Shantivanam - Terre du Ciel

Transcription

Shantivanam - Terre du Ciel
Extrait de la revue Sources n° 5
Shantivanam
Un pont entre hindouisme et christianisme
reportage et photographies de
Anne et Fabian Da Costa
Après la disparition des pères Monchanin et Le Saux, fondateurs du Shantivanam, la direction de
cet « ashram chrétien » du sud de l’Inde fut reprise par le bénédictin anglais Bede Griffiths, dans un
même esprit à la fois d’inculturation du message évangélique en terre indienne, et de dialogue entre
christianisme et vedanta. Comme il apparaît dans ce reportage, frères et prêtres indiens, ainsi que
quelques moniales, rattachés à l’ordre des bénédictins tout en suivant les règles de vie des ashrams
traditionnels, assurent aujourd’hui la continuation de cette œuvre pionnière de la rencontre interreligieuse. Frère John Martin Sahajananda, son actuel directeur spirituel, nous entretient de la spiritualité développée au Shantivanam, celle qui, selon lui, doit advenir pour notre temps : recherche
d’une vérité intérieure dans sa dimension éternelle et union entre traditions de sagesse. Pour une
découverte de la présence universelle de Dieu, la libération des croyances et des peurs, l’ouverture
du genre humain à l’unité qui le fonde ; une spiritualité où la religion, simple outil d’éveil à la vie
spirituelle, est au service de l’homme et non l’inverse.
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SHANTIVANAM, UN PONT ENTRE HINDOUISME ET CHRISTIANISME
L
a lecture des livres du Père Le Saux, devenu swami
Abhishiktananda, la rencontre de Frère John Martin
lors de ses venues en France, nous avaient donné un profond désir de visiter en Inde l’ashram de Shantivanam,
dans la province du Tamil Nadu. Nous savions que Shantivanam, « Le Bois de la Paix », abritait une communauté
de moines indiens bénédictins, fondée dans les années
quarante par les pères Monchanin et Le Saux.
Après plusieurs années consacrées à son ministère de
prêtre, l’abbé Monchanin obtient la permission de mener
« une vie consacrée à la connaissance et au service de
l’Inde, orientée par un unique désir, celui de l’incarnation du christianisme dans les modes de vie, de prière,
de contemplation, propres à la civilisation indienne ». En
mai 1939, il arrive au Tamil Nadu et devient le vicaire
de la petite ville de Kulitalai. Son désir de fondation monastique doit attendre encore quelques années pour que,
rejoint par le Père Le Saux, lui-même empli du désir de
vivre son christianisme en terre indienne, ils puissent
construire deux petites huttes au bord de la rivière sacrée
de la Kaveri, dans une forêt
de cocotiers et de bananiers.
Ils dédient leur ashram au
saccidananda, expression
védique appliquée au brahman – Être-Conscience-Béatitude –, préfiguration, selon
le père Monchanin, de la
Sainte Trinité.
De santé fragile, le père
Monchanin doit quitter l’ashram en 1957, rapatrié à Paris où il décèdera au mois d’octobre de la même année.
Le tempérament contemplatif et érémitique du Père
Le Saux ne se satisfait pas très longtemps de la vie à
l’ashram. Sa rencontre avec Shri Ramana Maharshi, puis
celle du grand sage Gnanananda, l’entraînent vers une
vie de sannyasi hindou. Il fait plusieurs séjours dans les
grottes de la montagne sacrée d’Arunachala, brûlé d’un
égal amour pour le Christ et la spiritualité indienne. Le
nord de l’Inde l’appelle, il se met en route pour les Himalayas, lieux de prédilection des sages et des renonçants. Mêlé à la longue cohorte des pèlerins, il s’installe
pour un temps près de la cité sainte d’Uttarkashi. C’est
pour lui une période d’intense activité spirituelle. Sa vocation profonde de passeur entre les deux traditions, occidentale et orientale, s’approfondit. Son âme, sa vie
même, se brûlent dans l’incandescence divine.
En 1968, ne pouvant plus résister à l’appel d’une vie
totalement érémitique, il confie Shantivanam à Dom
Bede Griffiths, bénédictin anglais, lui-même profondément immergé dans la tradition indienne, également
animé du désir d’unir les deux spiritualités. En 1971, sa
route croise celle d’un jeune séminariste lyonnais, Marc
Chaduc, qui va devenir son fils spirituel. Ils cheminent
ensemble de sanctuaire en sanctuaire, sondent la profondeur des Upanishads. Marc Chaduc reçoit l’initiation
monastique chrétienne et hindou dans le Gange, des
mains du Père Le Saux et de Swami Chidananda, témoin
vivant de l’union des âmes de ces grands spirituels. Pour
Le Saux et Chaduc, vient une semaine d’intenses expériences spirituelles, d’éprouvantes plongées dans le mystère ineffable du divin. Marc Chaduc part sur les routes
des Himalayas et son chemin se perd alors dans le secret
de son destin.
Le Père Le Saux, épuisé, est victime d’une crise cardiaque à Rishikesh et transporté à Indore, où il est soigné
par des sœurs franciscaines. Il y meurt en décembre
1975, ayant atteint après tant de déchirements et d’illuminations, de joies, de souffrances, le Royaume de l’Absolu qu’il avait tant désiré. Swami Abhishiktananda a
montré le chemin d’une union possible, au-delà des apparences, entre la voie de l’advaïta, celle de la non dualité où rien ne sépare
l’homme de son créateur, et
sa foi chrétienne profonde et
inébranlable.
Shantivanam,
la forêt de la paix
Sept heures de train, trois
heures d’un car, bondé et suicidaire comme la majorité
des cars indiens, nous ont
conduits jusqu’à Kullitalai, petite ville du Tamil Nadu,
où nous débarquons à la nuit tombée.
Nous arrivons à l’ashram. Un grand silence, une étonnante solitude, étranges dans ce pays où le bruit et la
foule font l’ordinaire des jours. Des allées de sable, l’ombre plus noire de grands cocotiers par-dessus nos têtes,
une cellule sommaire qui nous est attribuée, l’impression
de flotter à la fois de fatigue et d’incertitude sur des lieux
et des habitudes inconnues, voilà les sentiments contradictoires qui nous envahissent.
