admettre, il y a eu désinformation
totale sur la culture croate dans le
cadre politique de notre culture française, qui se veut si ouverte sur le
monde. C'était comme une sorte de
haine due à la manipulation de quelques uns. Et ces quelques uns
avaient parfaitement réussi leur travail qui remonte à longtemps. Leur
but était clair : faire disparaître la
Croatie, et éventuellement les
Croates de la carte. Notre roi
François 1er, voulait écraser son rival
Charles Quint en favorisant les Turcs
sur la cote adriatique. Ensuite Louis
XIV participa de la même politique.
Préférant laisser tomber Vienne aux
mains des mêmes Ottomans plutôt
que sauver l'Autriche. L'Angleterre
et la France ont ensuite joué une
carte diplomatique extrêmement
compliquée dans le cadre de leur
entente avec la Russie des Tsars. Ils
ont à leur tour tout mis en place pour
détruire l'Empire des Habsbourg, et
pour cela ils ont favorisé la volonté
expansionniste des Serbes, pour une
Grande Serbie, qui prendra le nom
de Yougoslavie. Dans ces trois cas
historiques, il fallait sacrifier culturellement les Croates. Pour plusieurs
raisons. Parce que c'étaient d'excellents combattants. Parce qu'ils
étaient du côté de l'AutricheHongrie. Parce qu'ils étaient catholiques. Il fallait donc les sacrifier le
plus possible au niveau culturel.
62 – Histoire du Monde
L’église St Donat à Zadar a été construite au IXe siècle par l’évêque de Zadar, Donat,
vraisemblablement sur le modèle de la chapelle Palatine de Charlemagne. Ses dimensions
imposantes (27 m de haut), en font un monument d’exception dans l’architecture religieuse de
l’Europe préromane©Ivo Pervan.
UN FESTIVAL POUR LES ÉCHANGES
HEUREUX
Il faudra attendre que la paix soit revenue en 1995, que les frontières de la Croatie
soient reconnues une bonne fois pour toutes, pour que la culture croate puisse sortir de la chape de plomb où on a voulu l'enfermer, et dont on veut désormais la sortir. Parce que les temps ont changé. Les personnes ont changé, aussi. Et la culture
heureuse va triompher. Hors de toute rancoeur, de toute haine. C'est cela une des
qualités principales de l'Union Européenne, c'est de vouloir stabiliser tout ce qui a été
source, dans le passé de conflits, de guerres, et de manipulations... La Croatie a pu
redevenir un pays libre, et cette liberté, va profiter à tous, y compris aux Serbes qui
sont eux aussi Européens, et indépendants. Un jour, le conflit commencé en 1991
sera regardé comme une guerre fratricide, comme un siècle plus tard, nous regardons en France le conflit avec l'Allemagne, commencé à Sarajevo, par un beau jour
d'été qui mettait fin à la Belle Epoque et aux bénéfices du traité
de Vienne de 1815.
Ce festival est donc très important culturellement. Il rejoint la
méta-politique de l'Europe, en dehors de toute politique partisane. En dehors de tout conflit des peuples. Il travaille à la
réconciliation, et à la reconnaissance : La culture, source de
paix et d'échange. Pour rétablir la vérité.
UNE TRÈS VIEILLE CIVILISATION
Sur les bords de l’Adriatique, la côte dalmate est redevenue un
lieu de villégiature. Pour beaucoup, la Croatie c’est la mer, d’une
transparence légendaire, un paysage à la fois minéral et solaire
pour qui parcourt le littoral, avec la présence de nombreuses îles
qui humanisent encore plus le bleu lumineux des étendues de
vagues. Les touristes sont souvent Allemands, Italiens, ils
deviennent de plus en plus Français. Les Croates voyagent aussi
de leur côté. Certains vont même en Serbie. Où ils renouent des
relations avec les Serbes. Beaucoup de ces derniers regrettent
ce que leur ancien gouvernement a commis. Le flux des vagues
et le reflux des sentiments se mêlent, c'est le sol qui a raison,
finalement. Il montre une beauté éternelle, avec ses couchers de
soleil qui l'enflamment. Et l'on ne peut s'empêcher de penser à
ce miracle de la culture grecque, né voici plus de vingt siècles.
Lorsque, venus, on ne sait trop, du Nord ou de l'Est, les Doriens
rencontrèrent le monde méditerranéen, pour créer cette merveilleuse civilisation hellénistique. Avec ses statues, ses textes
d'histoire, de philosophie, et ses temples qui ont défini ouvert les
voies du rationalisme, du naturalisme et de la beauté. Tout cela
ne pouvait se réaliser que dans le cadre libre des cités. Où l'essentiel était permis. Où le système politique, une fois en place,
ne pouvait perdurer que dans le dialogue entre citoyens. Les
cités nous ont transmis la vertu de la dialectique et du raisonnement objectif.
UNE TERRE POUR LA LIBERTÉ
CULTURELLE
On retrouve cet état d'esprit dans ces terres qui ne s'appelaient
pas encore la Croatie. Les cités grecques de la côte Dalmate,
allaient rester indépendantes, parfois jusqu'à l'ère moderne. Ne
l'oublions pas. La Croatie est un exemple historique. Dubrovnik,
Split, Sisak, Zadar existaient alors que Londres et la City n'était
au mieux qu'un champ de céréales entourant un petit village.
La notion des libertés publiques, appelées aujourd'hui Droits de
l'homme, était plus respectée au Moyen-âge et à la
Renaissance en Croatie qu'en France. Napoléon n'allait pas s'y
tromper. Parce qu'il était corse, donc méditerranéen, son intuition joua. Il recréa les Provinces illyriennes. Il n'eut pas le temps
d'aller au bout de sa pensée tumultueuse, mais il comprit les
Croates autant qu'il s'en servit. Il les évacua de la domination
vénitienne et autrichienne, le temps d'un rêve, qu'il voulait européen. Son règne fut un échec. Mais il avait ressenti quelque
chose. Son action culturelle, menée par des généraux intelligents, sous la houlette de Marmont, allait permettre à l'élite
croate de se reconstituer et de se définir en tant que peuple.
Marmont construit des écoles et des hôpitaux, assèche, reboise,
construit des routes... Il sera fait par l'Empereur duc de Raguse.
Mais le traité de Vienne allait rétablir une autre sorte d'équilibre.
