Laurent GUYENOT - Université Rennes 2
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Laurent GUYENOT - Université Rennes 2
22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY Rennes 2008 Actes Proceedings Réunis et publiés en ligne par Denis Hüe, Anne Delamaire et Christine Ferlampin-Acher POUR CITER CET ARTICLE, RENVOYER À L’ADRESSE DU SITE : HTTP ://WWW.UHB.FR/ALC/IAS/ACTES/INDEX.HTM SUIVIE DE LA RÉFÉRENCE (JOUR, SESSION) « Vengeance et Rédemption au Château du Graal1 » Introduction Le siècle de Chrétien de Troyes est passionnément symboliste. Pour un penseur du XIIe siècle, résume Étienne Gilson, « connaître et expliquer une chose consiste toujours à montrer qu’elle n’est pas ce qu’elle paraît être, qu’elle est le symbole et le signe d’une réalité plus profonde, qu’elle annonce ou qu’elle signifie autre chose2. » Le Conte du Graal est, par la volonté de son auteur, un objet qui demande à être expliqué. Telle est son originalité profonde, et telle est la raison de son succès fulgurant. Selon l’hypothèse stimulante de Per Nykrog3, Chrétien de Troyes écrivait avec l’intention pratique de susciter des discussions parmi les auditeurs de ses poèmes. Le Conte du Graal propose à un public amateur de culture fine des sens cachés à décrypter. L’objectif de cet article est de retrouver certaines questions et interprétations auxquelles le public initial du Conte du Graal pouvait se livrer. Cela suppose de se replacer, autant que possible, dans l’état d’esprit de ce public, c’est-à-dire de se familiariser avec les références culturelles qui lui permettaient de reconnaître les sens implicites du texte. Je chercherai ces références dans deux domaines distincts que le Conte du Graal réunit de façon ingénieuse. 1) Le premier appartient à ce qu’on peut nommer le « folklore médiéval », défini comme l’ensemble des traditions orales, narratives et laïques (mais pas exclusivement « populaires »). Je montrerai que le Conte du Graal renvoie à des contes ou légendes qui véhiculent une conception typiquement chevaleresque de la vengeance rédemptrice. Loin d’être des « vestiges » d’une mythologie païenne morte, comme le pensaient Alfred Cet article résume un ouvrage en préparation, sous le titre: La Lance qui saigne. Étienne Gilson, La Philosophie au Moyen Âge, Paris, Payot, 1977, p. 343. 3 Per Nykrog, Chrétien de Troyes, romancier discutable, Genève, Droz, 1995. 1 2 POUR CITER CET ARTICLE, RENVOYER À L’ADRESSE DU SITE : HTTP ://WWW.UHB.FR/ALC/IAS/ACTES/INDEX.HTM SUIVIE DE LA RÉFÉRENCE (JOUR, SESSION) ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 Nutt, Roger Sherman Loomis ou Jean Marx4, je soutiens que ces histoires étaient pleinement compréhensibles par les hommes du Moyen Âge (ce qui ne m’empêche pas d’utiliser les précieuses observations comparatives de ces savants, qui ont soulevé des questions qu’on ne peut éluder). 2) Le second bagage culturel indispensable pour une lecture médiévale du Conte du Graal relève de la théologie vulgarisée. Le roman énonce, sous forme déguisée, un discours sur le Christ. Moins doctrinal que narratif, inspiré par la tradition apocryphe, ce discours reflète une piété laïque caractéristique des milieux nobles, qui teintent de valeurs féodales la relation de l’homme à son Seigneur. Ce discours christologique est, de plus, fortement influencé par le contexte des croisades ; non pas tant par les événements que par « l’idée de croisade », celle qu’exprime par exemple la Chanson d’Antioche, poème séminal du Cycle de la Croisade5. Le Conte du Graal contient donc, selon moi, deux discours narratifs cryptés, issus respectivement d’un imaginaire légendaire ou folklorique et d’un imaginaire christologique ou para-évangélique. Ces deux discours recoupent grossièrement ce que, depuis Jean Frappier et Eugène Vinaver, on nomme la « matière » et le « sens » du roman6. Mais chacun constitue surtout un « métatexte », au sens d’un discours extratextuel auquel le texte renvoie implicitement par des signes. Nous verrons que le décryptage de ces deux métatextes, ou récits virtuels, passe par un repérage des liens analogiques entre les personnages ou les objets du roman. La lecture que je propose fera aussi ressortir le lien étroit qui réunit ces deux métatextes : passionné comme tous les penseurs de son temps par la recherche des analogies7, Chrétien exploite une affinité existante entre une légende de vengeance et un thème de christologie populaire, et les place dans une relation spéculaire qui les fait s’éclairer mutuellement. Alfred Nutt, Studies on the Legend of the Holy Grail, 1888, New York, Cooper Square Publishers, 1965 ; Roger Sherman Loomis, Arthurian tradition and Chrétien de Troyes, New York, Columbia University Press, 1949 ; Jean Marx, La Légende arthurienne et le Graal, Paris, P.U.F., 1952. Les hypothèses de Loomis ont été complétées par Jean-Claude Lozac’hmeur, notamment dans « Recherches sur les origines indoeuropéennes et ésotériques de la légende du Graal », Cahiers de Civilisation Médiévale 30 (1987), pp. 45-63. 5 Paul Alphandéry et Alphonse Dupront, La Chrétienté et l’idée de croisade, Paris, Albin Michel, 1954-1959, nouv. éd. 1995. 6 Cet usage est trompeur, car Richard Trachsler a montré que materia est, au Moyen Âge, assimilable à la notion de genre littéraire plutôt qu’à celle de « matière première » (Disjointures - Conjointures, Tübingen / Basel, A. Francke Verlag, 2000, pp. 15-20). 7 Eugène Vinaver, « Analogy as the dominant form », dans The Rise of Romance, Oxford, Clarendon Press, 1971, chapitre 6, pp. 99-122. 