Une lumière diffuse et des chants nous attirent vers la
chapelle où nous rejoignons l’office du soir. Quelques
moines indiens, une moniale européenne, des Occidentaux très recueillis, une vingtaine de jeunes filles en sari,
prient et chantent devant le sanctuaire. Tout est si simple,
si tranquille qu’il nous suffit pour l’instant d’être présents aux chants dévotionnels, aux lectures spirituelles
venues des traditions chrétienne, hindou, soufi, faites en
anglais bien sûr. L’office se termine par la cérémonie du
feu et des cendres posées sur le front, dont nous ne saisirons la signification profonde que plus tard.
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SHANTIVANAM, UN PONT ENTRE HINDOUISME ET CHRISTIANISME
Pour l’heure nous suivrons la file qui s’allonge vers le réfectoire. Comme la chapelle,
le réfectoire est un bâtiment ouvert, aux murs
bas qui laissent passer les brises rares, et les
moustiques qui ne le sont pas. Assis en silence
sur des nattes, nous sommes servis par les
jeunes filles que nous avions vues à l’office, et
dont la présence douce et souriante sera l’un
des bonheurs de notre séjour.
Chacun ira ensuite laver son plat et sa timbale, avant de se retirer pour la nuit. Nous ne
verrons plus rien de Shantivanam ce soir-là,
si ce n’est dans l’ombre, près de la chapelle,
les tombeaux des trois grandes figures de ce
lieu, les pères Le Saux, Monchanin, Griffiths,
et d’un jeune prêtre indien, mort prématurément, père Amaldas.
Nous n’avons pas eu la force de nous rendre au premier office et nous rejoignons la
chapelle pour la messe de 6 h 30. Comme hier
soir nous sommes très vite captivés par les
chants très doux, les temps de silence et de recueillement qui laissent au cœur la place du
mystère. Le sanctuaire qui abrite le Saint Sacrement est peint en noir. Il rappelle, sombre
et profond comme la grotte de notre cœur, le
lieu où le Christ veut nous retrouver.
C’est bien ici ce lieu privilégié, tant voulu
par les pères fondateurs, qui unit dans une
même ferveur les richesses spirituelles de
l’Orient et de l’Occident. La liturgie est célébrée selon le rite catholique, mais les symboles traditionnels indiens y gardent toute leur
force. Les moines bénédictins, rattachés à
l’ordre des camaldules, sont vêtus du kavi ocre
des sannyasins, les renonçants hindous. La
pratique de la prière à Shantivanam correspond aux offices monastiques de laudes, sexte
et vêpres. Ils sont principalement centrés sur
les chants et les lectures de la Bible selon les
traditions chrétiennes syriaque et latine. La
première lecture est souvent tirée de la Bhagavad-Gîtâ ou des Upanishads, chaque spiritualité venant à son tour éclairer et nourrir
l’âme. Tout ici semble naturel, sans exotisme,
d’une grande douceur et pourtant d’une
grande force spirituelle. L’eucharistie se célèbre assis à même le sol, ce qui en accentue le
caractère contemplatif. Comme à tous les rituels hindous, où les éléments de la Création
sont offerts à Dieu, les quatre éléments parti–3–
SHANTIVANAM, UN PONT ENTRE HINDOUISME ET CHRISTIANISME
cipent à l’offertoire de la messe. Huit fleurs représentant
les huit directions de l’espace sont offertes, ainsi que le
feu, l’eau et l’encens. La messe est ainsi conçue comme
un sacrifice cosmique dans lequel la Création tout entière, et l’humanité avec elle, se donne au Père à travers
le Christ. Les gestes et les rites traditionnels de la vénération sur la terre indienne, sont présents et intégrés avec
un sens profond, qui permet, si on les accueille, de s’ouvrir davantage encore au divin.
A la prière du matin, la pâte de santal est posée sur le
front ou sur les mains, marquant la consécration de tout
notre corps. Le santal est considéré comme le bois le plus
précieux, et le plus digne d’honorer la divinité. Son par-
sur le modèle d’un temple de l’Inde du Sud, avec le gopuram, un portique sur lequel se trouve une image de la
Sainte Trinité dans un visage à trois têtes qui représentent
Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit. Dans la
tradition hindoue, le trimurti figure la divinité sous ses
trois aspects de créateur, protecteur et destructeur.
Souvent, dans ses interventions, Frère John compare
les qualités respectives des spiritualités de l’Orient et de
l’Occident aux deux mains humaines, chacune apportant
le nécessaire à la vie. Pour l’une, l’Occident, et sa capacité de participation active dans le concret de la vie, pour
l’autre l’Orient et son charisme de méditation, sa vocation mystique. Réunies, ces vocations complémentaires
fum doux et subtil se répand dans l’air pareil à la grâce
divine sur les hommes. Il est également le symbole de
l’amour inconditionnel de Dieu, puisque son arôme est si
tenace qu’il parfume même la hache qui le coupe.
Comme lui, nous sommes appelés à exhaler l’amour de
Dieu tout au long de notre journée.
Une poudre rouge, le kurkumum, est placée entre les
yeux à la prière de midi. Symbole du troisième œil, celui
de la sagesse et de la connaissance, cette marque nous
invite à ne plus regarder seulement le monde et nousmême, avec nos yeux de chair. Alors que nos deux yeux
sont ceux de la dualité, le troisième œil est l’œil intérieur
qui nous permet de voir la lumière intérieure selon
l’Evangile. En Inde, le rouge est le signe du féminin,
celui de la déesse, de la Mère Divine. Il devient aussi
celui de la Vierge, Dame de Toute Sagesse.
A la prière du soir, nous sommes invités à marquer
notre front d’une trace de cendres. Il ne s’agit pas simplement de commémorer la cérémonie du Vendredi Saint
où le même geste illustre « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière », mais de se souvenir que nous
sommes purifiés de nos fautes et de nos péchés.
L’architecture même de l’église illustre cette volonté
d’unir l’Orient et l’Occident. Le bâtiment est construit
s’enrichissent et peuvent conduire vers toujours plus de
profondeur dans la quête spirituelle.
Comme dans tous les ashrams, quelques petits travaux
d’aide à la cuisine ou au jardin sont appréciés. Les visiteurs occidentaux viennent des horizons les plus divers,
avec des motivations qui vont de la simple curiosité à la
profonde recherche spirituelle. Nous aurons la surprise
de voir débarquer d’un magnifique 4x4 un couple
d’Américains particulièrement distingués, venus préparer le séminaire d’une quarantaine de leurs compatriotes
pour le début de l’année prochaine. Une autre voiture déposera également pour notre plus grand plaisir, un groupe
de Français qui ont entrepris un tour assez complet des
ashrams chrétiens et hindous de l’Inde du Sud.
