Jean Davallon, Communication politique et images au XVIIe siècle
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Jean Davallon, Communication politique et images au XVIIe siècle
MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 ___________Jean Davallon COMMUNICATION POLITIQUE ET IMAGES AU XVIIe SIÈCLE Jean Davallon Professeur Université de Saint-Étienne. Résumé : Partant d'une interrogation sur l'impression d'inquiétante étrangeté que produisent les images politiques du XVIIe siècle, il s'agit d'explorer comment, au-delà des analyses habituellement menées sur les œuvres ellesmêmes, se mettent en place des dispositifs communicationnels dont une des fonctions essentielles est de guider leur réception. Quoi de plus proche et en même temps de plus énigmatique qu'une peinture politique du XVIIe siècle ? Quoi de plus évident et, tout à la fois, de plus secret, par exemple, que le portrait de Louis XIV peint par Rigaud1, ? Pour qui n'est pas historien d'art, cette énigmatique proximité est un vrai sujet d'étonnement. L'historien est en effet devenu familier des personnes, des attitudes et des objets qu'il côtoie à chaque pas de sa recherche ; il est acclimaté, si j'ose dire, à la période qu'il étudie. Et ses travaux montrent souvent à quel point il peut voir avec les yeux de l'époque. Rien de tel pour le spectateur naïf, qui reste “à distance”. Distance qui peut d'ailleurs conférer une certaine épaisseur à la rencontre avec le tableau, voire parfois une profondeur et une densité. Mais, au-delà du caractère esthétique de cette distance, qui relève d'une phénoménologie de la réception, il vaut la peine de réfléchir sur ses raisons. C'est alors non plus un regard acclimaté que l'on portera sur la peinture politique du XVIIe siècle, mais au contraire un “regard éloigné” comparable à celui de l'ethnologue sur une culture qui lui est étrangère. Revenons à l'exemple du portrait royal. En un premier temps du regard, il possède l'évidence d'une peinture figurative. Nous 1 Le texte qui suit reprend pour l'essentiel la matière d'une communication donnée lors du colloque international “Figurer l'État/Rappresentare il Principe” qui s'était tenu du 17 au 20 déc. 1986 dans le cadre de l'action thématique programmée (ATP) du CNRS “Genèse de l'État moderne”. Certains des aspects théoriques qu'il esquisse ont fait l'objet de développement dans une thèse de doctorat d'État sur L'lmage médiatisée. De l'approche sémiotique des images à l'archéologie de l'image comme production symbolique, soutenue à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (l991). 133 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ reconnaissons immédiatement les choses du monde représentées et tout particulièrement le personnage. Notre expérience et nos connaissances nous permettent de procéder à l'identification. En un certain sens, un tel tableau appartient à notre univers mental ; il est un objet de notre mémoire, ce qui le rend aussi “transparent” que la photographie d'un homme d'Etat du présent. Mais si nous regardons plus attentivement et longuement ce portrait, l'évidence s'estompe, la transparence se trouble. La première raison qui vient à l'esprit pour expliquer cette perte d'évidence de l'image sous le regard prolongé est le décalage historique. Les attitudes, les habits, une certaine mise en scène, toute une proxémique et une symbolique nous restent opaques, presque étrangères. L'opacité de l'image, sa résistance au déchiffrage, tiendrait donc à un défaut de “mémoire” concernant la connaissance du mode de vie, des coutumes et plus généralement de tout ce qui fait les codes d'une culture. Nous les aurions perdus, oubliés ; nous les aurions remplacés par d'autres façons de faire, de vivre, de voir le monde. Dès lors cette opacité serait, si l'on peut dire, une simple opacité “technique” que la recherche historique pourrait venir suppléer. Nous serions ainsi invités en ce cas à nous acclimater. Mais regardons à nouveau ce portrait avec notre point de vue et nos yeux d'hommes du XXe siècle. Conservons notre regard éloigné : l'explication de la distance par le défaut de connaissance trouve alors rapidement ses limites. Ce portrait, tout à l'heure d'un accès immédiat et, il y a un instant encore, susceptible d'être pénétré à l'aide de nos connaissances historiques, devient un “curieux” portrait. Nous voilà franchement déconcertés par l'usage politique qui en est fait : manifestement, le défaut de connaissance n'explique pas à lui seul l'impression d'“inquiétante étrangeté” qui surgit lorsque nous le regardons sous un angle politique1... Cette impression d'inquiétante étrangeté que nous procure la peinture politique du XVIIe siècle nous conduit à réfléchir 1 Le sentiment d'inquiétante étrangeté (“Unheimlich”) est, selon la psychanalyse, caractérisé par la superposition d'une impression d'étrange, d'inhabituel, de jamais vu sur une impression de bien connu, de familier. Ce sentiment serait dû à l'oubli qui frappe certains souvenirs d'enfance du fait qu'ils sont en contradiction avec les exigences que nécessitent notre insertion dans la réalité et la vie sociale. Il surgit lorsque quelque chose est mis au jour qui ne devait pas l'être. Il est en rapport avec le clivage du sujet, d'où la fascination angoissée et le thème d u double. J'emploie cette expression par analogie pour désigner la superposition d'une impression de familier et d'une impression d'inhabituel qui saisit le spectateur devant le tableau politique du XVIIe siècle. La question est dès lors de savoir qu'est-ce qui est contradictoire avec le modèle politique actuel et qui revient ainsi au jour. 134 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon simultanément sur deux plans : d'une part, sur les caractéristiques de la communication politique au XVIIe, à une époque qui correspond à la mise en place de l'État ; d'autre part, sur la conception de l'image – ce dernier terme étant entendu en un sens très large couvrant l'ensemble des arts visuels – qui a cours à cette période ; avec une attention toute particulière portée à la manière dont cette conception interviendra dans la mise en place des médias de la communication politique. ELEMENTS DE PROBLEMATIQUE Une impression d'inquiétante étrangeté Ce qui frappe celui qui regarde, avec l'œil du Xxe siècle, la peinture politique du XVIIe, principalement la peinture “décorative1” des murs et plafonds, c'est l'évidence d'être en présence à la fois d'une stratégie de communication politique – ou du moins ce que nous mettons aujourd'hui sous cette expression – et d'un processus qui en même temps défie les lois de cette même communication politique. D'un côté, en effet, les images sont effectivement chargées de produire un effet de sens chez celui qui les regarde. L'image y a statut de langage. Les exemples de lecture iconographique le montrent à l'envi. Par exemple, les images des plafonds et des murs de Versailles traduisent effectivement une “intention de communiquer”. D'où le désir que l'on a de ranger, un peu trop rapidement, ce type d'usage politique des images sous la rubrique, qui nous est tout à fait familière aujourd'hui, de “propagande” politique. Mais d'un autre côté, certains contenus véhiculés par ces images nous paraissent “déplacés”. Tel est le cas, par exemple, de bon nombre de références mythologiques mêlées aux données historiques du plafond de la Grande Galerie de Versailles. On admet plus facilement le recours à la mythologie dans les siècles antérieurs au XVIIe siècle, car la peinture d'alors possède pour nous un caractère plus franchement exotique. Le rapprochement, la fusion, le mélange du mythologique et de la réalité dérange nos catégories et nos classifications. Nous la percevons comme une confusion des genres entre le registre de la fiction et le domaine du politique, lequel appartient, toujours selon nos classifications, au genre réaliste et sérieux2. Ce sentiment d'incongruité – ou plutôt, 1 Le terme “décoratif” n'a ici aucune connotation péjorative, la peinture décorative désigne les décors peints par opposition à la peinture de chevalet. 2 Même réaction d'ailleurs vis-à-vis des références à l'antiquité pendant la période révolutionnaire. Les médias ont modelé une représentation de la réalité 135 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ précisément, d'“inquiétante étrangeté” puisque ce sentiment reste en-deçà de la conscience – entre pour beaucoup dans la “théâtralité” que nous reconnaissons presque spontanément (c'est-à-dire, culturellement) à une telle “communication politique”. Elle paraît excessive, fictionnelle, ludique ; elle nous paraît relever, à la lettre, d'une autre scène que celle du politique, au sens moderne et contemporain du terme1. A cette première contradiction entre apparente intention de communiquer et théâtralité excessive s'en ajoute une seconde. A ceci près cependant que la première porte sur le plan de la description de l'impression d'inquiétante étrangeté, alors que la seconde amorce déjà son explication. D'un côté, en effet, la peinture décorative politique répond à un programme. Elle est comme habitée et travaillée de l'intérieur par un “texte fondateur” qui la supporte, qui la soutient et qui lui confère sa capacité communicationnelle. Elle est traversée de sens, tournée vers une lisibilité. D'un autre côté cependant, elle se caractérise par une exceptionnelle présence du média. La peinture se livre à nous dans toute sa puissance de “peinture” : toujours en surplus, en excès par rapport à ce qui nous est offert à lire. Il en résulte que l'on est bientôt déconcerté par un débordement, une surenchère de peinture et de sens dans lequel la peinture enfonce le sens qui tente sans arrêt de refaire surface. D'où, au bout du compte, un effet général de remplissage : remplissage de la surface, remplissage de signes, de références ou d'indications vers d'autres textes et d'autres discours. Quelle peut être la raison de cette inquiétante étrangeté ? Les termes mêmes dans lesquels se formule le constat de cette impression d'“inquiétante étrangeté” indiquent la direction dans laquelle nous sommes invités à aller chercher son explication. Comment se fait-il que nous soyons autant déroutés par la dimension politique de ces décors peints ? Comment se fait-il qu'ils nous paraissent à la fois lisibles (même si nous avons perdu le code de lecture, nous savons qu'il existe) et excessivement présents, théâtraux ? En nous appuyant sur ce que nous savons aujourd'hui de la communication politique, avançons une hypothèse : cette politique toute autre. Pour nous, la propagande conserve un sérieux qui la distingue de la publicité commerciale plus ludique. 1 On saisit cette différence en comparant la peinture politique du XVIIe et celle d u XlXe. Deux régimes du visible s'opposent : celui de l'excès (le paraître ≠ l'être, d'où l'impression soit de manipulation, soit de secret surplus de moyens ou au contraire défaut de contenu) et celui de la vérité (le paraître = l'être). Cela était très sensible dans l'exposition Le Triomphe des Mairies : Grands décors républicains à Paris 1870-1914, Musée du Petit Palais, 8 nov.-18 janv. 1987. 