scenes de chasse au sanglier
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scenes de chasse au sanglier
SCENES DE CHASSE AU SANGLIER Film documentaire de Claudio Pazienza. « Où est la beauté d’avant les images ? », demande le cinéaste en filmant un arbre. Existait-elle avant qu’on la touche ? (Et il passe sa main sur l’écorce). Avant qu’on la nomme ? (Et il dit : « Tu dis… Arbre » ). La beauté existait-elle avant qu’on la filme ? Ces questions, qui taraudent Claudio Pazienza dès les premières images de Scènes de chasse au sanglier, surgissent au cœur de la douleur du deuil. Ces questions en appellent une autre, à moins qu’elles n’aient été appelées par cette autre : Où est Claudio maintenant que son père n’est plus ? Son père, son héros. Le héros de ses films, avec sa mère. Depuis plus de vingt ans, papa Pazienza, mineur, et maman Pazienza, femme au foyer, habitent les films-fables de Claudio. Que faire quand le héros meurt ? Filmer le héros mort. Se filmer avec le héros mort. Le premier film de Claudio Pazienza (en 1984) était un court métrage intitulé le Nombril. Ne pas s’arrêter à ce titre comme s’il signait le début d’une œuvre « nombrilique ». Même si Pazienza y dit « je », même si l’auteur et les siens sont les personnages principaux de ses documentaires, même s’il retourne filmer son village natale des Abruzzes, ou la maison du Limbourg belge de son enfance. Ce matériau intime est le prétexte à plus d’une dizaine de documentaires, courts ou longs, qui sont autant de comédies philosophiques, d’essais picturaux, de fabliaux surréalistes. Sottovoce en 1993, Tableau avec chutes en 1997, Panamarenko en 1997, Esprit de bière en 2000, L’argent raconté aux enfants et à leurs parents en 2002. Une œuvre atypique dans le cinéma du Réel. Du Réel et non de la réalité, insiste Pazienza : « Dans le Réel, par définition, on est face à quelque chose qu'on essaie de saisir, qui nous glisse entre les mains. Il y a une équation un peu difficile à résoudre, mais bien sûr, la tentation est d'arriver à en capter, capturer quelque chose et à le poser, à mettre ce qu'il faut de gélifiant, et c'est là qu'est le contresens. » Ce contresens se déploie en toute liberté, en tous sens, dans le cinéma de Pazienza. Une écriture complexe et jubilatoire, usant et abusant de l’outil cinématographique, de la langue (française et italienne), ou du vidéo art, à seule fin de « raconter le monde depuis ce qu’on est ». Ce monde « réel » se distingue-t-il de celui du cinéma ? Dans ses images, pétries d’imaginaire et de quotidien, il recherche aujourd’hui le père mort. Il y a le corps du père, raide étendu sur le lit, qu’il peut encore toucher. Et il y a le corps du père, en mouvement sur l’écran, intouchable. Filmer ou toucher ? « Tu habitais là dans ces continents souples et inflammables », lui dit-il. Cette bouche aujourd’hui close, « qui l’a nommé », lui, il la fait revivre aujourd’hui au bout de son fusil chronophotographique à douze coups. Mais le réel, lui, résiste. Claudio enfile le pantalon du père, accroche ses bretelles, passe ses pantoufles (« tu es le père »). Fait exploser la maison de l’enfance (« la maison est définitivement vide »). Scènes de chasse au sanglier est une sorte de précipité des hantises, des questionnements, des autres films du cinéaste. Lui aussi construit comme un cadavre exquis, cette poignante et intime chasse philosophique atteint là une sorte de point de non retour artistique. A sa manière, poétique et burlesque, Claudio Pazienza met son propre cinéma au défi de se colleter avec l’épaisseur tragique du réel (la vie/la mort). La chasse est ouverte. Un sanglier de dessin animé court dans les bois. Mais c’est un sanglier de chair qui sera cuisiné, comme dans un rituel oublié, avec le vieil ami Jacques. Il ne s’agit rien moins que de faire le deuil du père bien sûr. L’enterrer, mais aussi enterrer son image, « l’enterrer quelque part ». Annick Peigné-Giuly