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L’implication : entre imaginaire et
institution, regards croisés sur
le développement social
et la recherche
Sous la direction de René Barbier et Georges Bertin
2007 | vol. 09
Printemps 2007 - Vol. 09, N° 01
Sommaire
L’implication : entre imaginaire et institution, regards croisés sur le
développement social et la recherche.
Sous la direction de René Barbier et Georges Bertin
page
Editorial:
Esprit Critique : « l’implication entre imaginaire et institution » Par Georges Bertin
1
Implication, Imaginaire, Institution Par Alain Lefebvre
2
Implication noétique et flash existentiel Par René Barbier
7
Ontologie, phénoménologie, épistémologie de la recherche en sciences de l'éducation
Par Dominique Violet
22
Imaginaire et connaissance : l'implication de l'enseignant dans les savoirs enseignés
Par Magali Humeau
26
Approche socio-sémiotique des logiques implicationnelles du chercheur en sciences
de l'information et de la communication Par Martine Arino
40
Vers la construction du troisième type du savoir sociologique Par Didier Auriol
48
La collaboration SMA- Sciences sociales ou comment rendre compte de l’implication
de la recherche et des chercheurs dans des projets de développement durable :
l’exemple du Sénégal Par Alassane Bah, Jean-Max Estay, Christine Fourage et Ibra Touré
55
Implication : entre imaginaire et institution, regards croisés sur le développement
social et la recherche. Par Marie-Thérèse Neuilly
67
L’implication dans l’action éducative auprès des jeunes Brésiliens à risque.
Georgina Gonçalves
Par
82
Par Aïcha
95
L’implication et la sensibilité dans l’élaboration de projet à partir de deux cas : le
bilan de compétence et la formation de formateurs Par Myriam Lemonchois
96
Imaginaire, et implication dans la formation d’etudiants en travail social
Auriol
102
L’implication des étudiants de première année : entre échec et réussite
Benamar
Par Marie
L’engagement syndical : les conditions de l’implication à l’Université Catholique de
l’Ouest Par Jean-Max Estay et Christine Fourage
111
Le management par l’implication ou la logique inversée Par Rabah Kechad
126
Culture, implication et psychologie clinique Par Philippe Grosbois
128
Les enjeux de l’implication dans une école publique au brésil Par Sônia Sampaio
|
131
L'autobiographie entre imaginaire et creation auto-poïetique Par Orazio Maria Valastro
144
Formation/implication Par Georges Bertin
159
Revue internationale de sociologie et de sciences sociales Esprit critique - Tous droits réservés
Editorial.
Esprit Critique : « l’implication entre imaginaire et institution ».
Ce titre qui est celui du nouveau dossier de la revue, présenté aujourd’hui, pourrait aussi
résumer notre parcours collectif, pris entre les désirs de nos auteurs et les contraintes du
milieu.
L le succès de la revue Esprit Critique n’est plus à démontrer, il ne se dément pas, malgré les
retards constatés depuis deux ans, liés, pour une part, à notre « déménagement ». Elle est
désormais en ordre de marche avec un nouveau site et une équipe disponible et toujours
efficace. Si l’imaginaire instituant qui nous meut reste intact, l’institution CNAM qui nous
accueille désormais va pouvoir nous aider à inscrire notre désir dans la durée.
Le numéro que nous présentons cette saison est issu d’un séminaire, organisé avec le
professeur René Barbier à Angers en 2004, et de ses productions, auxquelles nous avons joint
plusieurs articles traitant du même thème.
Nous allons reprendre notre vitesse de croisière avec un numéro libre cet été, puis un numéro
consacré, à l’automne, aux travaux du Professeur Jean-Louis Laville autour du thème très
actuel des communautés et nous envisageons l’hiver prochain un numéro sur la
Phénoménologie de la Santé.
Chacun peut y concourir, aussi, n’hésitez pas à nous faire part de vos projets d’articles ou de
numéros.
Pour l’équipe d’Esprit Critique,
Georges Bertin.
1
Dans ces premiers instants d’ouverture, je ne serai pas vraiment linguiste puisque j’ignorerai
la synchronie. Mais en interrogeant rapidement leur étymon et leur histoire, nous pourrons
prendre en compte « le poids » des substantifs concernés. 1
« Implication » apparaît en notre langue au XIVème siècle, emprunté au verbe latin implicare
,et plus directement au substantif, implicatio. Récurrent, c’est le sens d’ « enveloppement »,
d’ « embarras » qui est développé, et ce dans des acceptions juridiques et/ou politiques, le
verbe lui-même prenant même le sens d’ « engluer ». Ce verbe est régulièrement utilisé dans
le syntagme, quasi figé, « impliquer contradiction » = « être contradictoire » employé pour
signifier que deux idées sont incompatibles ou se contredisent. Il est très présent au XVIIIème
siècle : Diderot dans le Salon de 1767 écrit : « C’est un spectacle d’incidents divers qui
n’impliquent point contradiction » et nous pouvons deviner le sourire ironique de Voltaire, se
jouant du syllogisme, dans ses Mélanges littéraires au Père Tournemine : « Donc il implique
contradiction qu’une pensée soit matière ; or Dieu ne peut faire ce qui implique
contradiction. » et Beaumarchais utilise le verbe, dans le même sens mais dans un emploi
absolu dans Le mariage de Figaro Acte III, scène XIII, lorsque le Comte dit, parlant de
Marceline « Que peut requérir la demanderesse ? –Mariage à défaut de paiement ; les deux
impliqueraient ». Encore au début du XIXème siécle, « s’impliquer », c’est « s’embarrasser » .
Nous voyons que la notion « d’engagement » est toute récente. Il faudra s’en souvenir :
« s’impliquer », n’est-ce pas souvent « se prendre dans les plis » avec ce renforcement du
réfléchi « s’ » et du préfixe « in » ? Pour se déprendre de ces plis, il nous faudra « expliquer » ou « ex-pli-citer ». et voudra-t-on trouver un synonyme actuel à ce terme que c’est
« s’investir » qui vient à l’esprit, terme qui nous maintient dans le domaine du textile, du
revêtement, de la trame. Sachant qu’il est bien des sortes d’investissement, certains suscitant
des retournements… Et que, même en ce début de XXIème siècle, être impliqué, c’est ne pas
être loin du coupable…
La source d’ « imaginaire » nous la trouvons, bien sûr, en imago mais sa signification
première « représentation, imitation, portrait, copie » nous ancre, non dans une vision rêvée
ou idéale mais dans la chair du concret. Cicéron, dans sa douzième lettre à Atticus parle
d’Alexis, imago Tironis, « Alexis, réplique de Tiron « ; et si chez Tacite et Pline le Jeune
nous voyons apparaître le sens de « représentation par la pensée, évocation » il faut attendre le
dérivé médiéval imaginarius emprunté en 1496 au latin impérial pour voir apparaître le mot
« imaginaire » traduit par « simulé ». C’est seulement au XVIIème siècle, et encore de façon
adjectivale, avec Descartes en mathématiques (1637, racines imaginaires, nombre imaginaire
) et avec Pascal qu’apparaît la signification « qui n’existe que dans l’imagination ». Molière
peut alors écrire en 1673 son Malade Imaginaire. Le substantif, lui, voit le jour en 1820 chez
Maine de Biran avec le sens que nous lui attribuons de façon générale : « domaine de
l’imagination ».
Il n’est pas impossible, par l’étymologie du terme latin, d’envisager un éventuel préfixe im
dans imago, auquel ce même préfixe « in » , préfixe d’intériorisation, de fixité lexicale, se
retrouve dans nos trois substantifs.
1
Nos supports sont tout logiquement : O.Bloch et W.V.Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue
française, Paris (P.U.F.), 1968 et Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, (Dictionnaires
Le Robert), 1995.
2
J’aborderai vite « l’institution » qui suit de très près le substantif latin institutio et sur laquelle
je reviendrai tout à l’heure. Au XIIème siècle, le mot signifie « chose établie » et
corrélativement « doctrine, système, plan de conduite ».. Au XVIème la collusion se fait avec
la signification latine que nous connaissons chez Cicéron, dans son De Oratore, « éducation,
instruction ». La traduction française du texte latin d’Érasme est De l’Institution des Enfants ;
Descartes à l’article 161 de son ouvrage Les Passions de l’âme » écrit : « La bonne institution
sert beaucoup à corriger les défauts de la naissance. » Et le terme est établi ainsi au XVIIIème
siècle : L « institution - éducation » est le fait des hommes et non de la nature. Au nom des
Lumières, on luttera contre l’émergence du sauvage.
L’emploi absolu apparaît au début du XXème siècle avec le sens entendu de « structures
organisées qui maintiennent un état social ». Avec l ‘ « Institution » nous sommes donc dans
la permanence.
Je voudrais maintenant poursuivre en mettant en relation ces trois termes. Comment, presque
au sens chimique du texte, ces trois noms, pris dans l’athanor de notre titre, réagissent-ils ?
L’institution, nous venons de le voir, par son étymon, nous ancre dans le stable. Mais nous le
savons, et Diderot nous le rappelle dans Le Neveu de Rameau, il n’est « rien de stable dans ce
monde ».Pointent alors quelques questions : « Stable sur quoi ? » c’est -à- dire quels sont les
fondements mêmes de cette institution ? pour dire la chose encore plus précisément : qu’estce qui fonde l’institution ? Stable jusqu’à quel point, jusqu’à quand ? Chacun de nous le sait,
l’Institution fonctionne par des rituels, rituels que nous connaissons : réunions dites de
concertations, consultations, conseils d’administration, de discipline, inspections etc.
Qu’advient-il lorsque ces rituels ne sont plus reconnus comme tels mais comme des épreuves.
Qu’advient-il lorsque le rituel n’est plus qu’un signifiant vide de signification ? ou pire peutêtre, lorsqu’il devient ouvert à toutes les interprétations possibles. Les revues pédagogiques –
je ne parle même pas des publications syndicales - se font régulièrement l’écho de
souffrances ou de doléances d’enseignants pour lesquels le rite de passage du CAPES ou de
l’agrégation n’a pas représenté la lumière de l’initiation…Comment ignorer les exclusions, les
mises à l’écart ? Qui sont les boucs émissaires ? N’est-ce pas l’Institution elle-même qui
secrète le bouc émissaire ? Là où l’Institution prime, l’Individu déprime…Et, parallèlement,
nous pourrions avancer que l’Institution, c’est la cristallisation de l’imaginaire dans une forme
sociale et civilisée. Elle contient et maintient l’Imaginaire. Issue de l’Imaginaire, elle le
« cadre » pour éviter tout débordement. Peut-être, l’Institution du mariage pourrait –elle
constituer un bon exemple…
Instituteur : le mot existait dès 1441 au sens de « celui qui instruit » et dès 1485 au
sens de « celui qui établit » et Bossuet dans son Préambule au Sermon sur la Septuagésime
parle de Jésus-Christ, « instituteur de l’Église » mais c’est en 1792 qu’il apparaît en tant que
nomination professionnelle. Date - clé, s’il en est puisqu’elle coïncide avec celle de la
proclamation de la République par la Convention Nationale. L’instituteur, ce sera – il faut
dire « c’était » - celui qui met sur pied, qui « dresse » (il faut le « dresser » lui disaient des
parents respectueux et reconnaissants…), celui qui règle et régule par le verbe…et aussi par la
règle - férule, celui qui incarne des valeurs républicaines reconnues et acceptées mais c’est
aussi celui qui censure l’imaginaire. « Rêve en classe » est une observation mal venue sur le
livret scolaire d’un enfant auquel on demande de « garder les pieds sur terre » et les rédactions
de ce temps invitent à observer et à raconter mais surtout pas à inventer ou imaginer. Quant à
la mathématique, elle est calcul et mesure et n’y entreront jamais les géométrie nombres
imaginaires de Riemann et Lobatchevski. Rimbaud n’a pas sa place sur les bancs de l’école.