136 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon impression d'“inquiétante étrangeté” tiendrait au décalage qui existe entre l'usage politique de ces peintures et nos principes – au moins déclarés – en matière de communication politique. Ces images, dans leur construction, comme dans leur usage, seraient en opposition avec les exigences du modèle démocratique. Sans entrer dans le détail d'une présentation de la conception de la communication politique prescrite par le modèle démocratique, je rappellerai en quelques mots ce qui caractérise son idéal de transparence1. Une triple transparence. Transparence des contenus : tout doit apparaître et rien ne doit rester secret. Transparence des objectifs : la communication est critique et n'est pas un outil de domination ou de manipulation. Transparence enfin du média qui doit s'effacer devant ce qu'il montre. L'usage des images en démocratie doit ainsi être conforme et subordonné à la procédure d'énonciation et de représentation de la volonté générale. Il doit servir à la mise en relation des représentants et des représentés, à l'éducation des sujets politiques entre eux ou à la réunion de ces sujets. Toute communication politique qui, tant par ses moyens que dans ses contenus, tend à faire qu'un sujet politique transcende les autres sujets – et qui tend à fonder la nature des rapports de pouvoir sur une extériorité, divine par exemple – va à l'encontre de ce modèle. Or, on sait que le principe même de la communication politique développée par l'absolutisme est au contraire de manifester, de montrer un lien entre la personne royale et le divin2. Mais l'opposition entre ces deux principes et ces deux usages de la communication politique, l'un démocratique et l'autre absolutiste, ne suffit pas encore à expliquer totalement l'impression d'“inquiétante étrangeté” évoquée plus haut. Elle explique la surprise ou l'étonnement, non la proximité, la familiarité ou la fascination. Pour que ces dernières forment impression, il faut qu'un oubli soit 1 Pour plus de détails, je me permets de renvoyer à Jean Davallon, “Représenter le Législateur, portrait du Citoyen ou effigie du Héros”, Procès : Cahiers d'analyse politique et juridique, 11-12, ler sem. 1983, pp. 125-143. 2 Voir Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris, Ed. de Minuit, spéc. “L'hostie royale : la médaille historique”, 1981. Voir aussi les réflexions de Marcel Gauchet sur les travaux de Ernst Kantorowicz dans “Des deux corps du roi au pouvoir sans corps”, Le Débat, 14, juill.-août 1981, pp. 133-157 et Le Débat, 15, sept.-oct. 1981, p. 47-168. Sans oublier la place de la pensée jésuite dans l'instauration de cette “religion royale” française : Marc Fumaroli, L'Age de l'éloquence : Rhétorique et “res litteraria” de la Renaissance au seuil de l'époque classique, Genève, Droz/Paris, Champion, 1980, p. 240-245. 137 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ venu frapper des souvenirs qui étaient en contradiction avec les exigences de notre modèle politique. On en vient donc à se demander ce qui a pu être “oublié”. Ne serait-ce pas quelques attaches cachées entre communication politique démocratique et communication politique absolutiste ? Récemment en effet, on a commencé à admettre, contre l'idéologie républicaine, qu'il pouvait exister une continuité sous la rupture entre le régime monarchique et le régime démocratique. On sait aujourd'hui qu'un des exemples de cette continuité est la pérennité de l'image du corps du Roi dans celui de la Nation1. Ce n'est que récemment qu'est apparue la nécessité d'explorer notre imaginaire politique, de lever une part de son secret. Or, de telles recherches permettent de préciser notre hypothèse : l'“inquiétante étrangeté” en question pourrait fort bien trouver son origine dans le mélange, à bien des égards paradoxal, qui s'opère aujourd'hui entre d'une part, ce qui oppose fondamentalement le modèle absolutiste et le modèle démocratique, et d'autre part, une secrète continuité entre l'État absolutiste et l'État républicain. Entre, en définitive, la rupture apparente, revendiquée, et la continuité effective mais longtemps ignorée. Il vaut alors la peine d'aborder la peinture politique du XVIIe siècle comme une procédure de communication politique, en gardant à l'esprit le fait que nous ne devons pas la penser selon le seul point de vue hérité du modèle démocratique et qu'en retour nous y trouverons un éclairage sur le fonctionnement des médias. Comment explorer cet imaginaire de la communication politique ? Une investigation de l'imaginaire de la communication politique du XVIIe siècle a le choix entre plusieurs voies différentes. Une première direction nous est fournie par l'approche thématique de l'imaginaire. Entre dans cette catégorie la recherche des thèmes qui structurent la représentation du corps de la Nation, du sujet et du héros, mais aussi l'étude des thématiques qui organisent les allégories et l'iconographie2. Cette première voie, thématique et iconographique, relève d'une approche essentiellement historique. Une seconde voie possible est celle d'une sociologie de la réception des images politiques. Une telle voie, encore peu développée, viendrait se placer en parallèle des travaux déjà existants sur la 1 Jean-Yves Guiomar, L'Idéologie nationale : Nation Représentation Propriété, Paris, Ed. Champ Libre, coll. "La taupe bretonne", l974. 2 Par exemple : Françoise Bardon, Le Portrait mythologique à la Cour de France sous Henri IV et Louis XIII : Mythologie et politique, Paris, Picard, 1974. 138 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon réception du livre et, en partie, les croiser1. Mais adopter un regard éloigné invite à emprunter une autre voie, dont l'objet reste l'étude de la réception des décors peints, mais qui s'attache à l'examen de la “réception institutionnalisée”. Depuis longtemps déjà, Louis Marin nous a appris à aborder le tableau d'histoire comme un dispositif tout à la fois saisissant et sollicitant le regardant. Mais dépassant le strict projet d'une sémiologie de l'art, il nous a aussi invités à considérer tableaux, gravures, médailles, textes littéraires, etc., comme des objets culturels pouvant produire, de par leur construction même, un processus de signification qui soit en même temps effet de pouvoir2. Une telle approche possède l'avantage de placer le regardant au centre du dispositif et d'accorder toute son importance à l'intersémioticité (le rapport entre langages dans l'espace même de la production du sens), non seulement dans le cadre du fonctionnement du tableau (le mixage visible-lisible, constituant l'unité indissociable du tableau et de sa lecture), mais dans le jeu par exemple du tableau et de textes le décrivant, de textes avec d'autres textes, d'objets sémiotiques avec d'autres objets sémiotiques. C'est d'ailleurs ainsi que la dimension sociale des œuvres se trouve reconnue : le fonctionnement de l'énonciation et du discours, ainsi que les stratégies qu'ils portent, sont à la fois abordés comme des enjeux et des opérateurs sociaux. 1 Par exemple : Lectures et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, sous la direction de Roger Chartier, Paris, Ed. du Seuil, 1987. 2 Sans entrer ici dans une discussion détaillée de l'évolution de la théorie de Louis Marin, on peut noter un premier passage d'une sémiologie de la peinture fondée sur la lecture du tableau vers une analyse du fonctionnement du tableau d'histoire comme dispositif énonciatif et discursif dans lequel la perspective et le composé des figures, structure formelle de l'énonciation-représentation, viennent se placer au service du récit iconique de telle manière qu'en retour, ce dernier s'y inscrit et les transforme pour représenter l'histoire. Avec Le Portrait du roi, u n second passage est intervenu en direction d'une théorie des effets de ces dispositifs. Pour la sémiologie picturale, on pourra se reporter par exemple à “Éléments pour une sémiologie picturale”, p. 109-142 in Teyssèdre et al., Les Sciences humaines et l'œuvre d'art. Bruxelles, Ed. La Connaissance (coll. “Témoins et témoignages/Actualité”), 1969, repris p. 17-43 dans Études sémiologiques : Ecritures, peintures. Paris, Klincksieck (coll. “Esthétique”, 11), 1971. Pour l'analyse du tableau d'histoire comme dispositif énonciatif et discursif, se reporter à Détruire la peinture, Paris, Ed. Galilée (coll. “Ecritures/figures”), 1977 ; ou pour une approche plus rapide à “Représentation narrative”, in Encyclopaedia universalis, suppl. t. 2. Paris, Encyclopædia Universalis, 1980. 139 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ La voie proposée ici pour explorer l'imaginaire de la communication politique du XVIIe siècle s'inscrit dans cette perspective, à ceci près qu'elle demande de faire un pas supplémentaire. Elle s'intéresse aux liens sémiotiques, institutionnels et techniques entre objets culturels dans la mesure où certains de ces objets se trouvent être la mise en forme matérialisée de la réception d'un autre. C'est précisément ce qui se passe avec certains ouvrages qui ont vocation de décrire certaines peintures politiques et de les faire connaître au public. Ne considérant plus ces ouvrages pour eux-mêmes, afin de les comprendre en tant qu'objets sémiotiques (ou même culturels), nous nous attachons à la particularité qu'ils ont de constituer, avec la peinture qu'ils ont charge de présenter, un dispositif communicationnel dont une des fonctions est d'en guider la réception. Les objets sociosémiotiques – entendons : indissolublement sociaux et sémiotique – qui en résultent possèdent un certain nombre de caractéristiques sociales, techniques, sémiotiques qui en font, à strictement parler, un média1. Rien d'étonnant qu'ils aient des points communs avec nos medias. 1 (Note de 1997) Dans un article traitant du musée comme média, j'ai proposé de définir le média par les caractéristiques suivantes : “1) Le média est lieu d'interaction entre le récepteur et les objets, images, etc. L'action du récepteur fait donc partie intégrante du média. 2) Ce qui se passe dans le dispositif social, ses caractéristiques, son fonctionnement sont socialement définis (le cinéma n'est pas la publicité, pas plus que la presse ou le musée). 3) Le média est un lieu de production de discours social : chaque média a son genre de discours et produit des effets de sens sociaux spécifiques : le discours de l'exposition n'est pas celui du théâtre ou du livre. On n'y fait pas du sens de la même façon. 4) Chaque média établit un type de lien social qui lui est propre entre les acteurs : les liens d u téléspectateur aux autres téléspectateurs et au monde physique et social diffèrent de ceux qui sont établis par d'autres médias comme le livre, le théâtre, la publicité, la télématique, etc. 5) Pour se construire comme dispositif, chaque média développe une technologie, de sorte que ce dispositif rende possible les opérations précédentes : il "garde en mémoire", si l'on veut, des logiques d'interaction et des procédures de réception, des logiques le production de sens et des modalités de relations sociales. 6) Le média comme dispositif est au centre d'un espace social qu'il contribue à organiser et qui lui sert en même temps de soubassement. 