La propriété de Shantivanam s’étend au long des
berges de la rivière sacrée de la Kaveri, aujourd’hui retirée derrière des bancs de sable, mais auprès de laquelle
le père Le Saux aimait à méditer.
Un beau troupeau de bovins occupe une partie du domaine. D’énormes buffles aux cornes impressionnantes,
peintes en vert ou en rouge, des petites vaches à la robe
chamois, aux grands yeux de biche, le front orné de fleurs,
de clochettes, de tresses. Le monastère offre gratuitement
aux enfants du village voisin, le lait dont ils ont besoin. La
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La rivière Kaveri près du Shantivanam.
culture des cocotiers et des bananiers, donne aux moines
les moyens d’employer des ouvriers agricoles, et d’aider
les familles les plus pauvres des alentours. Les moines et
les moniales vivent chacun dans des petites maisonnettes
dispersées parmi les grands arbres, préservant ainsi davantage leur vie de solitude et de contemplation.
Une allée de sable sépare Shantivanam d’Ananda
Ashram, le monastère de bénédictines conduit par Sœur
Marie-Louise. L’une de ces moniales, Sœur Sarananda,
vient nous saluer dès le premier matin, et nous découvrirons qu’elle est Française, venue du monastère de bénédictines de Pradines, dans la Loire, il y a quelques
dizaines d’années. Malgré ses quatre-vingts ans passés,
et une santé fragile, Sœur Sarananda va se montrer durant
tout notre séjour, un guide infatigable, partageant avec
générosité son temps et toute l’expérience de sa vie monastique au cœur de l’Inde.
Si elle n’a pas connu les pères Monchanin et Le Saux,
elle a par contre longuement cheminé aux côtés du père
Bede Griffiths, dont le rayonnement anime encore l’esprit de Shantivanam. Ce bénédictin anglais, tardivement
converti au christianisme, a ressenti au cœur de sa vie
monastique, un appel vers l’Inde et le désir de partager
une profonde spiritualité entre l’Orient et l’Occident.
Tout comme les pères Le Saux et Monchanin, il ne s’agit
pas pour lui d’évangéliser le monde indien, mais de témoigner de son christianisme au milieu d’un peuple particulièrement dévot.
Il va quitter l’ashram de Kurisumala, fondé par le père
Francis Acharya dans les Gaths du Kerala, pour prendre
la direction de Shantivanam et permettre au père Le Saux
de s’immerger totalement dans sa vie de sannyasin. De
son arrivée en 1968, à sa mort en 1993, cet homme lumineux ne cessera de déverser un amour inconditionnel
sur tous ceux qui l’entourent.
Le lieu le plus simple et le plus émouvant de Shantivanam est bien celui où reposent, tout près de l’église,
sous un dais de fleurs et de verdures, ces hommes entrés
dans le repos de leur Seigneur. Chaque matin, des mains
amicales déposent sur les tombes, les fleurs qui ont participé à l’offrande de l’Eucharistie.
Tous les après-midi, après l’heure très attendue du thé
à l’indienne, avec du lait, des épices et beaucoup de
sucre, le Frère John Martin propose à ceux qui le souhaite une rencontre informelle. Assis sur des nattes, nous
pouvons lui poser nos questions, et écouter des réponses
qui sont toujours des invitations à plus de liberté, à davantage d’autonomie dans notre vie spirituelle.
Car tel est le message qu’il nous transmet à travers ses
écrits ou ses paroles : « L’homme est plus grand que la
religion ». Les religions se doivent d’être semblables à
des nids où naître et grandir, mais d’où il faut pouvoir
s’envoler libre et fort. Dans la lignée de ceux qu’il
nomme les « Trois mages venus d’Occident », John Martin délivre une parole prophétique et libératoire, où se retrouvent et s’enrichissent les charismes propres à l’Orient
et à l’Occident.
« Ne croyez pas ce que je vous dis parce que je vous
le dis, nous affirme Frère John au cours de l’une de ces
rencontres, mais croyez ce que vous éprouvez dans votre
cœur, dans votre esprit ». Cet appel à la liberté personnelle est si fort, que nous sommes peut-être comme de
petits oiseaux effrayés devant la porte d’une cage soudainement ouverte.
Car savoir d’une manière intellectuelle, que Dieu est
en nous, et l’expérimenter dans notre vie spirituelle, dans
notre vie de tous les jours, demande un retournement intérieur qui peut déstabiliser dans un premier temps.
« Pendant 2000 ans, écrit frère John Martin, le christianisme a enseigné une spiritualité qui séparait Dieu et
(Suite page 32)
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SHANTIVANAM, UN PONT ENTRE HINDOUISME ET CHRISTIANISME
la Création… Mais pendant le troisième millénaire, le
christianisme n’enseignera pas la spiritualité du renoncement au monde, mais enseignera la spiritualité du renoncement à l’ignorance que Dieu et le monde sont une
réalité séparée1. »
Il semblerait que l’Occident ait beaucoup à apprendre
de la spiritualité hindoue et de la non-dualité. Le père Le
Saux en a fait la recherche toute sa vie. Ce n’est qu’après
une lutte de plusieurs années qu’il pourra écrire : « L’advaïta n’est pas au-delà de l’Eglise, du christianisme, il est
au-dedans. L’advaïta n’est pas dépassement du christianisme, mais l’atteinte de son fond, de son dedans. L’advaïta ne détruit rien du christianisme, il l’accomplit2. »
Pour parvenir à l’unification de l’être tout entier, les
pratiques du yoga et de la méditation ont une place importante dans les enseignements donnés à Shantivanam.
Une grande salle, rotonde ouverte aux bienfaisantes
brises du soir et du matin, est consacrée à la méditation
et au yoga. Les jeunes novices qui faisaient une retraite
à l’ashram durant notre séjour ont reçu des cours de pranayama, respiration yogique, donnés par l’une des moniales de l’ashram féminin voisin.
Notre dernier soir, notre dernier repas à Shantivanam,
seront aussi doux et paisibles que l’aura été notre séjour.