En 1990, l’instituteur passe à la trappe et lui succède le « professeur des écoles ». A
remarquer que, malgré l’apocope, « l’instit » gardait sa stature – toujours ce « st » de la
3
verticalité – alors que le prof n’est plus réduit qu’à un préfixe –pro- suivi d’une sourde labiodentale, « f », seule survivance du verbe latin « fateri » : « déclarer », « publier » ; bien piètre
promotion. Cependant, la différence de préfixation est d’importance : à l’intériorisation, au
repli ?, du « in » s’oppose l’extériorisation du « pro ».
Qui n’a pas eu un jour le besoin ou l’envie de prendre à parti « l’Institution » ? Et qui
n’en a pas compris alors l’impossibilité ? En dehors de l’institution, nous n’existons pas…Je
parle de l’existence…et non de l’essence ! …Oui, il faut être « dedans », dans les mailles
institutionnelles…Et n’est-il pas plus simple de jouer ce jeu institutionnel qu’est l’implication
laquelle n’est pas imposée mais fortement conseillée ?…Objet ou sujet de cette implication,
est-il possible de s’y opposer, d’entrer en résistance ? Il est intéressant d’observer
l’importance de l’adverbe, tout se jouant dans l’écart, et uniquement dans l’écart : on
s’implique beaucoup, bien, insuffisamment, régulièrement, maladroitement, etc. Mais, n’y a-til pas supercherie ? Ne suis-je pas agi plus qu’agissant ?Et quel est le « terme » qui tombe
alors dans le piège tendu ? L’imaginaire…qui, pris dans les plis, est discrètement évacué.
L’imaginaire qui pourrait menacer le dogme, le rituel, la doxa…Introduit dans l’institution, il
la dé-stituera…Nous connaissons quelques saynètes de ce théâtre institutionnel comme par
exemple la caricature de la participation des élèves en cours, scénario bien huilé, avec
interventions attendues, ou mieux encore l’inspection en école, collège ou lycée. En cette
Pentecôte ritualisée, chacun, de l’Inspecteur, parangon institutionnel, aux élèves, possède les
règles du jeu. Le discours devient homélie ; le performatif, où le dire et le faire se confondent,
élimine tout risque de violence. Le langage est en action. Le langage est action. Ou peut-être
frein, force d’inertie. Parce que code, parce que ritualisé, il fait écran à l’imaginaire, il le
repousse ; face à l’imaginaire qui seul est pulsionnel, le langage censure, le locuteur, au
demeurant, s’auto - censurant dans la plupart de ces cas. Tout en sachant que notre langage
n’est pas totalement arbitraire. Notre lexique, notre syntaxe, les situations d’énonciation sont
écrites par l’imaginaire. Il n’est qu’à remarquer nos manières d’entrer en relation et de
prendre congé les uns des autres. Derrière les mots, se tapit du dire imaginaire…Derrière le
logos, il y a du mythos…
Je voudrais enfin, dans un troisième temps, m’interroger avec vous, sur les rapports de
l’implication à l’altérité.
En soulignant les paradoxes possibles de l’implication, en insistant sur les risques soulevés
par la pronominalisation du verbe, je voudrais montrer comment pour ne pas totalement
évacuer l’imaginaire, l’implication devrait s’inscrire dans une véritable théorie dialogale de la
communication.2
Il est facile d’observer dans la relation interlocutive toutes les asymétries précisément
interlocutives susceptibles d’apparaître :
Asymétrie du subjectivisme linguistique : mon/mes interlocuteurs et moi, même
utilisant la même langue, n’avons pas le même registre lexical, ne pratiquons peut-être pas le
même sous-code, possédons des niveaux de langue différent, etc.
Asymétrie par appropriation du discours…rappelons la Reine et Alice : « c’est moi qui
pose les questions ! »
Asymétrie de l’alternance des temps de parole….
Asymétrie des expériences, etc.
Ainsi, pour que l’implication soit féconde et non « volonté solipsiste » , à la différence du
professeur de La Leçon de Ionesco, il faut qu’il y ait production conjointe de la parole,
production conjointe de sens. Ou, pour dire les choses autrement, qu’il y ait corrélation entre
le registre allocutif (« je parle à…) et le registre délocutif (je parle de…). En fait, puisque nos
paroles renvoient toujours à l’allocutif, puisqu’il y a toujours, pour reprendre Mounier, un
2
F.Armengaud, La pragmatique,
4
personnalisme logico-linguistique, je dois, je devrais toujours penser autrui à partir de la
structure de la parole nécessairement dialogale. Le rapport à l’autre doit toujours précéder le
rapport à soi-même ou pour le dire avec Paul Ricoeur « le plus court chemin de soi à soi, c’est
l’autre. »3 Cette assertion prend encore plus de vigueur si, plus qu’au substantif, nous nous
intéressons à l’infinitif du verbe ; par là, nous vérifierons un des enseignements du linguiste
G.Guillaume, selon lequel « c’est à l’infinitif […]que le verbe exprime la plénitude de sa
signification, avant de se distribuer entre les temps verbaux et les personnes grammaticales ;
le « se » désigne alors le réfléchi de tous les pronoms personnels et même de pronoms
impersonnels, tels que « chacun », « quiconque » ou « on ».4
On perçoit donc la remise en cause du schéma unidirectionnel : l’intervention produit le sens ;
l’initiative sémantique est partagée.
Qu’en déduire ? Des « choses » simples, presque des évidences : qu’au niveau de la parole,
l’implication suppose ou présuppose :
une connaissance de ma propre identité…C’est bien le moindre…A quel titre vais-je
intervenir ?
une connaissance, au moins relative, de mes « partenaires » qui ne seront plus
purement auditeurs mais interlocuteurs.
une connaissance, là aussi au moins relative, des énonciations déjà faites….
Nécessairement, nous sommes conduits à intégrer la composante éthique. Puisque la parole
est co-production, chacun n’a plus son centre en soi-même ; il y a diffraction…Et discipline
morale et discipline sociale se rejoignent.
Je citerai le philosophe Francis Jacques5 , très proche d’Emmanuel Lévinas6: « Un homme qui
se soustrait à l’interpellation ou qui interpelle autrui sans lui donner la parole à son tour,
sans placer son propos sur le trajet des réponses possibles[….]n’actualise pas sa compétence
pragmatique. En toute rigueur, il ne tient pas un comportement linguistique mais un
comportement pré-linguistique de violence, à peine un comportement. Est violente toute
action – verbale aussi bien- où j’agis comme si j’étais seul à agir, comme si le reste de
l’univers n’était là que pour recevoir l’impact de mon action. Est ressenti dans la peur tout
acte – de langage aussi bien- que je subis sans en être collaborateur ».
Point n’est besoin de donner des exemples de tous les lieux et moments de la cité où une telle
assertion risque de se trouver vérifiée, ces moments où, parfois, hélas, se joue l’illusion
sociale, et où, dans la participation factice, se fige le syntagme. J’en relèverai un que nous
avons tous à l’esprit, c’est « l’implication insuffisante des pouvoirs publics…. »
Oserai-je enfin ajouter que le fait de s’impliquer implique un revers, celui de fuir .S’impliquer
ici autorise à ne pas être là. L’implication du délégué syndical dans l’institution scolaire
permet à ce délégué de ne pas être en classe mais ailleurs….L’implication associative permet
de fuir les contingences familiales. Et le bénéfice est double : celui qui s’implique est valorisé
pour son implication (« Heureusement qu’il est là ! Qu’est-ce qu’on deviendrait sans lui/sans
vous !) et, en même temps, il –( le père, le responsable, le chef – moi qui pense à ton avenir,
etc.) peut s’autoriser à se plaindre, à porter une croix collective.
Pour conclure, je n’échapperai pas moi-même au piège de l’enveloppe langagière, prisonnier
que je suis du verbe…Peut-être simplement oserai-je avancer que, même au cœur de
l’institution, afin de ne pas exiler l’imaginaire, il conviendra qu’une implication véritable ne
soit pas de constitution monologique mais bien de constitution dialogique à visée bi-latérale,
véritable entretien dialectique n’éliminant ni tensions ni contradictions dont l’objectif sera,
serait d’édifier ce que nous pourrions appeler une philosophie de la personne ; en une telle
3
P.Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Éd. du Seuil, 1990.
G.Guillaume, Temps et Verbe, Paris, Champion, 1965, cité par P.Ricoeur, op. cité.
5
F.Jacques, Dialogiques, Recherches logiques sur le dialogue, Paris (Presses Universitaires de France), 1979.
6
E.Lévinas, Difficile Liberté, Paris, Albin Michel, 1963 et 1976.
4
5
situation, s’impliquer…. implique… que la communication ne soit plus celle d’un sujet seul
mais repose sur une interaction première.
Comment mieux dire la difficulté du dire qu’en citant Philippe Jaccottet, A la lumière
d’hiver
Les mots devraient-ils donc faire sentir
Ce qu’ils n’atteignent pas, qui leur échappe,
Dont ils ne sont pas maîtres, leur envers ?
De nouveau je m’égare en eux,
De nouveau ils font écran, je n’en ai plus
le juste usage,
quand toujours plus loin
se dérobe le reste inconnu, la clef dorée,
et déjà le jour baisse, le jour de mes yeux…
C’est peut-être avec le poète que nous retrouverons « la voie de la voix ».
.
6
1
Séminaire sur l’Implication (IFORIS, Angers, juillet 2004)
Implication noétique et flash existentiel
René Barbier (Unversité Paris 8, LAMCEEP)
Idée : il y a une corrélation étroite entre le flash existentiel qui transforme une vie en l’espace
d’une seconde et l’implication noétique qui va acheminer cette transformation dans la vie de
tous les jours, c’est – dire dans la durée. Le flash existentiel ouvre une porte mais la personne
doit ensuite cheminer sur la nouvelle route. Cette implication noétique joue un rôle
considérable en éducation par sa référence à l’instant vécu dans une structuration historique,à
la symbolique de l’existence, à la transmission d’une médiation/défi entre savoirs pluriels et
connaissance de soi, à l’éthique de la responsabilité.
-
7
2
- L’implication noétique, le flash existentiel et l’éducation
Polysémie du terme "implication1"
« Cette notion reste encore à définir sur le plan des sciences sociales. D'emblée trois modes
d'implication s'imposent à moi dans un groupe :
1
IMPLIQUER, verbe trans.
A. Vx et littér. ,,Enchevêtrer, compliquer`` (DG).
Emploi pronom. L'asphodèle lui tissait des colliers et des bracelets. Sa chevelure s'impliquait de lierre et de
volubilis (MAURRAS, Chemin Paradis, 1894, p. 181).
B. DR. Engager (quelqu'un) dans une affaire fâcheuse; mettre en cause dans une affaire judiciaire. Impliquer
qqn dans une affaire, dans un procès. Je m'engage, Madame, à ne pas vous impliquer dans une autre
commission pendant 1831 (STENDHAL, Corresp., t. 3, 1831, p. 20). Quelque intrigue hypothétique de harem
où l'on eût pu impliquer Hori (ARNOUX, Rêv. policier amat., 1945, p. 20).