7) Enfin, le dispositif et son espace social, qui sont à la fois produits et producteurs de langage et de lien social, sont évidemment un enjeu de pouvoir et donc potentiellement le lieu de développement de stratégies de pouvoir.” (“Le musée est-il vraiment un média?”, Publics & musées, 2, 2e sem. 1992, p. 99-123). Eliseo Veron avait donné une définition dont l'esprit était très proche : “De notre point de vue, la notion de “média” désigne un support de sens, un lieu de production (et donc de manifestation) du sens. Sur le plan du fonctionnement social, bien entendu, ces supports sont toujours le résultat de dispositifs technologiques matérialisés dans des supports de sens socialement disponibles, accessibles à l'utilisation à un moment donné”. (Eliseo Veron, “L'exposition 140 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon Pour saisir cette différence, je comparerai deux objets qui se présentent sous la forme d'ouvrages, empruntés tous deux à Félibien : Les Reines de Perse aux pieds d'Alexandre et Tapisseries du Roy, où sont représentées les Quatre éléments et les Quatre Saisons1. Il s'agit là d'ouvrages connus qui portent sur des peintures et des tapisseries à signification expressément politique et qui ont d'ailleurs fait l'objet d'analyse de Louis Marin dans Le Portrait du roi. Cependant, auparavant, je ferai un détour par un objet très différent puisqu'il s'agit de la Grande Galerie de Versailles. Ce détour permettra de préciser ce qu'il faut entendre par dispositif communicationnel et par stratégie communicationnelle. DU DECOR PEINT A L'ESPACE DE MEDIATISATION On l'aura compris, mon propos n'est pas de mener une nouvelle analyse du plafond de Le Brun dans la Grande Galerie de Versailles, mais de simplement mettre en lumière la dimension médiatique de cet objet. Pour aller au plus simple, on peut dire que, dans la Grande Galerie, le pouvoir royal s'expose2. Une logique d'exposition Dans cette Galerie, le spectateur est face à une sorte d'exposition permanente des actions du Roi3. Le plafond peint fait partie d'un espace dont la fonction est la présentation, à ceux qui sont autorisés ou invités à venir visiter, et du Roi, et de ses Actions. De comme média”, p. 41, in Histoires d'expo, Paris, Centre Georges Pompidou/Peuple et Culture, 1983.) 1 Les éditions utilisées sont les suivantes : André Félibien, Les Reines de Perse aux pieds d'Alexandre, Peinture du Cabinet du Roy, Paris, Pierre le Petit, 1663 ; André Félibien, Tapisseries du Roy, où sont représentées les quatre éléments et les quatre saisons, Paris, Imprimerie royale, 1670. 2 Les propos qui suivent s'appuient sur les analyses de la Grande Galerie effectuées par Gérard Sabatier. Je me réfère principalement à l'article “Imaginaire, Etat et société : La monarchie absolue de droit divin en France au temps de Louis XIV”, Procès : Cahiers d'analyse politique et juridique 4, 2e sem. 1979, pp. 36152. Pour l'analyse de la Grande Galerie, voir “Versailles, ou le sens perdu : Manières de montrer la Galerie de Versailles aux XVIIe et XVIIIe siècles”, Asmodée/Asmodeo, 2, Florence, GEF, p.127-156. 3 Je dis exposition et non musée ou monument historique ; car il s'agissait à l'époque d'une présentation, au présent, d'une thématique et d'un sujet d'actualité, et non de la conservation ou de la présentation d'œuvres d'art ou d'un patrimoine. Ce qui distingue la Galerie des collections de peintures du Cabinet. On trouvera une excellente analyse du décor princier comme exposition dans Gérard Labrot, Le Palais Farnèse de Caprarola, Essai de lecture, Paris, Ed. Klincksieck (coll. “Le signe de l'art”), 1970. 141 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ l'un ou l'autre, de l'un et l'autre. La Galerie est donc non seulement à considérer comme un décor constitué d'un ensemble de tableaux mais en tant que dispositif mobilisant et articulant différents types de tableaux peints, des éléments d'architecture et des discours en vue de produire effets et signification du côté des visiteurs. Peut-on parler de dispositif de réception institutionnalisée au même titre que pour une exposition ? On note tout d'abord l'existence d'un programme : un contenu (un sujet ou un “propos”) et un message (ce que nous appellerions aujourd'hui un “concept”) servent de fond à la mise en scène. Ensuite, la mise en scène mêle les éléments du monde réel et d'autres empruntés au monde du langage, de sorte que la référence, comme en toute exposition, y est doublement orientée : vers la réalité et vers le langage. Ce sont, en ce cas, les contenus mythologiques mêlés aux représentations des actions, des personnages, d'objets, de lieux réels ; c'est aussi l'entrelacement de la peinture allégorique et la peinture “au vrai”, du décor d'accompagnement ou du cadre architectural avec les représentations figurées et parfois même des textes. Enfin, il y a aussi la disposition physique des éléments représentés (la mise en espace), qui fait de la Galerie un lieu distinct des lieux du monde quotidien et qui est, en même temps, le support d'une activité physique et sémiotique de la part du visiteur1. Deux principes organisateurs règlent la mise en scène : la fragmentation du décor et la dilatation thématique. Ou, si on préfère : d'une part, une fragmentation de la totalité de la surface en tableaux qui organisent le remplissage de la surface décorée, accompagnée d'une récurrence de tableaux du même type (grands tableaux vs petits, carrés vs ovales vs octogonaux, en grisaille vs colorés) ; et, d'autre part, le rattachement de l'ensemble de la composition à un tableau central qui tout à la fois en commande le sens, définit la temporalité2 et règle le parcours de la visite-lecture, 1 Ce que j'ai appelé ailleurs l'“espace synthétique” de l'exposition. La mise en scène est en effet à la fois mise en accord sémiotique de composants et disposition spatiale d'éléments. Voir Jean Davallon, “Gestes de mise en expositions”, p. 241-266, et “Penser l'exposition comme rituel de représentation”, p. 269-279, in Claquemurer, pour ainsi dire, tout l'univers, La mise en exposition, sous la direction de J. Davallon, Paris, CCI-Centre Georges Pompidou. (coll. “Alors”, 10), ou pour un résumé : “Un outil pour voir et penser sa culture : l'exposition”, Études de linguistique appliquée, 69, janv.-mars 1988, Paris, Didier, p. 52-60. 2 Gérard Sabatier, dans “Imaginaire, État et société...” (op. cit., p. 75sq) montre comment le tableau central fonctionne comme un présent éternisé (d'une 142 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon de sorte que le tableau central “s'ex-plique”, se dé-plie à travers les fragments figurés ou discursifs depuis le centre vers la périphérie. Un certain nombre de caractéristiques de l'exposition comme dispositif de réception institutionnalisée sont donc réunis. Les plus évidents sont, nous venons de les voir, une mise en espace et en scène qui mobilise des moyens sémiotiques variés tels que la figuration, le texte et l'iconographie, et qui constitue un véritable dispositif spatial à l'intérieur duquel circule le visiteur. Mais cette circulation a pour objectif une production de sens fondée sur une interprétation des éléments mis en scène qui corresponde à ce qui est attendu des producteurs. Le travail de mise en scène et en espace est là pour qu'au cours de la visite le visiteur ait quelque chance de produire le sens attendu. Pour permettre au visiteur d'exercer une activité à la fois spatiale et sémiotique qui aille dans le sens des attentes du producteur, l'organisation physique de l'exposition (la disposition des éléments qui la composent) va “laisser” une place au visiteur tout en disposant des marques qui appelleront ensuite la compétence communicationnelle de celui-ci. En réponse, le visiteur se déplacera, mobilisera des contenus pour comprendre et lire, et ce faisant suivra les principes qui organiseront ces contenus et qui fonctionneront alors comme autant d'opérateurs de classement, de hiérarchisation, d'articulation, des choses présentées1. Par conséquent, le sens est produit non seulement par ce qui est dit, mais surtout par la manière de le dire ainsi qu'à travers l'interprétation de celle-ci. Mais si, comme nous en avons énoncé l'intention, nous voulons comprendre ce qui caractérise les dispositifs communicationnels, il faut aller au-delà des évidences et se demander ce qui fonde les apothéose royale) à partir duquel se positionnent les événements de l'histoire. Signalons que les deux ouvrages de Félibien, que nous avons choisis à titre d'exemple, entrèrent ultérieurement dans un recueil de descriptions dont le centre se trouvait être occupé par celle du Portrait du roi par Le Brun ; et les deux extrémités respectivement par la description d'un arc de triomphe de l'entrée d u roi et par celle d'une fête donnée à Versailles. Entre l'arc et le portrait : le tableau des Reines de Perse ; entre le portrait et la fête : les tapisseries des Quatre éléments et des Quatre saisons. Sur la signification de la place du portrait, on se reportera évidemment à Louis Marin, Le Portrait du roi, op. cit., p. 251 sq. 1 Il convient donc de distinguer le programme iconographique qui règle la compréhension des tableaux et, pour partie, celle de leur articulation avec les principes organisateurs (modalités de mise en espace) qui contrôlent la signification d'ensemble et la production des connotations. Le repérage des seconds demande de la part du visiteur une compétence nettement plus grande et nécessite une procédure d'analyse. 143 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ rapprochements entre la Grande Galerie et l'exposition sans oublier ce qui les distingue. Le point marquant dans ce que nous venons de voir réside, à mon sens, dans le fait que la mise en scène et en espace du plafond de la Grande Galerie, avec sa fragmentation et sa hiérarchisation des éléments, répond à une économie de la signification et de la communication qui n'est pas celle d'un objet unitaire comme peut l'être un texte, une peinture ou une image, mais d'un objet composite (les sémioticiens parlent à leur propos de sémiotiques syncrétiques). Une économie qui est celle de l'exposition, mais aussi de la représentation théâtrale, des spectacles, des cérémonies, des rituels ou encore, aujourd'hui, du cinéma ; une économie qui répond à une logique d'ostension1. Ce dernier terme, surtout utilisé par les sémioticiens du théâtre, désigne un mode de production de la signification fondé sur la monstration de choses en un même espace, à laquelle répond une activité d'interprétation de la part du regardant ou du visiteur par assemblage, composition, articulation des prises d'informations en un tout de signification à partir d'éléments discontinus et sémiotiquement hétérogènes. Or, on sait que cette économie de la signification confère aux objets qui la mettent en œuvre une opérativité qui n'est pas seulement informationnelle (i. e. visant une prise d'information par le destinataire) mais une opérativité symbolique. En effet, la sollicitation du visiteur, fondée sur le fait que l'objet composite ne dit pas tout, que son espace n'est jamais plein, que ses objets sont hétérogènes, et que sa mise en scène et en espace laissent au contraire des “vides” (au sens propre comme au sens figuré), ouvre la possibilité d'un usage social relevant du rituel, ou au moins proche de lui. Dans le cas présent, cette opérativité se situe, au sens strict, à la marge de l'iconographie2. 