Nous avons pu assister aux vêpres, entendre et sentir encore le Om sacré résonner dans nos cœurs. Il est à peine
huit heures, mais la nuit qui nous avait accueillis à notre
arrivée accompagne déjà notre départ. Le père Georges,
prieur de la communauté, le père Amaldas, tout jeune
prêtre, parlant un délicieux français ramené de ses études
de théologie à Rome, le frère John enfin, sont autour de
nous. Le rickshaw est à la grille, prêt à nous emmener
jusqu’à la gare. Nous emportons avec nous, outre ce que
chacun peut porter dans le secret de son âme, cette prière
pour la paix :
Conduis-moi
de la mort à la vie,
de l’erreur vers la vérité.
Conduis-moi du désespoir à l’espérance,
de la peur à la confiance.
Conduis-moi de la haine vers l’amour,
De la guerre vers la paix.
Que la paix emplisse nos cœurs,
le monde,
l’univers.
Om shanti, shanti, shanti.
Pour aller plus loin :
1. Frère John Martin, L’être humain est plus grand que la religion,
éd. Saccidananda Ashram.
2. Marie-Madeleine Davy, Henri Le Saux, le passeur entre deux
rives, éd. Albin Michel.
Saccidananda Ashram - Shantivanam
Tannirpalli, 639 107, Kulittalai-Trichy Dis., Tamil Nadu / S.
India
[email protected]
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Frère John Martin
L’amour est la sagesse
se manifestant en actes
entretien avec
Frère John Martin
V
ous appartenez à la minorité chrétienne de l’Inde,
mais vous êtes aussi imprégné par la tradition indienne. Comment tout cela s’est-il enchaîné dans votre
vie ?
Je suis né dans une famille catholique, ma mère, hindoue à l’origine, à son mariage avec mon père, qui était catholique, l’est devenue aussi et j’ai été élevé dans cette foi.
J’ai quitté l’école à quatorze ans. Nous étions sept enfants
et mes parents ne pouvaient offrir à chacun des études supérieures. J’ai travaillé dans une usine pendant quatre ans
et je croyais que je resterais ouvrier toute ma vie. C’est
alors que ma sœur aînée m’a offert d’aller à l’université.
Je pensais avoir tout oublié et que ce serait impossible.
Mais mon expérience à l’usine me rendait encore plus précieuse cette opportunité d’un nouveau futur. Après cette
première année, j’ai eu la chance d’être sélectionné par le
gouvernement et de recevoir une bourse me permettant de
prolonger de trois ans ces études.
La question du sens de la vie devenant cependant de plus
en plus forte, après mon diplôme, j’ai rejoint, en 1978, le
petit séminaire pour devenir prêtre. C’est alors que de nombreux doutes m’ont rattrapé. Jusque-là j’avais vu la prêtrise
de l’extérieur, maintenant je la voyais de l’intérieur. J’entendais des récriminations contre les prêtres et les religieux,
je commençais à comprendre ce que signifiait devenir prêtre : abandonner la perspective de se marier, être loin de
ma famille, de mes amis. Pourquoi devrais-je seul sacrifier
cela pour l’amour de Dieu et des autres ? Moi qui auparavant priais facilement, n’arrivais plus à le faire en paix. Auparavant je louais Dieu et le remerciais pour ses faveurs et
sa grâce, à présent je commençais même à douter de son
existence. Les problèmes du monde devenaient mes problèmes, je questionnais Dieu pour chaque mal se produisant sur Terre et l’en rendais responsable.
J’avais pourtant l’espoir qu’en me rendant au grand séminaire, je trouverais une réponse à ces questions. Au
début, je me suis senti proche de Dieu, comme si c’était lui
qui me conduisait pas à pas. Je voulais prouver l’existence
de Dieu, concrètement ! Quand j’ai commencé à lire les
philosophes, j’ai découvert qu’on ne pouvait philosophiquement prouver l’existence de Dieu. Cela a vraiment été
un tournant pour moi. Je me suis posé de nouvelles questions : Ai-je vraiment besoin de Dieu ? Et si oui, pourquoi ?
Des millions de gens vivent sur Terre sans y croire. Qu’estce que la prière et quel effet a-t-elle sur nos vies ? C’était
la première fois que je voyais combien l’esprit humain
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L’AMOUR EST LA SAGESSE SE MANIFESTANT EN ACTES
questionne tout lorsqu’il est sur le point d’abandonner
quelque chose qui lui est propre. Je me suis mis à lire tout
type de philosophies, comme un homme affamé recherche
de la nourriture prêt à accepter la vérité, où qu’elle soit,
matérialisme, existentialisme, marxisme... j’espérais trouver les réponses aux questions qui me dévoraient le cœur.
Mais plus je lisais, plus les questions surgissaient. J’étais
comme un voyageur face à plusieurs routes ne sachant laquelle prendre. Cela a été une expérience horrible. J’ai
perdu confiance et espoir en la philosophie qui ne pouvait
donner aucune certitude. Je me suis aussi rendu compte
que la science non plus ne pouvait répondre à mes questions parce que ce que je cherchais n’était pas un objet d’investigation scientifique. J’ai pensé qu’en me tournant vers
la théologie, je trouverais ces réponses. Mais on m’a dit
pour commencer : si vous voulez comprendre quelque
chose à la théologie, vous devez avoir la foi en Dieu ! Cela
a été une nouvelle déception ! Car comment avoir foi en
Dieu, croire dans les Écritures, faire confiance aux différentes autorités si vous ne pouvez pas réellement trouver
par vous-même ? La théologie n’était rien d’autre que ce
que chaque théologien croyait. J’ai perdu l’espoir de trouver la réponse dans les livres. Je ne savais plus que faire. Il
y avait en moi cette question brûlante : que veut dire vivre ?
Est-ce simplement se marier et avoir des enfants ? Est-ce
accomplir quelque chose dans le monde ? Depuis toujours
j’avais été convaincu que vivre était plus qu’étudier, travailler, obtenir une haute position ou être célèbre. J’ai abandonné l’idée de chercher les réponses à mes questions en
dehors de moi-même et j’ai compris qu’il me faudrait trouver ma raison de vivre et de mourir à l’intérieur de moimême. J’ai également compris que je ne pouvais passer ma
vie à chercher.
Vous sembliez alors dans une impasse. Quelle a été
l’étape suivante ?
