Questions de phonologie berbère à la lumière de la phonétique
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Questions de phonologie berbère à la lumière de la phonétique
In S. Chaker, A. Mettouchi & G. Philippson (eds.), Etudes de phonétique et de linguistique berbères. Hommage à Naïma Louali 1961-2005. Editions Peeters : Paris/Louvain. 2009. Questions de phonologie berbère à la lumière de la phonétique expérimentale Rachid Ridouane Laboratoire de Phonétique et Phonologie (UMR 7018) CNRS/Sorbonne Nouvelle, 19, rue des Bernardins – 75005 Paris Tél.: ++33 (0)1 44 32 05 70 - Fax: ++33 (0)1 44 32 05 73 [email protected] Questions de phonologie berbère à la lumière de la phonétique expérimentale Rachid Ridouane Laboratoire de Phonétique et Phonologie (UMR 7018) CNRS/Sorbonne Nouvelle, 19, rue des Bernardins – 75005 Paris Tél.: ++33 (0)1 44 32 05 70 - Fax: ++33 (0)1 44 32 05 73 [email protected] I. Introduction L’objectif de cet article est d’illustrer l’intérêt de combiner la phonétique et la phonologie dans une même démarche d’analyse linguistique. En particulier, il s’agira de montrer comment des données émanant de la phonétique expérimentale peuvent renforcer les bases scientifiques des analyses phonologiques dites « traditionnelles ». Historiquement, la phonétique et la phonologie se sont développées de manière largement indépendantes l’une de l’autre (Liberman 1983). Mais on assiste, depuis une vingtaine d’années, à un rapprochement considérable entre ces deux disciplines. L’intégration de la phonétique et de la phonologie est particulièrement visible au sein de l’approche désormais connue sous le nom de Phonologie de Laboratoire (voir Pierrehumbert et al. 2000). L’objectif de cette approche est de mettre à profit les moyens techniques et expérimentaux pour mieux définir les liens entre l’aspect cognitif et l’aspect physique de la parole humaine telle qu’elle est réalisée dans le temps et dans l’espace. La Phonologie de Laboratoire n’est pas un cadre théorique, comme la Phonologie Autosegmentale ou la Phonologie Déclarative. Il s’agit plutôt d’une façon de faire la phonologie qui considère que les analyses théoriques doivent être renforcées par des études expérimentales basées sur des données objectives, contrôlables et reproductibles (d’Imperio 2006). Le travail que je présente ici s'inscrit dans cette mouvance. Il fournit une synthèse des résultats les plus importants obtenus dans un travail antérieur alliant une démarche de type expérimental en phonologie 1 (Ridouane 2003). L’objectif est d’illustrer comment des données émanant de plusieurs domaines (acoustique, articulatoire et physiologique), peuvent fournir des arguments scientifiques à des questions théoriques, pour lesquelles souvent l’argument phonologique – abstrait – ne se satisfait pas à lui-même. Il est important de souligner que ces analyses expérimentales sont menées dans le cadre d’analyses phonologiques déjà établies. Autrement dit, le but premier de cette démarche est non pas de nier la scientificité d’approches dites traditionnelles, mais plutôt de tester, complémenter et affiner ces analyses théoriques en utilisant des moyens de type expérimental. Les deux aspects analysés ici concernent la gémination consonantique et la structure syllabique du berbère chleuh. Ces deux aspects ciblent deux points délicats qui posent des problèmes théoriques dépassant largement le cadre de la phonologie du berbère. Il s’agit aussi, à travers ce travail, de rendre hommage à Naima Louali car elle a été, à ma connaissance, une des premières chercheurs berbérophones à avoir traité ces deux questions en utilisant des méthodes de phonétique expérimentale (voir aussi Chaker 1975 et Ouakrim 1993 sur la question de la gémination). II. La gémination : phonétique et phonologie. II.1. Les consonnes géminées : quelle représentation phonologique ? Les consonnes géminées posent un des problèmes classiques de la phonologie : s’agit-il d’un seul segment ou d’une suite de deux segments identiques ? Cette question a été soulevée dès la fin du 19e siècle. Selon Sievers (1881), les consonnes géminées sont typiquement « à cheval » sur deux syllabes, constituant la coda de la première et l’attaque de la deuxième. En ceci elles ressemblent à des suites de deux consonnes adjacentes. Trubetzkoy (1939) considère pour sa part que les géminées sont des segments longs et non pas une séquence de deux segments simples identiques. La question était donc déjà clairement posée et débattue, et l’approche générative en a logiquement hérité. Chomsky et Halle (1968) présentent deux manières pour décrire les géminées : comme un segment spécifié par le trait [+long] ou comme une séquence de deux segments spécifiés par des traits identiques. Les travaux postSPE ont rapidement mis en lumière les lacunes d’une telle description et démontré qu’aucune des deux représentations ne peut adéquatement rendre compte de la manière dont les géminées se comportent vis-à-vis de 2 certains processus phonologiques (cf. Kenstowicz 1970, Kenstowicz et Pyle 1973). La période post-SPE n’a pas apporté de réponse satisfaisante au problème de la représentation des géminées - car le cadre théorique de l’époque ne le permettait pas - mais les différents travaux qui ont traité de ce sujet ont eu le mérite d’avoir identifié ce problème