Il était certes nécessaire. Mais il allait chuter devant une vérité
que les participants à ce même traité avaient évacué allègrement : le réveil des peuples et des nationalités. Tout le XIXe siècle allait être incapable d'empêcher cette montée en puissance
d'une nouvelle culture, fondée sur cette notion de citoyenneté
rattachée à une nation, à un groupe défini par une langue, par
une religion, et de façon plus générale, par un même espace
culturel. De 1814 à 1914, la Croatie allait lentement mais sûrement se réaffirmer en tant que peuple.
Voici la Croatie – 63
LES DERNIÈRES OPPRESSIONS
CULTURELLES
Les dirigeants serbes, mis en place par le traité de Versailles de
1919, monarchistes, puis communistes, avaient bâti tout leur
système de pensée sur la culture et le mythe de la Grande
Serbie. Si le système yougoslave fut tellement adulé en France,
où l'on ne comprenait rien aux Balkans, c'est parce qu'il était
une sorte d'Empire qui faisait semblant de respecter les peuples, mais qui les niait, surtout lorsqu'ils étaient respectueux de
leur religion catholique. Car il y avait un moule yougoslave, fondamentalement antipapiste, qui croyait à une sorte d'homme
nouveau. Il ne s'agit même plus de critiquer ici le système culturel et les gens qui ont mené à une telle aberration. Le communisme est mort, et les dirigeants communistes, tellement noircis
de nos jours, avaient certainement la volonté que cela débouche
sur autre chose que ce gigantesque échec humain. Leur système n'a pas fonctionné dans le bon sens. L'important, c'est ce
qui reste maintenant. Et ce reste est la culture nouvelle pour le
XXIe siècle. Aussi, un festival sur la culture en Croatie est fondamental, pour entériner l'analyse de l'existant aujourd'hui : la
Croatie existe, et sa culture est importante, et proche de la
nôtre. Il est alors bouleversant de penser qu'elle a failli disparaître, et qu'elle n'a pas disparu grâce à la volonté et aux risques
pris par quelques dizaines de milliers de personnes.
Le festival “Croatie, la voici” a eu donc pour ambition de replacer toute la singularité artistique de ce pays au cœur de la scène
internationale actuelle. Il s’est déroulé à Paris et dans ses environs, et dans quelques lieux de Province. Il a présenté ces arts
croates... arts contemporains, nouvelles tendances, arts visuels
arts de la scène et du cinéma, design et graphisme, mode et
traditions vivantes... Il a été aussi un hommage à la culture antique du temps de l'Illyrie, dont les gènes sont encore présentes
dans les populations croates.
La programmation a été formulée comme un récit de voyage.
Elle va partir de l'origine pour analyser la matérialisation de toutes ces cultures qui ont façonné la Croatie. Telle une jolie petite
sirène nordique au bord de la Méditerranée, la Croatie est mul-
64 – Nos amis les Croates
tiple, diverse et infiniment séduisante. Et cette fois-ci, les marins
et les poètes ne pouvaient pas se boucher les oreilles pour ne
pas l'entendre. Car elle n'est pas une petite sirène d'Homère,
mais une sirène heureuse, qui ne connaît plus la malédiction du
monde. Les Dieux de l'Histoire en ont décidé autrement.
Zagreb, ville de pouvoir, Dubrovnik ville médiévale du commerce
maritime… Avec ses rues lumineuses, le palais Sponza et le
monastère franciscain.... Hvar avec son palais théâtre qui date
de 1612, Knin et sa forteresse médiévale, et Krapina, pour ceux
qui aiment le mystère qui entoure les hommes de Néandertal.
Husnjakovo est un des sites les plus importants du monde sur
ce sujet. Car ce très vieux pays est jeune. Il est plus petit que la
France, mais l'avenir culturel qu'il représente risque d'être
demain au firmament de l'Europe. Car il est le symbole même
de notre continent, le trait d'union du monde slave et germain
avec la Méditerranée, de l'Europe de l'Est et celle de l'Ouest, et
de son histoire des différents côtés du glaive : Côté occidental
contre les Ottomans, côté français avec Louis XIV et Napoléon,
coté Habsbourg… Les affrontements entre les trois voisins
habitant les mêmes lieux, Bosniaques, Croates et Serbes, entre
trois religions, ont profondément marqué la culture croate à
cause de tout ce sang versé. Certes, maintenant, c'est la paix.
Mais qu'est-ce qu'une paix dans un monde devenu un village,
doté d'une crise économique sans précédent et de nouveaux
enjeux de survie géopolitiques, au moment où l'autre côté de la
Méditerranée s'enflamme ? En ce sens, Zagreb et la Croatie
peuvent être là aussi la tête de proue de notre histoire au XXIe
siècle, annonciatrices des temps futurs et d'une culture européenne qui va forcément se redéfinir et devoir travailler dans sa
totalité pour la grande union culturelle européenne et méditerranéenne, avec toutes ses religions, toutes ses origines, toute son
Histoire parcourue de frissons et de sang. La saison culturelle
croate est un avant-goût de nos futures tentations artistiques,
qui vont nous révéler ce que nous sommes devenus, en ce
début du XXIe siècle. La révélation est bien sûr un mot ambigu.
Parce qu'il peut exister des révélations selon des modes et des
niveaux différents. Le terme grec apokalupsis veut d'ailleurs dire
révélation. Il y a vingt ans, de 1991 à 1995, ce fut une réelle
Apocalypse pour la vieille Croatie et ses voisins balkaniques. Et
c'est là, toute l'importance de la culture, et du sens culturel de
l'Histoire et de ses mots. Et plus la culture parlera, sera
de la Bible écrite en Glagolitique.
C'est-à-dire en caractère vieux
slave. Le droit d'utiliser cette écriture superbe dans son intelligence
et sa beauté a été confirmé à plusieurs reprises par les papes qui
étaient des fins lettrés. Le peuple et
le clergé catholique ont utilisé aussi,
du XIIe au XVIIIe siècle, en plus de
cet alphabet et du latin, le cyrillique,
qui est la forme slave de l'alphabet
grec. Et dans une variante croate
particulière, l'alphabet cyrillique
bosniaque, le bosancica. Au temps
de la Renaissance, on utilisait aussi
l'alphabet arabe et l'alphabet
hébreux. L'alphabet arabe servit à
écrire des chansons d'amour croates. Quant à la communauté juive,
elle était, à Dubrovnik, une des plus
anciennes d'Europe. Et si elle était
installée là, c'était bien parce qu'elle
s'y sentait plus en sécurité qu'ailleurs.