4 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 2/18 VENGEANCE ET RÉDEMPTION AU CHÂTEAU DU GRAAL LAURENT GUYENOT Si la place le permettait, il serait utile de montrer que Chrétien perfectionne dans le Conte du Graal une technique qu’il a déjà expérimentée dans le Chevalier de la Charrette, créant ainsi chez son public une attente et une prédisposition. Des recherches ont en effet démontré que la structure de La Charrette superpose deux thèmes narratifs très populaires au Moyen Âge : 1) le rapt de l’épouse et l’expédition de l’époux (remplacé ici par l’amant) dans l’Autre Monde, un thème largement représenté dans le folklore mais surtout connu par la légende d’Orphée et Eurydice ; 2) la descente de Jésus aux enfers pour en libérer les justes, rendue populaire par la tradition apocryphe, principalement l’Évangile de Nicodème8. Lancelot le héros arthurien se déplie, sur deux plans symboliques distincts, en figure orphique, d’une part, et en figure christique, d’autre part. C’est une structure en triptyque similaire que je souhaite mettre à jour dans le Conte du Graal. Dans son dernier roman, le maître champenois a cependant poussé sa technique plus loin : outre un métatexte folklorique et un métatexte christologique, on peut dégager dans le Conte du Graal un métatexte biographique, dans lequel, par exemple, Perceval au Château du Graal incarne Philippe de Flandre refusant la régence du royaume de Jérusalem à la place du roi lépreux Baudoin IV, lors de sa première visite en Terre Sainte en 11789. Je n’aborderai pas, cependant, cette dimension de l’œuvre, pour me concentrer sur les seules dimensions folklorique et christologique. I/ Le métatexte folklorique Le père mort et son double Pour introduire la problématique, partons du roman anglais du XIVe siècle, Sir Percyvell, que l’on peut résumer de la manière suivante. Un seigneur est traîtreusement tué dans un tournoi par un Chevalier Rouge (the Rede Knyghte). Sa veuve, sœur d’Arthur, se réfugie dans la forêt avec son jeune enfant, Percyvell. Lorsque celui-ci atteint l’adolescence, sa mère lui confie le javelot de son père. Percyvell rencontre dans les bois des 8 D. D. R. Owen, The Vision of Hell : Infernal Journeys in Medieval French Literature, Édimbourg-Londres, Scottish Academic Press, 1970 ; Jacques Ribard, Chrétien de Troyes, “Le Chevalier de la Charrette”, Paris, Nizet, 1972. 9 Helen Adolf, Visio Pacis : Holy City and Grail. An Attempt at an Inner History of the Grail Legend, Philadelphia, Pennsylvania State University Press, 1960. 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 3/18 ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 chevaliers qui lui inspirent le désir de rejoindre la cour d’Arthur pour y être adoubé. Le roi reconnaît en lui son neveu, celui dont « les livres disent qu’il doit venger la mort de son père » (The bokes says that he mon / Venge his fader bane, v. 567-8). À ce moment précis paraît à nouveau the Rede Knyghte qui, exactement comme le Chevalier Vermeil chez Chrétien, s’empare de la coupe d’Arthur, insulte l’assistance et s’en va. Navré, le roi rappelle, parmi d’autres méfaits de cet ennemi, le meurtre de son beau-frère (le père de Percyvell). Percyvell se lance à la poursuite de l’insolent et le tue d’un coup de javelot ; par ce geste, il venge son père, avec l’arme de celui-ci. Puis il revêt l’armure du mort et part à l’aventure. Même si l’on doit supposer que l’auteur de ce bref roman en moyen anglais connaissait Chrétien de Troyes, au moins indirectement, on peut considérer, avec Jean Frappier, qu’il s’inspire d’un schème narratif situé « en amont » du Conte du Graal10, dont Chrétien aurait éliminé l’idée de vengeance. En effet, l’absence de la vengeance dans le destin du héros de Chrétien, dont le père est mort de chagrin et non de ses blessures, laisse, pourrait-on dire, du mou dans la trame narrative : le Chevalier Vermeil, qui dans Sir Percyvell est l’ennemi mortel du clan de Perceval, n’est dans le Conte du Graal qu’un prétexte à l’exploit qualifiant du héros, et donc un accessoire arbitraire. L’enfance cachée de Perceval, qui s’explique dans Sir Percyvell par le besoin de protéger le dernier fils de la haine mortelle du Chevalier Rouge, perd aussi une grande partie de sa signification dans le Conte du Graal (elle est d’ailleurs refoulée par Chrétien dans une sorte de pré-diégèse). Tout cela contribue à l’impression d’une trame narrative privée de son principe central originel, la vengeance. L’hypothèse selon laquelle la principale source légendaire de Chrétien serait une histoire de vendetta fait immédiatement surgir la question du rapport qu’entretient cette thématique avec la scène centrale du Conte du Graal, la rencontre de Perceval avec le Roi Pêcheur. L’hypothèse n’a d’intérêt que si elle permet d’établir un lien entre ce Roi Pêcheur, le personnage le plus énigmatique du Conte du Graal, et la figure du père assassiné, le grand absent du Conte du Graal. Poser la question de ce lien, c’est déjà suggérer la réponse, car le personnage surnaturel qu’on attend naturellement dans une histoire de vengeance, c’est le fantôme du mort. 10 Jean Frappier, Chrétien de Troyes : l’homme et l’œuvre, Paris, 1957, Hatier, 1968, p. 171. 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 4/18 VENGEANCE ET RÉDEMPTION AU CHÂTEAU DU GRAAL LAURENT GUYENOT Le Roi Pêcheur est-il, en deçà du texte, le fantôme du père de Perceval réclamant vengeance ? Autrement dit, la source légendaire du Conte du Graal est-elle du type « Hamlet », avec un héros qui doit questionner l’âme de son père avant de pouvoir le venger11 ? En pratique, la question en contient au moins deux : premièrement, y a-t-il dans le folklore médiéval des contes de ce type suffisamment connus, avec un fantôme qui puisse avoir servi de prototype au Roi Pêcheur ? Deuxièmement, Chrétien a-t-il inclus dans son poème des indices d’un lien identitaire entre le Roi Pêcheur et le père mort, qui permettrait au lecteur-auditeur de s’y retrouver ? Répondons d’abord à cette deuxième question, en nous intéressant à la cousine placée par l’auteur sur le chemin de son héros à la sortie du Château du Graal. Cette cousine, qui nous apprend que le Château du Graal n’est pas de ce monde12, tient dans ses bras le cadavre décapité de son ami. Tout en pleurant ce dernier, elle reproche à Perceval de n’avoir pas questionné le Roi Pêcheur. On n’entendra plus parler de son ami ; Perceval se propose de le venger (v. 3634-7), mais il n’en fera rien. À mon sens, ce « cousin par alliance » n’a d’autre fonction que celle d’allusion cryptée au cousin infirme que Perceval vient de quitter au Château du Graal. Il constitue un