Fréq. à la forme passive. Il est impliqué dans cette affaire d'empoisonnement (BALZAC, Splend. et mis., 1846,
p. 409) :
1. Comme je lui faisais remarquer l'importance pour lui de n'être pas actuellement impliqué dans une action
judiciaire : « C'est bien, c'est bien, me dit-il; eh! ne faut-il pas que le destin continue?
SAINTE-BEUVE, Volupté, t. 2, 1834, p. 7.
C. LOG. et usuel [Le suj. désigne une chose (un fait, une idée, un caractère)] Contenir virtuellement dans
l'ordre de la possibilité logique ou entraîner l'existence dans l'ordre de l'expérience. Impliquer l'existence,
l'idée de qqc. Suivant des lois simples, qui impliquent l'existence objective du temps et de l'espace (COURNOT,
Fond. connaiss., 1851, p. 222). Elle trouvait sans doute que les baisers impliquent l'amour (PROUST,
Guermantes 2, 1921, p. 367) :
2. Cette insolence que je devinais chez M. de Saint-Loup, et tout ce qu'elle impliquait de dureté naturelle, se
trouva vérifiée par son attitude chaque fois qu'il passait à côté de nous, le corps aussi inflexiblement élancé, la
tête toujours aussi haute, le regard impassible...
PROUST, J. filles en fleurs, 1918, p. 730.
Emploi pronom. S'entraîner logiquement. S'impliquer mutuellement, réciproquement. Il y a une foule de
définitions génériques qu'on peut appeler corrélatives, qui s'impliquent ou semblent s'impliquer mutuellement
(COURNOT, Fond. connaiss., 1851, p. 345).
Impliquer que. Supposer, entraîner comme conséquence logique que. Il fallait que le départ d'Albertine eût
l'air d'une chose convenue entre nous, qui n'impliquait nullement qu'elle m'aimât moins (PROUST, Fugit., 1922,
p. 442).
Vx. Impliquer contradiction, p. ell. impliquer. [Le suj. désigne deux faits, deux propositions, deux idées] Être
contradictoire, incompatible. La pensée et le moi sont deux idées qui n'impliquent pas contradiction (COUSIN,
Hist. philos., t. 2, 1829, p. 422).
Prononc. et Orth. : [], (il) implique []. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist. 1. a) 1377 impliquer
contradiction « renfermer une incompatibilité » (N. ORESME, Le Livre du ciel et du monde, éd. A. D. Menut et
A. J. Denomy, p. 202, 204); b) 1381 impliquer « être contradictoire » (Poème Gd schisme, 24, 4 ds T.-L.), attest.
isolée; de nouv. 1641 « id. » (Secondes objections recueillies par le R. P. Mersenne ds Œuvres philos. de
Descartes, éd. F. Alquié, t. 2, p. 548); c) 1803 « comporter de façon implicite, entraîner comme conséquence »
(CHATEAUBR., Génie, t. 1, p. 88); d) 1904 math. (COUTURAT, Les Principes des mathématiques ds R. de
métaph., janv. 1904, p. 30); 2) a) fin XIVe s. empliquer « embarrasser, engluer » (Aalma, 13314 ds ROQUES);
ca 1447 impliqué « embarrassé » (Internele Consolacion, éd. A. Pereire, p. 190); 1482 [date d'éd.] se implicquer
« s'embarrasser » (P. FERGET, Mirouer de la vie hum., fo 185 ro ds GDF.); b) 1596 « entraîner dans une
situation compliquée » (HULSIUS); c) 1611 « mettre en cause, comprendre dans une accusation » (COTGR.).
Empr. au lat. class. implicare (cf. employer) « plier dans, entortiller, emmêler » (composé du préf. in- et du
verbe plicare « plier, replier, enrouler ») qui a été affecté à des emplois logiques ou juridiques. Fréq. abs.
littér. : 1 703. Fréq. rel. littér. : XIXe s. : a) 815, b) 1 070; XXe s. : a) 2 133, b) 4 687.
Le Trésor de la Langue Française (WEB)
8
3
-
Je peux être impliqué par le regard, le comportement, l'action d'autrui sans l'avoir
nécessairement voulu. Je suis impliqué simplement parce que j'appartiens à cette unité
humaine du moment. Je fais partie du "système" relationnel et je ne peux m'en abstraire
que par une attitude de type schizophrénique. Reconnaîtra-t-on, enfin, qu'une telle attitude
est au fondement même de la scientificité habituelle en sciences humaine? Gaston
Bachelard, si prudent à l'égard de l'intuition, de l'analogie et de la phantasmatique dans la
science, reconnaissait, à propos des sciences de l'homme, que "la sympathie est le fond de
la méthode".
-
. Etre impliqué, c'est être "jeté-là" dans la relation humaine, et dans le Monde, qu'on le
veuille ou non. En tant qu'être humain, je suis directement concerné, certes par les
agissements des membres de ma famille, mais également par ceux, plus anonymes, des
puissants qui nous gouvernent, souvent, par delà les mers. La prise de conscience
écologique est la seule qui correspond à la grandeur tragique de notre temps. Mais il ne
peut s'agir que d'une écologie politique, supposant une sensibilité d'un nouveau type.
L'Analyse Institutionnelle, en débusquant la façon dont nous sommes impliqués par et dans
"l'Etat-inconscient" au coeur même de notre vie quotidienne, contribue à l'émergence de cette
nouvelle sensibilité, si développée déjà en Allemagne.
-
Un autre mode de la notion d'implication correspond au fait de s'impliquer. Je ne suis pas
seulement un être "jeté-là" dans le monde et les autres. Je suis également capable d'être
lucide sur ma position sociale et m'y impliquer plus ou moins totalement, dans une
perspective créative de moi-même et de mes rapports aux autres. Je m'implique en
acceptant de prendre un risque bouleversant mon ordre établi, mon "institué", parce que
cette implication m'apparaît comme étant un élément d'un système de valeurs supérieur à
celui qui me rassure pour le moment. Je donne ici une connotation "existentialiste" au
fait de s'impliquer. Il s'agit bien d'un choix libre en dernière instance, qui suppose ma
responsabilité et mon engagement. Je ne nie pas pour autant les ressorts inconscients de
la décision, qui restent sans cesse à explorer, mais dont on ne verra jamais la fin. Cette
lucidité sur la dimension inconsciente de l'implication est nécessaire pour reconnaître la
parole contestataire de l'autre, toujours susceptible de mettre à jour une face cachée de
moi-même. L'Analyse Institutionnelle montre à quel point les institutions contemporaines
ne permettent pas une véritable implication du sujet. Les institutions canalisent les
tentatives d'implication et les retraduisent en fonction de leur logique propre, aidées par
une kyrielle d'agents homogénéisés et homogénéisant à l'intérieur du système institué dans
9
4
la méconnaissance de leur véritable fonction. Les firmes multinationales les plus cotées
d'un point de vue technologique sont peut-être celles qui poussent le plus loin cette
violence symbolique en utilisant l'économie libidinale de leurs agents ( demande d'amour,
angoisse de morcellement, pulsions archaïques sadomasochistes, etc) dans un processus
de renforcement du pouvoir de domination. Dans ce cas le sujet qui s'implique peut-être
aussi bien l'individu le plus adapté que celui dont la parole et les actes deviennent les
"analyseurs" les plus puissants et les plus dangereux pour l'institution.
-
Enfin, troisième mode de la notion d'implication: Impliquer autrui par ma parole, mon
action, mon comportement. Face dialectique complémentaire du premier mode "être
impliqué". Je ne suis impliqué que parce que quelqu'un, ou une situation, "m'implique".
De même, je ne peux m'impliquer sans immédiatement "impliquer" autrui: "Chaque
rencontre nous disloque et nous recompose" écrit le poète Hugo von Hofmannstalh. Si,
existentiellement, l'"implication est tout ce qui nous rattache à la vie"(Jacques
Ardoino),alors on peut dire, avec le poète hongrois Attila Jozsef "J'ai vécu, et ce mal a fait
plus d'un mort". La lucidité consiste peut-être à mieux savoir à quel point on ne cesse
d'impliquer l'autre dans nos histoires de vie. Combien de Gouvernants sont capables d'une
telle attitude? L'Analyse Institutionnelle aura à faire un travail soutenu pour permettre aux
groupes-objets de sortir d'une implication non-consciente du fait d'autrui. Le groupesujet sera celui qui, analysant les trois modes de l'implication, saura les articuler en
situation dans une visée de plus grande autonomie.
A partir de ces trois modes, l'implication comporte trois dimensions (psycho-affective,
structuro-groupale et historico-existentielle), elles-mêmes soumises à la "transversalité" de
trois plans de l'imaginaire (pulsionnel, social et sacral). »
Parce qu’ambigüe, cette notion d’implication est donc emblématique d’une
épistémologie venant contrer le positivisme qui entend séparer le sujet, chercheur ou
acteur social, de son objet. Reconnaître et prendre en compte l’implication revient à
appréhender les situations du développement de la recherche en sciences sociales par la
complexité. Entée sur l’opacité de notre relation aux autres, au monde et à nous mêmes,
cette notion nous permet d’échapper à la pensée déterministe qui va dans le sens d’une
volonté de maîtrise rationnelle du monde donc également des autres. Pour reprendre les
mots de Castoriadis, l’implication autorise au contraire à considérer l’être, y compris la
société comme magmatique donc pourvue d’une capacité créatrice qui lui est propre.
Implication et éducation
10
5
Selon ses deux acceptions majeures, l’éducation signifie à la fois nourrir, prendre soin et
conduire hors de.
Mais « nourrir » de quoi et pourquoi? « Prendre soin » de qui ?
L’éducation nous impose d’emblée une réflexion sur le contenu des savoirs, des savoirsfaire et du savoir-être d’une part et sur la question de l’identité d’autre part.
L’approche transversale que j’ai développée depuis une vingtaine d’années2 m’a conduit à
poser comme postulat fondamental que toute situation éducative devait reconnaître en son
sein trois dimensions de l’imaginaire à approcher selon trois types d’écoute pour
commencer à comprendre la complexité de l’éducation.
L’imaginaire, en effet, est à la fois pulsionnel et personnel, social et institutionnel, sacral
et mythique. Il doit être écouté selon une écoute scientifique-clinique, une écoute
mythopoétique et existentielle et une écoute spirituelle et philosophique.
L’implication noétique
Dans cette communication, je veux préciser la notion d’implication noétique du
chercheur, de l’éducateur ou du militant qui conduit à une conversion du regard sur le
monde.
Etre impliqué signifie qu’un ensemble de valeurs, de symboles, de mythes, de
représentations, de sensations, venant de moi-même et du monde, qui fait sens dans ma
vie, sont repliées en moi-même. S’impliquer veut dire que nous acceptons de les déplier
dans une situation donnée, d’une manière explicite ou implicite. Impliquer est le résultat
de ce processus : autrui est toujours concerné par mon existence comme je suis moi-même
toujours concernée par la sienne propre.
L’implication noétique est celle qui relève d’une interpellation philosophique (amour de la
sagesse) et qui débouche sur une interrogation spirituelle : quelle est la nature de mon être-aumonde ?
