L`erreur de Poussin
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L`erreur de Poussin
L'ERREUR DE POUSSIN Mythologie Psychanalyse - Peinture Pour réfléchir conjointement, mais sans excès de conjonction, au mythe, à la psychanalyse et à la peinture, voyons Poussin. C'est en visitant, à Paris d'abord, puis à Londres ensuite, les expositions consacrées à celui que l'on dit être le plus grand peintre français, que j'ai pu, en voyant un tableau que je connaissais déjà depuis longtemps puisqu'il est au Louvre, établir une jointure, une syntaxe entre ces trois domaines anthropologiques. Ce tableau n'est pas une oeuvre rare ou secrète, une présence oubliée qu'un nouvel accrochage révèle tout à coup sous un jour nouveau après des années de cohabitation silencieuse. Non, au contraire, ce tableau passe souvent pour l'un des chefs d'oeuvre, voire le chef d'oeuvre de Poussin. P. Rosenberg, le commissaire de l'exposition parisienne, le qualifie de «plus audacieux» chef d'oeuvre du peintre. Une oeuvre en pleine lumière donc. F. Séguret1, dont le livre «L'oeil surpris» est une référence quant au monde de la représentation au 17ème siècle, fait précisément du «Jugement de Salomon» - c'est le titre du tableau -, l'une des figures les plus accomplies de ce moment anthropologique de notre culture. F. SEGURET, L'oeil surpris. Perception et représentation dans la première moitié du l7ème siècle, Paris, Klincksieck, 1993. James Hall décrit ainsi le thème iconographique : «Le Jugement de Salomon (I Rois, Ill, 16-28), Salomon fut appelé à trancher une querelle qui opposait deux prostituées demeurant dans la même maison; elles avaient toutes les deux donné en même temps naissance à un enfant. L'un des deux périt et chacune des femmes revendiquait l'autre. Afin de découvrir la vérité, Salomon fit apporter une épée, et déclara: «Coupez en deux l'enfant qui vit, et donnez-en la moitié à l'une et la moitié à l'autre.» A ces mots, la véritable mère se révèla d'elle-même, renonçant à faire valoir ses droits sur l'enfant afin que sa vie fût épargnée. L'enfant lui fut rendu. La scène, très souvent représentée dans l'art chrétien, montre Salomon sur son trône, entouré de ses courtisans, les deux suppliantes devant lui. Un bourreau, debout, tient l'enfant vivant suspendu dans une main, l'épée dans l'autre. L'enfant mort gît sur le sol. Ce thème passait pour une préfiguration du Jugement dernier et finit par incarner la justice en général»1. «Le Jugement de Salomon» est au plus haut point un Poussin car ici, autant sinon plus qu'ailleurs, le peintre regroupe en un même instant une variété d'expressions: l'une des mères, immédiatement visible au premier plan, hurle en pointant le doigt; l'autre, à gauche, supplie; le roi au-dessus affiche son impassibilité; à droite la foule hésite ; et à l'extrême droite une troisième mère refuse de voir tuer un enfant qui ne sera jamais insouciant comme l'est son petit innocent qui se pend à sa robe. Ce concert d'émotions, un instant suspendu dans leur mouvement par l'artifice de la toile et du pinceau, c'est la marque même du Poussin. De plus ce tableau est éminemment une peinture. Qu'est-ce à dire? Ernst Jünger affirme «On aime la peinture contre le temps». Rilke la définit comme un reçu du temps donné à l'espace. Aussi, tout autant 1 J. HALL, Dictionnaire des mythes et des symboles, Gérard Monfort, 1994. que les émotions que nous venons de décrire et qui en sont une version subjective, des temporalités diverses sont réunies sur la toile. D'abord dans la scène elle-même qui conjugue la première sentence du roi - l'enfant va être coupé en deux -, mais aussi la seconde - l'index du roi a déjà reconnu la véritable mère. Quant à la mère de l'enfant mort, la mère hurlante, elle a déjà récupéré le petit cadavre, toute la séquence est donc déjà passée. D'autres indices temporels, contradictoires partout ailleurs que sur une toile qui au contraire les acceuille comme leur demeure, sont visibles: le soldat-bourreau porte un casque à la grecque en plein milieu de l'Histoire Sainte et tout le décor, dallage, modénature, bas-relief, est