Société de nettoyage

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Société de nettoyage
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Patrick est le gérant d’une société de nettoyage.
Patrick a 50 ans. Il a commencé à travailler très tôt. Il a raté son bac. Il a fait
semblant de faire des études pendant 1 an ou 2, puis son père lui a fermement
suggéré de trouver un travail. Il a écumé les forums d’emploi, travaillé quelques
temps comme bagagiste à Orly, puis a fini par se décider pour un poste de
commercial dans une société spécialisée dans le nettoyage pour les entreprises.
Il se souvient encore de l’entretien d’embauche. 10 jeunes comme lui mis en
situation de jeu de rôles : d’un côté les vendeurs, de l’autre les acheteurs. Ce jour-là,
il s’est découvert un vrai talent de commercial. Il a été embauché, a passé 8 ans
dans la même entreprise à démarcher les clients, faire du porte à porte pour
décrocher des petits contrats auprès d’entreprises, petites ou moyennes, des
agences bancaires, des courtiers en assurance, des magasins, des cabinets de
profession libérale...
En 1990, son patron lui confie l’ouverture d’une agence à Goussainville. Son
premier gros client, son « premier chantier », comme il le dit, c’est l’hypermarché
de la Défense. De commercial, il passe chef d’agence : finie la prospection, à lui le
management ! Il va vite comprendre, cependant, que certains salariés ont
l’habitude de se prendre en charge eux-mêmes. Le plus âgé d’entre eux, son aîné de
30 ans, essaiera un jour de lui interdire l’accès au site : pas question que quelqu’un
vienne vérifier ce qu’il fait ! Il ira jusqu’à dissimuler les clefs pour qu’il ne puisse
pénétrer dans les locaux où le matériel est entreposé. Rien ne lui sera épargné.
Même le patron de l’hypermarché voudra le flanquer dehors parce qu’il porte un
costume : « Pas de fainéant ici ! Chez moi, y a que des gens qui bossent. » Il avait
ajouté : « La prochaine fois que je vous voie en costard, c’est dehors. » Patrick n’a
pas argumenté. Il a banni veste et chemise.
C’était sa première vraie expérience d’encadrement, sans aucune formation
préalable. Il avait la responsabilité d’une quarantaine de personnes dont la
hiérarchie se décomposait en inspecteurs, chefs d’équipe et agents d’entretien.
Après le costume et la chemise, ce sont les chaussures en cuir qu’il s’est vu
contraint d’abandonner. Le tanin du cuir se diluait dans les produits chimiques
utilisés pour nettoyer les sols.
Il me raconte les cafards et les rats qui déambulent dans les allées de
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l’hypermarché. La boulangerie, tout juste installée, en est infestée. Il sourit au
souvenir des cafards tombant dans le pétrin. Chaque fois qu’il quittait le site, il
nettoyait consciencieusement les semelles de ses chaussures. « Tu comprends, les
œufs de cafards, ça se colle sous tes chaussures et si tu en ramènes chez toi, c’est
fini. »
Son agence décroche le contrat de nettoyage d’une cité de logements sociaux en
banlieue Nord. Le premier jour, il est sur place à 5 heures du matin. Il me raconte sa
frayeur le jour où une voiture déboule à toute vitesse et s’arrête à côté de lui dans
un grand dérapage. Les passagers qui sortent en courant se dispersent entre les
immeubles et laissent la voiture abandonnée, portes grandes ouvertes au milieu du
parking.
Le contrat stipule que les tags doivent être enlevés tous les jours. Le régisseur de la
cité le met en garde : « Vous allez nettoyer, mais le lendemain, ils seront revenus. Il
faut recommencer tous les jours. C’est fatigant mais c’est propre. Comparé à ceux
qui pissent et se soulagent dans les escaliers, les tags ce n’est pas ce qu’il y a de plus
pénible. Le plus important, c’est les colonnes techniques. Elles sont remplies de
choses que vous n’avez pas à connaître. Donc, surtout, ne touchez à rien. Jamais.
S’il n’y avait qu’une règle à respecter, ce serait celle-là : ne pas ouvrir les colonnes
techniques. »
Le contrat prévoit également le remplacement des gardiens en cas d’absence. Il
s’aperçoit vite qu’ils sont souvent absents et que, pour rentabiliser le chantier, il va
devoir oublier d’exécuter certaines prestations.