Noèse signifie : L'acte de penser. Chez Husserl la noèse est l'acte même de la pensée, le
noème l'objet intentionnel de cette pensée, objet irréel en ce qu'il n'est pas une chose ou un
aspect d'une chose préexistante . Noème lui-même emprunté au grec est défini par l’ «action
2
René Barbier, L’approche transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997, 357
pages. Vois sur le WEB : Parole éducative et sujet existentiel, http://www.barbier-rd.nom.fr/parolepoetsujet.htm
et, plus largement, les réflexions sur l’éducation sur la page WEB du « forum » http://www.barbierrd.nom.fr/ForumEduc/viewtopic.php?t=22
11
6
de se mettre dans l'esprit, conception ou intelligence d'une chose; faculté de penser,
intelligence, esprit »
L’implication noétique est donc l’acte de réfléchir en usant de son entendement, nous dirions
aujourd’hui de notre « intelligence multiple », pour comprendre ce qu’il en est de la
complexité de notre être-au-monde, de notre « Dasein », suivant le mot de Heidegger.
L’implication noétique résulte d’un constat qu’ Albert Camus formulait ainsi : les hommes
naissent et ne sont pas heureux. Il disait : « Vivre alors, est-ce courir à sa perte ? De nouveau,
sans répit, courons à notre perte ».
Le Bouddha, il y a plus de 2500 ans, en Inde, n’accepta pas cette conclusion. Il chercha à
connaître la cause de la souffrance et, à l’issue d’une profonde ascèse méditative qui le
conduisit à l’Eveil, il déclara que cette cause résidait dans la soif d’exister et de posséder, en
refusant la réalité de l’impermanence, mais qu’il existait une Voie susceptible de dépasser cet
état tragique de malheur. Cette voie impliquait une juste considération sur les moyens de
vivre, d’agir, de réfléchir et soulignait une dimension éthique nécessaire de la vie humaine.
L’implication noétique déclenche le processus d’ "autorisation noétique ".
Cette notion que j’ai proposée en 1995, lors d’un congrès de l’AFIRSE, dans la présentation
de ma communication sur la vie de Krishnamurti, a été reprise et analysée par une de mes
étudiantes
Joelle Macrez, dans son doctorat en sciences de l’éducation3. Autoriser, c’est donner un
pouvoir légitime, de l'autorité. Jacques Ardoino qui a proposé le concept d’ »autorisation », au
cœur de la sagesse stoïque qui l’anime, parle d’une faculté à devenir auteur de soi-même, de
sa propre existence4.
L’autorisation noétique devient donc la faculté de reconnaître ou d’inventer en soi-même
cette faculté à philosopher d’une manière radicale, en contact avec le monde et les autres, afin
de mieux comprendre « qui » se donne à voir en parlant et en interprétant le monde et ce que
nous faisons sur cette terre. Il s’agit bien de la découverte d’un processus de questionnement
ontologique sans limite, qui procède plus par la négation de ce qui apparaît que par
3
Voir
sur
le
WEB :
Joelle
Macrez,
rd.nom.fr/AutoNoetJMacrez.html
4
R.Barbier, Ardoino, la sagesse grecque et
rd.nom.fr/ColloqueJA1erJour.html),
L’autorisation
le
sens
de
noétique,
la
vie,
http://www.barbierhttp://www.barbier-
12
7
l’affirmation de ce qui semble être. Cette voie apophatique5 est celle que Krishnamurti a mis
en œuvre tout au long de son enseignement pour amener ses interlocuteurs à une prise de
conscience de la réalité ultime de l’esprit comme amour, mort et création.
Je médite avec Krishnamurti depuis 40 ans et j’enseigne à l’université sur cet auteur depuis
plus de 15 ans.. C’est dans son sillage, et dans celui de la pensée orientale comme dans celle
des mystiques chrétiens de la théologie négative, notamment Maître Eckhart, que je situe le
développement de l’autorisation et de l’implication noétiques.
Si nous sommes toujours impliqués noétiquement par le fait même que nous sommes jetés-là
dans l’univers des choses et des êtres, dès notre conception, notre autorisation noétique est un
acte volontaire de réflexion, une possibilité de comprendre que nous nous donnons à nousmêmes, dans notre relation aux autres et au monde.
Le passage de l’implication noétique à l’autorisation noétique : le flash existen tiel
De fait, le passage de l’implication noétique à l’autorisation noétique donne lieu, le plus
souvent, à une rupture du regard par l’avènement d’un flash existentiel.
Il nous arrive parfois de rencontrer cette “inquiétante étrangeté” dont parle Freud très
existentiellement6. Mais, chez lui, la perspective est tragique. La rencontre n’est pas de bonne
augure. D’autres personnes plus ouvertes au “sentiment océanique” découvrent soudainement
en elles-mêmes un horizon inimaginable. C’est l’expérience du bodhi de la sagesse orientale.
Un “flash” qui bouleverse une vie. Les expériences vécues de “flash existentiel” sont
innombrables. Qu'on se souvienne de l'épisode de la “madeleine” détrempée de thé de Marcel
Proust ou Marcel Proust et de son sentiment de félicité à la vue du léger déséquilibre
provoqué par la différence de niveau entre deux pavés dans la cour de l'hôtel de
Guermanteslui rappelant une dalle mal jointée dans le baptistère de Saint-Marc à Venise
Fournissons encore quelques exemples puisés dans la littérature ou dans la vie mystique.
1
Jean-Jacques Rousseau dans sa Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire
nous fait participer à cet instant contemplatif à partir duquel il a le sentiment d’exister et “...
où le présent dure toujours, (...) sans aucun autre sentiment de privation ou de jouissance, de
5
« Le positivisme de la chose tiendrait volontiers pour négatif tout ce qui est non-chose; et pour la philosophie
négative ou apophatique, au contraire, c'est cette mystérieuse non-chose qui est la positivité par excellence,
l'ineffable positivité. ».
V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, p. 68.
66
Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
13
8
plaisir ni de peine, de désir ni de crainte, que celui de notre existence, et que ce sentiment
seul puisse la remplir tout entière ; ” Plus près de nous, à la fin du siècle dernier, le sage
hindou Ramana Maharshi relate sa première et essentielle expérience spirituelle survenue en
1896 : “Ainsi donc en ce jour où j'étais assis seul, je me sentais bien. Mais tout à coup me
saisit une peur de mourir sur laquelle il était impossible de se tromper... Le choc de cette
peur... me rendit soudainement "introspectif" ou "introverti"... J'éprouvai toute la force de ma
personnalité et même... le "Je" en moi, à part le corps... J'étais quelque chose de réel, de très
réel, la seule chose réelle en cet état... Depuis ce moment le "Je" ou le "Soi" s'est tenu au
foyer de l'attention par une fascination toute-puissante 7
Il s'agit bien d'un “instantané” existentiel qui révèle, d'un seul coup, la trame de l'itinérance
d'une vie. Le flash existentiel participe à ce que Paul Watzlawick nomme “l'instant éternel”
en empruntant une image d'écartement d'huile à la philosophie Zen. En général “notre esprit
ne peut saisir le temps dans un sens parménidien de "total, unique, immuable et sans fin",
sauf en des circonstances très particulières et fugitives, qu'à tort
ou à raison on dit
mystiques. ”8.
En fin de compte, deux idées-clé prévalent dans la notion de flash existentiel : celle
d'éclairement et celle d'instantanéité.
L'éclairement
Par ce terme je voudrais désigner une prise de conscience spécifique qui peut être comprise
comme un processus d'élucidation ultra-rapide conduisant à un état de lucidité. La lucidité
n'est pas l'explication. Elle ne se réfère aucunement à l'analyse rationnelle des données du
réel. La lucidité n'est pas plus
la synthèse
d'une
multitude de
fragments du
réel
reconstituant un univers de significations. Elle est autre chose, une sorte d'ouverture sur un
autre système de vision du monde qui remplace, subitement, celui qui nous fondait
jusqu'alors. Elle apparaît comme bouleversante, restructurante. Quelque chose de soi-même
se perd d'une manière définitive, aussitôt remplacée par une autre région de connaissance du
monde. En même temps, on ressent une impression de vérité absolue, comme si notre
destinée émergeait d'un chaos infini pour se donner à voir, l'espace d'une seconde, dans un
ordre vital. La lucidité, c'est la conscience du mouvement lui-même se saisissant dans sa
globalité et sa non-dualité. Instant contemplatif par excellence où l'agir et la réflexion sont
7
Cité par Olivier Lacombe, l'expérience du Soi, étude de mystique comparée , (en coll. avec L.
Gardet), Paris, Desclee de Brouwer , 1981, p. 34.
8
Paul Watzlawick, La réalité de la réalité, Paris, Points/Seuil, p. 226
14
9
suspendus au profit d'une perception de ce qui est, et se révèle à moi-même, pour moi-même
L'instantanéité
La seconde composante du concept de flash existentiel se révèle comme étant de l'ordre
temporel. Le moment de lucidité est immédiat et sans épaisseur de temps. Tout se passe
comme si la vision intérieure de la vie du sujet était donnée en un laps de temps qui,
cependant, condense une temporalité passée et future d'une durée beaucoup plus longue. De
nombreux témoignages existent prouvant cette instantanéité de la vision sur sa vie passée lors
de situations cruciales pour l'être humain. On raconte que certains sujets en situation
d'extrême détresse revoient leur vie depuis leur enfance en l'espace d'une seconde. C'est
souvent le cas durant les périodes d'agonie dues à une longue maladie ou à un accident. Ce
bouleversement de notre notion occidentale du temps, si linéaire, rationnelle et progressive,
ne va pas sans suggérer d'importantes interrogations philosophiques, d'autant que de
nombreuses autres cultures pensent le temps d'une façon différente.
C’est la conception islamique du temps qui s'oppose tout autant au temps cyclique qu'au
temps linéaire. Conception temporelle telle une “saisie discontinue des instants ponctuels”,
“voie lactée d'instants” comme disait Louis Massignon, qui se présente “comme autant de
points de tangence du temps humain et de l'éternité divine” écrit Louis Gardet9 Ou encore,
en Afrique Noire, chez les Bantou pour lesquels il n'existe pas de substantif théorique pour
indiquer le temps comme dans la culture européo-américaine. Chez les Bantou il n'est
question que du temps de ceci et cela, du temps propice à ceci et cela. Comme le souligne
Paul Ricoeur “la pensée bantoue offre l'idée d'un temps estampillé par l'événement” (p. 33).
Mais c'est sans doute dans la tradition de la philosophie chinoise et dans les arts, la peinture
et la poésie qui l'expriment que l'idée d'une “saveur du temps” est le plus remarquable, à
travers la moindre des activités de la vie quotidienne liée au rythme de la nature. Pour les
Anciens Chinois, comme l'exprime Claude Larre, dans l'ouvrage précité, “avant qu'on ne
puisse parler de Temps, c'était l'Indistinction. Quand, au sein du Chaos initial, il n'y avait
pas encore de Commencement, il n'y avait pas non plus de Temps.Temps et Commencement
commencent en même temps et finissent en même temps: quand un être disparaît, ce qu'il
était retourne à l'Indistinct, il finit et son temps finit avec lui ” (p. 49). Mais, au-dessus du
Temps, il y a le Tao sans commencement ni fin, dont tout provient et où tout retourne. De son
côté Marie-Louise Von Franz constate que “la notion de temps aztèque est fortement
9
Louis Gardet, les cultures et le temps, ouvr. coll.., Paris, Payot/Unesco, 1975, p.230
15
10
contrastée, pour ne pas dire abrupte ; à tel moment, ce sont l'est et les forces positives qui
dominent, à tel autre, le nord et la morosité ; aujourd'hui nous est favorable, mais on ne sait
pas ce que le lendemain nous réserve”10.