La cathédrale de Trogir est un remarquable exemple de l’architecture romane, notamment le portail
de maître Radovan, considéré comme un chef d’œuvre de l’art roman©Damir Fabijanic.
montrée, démontrée, alors, pour chacun de ces pays qui sortent de la guerre, l'équilibre de leurs relations avec l'extérieur, en sortira renforcé. Et cela empêchera, naturellement, que des jeunes garçons de vingt ans aillent mourir à nouveau dans des
conflits qui sèment le malheur. Ce festival est donc capital. Capital aussi, parce que
la Croatie a longtemps été un pays inconnu de la France. Nos experts économiques
parmi les plus brillants croyaient que l'autogestion était un succès, à la fois moral,
politique et intellectuel. Nos polycopiés universitaires, remplis de culture générale et
de principe de liberté des peuples, ne citaient pas une seule fois le terme de croate,
ou de Croatie. Pourtant, dès le début de notre ère dans la Croatie fleurissaient les arts,
les temples et les palais, puis les églises romanes, avec un des savoirs les plus élaboré de l'Occident et du pourtour méditerranéen. Plusieurs villes telle la future
Dubrovnik allaient développer une puissance si ce n'est supérieure, tout au moins
équivalente, à celle de Venise. Des rois de France furent sacrés devant un exemplaire
Ce festival a donc montré la tolérance et l'ouverture fondamentale
sur le monde culturel extérieur de ce
petit pays redevenu libre voici peu
années. Il suffit de s'y promener, ne
serait-ce que quelques jours pour y
déceler un monde sans contrainte
culturelle, sans norme obligatoire,
sans faiblesse, non plus, parce que
c'est un jeune pays qui n'a pas eu le
temps de connaître les dérives quasiment obligatoires des vieux systèmes et qui souvent les minent.
Ce festival a donc permis de réfléchir à la définition presque jamais
abordée, de civilisation libre.
Voici la Croatie – 65
Comme il s'agit d'un pays où le catholicisme est très important,
on pourrait croire que la Croatie se rattache essentiellement, au
point de vue culturel, à Rome. En fait ce serait plutôt à la Grèce
qu’il faudrait penser. Quel est le pays indo-européen qui fut,
dans l'Antiquité, le plus proche de la tentation orientale, si ce
n'est la Grèce ? Le contact avec l'Islam, le plus souvent tragique, a obligé les Croates à raisonner différemment qu'à
Londres, Berlin ou Paris. Le chevalier croate était un être en
mouvement, qui réalisait l'autre versant de la culture de cet
autre monde qu'il combattait. Mais avec lequel il était le plus
souvent en contact, en négociation. Raguse, la future Dubrovnik,
a bâti sa fortune sur le commerce en Méditerranée, et en particulier avec les pays musulmans.
Autre point commun de la culture croate avec la Grèce antique :
cet esprit d'indépendance, ces villes qui élisaient leurs édiles,
qui avaient des chartes constitutionnelles et qui faisaient la part
belle à la culture. Nous sommes loin du prosaïsme totalitaire
d'un imperium romain tel qu'il régnait dans la Gaule romaine ou
en Italie. Déjà, la Croatie, faisait exception. Des centaines de villas luxueuses étaient déjà construites à Dubrovnik et sur la côte
dalmate de l'Antiquité. Elles donneront toute une aristocratie
qui perdurera dans l'identité croate, malgré les tentations italiennes, tout au long du Moyen-âge et de la Renaissance. Ces
villes libres avaient tous les atouts en main pour préserver leur
civilisation, leurs arts, leurs systèmes de pensée indépendants.
Elles profitaient de leur ouverture sur la Méditerranée pour discuter avec le monde. Cela permettra à la Renaissance de littéralement exploser dans la Croatie du Sud. De vivre un art baroque poussé à sa perfection, sans jamais tomber dans la mièvrerie. Il s'agit là d'une partie du passé croate qui n'est guère
transportable dans le cadre d'une exposition. Car il repose sur
les décors des églises, sur la splendeur de toute une architecture... Il faut donc aller le voir cela sur place. Visiter ces églises
et leurs statuaires, les peintures murales qui représentent si
bien une indépendance de pensée, plus encore que de style.
Tout particulièrement en Croatie, on y voit une mentalité éclatante qui réhabilite l'art antique dans toute sa splendeur de
visage et de grâce, avec des regards francs et décidés, des joies
de vivre qui s'annoncent, et qui ne tremblent pas dans l'attente
d'un jugement dernier incertain. Car c'est une donnée constante
de l'art croate au cours des siècles : il n'est pas suffisamment
66 – Nos amis les Croates
angoissé pour présenter une résignation. Il est confiant sans
être imbu de lui-même. Nous sommes dans le domaine de la
simplicité et du naturel. Cela n'empêche pas les grandes pensées à la base du christianisme, comme la rédemption.
L'espérance, la foi et la charité sont bien là, aussi. Mais avec
une tranquillité roborative qui démontre là tout le caractère
croate. Nous sommes bien dans un pays jumeau de la Grèce
antique, dans cette école de vie philosophique faisant confiance
en l'homme, ne lui demandant pas un stoïcisme qui le transformerait en sujet docile, à plus ou moins long terme, et ce qui est
souvent le cas de la pensée romaine soumises à l'Imperium. Ce
que l'art croate propose et démontre, c'est plutôt autre chose,
qui, là aussi, est grec dans son essence : c'est le choix, la
confiance au réalisme, à la joie de l'individu kalos kagatos, beau
et bon à la fois. Et ce principe de liberté est une réalité aventureuse. Reposant sur le courage, et l'esprit de décision. Ce n'est
pas un hasard si la gentry croate aima en d'autres temps,
s'exercer au tir sur des tableaux.
LES TABLEAUX CIBLES
Les tableaux cibles croates ont été présentés au Musée
de la Chasse et de la Nature du 20 décembre 2012 au
20 avril 2013. De nombreuses cibles témoignent de
l’existence de cette tradition. Elles étaient attribuées au
meilleur tireur qui avait l'honneur de voir marqué son
nom sur son tableau. Elles sont chacune percées d'une
quinzaine de balles. Scènes mythologiques, allégoriques
ou comiques, armoiries, animaux ou paysages, c'est tout
l'environnement d'un monde disparu, mais qui va réapparaître dans cette exposition, autour d'une quarantaine
de cibles peintes. De jeunes artistes vont recréer ces
tableaux en public. Mais cette fois-ci sans les armes.