1 Ce terme a été introduit par un linguiste tchèque (I. Osolosobe) et repris par Roman Jakobson pour désigner, par opposition aux signes produits par le corps humain, l'emploi des objets comme signes. Roman Jakobson, “Le langage en rapport avec les autres systèmes de communication”, in Essais de linguistique générale, 2. Rapports internes et externes du langage, Paris, Ed. de Minuit (coll. “Arguments”), 1973, p. 31 et 97. Voir aussi Patrice Pavis, Dictionnaire d u théâtre, Termes et concepts de l'analyse théâtrale. Préf. d'Anne Ubersfeld, Paris, Ed. sociales, 1980. On trouvera d'excellents développements de cette notion d'ostension dans l'article de Jacky Martin, “Ostension et communication théâtrale”, Littérature, 53, 1984, p. 119-126. 2 On voit déjà pourquoi une approche historique et thématique de l'imaginaire à partir des allégories et des iconographies n'est pas suffisante pour notre propos. Pour un exemple de ce type d'approche : Françoise Bardon, Le Portrait mythologique..., op. cit. 144 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon L'opérativité symbolique de la Grande Galerie Les principes organisateurs de la mise en scène correspondent non seulement à une organisation spatiale et formelle des composants, mais mettent en œuvre un programme à contenu politique. Pour dire les choses autrement : la mise en scène assure un couplage, une mise en relation, entre ces principes organisateurs et le programme (la signification du plafond qui articule de fait le sens des figures, le propos qui est développé à travers l'ensemble des tableaux du plafond, la stratégie politique à laquelle la réalisation même du plafond répond). En arrière-plan de la signification des tableaux, il existe ainsi une signification liée à l'organisation spatiale et formelle elle-même. Et, si l'on en croit Gérard Sabatier, cette dernière signification renvoie précisément à l'imaginaire de l'absolutisme. De ce fait, lors de la réception (i. e. de la visite de la Galerie avec le projet de la comprendre, d'en saisir le sens), l'acte individuel de compréhension (lire le plafond) s'enracine dans cet imaginaire1. Toute la question est celle de savoir si le visiteur dispose de la compétence pour faire la relation entre ce qu'il voit et ce qui est à saisir. Avec cette question complémentaire : est-ce que le dispositif lui permet de construire cette compréhension et d'accéder à cette signification ? Pour commencer, revenons sur la relation entre mise en scène et imaginaire absolutiste. Gérard Sabatier, dans l'étude citée, propose 1 En suivant la terminologie de Panofsky, on pourrait qualifier cette seconde signification “d'iconologique”. A deux réserves près. La première est que la signification iconographique dépasse ici le simple niveau de l'iconographie proprement dite et engage des processus de compréhension de l'articulation entre les tableaux (processus textuels tels que la narrativité ou l'argumentation). Il y a donc la signification des figures et la signification de ce texte que constitue l'ensemble des composants (tableaux, etc.). La seconde est qu'il faut préciser que ce second niveau couvre non seulement les thématiques de l'imaginaire royal (grandeur du Roi, théorie des deux corps, etc.), mais encore l'usage que l'absolutisme royal fait de l'ostension (ce que l'on pourrait appeler les schèmes relevant des cadres mentaux ou, pour reprendre Baxandall, “l'équipement mental”). On le voit, avec l'imaginaire, c'est une compétence de contenu qui est demandée, avec l'usage de l'ostension, c'est une compétence portant sur le processus. La différence entre les deux apparaîtra clairement plus loin : lorsque les jésuites mettent au service du pouvoir royal les technologies religieuses afin d'émerveiller le destinataire (regardant, lecteur, visiteur, etc.), ils transfèrent une compétence de processus. 145 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ de rapprocher l'organisation spatiale de la décoration de la Grande Galerie avec ce qui structure ce qu'il appelle “l'imaginaire du pouvoir monarchique absolu”1 : rapprochement de la centralité de la scène mythologique qui organise le décor avec la centralisation de l'appareil de l'État autour de la personne du Roi ; rapprochement aussi de la dilatation et de l'expansion de la scène centrale vers les tableaux de la périphérie avec une puissance du pouvoir absolu qui se veut infinie. Noter qu'à cette dilatation, il faut ajouter l'articulation de ces tableaux à l'architecture par des éléments de transition, hybrides de figures et de structures (visages, guirlandes, bordures, entablements, colonnes), et leur intégration dans l'espace architectural lui-même (le volume/la lumière, l'ouverture/la vue). Rapprochement, encore, de la hauteur enveloppante, centrale et rayonnante, de la figure du roi avec la verticalité de l'organisation féodale (registre de l'imaginaire politique) et, simultanément, avec une symbolique de la coupole (registre de l'imaginaire religieux). Mais la mise en scène (la mise en exposition, si l'on veut) permet-elle d'accéder à cet imaginaire ? Tout dépend de ce que l'on met sous le terme “accéder”. L'opérativité effective de la mise en scène passe par les opérations physiques et mentales des visiteurs : déplacements, regards, impressions, saisissement d'étonnement, admiration, délectation, déchiffrement, etc. Sans ces opérations, pas d'efficacité – du moins, pas forcément celle attendue par le commanditaire. Celle-ci nécessite, au-delà de la rencontre physique, une rencontre entre l'organisation formelle de l'objet et une compétence (ou, pour rester en cohérence avec ce que nous avons dit précédemment, je dirai les schèmes) des visiteurs. Ainsi l'ensemble des opérations requiert de la part du visiteur une sorte de “psychologie”, spécifique à la fois pour un type d'objet, pour une situation et pour une époque. Or, une des particularités de la peinture politique est de faire appel au déchiffrement, de supposer une lisibilité et une compréhension possibles. C'est par cette particularité qu'elle commence à entrer dans le champ de la communication, au sens moderne du terme. Mais je dis qu'elle commence, car nous voyons bien que nous sommes dans une logique de déchiffrement et non de ce que l'on pourrait appeler une logique de lecture, c'est-à-dire de saisie immédiate des significations. Sans même parler d'une compréhension du niveau le plus profond (l'imaginaire de l'absolutisme) qui nécessite une procédure d'analyse, la lisibilité du programme est loin d'être évidente : elle requiert déjà un 1 Gérard Sabatier, “Imaginaire, État et société...”, op cit., p. 74-86. 146 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon déchiffrement à la manière d'un tableau d'histoire à la fois des tableaux eux-mêmes et, à plus forte raison, de leur articulation1. Elle nécessite une forte compétence du regardant dans la mesure où le dispositif lui-même (la Galerie) livre très peu d'éléments. D'où la publication, dès son ouverture, du programme dans le Mercure de France2. Elle apporte ce qui manque au plafond pour qu'il puisse répondre à une stratégie communicationnelle, c'est-à-dire pour qu'il donne au regardant les informations nécessaires à l'interprétation facile et rapide de ce qui est représenté. En un certain sens, cette publication, sorte d'aide à la visite, pourrait former avec le plafond un dispositif communicationnel. Mais précisément, le fait qu'elle soit séparée de l'objet qu'elle commente, qu'elle reste “détachée” de lui, indique que ce dispositif reste virtuel, qu'il peut fonctionner dans certains cas (lorsque les visiteurs lisent le plafond avec le guide) mais que l'on a bien affaire à deux objets distincts appartenant à des fonctionnements différents (une galerie et un livre). Pour notre propos, cet état de fait a l'avantage de dissocier les effets de la mise en scène et en espace et la compréhension de ce qui est représenté. La conséquence est en effet un ciblage des récepteurs : si tous sont “saisis” par la première, il y a ceux qui peuvent, ceux qui doivent, et ceux qui au contraire ne peuvent (ou ne doivent pas) “déchiffrer”. Pour éclairer ce processus d'installation d'un récepteur-modèle3, on peut se reporter à l'analyse effectuée par Gérard Labrot à propos des imprese, qui montre à quel point celles-ci nécessitent, de la part de qui veut les lire, la possession d'une certaine culture. L'ambiance cultivée n'est ainsi pénétrable que par ceux qui en font déjà partie ; elle a un pouvoir ségrégateur puissant qui distingue le vulgaire de 1 D'un strict point de vue sémiotique, on peut noter aussi que le couplage entre la mise en exposition (la disposition et l'organisation des éléments) et l'imaginaire de l'absolutisme ne facilitent pas cette interprétation. 2 Gérard Sabatier a d'ailleurs montré que la compréhension du programme se perd assez rapidement. La signification des figures est ce qui est le plus durable, la signification de tel ou tel tableau aussi, mais la signification de l'articulation des tableaux dans leur ensemble – ce qui est le plus attaché à la stratégie politique de Louis XIV et de l'imaginaire absolutiste – fait, de la part des commentateurs censés livrer la signification du plafond, l'objet d'interprétations qui s'éloignent de plus en plus du programme. Gérard Sabatier, “Versailles, ou le sens perdu...”, op. cit. 3 Pour adapter le concept de “lecteur-modèle” d'Umberto Eco, Lector in fabula, ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. de l'ital. par M. Bouzaher. [Lector in fabula, Milan, Bompiani, 1979], Paris, Grasset & Fasquelle, 1985. 147 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ ceux qui possèdent érudition, culture et pouvoir. Pour ces derniers, la lecture est en effet soit superflue, lorsqu'il s'agit du Prince régnant qui est l'origine de ces représentations puisqu'il est en représentation à travers elles ; soit a priori posée comme possible, pour les personnes cultivées ; soit, enfin, propédeutique pour le jeune Prince qui doit se former et acquérir, incorporer, à travers elle une représentation (image et habitus corporel) de lui-même1. Pour le vulgaire, qui ne peut lire le décor, reste son effet d'ensemble, la perception d'une “mœstà” et d'une “gravità” ; autrement dit, une production de sens proprement attachée à l'organisation formelle, architecturale, du volume et du matériau, du décor et de la disposition, de la couleur et de la richesse2. Il y a par conséquent au moins deux régimes sémiotiques différents de fonctionnement des décors selon la condition des personnes : pour certaines personnes, ils relèvent du registre de ce que nous appellerons l'énigme, c'est-à-dire d'une réserve de sens à déchiffrer3 ; pour d'autres, du registre du secret, d'un donné à voir dont le sens échappe presque totalement. Ou si l'on préfère encore : le secret de l'image (un secret de chez soi, que l'on peut partager) s'oppose à l'image d'un secret (un secret situé ailleurs, inaccessible4). L'image départage un “ici du secret” du véritable “secret de l'ailleurs”. 1 Gérard Labrot, Le Palais Farnèse de Caprarola, op. cit., p. 83. On remarquera l'importance et la fréquence de cette figure du jeune Prince comme figure privilégiée de la communication ; il est au plus près du Prince (la réflexivité de la communication est maintenue par lui, le Prince, origine de la communication, qui en est aussi le destinataire) et cependant légèrement décalé par rapport à lui à cause de son statut et de son ignorance (la communication devient ainsi transitive). 