Le flash existentiel plonge au coeur de cette interrogation sur le Temps par la tangente qu'il
crée entre l'instant et l'éternité, le moment et ce que d'aucuns appelleront le divin. On trouve
chez le fondateur des derviches tourneurs, Djalàl-ud-Dîn Rûmî, ce contemporain de SaintLouis, l'idée de l' “immédiateté” dans la connaissance mystique. Il s'agit d'une “intuition de
certitude”, vision comportant, seule, une certitude subjective absolue, ne laissant aucune
place à une quelconque interprétation. Cette intuition mystique s'ouvre comme un “aperçu”.
Elle est “saisie fulgurante”, un “allumage de la connaissance au moyen d'une image
spirituelle qui y flambe”, “qui s'avive en flambant dans le subliminal” ; dans une telle
“expérience immédiate”, le sentiment du temps est aboli. Cette instantanéité existentielle
s'accompagne d'un sentiment de “présence” trancendantale d'une jouissance extrême. “Plus
profondément encore - écrit Eva Meyerovitch - il (Rûmî) définit la présence comme
"présence à soi-même” - et l'on peut évoquer ici la co-naissance de Claudel, aussi bien que
la définition par Al Hallâj de la Sagesse ésotérique : “La Sagesse (ma'rifat), c'est
l'introduction graduelle de la conscience intime (Sirr) parmi les catégories de la pensée”,
c'est-à-dire, “la présentation du "subconscient” dans le domaine de la réflexion"11. Plus
encore cette instantanéité perceptive et intuitive révèle soudainement le sens exact possédé
par chaque catégorie de perception. Il s'agit bien de l'ouverture de l’ “oeil intérieur” qui est l'
“oeil du coeur” : devenir tout entier regard par une sorte de transmutation spirituelle qui
conduit à l'unité de la psyché.
Une “inquiétante étrangeté”
Cet état de lucidité correspond souvent à un temps de maturation plus ou moins long et
inconscient. Peu à peu, à travers les multiples aléas de mon existence, les drames, les joies,
les obstacles, les dépassements, une trame de vie se construit, se resserre, dessine ses motifs.
De nouveaux chemins vont être dégagés sans que je m'en aperçoive. Malgré tout, j'en
pressens l'existence intuitivement et je suis souvent mal à l'aise avec le parcours habituel de
ma vie. Quelque chose s'invente en moi et je le sais, mais je ne saurais encore le nommer, ni
Marie-Louise Von Franz, le temps, le fleuve et la roue, Paris, les éditions
du Chêne, 1978, p. 8
10
11
Cité par Eva Meyerovitch, Mystique et poésie en Islam, Paris, Desclee de Brouwer, 1972, p.
109
16
11
même en cerner le moindre contour. Je ne crois plus guère aux rationalisations qui tentaient
de me donner une cohérence ontologique jusqu'à présent. Je fais de plus en plus silence en
moi et autour de moi. On me dit que “je change”. On s'inquiète des bouleversements
possibles. On ne me comprend plus très bien. Parfois on s'éloigne de moi. Par crainte de
l'incompréhension, j'entre dans une phase de secret. Cette transformation intérieure en cours
de réalisation demeure dans mon univers de pensée, de sentiments, de sensations. Parfois je
tente l'ouverture vers l'autre. À sa réponse, je laisse filtrer des éléments de ce tremblement de
l'être ou je me referme totalement.
17
12
Autorisation noétique et inachèvement de l’homme
Dans son ouvrage sur « l’entrée dans la vie », Georges Lapassade parle de l’inachèvement
inéluctable de l’homme qui ne sera jamais un « adulte »12.. Vu sous l’angle d’une
compréhension absolue du monde et de lui-même, l’être humain relève de cet inachèvement.
Un « je ne sais quoi » échappe toujours à l’intelligence humaine et le rend à son mystère
d’exister. Pourtant, l’autorisation noétique comme assomption par l’existence humaine d’un
processus d’implication dans l’ordre de la Nature, débouche sur une connaissance
expérientielle, singulière et sereine.
Comment la caractériser, à la lumière d’un homme remarquable comme Krishnamurti ?
C'est un processus qui sous-entend : Une prise de conscience, un lâcher-prise, une conversion
du regard, une nouvelle pratique humaine et sociale
La prise de conscience
De la souffrance et de la finitude de toute existence qui conduit à comprendre la vanité
radicale de toute maîtrise. Chez Krishnamurti se sera la mort de son frère Nitya en 1925 qui
va le conduire vers l'Eveil en 1927.
Le lâcher-prise
C'est alors l'abandon de tous nos systèmes de pouvoir sur les autres, les choses, le monde, par
la parole et les institutions. C'est une prise de conscience de la violence symbolique de nos
actions quotidiennes et le rejet de tout projet sur autrui et le monde.
Une conversion du regard
Le monde dans toute sa souffrance est toujours là mais il est regardé autrement, à la fois dans
une perspective de non-dualité et de dualité. L'éveillé voit le vide et la forme, le fond et le
superficiel.
Une conduite dominée par une éthique du quotidien
L'éveillé laisse advenir spontanément la conduite éthique en fonction de la situation, des êtres
impliqués et du moment. Le bouddhisme parle des huit sentiers qui vous font échapper aux
"poisons mentaux" comme l'envie, la jalousie, la cupidité etc.;. C'est principalement une
sagesse en acte liée à un fort sentiment de compassion pour tout ce qui vit.
Conséquences de l’implication noétique en l’éducation
-
Reconnaître le neuf dans l’instant vécu : la notion d’improvisation
La notion de temps vécu change radicalement. Les choses et les situations apparaissent dans
toute leur nouveauté, d'instant en instant, de commencement en commencement. Rien n'est
12
G.Lapassade., L’entrée dans la vie, essai sur l’inachèvement de l’homme, Paris, UGE, 10/18, 1963.
18
13
jamais pareil. Toute action et tout regard est de l'ordre du radicalement nouveau. L'être
improvise sa vie en permanence.
-
Lucidité sur toute structuration historique du vécu
La lucidité "c'est de dire la vérité, avec des précautions terribles, sur ola route où tout se
trouve" écrit René Char. Le discernement intuitif, lié à la lucidité, permet de relativiser toute
structure sociale qui voudrait apparaître comme un absolu immuable et permanent, par un
discours d'accompagnement sans faille.
-
Découvrir la symbolique de l’existence en liaison avec les trois imaginaires
(pulsionnel, social et sacral) et leur écoute sensible.
Avec la lucidité qui débouche sur la gravité, on appréhende de mieux en mieux la fonction
symbolique et mythique de l'être humain. C'est une découverte de trois imaginaires :
pulsionnel par le corps, social par les institutions, et sacral par la méditation.
-
Pratique d’une médiation/défi et d’une dialogique entre savoirs pluriels et
connaissance de soi
La praxis éducative à partir de l'implication noétique est celle d'une médiation permanente et
d'un défi nécessaire qui dérange l'ordre de l'établi. On oscille sans cesse entre la dynamique
propre à la connaissance de soi et son repérage questionnant par les savoirs pluriels qui sont à
notre disposition
-
Ethique de la responsabilité par le sentiment de reliance
Le sens de l'unité du vivant et de la non-dualité du réel entraîne une nécessité de l'action
éthique qui commence par son monde propre, et son environnement immédiat.
Revenons sur la notion de reliance et sur celle de symbolique qui caractérisent, en partie, la
prise de conscience propre à la lucidité.
La notion de reliance
La notion de reliance n'a pu être élaborée qu'à partir de l'époque où on a assisté à un
“réenchantement du monde” pour parler comme Stengers et Prigogine dans La nouvelle
alliance. Plus exactement il aura fallu attendre la profonde interpellation philosophique par
les sciences contemporaines (physique des particules élémentaires, biologie moléculaire,
astrophysique etc. ) pour que les sciences anthroposociales se mettent à l'écoute de la
dynamique des mythes et des symboles animant nos sociétés postindustrielles. Des
chercheurs un peu méconnus durant la période précédente où régnait un impérialisme
19
14
épistémologique (Structuralisme, Marxisme, Systémisme, Psychanalysme etc.) se sont
affirmés comme étant des personnes-ressources dans la voie d'une interrogation pertinente du
Réel (par exemple Gilbert Durand et les chercheurs du Centre de Recherche sur l'Imaginaire,
repris par Michel Maffesoli). L'Histoire est désormais définitivement liée aux Mythes et G.
Durand peut légitimement parler du "renouveau de l'enchantement" en embrassant le
mouvement historique des sciences sociales du XXe siècle. “En gros” - écrit G. Durand “l'imaginaire mythique fonctionne... comme une lente noria qui, pleine des énergies du
mythe, se vide progressivement et se refoule automatiquement par les rationalisations et
les conceptualisations, puis replonge lentement - à travers les rôles marginalisés, contraints
souvent à la dissidence - dans les rêveries remythifiantes portées par les désirs, les
ressentiments, les frustrations et se remplit à nouveau de l'eau vive des images ”13 (p. 101).
J'ai par ailleurs montré que cette phase de remythification correspond à ce que j'appelle une
phase d'autorisation dans l'histoire des sciences sociales et du mouvement social au XXe
siècle depuis la fin des années 197014.
Qu'est-ce que la reliance ?
Le concept a été proposé à l'origine par Roger Clausse (en 1963) pour indiquer un “besoin
psychosocial (d'information) : de reliance par rapport à l'isolement”/ Il fut repris et réélaboré
à la fin des années 1970 par Marcel Bolle de Balà partir d'une sociologie des médias. À la
notion de connexions, la reliance va ajouter le sens, la finalité, l'insertion dans un système.
Pour Marcel Bolle de Bal, la reliance possède une double signification conceptuelle :
- C'est l'acte de relier ou de se relier : la reliance agie, réalisée, c'est-à-dire l'acte de reliance ;
- Le résultat de cet acte : la reliance vécue, c'est-à-dire l'état de reliance.
Et l'auteur de préciser qu'il entend par relier : “créer ou recréer des liens, établir ou rétablir
une liaison entre une personne et soit un système dont elle fait partie, soit l'un de ses soussystèmes”15 Des lors on peut dégager diverses dimensions de la reliance : la reliance entre
une personne et des éléments naturels (le Ciel, la Terre, l'Univers) ou encore reliance
cosmique. La reliance entre une personne et les diverses instances de sa personnalité (Ca,
Moi, Surmoi ; corps/esprit, pensée/sentiment) ou reliance psychologique. La reliance entre
13
Gilbert Durand, "Mythes et Histoire" in question de, n°59, Albin Michel, 1984.
R. Barbier "champs du social et méthodologies d'action", in "Pour”, n° 100, février/mars 1985, p.93-100
15
Marcel Bolle de Bal, “la reliance : connexions et sens”, Connexions, n°33, 1981, p. 15, éd.
Épi.
14
20
15
une personne et un autre acteur social, individuel ou collectif (groupe, organisation,
institution, mouvement social) ou reliance sociale proprement dite, dont la reliance
psychosociale (entre deux personnes) constitue à la fois un cas particulier et un élément de
base.
Le flash existentiel, dans son éclairement lucide, correspond souvent à une reconnaissance
intuitive et définitive de la reliance du phénomène humain dans l'ordre de la Nature et dans
celui de la Symbolique. On ne s'étonnera pas de voir surgir une connivence certaine entre
l'écologie contemporaine et tous ceux qui ressentent cette reliance. La Terre nous apparaît
comme un être vivant, porteuse d'une biosphère et d'une noosphère. Elle ne saurait être traitée
comme une vulgaire machine à produire des biens destinés à l'obsolescence. Elle est un
élément de nous-mêmes comme nous sommes une de ses composantes. Son exploitation doit
être mesurée et évaluée dans le sens d'un enrichissement spirituel de l'humanité et non d'une
oeuvre de destruction régie par Thanatos16.
