Questions de phonologie berbère à la lumière de la phonétique

Transcription

Questions de phonologie berbère à la lumière de la phonétique
In S. Chaker, A. Mettouchi & G. Philippson (eds.),
Etudes de phonétique et de linguistique berbères. Hommage à Naïma Louali 1961-2005.
Editions Peeters : Paris/Louvain. 2009.
Questions de phonologie berbère à la lumière de la
phonétique expérimentale
Rachid Ridouane
Laboratoire de Phonétique et Phonologie (UMR 7018)
CNRS/Sorbonne Nouvelle, 19, rue des Bernardins – 75005 Paris
Tél.: ++33 (0)1 44 32 05 70 - Fax: ++33 (0)1 44 32 05 73
[email protected]
Questions de phonologie berbère à la lumière de la
phonétique expérimentale
Rachid Ridouane
Laboratoire de Phonétique et Phonologie (UMR 7018)
CNRS/Sorbonne Nouvelle, 19, rue des Bernardins – 75005 Paris
Tél.: ++33 (0)1 44 32 05 70 - Fax: ++33 (0)1 44 32 05 73
[email protected]
I. Introduction
L’objectif de cet article est d’illustrer l’intérêt de combiner la phonétique
et la phonologie dans une même démarche d’analyse linguistique. En
particulier, il s’agira de montrer comment des données émanant de la
phonétique expérimentale peuvent renforcer les bases scientifiques des
analyses phonologiques dites « traditionnelles ». Historiquement, la
phonétique et la phonologie se sont développées de manière largement
indépendantes l’une de l’autre (Liberman 1983). Mais on assiste, depuis
une vingtaine d’années, à un rapprochement considérable entre ces deux
disciplines. L’intégration de la phonétique et de la phonologie est
particulièrement visible au sein de l’approche désormais connue sous le
nom de Phonologie de Laboratoire (voir Pierrehumbert et al. 2000).
L’objectif de cette approche est de mettre à profit les moyens techniques
et expérimentaux pour mieux définir les liens entre l’aspect cognitif et
l’aspect physique de la parole humaine telle qu’elle est réalisée dans le
temps et dans l’espace. La Phonologie de Laboratoire n’est pas un cadre
théorique, comme la Phonologie Autosegmentale ou la Phonologie
Déclarative. Il s’agit plutôt d’une façon de faire la phonologie qui
considère que les analyses théoriques doivent être renforcées par des
études expérimentales basées sur des données objectives, contrôlables et
reproductibles (d’Imperio 2006).
Le travail que je présente ici s'inscrit dans cette mouvance. Il fournit une
synthèse des résultats les plus importants obtenus dans un travail
antérieur alliant une démarche de type expérimental en phonologie
1
(Ridouane 2003). L’objectif est d’illustrer comment des données émanant
de plusieurs domaines (acoustique, articulatoire et physiologique),
peuvent fournir des arguments scientifiques à des questions théoriques,
pour lesquelles souvent l’argument phonologique – abstrait – ne se
satisfait pas à lui-même. Il est important de souligner que ces analyses
expérimentales sont menées dans le cadre d’analyses phonologiques déjà
établies. Autrement dit, le but premier de cette démarche est non pas de
nier la scientificité d’approches dites traditionnelles, mais plutôt de tester,
complémenter et affiner ces analyses théoriques en utilisant des moyens
de type expérimental. Les deux aspects analysés ici concernent la
gémination consonantique et la structure syllabique du berbère chleuh.
Ces deux aspects ciblent deux points délicats qui posent des problèmes
théoriques dépassant largement le cadre de la phonologie du berbère. Il
s’agit aussi, à travers ce travail, de rendre hommage à Naima Louali car
elle a été, à ma connaissance, une des premières chercheurs
berbérophones à avoir traité ces deux questions en utilisant des méthodes
de phonétique expérimentale (voir aussi Chaker 1975 et Ouakrim 1993
sur la question de la gémination).
II. La gémination : phonétique et phonologie.
II.1. Les consonnes géminées : quelle représentation phonologique ?
Les consonnes géminées posent un des problèmes classiques de la
phonologie : s’agit-il d’un seul segment ou d’une suite de deux segments
identiques ? Cette question a été soulevée dès la fin du 19e siècle. Selon
Sievers (1881), les consonnes géminées sont typiquement « à cheval » sur
deux syllabes, constituant la coda de la première et l’attaque de la
deuxième. En ceci elles ressemblent à des suites de deux consonnes
adjacentes. Trubetzkoy (1939) considère pour sa part que les géminées
sont des segments longs et non pas une séquence de deux segments
simples identiques. La question était donc déjà clairement posée et
débattue, et l’approche générative en a logiquement hérité. Chomsky et
Halle (1968) présentent deux manières pour décrire les géminées :
comme un segment spécifié par le trait [+long] ou comme une séquence
de deux segments spécifiés par des traits identiques. Les travaux postSPE ont rapidement mis en lumière les lacunes d’une telle description et
démontré qu’aucune des deux représentations ne peut adéquatement
rendre compte de la manière dont les géminées se comportent vis-à-vis de
2
certains processus phonologiques (cf. Kenstowicz 1970, Kenstowicz et
Pyle 1973).
La période post-SPE n’a pas apporté de réponse satisfaisante au problème
de la représentation des géminées - car le cadre théorique de l’époque ne
le permettait pas - mais les différents travaux qui ont traité de ce sujet ont
eu le mérite d’avoir identifié ce problème et pour certains, notamment
Kenstowicz (1970), d’avoir suggéré une généralisation qui allait s’avérer
très prometteuse. Kenstowicz a remarqué en effet que les géminées sont
généralement traitées comme une seule unité par les règles sensibles à la
qualité (i.e. à la composition interne des segments), mais comme deux
unités par des règles sensibles à la quantité (i.e. au nombre de segments).
Cette distinction entre règles quantitatives et règles qualitatives sera
développée de manière formelle dans le cadre de la Phonologie CV
(Clements et Keyser 1983, Leben 1983). L’idée de base de la phonologie
CV est que la propriété de la syllabicité est représentée sur une couche
autosegmentale (couche prosodique) séparée de la couche mélodique. Les
deux niveaux de représentation sont liés par des lignes d’association.
Cette approche permet les représentations suivantes :
(1)
a. C
[]
b. C
[]
c. C
[]
C
[]
d. C
C
[] []
(1a) est une représentation d’un segment simple lié à une seule position
prosodique. La représentation (1b) est celle des affriquées par exemple ou
des occlusives pré-nasalisées. La représentation (1c) est celle des
consonnes géminées. Les consonnes géminées se distinguent des simples,
non pas par un trait distinctif, mais par le nombre de positions
prosodiques qu’elles comportent : la simple est associée à une position
prosodique (1a) et la géminée à deux positions prosodiques (1b). (1c)
illustre la représentation d’une suite de deux consonnes.