2 Gérard Labrot, op. cit., p. 76 sq. C'est d'ailleurs ainsi que nous réagissons, en tant que touristes non-acclimatés à l'époque, en visitant ces lieux. 3 Le Père Bouhours dans le sixième entretien d'Ariste et Eugène, consacré aux devises, dit que la devise est un “symbole ingénieux” qui ne doit pas se laisser entendre du peuple. Mais, pour ceux à qui elle s'adresse, elle ne doit ni être trop facile ni trop obscure sous peine de choquer par la facilité ou de décourager. C'est le juste équilibre de l'énigme qui produit le “merveilleux”. Dominique Bouhours, Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène, [1 rel 671], Paris, Colin (coll. “Cluny, le Trésor”), 1962, p. 182, 189 et 220. 4 Le merveilleux est toujours un “merveilleux pour les autres”, celui qui parle se plaçant dans la position de celui qui sait (mais quand même...). Le dispositif est ainsi un espace de croyance. Voir Octave Mannoni, Clefs pour l'imaginaire, o u l'Autre Scène, Paris, Ed. du Seuil (coll. “Le champ freudien”), 1969. C'est ici qu'il y aurait à développer une analyse de la Grande Galerie dans son ensemble, qui conjoint décor peint et theatrum polydicticam dans lequel les miroirs font éclater l'espace et multiplient l'image du Roi et de ceux qui l'entourent. Au siècle suivant, La Font de St Yenne critique la mode des Glaces : elles, “dont nous regardons le récit des effets comme un conte de fée et une merveille imaginaire[...] ont porté un coup funeste à ce bel Art et ont été une des principales causes de son 148 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon La communication politique absolutiste s'appuie sur cette économie du secret et de l'énigme qu'elle va en même temps travailler et modifier. Et le plafond de la Grande Galerie est exemplaire de ce basculement. Il reste dans l'espace du pouvoir et s'adresse à ceux qui sont censés pouvoir comprendre ; mais il vise en même temps à être connu et compris du “public”. Deux phénomènes semblent alors intervenir. D'une part, la séparation essentielle devient de moins en moins celle des rangs et de plus en plus celle qui passe entre le Roi et les autres pendant que la zone du Prince (zone du secret) semble se réduire au point de ne bientôt circonscrire que le roi. D'autre part, cette séparation entre le Roi et les autres devient l'objet d'un intérêt particulier, le support d'un prosélytisme, appelant en retour une sorte de ferveur. Il s'agit alors d'expliquer, c'est-à-dire de rendre accessible à la vision et à la compréhension, le mystère et l'invisible ; le secret est proposé comme énigme à résoudre (pour l'esprit) et mystère à accepter (pour la foi). La communication va s'organiser autour d'un mystère (la nature et l'“âme” du Roi) de sorte que le secret peut devenir énigme sans perdre ses vertus de mystère. La stratégie communicationnelle politique ne va donc pas consister, comme nous pourrions spontanément le penser, à fonctionner en dehors du secret et de l'énigme. Elle va s'organiser autour de la médiatisation du secret, le réduisant partiellement à une énigme, donnant même parfois la solution de l'énigme. On sait l'importance des modèles élaborés par des hommes d'église et spécialement par les Jésuites dans la construction de ces opérations de médiatisation. Des opérations qui mettent le spectateur devant les mystères de la représentation de l'invisible divin-royal à travers tout un jeu de la manifestation et du commentaire, de l'interprétation et de l'exposition1. On en arrive alors à ce paradoxe que l'explication, en déclin en France, en bannissant les grands sujets d'Histoire qui faisaient son triomphe, des lieux dont ils étaient en possession[...]”. Il oppose l'embellissement qui égaie en éclairant, “qui forment des tableaux où l'imitation égale si parfaitement les sujets imités”, qui trompe les yeux et dont les avantages tiennent du prodige, caractérisé par “la facilité mécanique” de la perfection et de l'abondance des glaces et vernis, aux “beautés idéales de la Peinture dont le plaisir dépend uniquement de l'illusion à laquelle il faut se prêter”, La Font de Saint Yenne, L'Ombre du grand Colbert, le Louvre et la ville de Paris, Dialogue suivi de Réflexions sur quelques causes de l'état présent de la Peinture en France avec quelques Lettres de l'Auteur à ce sujet. Nouv. éd. corrigée et aug. S. 1. [Paris], 1752, p. 200-203. 1 Le rapprochement entre Peinture et Mystères est un thème récurrent, un topique, de la rhétorique jésuite. Un sonnet du Père Menestrier, intitulé A Monsieur Le 149 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ aidant à l'interprétation, donne encore plus de présence à l'objet du secret. Par conséquent, c'est dire à quel point cette stratégie communicationnelle est éloignée du seul usage de l'explication ou de l'expression de la pensée dans le discours. La production de sens par monstration, l'ostension avec toutes ses possibilités va au contraire être requise pour construire un média, un espace commun entre destinateur et destinataire. Dans cet espace, le visiteur (l'autre, celui qui doit comprendre) sera physiquement saisi avant d'être mentalement conduit1 ; il sera pris dans la construction d'un monde entre le monde réel et un monde des possibles du sens. Voyons à présent comment un tel média peut faire accéder le destinataire à ce qui fait la nature du Roi en rendant présente cette dernière avec deux exemples de “lecture institutionnalisée” ; celle du tableau Les Reines de Perse et celle des tapisseries des Quatre éléments et des Quatre saisons. VERS LA LOGIQUE COMMUNICATIONNELLES DES STRATEGIES Louis Marin a développé, à plusieurs reprises, l'importance de la description à la fois dans la lecture du tableau et dans son usage politique. Je m'en tiendrai donc essentiellement ici à montrer comment la publication de la description contribue à construire un Brun, Premier peintre du Roy : Pour les peintures de la Chapelle de Versailles et de la Chapelle de Sceaux, est tout entier sur ce thème, il se termine ainsi : “Il découvre le cœur, il rend l'âme visible,//De la divinité fait un être sensible,//Représente la grace, à la gloire il atteint.////Ce que l'œil ne peut voir son adresse l'exprime,//Comme Paul il s'élève au Ciel le plus sublime,//, Il voit ce qu'il y vit, il fait plus il le Peint.”. Et Pigagniol de la Force s'en souvient encore lorsqu'il dit, à la fin de sa “Préface”, qu'il a été obligé de décrire les tableaux des Saints avant ceux de la Divinité situés dans la Chapelle de Versailles et qu'il conclut : “C'est d'ailleurs la considération des choses qui ont été faites, qui rend visible ce qui est invisible en Dieu. Rom. X. 20.” ; Piganiol de la Force, Nouvelle description des chateaux et parcs de Versailles et de Marly, 8e éd., t. 1., Paris, Desprez & Cavalier fils, 1751. A noter aussi l'emploi continu des termes de “merveilles” et de “mystères” par Félibien lorsqu'il commente les Tapisseries d u Roy (voir ci-dessous). 1 Le thème de l'union du plaisir pour l'œil et de l'admiration pour l'entendement semble se décliner selon l'homologie sémiotique : science et jugement/art et beauté // Unité de l'action/unité de la lumière et des couleurs. A noter que c'est le même thème qui sert à distinguer, dans le public, le peuple porté vers “les choses naturelles et agréables” et les savants qui connaissent “les secrets de l'art”. Ce thème de l'union du plaisir pour l'œil et de l'admiration pour l'entendement est u n topique qui reparaît aussi dans la présentation des Tapisseries du Roy (l'œil découvre avec plaisir les images/l'agréable// I'entendement avec admiration /le savant). Elle est toujours présente en plein XVlIle chez un La Font de Saint Yenne. 150 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon dispositif communicationnel dont il convient d'étudier les caractéristiques et comment la description aide à faire fonctionner le tableau sur une logique d'exposition. La stratégie communicationnelle d'un livre adressé au Roi pour être lu par les autres Une première remarque : le texte de Félibien, intitulé Les Reines de Perse aux pieds d'Alexandre est adressé au roi. Ce dernier est donc, à première vue, l'unique destinataire de la communication (il l'est de jure). Cependant, le public est aussi destinataire de facto, dans la mesure où le texte est imprimé et diffusé. De la même manière, le roi est possesseur du tableau (il a choisi de l'acquérir), mais son choix est confirmé à la fois par le peuple porté vers “les choses naturelles et agréables” et par les savants qui connaissent “les secrets de l'art”. Dernière remarque : la nécessité même d'avoir à écrire au roi pour lui expliquer le tableau, le clive en deux places symboliques différentes puisqu'il est, d'un côté, métaphoriquement (“iconiquement”, si l'on peut dire), le sujet du tableau, et de l'autre, métonymiquement (“indiciairement”), le destinataire de l'écrit. Existerait-il donc un défaut de connaissance de la part du roi sur sa propre personne royale ? Ou bien une obscurité trop grande du tableau qui motive interprétation et commentaire de la part d'un tiers ? Ou ne sommes-nous pas plutôt face à une stratégie communicationnelle particulière ? Formellement, Félibien publie un ouvrage qui se réduit à l'épître d'envoi au roi, ce qui signifie que le roi, en autorisant cette publication redevient ainsi destinateur. Nous sommes à l'intérieur d'un dispositif qui se veut d'emblée communicationnel : le roi reçoit une lettre et la rend publique par le livre. La lettre et le livre coïncident. D'un point de vue rédactionnel, Félibien construit son discours selon un schéma que l'on peut résumer schématiquement ainsi : je décris au roi le tableau qui peint les vertus d'Alexandre (savoir gouverner) en attendant de décrire, plus tard, les merveilleux tableaux des actions du Roi1. Le roi est donc doublement destinateur : il est celui 1 Ce schéma de don au roi, puis d'autorisation de celui-ci de “publier” est, semble-t-il, à la base du fonctionnement politique de l'édition au XVIIe siècle, à travers le double processus de l'Envoi et du Privilège. On notera que ce schéma fait passer, dans le cas présent, le manque depuis le roi vers Félibien : Certes, je vous [à vous, le roi] explique le tableau dont vous ne possédez pas la signification, mais je n'ai pas encore “la gloire de faire savoir à tout le monde avec combien de respect” je suis votre serviteur en expliquant des tableaux dans 151 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ qui fait peindre et écrire ; et il est celui qui donne au public. Tout cela, sans qu'il perde pour autant sa place de destinataire : celui à qui l'on s'adresse. Ce dispositif communicationnel est en réalité constitué du couplage de deux circuits de nature différente : le premier est celui d'une communication restreinte, en boucle, entre le roi, le peintre, l'écrivain, puis à nouveau le roi ; le second est un circuit de communication généralisée, de diffusion médiatique. On peut dire que le premier circuit est réflexif : par lui, le discours, qui a pour origine l'action du roi1, revient au roi puisque ce dernier est le lecteur à qui s'adresse Félibien. Le roi se communique à lui-même par l'intermédiaire du peintre et de l'écrivain ; il se montre ses propres qualités. Le second est un circuit transitif, il s'étend en direction du public. Sa particularité est d'être une diffusion du premier circuit. C'est en cela qu'il est médiatique : il se greffe, se branche sur le premier ; il le prend en charge et le montre. Littéralement : il le “publie”, il lui donne un espace social, il le publicise. Il le médiatise. Le public qui est éloigné du lieu du pouvoir par l'espace ou par le temps, devient bien destinataire (dans le second circuit) ; mais il n'est pas le “lecteur” à qui l'on s'adresse, il est “spectateur” de la communication qui se déroule entre le roi, le peintre et l'écrivain. Autrement dit, l'événement sur lequel porte la communication généralisée n'est autre que la communication restreinte ; la première opère la monstration de la seconde ; elle donne à voir un discours donné à lire. Dans ces conditions, le privilège accordé à la publication par le roi met ce dernier en position de connecteur institutionnel entre les deux circuits ; puisqu'il est celui par qui le montage peut exister, il est donc destinateur de la stratégie médiatique (ce qui boucle le second circuit par le premier). Quant au livre, il propose au public-(lecteur) d'accéder à la lecture que fait le roi de ses propres actions. Il permet de lever l'énigme posée par le pouvoir (savoir gouverner), mais laisse inentamé le secret du roi ; à savoir : le mystère de sa nature. Le texte expose l'imaginaire du pouvoir lesquels vous (vous, les spectateurs) verrez peintes les actions de Votre Majesté comme nous les voyons dans l'Histoire. 