La lucidité nous conduit à une prise de position révolutionnaire par rapport à toute économie
politique cherchant à exploiter à bon compte et pour le profit de quelques uns, une Terre
déchirée et sans cesse polluée. L'économie politique de l'avenir aura nécessairement à tenir
compte de cette attitude de lucidité et le régime politique qui lui correspondra n'est pas encore
inventé. Il est vraisemblable qu'il émergera avec la montée de la légitimation du champ
symbolique dans la vie politique. Pour cela une "science des symboles"17 (René Alleau) est
devenue nécessaire. Il nous faut apprendre à distinguer le signe et le symbole et encore le
“synthème”, ce symbole réduit à sa portion congrue sociologique, ce symbole qui a perdu son
infini. On doit se former, in vivo, à la reconnaissance des “symboles dans l'art, dans les
religions et dans la vie de tous les jours” comme le propose Philippe Seringe18. Ou encore,
comme le soutient G. Durand il nous faut entrer dans l'imagination symbolique19
16
Et nous nous sentons très près, dans ce cas, du sens de la nature des indiens d’Amérique : cf. le
magnifique ouvrage de Teri Mac Luhan, photos d’Edward S. Curtis, Pieds nus sur la terre
sacrée, Paris, Denoël, 1992, (1971).
17
René Alleau, La science des symboles, Paris, Payot, 1977.
18
Philippe Seringe, Les symboles dans l’art, dans les religions et dans la vie de tous les jours,
Genève, éd. Hélios, 1985.
19
Gilbert Durand, L’imagination symbolique, Paris, PUF, 1966.
21
Séminaire d'anthropologie de l'imaginaire appliquée aux situations sociales et culturelles
4ème année, Angers, IFORIS du 15 au 17 juillet 2004
Implication : entre imaginaire et institution, regards croisés sur le développement social et
la recherche
Ontologie, phénoménologie, épistémologie de la recherche en sciences de l'éducation
Afin d'introduire le débat autour de la question de l'implication dans la recherche en
sciences de l'éducation, je commencerai par préciser les trois termes que sont :
épistémologie, ontologie, phénoménologie ; ensuite, j'interrogerai les notions de réalité et
d'objectivité ; enfin, à la lumière des travaux de G. Durand j'envisagerai la recherche en
éducation sous l'angle d'une herméneutique
1) Epistémologie : Ontologie et phénoménologie
Au travers des représentations qui s'échangent dans ce séminaire, la notion
d'épistémologie semble renvoyer à des acceptions variées. Partant des travaux de Piaget1,
on distingue au moins deux types d'épistémologie. D'une part, une épistémologie qui
s'intéresse à l'histoire et à l'évolution des savoirs disciplinaires, par exemple l'épistémologie
des mathématiques ; c'est ce que Piaget appelle le domaine épistémologique interne (DEI).
D'autre part, une épistémologie qui s'intéresse aux courants de pensée qui traversent les
disciplines scientifiques ; c'est ce que Piaget appelle le Domaine Epistémologique Externe
Dérivé (DEED). En référence au travail de T. Khun, on peut dire que cette épistémologie
concerne le repérage des différents paradigmes scientifiques.
On peut grossièrement distinguer deux tendances pour concevoir la recherche en
sciences humaines et plus précisément en sciences de l'éducation : une tendance dite
ontologique et une autre dite phénoménologique. Du point de vue étymologie, l'ontologie
se présente comme la science de l'être en soi. La tendance ontologique peut se caractériser
1
22
par une posture de recherche marquée par l'idée que l'individu, objet de recherche, existe de
lui même et constitue une réalité à étudier. Plus précisément, l'objet de recherche est séparé
du sujet qui cherche. Dans cet esprit, confronté à une objet de recherche "déjà là", le travail
de recherche peut espérer des résultats "objectifs", c'est à dire des résultats qui n'impliquent
pas le chercheur.
La phénoménologie, dans le prolongement des travaux de E. Husserl2, se présente
comme la science qui s'intéresse à ce qui apparaît à notre esprit, à ce que nous imaginons
comme représentation du monde. Du point de vue étymologique, phainomena signifie en
grecque ce qui nous apparaît, ce qui advient en notre présence. En bref, tandis que
l'ontologie se focalise sur le "noumène" kantien, la phénoménologie et plus
particulièrement la phénoménologie husserlienne incline à faire l'hypothèse que l'objet de
recherche n'est pas séparable de l'existence du sujet chercheur. Autrement dit, le sujet
chercheur est impliqué dans "l'invention de la réalité"3 de son objet de recherche.
Pour illustrer la nuance entre une posture ontologique et une posture
phénoménologique, on peut faire appel à l'expérience des premiers navigateurs attirés par la
découverte de l'au-delà de l'horizon. Qu'est-ce que l'horizon ? C'est une ligne visible et qui
pourtant n'existe pas en elle même. Par effet de vision, là ou l'on ne parvient plus à
distinguer ce qui est en haut de ce qui est en bas, on croit percevoir une ligne de
démarcation entre le ciel et la terre. Non seulement les premiers navigateurs se sont fait
prendre à cet effet, mais en plus ils ont espéré voir de l'autre coté de cette ligne imaginaire.
Plus ils ont tenté de s'approcher de cet ligne d'horizon et plus cette ligne leur a échappé.
Inutile de poursuivre pour comprendre que la ligne d'horizon donne une illustration de la
nuance à faire entre une conception ontologique : l'horizon existe objectivement et on peut
l'atteindre) ; et une conception phénoménologique : l'horizon est une limite
phénoménologique que l'on construit et à laquelle on aura jamais accès.
2) Réalité objectivante
1
2
Cf. J. Piaget, 1971, Logique et connaissance scientifique, Paris, Pleiade.
HUSSERL (Edmund), 1995, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard.
2
23
Si l'on se place d'un point de vue ontologique, le travail de recherche en sciences de
l'éducation va consister à produire des indicateurs significatifs de la réalité du "fait
éducatif" observé, analysé, etc.. Avec une posture phénoménologique, le travail de
recherche consiste à construire une réalité satisfaisante, pour dire comme H. Simon 4. Le
fondement de cette réalité construite réside dans le principe de réfutabilité cher à K.
Popper5. Ainsi la validité scientifique tient au fait que la thèse développée est suffisamment
élaborée pour que l'on puisse la discuter la contredire. En bref , la réfutabilité popperienne
d'une réalité et l'évidence cartésienne de la réalité n'appartiennent pas au même paradigme
scientifique.
L'objectif du paradigme ontologique, au sens où nous entendons l'ontologie,
consiste à produire une recherche objective, c'est à dire indemne de la sensibilité du
chercheur. Du point de vue phénoménologique, l'objectif consiste à produire une recherche
objectivante. Ici s'opère le lien et la séparation entre la singularité du chercheur et
l'universalité de la disciplinaire dans laquelle il opère.
3) L'herméneutique dans la recherche en sciences de l'éducation
On peut d'abord faire une distinction entre exégèse et herméneutique. L'exégèse
peut être définie comme la capacité à accéder au sens exact du texte, c'est-à-dire à ce qu'à
voulu écrire l'auteur d'un livre, par exemple. L'herméneutique peut être définie comme la
capacité à interpréter, à donner un sens à un texte sans prétendre que c'est le seul plausible.
Cette définition fait écho avec ce que G. Durand appelle l'Herméneutique "instaurative",
qu'il différencie de l'herméneutique "réductrice". L'herméneutique "réductrice" fait appel
aux compétences exégétiques, l'herméneutique "instaurative" s'enrichie de l'imaginaire pour
générer des modélisations originales et innovantes du quotidien de l'éducation.
L'originalité du modèle produit par le chercheur se confronte évidemment aux universaux
de la discipline. Cela pose le problème de l'origine comme point de départ à imiter et de
l'origine comme point d'arrivée qui imite.
3
Cf. P. Watzlawick, 1989, L'invention de la réalité, Paris, Seuil.
Cf. H. Simon, 1991, sciences des systèmes, sciences de l'artificiel, Paris, Dunod
5
POPPER (Karl), 1985, La connaissance objective, Bruxelles, Ed. Complexe, 174p
4
3
24
Entre herméneutique "réductive" ou exégèse et herméneutique "instaurative, se joue
une dialogique analogue de l'ouverture et de la fermeture, du changement et de l'inertie (De
Peretti6) , du lien et de la séparation, de soi et de l'autre (Ricoeur7), de l'imitation et de la
non imitation (Girard), de l'origine qui commence et de l'origine qui termine un parcours de
recherche. Selon que l'on adhère à un paradigme dit ontologique ou à un paradigme dit
phénoménologique, il est probable que la place de l'implication imaginative du chercheur
dans sa recherche n'aurait pas la même place.
6
PERETTI (André De), 1981, Du changement à l'inertie, Paris, Dunod, 247p.
7
RICOEUR (Paul), 1990, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil,
4
25
1
Communication au séminaire d’anthropologie de l’imaginaire appliqué aux situations sociales et
culturelle : « Implication : entre imaginaire et institution, regards croisés sur le développement social
et la recherche », Angers, juillet 2004
Imaginaire et connaissance : l’implication de l’enseignant dans les
savoirs enseignés
Magali Humeau, doctorante en sciences de l’éducation (Université de Pau et des
pays de l’Adour), formatrice au Cafoc (Centre Académique de FOrmation Continue)
de Poitiers, membre du Cercle de Recherches Anthropologiques sur l’Imaginaire.
Quelle est l’implication de l’enseignant dans les savoirs qu’il
enseigne ? Dans cette contribution, nous posons cette question sur les plans théorique
et épistémologique, dans le cadre d’un travail de recherche mené en doctorat de
sciences de l’éducation. Nous postulons que la relation de l’enseignant aux savoirs
qu’il entend transmettre serait de l’ordre d’une implication où l’imaginaire jouerait
un rôle premier. Dire que "l’imaginaire est impliquant" peut sembler un truisme à
ceux qui ont eu l’occasion d’aborder les travaux de Gilbert Durand ou de Cornelius
Castoriadis. Mais à partir de cette quasi-évidence, nous énonçons l’hypothèse qu’à
travers la dimension anthropologique de l’imaginaire, tout sujet en position
d’enseigner des savoirs, donc de les avoir auparavant produits1, s’y trouve impliqué.
Pour le dire autrement, l’objet de cette communication consiste à rechercher les liens
entre le modèle des structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand et
celui de Jacques Legroux repris par Georges Lerbet sur la connaissance de la
personne en formation, cela à travers le concept d’implication que nous
développerons dans un premier temps. Puis, nous nous demanderons si l’imaginaire
est ou n’est pas impliquant. Enfin, nous chercherons les liens ou analogies entre
connaissance/savoir et imaginaire pour finir sur la perspective d’une herméneutique
1
Nous pensons avec Georges Lerbet que tout enseignement suppose la production des savoirs à
enseigner par l’enseignant, que ces savoirs soient institués ou non.
Juillet 2004
26
2
conçue comme posture impliquée dans la recherche du sens propre (ou figuré) des
savoirs enseignés.
I.