Parallèlement à ce processus, j’avais commencé à m’intéresser au dialogue entre l’Est et l’Ouest car je devais
écrire une thèse de théologie sur ce sujet. J’avais sélectionné Maître Eckhart pour l’Occident et Shankara pour
l’Inde. Cela m’a donné une vision beaucoup plus large du
christianisme. Et c’est aussi à cette époque que j’ai eu un
premier contact avec les écrits du père Bede Griffiths qui
vivait alors à Shantivanam, l’ashram fondé par le père
Henri Le Saux et le prêtre Jules Monchanin. Un de ses articles sur l’advaïta (la non-dualité) chrétienne a provoqué
en moi un véritable tournant. Il y disait que beaucoup de
chrétiens pensent à tort que Dieu et les hommes sont séparés alors qu’il ne saurait y avoir deux absolus. Dieu est la
réalité absolue et nous sommes la réalité relative. L’image
m’est venue de la terre et d’un arbre : la terre symbolise
Dieu et l’arbre est la création, l’humanité. Je me suis alors
rendu compte tout à coup que je marchais sur Dieu, que je
vivais en Dieu. Cela a été comme la formidable sensation
de l’universalité de la présence divine. Ce n’était pas seulement intellectuel, je ressentais réellement que, où que
j’aille, je ne pouvais échapper à Dieu. La question suivante
a alors été : si Dieu est réellement cela, pourquoi n’est-ce
pas mon expérience immédiate intérieure ?
C’est la quête d’une prière vraie qui a été la réponse à
toutes mes questions, à la fois philosophiques et théologiques. Depuis plusieurs années j’avais l’habitude, avant
de me coucher, de dialoguer avec Jésus dont j’avais une
image sur ma table, lui confiant mes soucis matériels. Mais
un jour, je me suis dit que j’avais tout ce qu’il me fallait et
que je n’avais rien à demander à Dieu. Cette idée m’est
venue je ne sais d’où car je ne l’avais lue dans aucun livre
auparavant : si tu n’as rien à demander à Dieu pourquoi ne
lui demandes-tu pas s’il a besoin de toi pour quelque
chose ? Cela m’a fait rire : Dieu pouvait-il vraiment avoir
besoin de moi ? Mais comme il n’y a rien de mal à demander, j’ai commencé ma prière, remerciant Dieu pour
tout ce qu’il m’avait déjà donné, Lui confiant la honte que
j’aurais à lui demander encore quelque chose et Le priant
de me faire savoir ce qu’Il voulait que je fasse pour Lui.
J’ai compris, en priant ainsi plusieurs jours d’affilée, qu’il
me faudrait maintenant découvrir la volonté de Dieu. Mais
comment fait-on cela ? À cette époque – j’étais encore au
séminaire – nous avions l’habitude d’aller nous promener
les jeudis et dimanches après-midi. Je voyais, au cours de
ces promenades, des mendiants et leur donnais ce que je
pouvais. Ce jour-là, une petite-fille d’une dizaine d’années
s’est approchée et m’a tendu son bol vide. Elle n’avait visiblement pas mangé depuis plusieurs jours, elle était à
moitié nue... Je me suis senti responsable de sa condition,
c’était comme si son estomac vide me disait « remplismoi », comme si son corps dévêtu me disait « habillemoi », comme si son absence de toit me disait
« abrite-moi ». J’avais tout ce qui lui manquait et je me
suis senti terriblement coupable. Je lui ai donné de l’argent
et suis rentré au séminaire, je ne pouvais pas aller plus loin.
Cette rencontre n’avait pas eu lieu seulement entre cette
petite-fille et moi mais entre les riches et les pauvres, les
puissants et les impuissants, les aptes et les inaptes, les
maîtres et les esclaves... une rencontre entre les deux
classes de la société dont nous n’étions que les représentants. Je me suis demandé si j’étais réellement responsable
de la souffrance de millions de personnes et la réponse était
oui parce que je n’étais pas un individu isolé mais une parcelle du système existant. En choisissant mes propres options, politiques ou économiques, je choisissais pour toute
l’humanité, et non juste pour moi-même car l’humanité est
comme en réseau interconnecté.
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L’AMOUR EST LA SAGESSE SE MANIFESTANT EN ACTES
Quand j’ai demandé à Dieu ce soir-là ce que je pouvais
faire pour Lui, la réponse a surgi : « Permets-moi d’entrer
en toi, de sorte que je puisse emplir le bol, donner un toit,
couvrir de vêtements. » C’était la terrible requête à laquelle
j’étais confronté pour la première fois de ma vie. Je ne savais comment y répondre. Soudain, je me suis trouvé en
présence de Dieu. L’esprit de Dieu était comme un torrent
en moi me demandant d’ouvrir la porte de mon cœur, dont
je possédais les clés, pour pénétrer et travailler en moi et à
travers moi. Je me suis senti comme cette petite-fille : spirituellement j’étais vide, spirituellement, j’étais nu et c’était
comme si Dieu me disait : laisse-moi remplir ton vide,
laisse-moi couvrir ta nudité. J’étais comme le millionnaire
devenu un mendiant en une nuit. J’étais si amer que je me
suis écrié : « Mon Dieu, tu m’as trompé, comme un ami qui
tout à coup te poignarde dans le dos. Je suis un pécheur et
je vis dans un monde de péché. » À travers cette expérience, je pouvais voir clairement ce que j’étais, un pécheur
ayant vécu vingt-cinq ans sans vivre, ayant prié vingt-cinq
ans sans prier : ce que j’avais fait ne reflétait que les valeurs
et les systèmes des êtres humains, ceux qui appartiennent
à l’ego. Quand Dieu pénètre en vous, toutes ces valeurs deviennent relatives. Je sentais que je ne me tenais pas devant Dieu en tant qu’individu mais que je me trouvais au
fondement de tous les systèmes philosophiques ou religieux, de tous les partis politiques du monde. Si la petitefille m’avait condamné en mendiant, à présent Dieu me
condamnait en donnant.
Nous avons construit des barrières entre Dieu et nous ;
tout comme entre nous et les autres hommes. La porte qui
me sépare de Dieu n’est pas une porte ordinaire, elle ne
reste ouverte que tant que je la tiens ainsi. J’ai demandé à
Dieu de me donner la force de maintenir cette porte ouverte toute ma vie. Je ne pouvais le refuser parce que permettre à Dieu de travailler en nous est l’essence même de
l’existence humaine. Dieu se révèle en révélant qui nous
sommes. Il est le miroir dans lequel nous pouvons nous
voir.