renaissant. C'est le privilège de la peinture d'abstraire du temps quelques pièces éparses pour composer ses images. Le spectateur est emporté dans le mouvement d'une double ellipse, celle des émotions personnifiées et celle de la temporalité; il est transporté d'un affect à l'autre, d'un roi à l'autre, et c'est la grandeur de Poussin d'avoir lancé ce mouvement qui ne cesse de se perpétuer depuis trois siècles. Cette description superficielle du tableau que j'ai donnée à l'instant, F. Séguret l'interprète et la hausse au point d'en faire un emblème, celui de toute une civilisation, l'âge classique de la représentation. Par sa mise en scène, par sa facture et son sujet, l'oeuvre à la fois accomplit et montre la généralisation de la représentation classique, telle que le siècle de Louis Xln et de Louis XIV la posent, l'adoptent puis l'étendent. Un système social, très fortement hiérarchisé, pyramidal, et dont la personne royale occupe le sommet, qui est en même temps un système théâtral, toute représentation ne pouvant être vue dans son entité que par un seul oeil, celui du roi dont la place, la loge, occupe un point central, symétrique du point de fuite au fond de la scène. Ces deux dispositifs sont eux-mêmes doublés, entre autres par la représentation picturale où la perspective et ses jeux découpent l'espace de la toile en une série de triangles organisés de la même manière que dans la pyramide sociale ou l'architecture du théâtre classique. «Tout autant que la représentation, Poussin représente le regard qu'on accepte»1, et il est vrai que dans Le Jugement de Salomon, grâce à sa construction, le spectateur, dont le regard est capté au point de fuite par celui du roi, voit donc ce que ce dernier voit, c'est-à-dire le déploiement de la représentation elle-même. Baissant les yeux, se pliant à la visée royale, il aperçoit du même coup la scène et les personnages qui supportent le trône royal comme la base d'un triangle son sommet. F. Séguret conclut: «De toutes les images du roi-juge que nous avons examinées, celle-ci rLe Jugement de Salomon du Poussin] est l'épure même: le Dieu nous emprisonne dans cette salle sans profondeur, à quelques pas et en face du roi, le temps s'immobilise et le procès tragique partagé entre le bien et le mal, la vie et la mort, est ramené, par un geste symbolique, admoniteur et fatal, à l'idée même de tragédie. Pour ces raisons sans doute, Poussin, selon Bellori, tenait ce tableau pour son meilleur»1. L'Idée même de tragédie, retenons l'expression. Avec Poussin et singulièrement dans ce tableau, nous atteignons le domaine de l'Idée. Idée de la tragédie, Idée de la représentation. La représentation, parfaitement analogue dans ce contexte à la tragédie telle que la conçoit l'âge classique, est une Idée qui se dénature toujours plus ou moins en idéologies, et le mérite de Poussin est de nous faire accéder, par delà toutes les dégradations, au seuil de l'Idée. Nous oublions trop souvent que la représentation historiquement est un système à la fois social, théâtral, philosophique, optique et pictural. Ce tableau de Poussin est là cependant pour nous le rappeler. Ibid., p. 170. lbid., p. 17l. Il ne fait pas de doute pour tous les connaisseurs de l'oeuvre de Poussin, tableaux, dessins et documents compris, que son invention s'inscrivait dans l'aventure de la pensée de son époque: il participe certainement de l'idée de la représentation et sa peinture en est une éloquente expression. Mais n'est-elle que cela? Poussin, on le sait, a vécu à Rome loin du pouvoir royal. C'est par choix qu'il a mené une vie de peintre exemplaire, retiré, occupé seulement par le travail, la pensée, les joies familiales et l'amitié. Dans une lettre, souvent citée pour mettre en valeur une conception représentative, théâtrale, du monde et de la peinture, il écrit: «Vous avez le grand livre ouvert où l'on voit comme sur un théâtre jouer d'étranges personnages. Mais ce n'est pas peu de plaisir de sortir quelques fois de l'orchestre pour d'un petit coin, comme inconnu, pouvoir goûter le geste des acteurs» 