et pour certains, notamment Kenstowicz (1970), d’avoir suggéré une généralisation qui allait s’avérer très prometteuse. Kenstowicz a remarqué en effet que les géminées sont généralement traitées comme une seule unité par les règles sensibles à la qualité (i.e. à la composition interne des segments), mais comme deux unités par des règles sensibles à la quantité (i.e. au nombre de segments). Cette distinction entre règles quantitatives et règles qualitatives sera développée de manière formelle dans le cadre de la Phonologie CV (Clements et Keyser 1983, Leben 1983). L’idée de base de la phonologie CV est que la propriété de la syllabicité est représentée sur une couche autosegmentale (couche prosodique) séparée de la couche mélodique. Les deux niveaux de représentation sont liés par des lignes d’association. Cette approche permet les représentations suivantes : (1) a. C [] b. C [] c. C [] C [] d. C C [] [] (1a) est une représentation d’un segment simple lié à une seule position prosodique. La représentation (1b) est celle des affriquées par exemple ou des occlusives pré-nasalisées. La représentation (1c) est celle des consonnes géminées. Les consonnes géminées se distinguent des simples, non pas par un trait distinctif, mais par le nombre de positions prosodiques qu’elles comportent : la simple est associée à une position prosodique (1a) et la géminée à deux positions prosodiques (1b). (1c) illustre la représentation d’une suite de deux consonnes. Le berbère chleuh n’a pas échappé à la question de la représentation phonologique soulevée par les géminées. Dans le cadre de la phonologie CV, Dell et Elmedlaoui (1997) représentent les géminées comme deux 3 positions prosodiques liées à une seule unité mélodique (voir 1b cidessus). Une telle représentation rend adéquatement compte des propriétés des géminées en berbère chleuh : certaines de leurs propriétés suggèrent que ces consonnes sont constituées d’unités phonologiques successives tandis que d’autres suggèrent le contraire. Ce paradoxe est résolu en adoptant la représentation illustrée dans (1c) : la représentation des géminées est identique à celle des simples puisque les deux comportent une seule position mélodique (comparez 1a et 1c), et à celle des séquences de deux consonnes adjacentes puisque les deux comportent deux positions prosodiques (comparez 1c à 1d). La représentation des géminées comme deux positions prosodiques est contestée par plusieurs auteurs (Galand 1997, Ouakrim 1993, 1994, 1999). Selon Gland (1997), l’opposition entre /t/ et /tt/ est une opposition entre deux segments simples qui se distinguent par le trait [tendu] et non par la durée. A l’instar des autres berbérisants qui emploient ce trait pour définir la gémination en berbère, Galand l’emploie pour désigner une force ou une énergie articulatoire accrue (voir aussi Ladefoged et Maddieson 1996). Galand fournit divers arguments en faveur de cette analyse. Ces arguments sont basés sur un ensemble d’observations sur les différentes positions qu’occupent ces segments ainsi que sur le rapport qu’ils entretiennent parfois avec leurs contreparties simples. Une première observation selon cet auteur permet d’exclure l’aspect de gémination à ces consonnes, à savoir leur présence dans des positions où il est impossible de les considérer comme faisant charnière entre deux syllabes : les positions initiale (ex. kkrz « laboure ») et finale (ex. juff « gonfler »). Un autre argument en faveur de cette analyse selon Galand est que la tension semble être le trait le plus à même d’expliquer quelques phénomènes relatifs à la distribution des géminées. En berbère, quand une consonne simple et sa contrepartie géminée n’ont pas le même trait continu, c’est toujours la géminée qui est occlusive et la simple fricative, ainsi la simple /“/ alterne avec la géminée occlusive /qq/, par exemple. Aussi, quand une simple et sa contrepartie géminée ont des réalisations qui diffèrent par le voisement, c’est toujours la simple qui est voisée et la géminée sourde, ex. (/d≥/ ≈ /tt≥/). Mais l’argument essentiel en faveur du trait [tendu] selon Galand est fourni par les paires minimales 4 de type tut "elle frappé" vs. ttut "oublie-le". On peut se demander, en effet, comment la durée peut distinguer ces deux formes, alors que, l’occlusive sourde se trouvant à l’initiale absolue, on n’entend rien avant l’explosion1. Pour Galand, seule une variation de la tension permet d’opposer l’explosion plus puissante de /tt/ à celle de /t/. Il conclut, suite à ces observations, que la tension se manifeste dans toutes les positions où les simples et les géminées s’opposent, alors que les différences de durée se manifestent seulement dans une partie d’entre elles. Le modèle linéaire défendu par Galand (1997) présente plusieurs argument en faveur du trait tendu mais ce cadre ne permet pas de rendre compte de l’ambivalence des géminées. La représentation non linéaire, de son côté, rend parfaitement compte de cette ambiguïté, mais les travaux au sein de ce cadre théorique sont peu diserts sur les corrélats acoustiques ou articulatoires que cette représentation est censée refléter (voir Lahiri et Hankamer 1988). Sauf à considérer les positions prosodiques comme étant suffisamment abstraites, la distinction entre un segment individuellement lié et un segment