1 Le centre du pouvoir, son lieu fondateur – le roi – est fondamentalement le lieu de l'action, non uniquement celui du discours comme cela est le cas dans le modèle démocratique avec la Loi. Ce circuit constitue le roi comme “individu” en tant qu'il est maître du langage car sujet de l'action. 152 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon Si le couplage des deux circuits construit un dispositif de stratégie communicationnelle, il y a tout lieu de faire l'hypothèse que la stratégie en question doit aussi modéliser le fonctionnement de l'ensemble du texte. Peut-on retrouver les grands moments qui scandent ce parcours proposé au lecteur, qui doivent le mener depuis l'apparaître du tableau aux portes de ce qui fait l'être du roi ? Pour mener de l'apparent à l'essentiel, du visible à l'invisible, Félibien utilise la technique de la description : il expose la manière dont doit se lire le tableau et dont on doit en interpréter les images. Après quelques considérations sur la peinture et le sujet, il traite de la disposition des figures qui doit, dit-il, être considérée en premier, pour passer aux expressions puis à l'unité du sujet. Expressions et mouvements “contribuent à représenter une seule action, comme si c'était autant de lignes qui se joignent en leur centre ; ni ayant rien dans toutes ces Figures qui ne soit nécessaire, n'y qu'on puisse retrancher comme superflu et inutile”. Ils assurent l'unité de l'action. Voilà ainsi exposé le contraste entre le Prince et la Cour des Reines. L'unité de l'action, qui touche à la science et au jugement va de pair avec l'unité de la lumière et de la couleur (art et beauté). Ainsi la distinction entre les expressions du Prince (calme et tranquillité qui témoignent du repos et de la douceur) et celles de la Cour des Reines (émotion et diversité de mouvements qui montrent étonnement, crainte, douleur, passions dont ces personnes sont émues), trouve-t-elle son homologie dans le traitement de la lumière et de la couleur : la lumière éclaire avec plus de force la figure d'Alexandre et le jour se répand davantage sur les plus dignes ; les couleurs sont disposées les unes à la suite des autres, de sorte qu'elles ont toutes une convenance avec la principale et la plus vive qui est comme leur maîtresse ; à savoir, le manteau rouge écarlate d'Ephestion. Voilà donc comment tout s'ordonne par expansion à partir d'un centre. Mais ce centre n'est-il pas la figure d'Ephestion plus que celle d'Alexandre ? En réalité, si la figure d'Ephestion est première pour la couleur car il en reçoit la lumière, c'est celle d'Alexandre qui l'est pour la lumière. Et la conduite des couleurs fait que ces deux figures sont liées et s'unissent de surcroît à celles de la Reine. De sorte qu'au-delà de l'expression des sentiments des reines, la conduite de la couleur dans son rapport à la lumière vient répondre à l'Histoire (la méprise de la mère de Darius qui prend Ephestion pour Alexandre à cause de sa prestance) pour signifier, pour celui qui sait lire le 153 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ tableau, la clémence du Prince1. Ainsi est assurée l'unité de l'ensemble. Dès lors, la force et l'expression du dess(e)in, la beauté et l'artifice des coloris, font que non seulement l'Art y égale la Nature mais la surpasse pour la proportion, la beauté et la grâce. Vient ensuite le rappel des qualités d'Alexandre comme Prince, ce qui assure (conventionnellement) la transition avec les actions du roi. Félibien termine sur son attente d'une grande peinture des actions du roi, d'une Histoire peinte, pour la joie qu'elle lui donnera d'être interprète de ces merveilleux tableaux, et pour la gloire qu'il aura de faire savoir à tout le monde avec combien de respect il sert le roi. Comment le tableau, apparaît-il, à travers la description de Félibien, comme un “assemblage idéel” régi par une logique d'exposition2 ? La lecture repère la manière dont les mouvements et les expressions engendrent de beaux contrastes. Dès lors, la totalité de la peinture se fragmente pour constituer le tableau en un ensemble articulé. En premier, la figure d'Alexandre se distingue des autres ; puis, chaque figure se charge d'une expression et d'un mouvement. Bientôt, la figure d'Alexandre paraît en lumière. Chaque fragment pourrait être cerné, bordé, pour faire lui-même tableau. Pourtant, à la différence de ces “détails” que l'on voit de nos jours exhibés dans les livres d'art, il n'est point prélevé ; plutôt indiqué sur place, à la fois cerné et intégré dans un ensemble en une sorte de sur-brillance signifiante. Car le contraste affirmé par l'expression et le mouvement se trouve contrebalancé par la manière dont ces derniers concourent à représenter une seule action. Et cette unité est à la fois signifiée, indiquée et réglée par l'unité de la lumière et de la couleur. En effet, à “la disposition des figures” répond “la conduite des couleurs”. La lumière éclaire fortement la figure 1 Ce trait n'a pas échappé à La Font de Saint Yenne qui y voit la supériorité d u tableau de Lebrun sur celui de Véronèse (Les pèlerins d'Emmaus) qui est exposé en face du premier dans la Salle de Mars. La Font de Saint Yenne, L'Ombre..., suivi de Réflexions sur quelques causes..., op. cit., pp. 246-248. Pour l'emplacement de ce tableau, on peut se reporter à la description de Versailles par Piganiol de la Force, Nouvelle description..., op. cit, pp. 146-148. 2 Je reprends à dessein l'expression que le Père Menestrier emploie pour désigner le montage des décorations ou des devises : “Cet assemblage d'Histoire, de Fable, de choses saintes et de choses profanes, est une espèce de fiction ou de Poësis, à qui il est permis aussi bien qu'à la peinture, selon le sentiment d'Horace, de faire de ces assemblages idéels qui tiennent de la nature des Grotesques.” Claude François Ménestrier, Décorations faites dans la ville de Grenoble, capitale de l a province de Dauphiné, pour la réception de Monseigneur le Duc de Bourgogne et de Monseigneur le Duc de Berry, avec des réflexions et des remarques sur l a pratique et les usages des Décorations, Grenoble, Antoine Fremon, 1701, p. 26. 154 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon d'Alexandre, puis de plus en plus faiblement au fur et à mesure que l'on s'en éloigne ; la couleur est au plus vif près d'Alexandre, comme si il devenait lui-même source de lumière à travers l'éclat qu'il donne à celui qui l'accompagne ; puis, cette vivacité se communique et se perd dans d'autres figures pour assurer la liaison du tableau. Ainsi, la figure du Prince, séparée des autres par son expression, constitue en retour l'élément central à partir duquel les autres figures s'intègrent au tableau ; elles en constituent en quelque sorte l'expansion qui sont autant d'occasions, pour le peintre, de montrer les qualités et les actions du Prince et, pour le lecteur, de les saisir. La lecture est donc bien explication, commentaire et déploiement. Elle rejoint les principes d'“assemblage” de la Grande Galerie : une fragmentation qui permet la dilatation du tableau central. Elle est une manière d'“exposition” : elle déploie le tableau le long du discours, dans l'espace du texte ; elle donne pour chaque fragment, pour chacune des images la signification conventionnelle et la signification dans le tableau. Seulement, l'exposition est ici à son “degré zéro” de spatialité, le livre se contente de publier, c'est-à-dire de présenter au public le discours qui “expose” le tableau au roi. Le circuit de la communication restreinte est déterminant. Il s'agit d'une exposition “en discours” qui est médiatisée, puisque la mise en scène et en espace de la description s'abîme, se résorbe, dans la lecture même du tableau. De la communication généralisée à la communication médiatisée L'ouvrage Tapisseries du Roy, où sont représentées les quatre éléments et les quatre saisons travaille d'emblée sur le second circuit de communication. Le discours n'est pas adressé au roi, il traite des actions et de l'âme du roi. Preuve en est le fait que les devises sont à la troisième personne : elles ne sont pas des devises du roi, ni même des devises adressées au roi, mais des devises que l'on a faites au sujet du roi. Autre indice : l'“Avertissement” rappelle l'avantage que donne sur les Anciens la gravure et l'imprimerie qui permettent de “multiplier à l'infini un même discours ; et de faire voir l'image d'une même chose en divers lieux”. Dans cet ouvrage, si le premier circuit de la communication reste sous-jacent, il n'est plus l'objet de la monstration. Il affleure seulement par endroit comme origine et fondement légitime de la peinture et du discours. C'est parce que le roi commandite peintures et ouvrages que les Tapisseries, et le livre qui les présente, existent : “Aussi, écrit Félibien, comme il n'est rien dans les Arts que le Roy 155 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ ne fasse servir à l'utilité de ses Peuples, et à la gloire de son Règne, il ne se contente pas d'élever de magnifiques édifices, d'orner ses Palais de Peintures, et de statues inimitables, de les parer de Vases et de Meubles précieux, de faire travailler à toutes Sortes de riches Tapisseries, et d'employer une infinité de personnes à tous ces Ouvrages qui peuvent embellir son Royaume : il veut encore que les Peuples éloignés en jouissent en quelque sorte, et que par les Descriptions et les Figures de ses superbes Bâtiments, et de ses Royales entreprises, ils en connaissent l'excellence.” L'ouvrage s'adresse donc aux peuples éloignés dans l'espace, mais aussi à “ceux qui viendront après nous”, afin qu'ils “soient en quelque sorte Spectateurs des merveilles dont nous sommes témoins”. Le roi est à la fois directement et indirectement le sujet de ces tapisseries. Directement, puisque ces dernières sont destinées à signifier les grandes actions du roi sans avoir recours à la métaphore mythologique ou historique telle que celle d'Alexandre dans Les Reines de Perse. Indirectement