J’ai dit ce soir-là : « Je m’abandonne à ta volonté. » J’ai
alors ressenti une joie extraordinaire, la joie de découvrir
quelque chose d’éternel : l’amour inconditionnel de Dieu.
Je ne savais comment exprimer cette joie, j’aurais voulu
courir, crier... Quand j’ai découvert cette présence universelle de Dieu en moi j’ai découvert aussi que chaque être
humain vit dans cette présence et que cette expérience n’est
pas seulement pour moi : Dieu aime chacun de façon inconditionnelle et demeure dans le cœur de chacun de façon
inconditionnelle également, qu’on le sache ou non. L’enseignement du Christ m’est alors devenu très clair, particulièrement celui de la parabole du « Royaume de Dieu
qui est comme un homme trouvant un trésor dans son
champ » car cela correspondait maintenant à mon expé-
rience. Tous mes doutes s’évanouissaient. Ce que j’avais
appris dans les livres de philosophie et de théologie prenait maintenant toute sa signification. J’avais cru Dieu
quelque part dans les Cieux, parmi ses anges, Il était tout
proche, à l’intérieur de nous. La paix et la joie que j’avais
ressenties n’auraient pu m’être données par toutes les richesses du monde et aucun homme au monde n’aurait pu
me les retirer. Je venais de découvrir la plus grande vérité :
c’était Dieu qui m’avait cherché tout ce temps alors même
que je croyais Le chercher. Dieu cherche l’humanité. La
vérité est comme un cercle. Nous arrivons à l’endroit d’où
nous sommes partis.
Est-ce que cette transformation radicale a également
eu des répercussions sur votre place au sein de l’Église
catholique ?
J’ai compris que je ne pouvais continuer comme avant
dans l’Église catholique, que ce n’était pas ma vocation de
devenir prêtre chargé d’une paroisse – ce pour quoi j’étudiais alors. Cela signifiait appartenir à l’Institution et enseigner quelque chose qui ne me correspondait pas. Je
m’en suis ouvert à mes Supérieurs, je leur ai raconté ce qui
m’était arrivé et cela leur a été difficile de l’accepter. C’est
là que je me suis tourné vers le père Griffiths. L’article que
j’avais lu et dont j’ai parlé plus haut m’avait tant éclairé. Je
lui ai décrit ce qui m’était arrivé, lui demandant conseil. Il
m’a écrit en retour une très belle lettre, me disant que
j’avais vécu une expérience authentique, une grâce de Dieu
et il m’a conseillé de venir le voir. Je suis arrivé à Shantivanam en 1984 dans l’idée d’y rester quelques mois, le
temps de recevoir une aide pour trouver mon chemin. Mais
j’y ai été tellement heureux que j’ai voulu y rester. J’ai pris
les vœux de moine quelques années plus tard. Cela fait
vingt-deux ans que mon séjour là-bas se poursuit et je n’en
suis jamais parti.
Pourquoi ce lieu, créé et dirigé par des chrétiens, estil appelé ashram ?
Le but de ce lieu, dès sa fondation, a été d’être un centre pour la vie contemplative, basée sur la tradition de
l’Inde ainsi qu’un lieu de dialogue entre hindouisme et
christianisme. Les règles de vie y sont celles des ashrams
traditionnels indiens : vivre une vie simple, érémitique, de
prière et de méditation – nous avons deux heures de méditation par jour, nous utilisons également plusieurs symboles indiens : l’église est construite sur le modèle d’un
temple hindou, nous portons l’habit des sannyasins hindous. À l’origine, c’était une entreprise tout à fait nouvelle,
les chrétiens ne pouvaient pas comprendre ce que faisaient
des gens comme Jules Monchanin ou Henri Le Saux : de-
–9–
L’AMOUR EST LA SAGESSE SE MANIFESTANT EN ACTES
venaient-ils hindous ? Et de leur côté, les hindous doutaient
de ce qui arrivait à ces chrétiens : avaient-ils trouvé une
nouvelle façon de les convertir ! Des deux côtés leurs motifs étaient suspects. Cela a été très difficile pour eux. Mais
un très bon évêque les défendait également dans cette aventure. En 1990, Bede Griffiths, qui avait repris la direction
de l’ashram à la suite du père Le Saux, a rejoint un ordre
monastique bénédictin en Italie, ce qui fait qu’officiellement, dans l’Église catholique, ce lieu appartient à l’ordre
bénédictin, mais il fonctionne comme un ashram traditionnel indien. Les gens y viennent pour faire leurs pratiques, pour étudier, réfléchir, chacun peut y venir.
En quoi ce lieu répondait-il si fort à votre propre cheminement spirituel ?
C’est là que j’ai trouvé la réponse à ce qui se passait à
l’intérieur de moi. J’étais aussi très intéressé par le dialogue
hindouisme-christianisme et là, il y avait des personnes travaillant déjà à cette question. Aucun autre endroit n’aurait
pu autant m’aider dans ma recherche que celui-là. Je dirais
que cela a été pour moi une grâce de Dieu de pouvoir aller
à Shantivanam.
Comment les deux traditions que vous venez de citer
peuvent-elles s’enrichir l’une l’autre ?
Je pense que là est le futur de notre humanité. Il me faut
faire ici une petite distinction entre le Christ et le christianisme. Pour moi, le christianisme est une interprétation de
Jésus-Christ et Jésus-Christ n’est pas équivalent au christianisme. Je vois les traditions spirituelles réparties en deux
catégories : les traditions de sagesse et les traditions prophétiques. Par exemple, l’hindouisme, le bouddhisme, le
taoïsme, le jaïnisme appartiennent aux traditions de sagesse, selon moi, des traditions qui s’acheminent vers l’advaïta, la non-dualité, et dans lesquelles il n’est pas tant
question de croyance que de recherche de la Vérité. Ces
traditions sont plus orientées vers l’expérience de l’amour
de Dieu et leur accomplissement est la réalisation que Dieu
et moi sommes un. Dans les traditions prophétiques – le
judaïsme, le christianisme, l’islam – tout vient de Dieu :
Dieu a créé l’univers, donné les commandements, envoyé
les prophètes... la relation entre Dieu et l’homme est celle
du Créateur à la créature qui fait qu’il y a toujours un fossé
entre Dieu et l’homme. On ne peut imaginer, par exemple,
un juif dire « Dieu et moi sommes un », ce serait un blasphème. Ces traditions ont également une orientation vers
l’action dans laquelle amour de Dieu et amour du prochain
sont liés. Bien sûr, il ne faut pas perdre de vue que chaque
tradition est comme une voie d’ascension, par un chemin
propre, d’une même montagne en direction du sommet.