1. Si Poussin se nourrit de la représentation classique, c'est comme un inconnu dans un petit coin, peut-être ce bambin à l'extrême droite du tableau. Poussin aurait alors une perspective autre que frontale sur le processus représentatif luimême. Cela n'est qu'une supposition. Ce qui est certain par ailleurs, c'est qu'il y a dans ce tableau parfait, et qui atteint l'Idée même, une faute que tous les spécialistes ont remarqué. Une curiosité. Etrange quand on connaît le soin apporté par Poussin à définir ses sujets. Quelle est cette faute? Icônographiquement parlant, Poussin aurait commis une erreur. Si l'on suit fidèlement le texte biblique et la tradition iconographique, c'est la mère illégitime, la fausse ou disons la mauvaise mère qui doit, devant Salomon, porter l'enfant vivant. L'enfant mort est le plus souvent aux pieds du roi et la vraie, la bonne ou la mère légitime n’a que son amour et sa douleur. 1 Lettre à Chantelou du 21 décembre 1643 cité par F. SEGURET. Ibid., p. 170Voyez par exemple un tableau de Valentin, fidèle au texte biblique et d'iconographie consacrée. Ici au contraire chez Poussin, c'est d'elle que l'on vient d'arracher l'enfant vivant et la mère envieuse soutient un enfant mort. Les deux groupes sont d'ailleurs distincts par leur couleur: la mère jalouse et son enfant sont imprégnés du vert de la mort et de l'envie; la mère véritable et son enfant ont les chairs rosées de la vie. Quel sens donner à cette modification apportée par Poussin? On peut difficilement croire à une «simple erreur» chez un peintre aussi libre, aussi précis, et surtout pour un tableau qu'il estimait son meilleur. On peut y voir au contraire une prise de position, fruit d'une longue réflexion. Nous pourrions ainsi montrer comment la pensée qui se dessine ici aoparaît ailleurs dans l'oeuvre et en particulier dans des tableaux rattachés au cycle de Moïse et où Poussin concentre son attention sur les deux mères du personnage biblique, la mère juive - la vraie - et la princesse égyptienne, sa mère adoptive. Analysant ces tableaux, nous y verrions, chez le plus tragique des peintres, l'expression d'un assentiment à ce que les choses soient ce qu'elles sont, qui vient de ce que Poussin saisit dans le drame qu'il peint un moment étal où le drame se défait, se déjoue: les instants de l'admirable tremblement du temps, pour reprendre l'expression si intense de Chateaubriand. Une dédramatisation, c'est une première manière de décrire en effet les résultats de la faute de Poussin. Si vous donnez, comme c'est toujours le cas, le bébé vivant à la mère envieuse en privant la bonne mère de son enfant, de la chair de sa chair, vous augmentez considérablement la charge affective. Vous grossissez l'envie et le renoncement. La jalousie et l'amour franchissent par là et du même coup les frontières du sublime. Nous atteignons en effet plus vite le domaine de l'Idée: il n'y a plus là devant nous deux mères en conflit, mais le Bon et le Mauvais personnifiés. Mais curieusement, c'est son erreur, Poussin dévie le mouvement de propulsion de l'image vers l'Idée. La faute de Poussin apporte un démenti à toute l'architecture du tableau Qui reproduit et accomplit, à ce détail près, tout le système de représentation de son époque qui ne vit, elle, que par et pour le triomphe de l'Idée. Poussin devient un peintre d'histoire qui défait l'histoire, ou encore qui n'y croit plus, si celle-ci emportée par sa marche vers le Bien - qu'il soit personnifié par un dieu ou un roi - néglige ces instants où le monde repose et qui sont au premier chef l'affaire de la peinture. Ces pensées, que je viens de vous livrer, me sont venues en parcourant les salles du Grand-Palais et de la Royal Academy. J'étais là en amateur de peinture, mais le psychanalyste n'est jamais loin derrière. C'est ce dernier qui s'est demandé tout à coup quel rapport ce mouvement de décélération de l'Idée vers les choses pouvait avoir avec la psychanalyse. On pourrait bien entendu replacer cette réflexion dans la discussion du concept de sublimation, elle y aurait sa place. Mais ce n'est pas dans