double du Roi Pêcheur, et donc un signe que ce dernier possède la nature d’un mort13. Le cousin infirme dans l’Au-delà et le quasicousin mort ici-bas figurent respectivement l’âme et le cadavre d’un trépassé. La cousine apporte un second indice lorsqu’elle explique que le Roi Pêcheur fut au cours d’une bataille navrez par un coup de javelot dans les hanches (un coup félon, avec une arme de jet), et qu’il en est resté mahaigniez (v. 3509-13). Le lecteur ou auditeur attentif se rappelle que ce sont les termes mêmes que le poète a employés au sujet du Roi Perceval, père du héros (v. 435-7). Le père de Perceval et son cousin le Roi Pêcheur 11 Comme l’admettent Nutt et Lozac’hmeur, la question du héros avait probablement pour but, dans la légende originelle, de déclencher une réponse l’informant du nom du meurtrier, peut-être même des conditions du meurtre lui-même. On pense à la forme que prend la question tant attendue dans Parzival : « Oncle, qu’est-ce qui t’afflige ? » (œheim, was wirret dir ?, §795, v. 29). 12 Tandis que Perceval le croit encore à portée de voix, elle affirme qu’il n’y a pas de château à moins de vingt-cinq lieues à la ronde (v. 3404-11). 13 L’indice n’a pas échappé à Wolfram von Eschenbach, puisque dans son Parzival, l’ami de la cousine a été tué d’un coup de lance par le frère du Chevalier Rouge (Rote Ritter). La cousine déclare en outre qu’une seule chose la consolerait : que soit délivré de son agonie le Roi Pêcheur qui est « est plus mort que vivant » (er lebte niht wan töude, § 230, v. 20). 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 5/18 ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 sont tous deux paraplégiques et doivent être portés pour se déplacer. On peut voir là une intention manifeste de l’auteur de suggérer l’identité des deux rois sur le plan du métatexte folklorique. Continuations et retour aux sources Pour savoir ce que le public initial de Chrétien percevait dans le Conte du Graal, il est logique de se tourner vers les continuations. Les deuxième et troisième continuateurs, rappelons-le, écrivaient pour la même famille de Flandre que Chrétien de Troyes14. Bien souvent, ils ont cherché à expliquer le Conte du Graal, rendant explicite ce qu’ils avaient perçu dans l’implicite du texte. Mais, comme beaucoup d’autres adaptateurs, ils sont moins fidèles aux intentions de l’auteur qu’à ses matériaux. C’est pourquoi les continuations sont le plus court chemin vers les sources. La Première Continuation, ou Continuation-Gauvain, écrite avant 1200 (dans sa version courte), mérite une attention particulière, pour la raison bien soulignée par bien Pierre Gallais qu’elle « représente, plus d’une fois, l’état de la ‘tradition’ arthurienne au moment même où le grand devancier de notre auteur prenait la plume. » Elle est si proche de la tradition orale des « jongleurs » que, à l’exception de sa première branche, elle aurait très bien pu être écrite dès le milieu du XIIe siècle15. Sa cinquième branche (v. 6765-7816), qui contient la visite de Gauvain au Château du Graal, est dominée par une riche thématique de vengeance. L’aventure débute par le meurtre16 d’un chevalier inconnu (que Manessier nommera Silimac dans sa Troisième Continuation). Il a été abattu traîtreusement par un coup de javelot dont on ignore l’auteur (bien qu’on soupçonne Keu). Gauvain promet deux choses qui se mêlent dans son discours : achever la quête du mort, et le venger. Ignorant à la fois la nature 14 Manessier, vers 1235, dédie sa contribution à la comtesse Jeanne de Flandre. Wauchier de Denain appartient au même milieu flamand et rédigea pour la même comtesse une Vie de sainte Marthe. On imagine difficilement que la première continuation ait été conçue dans un autre milieu. Pour une brève mise au point, voir Richard Barber, The Holy Grail : Imagination and Belief, Cambridge, Harvard University Press, 2004, pp. 27-30. 15 Pierre Gallais, L’imaginaire d’un romancier français de la fin du XIIe siècle : description raisonnée, comparée et commentée de la "Continuation-Gauvain" (première suite du "Conte du Graal" de Chrétien de Troyes), 4 tomes, Amsterdam, Rodopi, 1988-1989, tome I, pp. xxvi et xxx. 16 Au Moyen Âge, on qualifie de murdrum « la mort secrète de quelqu’un dont le tueur est inconnu », indique vers 1177 le Dialogus de Scaccario de Richard Fitz Neal (cité dans David Crystal, The Stories of English, New York, Penguin, 2005, pp. 125-126). 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 6/18 VENGEANCE ET RÉDEMPTION AU CHÂTEAU DU GRAAL LAURENT GUYENOT de cette quête et l’identité du meurtrier, il se laisse guider par le cheval du mort, qui le conduit jusqu’au Château du Graal, situé sans équivoque dans l’Autre Monde. Avant d’y apercevoir le Graal et la Lance qui saigne, Gauvain découvre un cadavre dans une bière, avec la lame brisée d’une épée posée sur la poitrine. Le roi du château, portant l’épée de Silimac que lui a remise Gauvain, se recueille devant le corps en pleurant : « Ah, noble corps qui gisez ici, vous dont la mort a ravagé ce royaume, fasse Dieu que vous soyez vengé, pour la grande joie du peuple ! » (v. 7355-8)17. Puis il remet à Gauvain l’épée brisée du mort, pour qu’il tente de la ressouder. Gauvain n’en est pas capable, car il doit encore gagner en mérite. Luttant contre le sommeil, il entend l’explication sur la Lance qui saigne18 mais s’endort avant que le roi ait pu lui révéler « l’identité de celui qui perdit la vie et de celui qui le frappa19. » Au matin, il se réveille en pleine campagne. Une lecture attentive de cette scène montre que l’auteur crée volontairement une confusion entre deux épées : celle de Silimac apportée par Gauvain, et celle, brisée, du mort dans la bière. Il faut comprendre que les deux morts n’en font qu’un. La quête que Gauvain accomplit pour le mort l’a donc conduit au mort lui-même, une rencontre qui prélude normalement à l’accomplissement de la vengeance. S’arrêter sur l’étrangeté d’un mort apparaissant sous forme de cadavre dans l’Autre Monde, où on l’attendrait vivant, serait sous-estimer l’agilité avec laquelle les poètes médiévaux