Le régisseur de la cité continue à délivrer recommandations et mises en garde :
« Ici, c’est des tours de 12 étages. Alors, faut faire gaffe. Un conseil : ne vous
baladez jamais près des murs. Les gens balancent tout par les fenêtres. Ça va du
réfrigérateur au bout de pain en passant par du vomi. Remarquez, ceux qui ne
jettent pas les encombrants par la fenêtre, ils les laissent sur le palier. Et là, c’est à
vous de les descendre. » Par chance, l’enlèvement des encombrants fait l’objet
d’une facturation spécifique. « Les caves, ce sont les quartiers généraux des petits
caïds du quartier. Une fois par mois, vous les videz et vous jetez tout. Chaises,
matelas, tables, télés : tout doit partir à la benne. Vous ne risquez rien. C’est
comme ça depuis des années. C’est une espèce d’accord tacite. On ne dit rien
pendant un mois, on les laisse s’installer. On ferme les yeux sur ce qui s’y passe et
une fois par mois, on jette tout. Et ça se passe très bien comme ça. »
Tout le temps où il aura la responsabilité du chantier, Patrick n’aura aucun souci
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avec les habitants. Une seule fois, il assiste à un contrôle d’identité qui rapidement
tourne mal. En moins de 10 minutes, les 2 jeunes sont devenus 20. Les 2 agents de
police reçoivent le renfort de 5 voitures de police. D’un côté les « flasballs », de
l’autre les capuches, remontées sur la tête. Patrick remonte dans sa voiture et part
se garer 500 mètres plus loin. Lorsqu’il repasse au même endroit, jeunes et policiers
ont disparu.
En 2004, l’entreprise qui l’emploie depuis 8 ans est rachetée par un concurrent. Il
reste 2 mois. À 40 ans, il décide de créer sa propre société : il négocie son départ et
suit un stage de 5 jours auprès de la Chambre des Métiers pour se former à la
création d’entreprise. Il fait tout de chez lui. La première chose qu’il crée, c’est un
site internet. Il est persuadé que c’est LA bonne idée. L’avenir lui donne très vite
raison. Il multiplie les devis en ligne et décroche rapidement son premier gros
contrat. Après, tout s’enchaîne. Sa société emploie aujourd’hui 20 ETP (équivalent
temps plein) – terme barbare pour désigner le nombre de salariés qui seraient
embauchés à temps plein pour répondre à la charge de travail. En réalité, entre 50
et 60 personnes travaillent chez lui, tous en CDI à temps partiel. Certains salariés
interviennent sur 10 sites différents. 2 heures à un premier endroit, 4 sur un autre.
À Patrick d’essayer, autant que faire se peut, de limiter le nombre de déplacements
pour se rendre d’un chantier à l’autre. Ses salariés étant à temps partiel, ils peuvent
avoir plusieurs employeurs différents et cumuler ainsi le nombre d’heures
nécessaire pour avoir l’équivalent d’un temps plein, voire plus pour arriver à
toucher un salaire décent.
Il me raconte l’histoire d’Ahmed qui est l’un des rares à temps complet. Ahmed
quitte son poste à 18 heures. Un soir à 19 heures, Patrick tombe sur lui par hasard
dans un centre commercial de la périphérie parisienne. Ahmed lui explique qu’il y
travaille de 19 à 2 heures du matin, soit une deuxième journée de travail après la
première.
Patrick a une tête de patron sympa. Sympa n’est pas le mot. Droit, juste, exigeant
et attentif seraient les adjectifs qui le caractérisent le mieux. On sent qu’il aime son
métier. Bien sûr, il y a des jours où il en a un peu assez de jouer les assistantes
sociales ou l’écrivain public pour ses employés. Il a aidé certains d’entre eux à
trouver un logement, fait des démarches auprès de la municipalité, négocié le
renouvellement de baux pour d’autres. Souvent, lorsqu’il les aide à obtenir quelque
chose, ce quelque chose devient un dû. Il y a 2 ans, il avait distribué des bons
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d’achat avant le 20 décembre. Un petit plus pour les fêtes. L’année suivante, il
n’avait pu les obtenir qu’après Noël. Certains sont venus réclamer, ne comprenant
pas pourquoi ils n’avaient encore rien reçu.