Le berbère chleuh n’a pas échappé à la question de la représentation
phonologique soulevée par les géminées. Dans le cadre de la phonologie
CV, Dell et Elmedlaoui (1997) représentent les géminées comme deux
3
positions prosodiques liées à une seule unité mélodique (voir 1b cidessus). Une telle représentation rend adéquatement compte des
propriétés des géminées en berbère chleuh : certaines de leurs propriétés
suggèrent que ces consonnes sont constituées d’unités phonologiques
successives tandis que d’autres suggèrent le contraire. Ce paradoxe est
résolu en adoptant la représentation illustrée dans (1c) : la représentation
des géminées est identique à celle des simples puisque les deux
comportent une seule position mélodique (comparez 1a et 1c), et à celle
des séquences de deux consonnes adjacentes puisque les deux comportent
deux positions prosodiques (comparez 1c à 1d).
La représentation des géminées comme deux positions prosodiques est
contestée par plusieurs auteurs (Galand 1997, Ouakrim 1993, 1994,
1999). Selon Gland (1997), l’opposition entre /t/ et /tt/ est une opposition
entre deux segments simples qui se distinguent par le trait [tendu] et non
par la durée. A l’instar des autres berbérisants qui emploient ce trait pour
définir la gémination en berbère, Galand l’emploie pour désigner une
force ou une énergie articulatoire accrue (voir aussi Ladefoged et
Maddieson 1996). Galand fournit divers arguments en faveur de cette
analyse. Ces arguments sont basés sur un ensemble d’observations sur les
différentes positions qu’occupent ces segments ainsi que sur le rapport
qu’ils entretiennent parfois avec leurs contreparties simples. Une
première observation selon cet auteur permet d’exclure l’aspect de
gémination à ces consonnes, à savoir leur présence dans des positions où
il est impossible de les considérer comme faisant charnière entre deux
syllabes : les positions initiale (ex. kkrz « laboure ») et finale (ex. juff
« gonfler »). Un autre argument en faveur de cette analyse selon
Galand est que la tension semble être le trait le plus à même d’expliquer
quelques phénomènes relatifs à la distribution des géminées. En berbère,
quand une consonne simple et sa contrepartie géminée n’ont pas le même
trait continu, c’est toujours la géminée qui est occlusive et la simple
fricative, ainsi la simple /“/ alterne avec la géminée occlusive /qq/, par
exemple. Aussi, quand une simple et sa contrepartie géminée ont des
réalisations qui diffèrent par le voisement, c’est toujours la simple qui est
voisée et la géminée sourde, ex. (/d≥/ ≈ /tt≥/). Mais l’argument essentiel
en faveur du trait [tendu] selon Galand est fourni par les paires minimales
4
de type tut "elle frappé" vs. ttut "oublie-le". On peut se demander, en
effet, comment la durée peut distinguer ces deux formes, alors que,
l’occlusive sourde se trouvant à l’initiale absolue, on n’entend rien avant
l’explosion1. Pour Galand, seule une variation de la tension permet
d’opposer l’explosion plus puissante de /tt/ à celle de /t/. Il conclut, suite
à ces observations, que la tension se manifeste dans toutes les positions
où les simples et les géminées s’opposent, alors que les différences de
durée se manifestent seulement dans une partie d’entre elles.
Le modèle linéaire défendu par Galand (1997) présente plusieurs
argument en faveur du trait tendu mais ce cadre ne permet pas de rendre
compte de l’ambivalence des géminées. La représentation non linéaire, de
son côté, rend parfaitement compte de cette ambiguïté, mais les travaux
au sein de ce cadre théorique sont peu diserts sur les corrélats acoustiques
ou articulatoires que cette représentation est censée refléter (voir Lahiri et
Hankamer 1988). Sauf à considérer les positions prosodiques comme
étant suffisamment abstraites, la distinction entre un segment
individuellement lié et un segment doublement lié est généralement
comprise comme une distinction de durée entre les simples et les
géminées (voir Clements 1986). Une telle interprétation, si elle s’avère
par des données expérimentales, fournira un argument majeur en faveur
de cette représentation et permettra d’établir un lien étroit entre
représentations phonétique et représentation phonologique.
II.2. Consonnes géminées : quelle implémentation phonétique ?
Deux types de données phonétiques ont été analysés pour tester cette
interprétation : des données acoustiques et des données articulatoires. Les
formes examinées dans la partie acoustique opposent les occlusives
simples à leurs contreparties géminées (/t/ vs. tt/, /k/ vs. /kk/, /d/ vs. /dd/,
et /g/ vs. /gg/) dans trois contextes différents (initiale absolue,
intervocalique et finale absolue). Cinq locuteurs ont participé à cette
expérimentation. L’objectif de l’analyse acoustique est de déterminer si
l’opposition simple/géminée est essentiellement une opposition de durée
1
Voir Ouakrim (1999) pour une étude perceptuelle sur cet aspect de la gémination.
5
ou de tension (ou des deux). Plusieurs paramètres temporels et non
temporels ont été examinés pour tenter de répondre à cette question2 :
Tableau 1. Paramètres temporels et non-temporels examinés.
Paramètres temporels
Paramètres non-temporels
Durée de la voyelle précédente
Amplitude RMS du relâchement
(V1d)
Durée de l’occlusion (Cld)
Le dévoisement des occlusives
géminées
Durée du relâchement (Rld)
Les valeurs de F0 des voyelles
suivantes
La partie articulatoire traite du cas particulier des occlusives sourdes
simples et géminées en position initiale absolue. En se basant sur des
données électropalatographiques (EPG), l’objectif est de déterminer si oui
ou non les différences temporelles entre occlusives sourdes simples et
géminées sont maintenues dans cette position, alors même qu’elles ne
peuvent être perçues. Deux locuteurs ont participé à cette expérience3.
Les données examinées sont trois paires minimales opposant la dentale /t/
à sa contrepartie géminée /tt/ en position initiale absolue.
II.3. Résultats et discussion
Les résultats des données acoustiques et articulatoires sont résumés dans
le tableau 2 ci-dessous. La figure 1 illustre les différences temporelles
entre les simples et les géminées en position intervocalique. Ces résultats
montrent que la durée d'occlusion permet toujours de distinguer les
simples des géminées, les géminées étant systématiquement plus longues.