A la fin du XVIIIe siècle, en Europe centrale, les sociétés de tir se
multiplient. Les Turcs ont été calmés. Mais on continue à s'intéresser aux armes à feu. La société de tir de Zagreb est fondée
en 1786. Elle rassemble une élite sociale parmi les habitants de
la ville. Aristocrates, marchands, professions libérales, industriels. Tout ce beau monde se retrouve à des réunions mensuelles pour profiter de la saine amitié. On cherche des sensations
Les tableaux cibles du Musée de la Ville à Zagreb – Les tableaux cibles croates ont été exposés au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris.
fortes, artistiques, sensibles. On veut participer à la formation de
l'art pour l'art, à la vie pour la vie, à l'infini à la portée de la cible,
à la cible de tous ses fantasmes. On expurge son âme avec ses
amis en visant d'innocents personnages représentés sur des
jolis tableaux qui semblent prôner la stabilité des passions.
Flaubert et Maupassant auraient aimé une telle distraction.
L’attraction et le divertissement sont donc bien les objectifs officiels, mais par derrière, il y a autre chose que l'on spiritualise en
s’en prenant à l'effigie. On se vide son âme comme on se vide
les pistolets. Et la foule apprécie car elle comprend le geste, à
la fois nihiliste et terriblement humain. C'est mieux qu'une psychanalyse avant l'arrivée de Freud. C'est une évacuation du
mystère et du traumatisme envisagée de façon collective. C'est
l'occasion d'une fête qui va s'étendre à toute la foule.
Et puis, cest surréaliste de tirer sur l'art. Comme pourrait le faire
un héros existentialiste de Sartre. Et faire cela uniquement pour
le plaisir. Imaginez un mécène de la Renaissance qui commande la Joconde. Et une fois livrée, lui tire dessus, avec des
amis, après avoir bu quelques bonnes bouteilles. Et après, chacun des participants, sportivement, signe de son nom le tableau
percé de trous, et qui en est que plus beau. On se croirait presque en Syldavie, avec Tintin et le capitaine Haddock et Tryphon.
Parce que c'est cela, l'Europe centrale. Tirer sur un tableau,
c'est comme toucher le fond de l'art dans ces pays qui ont
connu le gout des steppes, des invasions, de la révolte, et de la
remise en question à tous les niveaux de leur conscience : le but
c'est de lutter contre ce que l'on appelle la réification. C'est
refuser l'art en tant que seul objet de décoration d'intérieur. L'art
ne doit pas servir à calmer les angoisses par le plaisir d'être
acheté et possédé, ou même regardé. Il y a des objectifs secrets
dans un chef-d'oeuvre, et lui tirer dessus, c'est une façon de
trouver autre chose, car derrière le rideau de la perfection, il y a
un autre monde. Quand on tire, c'est que l'on accepte l'idée que
l'on peut se faire tirer dessus. Tirer sur un tableau, c'est un peu
comme tirer sur soi-même, ou inviter un jour quelqu'un à le faire
à votre place. L'art devient non pas mortifère, mais aléatoire. Il
perd sa notion bourgeoise pour retrouver sa notion chevaleresque. C'est remettre l'objet à sa place, sans réification.
Après la remise des prix, il y a bal, danse, fêtes populaires avec
d'autres jeux, osmose entre les classes sociales. Les plus
démunis apprécient le message : ce n'est pas la matière qui
compte, ce n'est pas l'art qui compte, mais la façon dont on les
assume. C'est le principe premier de ce que l'on appelle l'aristocratisme. C'est une vie de gentleman, au temps de la Belle
Epoque, dans ces beaux pays de la Mittle Europa.
Voici la Croatie – 67
Nouvelle scène croate – Les œuvres du vidéaste Damir Ocko ont été exposées au Palais de Tokyo pendant le festival d'Automne du 15 octobre au 11 février 2013.
LES PERFORMANCES CROATES
ET LES ARTS VISUELS
Ce sont ces mêmes causes qui mènent des artistes croates
actuels à s'exprimer dans les performances dont certaines vont
être données à Paris, au cours de ce festival.
Est-il étonnant que la Croatie soit le berceau, en Europe de l'Est,
de toutes les expériences artistiques qui cherchent à rendre le
vivant plus libre, presque mort, sorti de la tombe de ses souvenirs et de son savoir, pour aller vers son inconscient ? L'art performance, c'est un peu tout cela. Il est difficile à définir. Parce
que c'est une histoire qui tient du choc, de l'anti-histoire, du
changement des valeurs, de la nuit après la nuit, quand il ne
reste plus rien, même pas la nuit. Alors, commence une autre
forme de création, qui est de l'art tout en étant autre chose. On
pourrait parler d'une suite d'initiations. De retour à la veillée primitive des primates européens lorsqu'ils étaient au fond des
grottes. On peut se peindre le corps. On ne sait plus trop, parfois, qui sont les acteurs. Si ce sont des spectateurs inversés ou
des photons de lumière. Pendant ce temps, il y en a qui pei-
68 – Nos amis les Croates
gnent, d'autres qui regardent, mais ce sont eux aussi des
acteurs. On pourrait dire que c'est tout et n'importe quoi. Mais
il vaudrait peut-être mieux essayer de retrouver la valeur de ce
tout et de ce n'importe quoi. De ces danses et de ces tableaux
vite faits, au devant de la scène, autour de dialogues qui ne veulent rien dire si ce n'est de parler des êtres, on se rend compte
alors que tout n'est que poussière et reviendra un jour à la poussière, mais que la vie et son sacré sont présents dans le moindre électron pour donner de l'art une représentation multimodale. Chant de liberté et de réappropriation de l'espace, on
admet au bout d'un moment que le temps est une valeur qui ne
donne pas le temps, mais une distance vis-à-vis de nousmême. Peut-être que ce que l'on appelle les performances
artistiques sont le produit anticipé des nouvelles sciences qui
vont déboucher sur notre civilisation... nano technologies,
neuro-sciences, physique quantique et apparences contradictoires de notre espace dont on se doute qu'il est peut-être une
représentation schématique d'un esprit qui habite le monde...