cette direction que mon attention s'est dirigée. Revenant au tableau de Poussin, «Le Jugement de Salomon», et à ses descriptions habituelles, j'ai été soudainement retenu par le couple de femmes en litige, la bonne et la mauvaise mère. C'est cette opposition entre une mère bonne et une mère mauvaise, entre bon et mauvais, couple conceptuel qui prend sa racine chez Freud avant de s'épanouir chez Mélanie Klein, qui m'a paru tout à coup figuré et mis en cause par la peinture de Poussin. Ou, en tout état de cause, ce tableau devenait l'occasion de reconduire cette discussion au sujet du jugement qui est au coeur de la théorie analytique. Le Bon et le Mauvais, comme dans le tableau, sont liés à une théorie du jugement. L'affaire commence avec l'article de Freud sur la négation où il oopose classiquement deux formes de jugement: le jugement d'existence qui dit qu'une chose est et le jugement d'attribution qui dit que cette chose est bonne ou mauvaise. Sans véritablement s'étendre sur l'un ou l'autre, Freud en arrive à la question qui lui importe avant tout: lequel des deux jugements est le plus ancien? Lequel est le plus archaïque? Freud, et parce qu'il ne peut ou ne veut accepter que quoi que ce soit de la pensée échappe à un prototype libidinal, pose en principe l'antériorité du jugement d'attribution qu'il lui est facile alors de rattacher à l'oralité: j'accepterais en moi ou je rejetterais hors de moi une chose avant de prononcer qu'elle existe. Par la bouche soudée au sein, modèle de tous les canaux ultérieurs d'introjection ou d'incorporation, le monde commence son passage à l'intérieur du sujet. Cette circulation est réglée toutefois par l'accueil ou le refus, l'un et l'autre justifiés par un jugement qui d'abord valorise en bon ce qui est introduit, en mauvais ce qui est rejeté, avant que le ballet ne se complique infiniment. Mélanie Klein démontrera dans toutes ses oeuvres en effet qu'une fois le jeu lancé, c'est-à-dire d'emblée, le lieu de la valeur ne sera jamais fixe: le bon est aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur, de même le mauvais; de plus les deux coexistent ensemble dans l'un ou l'autre royaume, cherchant ou à s'exclure ou à cohabiter. Le mouvement de vaet-vient est incessant: le déséquilibre est constant et l'équilibre n'est envisagé idéalement qu'au terme d'une très longue guerre. Ce but, Mélanie Klein dans sa «Contribution à l'étude de la psychogénèse des états maniaco-dépressifs»! l'appelle une «identification complète à l'objet total et réel», ce qu'elle définit comme le pouvoir de «regarder et de comprendre l'objet tel qu'il est effectivement». 1 M. KLEIN, Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1967.Cette position finale d'existence qui doit surgir après avoir usé de tous les renversements et de tous les clivages n'est que rarement atteinte pour une raison que Mélanie Klein exprime elle-même dans le même article. Poser l'antériorité du bon et du mauvais, ou ce qui revient au même affirmer la primauté ou la primarité de l'envie, c'est admettre l'infini du mouvement et du désir. L'être des choses dit qu'elles sont là pour se maintenir ou pour disparaître éventuellement. La bonté des choses qu'elles sont bonnes et par conséquent désirables. Ou enviables. Or poser les choses ou les désirer sont deux modes d'être opposés ou deux conceptions du monde différentes. Quand je dis ou je peins le monde, je le reçois d'abord et je m'y mêle. Ma position est celle des choses ellesmêmes entre elles. Quand je désire le dehors, je le mets visà-vis, j'introduis une comparaison, bonne ou mauvaise, et cette dernière prend vite le dessus sur l'ensemble du processus. La comparaison, l'opposition devient le seul enjeu. Plus que les choses ou le sujet, c'est leur relation qui devient primordiale, au point que toute énergie s'épuise à la maintenir. Il faut désirer le désir lui-même avant les choses, parce que le désir c'est l'opposition comparatiste du sujet au monde. Le bon, qui est le plus désirable, remplit cette fonction d'assurer au désir sa pérennité. M. Klein le dit dans son langage : le sujet ressent toujours un besoin pressent de remplir les très strictes requêtes des bons objets; il est dans l'incertitude constante au sujet de la bonté du bon objet. Le bon n'est jamais assez bon. Le sujet devra toujours désirer le bon afin que le bon demeure l'objet désirable qui maintient le désir en piste. La contrainte ou la cruauté ainsi exercées par le bon, le mauvaIS n'étant toujours qu'un succédané du bon, le sadisme de toute valeur qu'elle est posée initialement, cette idée que M. Klein a reprise nous vient, au-delà de Freud, de Platon qui a conçu une philosophie où le désir et l'idée sont à jamais accouplés. La théorie de M. Klein représente le courant idéaliste de la psychanalyse. Et chez elle apparaît plus clairement que chez Freud ou même que chez Platon un trait, une conception originale de l'existence humaine qui pourrait bien être responsable de la nécessité d'imposer théoriquement la valeur du bon et du mauvais, a priori avant que les choses ne soient dites. J'ai choisi, pour isoler ce trait ou cette conception, comme je viens de le dire à l'instant, un article de Mélanie Klein consacré aux états maniaco-dépressifs, à leur psychogénèse. Il s'agit dans cette Contribution de donner une origine intégralement psychique à des états pathologiques particulièrement rebelles à pareille assimilation. Tous ceux que passionne le monde grec savent en effet que manie et mélancolie sont des positions subjectives répertoriées dans l'Antiquité. Ce sont des maladies, mais utilisons ce terme avec précaution, trans-historiques. D'autre part, ce ne sont ni des névroses, ni des psychoses à proprement parler, c'est-à-dire des affections de l'univers interne. Ce sont plutôt des maux existentiels, c'est ainsi qu'Aristote déjà les désignait, où est décidément indiqué un rapport à l'extérieur. Dans la mélancolie, le monde est vu comme un désert désespérant. Dans la manie, comme un lieu au contraire saturé de présences contraignantes. Autrement dit, manie et mélancolie disent des positions originaires de l'homme vis-à-vis du monde, positions de souffrance et en premier lieu parce qu'extrêmement comparatistes: le sujet s'oppose incessamment au vide ou au trop-plein du monde. Mélanie Klein a saisi admirablement que ces affections originaires étaient des comparaisons défavorables et angoissantes du sujet et du monde. Elle a compris ces oppositions du bon et du mauvais objet, ce qui n’est qu’une description et pas encore une perspective. Et ceci parce qu'elle pose elle-même le jugement d'attribution à l'origine des mouvements psychiques. On en trouve une preuve supplémentaire dans le choix qu'elle fait de retenir manie et mélancolie sous les formes conceptuelles respectives des défenses maniaques ou de la position dépressive, extraordinairement importante dans sa théorie, mais qui ne décrivent pas pour autant l'état initial du rapport au monde du sujet. Mélanie Klein reconnaît ainsi la position fondamentale de telles positions subjectives, tout en étant obligée de les réduire le plus souvent à des mécanismes. Vacance suffisante est laissée alors pour que s'impose durablement une conception paranoïde du lien existentiel qui s'accordera le mieux d'ailleurs avec le clivage des bons et des mauvais objets. Dans ce même article, elle précise en effet que tout commence avec le plus grand sadisme du sujet, puis du monde: le lien originaire est une paranoïa. Pour M. Klein, le rapport à l'extériorité est fondé dans une haine qu'une vie ne saurait amenuiser suffisamment pour que le monde apparaisse en lui-même sans être qualifié ou de bon ou de mauvais. La part de Freud dans l'élaboration de cette théorie de M. Klein, nous l'avons souligné tout à l'heure, est fondamentale. Par ailleurs, et ce n'est pas pour le sauver mais seulement pour pointer, ce que d'autres lecteurs ont fait avant moi, le caractère contradictoire de son oeuvre, Freud pourra, sur ce sujet et à d'autres moments de sa réflexion, avoir une opinion plus ouverte. Il affirmera par exemple que le monde doit naître en même temps que le sujet et avec la haine. En même