La durée plus longue des géminées est une caractéristique universelle de
ces segments, observée dans beaucoup d’autres langue (voir Ridouane
2003 pour une revue de 27 langues). L’aspect le plus important des
résultats, obtenu grâce aux données EPG, est que ces différences de durée
sont maintenues même pour les occlusives sourdes après pause, alors
même que ces différences ne peuvent être perçues. Comme le montre la
2
Voir Ridouane (sous presse) pour plus de détail sur la méthode d’enregistrement et
d’analyse des données. Ce travail présente aussi des données incluant les fricatives
simples et géminées.
3
Voir Ridouane (sous presse) pour plus de détails sur cette expérimentation articulatoire.
6
figure 2, la phase d'occlusion pour les occlusives géminées sourdes à
l'initiale absolue est maintenue pendant une durée très longue (215 ms en
moyenne comparée à 76 ms pour les simples).
Tableau 2. Résumé des résultats obtenus à partir des données acoustiques
et EPG4.
Occlusives sourdes Occlusives sonores
Simple Géminée Simple
Géminée
V1d
courte
longue
courte
longue
Cld
courte
longue
courte
longue
Rld
identique
court
long
Amplitude RMS
haut
bas
haut
bas
Taux de Dévoisement
aucun
élevé
F0 de la voyelle suivante
identique
haut
bas
Figure 1. Le signal acoustique de la séquence VCV dans /ikin/ (dessus)
et VCCV dans /ikkis/ (dessous). Cette figure illustre les différences entre
les deux formes en terme de durée d'occlusion (Cld) et durée de la
voyelle précédente (V1d). Les deux occlusives sourdes sont produites
avec la même durée du relâchement (Rld).
4
Les données EPG ne concernent que la durée d'occlusion des occlusives sourdes à
l'initiale.
7
Figure 2. Le profil du contact linguoplatal pour la forme /ttid/.
Onset indique le début du contact pour /tt/ et Offset la dernière image
avant le relâchement.
D’autres caractéristiques permettent aussi de distinguer ces deux séries de
phonèmes, indiquant ainsi que l’effet induit par la gémination n’est pas
limité à la durée des segments cibles. La durée du relâchement des
occlusives voisées, par exemple, est affectée par la présence ou l'absence
de la gémination. La présence de ces différences est probablement une
conséquence du dévoisement qui affecte les occlusives voisées (voir plus
bas), de sorte que plus un segment est dévoisé, plus son relâchement est
long. L'absence de telles différences entre les deux séries d'occlusives
sourdes est due au fait que les simples et les géminées sont produites avec
une même amplitude d'ouverture glottale au moment du relâchement, ce
qui explique, comme il a été montré dans Ridouane et al. (2006), une
durée de VOT identique pour les deux séries d’occlusives sourdes.
La durée de la voyelle précédente est aussi significativement affectée par
la gémination ; les voyelles étant significativement plus courtes devant
les géminées que devant leurs contreparties simples. L'interaction entre
l'abrègement de la voyelle précédente et la gémination a été observée
dans plusieurs langues (Maddieson 1985). Cet abrègement est
généralement interprété comme une conséquence de la différence de
structure syllabique entre les simples et les géminées : la voyelle est plus
8
longue dans une syllabe ouverte (V.CV) que dans une syllabe fermée
(VC.CV). Cette explication peut probablement rendre compte de
l'abrègement observé en position intervocalique, où la première moitié de
la géminée ferme effectivement la syllabe. Mais elle ne peut pas rendre
compte de l'abrègement observé en position finale, puisque la voyelle
dans cette position est dans une syllabe fermée aussi bien dans un
contexte simple que dans un contexte géminé. Une interprétation
plausible de cet abrègement serait celle de Malécot (1968, 1970), selon
laquelle l'abrègement vocalique peut être dû à la tendance qu'ont les
locuteurs à anticiper une énergie articulatoire accrue. L'abrègement de la
voyelle devant géminées peut donc être considéré comme une
manifestation d'une articulation "tendue" qui caractériserait ces segments
(voir Ouakrim 1994 pour une même interprétation). Une autre
caractéristique pouvant être considérée comme la manifestation de
l’articulation tendue des géminées a été affectée par la présence ou
l’absence de la gémination. C'est le cas notamment de l'amplitude du
relâchement oral : les occlusives géminées ont tendance à se réaliser avec
une amplitude du relâchement plus élevée comparées à leurs contreparties
simples. A noter, néanmoins, que ces différences d’amplitude sont
variables à travers les sujets.
Concernant le dévoisement des géminées, Galand (1997) postule que
seule la tension musculaire expliquerait la tendance qu’ont les géminées à
contrarier la vibration des cordes vocales. Autrement dit, c’est l’énergie
articulatoire qui est responsable de la diminution de la différence de
pression entre la pression sous-gottique et la pression supra-glottique.
Galand cite les observations faites par Louali et Puech (1994) qui
montrent des différences de courbes de pression selon que le segment est
simple ou géminé. Mais à quoi attribuer ces différences de pression ? Ne
peut-on pas les considérer comme une conséquence de la durée plus
longue de la phase d'occlusion des géminées ? C’est l’interprétation
qu’Ohala (1983) avance en fournissant une explication aérodynamique à
cette tendance : une fermeture complète du conduit vocal conduit à une
augmentation de la pression intraorale, avec une occlusion totale qui
dure plus longtemps, le minimum nécessaire de différence entre la
pression sous-glottique et la pression supraglottique chute au dessous
d’un seuil critique (1~2 cm H2O selon Ohala et Riordan 1979), le courant
9
d’air s’arrête et le voisement cesse. Cette explication rend parfaitement
compte de la tendance plus élevée qu’ont les vélaires à se dévoiser,
comparées aux dentales. Toutes choses égales par ailleurs,
l’augmentation de la pression d’air intraorale est plus élevée pour les
vélaires que pour les dentales.
Les différences de F0 suivant les occlusives sonores simples comparées
aux géminées semblent aussi dépendre du taux de dévoisement qui
affecte les géminées, et donc de la durée plus longue de ces segments.
Les données analysées indiquent en effet qu’il y a une relation étroite
entre le dévoisement des géminées et les valeurs de F0. Ainsi, pour les
sujets qui produisent les géminées avec le minimum de dévoisement, les
valeurs de F0 pour les voyelles suivant les géminées sont quasiment les
mêmes que celles des voyelles suivant leurs contreparties simples. Par
contre, pour les locuteurs présentant le plus grand taux de dévoisement,
les valeurs de F0 pour les voyelles suivant ces géminées dévoisées sont
significativement plus élevées que pour les voyelles suivant leurs
contreparties simples. Ces résultats rejoignent les observations obtenues à
partir de diverses langues montrant que le voisement affecte les valeurs
de F0 (Löfqvist et al. 1989 pour le danois, Jessen 1998 pour l’allemand).