jouent sur le paradoxe de « la vie des morts ». Le mort réclamant vengeance est doublement inscrit dans la Première Continuation. En effet, sa sixième et dernière branche place dans une nef féerique un cadavre embaumé avec un fer de lance dans la poitrine et une lettre réclamant vengeance. Une fois vengé, le mort retourne dans l’Autre Monde, sur sa nef, pour y reprendre vie et devenir immortel. Cette histoire, certainement traditionnelle, sera exploitée quelques décennies plus tard par Raoul de Houdenc dans La Vengeance Raguidel. La thématique folklorique sous-jacente à ces deux branches n’est pas précisément celle du « fils de la veuve », où le fils venge un père qu’il n’a pas ou peu connu. Elle 17 « A ! gentis cors qui ci gesés, / Par quoi cis renes est gastés, / Dex doinst que vos soiés vengiés, / Si que li pules en soit liés » 18 Elle est suivie d’une autre sur le Graal (v. 7483-7708), inspirée par Robert de Boron et probablement interpolée. 19 « Sire, ne vos mentirai mie / Qui cil fu qui perdi la vie, / Ne qui cil fu qui le feri. » (v. 7479-81) 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 7/18 ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 appartient cependant au même complexe mythique qui fait de la vengeance un sacerdoce. Revenons au Château du Graal, en prenant cette fois pour guide le troisième continuateur, Manessier. Il réintroduit un roi infirme tout en complétant les explications sur l’épée brisée (v. 32816-966) : celle-ci n’est plus chez lui l’arme de la victime, mais celle du meurtrier. C’est avec elle qu’un certain Partinal tua traîtreusement le roi Goondesert. Le corps de Goondesert et les deux morceaux de l’épée furent apportés à son frère, le Roi Pêcheur, qui, fou de chagrin, se trancha les nerfs des deux jambes avec ces deux morceaux d’épées. Il ne guérira que lorsqu’un chevalier parviendra à ressouder l’épée puis à venger son frère en tuant Partinal. Lorsque, à la fin de cette continuation, le Roi Pêcheur voit enfin Perceval lui apporter la tête tranchée de Partinal, il « se dresse aussitôt sur ses pieds et se sentit saint et guéri » (v. 41879-80)20. Manessier a imaginé un processus dont la logique est curieuse, puisque la vengeance du mort ne profite pas au mort mais à son frère, dont l’automutilation est étrange. Mon hypothèse est que Manessier, comme Chrétien et comme le premier continuateur, dédouble ses personnages pour crypter et complexifier son histoire. Il renvoie au même schème folklorique que Chrétien, dans lequel ce roi infirme et son frère mort sont un seul et même personnage, à la fois infirme et mort. Ce personnage appartient au type bien attesté du mort inhibé dans son immortalité par les circonstances de sa mort, jusqu’à ce que l’action des vivants, en l’occurrence la vengeance, ne le délivre. Ce « dédoublement de personnalité » ne doit rien, selon moi, à une confusion de l’auteur ou à son ignorance du sens mythique de sa matière21. C’est une technique que Manessier, comme le premier continuateur, emprunte à Chrétien de Troyes, qui a lui-même crypté son roman en doublant et même triplant un même personnage surnaturel. Les romanciers Est maintenant sailliz en piez / Et se senti sains et haitiez. C’est sur ce point que je me sépare de Lozac’hmeur qui, comme Nutt et Loomis, croit à un archétype mythique incluant deux frères, l’un vivant, l’autre blessé. Sa démarche s’appuie exagérément sur Peredur, le plus tardif des romans gallois, dont certains passages semblent directement traduits de Chrétien de Troyes. Certes, ni la tête du cousin de Peredur baignant dans son sang et promenée en cortège avec la lance qui saigne, ni la vengeance dont Peredur est l’instrument prédestiné, ne sauraient émaner de Chrétien. En revanche, on les fait aisément dériver de la Troisième Continuation. Pour un historique et une critique des thèses fondées sur l’antériorité de Peredur, voir Barber, The Holy Grail, pp. 235-240. 20 21 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 8/18 VENGEANCE ET RÉDEMPTION AU CHÂTEAU DU GRAAL LAURENT GUYENOT du Graal n’ont cessé depuis de faire usage de ce principe, soit pour décupler leur matière, soit pour établir des résonances structurelles ou symboliques entre les épisodes et les personnages22. Faute de place, je ne peux aborder toutes les continuations et adaptations du Conte du Graal qui semblent préserver le souvenir plus ou moins clair de l’identité du Roi Pêcheur avec le fantôme d’un parent mort réclamant vengeance. Il faudrait mentionner Perlesvaus (riche en personnages surnaturels dédoublés en couples de frères), Peredur, et la Suite du Roman de Merlin. Je me bornerai à citer le Diu Krone23 de Heinrich von dem Türlin, le seul roman du Graal où le Roi Pêcheur se dévoile expressément comme un mort : « je suis mort, même si je ne le parais pas, et ma cour est aussi morte avec moi. » C’est un mort-vivant, condamné à vivre paralysé jusqu’à ce qu’un parent vienne rompre l’enchantement où l’a plongé un meurtre commis dans sa famille. Cela fait, il disparaît avec tous les hommes de sa cour, c’est-à-dire qu’il meurt pour de bon. Le motif légendaire a été ici christianisé dans la mesure où le Roi Pêcheur n’est pas la victime du meurtre, mais appartient au contraire au clan des meurtriers ; il subit la peine purgatoire d’un péché collectif. La motivation de ce renversement s’imagine aisément : l’idée qu’un mort tué traîtreusement réclame vengeance (c’est-à-dire justice) pour la paix de son âme, et l’idée qu’il conserve dans l’Au-delà sa blessure ou une infirmité, sont toutes deux radicalement antichrétiennes. Elles n’en sont pas moins profondément ancrées dans la mentalité chevaleresque. Elles sont pour ainsi dire sous-entendues et présupposées par l’usage judiciaire répandu de la cruentation (le saignement des plaies d’un cadavre en présence de son meurtrier) ; car lorsque le cadavre saigne, il est entendu que c’est l’âme qui souffre. Les morts enchantés Ces idées se trouvent également à la source même de l’imaginaire arthurien. N’est-ce pas en effet « pour y soigner ses plaies » qu’Arthur est 22 Christine Ferlampin-Acher, « Le double dans la Suite du Roman de Merlin et la Suite Vulgate », dans Nathalie Koble (dir.), Genèse et jeunesse du royaume arthurien : Les ‘Suites’ romanesques du ‘Merlin en prose’, Orléans, Paradigme, 2007, pp. 33-52. 