doublement lié est généralement comprise comme une distinction de durée entre les simples et les géminées (voir Clements 1986). Une telle interprétation, si elle s’avère par des données expérimentales, fournira un argument majeur en faveur de cette représentation et permettra d’établir un lien étroit entre représentations phonétique et représentation phonologique. II.2. Consonnes géminées : quelle implémentation phonétique ? Deux types de données phonétiques ont été analysés pour tester cette interprétation : des données acoustiques et des données articulatoires. Les formes examinées dans la partie acoustique opposent les occlusives simples à leurs contreparties géminées (/t/ vs. tt/, /k/ vs. /kk/, /d/ vs. /dd/, et /g/ vs. /gg/) dans trois contextes différents (initiale absolue, intervocalique et finale absolue). Cinq locuteurs ont participé à cette expérimentation. L’objectif de l’analyse acoustique est de déterminer si l’opposition simple/géminée est essentiellement une opposition de durée 1 Voir Ouakrim (1999) pour une étude perceptuelle sur cet aspect de la gémination. 5 ou de tension (ou des deux). Plusieurs paramètres temporels et non temporels ont été examinés pour tenter de répondre à cette question2 : Tableau 1. Paramètres temporels et non-temporels examinés. Paramètres temporels Paramètres non-temporels Durée de la voyelle précédente Amplitude RMS du relâchement (V1d) Durée de l’occlusion (Cld) Le dévoisement des occlusives géminées Durée du relâchement (Rld) Les valeurs de F0 des voyelles suivantes La partie articulatoire traite du cas particulier des occlusives sourdes simples et géminées en position initiale absolue. En se basant sur des données électropalatographiques (EPG), l’objectif est de déterminer si oui ou non les différences temporelles entre occlusives sourdes simples et géminées sont maintenues dans cette position, alors même qu’elles ne peuvent être perçues. Deux locuteurs ont participé à cette expérience3. Les données examinées sont trois paires minimales opposant la dentale /t/ à sa contrepartie géminée /tt/ en position initiale absolue. II.3. Résultats et discussion Les résultats des données acoustiques et articulatoires sont résumés dans le tableau 2 ci-dessous. La figure 1 illustre les différences temporelles entre les simples et les géminées en position intervocalique. Ces résultats montrent que la durée d'occlusion permet toujours de distinguer les simples des géminées, les géminées étant systématiquement plus longues. La durée plus longue des géminées est une caractéristique universelle de ces segments, observée dans beaucoup d’autres langue (voir Ridouane 2003 pour une revue de 27 langues). L’aspect le plus important des résultats, obtenu grâce aux données EPG, est que ces différences de durée sont maintenues même pour les occlusives sourdes après pause, alors même que ces différences ne peuvent être perçues. Comme le montre la 2 Voir Ridouane (sous presse) pour plus de détail sur la méthode d’enregistrement et d’analyse des données. Ce travail présente aussi des données incluant les fricatives simples et géminées. 3 Voir Ridouane (sous presse) pour plus de détails sur cette expérimentation articulatoire. 6 figure 2, la phase d'occlusion pour les occlusives géminées sourdes à l'initiale absolue est maintenue pendant une durée très longue (215 ms en moyenne comparée à 76 ms pour les simples). Tableau 2. Résumé des résultats obtenus à partir des données acoustiques et EPG4. Occlusives sourdes Occlusives sonores Simple Géminée Simple Géminée V1d courte longue courte longue Cld courte longue courte longue Rld identique court long Amplitude RMS haut bas haut bas Taux de Dévoisement aucun élevé F0 de la voyelle suivante identique haut bas Figure 1. Le signal acoustique de la séquence VCV dans /ikin/ (dessus) et VCCV dans /ikkis/ (dessous). Cette figure illustre les différences entre les deux formes en terme de durée d'occlusion (Cld) et durée de la voyelle précédente (V1d). Les deux occlusives sourdes sont produites avec la même durée du relâchement (Rld). 4 Les données EPG ne concernent que la durée d'occlusion des occlusives sourdes à l'initiale. 7 Figure 2. Le profil du contact linguoplatal pour la forme /ttid/. Onset indique le début du contact pour /tt/ et Offset la dernière image avant le relâchement. D’autres caractéristiques permettent aussi de distinguer ces deux séries de phonèmes, indiquant ainsi que l’effet induit par la gémination n’est pas limité à la durée des segments cibles. La durée du relâchement des occlusives voisées, par exemple, est affectée par la présence ou l'absence de la gémination. La présence de ces différences est probablement une conséquence du dévoisement qui affecte les occlusives voisées (voir plus bas), de sorte que plus un segment est dévoisé, plus son relâchement est long. L'absence de telles différences entre les deux séries d'occlusives sourdes est due au fait que les simples et les géminées sont produites avec une même amplitude d'ouverture glottale au moment du relâchement, ce qui explique, comme il a été montré dans Ridouane et al. (2006), une durée de VOT identique pour les deux séries d’occlusives sourdes. La durée de la voyelle précédente est aussi significativement affectée par la gémination ; les voyelles étant significativement plus courtes devant