Dans cette inversion des valeurs, il faut avoir la mentalité libre,
neuve, capable d'affronter une autre figure de la vie. Un autre
raisonnement. Il faut être aventurier et risquer dans ce type de
spectacle sa propre espérance, car rien n'est normé. Etre sans
norme est l'absolue liberté. Etre aventurier c'est comme s'expa-
trier au loin, sur des terres inconnues où l'on ne sait pas ce que
l'on va faire. Les Croates ont toujours été de ces oiseaux migrateurs. Il y a une diaspora croate qui couvre le monde. Les invasions musulmanes ont fait fuir des générations de paysans avec
leurs familles, un peu plus loin, très loin, sans aucune garantie
de quoi que ce soit, sans aucune limite. Il n'est dont pas étonnant que ce nouvel art de performances plaise à des artistes de
Croatie, qui retrouvent leur identité profonde dans cette course
de l'art autour de spirales surréalistes qui ont le mérite de rester profondément réelles.
en 1937. En 1939, un département de la photographie fut créé
au Musée des arts appliqués. Plusieurs photographes allaient
être mondialement connus, tels Toso Dabac, Frank Horvat,
Mladen Tudor, lorsqu'ils travaillèrent pour de grands magazines
des années 1950, tels Life, Elle, Stern, Empo and Gente...
La collection du musée de Zagreb devient permanente à partir
de 1994 et s’enrichit progressivement de l’histoire de nombreux
photographes venus d’Europe centrale. Le musée d'art contemporain ouvre ses portes en 2009, et devient, lui aussi un lieu
central d'expositions.
Commissaire et critique indépendant, Mehdi Brit et l’Hôtel
Particulier Montmartre ont présenté, à l’occasion du
Festival de la Croatie en France, une sélection inédites de
performances de 12 artistes croates en France.
En voyant de nombreuses photographies croates, on pourrait
presque en tirer une conclusion : la culture croate, en matière
de photographie, n'essaye pas, là non plus, de partir d'une idée
pour l'appliquer à son art. C'est plutôt le contraire. Elle part toujours du réel. Elle le modifie par la suite, éventuellement. Mais
sous le coup d'une intuition, et non pas d'une démonstration.
LA PHOTOGRAPHIE :
UNE EXPÉRIENCE CROATE
Les Croates ont toujours aimé la photographie. Cela les a passionnés à partir du début. Leur sens pratique, leur goût pour la
technique et le réalisme, leur culture esthétique, aussi, explique
cela. Dès que le daguerréotype a été inventé, il a été vendu à
Zagreb. Parmi les amateurs éclairés, le comte Juraj Draskovic,
qui a réalisé de nombreux portraits ainsi que des nus. En 1856,
Franjo Pömmer publie des photos d'écrivains. En 1870 paraîssent les Tableaux photographiques de la Croatie d'Ivan Standl...
La photographie va devenir, pour la culture, croate, un moyen de
joindre l'art à la sociologie. Parce qu'elle permet de saisir très
vite la misère, la sensibilité des gens. Jusque là, le monde artistique croate n'avait pas été marqué par une analyse sociale très
poussée. Car sa préoccupation essentielle se trouvait plutôt
dans le fait de transférer des messages remplis de vie et d'espérance, où la plainte, la faiblesse n'étaient pas de mise.
L'expressionnisme, juste avant la Seconde Guerre mondiale,
sera une des tendances importantes de la nouvelle photographie. On en trouve encore des traces dans l'art moderne croate,
où les situations posées sont évoquées de façon assez dure.
De nombreux photographes croates ont participé à l’exposition
de photographies du Musée d’Art Moderne de New York
Les œuvres du photographe Toso Dabac ont été exposées à la Cité
Internationale des Arts à partir du 10 octobre 2012.
Voici la Croatie – 69
bre, toujours à la Cité Internationale des Arts. Des one man
show seront aménagés dans plusieurs galeries parisiennes.
BORIS BUCAN, OU L'ARTISTE DE
DESIGN ET D'AUTRE CHOSE
Boris Bucan achève l’Ecole des arts appliqués de Zagreb en
1967 et obtient son diplôme à l’Académie des Beaux-arts en
1972. Cet artiste que l’on pourrait qualifier de néo-dadaïste est
connu pour ses affiches, support dont il a contribué à
réinterroger le sens, brouillant les frontières entre les arts
appliqués et l’art.
Vers la fin des années soixante, il lance avec la jeune génération
des artistes de Zagreb, une série de travaux d’art destinés aux
espaces urbains. Ses premières tentatives sont à rattacher à
l’esthétique minimaliste.
La Dame au chien, du photographe croate Duro Janekovic.
Le célèbre photographe Peter Knapp, connaît bien l'Europe
Centrale, voisine de sa Suisse natale. Il propose un accrochage
qui rend compte de trajectoires artistiques diverses. Toutes nous
racontent un pays en prise avec son histoire, ou plutôt, la
manière dont le photographe met en scène l’intimité de sa relation avec celui-ci. On le voit alors une nouvelle fois : les artistes
croates sont très peu connus en France, comparativement à
leurs talents.
La Cité Internationale des Arts à Paris va donc les accueillir. Le
Mois de la Photo à Paris fait rentrer les œuvres de l'artiste Boris
Cvjetanovic dans le IN de sa programmation au mois de novem-
70 – Nos amis les Croates
A partir des années soixante-dix, il recourt aussi bien aux techniques de détournement, de recyclage que de réappropriation :
il s’emploie à utiliser le mot « Art » en l’incluant à la façon d’un
nom de marque aux formes de logotypes les plus répandu. Il
récupère les procédés de créations de Brancusi, Duchamp,
Mondrian, et interroge par là même le sens sous-jacent des
avant-gardes. Bucan est particulièrement prolifique dans ses
créations d’affiches pour des pièces de théâtre, des concerts et
des expositions. On retrouve là son intérêt pour l’espace public,
ce type de support dominant les rues.
Bucan est aujourd’hui présent dans des collections prestigieuses comme le MOMA de New York ou le Musée des Arts
Décoratifs de Paris.
Le Festival a donné à voir et à découvrir une sélection
d’affiches de cet artiste au Lieu du Design à Paris, du 8
novembre 2012 au 12 janvier 2013.
Souvent, dans cet art croate, on a une présence humaine forte
qui s'impose. Même dans un animal. Comme s'il n'y avait pas
de différences entre l'humain, le minéral et l'animal. Ils se trans-
forment tous dans une sorte de secret. L'œil ne les différencie
pas tant que cela. Ce n'est pas une vision réductrice, mais
transcendantale. Où l'homme prend les qualités de l'animal, et
l'animal les particularités de l'individu. On est en réalité très proche de la nature et l'on constate son évolution, celle de ses différentes espèces qui sont en évolution régulière. Cela se rattache aux étoiles, au ciel qui change, à l'histoire qui fait et défait,
à l'art qui cherche les animaux cachés en chacun d'entre nous,
et qui sont nos totems. Là aussi, on retrouve tout un caractère
croate. Fait de lutte et de remise en question. Il n'est donc pas
étonnant qu'un oiseau marche.