Il me semble cependant que le futur de la spiritualité est
dans le mariage de ces deux catégories, des traditions de
sagesse et des traditions prophétiques. Le Christ a dit « le
Père et moi sommes un », c’est-à-dire qu’il a ouvert la tradition juive, monothéiste à la tradition non-duelle. Mais il
a dit aussi : « Ce que vous faites au plus petit d’entre vous,
c’est à moi que vous le faites », exaltant l’amour du prochain – l’élément prédominant des religions prophétiques.
Pour moi, la spécificité du Christ est là : porter en Luimême cent pour cent d’amour pour Dieu et cent pour cent
d’amour pour le prochain. C’est le mariage de la sagesse et
du prophétisme, de l’action si vous préférez : l’amour en
tant que sagesse se manifestant en actes. Les traditions de
sagesse comportent, en effet, une certaine passivité : si
vous réalisez que Dieu et vous êtes un, cela s’arrête ! Bien
sûr, d’un côté c’est la fin de notre voyage, mais c’en est
aussi le commencement parce que ce n’est que lorsque
vous avez découvert cette unité qu’une action réelle peut se
faire.
On peut remarquer que le même conflit est apparu au
sein de l’hindouisme et du christianisme, mais de façon inversée. Dans les Upanishads, tout est focalisé sur la sagesse et l’action n’y est pas très importante, Dieu est
silencieux, ce sont les sages qui établissent ses déclarations. Mais avec la Bhagavad Gita, Krishna – le symbole
de la sagesse – essaie de faire comprendre à Arjuna – le
symbole de l’action –, qui ne veut pas combattre (agir),
qu’il doit le faire. Arjuna agit selon Krishna et Krishna agit
de l’intérieur d’Arjuna (c’est lui qui conduit le char d’Arjuna) : c’est aussi le mariage de la sagesse et de l’action. Le
dieu impersonnel devient personnel. Dans l’Ancien Testament, à l’inverse, Dieu est d’abord un dieu personnel, parlant beaucoup, donnant la Loi... pour ensuite, avec Jésus,
faire cette déclaration : « Voici mon fils bien-aimé, écoutez-le » et devenir silencieux. La tradition prophétique,
avec Jésus-Christ va vers la sagesse ; la tradition de sagesse, avec Krishna, s’achemine vers la tradition prophétique. Il y a donc mariage dans les deux traditions, entre
sagesse et prophétisme. Je pense que c’est ce que nous
avons à incarner aujourd’hui.
Pourtant, ce que vous évoquez s’est produit il y a
plus de 2000 ans. Pensez-vous que nous soyons à un
tournant de notre Histoire spirituelle ?
Oui, parce que les religions sont en train de se rapprocher les unes des autres. Dans ce dialogue interreligieux,
vous partagez, vous découvrez les différences, vous pouvez aussi vous sentir menacé, mais vous apprenez également la tolérance, la possibilité de coexister. Si nous
voulons vraiment prendre ce dialogue au sérieux nous devons aussi ressentir la nécessité d’apprendre quelque chose
– 10 –
de l’autre et pour ce faire, nous devons changer quelque
chose dans notre compréhension. Si nous sommes réellement décidés à faire cela, nous pouvons alors contribuer à
cette évolution de la conscience humaine.
Où sont les limites entre partage, enrichissement
mutuel et syncrétisme ?
On peut voir actuellement quatre tendances. La première est l’absolutisme : chaque religion pense qu’elle détient la vérité absolue et n’a rien à apprendre des autres. La
deuxième est laïque, elle réclame la liberté de penser, d’agir
et de s’exprimer, de chercher la vérité par soi-même ; de ce
point de vue, toute religion, basée sur des Écritures et des
dogmes, ne peut offrir cette liberté. La troisième est le relativisme selon lequel il n’y a pas de vérité absolue : chaque
religion, chaque pays, chaque individu a la sienne et cette
vérité n’est pas permanente, elle change selon le temps et
les situations. La quatrième, le New Age, est le syncrétisme
qui dit qu’aucune religion n’a l’entière vérité mais que l’on
peut prendre ce qui nous convient dans chacune, une sorte
de supermarché religieux !
Il y a cependant du bon et du mauvais dans chacune de
ces tendances. La première donne une certaine sécurité,
une continuité, un sentiment d’appartenance mais ne donne
pas la liberté de penser, de questionner, de trouver par soimême et maintient sur la défensive. La deuxième montre
les limites des religions qui amènent à se contenter de
croire aveuglément, mais en même temps cette tendance
ne donne pas de valeurs pour vivre, elle vide l’esprit humain du concept de Dieu, de Sa puissance, rend l’homme
dépendant du monde, la place libre étant alors occupée par
le libéralisme, le consumérisme etc. La troisième tendance
montre la relativité de la religion, des lois morales, des valeurs : il ne peut y avoir de valeurs morales absolues que
chacun pourrait accepter en matière de mariage, de sexualité, d’avortement etc. mais elle rend le bien et le mal relatifs et les gens se mettent à penser qu’ils peuvent faire ce
qu’ils veulent. Avec la quatrième, les frontières religieuses
deviennent moins puissantes mais cette tendance fragmente la conscience humaine.
Tant que nous restons dans ces structures de croyance,
il n’y a pas de solution. Il nous faut transcender ces niveaux, trouver la vérité à l’intérieur de nous-même. C’est
là que les paroles de Jésus deviennent tellement fortes,
lorsque les hommes peuvent dire à leur tour : « Je suis le
chemin, la vérité, la vie. » Avec cette découverte de la vérité intérieure, vous devenez libre de l’absolutisme religieux, de la laïcité, du relativisme et du syncrétisme.
Ne doit-on pas choisir une tradition et la suivre ?