II.4. Conclusion
L'investigation acoustique et articulatoire montre que les géminées et les
simples sont phonétiquement implémentées par différents corrélats. Ces
corrélats peuvent être caractérisés de trois façons. La durée peut être
considérée comme étant le corrélat primaire, puisque l'opposition rendue
par cet attribut est attestée dans tous les contextes où cette opposition a
lieu, même pour les occlusives sourdes après pause. Rien dans les
données analysées n’indique que la durée plus longue des géminées n’est
qu’une conséquence de leur articulation tendue. Il semble, au contraire,
que les différences de durée résultent de l'intention des locuteurs à
maintenir une durée plus longue pour les géminées (voir aussi Louali et
Maddieson 1999). Les différences observées dans la durée du
relâchement, le taux de dévoisement et les valeurs de F0, peuvent être
considérées comme des corrélats concomitants. Ces corrélats, en effet,
sont des conséquences du dévoisement qui affecte ces segments à cause
de leur durée plus longue. L'abrègement vocalique et l'amplitude du
10
relâchement, interprétés comme des manifestations d'une articulation
tendue, peuvent être considérés comme des corrélats secondaires. Ils sont
en effet soit contextuellement limités (l'abrègement vocalique), soit
variables à travers les sujets (amplitude du relâchement). L'abrègement
vocalique est contextuellement limité puisque ce corrélat n'est
phonétiquement implémenté que quand la géminée est effectivement
précédée d'une voyelle. Il ne peut, par exemple, être implémenté dans les
nombreux cas où un mot n'est composé que d'une géminée (e.g. [kk]
“passe”, [ggW] “lave”, [SS] “mange”, etc.). Ces corrélats secondaires
peuvent être considérés comme des corrélats de renforcement (Diehl
1991, Keyser et Stevens 2006, Clements et Ridouane 2006). Ils sont
présents pour renforcer le corrélat primaire en ajoutant des propriétés
acoustiques additionnelles qui vont augmenter la distance perceptuelle
entre les deux catégories phonémiques. Ces corrélats de renforcement
peuvent assumer une fonction distinctive dans les cas où le corrélat
primaire n’est pas perceptuellement récupérable. C’est le cas notamment
des occlusives sourdes après pause, où les différences de durée
d’occlusion entre les simples et les géminées ne peuvent être détectées
par les auditeurs.
Partons du postulat qu'il y a une relation étroite entre représentation
phonologique et représentation phonétique (voir par exemple
Pierrehumbert 1990, Keating 1990), et que cette relation doit se refléter
dans la théorie linguistique, les caractéristiques phonétiques des géminées
en berbère chleuh sont mieux rendues en traitant structurellement ces
segments comme deux unités de durée liées à une position mélodique
(2b). Cette différence structurelle se reflète dans les différences observées
dans la durée acoustique et articulatoire.
(2)
a. X
[]
b. X
X
[]
c.X
X
[]
[tendu]
Les durées phonétiques sont assignées à ces représentations en prenant en
considération les durées inhérentes aux segments et aux langues (voir
Clements 1986). Par exemple, en chleuh, les géminées occlusives sont
plus de 2 fois plus longues que leurs contreparties simples, tandis que les
11
fricatives sont un peu moins de 2 fois plus longues. En turc, les
occlusives géminées sont 3 fois plus longues que les simples, tandis qu'en
bengali, elles sont moins de 2 fois plus longues (Lahiri et Hankamer
1988). Ces durées sont ensuite ajustées pour d'autres facteurs qui peuvent
soit allonger ou réduire la durée de ces segments (par exemple, les
phénomènes d'allongement prosodique en positions initiale et finale). Le
corrélat de renforcement tendu est assignée à la représentation des
géminées à travers une règle d'implémentation phonétique (2c).
III. La syllabation : phonétique et phonologie.
III. 1. La séquence /tk/ peut-elle être une syllabe bien formée ?
L’analyse de la syllabation en berbère chleuh a suscité le plus grand
intérêt de la part des berbérisants et des phonologues en général. Et pour
cause, dans ce dialecte berbère, toute consonne peut, semble-t-il, occuper
le noyau de syllabe, même une occlusive. C’est la thèse que Dell et
Elmedlaoui (1985) ont initiée et développée et, depuis, systématiquement
reprise comme cas extrêmement particulier voire unique dans la typologie
(voir Zec 1995). Cette variété du berbère a joué aussi un rôle important
dans diverses modélisations des données comme celle de Clements
(1997) ou de Prince et Smolensky (1993). Beaucoup d’autres travaux
influents citent ce cas particulier (voir notamment Kenstowicz 1994).
L’analyse de Dell et Elmedlaoui (2002) s’articule autour de deux thèses.
La première thèse, « The Licit Consonantal Nuclei », est de loin la plus
controversée. C’est cette thèse qui sera testée ici. Selon Dell et
Elmedlaoui, le berbère chleuh d’Imdlawn n’a pas de voyelles
épenthétiques. Les seuls vocoïdes voisés qu’on entend en berbère chleuh
sont soit : (i) des semi-voyelles y et w, (ii) des voyelles pleines, i.e. les
allophones de /a, i, u/ ou (iii) des vocoïdes transitionnels voisés. Les
voyelles pleines sont des manifestations de segments déjà présents dans
le lexique ou introduites par des processus de formation des mots. Les
vocoïdes transitionnels voisés, par contre, ne sont les réalisations d’aucun
segment et n’ont pas de représentation dans les représentations terminales
du composant phonologique. Selon la deuxième thèse, « The SonorityDriven Syllabification », l’échelle de sonorité intervient dans le processus
de construction des syllabes d’une manière progressive en reconnaissant
12
comme noyau les segments les plus sonores de la séquence et en
descendant pas à pas l’échelle de sonorité. Différents arguments ont été
fournis en faveur de cette thèse, dont les plus solides sont tirés de
certaines alternances morphologiquement gouvernées (ex. la formation de
l’inaccompli) et aussi et surtout de la versification et de certaines
propriétés de base de la structure des vers dans la poésie chleuh (Dell et
Elmedlaoui 2002).