UNE CULTURE GRECQUE PLUS
QUE ROMAINE OU LATINE
À la différence du raisonnement latin et romain, le raisonnement
grec s'exprime d'abord par l'esprit d'indépendance, ensuite par
l'esprit de finesse, et pour continuer, par l'esprit d'analyse sans
tabou. Les grands créateurs de la philosophie sont grecs et non
latins. L'art de la statue est grec et non latin. Le rêve culturel est
lui aussi grec et non latin. Tout le monde de l'imaginaire, de l'innovation aléatoire, reposant sur la spéculation, ne peut exister
que par cette indépendance d'esprit, caractéristique de la Grèce
antique, et certainement pour les mêmes raisons, de la Croatie,
tout au long de son histoire. A-t-on vu un autre pays où les
nobles ont le droit de se révolter contre leurs rois si ceux-ci ne
respectent pas la charte qui les ont fait rois ? Ce pays existe. Ce
fut la Croatie. Cela coûta cher d'ailleurs, à Petar Zrinski et son
beau-frère Frankopan. Déçus de l'esprit de conciliation de leur
monarque Habsbourg qui bradait des territoires et des populations au Ottomans, ils demandèrent, en vertu de cette législation, à Louis XIV, puis… au sultan d'accepter d'être leur nouveau roi. Le pouvoir de Vienne leur fit couper le cou. Ils sont
considérés comme des héros croates. Non pas seulement à
cause de leur martyr. Mais parce qu'ils représentaient le droit, la
liberté et le non conformisme de pensée. À une époque où la
totalité de l'Europe continentale, à l'exception de la Hollande,
avait pris pour norme le modèle absolutiste. On connaît plus la
culture croate par son prisme dalmate que sous son angle pannonien. D'une part parce que le climat et la géographie ne sont
Tryptique de Nikola Bozidarevic, Ecole de Raguse (début XVIe), s’inspirant
de la renaissance vénitienne. Cette peinture figure Saint-Blaise, le St
Patron de Dubrovnik, tenant la ville dans ses mains. Elle permet de voir la
ville telle qu’elle l’était avant le tremblement de terre, avec des remparts
différents et des clochers pointus©Sergio Gobbo.
pas les mêmes. Le raffinement méditerranéen est dû en partie
aux gens, certes, mais aussi au soleil et au climat enchanteur,
avec cette lumière de rêve qui met les peintres en osmose avec
leurs besoins d'art et la réalité douce de la nature. Mais la
Croatie du Nord, des frontières de la Hongrie, fut elle aussi, une
terre de civilisation. Elle était certes moins riche. Puisqu'elle ne
bénéficiait pas des énormes plus-values du commerce maritime
autour de la Méditerranée. Pourtant ces territoires, au climat
plus froid, à la géographie plus favorable aux invasions, furent
Voici la Croatie – 71
eux aussi, organisés sur le même système empreint de démocratie que la côte dalmate.
LA CULTURE CHRÉTIENNE
EN CROATIE
Quelle sera la particularité de ce christianisme croate ? Il sera
une frontière. D'abord avec la culture religieuse byzantine.
Ensuite, il sera une frontière de violence avec le monde musulman, qui cherche à conquérir et remonter vers le Nord et
l'Ouest.
La culture religieuse byzantine est fondée sur une analyse particulière de l'âme et de l'esprit. Il y est fait une part belle à l'éternité de l'âme, sa migration, son lien avec les autres âmes, dans
un monde où le mystère psychique règne en maître. Partons de
l'idée que l'âme vogue de corps en corps, dans ses migrations,
et qu'elle se sépare du corps pour affronter d'autres mondes,
tandis que l'esprit, ce substrat de la pensée ou de la matière,
relie l'humanité. Ce sont les principes mêmes de la Gnose, et on
les retrouve dans la pensée religieuse orthodoxe. Rome, avec
Saint Augustin, Saint Irénée, allaient s'orienter vers une doctrine
de lutte contre la Gnose. Et c'est en cela qu'elle allait se différencier, puis exclure toute pensée gnostique. Les Croates se
trouvaient donc gardiens des frontières romaines contre toutes
les gnoses, grecques, byzantines, puis islamiques. Mais y a-t-il
eu réellement combat ? Rien n'est moins sûr. Il vaudrait mieux
parler de différentiation spirituelle forte. Il semble, d'après les
textes, d'après ce que l'on sait de l'histoire croate, que le catholicisme croate reposa moins sur une répression prioritaire de
toute déviance schismatique, que sur la recherche de ses propres voix dans une exigence interne et philosophique très forte.
Deux explications peuvent être données à cette tendance assez
pacifique d'envisager la religion. La première est liée à la structure du clergé croate. Il ne repose pas, à la différence du clergé
français ou italien, pour ne citer qu'eux, sur un nombre impressionnant d'évêques, d'archevêques ou de cardinaux. La hiérarchie n'est pas de caractéristique que l'on pourrait qualifier
romaine. La géographie favorise les prêtres de terrain, dans des
villages ou des communautés qui sont naturellement enclavées.