cependant, puisque le propos n'est pas de mettre devant les yeux des spectateurs les événements historiques eux-mêmes – ce qui est au contraire la fonction des grandes Tapisseries de l'Histoire du Roi elles-mêmes –, mais d'aller directement à ce qui commande ces grandes actions : à savoir, ce qu'il y a de grand et d'admirable dans l'âme du roi. Le propos est par conséquent plus ontologique qu'historiographique ; la métaphore est cosmologique et non plus héroïque. Aussi, devant un tel niveau d'abstraction, le texte et les devises deviennent un moyen pour expliquer la manière dont le peintre a figuré les qualités de l'âme du roi1. Une psychologie des mobiles de l'action (par exemple : la vivacité de l'Esprit ou l'activité de la personne) s'absorbe dans une 1 Au début de la description de la Tapisserie du Feu, on lit à propos du sujet central : “Mais ce n'est ici ni les couleurs, ni l'art avec lequel on les a employées que je veux décrire. Je tache d'expliquer le sens mystérieux qu'on a caché sous ces figures, et faire voir comment dans le Tableau le Peintre se sert de l'élément d u Feu, pour signifier les principales actions de sa majesté”, (p. 3). Et, un peu plus loin, ce passage étonnant : “C'est dans ce Tableau qu'on a voulu enfermer l'lmage incomparable de ce qu'il y a de plus grand et de plus admirable dans l'âme d u Roy, dont l'éclat est si puissant, qu'il a fallu se servir de cette peinture, comme d'un voile, pour en supporter les rayons. Car le Peintre a taché particulièrement de figurer par cet Elément du Feu, la vivacité de l'Esprit de S. M. et cette activité qui la porte sans cesse à procurer le bien de ses Sujets”, (p. 4). Dans l'introduction aux Tapisseries des Eléments, Félibien dit que son projet est d'expliquer les Images allégoriques à ceux qui ne savent pas les lire : “L'on m'excusera donc bien, s i j'ose entreprendre d'expliquer à ceux qui ne sont pas accoutumés à voir ces caractères mystérieux, de quelle sorte on a figuré les grandes actions que sa Majesté a faites dans chacun de ces éléments, et combien le Peintre a caché de merveilles sous le voile de ses couleurs”. (p. 2) 156 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon présentation quasi-religieuse des attributs de la nature royale (Piété, Magnanimité, Bonté et Valeur). Ainsi voit-on resurgir la réflexivité caractéristique du circuit de la communication restreinte, puisque, conformément au scénario du discours d'éloge décrit par Louis Marin, le discours figuré et écrit est motivé et commandité par le roi, pour représenter, en son contenu même, ce qui fait l'essence du roi1. Mais, la boucle du circuit de la communication restreinte bouclée, il reste un ouvrage, un objet, un média entre le lieu du roi et le public (les peuples éloignés ou à venir), où l'“on” donne tout à la fois à voir et à lire une représentation – c'est-à-dire une “interprétation” au sens théâtral et au sens herméneutique du terme – du pouvoir royal, une représentation de l'énigme, du mystère, de la nature du roi. Le dispositif communicationnel travaille donc à la fois plus en amont et plus en aval que dans Les Reines de Perse. Plus en amont, car, au-delà des grandes actions de sa Majesté et de leurs caractéristiques, il s'agit bien de rendre visibles et intelligibles tant leurs causes (l'âme du roi et ses vertus) que leurs effets merveilleux (les saisons avec leurs divertissements). Il s'agit de produire une présence de ce qui caractérise le destinateur et qui est à l'origine de tout le processus. Plus en aval, parce que cet objet est plus qu'un texte, fut-il sous forme de “livre”. Par sa taille, il s'agit d'un superbe in folio comme on en fait à cette époque pour présenter texte et gravures. Sa composition en fait une sorte d'exposition “à deux dimensions”, individuelle et portative. Objet réel avec ses figures et ses descriptions, il s'adresse donc bien à un public. Il ne se contente pas, en effet, de fournir la description des tapisseries ; mais il présente une mise en scène de leur reproduction, de leur commentaire et de leurs devises. Cette mise en scène explique et rend intelligible les symboles ingénieux utilisés par le peintre pour figurer, montrer, “faire apparaître” les causes et les effets des actions du roi, c'est-à-dire pour rendre visible l'invisible. Car il s'agit bien de créer un espace de rituel qui manifeste et fasse apparaître. Aussi, par une ruse de la communication restreinte, la représentation, cette quête de l'intelligible de ce qui rend visible, découvre que ce qu'elle cherchait n'est autre que ce qui l'animait et 1 Il y a donc clivage entre celui qui commande et le producteur de la communication. C'est un clivage analogue qui existe encore aujourd'hui dans certains médias comme la publicité : l'entreprise (ou l'homme politique) apparaît à l'origine de la communication tandis que le publicitaire est producteur de la communication. 157 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ lui donnait vie. Selon un procédé que l'on retrouve dans la rhétorique religieuse, où toute chose qui rend visible l'invisible divin doit “retourner” en Dieu, la représentation dans son ensemble se résorbe, in fine, dans le roi comme en son origine : c'est lui qui, par ses actions, “oblige tout le monde à admirer des vertus qui n'avaient point jusqu'à présent éclaté dans les autres Princes.” La métaphore cosmologique, comme la métaphore historique et héroïque, transforme en énigme son contenu et en secret son principe1. Le dispositif médiatique L'ensemble de l'ouvrage se divise en deux grandes parties consacrées respectivement aux deux séries de tapisseries : celles des Eléments et celles des Saisons. Un “Avertissement” ouvre l'ensemble de l'ouvrage. Chacune de ces parties est ouverte par une introduction qui prolonge cet “Avertissement” et qui présente la signification générale de la série : les grandes actions du roi et leurs causes pour les Eléments et les effets merveilleux de ces grandes choses que sa Majesté a faites depuis qu'elle a pris la conduite de son Etat pour les Saisons. La mise en page comme mise en scène affirme fortement que chacune des deux séries appartient à l'ensemble de l'ouvrage. D'une certaine façon, elle conforte la domination de l'argument présenté dans l'“Avertissement” sur les introductions des deux parties : le frontispice d'ensemble de l'ouvrage est rappelé par le frontispice de chacune des deux parties. Il en est de même pour le titre lui-même d'ailleurs (“Tapisseries du roi, où sont représentés les quatre éléments” ; “Tapisseries du roi, où sont représentées les quatre saisons”). L'encadrement de ces frontispices, qui présente Eléments et Saisons, rappelle celui des tapisseries et annonce celui de devises. Au niveau immédiatement inférieur, c'est-à-dire à l'intérieur de chacune des parties, on trouve, après une introduction, quatre modules correspondant respectivement aux quatre éléments et aux Quatre saisons. Chacun de ces modules est composé d'une 1 Il y a une sorte de “présence réelle” de l'âme du roi produite par la conjonction du rituel instrumentalisé et de la communication médiatisée qui en donne comme une icône parfaite. Nous assistons donc, au ralenti, au processus de conjonction du rituel et de la technologie qui fait du Portrait du roi quelque chose qui est entre l'“apparition” et la “relique”. Rappelons que pour Marin, la représentation répond à un double mouvement : elle substitue le présent à l'absent et intensifie le présent en se présentant représentant. On peut donc dire que le dispositif communicationnel nous introduit à un véritable rituel de représentation. 158 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon magnifique gravure de la tapisserie en double page1 ; d'une description dont la mise en page met en valeur les inscriptions ; et enfin de la présentation des quatre devises (placées aux quatre angles de la bordure de chaque tapisserie), chacune d'elles exposées, déployées, sur une pleine page. Les “unités de présentation” composant chaque module (gravure, description, devises) sont tout à la fois articulées et juxtaposées. D'un côté, elles sont logiquement enchaînées (la gravure fait l'objet de la description ; et celle-ci annonce l'exposition des devises) et formellement liées par le jeu des reprises des bordures, des tableaux, de la mise en page2. D'un autre côté, elles sont fonctionnellement juxtaposées comme autant d'unités possédant une relative autonomie. On les découvre au fur et à mesure de la lecture ; voire même, on peut apprécier les uns indépendamment des autres. Cela est tout particulièrement vrai pour les gravures (Félibien appelle “Tableau” le sujet central de chaque tapisserie) et surtout pour les devises : chaque présentation d'une devise constitue une unité qui, malgré sa subordination logique à l'ensemble au regard du programme, n'en reste pas moins une entité en soi. Ainsi, l'organisation générale de l'ouvrage répond à sa manière au double principe de centralité-périphérie et de fragmentation : il s'avance selon une structure “en arbre” depuis l'“Avertissement” jusqu'aux devises ; et il se déploie selon une structure “en réseau”, comme un assemblage idéel d'éléments qui renvoient les uns aux autres. La description, située entre la gravure de la tapisserie et les devises, présente la signification des images – une expositio imaginum. Elle le fait en proposant un circuit de lecture pour chaque Tapisserie, une sorte de visite guidée, qui répond très exactement, à nouveau, aux deux principes rappelés à l'instant. Pour la série des Eléments, le circuit proposé est, à peu de choses près, le même pour chacune des quatre tapisseries. Prenons à titre d'exemple la première, celle du Feu. La description énonce et décline les figures du tableau central ; puis, elle en donne l'explication (un paysage avec Vulcain et les Cyclopes en train de forger des armes). Elle se porte sur 1 Félibien emploie d'ailleurs le terme de “peinture” : il écrit au début de l'introduction sur les tapisseries des Eléments : “C'est par ces Peintures ingénieuses qu'on veut apprendre la grandeur de son Nom à ceux qui viendront après nous, et leur faire connaître par ces Images allégoriques ce que des paroles n'exprimeraient pas avec assez de force.” (p. 1) 2 Ce jeu de reprise est très ingénieux. Exemple : les bordures des tapisseries des Saisons reprennent des composants de celles des Eléments ; les tableaux de bordures du frontispice des Eléments présentent des symboles des éléments, etc. 159 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ l'élément du centre : Jupiter tient un bouclier porteur des armes du roi avec une inscription latine (une devise) dont la signification commande les autres éléments du tableau. C'est de cette manière que l'ensemble du tableau figure une des qualités de l'âme du roi1. Les petits tableaux inclus dans les bordures droites et gauches exemplifient le sujet principal en représentant deux actions qui en sont l'effet. Ensuite, vient la reproduction de l'inscription latine située “sur une table feinte” (dans la bordure du bas) ; puis, fait suite la présentation des quatre devises situées aux quatre angles. Et le circuit se clôt sur les armes du roi (bordure du haut), avec quelques explications concernant les autres ornements de la bordure2. Ce circuit est légèrement modifié pour la présentation des tapisseries des Saisons du fait de leur composition quelque peu différente de celle des Eléments, puisque ces tapisseries présentent les effets et non plus les causes. Toutes les expositions de devises se font sur le même principe. De haut en bas de la page, la devise y est rapportée à la tapisserie dont elle est extraite (par exemple : “Pour la Piété dans la pièce de l'Élément du Feu...”) ; sa Figure et son Mot sont décrits ; puis, la Figure est présentée dans une bordure spécifique ; enfin, la devise est, selon l'usage, accompagnée de vers qui en expliquent le Mot3. Une telle importance accordée aux devises, qui somme toute ne sont qu'un élément de bordure de la tapisserie, peut nous surprendre. Mais il est encore bien plus étonnant d'apprendre que la première édition consacrée à ces Tapisseries portait uniquement sur les dites devises ; et que la taille, la composition et les gravures de frontispices, fleurons, culs-de-lampe, etc. de cette première édition servirent de base – à quelques variantes mineures près – pour 1 “[... ] le peintre a taché particulièrement de figurer par cet élément du Feu, la vivacité de l'Esprit de S.M. et cette activité merveilleuse qui la porte sans cesse à procurer le bien à ses Sujets.” (p. 4) 2 Il faut noter aussi que l'auteur présente, pour chacun de ces points, les raisons “théoriques” qui ont présidé aux choix faits par le peintre : choix du sujet mythologique ; nécessité d'accorder les ornements de la bordure au sujet principal ; utilité des devises. 