les géminées que devant leurs contreparties simples. L'interaction entre l'abrègement de la voyelle précédente et la gémination a été observée dans plusieurs langues (Maddieson 1985). Cet abrègement est généralement interprété comme une conséquence de la différence de structure syllabique entre les simples et les géminées : la voyelle est plus 8 longue dans une syllabe ouverte (V.CV) que dans une syllabe fermée (VC.CV). Cette explication peut probablement rendre compte de l'abrègement observé en position intervocalique, où la première moitié de la géminée ferme effectivement la syllabe. Mais elle ne peut pas rendre compte de l'abrègement observé en position finale, puisque la voyelle dans cette position est dans une syllabe fermée aussi bien dans un contexte simple que dans un contexte géminé. Une interprétation plausible de cet abrègement serait celle de Malécot (1968, 1970), selon laquelle l'abrègement vocalique peut être dû à la tendance qu'ont les locuteurs à anticiper une énergie articulatoire accrue. L'abrègement de la voyelle devant géminées peut donc être considéré comme une manifestation d'une articulation "tendue" qui caractériserait ces segments (voir Ouakrim 1994 pour une même interprétation). Une autre caractéristique pouvant être considérée comme la manifestation de l’articulation tendue des géminées a été affectée par la présence ou l’absence de la gémination. C'est le cas notamment de l'amplitude du relâchement oral : les occlusives géminées ont tendance à se réaliser avec une amplitude du relâchement plus élevée comparées à leurs contreparties simples. A noter, néanmoins, que ces différences d’amplitude sont variables à travers les sujets. Concernant le dévoisement des géminées, Galand (1997) postule que seule la tension musculaire expliquerait la tendance qu’ont les géminées à contrarier la vibration des cordes vocales. Autrement dit, c’est l’énergie articulatoire qui est responsable de la diminution de la différence de pression entre la pression sous-gottique et la pression supra-glottique. Galand cite les observations faites par Louali et Puech (1994) qui montrent des différences de courbes de pression selon que le segment est simple ou géminé. Mais à quoi attribuer ces différences de pression ? Ne peut-on pas les considérer comme une conséquence de la durée plus longue de la phase d'occlusion des géminées ? C’est l’interprétation qu’Ohala (1983) avance en fournissant une explication aérodynamique à cette tendance : une fermeture complète du conduit vocal conduit à une augmentation de la pression intraorale, avec une occlusion totale qui dure plus longtemps, le minimum nécessaire de différence entre la pression sous-glottique et la pression supraglottique chute au dessous d’un seuil critique (1~2 cm H2O selon Ohala et Riordan 1979), le courant 9 d’air s’arrête et le voisement cesse. Cette explication rend parfaitement compte de la tendance plus élevée qu’ont les vélaires à se dévoiser, comparées aux dentales. Toutes choses égales par ailleurs, l’augmentation de la pression d’air intraorale est plus élevée pour les vélaires que pour les dentales. Les différences de F0 suivant les occlusives sonores simples comparées aux géminées semblent aussi dépendre du taux de dévoisement qui affecte les géminées, et donc de la durée plus longue de ces segments. Les données analysées indiquent en effet qu’il y a une relation étroite entre le dévoisement des géminées et les valeurs de F0. Ainsi, pour les sujets qui produisent les géminées avec le minimum de dévoisement, les valeurs de F0 pour les voyelles suivant les géminées sont quasiment les mêmes que celles des voyelles suivant leurs contreparties simples. Par contre, pour les locuteurs présentant le plus grand taux de dévoisement, les valeurs de F0 pour les voyelles suivant ces géminées dévoisées sont significativement plus élevées que pour les voyelles suivant leurs contreparties simples. Ces résultats rejoignent les observations obtenues à partir de diverses langues montrant que le voisement affecte les valeurs de F0 (Löfqvist et al. 1989 pour le danois, Jessen 1998 pour l’allemand). II.4. Conclusion L'investigation acoustique et articulatoire montre que les géminées et les simples sont phonétiquement implémentées par différents corrélats. Ces corrélats peuvent être caractérisés de trois façons. La durée peut être considérée comme étant le corrélat primaire, puisque l'opposition rendue par cet attribut est attestée dans tous les contextes où cette opposition a lieu, même pour les occlusives sourdes après pause. Rien dans les données analysées n’indique que la durée plus longue des géminées n’est qu’une conséquence de leur articulation tendue. Il semble, au contraire, que les différences de durée résultent de l'intention des locuteurs à maintenir une durée plus longue pour les géminées (voir aussi Louali et Maddieson 1999). Les différences observées dans la durée du relâchement, le taux de dévoisement et les valeurs de F0, peuvent être considérées comme des corrélats concomitants. Ces corrélats, en effet, sont des conséquences du dévoisement qui affecte ces segments à cause de leur durée plus longue. L'abrègement vocalique et l'amplitude du 10 relâchement, interprétés comme des manifestations d'une articulation tendue, peuvent être considérés comme des corrélats