23 N’ayant pu consulter l’édition récente de Fritz Peter Knapp (Tübingen, M. Niemeyer, 2005), j’utilise la traduction anglaise de J. W. Thomas (The Crown. A Tale of Sir Gawein and King Arthur’s Court, LincolnLondres, University of Nebraska Press, 1989) et la traduction française partielle d’Anna Sziraky dans La Légende du Graal dans les littératures européennes, dir. Michel Stanesco, Paris, LGF, « La Pochotèque », 2006, pp. 1039-1048. 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 9/18 ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 sur l’île d’Avalon. Un homme, dont Gervais de Tilbury nous rapporte le témoignage, trouva ce même Arthur alité dans un palais enchanté à l’intérieur du mont Etna. Arthur « lui conta comment, blessé jadis dans une bataille […], il gisait là depuis très longtemps, cherchant à guérir ses blessures sans cesse rouvertes » (Otia imperialia, II, 12). Le roi Arthur se distingue de notre hypothétique proto-Roi Pêcheur par le fait que sa guérison n’est pas liée à sa vengeance ; mais il n’en est pas loin puisque, une fois guéri, il reviendra guider son peuple vers la revanche. C’est dans Wigalois de Wirnt von Grafenberg (début du XIIIe siècle) que se trouve l’histoire la plus frappante d’un roi tué traitreusement, qui subit dans son corps un enchantement jusqu’à ce qu’un membre de son clan (ou ici son future gendre) le délivre en le vengeant. Chaque nuit, le château où périt le roi Lar est consumé par un incendie fantôme, tandis que durant le jour est aperçu un animal à tête de léopard couronné. Wigalois suit la bête jusqu’au château, où elle se métamorphose devant ses yeux en un homme rayonnant portant la même couronne et des nattes à l’ancienne mode germanique. Il se présente comme l’âme en peine du roi Lar, qui, depuis dix ans (et pour encore une seule nuit), subit « le purgatoire » (der wîze, v. 4669) en brûlant dans le château, mais bénéficie d’un répit journalier dans la prairie. Sa pénitence est, dit-il, due à sa mort subite, qui l’a privé des bienfaits de la confession, mais le fait qu’elle prenne fin juste après l’apparition du héros qui a accepté de le venger démontre que cette explication n’est qu’un mince vernis d’orthodoxie sur une légende qui faisait de la vengeance la cause directe du désenchantement du mort. Comme Heinrich dans Diu Krone, mais par un autre biais, Wirnt substitue le purgatoire à la vengeance rédemptrice. Cette histoire de mort zoomorphe nous conduit au Lai de Tyolet, qui débute par une enfance du héros identique à celle de Perceval. Mais tandis que, chez Chrétien, non sans ironie, le héros croit entendre des démons puis voir des anges en découvrant pour la première fois des chevaliers dans la forêt, dans le Lai de Tyolet, c’est un animal faé qui les lui montre : un grand cerf qui se transforme sous ses yeux en chevalier. Immédiatement après, Tyolet reçoit de sa mère les armes de son père et part à l’aventure. Bien que l’apparition ne décline pas son identité et qu’aucune vengeance n’en découlera, la comparaison suggère que l’auteur du lai emprunte au même fonds folklorique, et que le chevalier-cerf n’est autre que le fantôme du père du héros. On aurait donc, avec Sir Percyvell et 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 10/18 VENGEANCE ET RÉDEMPTION AU CHÂTEAU DU GRAAL LAURENT GUYENOT le Lai de Tyolet, deux poèmes préservant chacun un élément complémentaire d’une même légende du « Fils de la veuve » : le premier contient la vengeance sans le fantôme ; le second, comme le Conte du Graal, contient le fantôme sans la vengeance. II/ Le métatexte christologique Pourquoi la Lance saigne-t-elle ? Comme l’a bien vu Philippe Ménard, le symbole dominant du Conte du Graal n’est pas le Graal mais la Lance qui saigne24. Des deux questions attendues de Perceval, aucune ne porte sur la nature du Graal : l’une porte sur l’identité de celui qu’on sert avec le Graal, l’autre sur la Lance qui saigne. La réponse à la première question étant donnée par l’oncle ermite, seule la Lance qui saigne préoccupe Perceval et Gauvain dans la seconde partie. Et si la question sur la Lance (por coi elle sainne, v. 3552-3) reste sans réponse à la fin du Conte du Graal, peut-être est-ce dû à la vocation interactive du roman, plutôt qu’à son inachèvement : la réponse n’est pas dans le texte parce qu’elle est dans le métatexte. La réponse, de toute manière, va de soi. Quoi qu’on ait pu en dire sous l’influence des thèses celtisantes, la Lance qui saigne devait évoquer spontanément, pour le public médiéval, la Sainte Lance du soldat romain (Longin, selon le nom que lui donne l’Évangile de Nicodème) qui perça le flanc du Christ sur la Croix et en fit couler « du sang et de l’eau » (Jean 19, 34). Que la goutte de sang qui coule de la lance est tot cler (v. 6167) en est déjà un indice, mais qu’elle coule Del fer de la lance an somet / Et jusqu’à la main au vaslet (v. 3199-3200)25, en constitue, je pense, une preuve suffisante. En effet, ce détail correspond à une très populaire réécriture médiévale du passage johannique, apparemment inspirée par une iconographie carolingienne26. Au XIIIe, Jacques de Voragine lui consacrera le chapitre 47 24 Philippe Ménard, « Graal ou Lance qui saigne ? Réflexion sur l’élément de structure essentiel dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes », dans Francis Gingras, Françoise Laurent, Frédérique Le Nan et Jean-René Valette (dir.), « Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees ». Hommage à Francis Dubost, Paris, Champion, 2005, pp. 423-435. 25 Del fer de la lance an somet / Et jusqu'à la main au vaslet / Coloit cele gote vermoille. 26 Ann Dooley, « The Gospel of Nicodemus in Ireland », dans Zbigniew Izydorczyk (dir.), The Medieval “Gospel of Nicodemus” : Texts, Intertexts, and Contexts in Western Europe, Tampe (Arizona), Medieval & Renaissance Texts & Studies, 1997, pp. 361-401. L’auteur cite, p. 367, un poème irlandais du VIIIe siècle. 