La structure syllabique de cette variété du berbère, telle qu’elle est
analysée par Dell et Elmedlaoui, pose à l’évidence des problèmes pour
les théories syllabiques standards. C’est donc logiquement que cette
analyse, plus particulièrement the Licit Consonantal Nuclei, a suscité des
critiques et des analyses opposées (Angoiujard 1997, Coleman 1996,
1999, 20001, Louali et Puech 1999). Partant du postulat que tous les mots
ont des syllabes et que toutes les syllabes ont des noyaux vocaliques dans
toutes les langues, Coleman (2001) considère que les prétendues syllabes
sans voyelles sont en réalité prononcées avec des schwas. Ces schwas
sont soit visibles sur le signal acoustique soit phonétiquement chevauchés
par les consonnes adjacentes. Selon le modèle défendu par Coleman, les
schwas épenthétiques en chleuh sont de deux natures : (i) schwa
phonologique prévue dans toute syllabe dont le noyau vocalique n’est pas
occupé par une voyelle pleine et (ii) schwa purement phonétique prévue
après la sonante /r/.
Un seul point d’accord est sorti de ce débat : la connaissance des
phénomènes à partir des transcriptions traditionnelles est insuffisante et il
faut avoir recours à des données émanant de procédures expérimentales
pour valider ou invalider de telles analyses. Ce sont les résultats de ce
type de données expérimentales qui sont présentés dans ce travail5. A
l’aide d’un ensemble de données acoustiques et physiologiques
(fibroscopie et photoélectroglottographie), l’objectif est de déterminer si
oui ou non schwa est un segment au niveau des représentations
phonétiques apte à occuper le noyau de syllabe en berbère chleuh.
5
Voir Ridouane (soumis) pour des résultats plus détaillés.
13
III.2. Schwa est-il un segment au niveau des représentations
phonétiques ?
Un aspect de cette question concerne la qualité laryngale (sourde ou
sonore) des schwas épenthétiques. En berbère chleuh, les racines verbales
et les suffixes peuvent se composer uniquement d’obstruantes sourdes.
Quand ils sont combinés, ils peuvent donner lieu à des mots dépourvus de
voyelles ou de segments sonores (ex. [tkkst] « tu as enlevé », [tqssf]
« elle s’est rétrécie », [tfktstt] « tu l’as donnée »). Ce type de mots sera
analysé ici, l’objectif est de déterminer s'ils sont effectivement sourds et
dépourvus de segments vocaliques. Si, comme le soutiennent Dell et
Elmedlaoui, schwa est simplement un aspect de la réalisation d’une
consonne voisine, et non un segment indépendant, on ne doit pas trouver
de schwa voisé dans un mot composé uniquement de consonnes sourdes.
On ne voit pas quel mécanisme purement phonétique introduirait du
voisement dans un contexte dépourvu de segments [+voisé]. Si par contre
ces mots contiennent des schwas, comme le soutient Coleman (2001), on
doit en déduire que les représentations phonétiques du chleuh comportent
au moins quatre vocoïdes : les réalisations de /a, i, u/ et en plus un
segment schwa apte à occuper le noyau de la syllabe.
III.2.1. Analyses acoustiques et fibroscopiques :
Vingt-quatre formes ont été utilisées comme données à analyser dans
cette étude6. Ces formes sont des verbes largement utilisés en chleuh.
Elles sont composées de 2 obstruentes sourdes (e.g. [fk] "donne") jusqu’à
10 consonnes sourdes (e.g. [tsskSftstt] "tu l'as séchée") et sont conformes
à la structure des autres mots lexicaux de cette langue. Plusieurs variétés
du chleuh ont été prises en compte lors du choix des 7 locuteurs qui ont
participé à l’expérimentation acoustique. La sélection de ces sujets a ainsi
été faite en incluant des locuteurs appartenant aux trois variétés
principales du chleuh (Haut-Atlas (3), Anti-Atlas (2), Agadir (2))
(Boukous 1994). L’objectif de l’analyse acoustique est de chercher, à
travers l’inspection visuelle des signaux acoustiques et des
6
La liste de ces 24 formes incluant les fichiers son et les fichiers vidéo est disponible sur
les pages internet de l'auteur : http://ed268.univparis3.fr/lpp/?page=equipe/rachid_ridouane
14
spectrogrammes, des indices de la présence d’un vocoïde voisé (une
période de temps affichant du voisement et une structure formantique)
dans des mots composés au niveau sous-jacent d’obstruentes sourdes.
L’analyse par fibroscopie a été menée pour examiner la configuration
glottale pendant la production de ces mots. En particulier, il s’agira de
déterminer si la glotte reste ouverte pendant la tenue de ces séquences
consonantiques ? L’adduction glottale serait un indice de la présence
d’une cible vocalique voisée dont les gestes supraglottaux seraient
chevauchés par les consonnes adjacentes. L’abduction totale le long de
ces séquences impliquerait d’un autre côté l’absence de telles vocoïdes
voisées. Deux locuteurs natifs du chleuh ont participé à cette expérience.
II.2.2. Résultats et Discussion
Les données acoustiques montrent que, sur 483 réalisations, seules 71
sont produites avec une vocoïde voisée. Une illustration de ce type de
réalisations est fournie dans la figure 3. La répartition géographique de
ces résultats montre que les trois sujets de Haha n’ont jamais prononcé de
voyelle voisée dans des séquences d’obstruentes sourdes. Seules deux
répétitions contiennent des vocoïdes voisés dans les réalisations des 2
locuteurs de l’Anti-Atlas. Ces vocoïdes sont attestés en fin de mot. Par
contre, les schwas sont largement attestés dans les réalisations des
locuteurs appartenant à la région d’Agadir. En effet, 69 des 71 formes
réalisées avec schwa, sont produites par les locuteurs de cette région. Si
l’on considère la distribution de ces vocoïdes, on remarque qu’elles sont
principalement produites en position finale de mot. En effet, seules 4
formes sont produites avec un schwa interne ([sW?f] “évanouis-toi”,
[fqq?s] “énerve”, [tft?h] “elle s’est fait opérer”, [sf?qqst] “énerve-le”).
15
Figure 3. Le signal et le spectrogramme de la forme [tsskSftstt] "tu
l'as séchée" incluse dans la phrase cadre « ini … jat twalt » (dis …
une fois)
La présence des schwas en position finale de mot a été rapportée par
Louali et Puech (1999) et Coleman (2001). Contrairement au point de vue
selon lequel schwa est introduit dans le contexte des consonnes
syllabiques, les données traitées ici montrent que la présence de cette
vocoïde est plutôt conditionnée par la position finale de l’énoncé. En
effet, dans la forme [tkkst], il apparaît après la coda finale /t/ et dans
[tRtft], il apparaît aussi après la consonne finale mais pas au contact des
consonnes syllabiques /R/ and /f/. Dans aucun de ces exemples, la vocoïde
voisé ne précède une consonne syllabique. La présence de ces vocoïdes
dans une position périphérique peut être considérée comme un indice
démarcatif de fin de mot ou d’énoncé. Cette voyelle aide à identifier la
consonne finale, étant en position naturellement faible, en la plaçant dans
une position pré-vocalique où les indices de sa place d’articulation (burst,
transitions de formants) seront présents. L’insertion du schwa en fin
d’énoncé est une caractéristique bien connue dans certaines régions
d’Agadir. La variété de Tarrast, une ville située à 5 kilomètres d’Agadir,
en est la parfaite illustration : l’insertion du schwa en fin d’énoncé est un
tel signe caractéristique des locuteurs de cette variété que les locuteurs
16
des autres parlers chleuhs l’imitent de manière humoristique en insérant
justement des schwas en position finale de l’énoncé7.