secondaires. Ils sont en effet soit contextuellement limités (l'abrègement vocalique), soit variables à travers les sujets (amplitude du relâchement). L'abrègement vocalique est contextuellement limité puisque ce corrélat n'est phonétiquement implémenté que quand la géminée est effectivement précédée d'une voyelle. Il ne peut, par exemple, être implémenté dans les nombreux cas où un mot n'est composé que d'une géminée (e.g. [kk] “passe”, [ggW] “lave”, [SS] “mange”, etc.). Ces corrélats secondaires peuvent être considérés comme des corrélats de renforcement (Diehl 1991, Keyser et Stevens 2006, Clements et Ridouane 2006). Ils sont présents pour renforcer le corrélat primaire en ajoutant des propriétés acoustiques additionnelles qui vont augmenter la distance perceptuelle entre les deux catégories phonémiques. Ces corrélats de renforcement peuvent assumer une fonction distinctive dans les cas où le corrélat primaire n’est pas perceptuellement récupérable. C’est le cas notamment des occlusives sourdes après pause, où les différences de durée d’occlusion entre les simples et les géminées ne peuvent être détectées par les auditeurs. Partons du postulat qu'il y a une relation étroite entre représentation phonologique et représentation phonétique (voir par exemple Pierrehumbert 1990, Keating 1990), et que cette relation doit se refléter dans la théorie linguistique, les caractéristiques phonétiques des géminées en berbère chleuh sont mieux rendues en traitant structurellement ces segments comme deux unités de durée liées à une position mélodique (2b). Cette différence structurelle se reflète dans les différences observées dans la durée acoustique et articulatoire. (2) a. X [] b. X X [] c.X X [] [tendu] Les durées phonétiques sont assignées à ces représentations en prenant en considération les durées inhérentes aux segments et aux langues (voir Clements 1986). Par exemple, en chleuh, les géminées occlusives sont plus de 2 fois plus longues que leurs contreparties simples, tandis que les 11 fricatives sont un peu moins de 2 fois plus longues. En turc, les occlusives géminées sont 3 fois plus longues que les simples, tandis qu'en bengali, elles sont moins de 2 fois plus longues (Lahiri et Hankamer 1988). Ces durées sont ensuite ajustées pour d'autres facteurs qui peuvent soit allonger ou réduire la durée de ces segments (par exemple, les phénomènes d'allongement prosodique en positions initiale et finale). Le corrélat de renforcement tendu est assignée à la représentation des géminées à travers une règle d'implémentation phonétique (2c). III. La syllabation : phonétique et phonologie. III. 1. La séquence /tk/ peut-elle être une syllabe bien formée ? L’analyse de la syllabation en berbère chleuh a suscité le plus grand intérêt de la part des berbérisants et des phonologues en général. Et pour cause, dans ce dialecte berbère, toute consonne peut, semble-t-il, occuper le noyau de syllabe, même une occlusive. C’est la thèse que Dell et Elmedlaoui (1985) ont initiée et développée et, depuis, systématiquement reprise comme cas extrêmement particulier voire unique dans la typologie (voir Zec 1995). Cette variété du berbère a joué aussi un rôle important dans diverses modélisations des données comme celle de Clements (1997) ou de Prince et Smolensky (1993). Beaucoup d’autres travaux influents citent ce cas particulier (voir notamment Kenstowicz 1994). L’analyse de Dell et Elmedlaoui (2002) s’articule autour de deux thèses. La première thèse, « The Licit Consonantal Nuclei », est de loin la plus controversée. C’est cette thèse qui sera testée ici. Selon Dell et Elmedlaoui, le berbère chleuh d’Imdlawn n’a pas de voyelles épenthétiques. Les seuls vocoïdes voisés qu’on entend en berbère chleuh sont soit : (i) des semi-voyelles y et w, (ii) des voyelles pleines, i.e. les allophones de /a, i, u/ ou (iii) des vocoïdes transitionnels voisés. Les voyelles pleines sont des manifestations de segments déjà présents dans le lexique ou introduites par des processus de formation des mots. Les vocoïdes transitionnels voisés, par contre, ne sont les réalisations d’aucun segment et n’ont pas de représentation dans les représentations terminales du composant phonologique. Selon la deuxième thèse, « The SonorityDriven Syllabification », l’échelle de sonorité intervient dans le processus de construction des syllabes d’une manière progressive en reconnaissant 12 comme noyau les segments les plus sonores de la séquence et en descendant pas à pas l’échelle de sonorité. Différents arguments ont été fournis en faveur de cette thèse, dont les plus solides sont tirés de certaines alternances morphologiquement gouvernées (ex. la formation de l’inaccompli) et aussi et surtout de la versification et de certaines propriétés de base de la structure des vers dans la poésie chleuh (Dell et Elmedlaoui 2002). La structure syllabique de cette variété du berbère, telle qu’elle est analysée par Dell et Elmedlaoui, pose à l’évidence des problèmes pour les théories syllabiques standards. C’est donc logiquement que cette analyse, plus particulièrement the Licit Consonantal Nuclei, a suscité des critiques et des analyses opposées (Angoiujard 1997, Coleman 1996, 1999, 20001, Louali et Puech 1999). Partant du postulat que tous les mots ont des syllabes et que toutes les syllabes ont des