Les plus grandes agglomérations sont respectueuses du droit
72 – Nos amis les Croates
inscrit dans leurs chartes. Et ce droit garantit une certaine liberté
de penser. Le pouvoir religieux appartient donc en priorité aux
monastères des grands ordres qui donnent le ton. Et en ces
lieux, c'est la recherche de l'absolu catholique qui va primer, et
non le raisonnement politique, qui est souvent lié au dogmatisme absolu dans le domaine de l'idée. La conservation de
l'écriture glagolitique, a certainement joué un rôle, aussi. Et les
Croates, vont se trouver ainsi à vivre leur foi de façon rurale et
civique, sans voir se poser la question du respect d'un dogme
qu'ils se trouvaient à respecter de façon naturelle, compte tenu
de leurs circonstances de vie. La Croatie semble donc avoir
connu une quête de la foi chrétienne sans tomber dans les travers d'un dogmatisme étouffant. L'église croate était loin d'être
gnostique, elle connaissait les différentes pensées gnostiques,
mais elle travaillait sur autre chose. Il est intéressant de savoir
que parmi les meilleurs philosophes de la pensée de Platon et
d'Aristote, se trouvent deux croates Herman Dalmatin et Frane
Petric. Et c'est à partir des thèses de Platon que se forgèrent les
bases de la Gnose. Une autre raison peut aussi être envisagée
sur la qualité du catholicisme croate et de sa hauteur de vue :
c'est la lutte permanente contre le monde ottoman lors de ses
invasions. Les querelles théologiques n'étaient pas forcément à
l'ordre du jour. L'important, c'était d'avoir la foi suffisamment
chevillée au corps pour ne pas abjurer, et continuer à lutter, et
non pas s'intéresser à des questions qui relèvent avant tout de
l'ésotérisme. La preuve en est dans l'attitude de Monseigneur
Strossmayer, évêque de Dakovo, quelques siècles plus tard,
alors que tout danger musulman était quasiment éteint. Il souhaitait réunir l'ensemble des Slaves du Sud dans le même État,
qu'ils soient croates chrétiens ou catholiques serbes. Ce ne sont
pas les querelles de religions proprement dites qui allaient séparer Croates et Serbes, et créer en quelque sorte, deux différences culturelles. Ce furent les questions politiques et économiques. La Croatie se trouvait alliée des Allemands, tandis que les
Serbes l'étaient des Anglais, des Russes et des Français.
LE MOYEN-ÂGE CROATE
AU MUSÉE DE CLUNY
Si on faisait abstraction de l'influence chrétienne et catholique,
on ne pourrait comprendre ni l'histoire de la Croatie, ni son
présent.
Une exposition sur l'art médiéval croate a été organisée au
Musée de Cluny, musée national du Moyen-âge, à Paris, du
09 octobre 2012 au 15 janvier 2013.
Le communisme s'est effondré, parce que sa culture lui interdisait d'aborder le monde non rationnel. La nation croate lui a survécu et est resurgie des décombres parce qu'elle avait au
contraire gardé ses traditions culturelles. En particulier, chez
beaucoup de Croates, la défense de la foi était fondamentale. Se
pose alors la définition de la foi. Et rien de tel que l'art médiéval,
surtout celui de Croatie, pour arriver à se faire une idée, dans
notre monde moderne, de cette puissance que la religion a constitué, et quelle force elle a donné aux hommes et aux femmes pour
bâtir un système de survie à la fois moral, intellectuel, et preque
indestructible. La Dalmatie est toute proche de la Rome des
papes. Lors de leur conversion au christianisme, au VIe siècle, les
Croates jurèrent au pape de ne plus jamais mener de guerres de
conquêtes. Il en est sorti une jolie phrase qui est très connue en
Croatie : Ce que j'ai je ne le donne pas, ce que je n'ai pas, je ne
le prends pas. Cet engagement encore plus moral que politique
s'est retrouvé appliqué en 1991. Tout ce que la Croatie demandait, c'était retrouver sa culture entièrement libre, et son territoire.
Cette fidélité absolue à la doctrine romaine va se retrouver dans
un art chrétien qui ne sera que très peu tourmenté par les
Guerres de religion, par l'esprit de la Contre-réforme, par la lutte
contre l'esprit rationaliste ou le Siècle des lumières. Il y aura
donc une foi vécue dans toute son intensité, et sa simplicité. Et
c'est cette simplicité qui est essentielle pour comprendre l'art
croate religieux. Il ne cherche pas à assoir sa puissance, à
démontrer, à garder. Les formes ne partent pas d'un débat philosophique, mais d'une recherche toute intérieure. Même au
temps de la Renaissance, il n'y a pas recherche d'un homme
Rel. jambe de S. Nérée, XIVe siècle, 600 x 120 mm, argent doré, émail.
DUBROVNIK, Cathédrale de l'Ascension.
A été exposée au musée de Cluny à Paris.
nouveau, ou d'une culture nouvelle, mais toujours expression de
la même contemplation, du même cheminement intérieur. C'est
comme si la lumière était toujours la même. Et d'ailleurs la
lumière est là, présente, cultivée avec amour, analysée, le magique et le rationnel se lient, s'expriment en un seul sentiment, la
foi et son cheminement intérieur.
Voici la Croatie – 73
Les XIIIe et XIVe siècles furent de
véritables creusets où les fortes traditions locales s’enrichirent d’un
important apport vénitien, où se
poursuivaient aussi les échanges
avec d’autres centres proches ou
lointains. Les reliquaires anthropomorphes en forme de bras, de
jambe, ou de pied humains ) sont un
ensemble unique en Europe.
D’autres pièces d’orfèvrerie, des
peintures, des manuscrits ou des
sculptures nous démontrent l’intensité des échanges avec les pays
extérieurs, par des reprises de
motifs ou d’éléments de style. Sans
parler des importations d’œuvres et
des voyages d'études effectués par
des artistes en Croatie, ou des
Croates partis dans le reste de
l'Europe.
L'exposition à Cluny a présenté
des pièces magnifiques et rares :
Orfèvreries, sculptures, arts textile et manuscrits enluminés... En
provenance des villes qui furent
les grands centres médiévaux de
la côte dalmate et de Zagreb.
Célèbres ou méconnues, ces oeuvres exceptionnelles réunies pour
l’occasion mettent donc en lumière
l’existence, bien avant le XXe siècle,
d’une communauté culturelle européenne à laquelle participaient activement les villes de l’actuelle
Croatie.
74 – Histoire du Monde
LES ARTS CROATES
TRADITION ET FUTUR
Encore peu connue en Europe de l’Ouest, la scène artistique croate est parcourue par
des souffles modernes et originaux : la performance, la vidéo, l’art social… C'est
un croisement des disciplines et des générations, qui semblent toute partager le
même rêve, la même vitalité d'un peuple jeune.
À l’occasion du Festival croate, le Palais de Tokyo défriche ce laboratoire d’idées et
de formes. En ce palais, car il s'agit d'un véritable palais moderne qui ouvre à nouveau ses portes, Jean de Loisy a choisi la Croatie pour s’intéresser à une scène artistique émergente. Elle est encore à l’écart du marché de l’art international, et cela fait
aussi son charme, et constitue son devenir. Une exposition monographique est consacrée à une jeune artiste croate à découvrir.
Quatre cycles vidéo, dédiés à quatre autres artistes croates ont été programmés dans
les salles du Palais de Tokyo.
Un voyage d'artistes invités dans le Simplon Express a eu lieu entre Zagreb et Paris,
avec réalisations de performances de vingt artistes croates. Le film a été diffusé au
cours de la Nuit blanche le 6 octobre et de la FIAC..