3 Dans les quatre tapisseries des Eléments, les devises illustrent toujours la Piété, la Magnanimité (devises des coins du haut) ; la Bonté et la Valeur (devises d u bas). Mais dans les tapisseries des Saisons, les devises des coins hauts illustrent la saison ; celles du bas, respectivement, pour le Printemps : le Carrousel ; pour l'Eté, les Bâtiments ; pour l'Automne, la Chasse ; pour l'Hiver, les Ballets et comédies. Le Père Bouhours (Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène, op. cit, p. 254) salue la qualité des madrigaux de ces devises qui sont signés de Perrault, ainsi que de l'ensemble des devises. 160 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon l'édition des Tapisseries du Roy1. Furent alors ajoutés : les textes de Félibien (l'avertissement général, les introductions et la description des tapisseries) ainsi que la reproduction des tapisseries gravées par Leclerc. Loin d'être des accessoires, les devises sont en réalité l'aboutissement de la “visite” de chaque tapisserie, du parcours de découverte qui mène depuis l'apparaître et le visible (la tapisserie) jusqu'à la signification cachée (la nature du roi). Mais cette importance pragmatique de la devise qui en fait le point ultime de la lecture de chaque tapisserie n'est qu'un aspect de sa fonction dans l'économie générale de ce livre en tant qu'unité médiatique. Ce livre-exposition se présente en effet comme une réunion de textes et de plusieurs types d'images. Toute la question est de savoir quelles sont les modalités de cette réunion, comment il est possible de faire “tenir” en un même espace cette diversité, et quel en est le résultat. Une telle réunion est-elle le fruit d'une opportunité éditoriale qui a fait ajouter les textes d'un Félibien à une riche présentation de devises qui préexistait ? Encore fallait-il que cela soit pensable ; que l'on conçoive de réunir, non seulement des textes et des images, mais des descriptions et des devises, c'est-à-dire deux modalités différentes d'articulation signifiante entre textes et images. Imaginons que Les Reines de Perse présente une “reproduction” du tableau de Le Bron ; une telle “addition” n'en modifierait pas véritablement l'économie d'ensemble : il resterait une exposition “en discours”, une description2. De la même manière que le texte de Félibien sur les tapisseries est une description. L'intérêt des Tapisseries du Roy en tant qu'objet 1 Cette première édition, intitulée Devises pour les tapisseries du Roy, où sont représentés les quatre éléments et les quatre saisons de l'année, Paris, C. Blageart, 1668, ne comporte pas de texte. Les Devises ont été peintes par Jacques Bailly et gravées par Sébatien Leclerc. Sur les différences entre cette édition et celle des Tapisseries du Roy, on peut consulter un inventaire comparatif des gravures dans Maxime Préaud, Graveurs du XVlle, t. 9, Sébastien Leclerc, vol. 2, Paris, Bibliothèque Nationale, Département des Estampes (coll. “Inventaire d u Fonds Français”), 1980, respectivement n° 1541-1577 et n° 1579-1596. L'ensemble fut à nouveau réédité en 1679, chez Sébastien Marbre-Cramoisy, voir n° 1597. 2 Il est intéressant de remarquer que la description constitue une opération inverse de l'illustration de la fable par la peinture, et l'on se demandera si la traduction commentée, illustrée de gravure “représentant” des tableaux fictifs décrits et annotée d'épigrammes, du livre de Philostrate par Vigenère ne forme pas une sorte de matrice qui met en réciprocité la description et l'illustration. Blaise de Vigenère, Les Images ou Tableaux de Platte, Peinture des deux Philostrates sophistes, Paris, Guillemot, 1614. 161 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ culturel est justement de combiner étroitement description et devise. Médiatisation et logique d'ostension Voilà donc ce qui fait l'originalité de cet objet : l'articulation en un même objet de deux fonctionnements sémiotiques. Un fonctionnement horizontal de signification par assemblage, dans lequel image et texte ne peuvent signifier l'un sans l'autre ; un fonctionnement vertical de hiérarchisation, de dérivation, dans lequel l'image est “expliquée” par le texte, et le texte relancé par l'image. C'est ce qui en fait un livre-exposition, ce qui donne à ce livre son opérativité : au-delà de la fragmentation de la composition, de la juxtaposition d'images et de textes différents, de la successivité des tapisseries ; au-delà de la centralité présente dans les tapisseries, dans le propos (les gravures sont le point de départ des commentaires comme des devises), dans le livre (l'avertissement qui règle la lecture) ; c'est la possibilité de mêler la visite en “arbre” et la visite en “réseau”, de lire comme un livre ou de contempler telle ou telle unité de présentation. Mais quelle que soit notre visite, nous aurons été accompagnés et serons émerveillés de la manière dont le jeu de la cosignifiance combiné à celui de l'interprétation nous aura fait pénétrer et nous aura conduit dans ce labyrinthe d'énigmes et de métaphores qui renferment un sens profond et caché que l'on ne conçoit qu'en les pénétrant ; mais qui, dès qu'elles sont conçues, donnent de l'admiration et du plaisir. Rencontre du merveilleux qui, au dire du Père Bouhours, caractérisait la devise parfaite1. Cette place de la devise dans le fonctionnement de ce dispositif médiatique appelle une dernière remarque sur les liens entre le fonctionnement de la devise et l'ostension. Ce qu'apporte la devise est un fonctionnement sémiotique qui est en rupture avec la conception informationnelle de la communication qui accorde la primauté au texte linguistique et voit en lui le moteur de la signification. Ils nous font découvrir une forme de communication beaucoup plus complexe dans laquelle le fait de montrer, de mettre devant les yeux, a autant d'importance que celui de dire. Dans la problématique des Jésuites, la transcendance se manifeste dans le visible à la faveur de béances, de décalages, d'écarts. Ce sont les énigmes, les merveilles, les miracles, les actes 1 Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène, op. cit., p. 186. 162 MEI « Médiation et information », nº 10, 1999 __________ Jean Davallon de sainteté, etc. Dès lors, on comprend que l'accent soit mis sur le support, les acteurs, la situation de la manifestation. Que les techniques de gestion de la présence portent d'abord sur la mise en forme de ces paramètres et prennent la forme de rituels : usage des machines, lecture de descriptions, d'énigmes, de devises, d'allégories, etc. Mais ce qui se manifeste ne porte pas en lui-même de signification. Celle-ci relève de l'interprétation, comme Foucault l'a d'ailleurs montré : les décalages sont des marques et l'interprétation est commentaire. Dès qu'une mise en forme permet de contrôler le support, les acteurs et la situation peuvent être réglés, et c'est cette mise en forme qui devient l'origine d'une signification : elle indique les marques pertinentes et guide le commentaire ; voire, elle ne l'inclut pas directement. Elle montre et signifie, elle indique et dit. La devise est à la fois une manifestation construite et le commentaire de cette manifestation. C'est pourquoi, il est indispensable qu'il existe un écart entre les deux ; sans lui, l'image perdrait sa valeur de manifestation. De ce point de vue, on peut considérer la devise comme la plus petite unité de production symbolique, dans laquelle deux registres sémiotiques (le texte et l'image) sont exposés en un même espace en vue de produire une signification et un effet-sujet (le trait d'esprit). Elle constitue une sorte de forme-matrice de l'ostension ; elle est une petite situation rituelle génératrice d'écart et donc de signification1. Mais ce faisant, elle peut créer un “effet de transcendance” en indiquant un autre monde, un ailleurs ou un autre temps, une autre réalité. En ce sens, elle constitue une technologie symbolique dont on comprend l'intérêt pour la communication politique développée par l'absolutisme dont le principe est précisément de manifester – c'est-à-dire de produire – un lien entre la personne royale et le divin. Mais, de ce point de vue aussi, elle préfigure les logiques d'ostension qui président à nos médias dans lesquels le fait de montrer, de mettre devant les yeux, a autant d'importance que celui de dire2. 1 “[...] la Devise est une espèce de proposition figurée, où le Corps tient lieu de sujet, & L'Ame d'attribut, comme parlent les Logiciens François”, Dominique Bouhours, Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène, op. cit., p. 172. Voir ce que dit le père Bouhours sur le fait que la devise doit porter du mystère sans être obscure (p. 189). On peut considérer que la figure, telle qu'elle est définie chez Rousseau par exemple, est une forme condensée du rituel de la devise. 2 Ce processus se retrouve de manière exemplaire dans la publicité. On peut se demander en effet si l'opposition entre description et devise n'est pas à aborder sous le registre d'une opposition entre deux processus : l'expansion (gravure et 163 _________ Communication politique et images au XVIIe siècle ________ Que cette forme de communication “ostensive” soit à la base de la communication politique au XVIIe siècle attire donc, en définitive, l'attention sur une relation inattendue entre les modalités de production de la signification dans les médias aujourd'hui et la place du spectateur dans la communication politique absolutiste : définissant la place du spectateur à partir de celle du roi, elle fournira bientôt au premier – lorsqu'il aura défait le bouclage de communication absolutiste et mis la réflexivité de son côté – la possibilité d'entrer sur la scène de l'Histoire. description) et condensation (figure et mot) d'une même matrice résultant d'un combiné de l'ekphrasis (pour l'interprétance) et de l'allégorie (pour le code). 164