Les vocoïdes réalisées en position interne soulèvent la question de savoir
si cette présence peut être expliquée selon l’interprétation de Coleman
(i.e. remplir un noyau vide) ou s’il s’agit plutôt d’une autre raison.
L’interprétation qui semble la plus à même d’expliquer la présence de ce
schwa serait de l’attribuer à l’influence de l’arabe marocain. Toutes les
formes réalisées avec une vocoïde interne sont des emprunts récents à
cette langue. Ces schwas apparaissent exactement à l’endroit où les
schwas des mots sources apparaissent. Le fait que seuls les locuteurs
d’Agadir réalisent les schwas dans cette position n’est pas dû au hasard. Il
est un fait, assez connu de point de vue sociolinguistique, que le chleuh
tel qu’il est parlé par les locuteurs vivant dans les grandes villes (comme
Agadir) est fortement influencé par l’arabe marocain. Boukous (2000) a
illustré ce phénomène à travers une étude sociolinguistique sur le degré
de compétence linguistique chez 50 jeunes chleuhs divisés en deux
groupe (30 sédentaires et 20 campagnards). Cette étude, illustrée par la
façon dont ces sujets réalisent les mots sans voyelles, montrent que seuls
les citadins insèrent des schwas dans ce type de mots. Selon cet auteur
(2000 : p. 46), « Cette habitude articulatoire est probablement acquise à
travers l’usage de l’arabe dialectal où l’insertion du schwa semble
correspondre à une nécessité phonotactique ». Les données acoustiques
fournissent un autre argument montrant que les vocoïdes réalisées en
chleuh ne peuvent être interprétées comme des réalisations de noyaux
phonologiques : la variabilité de leur distribution au sein d’une même
forme. C’est le cas, par exemple, de la forme [sfqqst] "énerve-le" telle
qu’elle a été réalisée par un locuteur d’Agadir : un schwa est réalisé entre
/f/ et /q/ dans la première réalisation, mais en fin de mot dans la
deuxième. Dans aucune de ces réalisations, le schwa n’apparaît là où le
modèle de Coleman l’aurait prédit (i.e. s´fq.q´st/).
L'analyse par fibroscopie des mêmes formes fournit un argument
supplémentaire indiquant que ces mots sont sourds et dépourvus de
7
Les locuteurs de Tarrast insèrent des schwas en fin de mot même quand ils parlent
l’arabe marocain aussi.
17
noyaux vocaliques. La présence d’une vocoïde voisée dans une séquence
d’obstruantes sourdes est facilement détectable sur les films
fibroscopiques. En effet, des différences notables apparaissent aussi bien
au niveau des cordes vocales (abductions vs. adduction) qu’au niveau des
cartilages aryténoïdiens (écartés vs. rapprochés). Pendant la tenue de la
voyelle, les cordes vocales sont en adduction et les cartilages
aryténoïdiens très rapprochés. Considérons maintenant les formes
chleuhes telle qu’elles ont été réalisées par les deux sujets. Les données
montrent que seule une répétition sur 408 réalisations est produite avec
un geste d’adduction glottal complet : la forme [tftK] "elle s'est fait
opérer" réalisée avec schwa final. La fermeture complète de la glotte est
observée en position finale d’énoncé suivant immédiatement l’ouverture
nécessaire pour la tenue de /K/. Hormis cette réalisation, les 407 autres
productions sont dépourvues de geste de fermeture de la glotte. Toutes
ces formes sont produites du début jusqu’à la fin avec des cordes vocales
séparées et des cartilages aryténoïdiens clairement écartés. La figure 4
illustre cet état de la glotte pendant la réalisation de la forme [tftXtstt] « tu
l'as roulée ». Dans cette figure, la première image correspondant à l’onset
acoustique de /t/ (approximativement une image avant celle
correspondant au relâchement oral) montre que la glotte est largement
ouverte, les cordes vocales ainsi que les cartilages aryténoïdiens
largement écartés. La glotte maintient cette ouverture glottale jusqu’à
l’offset de la dernière consonne /t/. Cette configuration de la glotte est
quasiment la même pour toutes les réalisations des 24 formes, quel que
soit le nombre de consonnes que ces formes contiennent.
18
Figure 4. La configuration de la glotte pendant la tenue de la forme
[tftXtstt] « tu l'as roulée ».
Une observation plus minutieuse des données fibroscopiques montre que
la glotte ne maintient pas un degré d’ouverture glottale statique pendant
la tenue des mots sourds. Au contraire, l’aperture glottale est en
modulation continuelle. La fibroscopie, même si c’est une méthode très
fiable pour étudier la configuration de la glotte pendant la parole,
présente un inconvénient de taille : les données enregistrées ont une
fréquence de 25 images par seconde seulement. Ainsi, le rapport temporel
entre les gestes glottaux et supraglottaux ne pourra pas être déterminé
d’une manière exhaustive en se basant uniquement sur les films
fibroscopiques. La photoélectroglottographie – combinée avec la
fibroscopie – avec une fréquence plus élevée (200 Hz) est une méthode
expérimentale plus appropriée pour traiter du timing inter-articulatoire
(voir, par exemple, Löfqvist et Yoshioka 1984). Une telle méthode
expérimentale a déjà été utilisée dans une étude antérieure sur les mêmes
données que celles présentées ici (voir Ridouane 2004). La généralisation
19
majeure qui ressort de cette étude est que les formes qui contiennent un
nombre n de fricatives sourdes non adjacentes sont produites avec un
nombre n d’ouvertures maximales de la glotte. L’emplacement des ces
ouvertures maximales est généralement situé pendant la tenue de ses
fricatives. La comparaison de ces résultats avec les résultats obtenus par
Tsuchida (1997) à partir de l’analyse des séquences sourdes contenant
des voyelles dévoisées est très constructive. Contrairement au japonais,
les mouvements laryngaux pendant la tenue des séquences chleuhes font
état de transitions de la cible d’une consonne vers une autre cible
consonantique sans aucune déviation vers des cibles vocaliques.