noyaux vocaliques dans toutes les langues, Coleman (2001) considère que les prétendues syllabes sans voyelles sont en réalité prononcées avec des schwas. Ces schwas sont soit visibles sur le signal acoustique soit phonétiquement chevauchés par les consonnes adjacentes. Selon le modèle défendu par Coleman, les schwas épenthétiques en chleuh sont de deux natures : (i) schwa phonologique prévue dans toute syllabe dont le noyau vocalique n’est pas occupé par une voyelle pleine et (ii) schwa purement phonétique prévue après la sonante /r/. Un seul point d’accord est sorti de ce débat : la connaissance des phénomènes à partir des transcriptions traditionnelles est insuffisante et il faut avoir recours à des données émanant de procédures expérimentales pour valider ou invalider de telles analyses. Ce sont les résultats de ce type de données expérimentales qui sont présentés dans ce travail5. A l’aide d’un ensemble de données acoustiques et physiologiques (fibroscopie et photoélectroglottographie), l’objectif est de déterminer si oui ou non schwa est un segment au niveau des représentations phonétiques apte à occuper le noyau de syllabe en berbère chleuh. 5 Voir Ridouane (soumis) pour des résultats plus détaillés. 13 III.2. Schwa est-il un segment au niveau des représentations phonétiques ? Un aspect de cette question concerne la qualité laryngale (sourde ou sonore) des schwas épenthétiques. En berbère chleuh, les racines verbales et les suffixes peuvent se composer uniquement d’obstruantes sourdes. Quand ils sont combinés, ils peuvent donner lieu à des mots dépourvus de voyelles ou de segments sonores (ex. [tkkst] « tu as enlevé », [tqssf] « elle s’est rétrécie », [tfktstt] « tu l’as donnée »). Ce type de mots sera analysé ici, l’objectif est de déterminer s'ils sont effectivement sourds et dépourvus de segments vocaliques. Si, comme le soutiennent Dell et Elmedlaoui, schwa est simplement un aspect de la réalisation d’une consonne voisine, et non un segment indépendant, on ne doit pas trouver de schwa voisé dans un mot composé uniquement de consonnes sourdes. On ne voit pas quel mécanisme purement phonétique introduirait du voisement dans un contexte dépourvu de segments [+voisé]. Si par contre ces mots contiennent des schwas, comme le soutient Coleman (2001), on doit en déduire que les représentations phonétiques du chleuh comportent au moins quatre vocoïdes : les réalisations de /a, i, u/ et en plus un segment schwa apte à occuper le noyau de la syllabe. III.2.1. Analyses acoustiques et fibroscopiques : Vingt-quatre formes ont été utilisées comme données à analyser dans cette étude6. Ces formes sont des verbes largement utilisés en chleuh. Elles sont composées de 2 obstruentes sourdes (e.g. [fk] "donne") jusqu’à 10 consonnes sourdes (e.g. [tsskSftstt] "tu l'as séchée") et sont conformes à la structure des autres mots lexicaux de cette langue. Plusieurs variétés du chleuh ont été prises en compte lors du choix des 7 locuteurs qui ont participé à l’expérimentation acoustique. La sélection de ces sujets a ainsi été faite en incluant des locuteurs appartenant aux trois variétés principales du chleuh (Haut-Atlas (3), Anti-Atlas (2), Agadir (2)) (Boukous 1994). L’objectif de l’analyse acoustique est de chercher, à travers l’inspection visuelle des signaux acoustiques et des 6 La liste de ces 24 formes incluant les fichiers son et les fichiers vidéo est disponible sur les pages internet de l'auteur : http://ed268.univparis3.fr/lpp/?page=equipe/rachid_ridouane 14 spectrogrammes, des indices de la présence d’un vocoïde voisé (une période de temps affichant du voisement et une structure formantique) dans des mots composés au niveau sous-jacent d’obstruentes sourdes. L’analyse par fibroscopie a été menée pour examiner la configuration glottale pendant la production de ces mots. En particulier, il s’agira de déterminer si la glotte reste ouverte pendant la tenue de ces séquences consonantiques ? L’adduction glottale serait un indice de la présence d’une cible vocalique voisée dont les gestes supraglottaux seraient chevauchés par les consonnes adjacentes. L’abduction totale le long de ces séquences impliquerait d’un autre côté l’absence de telles vocoïdes voisées. Deux locuteurs natifs du chleuh ont participé à cette expérience. II.2.2. Résultats et Discussion Les données acoustiques montrent que, sur 483 réalisations, seules 71 sont produites avec une vocoïde voisée. Une illustration de ce type de réalisations est fournie dans la figure 3. La répartition géographique de ces résultats montre que les trois sujets de Haha n’ont jamais prononcé de voyelle voisée dans des séquences d’obstruentes sourdes. Seules deux répétitions contiennent des vocoïdes voisés dans les réalisations des 2 locuteurs de l’Anti-Atlas. Ces vocoïdes sont attestés en fin de mot. Par contre, les schwas sont largement attestés dans les réalisations des locuteurs appartenant à la région d’Agadir. En effet, 69 des 71 formes réalisées avec schwa, sont produites par les locuteurs de cette région. Si l’on considère la distribution de ces vocoïdes, on remarque qu’elles sont principalement produites en position finale de mot. En effet, seules 4 formes sont produites avec un schwa interne ([sW?f] “évanouis-toi”, [fqq?s] “énerve”, [tft?h] “elle s’est fait opérer”, [sf?qqst] “énerve-le”). 