Implication et complexité
Le terme d’implication provient de implicare, plier dans, envelopper,
« fait d’être embrouillé »2. Il renvoie aux pliures internes. Or, Dany-Robert Dufour3
nous dit que « le concept de pli entre mal dans le cadre général (binaire) de la
raison ». Il pointe des processus d’auto référenciations, des tautologies exclues par la
pensée aristotélicienne sous peine de raisonnement paradoxal impossible à résoudre.
La prise en compte du concept d’implication semble aller dans le sens
d’une approche par la complexité mettant en avant des logiques conjonctives, qui
joignent, plutôt que disjonctives, qui séparent. C’est ce rapprochement entre
complexité et implication que Jean-Louis Legrand formalise avec le néologisme
d’"implexité" : « Par "implexité" j'entends donc cette dimension complexe des
implications, complexité largement opaque à une explication. L'implexité est relative
à l'entrelacement de différents niveaux de réalités des implications qui sont pour la
plupart implicites (pliées à l'intérieur). »4 Elle ouvre vers les principes dialogiques
qui associent des termes antagonistes5, vers une opacité et incomplétude ou
indécidabilité6, et vers des processus d’auto organisation propres aux systèmes
vivants7. L’implication a donc aussi quelque chose à voir avec les boucles étranges,
les processus d’auto référence. C’est l’implication du sujet par rapport à lui-même
dans le concept de « connaissance de soi »8.
L’implication dont nous voulons parler ici n’est donc pas celle de la
pensée logique qui met dans une relation de causalité deux propositions (si p alors q).
2
Petit Robert
1990, page 39.
4
Le Grand, consulté sur Internet : http://www.barbier-rd.nom.fr/JLLeGrandImplexite.html
5
Lupasco, 1960.
6
Il s’agit de l’incomplétude telle que l’a énoncée Gödel : des vérités mathématiques portent sur ellesmêmes, elles sont donc indémontrables, et non plus démontrables mais non encore démontrées
comme les mathématiciens le croyaient.
7
Varela, 1989.
8
Barbier, 2001.
3
27
3
C’est celle qui lie le sujet et son objet9 constitutifs l’un de l’autre, donc difficilement
dissociables. Cette approche a été largement impulsée par la seconde cybernétique
mais nous la retrouvons aussi d’une autre manière dans la phénoménologie avec le
thème de « l’être-au-monde »10. En effet, le concept d’implication, entendu dans
cette dimension complexe, semble rendre compte de la position phénoménologique
de l’être dans le monde : « Le monde n’est pas un objet dont je possède par devers
moi la loi de constitution, il est le milieu naturel et le champ de toutes mes pensées et
de toutes mes perceptions explicites. La vérité n’« habite » pas seulement l’« homme
intérieur », ou plutôt il n’y a pas d’homme intérieur, l’homme est au monde, c’est
dans le monde qu’il se connaît. »11 Il s’agit de faire l’expérience de cette première
implication de l’être dans le monde, de réveiller l’expérience du monde. Selon
Ricœur, « constituer n’est point construire, encore moins créer, mais déplier les
visées de conscience confondues dans la saisie naturelle, irréfléchie, naïve d’une
chose. »12. Cette position phénoménologique chère à Ricœur semble proche d’une
implication qui viendrait à la conscience, d’une lucidité qui ne prétend par pour
autant démêler totalement les nœuds qui tiennent ensemble le sujet et son objet.
Si nous prenons l’exemple de l’espace, il ne se présente plus comme
un en soi qui nous serait extérieur : « c’est un espace compté à partir de moi comme
point ou degré zéro de la spatialité. Je ne le vois pas selon son enveloppe extérieure,
je le vis du dedans, j’y suis englobé. »13 J’y suis enveloppé, il se plie en moi et je suis
plié en lui. Dès lors, les rapports du sujet aux objets spatiaux qu’il perçoit et conçoit
se pensent en terme de jonctions et d’implications réciproques.
Ces pliures internes, nous les retrouvons illustrées par la figure
géométrique de l’anneau de Möbius (figure 1) qui associe intérieur et extérieur dans
la continuité. Il y a un mouvement continu entre les opposés topologiques,
mouvement proche de ce que Lourau nomme la transduction, concept pour penser la
relation sujet/objet qui n’est pas un couple stable mais métastable14. Ainsi, le sujet et
9
Objet de perception, de connaissance, etc.
Ricœur, 1998, page 14.
11
Merleau-Ponty, 1945, page V.
12
1986, page 15.
13
Merleau-Ponty, 1964, page 59.
14
La métastabilité désigne la dynamique à l’œuvre dans la matière, dans les organismes et dans
10
28
4
l’objet sont deux pôles extrêmes, des termes ou limites, entre lesquels un mouvement
enchaîne des suites de potentialisations et d’actualisations, des passages d’un terme à
l’autre par localisation, confusion et implication des termes.15
Figure 1.
Anneau de Möbius
Dessin emprunté à Jacques B. Siboni, sur Internet :
http://www.lutecium.org/stp/l960201a/node12.htm
II.
Imaginaire et implication
Posons maintenant la question de la place tenue par l’imaginaire dans
cette relation d’implication entre sujet et objet, qu’il soit perçu ou objet de
connaissance. Nous venons de voir que la séparation communément admise entre
sujet et objet ne tient pas, que leur attache est de l’ordre d’une implication entendue
comme relation complexe, indémêlable. Pouvons-nous dire que l’imaginaire
participe à ces nœuds entre sujet et objet ?
Selon Jung, le monde imaginaire, porté à la conscience individuelle
par les phantasmes, images perçues dans les rêves, porte des marques archaïques,
indices de l’inconscient collectif. Ce dernier constitue le réservoir des archétypes, qui
sont des formes préexistantes, « le fonds humain immuable de la pensée »16,
l’esprit, dynamique sans quoi rien ne serait ni n’arriverait, mais dynamique ayant l’apparence de la
stabilité (perception des choses stables, permanentes, régulières, invariantes).
15
Lourau, 1997, page 49.
16
Yves Le Lay, 1953, page 23.
29
5
« indissolubles dépôts des âges, franchissant sans changer les millénaires »17. Le
concept d’archétype, dont la compréhension est indispensable pour saisir
l’imaginaire selon Jung, n’en ai pas moins flou. Il désignerait le fonds immuable et
inconscient de l’esprit humain, collectif, source des sens exaltés par les symboles, a
priori multiples mais gravitant autour de noyaux invariants quelles que soient la
culture et l’histoire. Les archétypes sont mus par la libido, énergie psychique en
général, métamorphose incessante des contenus imaginaires. La fonction symbolique
selon Jung permet les passages entre contraires, l’archétype-symbole ayant un rôle
médiateur18. Ainsi, l’imaginaire maintient les polarités antagonistes chères à
Lupasco19 avec le symbole comme médiation, lieu de passage, de réunion et de
synthèse des contraires.20
Bachelard aborde l’imaginaire à travers une philosophie de la poésie
qu’il oppose à une philosophie de la science. L’image poétique retentit avec « une
sonorité d’être »21, « flambée de l’être dans l’imagination »22 éprouvée dans une
phénoménologie de l’image qui mène à sa « transsubjectivité»23. Au niveau de
l’imaginaire, la dualité du sujet et de l’objet s’active dans ses inversions24 où le
savoir est inutile, mais où l’âme, mot du souffle, est présente. Ainsi, l’imagination est
« puissance majeure de la nature humaine »25, mais aussi « engagement de l’être
imaginant »26, concentration d’être. Et c’est par la méthode phénoménologique que
l’imaginaire constitue l’être en l’impliquant.
Dans La psychanalyse du feu27, son premier ouvrage philosophique
sur les éléments, Bachelard expose l’opposition et les chevauchement entre la poésie
et la science qui doivent selon lui être distinguées dans le but de purifier la zone
17
Ibidem, page 23.
Durand, 1964, page 67.
19
Ibidem, page 71 et Lupasco, 1960.
20
Etymologiquement, symbole signifie « faculté de « tenir ensemble » le sens (sinn = le sens)
conscient qui perçoit et découpe les objets » (Durand, 1964, page 68)
21
1957, page 2.
22
1957, page 2.
23
Ibidem, page 3.
24
Ibidem, page 4.
25
Ibidem, page 16.
26
Ibidem, page 17.
18
30
6
objective, de se défaire des premiers contacts avec l’objet, des sensations et
émerveillements qu’il procure. Mais « si nous avions raison à propos de la réelle
implication du sujet et de l’objet, on devrait distinguer plus nettement l’homme
pensif et le penseur, sans cependant espérer que cette distinction soit jamais
achevée. »28 Il conçoit science et poésie comme « deux contraires bien faits »29. Dans
ce premier ouvrage sur « l’homme pensif », Bachelard recherche de façon ambiguë
ce qui fait frein à la pensée scientifique, il mène une psychanalyse du feu pour la
défaire des forces de conviction primitive. Mais cela se fait dans le bonheur de
retrouver ces convictions premières, voire archaïques. La pensée scientifique
opèrerait en tentant des "désimplications" avec l’imaginaire, infrastructure de la
pensée, sans jamais y parvenir totalement.
Durand reprend à la fois les thèses de Jung et de Bachelard pour
construire une anthropologie de l’imaginaire. Le concept d’imaginaire exprime
l’empreinte originaire de l’esprit humain, « l’essence de l’esprit, l’effort de l’être
pour dresser une espérance vivante envers et contre le monde objectif de la mort »30.
Il est constitutif de flux et bassins de sens, de constellations de symboles qui
s’organisent en structures, impulsés par notre désir d’éternité. Il se manifeste comme
activité de transformation euphémique du monde, imagination créatrice d’être dans le
monde. « Aussi l’imaginaire, bien loin d’être vaine passion, est action euphémique et
transforme le monde selon l’Homme de Désir. »31 L’imaginaire transcende le temps
mais tragiquement. En effet, selon Durand et à l’instar de Jung, l’imagination
symbolique renvoie en premier lieu à la transcendance puisque le symbole est
épiphanie de l'inaccessible : «signe renvoyant à un indicible et invisible signifié et
par là étant obligé d'incarner concrètement cette adéquation qui lui échappe, et cela
par le jeu des redondances mythiques, rituelles, iconographiques qui corrigent et
complètent inépuisablement l'inadéquation.» 32
27
1949.
1949, page 14.
29
Ibidem, page 12.
30
Durand, 1960, page 499.
31
Ibidem, page 501.
32
Page 18.
28
31
7
L’une des caractéristiques de l’imaginaire est de multiplier les
rapports de sens mais autour de noyaux archétypaux. Il s’exprime dans les images,
les récits, les mythes, les rites, mais aussi toutes les actions des hommes ainsi que
leurs connaissances, l’imaginaire étant la marque de l’esprit humain. Ainsi,
poursuivant la pensée de Durand, il se manifeste également dans les savoirs
enseignés à l’école.
La conception de l’imaginaire selon Castoriadis est tout autre. Il le
qualifie de radical, le plaçant à la racine à la fois du psychisme et de la société, ce qui
le rapproche de l’imaginaire instauratif de l’esprit selon Durand. Mais Castoriadis le
conçoit surtout comme « création incessante et essentiellement indéterminée (socialhistorique et psychique) de figures / formes / images, à partir desquelles seulement il
peut être question de « quelque chose ». »33 Il s’oppose donc à Jung, Bachelard et
Durand pour lesquels l’imaginaire revêt un fond archaïque invariant, quelles que
soient les sociétés, leur histoire. Selon Castoriadis, le propre de l’imaginaire est au
contraire de provoquer, de créer ce qui est fondamentalement, radicalement "autre".