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 11/18 ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 de sa Légende dorée : « saint Longin », y lit-on, fut converti après que, « souffrant d’un mal d’yeux, il toucha par hasard ses yeux avec une goutte du sang du Christ, qui coulait le long de sa lance, et recouvra aussitôt la santé27. » La preuve de la popularité de ce motif dans l’imaginaire religieux de la classe chevaleresque dans la seconde moitié du XIIe siècle se trouve dans ce qu’Edmond-René Labande a nommé les « credo épiques », prières dans lesquelles des héros de chansons de geste résument la vie de Jésus28. Dans un livre paru en 1911, Rose Jeffries Peebles en cite cinq (et l’on peut aisément doubler ce chiffre) mentionnant la guérison miraculeuse de Longin par le sang coulant de la pointe de sa lance sur sa main29. Dans la Chanson d’Antioche, dont l’influence sur le Conte du Graal me semble probable, un chevalier torturé par les Turcs inclut dans sa prière : Les Juifs, ces gens sans foi ni loi, vous clouèrent sur la croix, et Longin qui n’y voyait goutte vous frappa au côté de sa lance au fer épais ; on m’a enseigné que du sang et de l’eau avaient coulé, tout le long de la hampe, jusqu’à ses mains, qu’il s’en était frotté les yeux et avait recouvré la vue, puis qu’il vous avait crié merci et que vous lui aviez pardonné30. Lorsque, dans la Conquête de Jérusalem, probablement du même auteur, Godefroi de Bouillon prie devant le Saint-Sépulcre, la même histoire figure en bonne place dans sa prière31. Plusieurs credo du même type se trouvent dans des chansons indiscutablement antérieures au Conte du Graal, comme la Chanson de Guillaume, Le Couronnement de Louis ou encore Aiol. 27 Je remercie vivement Linda Gowans pour m’avoir signalé cette tradition et fourni la plupart des références bibliographiques qui suivent. 28 Edmond-René Labande, « Le ‘credo’ épique : À propos des prières dans les chansons de geste », dans Recueil des travaux offert à M. Clovis Brunel, Paris, Société de l’École de Chartres, 1955, vol. II, pp. 62-80. L’auteur en recense 83 credo dans 41 chansons. 29 Rose Jeffries Peebles, The Legend of Longinus in Ecclesiastical Tradition and in English Literature, and its Connexion with the Grail, Baltimore, Bryn Mawr College, 1911. Les passages sont cités et référencés par John Carey dans Ireland and the Grail, Aberystwyth, Celtic Studies Publications, 2007, pp. 171-174. On peut ajouter à la liste de Peebles : La Conquête de Jérusalem (VII, 26), Les Narbonnais (v. 582-590 et v. 505763), Huon de Bordeaux (v. 2036-38) et, en espagnol, El Cid (v. 352-7). 30 Trad. Micheline de Combarieu du Grès, dans Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte (XIIe-XVIe siècle), Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1997, pp. 25-169 (p. 92). Texte original (éd. Duparc-Quioc, v. 6108-13, cité par Carey, p. 172) : Et Longis vos feri de la lance a bandon, / Il n’avoit ainc veü, que de voir le set on, / Li sans li vint par l’anste jusqu’aus poins, de randon, / Il se terst a ses iex, si ot alumison, / « Sire merci ! » cria, par bone entention : / Tu li fesis pardon et grant remission. 31 Trad. Jean Subrenat dans Croisades et pèlerinages, chant VI, 26, pp. 171-351 (p. 312). 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 12/18 VENGEANCE ET RÉDEMPTION AU CHÂTEAU DU GRAAL LAURENT GUYENOT Dans toutes les occurrences, le récit et le lexique sont stéréotypés. Dans Huon de Bordeaux, c’est du sang cler (v. 2038) ou du sang tout cler (v. 2047) qui coule sur la main de Longin, exactement comme dans le Conte du Graal. On peut donc considérer comme établi qu’à l’époque où Chrétien écrit le Conte du Graal, le sang miraculeux du Christ coulant du fer de lance jusqu’à la main de Longin est un cliché consacré du catéchisme chevaleresque, que Chrétien a consciemment inscrit dans l’implicite du Conte du Graal. Que peut alors signifier la quête du sens de la Lance qui saigne, consciemment assumée par Perceval après sa conversion, sinon l’aspiration à comprendre le mystère de la Passion ? Le parcours de Perceval est celui d’un homme qui trouvait les chevaliers « plus beau […] que Dieu et que tous ses anges » (plus bel […] que Dex ne que si enge tuit, v. 393-4), erre jusqu’au dégoût de lui-même puis retrouve le chemin de Dieu (qui est aussi, pour une part, celui que lui recommandait sa mère). Mais en tant qu’image de la Lance de Longin, la Lance qui saigne évoque également la croisade. Rappelons en effet que la Chanson d’Antioche et presque tous les chroniqueurs de la première croisade font de la découverte de la Sainte Lance à Antioche le tournant décisif de la croisade. Dans l’imaginaire du XIIe siècle, la Sainte Lance est l’étendard qui mena les croisés à la victoire. Et dans les années 1180, nous confirme l’historien Martin Aurell, la croisade « est sur toutes les lèvres32. » C’est la quête de Gauvain qui semble évoquer la croisade, comme l’a montré Paule le Rider33. Contrairement à Perceval, Gauvain ne cherche pas la signification de la Lance qui saigne ; il a simplement promis de la ramener pour expier une faute (il est accusé du meurtre du roi d’Escavalon). Et où sa quête le mène-t-elle ? Tout droit au pays de ses ancêtres, là où vivent sa mère et sa grand-mère, qu’il sait mortes depuis longtemps. Gauvain allégorise donc le croisé gagnant son Paradis en tombant pour délivrer la Ville sainte. 32 Martin Aurell, La Légende du roi Arthur (550-1250), Paris, Perrin, 2007, p. 295. L’auteur ajoute, très justement : « Comment Chrétien et son public pourraient-ils rester indifférents à une telle obsession collective ? C’est d’autant plus impensable que le commanditaire de son roman donne lui-même sa vie pour Saint-Jean d’Acre. » 33 Paule Le Rider, Le Chevalier dans le “Conte du Graal” de Chrétien de Troyes, Paris, SEDES, 1978, 1994, pp. 303-304. 