15 Figure 3. Le signal et le spectrogramme de la forme [tsskSftstt] "tu l'as séchée" incluse dans la phrase cadre « ini … jat twalt » (dis … une fois) La présence des schwas en position finale de mot a été rapportée par Louali et Puech (1999) et Coleman (2001). Contrairement au point de vue selon lequel schwa est introduit dans le contexte des consonnes syllabiques, les données traitées ici montrent que la présence de cette vocoïde est plutôt conditionnée par la position finale de l’énoncé. En effet, dans la forme [tkkst], il apparaît après la coda finale /t/ et dans [tRtft], il apparaît aussi après la consonne finale mais pas au contact des consonnes syllabiques /R/ and /f/. Dans aucun de ces exemples, la vocoïde voisé ne précède une consonne syllabique. La présence de ces vocoïdes dans une position périphérique peut être considérée comme un indice démarcatif de fin de mot ou d’énoncé. Cette voyelle aide à identifier la consonne finale, étant en position naturellement faible, en la plaçant dans une position pré-vocalique où les indices de sa place d’articulation (burst, transitions de formants) seront présents. L’insertion du schwa en fin d’énoncé est une caractéristique bien connue dans certaines régions d’Agadir. La variété de Tarrast, une ville située à 5 kilomètres d’Agadir, en est la parfaite illustration : l’insertion du schwa en fin d’énoncé est un tel signe caractéristique des locuteurs de cette variété que les locuteurs 16 des autres parlers chleuhs l’imitent de manière humoristique en insérant justement des schwas en position finale de l’énoncé7. Les vocoïdes réalisées en position interne soulèvent la question de savoir si cette présence peut être expliquée selon l’interprétation de Coleman (i.e. remplir un noyau vide) ou s’il s’agit plutôt d’une autre raison. L’interprétation qui semble la plus à même d’expliquer la présence de ce schwa serait de l’attribuer à l’influence de l’arabe marocain. Toutes les formes réalisées avec une vocoïde interne sont des emprunts récents à cette langue. Ces schwas apparaissent exactement à l’endroit où les schwas des mots sources apparaissent. Le fait que seuls les locuteurs d’Agadir réalisent les schwas dans cette position n’est pas dû au hasard. Il est un fait, assez connu de point de vue sociolinguistique, que le chleuh tel qu’il est parlé par les locuteurs vivant dans les grandes villes (comme Agadir) est fortement influencé par l’arabe marocain. Boukous (2000) a illustré ce phénomène à travers une étude sociolinguistique sur le degré de compétence linguistique chez 50 jeunes chleuhs divisés en deux groupe (30 sédentaires et 20 campagnards). Cette étude, illustrée par la façon dont ces sujets réalisent les mots sans voyelles, montrent que seuls les citadins insèrent des schwas dans ce type de mots. Selon cet auteur (2000 : p. 46), « Cette habitude articulatoire est probablement acquise à travers l’usage de l’arabe dialectal où l’insertion du schwa semble correspondre à une nécessité phonotactique ». Les données acoustiques fournissent un autre argument montrant que les vocoïdes réalisées en chleuh ne peuvent être interprétées comme des réalisations de noyaux phonologiques : la variabilité de leur distribution au sein d’une même forme. C’est le cas, par exemple, de la forme [sfqqst] "énerve-le" telle qu’elle a été réalisée par un locuteur d’Agadir : un schwa est réalisé entre /f/ et /q/ dans la première réalisation, mais en fin de mot dans la deuxième. Dans aucune de ces réalisations, le schwa n’apparaît là où le modèle de Coleman l’aurait prédit (i.e. s´fq.q´st/). L'analyse par fibroscopie des mêmes formes fournit un argument supplémentaire indiquant que ces mots sont sourds et dépourvus de 7 Les locuteurs de Tarrast insèrent des schwas en fin de mot même quand ils parlent l’arabe marocain aussi. 17 noyaux vocaliques. La présence d’une vocoïde voisée dans une séquence d’obstruantes sourdes est facilement détectable sur les films fibroscopiques. En effet, des différences notables apparaissent aussi bien au niveau des cordes vocales (abductions vs. adduction) qu’au niveau des cartilages aryténoïdiens (écartés vs. rapprochés). Pendant la tenue de la voyelle, les cordes vocales sont en adduction et les cartilages aryténoïdiens très rapprochés. Considérons maintenant les formes chleuhes telle qu’elles ont été réalisées par les deux sujets. Les données montrent que seule une répétition sur 408 réalisations est produite avec un geste d’adduction glottal complet : la forme [tftK] "elle s'est fait opérer" réalisée avec schwa final. La fermeture complète de la glotte est observée en position finale d’énoncé suivant immédiatement l’ouverture nécessaire pour la tenue de /K/. Hormis cette réalisation, les 407 autres productions sont dépourvues de geste de fermeture de la glotte. Toutes ces formes sont produites du début jusqu’à la fin avec des cordes vocales séparées et des cartilages aryténoïdiens clairement écartés. La figure 4 illustre cet état de la glotte pendant la réalisation de la forme [tftXtstt] « tu l'as roulée ». Dans cette figure, la première image correspondant à l’onset acoustique de /t/ (approximativement une image avant celle correspondant au relâchement oral) montre que la glotte est largement ouverte, les cordes vocales ainsi que les cartilages aryténoïdiens largement écartés. La glotte maintient cette ouverture glottale jusqu’à l’offset de la dernière consonne /t/. Cette configuration de la glotte est quasiment la même pour toutes les réalisations des 24 formes, quel que soit le nombre de consonnes que ces formes contiennent. 