Un hommage à Ivan Picelj, l’un des plus grands artistes croates du 20e siècle, a été
rendu à la galerie Denise René. L’exposition s’est déroulée du 30 octobre 2012 au
24 novembre 2013.
Des rencontre d'artistes, des tables rondes se dérouleront à divers endroits de Paris
et de Province. Ainsi que des rencontres avec le cinéma croates, des projections de
films, à la Cinémathèque, et dans différentes villes de France...
À l'église St Roch, au Centquatre, au Théâtre de la ville, au Cabaret Sauvage, à la Cité
de la musique, au collège des Bernardins, à la Salle Gaveau, la Croatie a été aussi
musicale : musique religieuse, classique, contemporaine, sans oublier un char à la
Techno Parade au mois de septembre.
À la Cité de l'Architecture et du
Patrimoine, colloque et animations
autour d'une présentation braudélienne de l'Adriatique croate, de ses
paysages, de sa mémoire et de son
tourisme.
Dans la Galerie du Carrousel du
Louvre, au Studio théâtre, une
œuvre complète d'un auteur croate
a été lue au public par des comédiens de la Comédie française.
À la Rotonde, à Paris, durant trois
jours, des manifestations ont été
organisées au sujet de la Bande
dessinée croate.
Dans différents théâtres, ce furent
des présentations de pièces croates
Quant à la Sorbonne, des travaux de
recherche ont été entrepris dans le
cadre d’un colloque franco-croate le
6 et 7 décembre 2012.
Le Festival croate en France a permis ainsi de redécouvrir, voire de
découvrir la Croatie à un moment
stratégique de son histoire, son
entrée en juillet 2013 dans l’Union
européenne.
Musée de la photographie de Zagreb.
Croatie, la voici : C'est tout un
monde historique que les Français
connaissent peu. C'est une partie de
l'Europe appelée à un grand destin
culturel et politique. Parce que son
passé est là, comme un rappel des
moments les plus intenses de notre
aventure culturelle.
Voici la Croatie – 75
LE MUSÉE DES
COEURS BRISÉS
Après la religion de l'amour, l'amour
tout court, qui est souvent aussi
complexe et régulièrement bouleversant.
Le sentiment du bonheur est différent selon les peuples. Cela tient à
leur histoire différente. Aux liens
sociaux sur lesquels ils ont bâti prioritairement leur propre culture. L'art
d'aimer italien présente ainsi quelques caractéristiques différentes de
l'art d'aimer français ou russe. Au
confluent de plusieurs cultures, on
peut s'interroger sur la notion de
sentiment amoureux chez les
Croates. Est-il proche du sentiment
italien, allemand ou russe ? Ce
musée des regrets nous donne une
réponse. L'âme croate est aussi une
âme slave. Faite pour la passion et
la mélancolie de la passion. Pour le
flux et le reflux. Pour le désespoir
amoureux et la délectation du bonheur vécu comme un instant fragile,
hypersensible.
Créer un musée sur la rupture
amoureuse et arriver, à partir de
tous ces malheurs, à en ressortir
une onde de mélancolie qui va créer
le bonheur... La boucle est bouclée.
Elle nous fait penser que cette passion des croates pour le beau, pour
la religion, pour l'entêtement, c'est
le propre de l'état amoureux, une
sorte de transcendance qui accepte
les différents sorts, joie ou tristesse,
76 – Histoire du Monde
bien ou mal, parce que l'important c'est d'aimer. Trois religieuses à la voix magnifiques avaient à se produire voici quelques années dans une vieille église d'un petit village de Croatie. Leurs voix étaient tellement reconnues que de plusieurs pays étrangers, des centaines de personnes étaient venues les entendre. Mais un problème
technique faisait planer un doute sur les micros. Le concert risquait d'être annulé. Une
des religieuses était très âgée. Elle était aveugle et sortir de son couvent était très difficile pour elle. Les organisateurs du concert lui exprimèrent leur désespoir de l'avoir
dérangé pour rien. Et elle répondit avec un grand sourire heureux : Mais non, ce n'est
pas grave, c'est une épreuve que Dieu nous envoie … C'est parce qu'il nous aime
qu'il fait cela...
Le Musée des Cœurs brisés de Zagreb - Collection d’objets personnels symbolisant une rupture
amoureuse Exposition au Centquatre à Paris du 19 décembre au 20 janvier 2012.
C'est à la même conclusion qu'arrive ce musée et cette suite de pièces exposées...
Le bonheur suit le malheur, il lui est intrinsèquement lié, sans l'un il ne peut y avoir
l'autre, c'est là toute notre tragédie d'être humain, qui construisons des civilisations
et des pays qui s'affrontent, qui partons loin dans la rupture, jusqu'à ce que l'histoire
ait tourné la page pour en ouvrir une autre. Les Croates ont connu tant de violences,
durant ce siècle passé, tant de ruptures, que le souvenir amoureux se calque sur le
destin historique du pays, il est vécu à fond, jusqu'à la souffrance insoutenable, pour
être expurgé, et repartir sur des voies de l'équilibre et de la spiritualisation. Il reste
alors le souvenir de l'être aimé que l'on aime encore plus. La Croatie est ainsi la patrie
du romantisme et de l'âme slave conjuguée avec l'esprit grec. Elle est donc purement
européenne.
Zadar est une ville où passé et futur, monuments modernes et anciens, se côtoient en toute harmonie.
Elle abrite deux oeuvres modernes et insolites d'architecture urbaine : l'orgue marin qui produit des sons à l'aide des vagues
s'engouffrant dans ses tubes, et le salut au soleil, monument photovotaïque qui restitue la nuit tombée la lumière du soleil accumulée
pendant la journée. Toutes les deux sont des oeuvres de l'architecte croate Nikola Basic©Sergio Gobbo
Voici la Croatie – 77
78 – Nos amis les Croates
Voici la Croatie – 79
80 – Nos amis les Croates
Voici la Croatie – 81
82 – Nos amis les Croates
Voici la Croatie – 83
84 – Nos amis les Croates
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92 – Nos amis les Croates
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94 – Nos amis les Croates
Voici la Croatie – 95
96 – Nos amis les Croates
Cartes de Monsieur Zvonimir Frka-Petesic.
Voici la Croatie – 97
98 – Nos amis les Croates
Le parc national des Lacs de Plitvice est l’un des 8 parcs nationaux de Croatie
©ONT Croatie - Damir Fabijanic.

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