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 13/18 ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 Venger le Seigneur Le sens de la Lance qui saigne éclaire celui du Roi Pêcheur. Non seulement le sang qui coule de la Lance est placé dans un rapport analogique avec la blessure du Roi Pêcheur34, mais la Lance possède un double dans le javelot qui navra le Roi Pêcheur : Il fut feruz d’un javelot, nous apprend la cousine du héros (v. 3512). Or, comme l’a fait remarqué naïvement Perceval, une lance et un javelot sont idéalement identiques : Dites vos […] qu’an la lance / Si com je faz mes javeloz ? (v. 198-9), demande-t-il aux chevaliers en découvrant leurs armes. Analogiquement, la Lance qui saigne est donc l’arme qui a rendu le roi infirme ; le saignement de l’arme est une métonymie de la blessure qu’elle a causée. Mais comme la Lance qui saigne évoque aussi l’arme qui a achevé le Christ, il s’ensuit que le Roi Pêcheur est une image du Christ35. N’est-il pas, comme lui, pêcheur d’homme (sa partie de pêche n’apporte chez lui nuls « brochets, lamproies ou saumons », v. 6421, mais Perceval) ? Le lien symbolique entre le Roi Pêcheur et le Christ (le riche Roi Pescheor rime avec le Sauveor en v. 3495-6) est confirmé par la mention de son double, son père esperitax (v. 6352) caché de tous, dont la seule fonction semble être de compléter l’allégorie du Père et du Fils (avec peut-être, dans le rôle du Saint Esprit qui relie les deux, le Graal contenant l’hostie, que porte une demoiselle qui incarne l’Église36). Le Roi Pêcheur est le Christ souffrant aux plaies ouvertes, qui apparaît aux mystiques et dont le Moyen Âge connaît d’innombrables représentations37. On perçoit bien maintenant ce qui relie les deux métatextes, c’està-dire ce qui fait se rejoindre, dans la figure du Roi Pêcheur, le mort dont le sang réclame vengeance, et le Christ souffrant. Pour que la correspondance soit parfaite, il faudrait que la notion de vengeance, centrale au schème 34 « La lance saigne comme un corps blessé, comme un être vivant affligé d’une plaie permanente », remarque Philippe Ménard. « Par un phénomène de magie sympathique elle rappelle le sang versé et l’infirmité du roi » (« Graal ou Lance qui saigne ? », p. 431 et p. 433). 35 Jacques Ribard, Du Philtre au Graal : Pour une interprétation théologique du “Roman de Tristan” et du “Conte du Graal”, Paris, Champion, 1989. Comme le fait remarquer Ribard (p. 30), l’auteur du Perlesvaus donne au Roi Pêcheur le nom de Messyos et l’entoure de .xii. chevaliers anchiens tos chenus (f° 30r, éd. et trad. A. Strudel pp. 348-349). 36 Et aussi la Vierge, selon Joseph Goering, The Virgin and the Grail : Origins of a Legend, New Haven, Yale University Press, 2005. 37 Par exemple, Galaad, Perceval et Bohort voient issir del saint Vessel un home aussi come tout nu, et avoit les mains saignanz et les piez et le cors (éd. Albert Pauphilet, Paris, Champion, 1984, 2003, p. 270, l. 3-4). 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 14/18 VENGEANCE ET RÉDEMPTION AU CHÂTEAU DU GRAAL LAURENT GUYENOT folklorique, ait son pendant dans le schème christologique ? Existe-t-il une tradition appelant à venger le meurtre du Christ (en contradiction flagrante avec ses paroles en Luc 23, 34) ? Sans le moindre doute. L’idée est notamment au centre d’un récit versifié extrêmement populaire au XIIe siècle, La Venjance Nostre Seigneur38, issu principalement de la Vindicta Salvatoris (récit apocryphe probablement composé vers 700 et voisinant avec l’Evangelium Nicodemi dans plusieurs manuscrits39). Ce récit prête au destructeur de Jérusalem en 70 (Titus dans la Vindicta, Vespasien junior dans la Venjance) la motivation expresse de châtier les Juifs pour la mort de Jésus. On en retrouve l’écho chez Robert de Boron qui, dans le Joseph d’Arimathie en vers, écrit que, en torturant à mort les Juifs, Vaspasyens ainsi venja / la mort Jhesu, qu’il mout ama (v. 2358). Selon une tradition eschatologique, les Derniers Jours verront la vengeance du Christ et, simultanément, la guérison de ses plaies. C’est à cette image que renvoie indirectement le premier continuateur, lorsqu’il dit que la Lance « saignera sans arrêt jusqu’au jour du Jugement (sainera durablement / Desi c’au jor del jucement, v. 7447-8), et que de ce jour, Molt devront avoir grant paor / Li juié et li peceor / Qui l’ocisent par traïson (v. 7455-7). Venger le Christ est aussi l’un des mots d’ordre des croisés, dont l’attente est fortement teintée d’eschatologie. Jean Flori a bien montré que si, dans son fameux discours mobilisateur à Clermont en novembre 1095, le pape Urbain II n’appelle pas explicitement à « venger » Jésus après avoir dressé la liste des affronts commis contre son Sépulcre et ses « amis » par les Turcs40, les chevaliers qui ont répondu à son appel en ont tiré les conclusions que leur imposait leur code de la faide. Dans une lettre adressée au pape après la prise d’Antioche, ils écrivent : « Les Turcs, qui avaient infligé tant d’opprobre à Notre Seigneur Jésus-Christ, ont été pris et tués ; et nous, les Jérusalémites de Jésus-Christ, nous avons vengé l’injure faite au Dieu suprême41. » Dans les deux premiers chants de la Chanson d’Antioche, Loyal A. T. Gryting (ed.), The Oldest Version of the Twelfth-Century Poem “La Venjance Nostre Seigneur”, (University of Michigan Contributions in Modern Philology, 19), Ann Arbor, Michigan, University of Michigan Press, 1952. Selon l’éditeur, « Few if any pious legends enjoyed more popularity or wider diffusion in medieaval western Europe than the Vengeance de Notre Seigneur. » 39 Zbigniew Izydorczyk, « The Evangelium Nicodemi in the Latin Middle Ages », dans Izydorczyk (dir.), The Medieval “Gospel of Nicodemus”, pp. 44-101 (p. 60). 40 Jean Flori, Pierre l’Ermite et la Première Croisade, Paris, Fayard, 1999, p. 166. 41 « Lettre des princes croisés », éd. H. Hagenmeyer, p. 161, cité dans Flori, Pierre l’Ermite et la Première Croisade, p. 215. 