18 Figure 4. La configuration de la glotte pendant la tenue de la forme [tftXtstt] « tu l'as roulée ». Une observation plus minutieuse des données fibroscopiques montre que la glotte ne maintient pas un degré d’ouverture glottale statique pendant la tenue des mots sourds. Au contraire, l’aperture glottale est en modulation continuelle. La fibroscopie, même si c’est une méthode très fiable pour étudier la configuration de la glotte pendant la parole, présente un inconvénient de taille : les données enregistrées ont une fréquence de 25 images par seconde seulement. Ainsi, le rapport temporel entre les gestes glottaux et supraglottaux ne pourra pas être déterminé d’une manière exhaustive en se basant uniquement sur les films fibroscopiques. La photoélectroglottographie – combinée avec la fibroscopie – avec une fréquence plus élevée (200 Hz) est une méthode expérimentale plus appropriée pour traiter du timing inter-articulatoire (voir, par exemple, Löfqvist et Yoshioka 1984). Une telle méthode expérimentale a déjà été utilisée dans une étude antérieure sur les mêmes données que celles présentées ici (voir Ridouane 2004). La généralisation 19 majeure qui ressort de cette étude est que les formes qui contiennent un nombre n de fricatives sourdes non adjacentes sont produites avec un nombre n d’ouvertures maximales de la glotte. L’emplacement des ces ouvertures maximales est généralement situé pendant la tenue de ses fricatives. La comparaison de ces résultats avec les résultats obtenus par Tsuchida (1997) à partir de l’analyse des séquences sourdes contenant des voyelles dévoisées est très constructive. Contrairement au japonais, les mouvements laryngaux pendant la tenue des séquences chleuhes font état de transitions de la cible d’une consonne vers une autre cible consonantique sans aucune déviation vers des cibles vocaliques. Pour résumer, les données acoustiques et physiologiques présentées dans cette section montrent que les mots sourds sans voyelles existent en chleuh. Ces données expliquent aussi pourquoi certains chercheurs ont trouvé des vocoïdes sporadiques dans certaines réalisations. La présence de ces voyelles dans la position finale, telle qu’elles sont produites par certains locuteurs, est un indice démarcatif de fin d’énoncé qui permet de mieux identifier l’obstruante finale, en la plaçant dans une position post-vocalique. Certaines vocoïdes ont été réalisées en position interne de mot ; leur présence dans cette position est due essentiellement à l’influence de l’arabe marocain. Les données fibroscopiques ont montré que les deux locuteurs enregistrés ont produit les 24 formes, à l’exception d’une seule répétition, avec la glotte largement ouverte et les cartilages aryténoïdiens écartés. Les cordes vocales pendant la tenue de ces formes sont systématiquement maintenues en mode non-vibratoire. Ces résultats montrant que schwa n’est pas un segment au niveau des représentations phonétiques du chleuh fournissent un argument majeur en faveur de l’analyse phonologique développée par Dell et Elmedlaoui (2002). IV. Conclusion générale Les études présentées dans ce travail, en établissant des liens étroits entre les théories phonologiques et la matérialité des faits phonologiques, illustrent l’apport d’une démarche de type expérimental en phonologie. Une telle démarche a ainsi permis de tester certaines théories phonologiques et consolider les bases scientifiques des analyses phonologiques dites traditionnelles. L’étude qui a porté sur la gémination consonantique a montré, en se basant sur des données acoustiques et 20 articulatoires, que la distinction entre simples et géminées en chleuh est essentiellement une distinction de structure temporelle, et ceci vaut même pour les occlusives après pause. Ce résultat a permis d’établir un lien étroit entre la représentation phonétique de ces segments et leur représentation phonologique. Ce lien est reflété par la théorie linguistique à travers la représentation autosegmentale de ces segments comme deux unités de durée liées à une seule unité mélodique. L’étude qui a porté sur la structure syllabique a aussi montré l’importance et l’apport de données de type expérimental pour aider à résoudre des questions théoriques. La thèse de Dell et Elmedlaoui (2002) – notamment « The Licit Consonantal Nuclei » - péchait par le manque de données objectives attestant que dans cette langue de longues séquences sans voyelles existent effectivement. A travers des analyses acoustiques et physiologiques, il a été démontré que de telles suites existent. Ainsi, une forme de type [tfktstt] « tu l’as donnée » est produite sans vocoïde et avec la glotte ouverte du début jusqu’à la fin de la séquence. Entre autres implications de ces résultats est que la théorie de la syllabe doit permettre, pour rendre compte des données du berbère chleuh, à toute consonne d’occuper le noyau de la syllabe même une occlusive sourde. 21 Références - ANGOUJARD (Jean-Pierre) : 1997 - Théorie de la syllabe. 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