Pour commencer, oui, mais vous n’avez pas besoin d’y
demeurer. Pour moi, et c’est une façon d’expliquer l’enseignement du Christ, il y a quatre moments importants dans
sa vie. Le premier est sa naissance en tant qu’être humain :
à ce niveau Jésus acquiert une identité individuelle. Le
deuxième moment est le huitième jour, celui de la circoncision, jour où Il est emmené au temple et offert à Dieu. Le
temple est le symbole du judaïsme : Jésus entre dans le ventre de cette tradition et doit grandir dans la matrice du judaïsme. À ce moment, Il pourrait dire : « Le judaïsme est
mon chemin, ma vérité, ma vie » mais Il réalise les limitations de cette tradition spirituelle. C’est très important parce
que nous ne saurions grandir si nous ne nous rendons pas
compte des limitations de notre propre tradition. Cette tradition divisait l’humanité en deux, les juifs et les autres, première limitation. Elle limitait Dieu à être le Dieu des Juifs,
seconde limitation, la troisième étant de considérer la religion comme plus grande que l’être humain. C’est ce qui a
– 11 –
L’AMOUR EST LA SAGESSE SE MANIFESTANT EN ACTES
conduit Jésus au troisième moment important de sa vie,
celui de son baptême, où il quitte le ventre du judaïsme et
entre dans la présence universelle de Dieu. Quand nous
sommes membre d’une religion, nous avons une identité
collective qui nous unit à notre groupe mais nous sépare des
autres. À ce troisième niveau, le mur entre juifs et gentils
s’effondre et Jésus n’est plus un juif mais le fils de Dieu.
C’est une métaphore, est fils de Dieu celui qui n’a plus
d’identité collective mais universelle et pour qui Dieu est
le Dieu de l’humanité entière. C’est là que peut être dit : «
Je suis le chemin, la vérité, la vie ». Cela signifie que l’esprit universel est le chemin, la vérité, la vie, et cela signifie
aussi que celui qui est fils de Dieu est plus grand que la religion. Le quatrième moment de la vie de Jésus est la reconnaissance que « le Père et moi sommes un ». L’esprit
universel réalise finalement qu’il vient de ce Père, qui est
Dieu. Cette transition fait que Dieu devient plus grand que
la religion, que l’homme le devient aussi, et que la religion
est alors au service de l’homme et non l’inverse. C’est la
révolution qui s’est passée dans la vie de Jésus et qui doit,
aujourd’hui, se passer dans la vie de tout homme si nous
voulons agir vraiment, apporter la paix dans le monde.
Et qu’en pense l’Église, en tant qu’Institution ?
Elle peut se sentir effrayée, croyant que cela va lui enlever son pouvoir de contrôle et sa puissance. Mais pour
moi, c’est la seule façon d’aider les êtres humains à grandir en Dieu parce que la religion est le moyen et non la fin.
Jésus l’a dit, il n’est pas venu détruire la Loi mais l’accomplir. C’est une parole extrêmement importante, nous
n’avons pas le droit de détruire la religion mais nous avons
besoin de l’accomplir. Et c’est uniquement possible par la
naissance de l’homme. On peut prendre cette comparaison : quel est l’accomplissement pour une femme enceinte : le jour de la naissance de son enfant. La religion est
comme une femme enceinte, les hommes y grandissent,
mais elle doit être comme une mère qui remet ensuite son
enfant au monde – à Dieu. C’est là que la religion a son
rôle positif à jouer, autrement elle peut être l’obstacle qui
empêche l’homme de grandir vers l’universel.
Un autre exemple est celui de l’arbre : les feuilles sont
le symbole de notre identité physique individuelle, les
grosses branches celui de notre identité collective : hindoue, chrétienne, juive, musulmane, etc. ; chacune ayant
des ramifications en petites branches : catholique, protestante, luthérienne... par exemple, pour la branche chrétienne. Le tronc – et il n’y en a qu’un auquel toutes les
branches sont reliées – est l’esprit universel et les racines
sont le symbole de Dieu. Nous devons grandir, de notre
identité de feuille progressivement à celle de racine –
l’unité avec Dieu, la création et l’humanité. La vie de Jésus
témoigne de cet accomplissement. C’est pour cela que,
selon moi, personne, et aucune religion, ne peut être en dehors du Christ et c’est pourquoi j’ai parlé de cette différence importante entre le christianisme – une branche en
Christ – et le Christ – l’esprit universel. Chacun a la possibilité de faire ce chemin.
Jusqu’à aujourd’hui cela a toujours été un cheminement individuel. Qu’est-ce qui vous fait penser que
l’humanité dans son ensemble est prête à le faire ?
Je le pense car nous voyons aujourd’hui les limitations
de chaque religion. Les quatre tendances dont j’ai parlé se
situent au niveau des branches, celui où chacun réagit par
rapport à l’autre. À ce niveau, aucune solution n’est possible. Ce n’est qu’en transcendant ces tendances, c’est-à-dire
en nous situant au niveau de l’esprit universel, que nous
trouverons la Vérité absolue. C’est cela qui est en train de
se passer. La confusion actuelle peut être vue comme une
étape importante pour grandir, car c’est en sentant réellement, profondément, cette confusion que la rupture avec
l’ancien peut avoir lieu. C’est ce qui s’est passé pour moi
lorsque je ne trouvais de vérité nulle part. Cette confusion
peut conduire à un repli individuel, mais elle peut aussi déboucher sur la révolution dont j’ai parlé, et là commence la
vraie quête spirituelle.
Pour ce qui est de l’Occident, et de la façon particulière de l’aider à renouer avec la spiritualité, je parlerais
de Dieu en tant que liberté, unité, paix ou vérité. Je pense
que liberté ou vérité seraient le plus adéquat au monde
occidental parce que c’est ce qui l’attire le plus, mais en
comprenant bien le sens de ces concepts. Il s’agit de passer du Dieu historique, du Dieu d’autorité qui a dit à
Moïse : « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob » au Dieu d’éternité, de liberté qui a aussi dit à
Moïse : « Je suis celui qui suis ». Ce passage se fait au
moment du baptême de Jésus, Dieu dit « Tu es mon fils
bien-aimé » et se tait. Dieu est véritablement Liberté et
donne la liberté. C’est cela qui, selon moi, doit être présenté en Occident, cette possibilité de liberté que l’on découvre à l’intérieur de soi-même mais qui nécessite de
transcender le Dieu historique, celui des religions. L’esprit universel est unité. Quand l’homme réalise qu’il est
un avec l’humanité, il n’a plus besoin d’aucune loi ni
d’aucune religion ou autorité : « ce que vous faites aux
autres, c’est à vous que vous le faites » est devenu réalité.
– 12 –
Propos recueillis par Anne de Grossouvre

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