Pour résumer, les données acoustiques et physiologiques présentées dans
cette section montrent que les mots sourds sans voyelles existent en
chleuh. Ces données expliquent aussi pourquoi certains chercheurs ont
trouvé des vocoïdes sporadiques dans certaines réalisations. La présence
de ces voyelles dans la position finale, telle qu’elles sont produites par
certains locuteurs, est un indice démarcatif de fin d’énoncé qui permet de
mieux identifier l’obstruante finale, en la plaçant dans une position
post-vocalique. Certaines vocoïdes ont été réalisées en position interne de
mot ; leur présence dans cette position est due essentiellement à
l’influence de l’arabe marocain. Les données fibroscopiques ont montré
que les deux locuteurs enregistrés ont produit les 24 formes, à l’exception
d’une seule répétition, avec la glotte largement ouverte et les cartilages
aryténoïdiens écartés. Les cordes vocales pendant la tenue de ces formes
sont systématiquement maintenues en mode non-vibratoire. Ces résultats
montrant que schwa n’est pas un segment au niveau des représentations
phonétiques du chleuh fournissent un argument majeur en faveur de
l’analyse phonologique développée par Dell et Elmedlaoui (2002).
IV. Conclusion générale
Les études présentées dans ce travail, en établissant des liens étroits entre
les théories phonologiques et la matérialité des faits phonologiques,
illustrent l’apport d’une démarche de type expérimental en phonologie.
Une telle démarche a ainsi permis de tester certaines théories
phonologiques et consolider les bases scientifiques des analyses
phonologiques dites traditionnelles. L’étude qui a porté sur la gémination
consonantique a montré, en se basant sur des données acoustiques et
20
articulatoires, que la distinction entre simples et géminées en chleuh est
essentiellement une distinction de structure temporelle, et ceci vaut même
pour les occlusives après pause. Ce résultat a permis d’établir un lien
étroit entre la représentation phonétique de ces segments et leur
représentation phonologique. Ce lien est reflété par la théorie linguistique
à travers la représentation autosegmentale de ces segments comme deux
unités de durée liées à une seule unité mélodique. L’étude qui a porté sur
la structure syllabique a aussi montré l’importance et l’apport de données
de type expérimental pour aider à résoudre des questions théoriques. La
thèse de Dell et Elmedlaoui (2002) – notamment « The Licit Consonantal
Nuclei » - péchait par le manque de données objectives attestant que dans
cette langue de longues séquences sans voyelles existent effectivement. A
travers des analyses acoustiques et physiologiques, il a été démontré que
de telles suites existent. Ainsi, une forme de type [tfktstt] « tu l’as
donnée » est produite sans vocoïde et avec la glotte ouverte du début
jusqu’à la fin de la séquence. Entre autres implications de ces résultats est
que la théorie de la syllabe doit permettre, pour rendre compte des
données du berbère chleuh, à toute consonne d’occuper le noyau de la
syllabe même une occlusive sourde.
21
Références
- ANGOUJARD (Jean-Pierre) : 1997 - Théorie de la syllabe. Rythme et qualité,
CNRS-Editions.
- BOUKOUS (Mohamed) : 1994 – « Variation phonique et compétence globale:
le cas du parler d’Agadir », Publications de la Faculté des Lettres, Rabat.
- BOUKOUS (Mohamed) : 2000 - L’amazighe : perte irréversible ou
changement linguistique ? In Salem Chaker et Anderzej Zaborski (eds.) Etudes
berbères et chamito-sémitiques Peeters: Paris, p. 43-59.
- CHAKER (Salem) : 1975 – « Les paramètres acoustiques de la tension
consonantique en berbère (kabyle) », Travaux de l’Institut de Phonétique d’Aix
2, p.151-168.
- CHOMSKY (Noam) et HALLE (Morris) : 1968 - The sound pattern of English.
New York: Harper et Row.
- CLEMENTS (Nick) : 1986 – « Compensatory lengthening and consonant
gemination in LuGanda », In L. Wetzels et E. Sezer (eds.), Studies in
compensatory lengthening, Dordrecht: Foris, p. 37-77.
- CLEMENTS (Nick) : 1997 – « Berber syllabification: derivations or
constraints? », In I. Roca (ed.), Derivations and Constraints in Phonology,
Clarendon Press: Oxford, p. 289 – 330.
- CLEMENTS (Nick) et KEYSER (Samuel Jay) : 1983 - CV phonology: A
generative theory of the syllable.Cambridge, Mass.: The MIT Press.
- CLEMNETS (Nick) et RIDOUANE (Rachid) : 2006 - Part I: « Quantal
Phonetics and Distinctive Features: a Review », Part II: « Distinctive Feature
Enhancement: a Review », In Proceedings of ISCA Tutorial and Research
Workshop on Experimental Linguistics, Athens, Greece.
- COLEMAN (John) : 1996 - « Declarative syllabification in Tashlhiyt
Berber », In Jacques Durand et Bernard Laks (eds.), Current Trends in
Phonology, CNRS, Paris X and University of Salford: Salford, p. 177 – 218.
- COLEMAN (John) : 1999 - « The nature of vocoids associated with
syllabic consonants in Tashlhiyt Berber », Proceedings of the 14th International
Congress of Phonetic Sciences, Barcelona, p. 735-738.
- COLEMAN (John) : 2001 – « The phonetics and phonology of Tashlhiyt
Berber syllabic consonants », Transactions of the Philological Society 99, p.
29-64.
- DELL (François) et Elmedlaoui (Mohamed) : 1985 - « Syllabic consonants
and
syllabification in Imdlawn Tashlhiyt Berber », Journal of African
Languages and Linguistics 7, p. 105-130.
- DELL (François) et Elmedlaoui (Mohamed) : 1997 - « La syllabation et les
géminées dans la poésie berbère du Maroc (dialecte chleuh) », Cahiers de
Grammaire 22, p. 1-95.
22
- DELL (François) et ELMEDLAOUI (Mohamed) : 2002 - Syllables in
Tashlhiyt Berber and in Moroccan Arabic, Kluwer: Academic Publications.
- DIEHL (Randy) : 1991 – « The role of phonetics within the study of
language », Phonetica 48, p. 120-134.
- D’IMPERIO (Maria Paola) : 2006 – « La Phonologie de Laboratoire : finalités
et quelques applications », In Nguyen, Noël; Wauquier-Gravelines, Sophie;
Durand, Jacques (eds.) Phonologie et phonétique: Forme et substance, Paris:
Hermès. 2005, p. 241-264.