Lorsqu’il parle de ses salariés, une émotion passe dans ses yeux. Bien sûr, ils font
des bêtises, qui peuvent parfois coûter cher. Le mois dernier, lors d’une inondation,
l’un d’eux a utilisé un aspirateur à poussière pour tenter d’évacuer l’eau. De l’eau
jusqu’aux chevilles, il ne s’est même pas rendu compte qu’il risquait de
s’électrocuter ou de provoquer un court-circuit, voire un début d’incendie. Par
chance, seul le disjoncteur a sauté, mais l’incident aurait pu devenir accident. Ce
jour-là, Patrick s’est mis en colère. On ne badine pas avec les règles de sécurité.
Il y a aussi de bons moments. Beaucoup de ses salariés sont musulmans. En période
de Ramadan, ils amènent des gâteaux et du thé et vers 19 heures, à l’heure de
rompre le jeûne, Patrick est souvent invité à rester. La scène se reproduit sur tous
les sites qu’il visite. Impossible de refuser, même si on a déjà bu 3 thés et avalé
autant de gâteaux.
Dans ses effectifs, il a quelques travailleurs handicapés. Son regard se voile lorsqu’il
évoque José. Lorsqu’il a été recruté, José souffrait d’une maladie qui lui donnait des
vertiges et l’obligeait à prendre de temps en temps appui sur les murs pour
retrouver son sens de l’équilibre. Un handicap lourd, mais qui ne l’empêchait pas de
travailler. Patrick lui avait confié la tâche de changer les rouleaux d’essuie-mains et
de remplir les distributeurs de savon. Souvent, il passait le voir pour s’assurer que
tout allait bien. Il avait bien constaté que l’état de José s’aggravait. Il lui avait dit
que ça n’était pas raisonnable, qu’il ferait mieux de s’arrêter mais José voulait
continuer : « J’arrive toujours à remplir les distributeurs et à changer les rouleaux,
alors je continue. » Un jour, le responsable de l’entreprise où José officiait avait
apostrophé Patrick : « Vous n’avez pas honte, d’employer des gens dans cet état ! »
Il l’avait traité d’esclavagiste, l’avait menacé de le dénoncer à l’Inspection du
travail. Patrick lui avait expliqué que José voulait continuer et que lui n’y pouvait
rien. Que les handicapés eux aussi ont le droit de travailler. Que ce sont des salariés
comme les autres.
Sous la pression de son client, il a été obligé de le licencier pour « inaptitude
médicale ». José a pleuré lorsque Patrick le lui a annoncé. Aujourd’hui encore,
Patrick n’a toujours pas digéré cette obligation de le licencier. Ce qui le choque le
plus, c’est la terminologie de licenciement, la seule chose qu’avait retenu José. Il
était licencié. Licencié parce qu’il ne pouvait plus assurer son travail.
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Parmi les derniers contrats qu’il a gagnés, il y a les « logements français » : des
habitations à loyer modéré situées en proche banlieue. Le contexte est similaire au
chantier dont il s’occupait lorsqu’il était chef d’agence dans une vie antérieure.
Même type d’habitat, même typologie de locataires.
Il y a 2 mois, TF1 a annoncé qu’une équipe allait venir sur le site pour effectuer un
reportage. Pour l’événement, toutes les cages d’escalier et tous les halls d’entrée
ont été repeints. Une fois les équipes de tournage reparties, il a suffi d’une semaine
pour que tout redevienne comme avant. Tags à tous les étages et détritus dans les
halls et sur les paliers.
Patrick est fataliste. Avec le temps, il a tout vu. Plus rien ne l’étonne. La semaine
dernière, alors qu’il faisait son tour habituel pour s’assurer que tout le monde était
au travail et que tout allait bien, un gamin de 10 ans l’a interpellé au bas d’une
tour : « Qu’est-ce que tu emmerdes les gens avec ton métier de bouffon ? »
Patrick n’a rien répondu. Il est allé voir ses gars. Comme hier et comme demain
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