38 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 15/18 ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 vangier Jhesu revient comme un refrain, entonné aussi bien par Pierre l’Ermite que par le pape Urbain II, et même par un ange. Ce serait même Jésus en personne qui, sur la croix, aurait prophétisé à l’adresse du bon larron la venue future du peuple qui « viendra me venger avec ses épieux aiguisés en tuant ces païens du diable qui n’ont pas voulu m’écouter42. » Les « chansons de croisade » aussi appellent à « venger le Seigneur et délivrer la Sainte Croix », pour n’en citer qu’une seule, exactement contemporaine du Conte du Graal43. L’assimilation de la croisade à une vengeance repose sur un amalgame systématique entre les Juifs qui ont crucifié Jésus et les Turcs qui ont souillé son tombeau. Cela n’échappait pas aux musulmans : Ibn alAthir, historien du XIIIe siècle, croit savoir que « les chrétiens avaient fait dessiner une image représentant un Arabe frappant et ensanglantant JésusChrist, et qu’ils disaient aux foules : « Voici le Messie, battu par Mahomet, le prophète des musulmans, qui l’a frappé et qui l’a tué.’44 » Non seulement l’amalgame explique les massacres de Juifs durant la première croisade, mais ces derniers sont même la triste preuve que « l’idée » qui a réuni et animé nombre de croisés n’était pas seulement la libération de Jérusalem, mais aussi la vengeance de leur Seigneur. Jean Flori a montré que ces massacres ne sont pas des dérapages « populaires », mais que, dans certaines armées, « ils prennent une tournure systématique qui les assimile à une tentative de génocide45. » Les sources françaises comme les sources juives témoignent que les croisés s’accordaient à trouver illogique d’aller combattre les ennemis du Christ à l’autre bout du monde, « alors que nous avons ici même, sous nos yeux, les Juifs » ; « commençons par user contre eux de nos glaives et ensuite mettons-nous en chemin46. » Il n’y a pas eu que des chevaliers incultes pour voir dans la croisade une expédition de « vengeance du Seigneur ». En 1250, Étienne de Bourbon compare le Christ au chevalier Raguidel, ce mort refoulé sur terre dans une 42 « Amis, » dist-il, « encor n’est pas li poples nés / Qui me venra vengier aus espiés acerés ; / Si me venra ocire les Paiens défaés / Qui mes comandemens ont tos jors refusés » (I, 8, v. 125-8, trad. Micheline de Combarieu du Grès, dans Croisades et pèlerinages, p. 30). 43 « Pour lou pueple resconforteir », dans Les Chansons de croisade, éd. et trad. Joseph Bédier et Pierre Aubry, Paris, Champion, 1909, pp. 77-83. 44 Jean Richard, L’Esprit de la croisade, Paris, Cerf, 2000, pp. 112-113. 45 Flori, Pierre l’Ermite et la Première Croisade, pp. 261-271 (p. 259). 46 Raoul Glaber et Solomon bar Simson Flori, cités dans Flori, Pierre l’Ermite et la Première Croisade, pp. 266 et 267. 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 16/18 VENGEANCE ET RÉDEMPTION AU CHÂTEAU DU GRAAL LAURENT GUYENOT nef magique et réclamant vengeance : puisque les chevaliers d’Arthur se croyaient responsables de venger un inconnu, les chevaliers actuels ne devaient-ils pas partir pour la Terre Sainte venger la mort du Christ ? demande-t-il47. Prudent, Étienne dit répéter les propos d’un magnus cleribus predicator, sans précision. Mais l’argument est repris en 1266 par Humbert de Romans dans sa Prédication de la croix contre les Sarrasins (De predicatione crucis contra Saracenos)48. Cet exemple prouve que l’interprétation christologique de la thématique du mort folklorique réclamant vengeance n’était pas propre à Chrétien de Troyes. Il est même assez peu probable qu’il en soit l’inspirateur. Il serait cependant abusif de dire que Chrétien appelle à venger Jésus. Certes, le credo qu’il fait réciter à un pénitent ne s’y oppose pas : Jésus, dit-il, fut mis sur la croix par les Juifs, « qu’on devrait tuer comme des chiens » (Qu’an devroit tuer come chiens, v. 6292). Mais n’oublions pas que Chrétien a précisément désamorcé la légende du « fils de la veuve » de toute idée explicite de vengeance. La seule vengeance qui trouve faveur à ses yeux est celle de la demoiselle giflée par Keu, qui obsède Perceval49, tandis qu’à l’inverse, la vengeance exercée contre une femme est présentée comme proprement diabolique en la personne de l’Orgueilleux de la Lande. Disons plutôt que la vengeance rédemptrice du mort a été choisie par Chrétien comme métaphore folklorique d’une vérité christologique, sur laquelle il bâtit un réseau d’analogies conçu comme un jeu de piste. Son œuvre démontre un regard comparatif extraordinairement perçant et moderne, puisqu’il perçoit et démontre la parenté structurelle entre l’imaginaire archaïque de la malemort et la révolution de cet imaginaire par la révélation chrétienne. Il n’est pas non plus certain que Chrétien ait voulu exalter la croisade. Car c’est la quête de Gauvain, et non celle de Perceval, qui s’apparente le mieux à la guerre sainte et sanctifiante. Or le Paradis de Gauvain est aux mains de femmes, tandis que celui de Perceval est Tractatus de diversis materiis predicabilibus (Traité des diverses matières à prêcher), cité par Gilles Roussineau dans son « Introduction » à Raoul de Houdenc, La Vengeance Raguidel, éd. Gilles Roussineau, Genève, Droz, 2004, p. 8. 48 David Trotter, « La mythologie arthurienne et la prédication de la croisade », dans Laurence HarfLancner et Dominique Boutet (dir.), Pour une mythologie du Moyen Age, Paris, École Normale supérieure de jeunes filles, 1988, pp. 155-177. Voir aussi Christine Boyer, « Introduction », dans Humbert de Romans, Le Don de crainte ou L’Abondance des exemples, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003, p. 13. 49 v. 1199-1203 et v. 1245-51 ; v. 2316-25 ; v. 2694-2701 et v. 2860-5 ; v. 3971-80 et v. 4059-71. 47 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 17/18 ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 masculin ; dans l’esprit d’un clerc, cela pourrait signifier que le premier est de rang inférieur (il est vrai cependant qu’il attend justement le règne de Gauvain). Peut-être les deux parcours, qui donnent au roman sa structure bipartite, expriment-ils une complémentarité, comme les deux faces d’une même quête de perfection, l’idéal d’une chevalerie à la fois monastique et guerrière, comme l’a rêvée le Champenois Bernard de Clairvaux. LAURENT GUYÉNOT 15 JUILLET, SESSION 2-L3 VARIA 2 PAGE 18/18