temps et avec. Cette simultanéité et cette collusion n'oblitèrent pas chez lui la naissance elle-même du monde et du sujet: il y a place pour l'apparition elle-même, comme moment initial, comme rapport dynamique qui aura une histoire, une descendance à l'intérieur de l'existence du sujet. Il y a un moment d'être originaire que toutes les dialectiques de l'amour et de la haine ne peuvent dissimuler totalement. Et d'ailleurs pourquoi le feraient-elles? Elles le font en tout cas et la théorie de M. Klein le démontre amplement. La question demeure pourtant: pourquoi préférer une conception paranoïaque du monde à une théorie de son apparaître? Au mépris même d'une logique minimale qui est aussi celle du sens commun. Car en effet, le moindre philosophe depuis Aristote vous soutiendra, et vous aurez du mal à le réfuter, que pour que vous jugiez de la bonté d'un objet encore faut-il que vous l'ayiez admis comme existant. Ou, pour reprendre l'expression de Freud, il faut que les deux jugements aient lieu au moins en même temps. Pourquoi alors cette décision kleinienne? C'est ce que l'on pourrait appeler une décision de mythologie ou la naissance d'un mythe. Cela mérite une explication. Mais d'abord une anecdote. Quand j'ai commencé à m'intéresser sérieusement à la mythologie, j'ai intitulé ma recherche! : «De la mythologie grecque à la mythologie psychanalytique». J'avais l'intuition alors, et j'en ai la conviction maintenant, que la psychanalyse - et elle n'est pas la seule expression du monde contemporain à le faire - produit des mythes. Il y a une mythologie psychanalytique. Comment la définir? C'est moins une première ébauche de pensée qui pourrait ensuite être transformée, étayée, solidifiée - ce qui pourtant est souvent la voie suivie par les psychanalystes: il y a par exemple, sur le point qui nous occupe, toute une théorie, toute une philosophie construite sur l'affirmation des bons et des mauvais objets dont tout le sérieux et la subtilité ne dissimulent pourtant jamais entièrement le fait qu'elle s'appuie sur une proposition qui a la forme d’une invention mythologique. 1 Au Centre de Psychanalyse Evelyne et Jean Kestemberg du 13ème arrondissement de Paris. Si l'on ne peut comprendre la mythologie psychanalytique comme cette amorce de pensée que théorie et clinique viendraient élaborer, c'est qu'en la réduisant à cela nous ignorons sa motivation. Et s'il y a une finalité de la mythologie, c'est d'indiquer par sa présence la limite provisoire ou définitive de l'expression. Dans l'exemple précis qui nous occupe, poser l'antériorité du bon et du mauvais, ou invoquer la paranoïa comme attitude subjective initiale, c'est toujours par là s'éloigner d'une réceptivité inaugurale de l'être des choses. Recevoir le monde, le laisser reposer sont des états simples, mais dont la simplicité paraît souvent insoutenable. Ils sont reconnus par moments au cours de notre histoire, ils sont recréés même par certains êtres d'exception. Sont-ils recherchés par les psychanalystes comme autant d'objectifs thérapeutiques? Certains le disent: pour eux, il y a en effet un moment dans toute interprétation, un moment où elle se dépasse et où le mythe se brise en elle, offrant par là une vision d'un pur partage de l'altérité. Si ces instants se vivent et s'éprouvent, des témoignages le laissent à penser, sont-ils des points de guérison? Toutes ces questions cliniques se posent aux psychanalystes dès lors qu'ils reconnaissent une finalité mythique à certains de leurs concepts. Cette reconnaissance n'est pas une remise en cause, et Freud le premier ne l'aurait pas entendu ainsi. S'il y a chez lui indubitablement un engouement pour le mythe en tant que tel et une confiance dans son devenir-pensée ou même son devenir scientifique, il y a tout autant l'idée que quand le mythe survient c'est que la pensée atteint une frontière que le mythe signale en lui-même. Voyez la pulsion, s'il la définit comme le travail exigé du soma pour devenir psyché - ce que nous répétons sans cesse depuis comme une formule établie -, il ne peut s'empêcher d'ajouter ailleurs: les pulsions, ces êtres superbes, mythiques et indéterminés qui nous gouvernent, donnant ainsi à la pulsion son arrière-plan aporétique essentiel. La pulsion chez Freud dit encore l'étonnement permanent devant le mélange de l'âme et du corps. La pulsion est un être mythique qui vise l'état des choses avant ou en même temps qu'elle se différencie en elle-même en bonne ou mauvaise, sexuelle ou non-sexuelle, de vie ou de mort. Sentiment d'être et dialectique des contraires s'opposent ou à tout le moins se rencontrent au commencement. Pour certains psychanalystes, l'effet de la cure sera d'ailleurs de reconduire le patient à ce moment inaugural: en quelque sorte le chemin inverse de celui prôné par M. Klein qui voit dans la réconciliation avec le monde le terme d'une infinie réparation. Une utopie de la gratitude qui est l'exact pendant de l'angoisse paranoïde fondamentale. Cette théorie kleinienne de la clinique suppose également que l'on ne sortira jamais du mythe qui devient alors un long aveuglement à ce que les choses soient ce qu'elles sont. L'incessant et éternel renvoi du bon ou mauvais est un voile mythique jeté sur la présence des choses impossible à soutenir. Ces deux morales de la psychanalyse, clinique de l'apparaître ou dialectique du mythe, nous pouvons les retrouver en peinture. Quel art peut mieux que la peinture exprimer l'instant où les choses sont tout à coup apparues? Ces moments de simplicité intense, le peintre ne peut les conquérir souvent qu'en déjouant son époque ou l'histoire de son art. C'est par exemple l'erreur de Poussin. Dans ce mélodrame qu'est Le Jugement de Salomon, il introduit une dédramatisation, une immobilité qui dit que le roi n'a pas jugé selon le bon, mais selon l'être. Poussin défait un mythe - ce qui est la tâche de tout peintre. Apparaissent alors, et sous un jour semblable, ces grands calmes qui parsèment toute l'oeuvre de Poussin, par éclairs d'abord avant d'occuper toute la toile, comme dans Les Quatre Saisons, derniers tableaux, peut-être les plus accomplis de la peinture française. Inusables au regard, ininterprétables, ils présentent la sérénité et la continuité de l'être. Cette perspective sur l'oeuvre de Poussin rejoint d'ailleurs une controverse à propos de deux de ses tableaux les plus célèbres: Les Bergers d'Arcadie. Y figure une inscription latine 1 qui se traduit, selon le parti que l'on adopte, par: «Avant de mourir, je vivais en Arcadie» ou par: «Moi aussi la mort, je règne sur l'Arcadie». Dans le premier cas, un homme prévient les humains de bien regarder ce monde dont ils seront un jour comme lui privés: la beauté n'est pas éternelle et seules les choses d'ici bas sont dignes de nostalgie. Dans le second cas, l'homme est assujetti à une puissance destinale négative, toute bonne ou toute mauvaise, mais qui en tout cas veut accaparer tous les regards, poussant le spectateur à ignorer le monde. La première interprétation, à laquelle je souscris, est celle de Panofsky, la seconde, de Lévi -Strauss - celui là même qui de nos jours, ce n'est pas un hasard, a poussé à l'absolu la pensée du mythe: il n'y a pour lui d'autre horizon que le renvoi incessant, éternel, musical d'un mythe à l'autre. Poussin, à coup d'erreur, enseigne le contraire: vient un moment, à chercher patiemment - c'est le travail des artistes et des penseurs -, où le mythe se désiste. Avant de m'éloigner de Poussin, je veux m'acquitter d'une dette. J'ai eu en tête, un temps, une parole qui m'est venue peu de temps après la visite des expositions Poussin. Comme un oracle que je me suis efforcé de pénétrer et de vérifier, ces mots m'ont accompagné ces derniers mois et mon seul souhait est d'être arrivé à leur rendre justice. 1 « Et In Arcadia Ego ».C’est une déclaration de Cézanne, l'égal de Poussin et son continuateur le plus immédiat, car l'un comme l'autre regardent le monde d'un point légèrement écarté, inconnu, de la représentation. Cézanne dit : «Quand je sors de chez Poussin, je sais mieux qui je suis». «Lecteur, dirait le poète, puisse cela avoir été vrai pour toi également aujourd'hui».