- GALAND (Lionel) : 1997 – « Les consonnes tendues du berbère et leur
notation », In M. Taïfi (ed.), Voisinage, Mélanges en hommage à la mémoire de
Kaddour Cadi, Dhar El Mahraz – Fès. Publications de la Faculté des Lettres et
des Sciences Humaines, p. 99-120..
- JESSEN (Michel) : 1998 - Phonetics and phonology of tense and lax obstruents
in German, John Benjamins Publishing Company: Amsterdam/Philadelphia.
- KEATING (Patricia) : 1990 – « Phonetic representations in a generative
grammar », Journal of Phonetics 18, p. 321-334.
- KENSTOWICZ (Micheal) : 1970 – « On the notation of vowel length in
Lithuanian », Papers in Linguistics 3, p. 73-113.
- KENSTOWICZ (Micheal) : 1994 – Phonology in Generative Grammar,
Oxford: Balckwell.
- KENSTOWICZ (Michael) et PYLE (Charles) : 1973 – « On the phonological
integrity of geminate clusters », In Kenstowicz et Kissebreth (eds.), Issues in
Phonological Theory, Mouton, The Hague, p. 27-43..
- KEYSER (Samuel Jay) et STEVENS (Ken) : 2006 – « Enhancement and
overlap in the speech chain », Language 82 (1), p. 33-63.
- LADEFOGED (Peter) et MADDIESON (Ian) : 1996 - The sounds of the
world’s language, Blackwell Publishers: Oxford
- LAHIRI (Aditi) et HANKAMER (Jorge) : 1988 – « The timing of geminate
consonants », Journal of Phonetics 16, p. 327-338.
- LEBEN (Will) : 1983 - Suprasegmental phonology, Ph.D. Dissertation,
Cambridge, Mass.: MIT.
- LIBERMAN (Mark) : 1983 – « In favor of some uncommon approaches to the
study of speech », In MacNeilage, P. (ed.), The production of speech. New
York : Springer-Verlag.
- LÖFQVIST (Andre) et YOSHIOKA (Hirohide) : 1984 – « Intrasegmental
timing: Laryngeal-oral coordination in voiceless consonant production », Speech
Communication 3, p. 279-289.
- LOUALI (Naima) et MADDIESON (Ian) : 1999 – « Phonological contrast and
phonetic realization : the case of Berber stops », Proceedings of the 14th
International Congress of Phonetic Sciences, p. 603-606.
23
- LOUALI (Naima) et PUECH (Gilbert) : 1994 – « Les consonnes ‘fortes’ du
berbère : indices perceptuels et corrélats phonétiques », Actes des 20e Journées
d'Étude sur la Parole, p. 459-464.
- LOUALI (Naima) et PUECH (Gilbert) : 1994 – « Syllabification in Berber, the
case of Tashlhiyt », Proceedings of the 14th International Congress of Phonetic
Sciences, p. 747-750.
- MADDIESON (Ian) : 1985 – « Phonetic cues to syllabification », In Fromkin
(ed.), Phonetic Linguistics: Essays in Honor of Peter Ladefoged. New York:
Academic Press, p. 203-221.
- MALÉCOT (André) : 1968 – « The force of articulation in American stops and
fricatives as a function of position », Phonetica 18, p. 95-102.
- MALÉCOT (André) : 1970 – « The lenis-fortis opposition: its physiological
parameters », Journal of the Acoustical Society of America 47, p. 1588-1592.
- OHALA (John) : 1983 – « The origin of sound patterns in vocal tract
constraints », In MacNeilage (ed.), The Production of Speech, New York:
Springer, p. 189-216.
- OHALA (John) et RIORDAN (Carol) : 1979 – « Passive vocal tract
enlargement during voiced stops », In Wolf et Klatt (eds.), Speech
Communication Papers, New York: Acoustical Society of America, p. 89-92.
- OUAKRIM (Omar) : 1993 - Fonética y fonologia del Bereber, Ph.D.
Dissertation, Universitat Autònoma de Barcelona.
- OUAKRIM (Omar) : 1994 – « Un paramètre acoustique distinguant la
gémination de la tension consonantique », Études et Documents Berbères 11,
p. 197-203.
- OUAKRIM (Omar) : 1999 – « A perceptual study of tenseness. Some acoustic
cues identifying tense vs non-tense contrast in Berber », In Proceedings of the
15th International Congress of Phonetic Sciences, Barcelona, p. 795–798.
- PIERREHUMBERT (Janet) : 1990 – « Phonological and phonetic
representation », Journal of Phonetics 18, p. 375-394.
- PIERREHUMBERT (Janet), BECKMAN (Mary) et LADD (Robert) : 2000 –
« Conceptual foundations of phonology as a laboratory science », In N. BurtonRoberts, P. Carr, and G. Docherty (eds), Phonological Knowledge. Conceptual
and Empirical Issues. Oxford: Oxford University Press, p. 273-303.
- PRINCE (Alan) et SMOLENSKY (Paul) : 1993 - Optimality theory: constraint
interaction in generative grammar. Ms, Rutgers University et University
of Colorado, Boulder. Published 2004, Cambridge, Mass., et Oxford:
Blackwell.
- RIDOUANE (Rachid) : 2003 - Suites de consonnes en berbère :
phonétique et phonologie, Thèse de Doctorat, Université Paris 3.
24
- RIDOUANE (Rachid) : 2004 - « Les mots sourds en berbère chleuh :
analyses fibroscopiques et photoglottographiques », Actes des 25ème Journées
d’Etudes sur la Parole. Fez, p. 425-428.
- RIDOUANE (Rachid), FUCHS (Susanne) et HOOLE (Phil) : 2006 –
« Laryngeal adjustments in the production of voiceless obstruent clusters in
Berber », In Harrington et Tabain (eds.). Speech Production: Models, Phonetic
Processes, and Techniques, Psychology Press, Macquarie University (Sydney,
Australia), p. 249-267.
- RIDOUANE (Rachid) : Sous presse - « Gemination in Tashlhiyt Berber: an
acoustic and articulatory study », Journal of the International Phonetic
Association.
- RIDOUANE (Rachid) : Soumis – « Voiceless syllables in Tashlhiyt Berber:
phonetic and phonological evidence », Phonology.
- Sievers (Eduard) : 1881 - Grundzüge des Lautphysiologie, Leipzig: Breitkopf
und Hartel
- TRUBETZKOY (Nikolai) : 1949 - Principes de phonologie, Paris:
Klincksieck.
- TSUCHIDA (Ayako) : 1997 - The phonetics and phonology of Japanese vowel
devoicing, Ph.D. Dissertation, Cornell University.
- ZEC (Draga) : 1995 – « Sonority constraints on syllable structure », Phonology
12, p. 85-129.
25