Au-delà de cette divergence fondamentale, il nous semble qu’il y ait
des points de passage d’un modèle à l’autre : dans les deux cas, l’imaginaire a à voir
avec une ontologie. En effet, selon Durand, l’imaginaire est « la marque d’une
vocation ontologique »34. Selon Castoriadis, l’imaginaire social-historique fait surgir
l’altérité, la genèse ontologique, « autre manière et autre type d’être et d’êtreétant ».35 Dans les deux cas également, l’imaginaire est source de systèmes de sens,
mais archaïques et premiers (bien que dynamiques) selon Durand et résultants de
processus de création et d’altérité selon Castoriadis.
Revenons à la question que nous posions au début de cette partie :
quelle place tient l’imaginaire dans la relation d’implication entre le sujet et l’objet,
qu’il soit perçu ou objet de connaissance ? Selon tous ces auteurs, l’homme est
33
34
1975, page 8.
1960, page 499.
32
8
imaginaire, l‘imaginaire est en nous, il est enracinement et humanisant. L’imaginaire
serait le "signe", la marque de notre implication première, implication dans les
systèmes de sens, systèmes à « vocation ontologique »36, c’est-à-dire générant l’être.
Ainsi, nous proposons que ce qui est impliqué par l’imaginaire, ce n’est pas
seulement le sujet, ni la personne, mais l’être.
Dès lors, nous ne pouvons prétendre y échapper, sauf en perdant notre
dimension humaine et notre être. Sans doute que le meilleur moyen pour le
considérer n’est pas de le voiler, ni de le nier mais de le mettre en travail, de
l’amener à la conscience pour le dépasser par l’imaginaire lui-même, qu’il soit autre
comme l’entend Castoriadis ou qu’il soit le même à l’instar de Jung ou Durand. En
effet, nous ne pouvons lire le sens des choses qu’à travers nos propres systèmes de
sens. Il y a là comme un processus d’autoréférentiation ou de creusement du sens sur
lui-même, dont la logique aristotélicienne a tenté de sortir précisément en évacuant
tout sens autre que binaire, c’est-à-dire soit vrai soit faux.
III.
Savoir, connaissance et imaginaire
Revenons maintenant à la question qui motive ce texte : quelle est
l’implication de l’enseignant dans les savoirs qu’il transmet ? Dans un premier
temps, nous distinguerons savoir et connaissance pour ensuite entrevoir des analogies
avec l’imaginaire.
Legroux définit la connaissance en prenant appui sur le modèle
piagétien du sujet épistémique qui est « le noyau cognitif commun à tous les sujets de
même niveau »37. Ce n’est donc pas le sujet individuel avec son histoire et son vécu
singuliers, mais la marque commune aux hommes, qui varie suivant des stades de
développement identifiés. Ce noyau cognitif a donc une dimension anthropologique
qu’il nous semble utile de soulever ici dans la mesure où cela lui attribue une place
de "frère" de l’imaginaire, en tant qu’autre caractéristique de l’esprit humain. Mais il
s’y oppose aussi, dans la mesure où il semble débarrasser l’esprit de tout imaginaire
35
1975, page 271.
Durand, 1960, page 499.
37
Piaget, 1968, page 120.
36
33
9
puisqu’il est fait de structures constituées d’opérations de type logico déductif,
fermées sur des rapports de signification binaires, donc a priori opposés à
l’imaginaire symbolique.
C’est en s’appuyant sur le concept d’assimilation développé par Piaget
que Legroux distingue information, savoir et connaissance. En effet, ils différent par
leur degré d’intégration de l’objet par la personne. Cette intégration résulte du
processus d’assimilation par lequel le sujet agit sur les objets pour les constituer, les
transformer, soit sur le plan sensori-moteur soit sur celui de la pensée. Cette
assimilation est constitutive des objets mais aussi du sujet. « L’information serait la
donnée la plus extérieure au sujet, la connaissance la plus intégrée, le savoir se
situant entre les deux. »38 Partant du modèle de la psychogenèse de Piaget, Legroux
différencie la connaissance du savoir : la première est de l’ordre de l’être et le second
de l’avoir. Ainsi, « connaître n’est pas posséder la vérité, mais la chercher »39 avec
tout son être qui dès lors ne peut plus se différencier de la connaissance. Ainsi,
identité et connaissance se confondent.
Or nous avons vu ci-dessus la place de l’imaginaire dans une
ontologie du sujet, le constituant en tant qu’être. A partir de cette analogie, il semble
que des liens étroits unissent connaissance et imaginaire, ces liens étant donnés par
leur dénominateur commun : le sens qui n’est pas signification, mais impliquant le
sujet dans un processus auto référentiel, contenant donc de l’indécidabilité40.
Poursuivons maintenant sur la place de l’imaginaire dans les rapports
d’implication enseignant/savoirs enseignés. Selon Georges Lerbet, « il ne saurait y
avoir de production de savoir, si le savoir produit ne touchait pas le sens qui implique
le sujet. »41 Or, tout enseignant est amené, dans ses préparations de cours, à
formaliser, donc à produire du savoir pour être en mesure de le transmettre.
Reprenant le modèle de Legroux, Lerbet affirme que « le savoir est un construit. Il
résulte des interactions entre l’information héritée du monde extérieur, et la
38
Legroux, 1981, page 133.
Legroux, 1981, page 128.
40
Lerbet, 2002, page 98.
41
Lerbet, 2002, page 97.
39
34
10
connaissance intime propre à chaque sujet. »42 L’imaginaire, étroitement lié à la
connaissance, participe donc amplement à l’implication du sujet dans ses processus
de construction et de transmission de savoir.
Ceci étant dit, il nous semble que les concepts de connaissance et
d’imaginaire, analogues sur plusieurs points, se distinguent néanmoins et ne peuvent
être confondus. En effet, selon Legroux, la connaissance est individuelle et c’est
l’information, transmissible, extérieure au sujet, qui comporte une dimension sociale
importante. L’imaginaire, quant à lui, est conçu comme à la fois individuel et
collectif. Il est un trajet anthropologique, « c’est-à-dire l’incessant échange qui existe
au niveau de l’imaginaire entre les pulsions subjectives et assimilatrices et les
intimations objectives émanant du milieu cosmique et social. »43. Donc, Durand se
réfère également à Piaget pour concevoir l’imaginaire comme un déplacement entre
assimilation par le sujet et accommodation au milieu matériel et social. L’imaginaire
ne trouverait ses origines pas plus au niveau psychologique qu’au niveau social mais
entre les deux, par un processus de genèse réciproque.
A partir de ces analogies et distinctions, nous proposons de mettre ces
deux modèles en parallèle. Ainsi, l’imaginaire se présente comme le vecteur des
passages incessants de l’information à la connaissance, dont le savoir serait le point
de rencontre. Ce point n’a rien de stable mais il est un interface, rencontre oscillante
entre le niveau individuel et collectif, résultant d’un trajet dont l’imaginaire serait
l’infrastructure. « Tel le Dieu Janus à double visage, considéré comme un démon de
passage, le savoir peut faciliter le passage des multiples informations disséminées à
la connaissance, à condition toutefois qu’il soit vécu authentiquement par la
personne. »44 Et Legroux insiste sur la continuité des passages d’un pôle à l’autre. La
place de l’imaginaire ne serait pas plus au niveau de la connaissance que de
l’information et du savoir, mais il intervient plutôt dans la dynamique de la traversée
incessante d’un pôle à l’autre.
Nous venons de faire ressortir des analogies entre connaissance/savoir
42
43
Lerbet, 2002, page 94.
Durand, 1960, page 38.
35
11
et imaginaire, sans pour autant dégager de modèle qui préciserait les places
respectives et relations entre ces concepts. Néanmoins, notre hypothèse de départ, à
savoir que l’imaginaire tient une place dans les liens d’implication entre
l’enseignement et les savoirs qu’il transmet, se trouve confortée.
Si cette problématique questionne l’épistémologie interne de la
discipline scolaire ici considérée (le dessin technique), elle interroge aussi
l’épistémologie externe, propre à notre démarche scientifique. En effet, nous
entendons construire du savoir à propos du savoir d’autrui, donc toucher le sens qui
nous implique en tentant de toucher le sens qui implique autrui. Cette posture de
recherche s’approche de ce qu’on nomme une herméneutique.
IV.
Vers une herméneutique…
L’herméneutique peut se définir avec Durand comme « la recherche
du sens plus ou moins voilé des images »45. L’herméneutique instaurative considère
l’imaginaire comme instauration du psychisme dans sa totalité, donc elle applique
cette recherche à toutes les productions du psychisme. Les savoirs enseignés, qu’ils
soient issus de savoirs savants ou de savoirs professionnels de référence, étant des
productions du psychisme, peuvent être interprétés à la lumière des structures de
l’imaginaire.
Mais dans tous les cas, il s’agira toujours de notre part d’une
interprétation, c’est-à-dire de la recherche d’un sens sur le sens, sens qui est à
creuser, plier et déplier par transduction, c’est-à-dire selon une pensée qui opère de
proche en proche, se laissant porter par une file infinie de sens menant chacun à un
sens proche mais autre, cela vers le sans fond. Cette approche est-elle contradictoire
avec le modèle des structures anthropologiques de l’imaginaire ? En effet, ce dernier
dévoile des invariants, les archétypes, qu’il suffirait de repérer, comme si nous
pouvions nous-mêmes prétendre y échapper par nos travaux de recherche. C’est toute
la difficulté des sciences humaines que de travailler sur des objets dans lesquels nous
sommes nous-mêmes impliqués. Ainsi, en tant que chercheur interrogeant les savoirs
44
45
Legroux, 1981, page 140.
Durand, 1964, page 42.
36
12
enseignés en dessin technique, explorant le sens porté par cet enseignement, je dois
accepter de le faire à partir de mes propres interprétations, ce qui n’exclut pas une
démarche scientifique rigoureuse, mais qui inclut aussi une herméneutique prenant
en compte ma propre implication comme celle des enseignants sollicités pour mes
travaux.
En effet, qu’est-ce que l’herméneutique sinon une intégration46, ou
assimilation dynamique du sens par le sens ? Elle s’ouvre aux contradictions propres
aux symboles, donc n’en reste pas à des interprétations rationnelles. Ces sens font
cohésion sans être nécessairement cohérents les uns avec les autres. Cette démarche
va à l’encontre des recherches didactiques qui entendent rationaliser les
enseignements en dégageant les savoirs formalisés propres aux disciplines par
l’identification des concepts et champs conceptuels. Elle leur serait inverse, partant
de ce qui est formalisé pour en creuser le sens, en dégager des contradictions qu’il ne
s’agit pas de démêler mais de mettre en travail, de complexifier, c’est-à-dire de
joindre là où le sens fait cohésion. Elle s’apparente à l’implication/transduction tels
que Lourau47 les appréhende : perte de repères, globalisation, potentialisation des
systèmes de repères. Lourau écrit : « ce que je cherche n’est sans doute pas la Vérité,
mais : le lieu d’où je cherche, moi en tant qu’Obs impliqué dans la recherche. »48 Il
utilise la figure du labyrinthe, lieu de l’exploration dont l’aboutissement consiste à
découvrir son propre point de départ49. Pour cela, il évoque l’architecte Antoni
Gaudi, mort de vouloir sortir de son labyrinthe, de quitter son "milieu", point
d’attaque des figures et idées transductives50. La figure du labyrinthe, chemins
tortueux tournant autour d’un point sacré, semble effectivement renvoyer au sens
premier de "recherche" dont l’étymologie est circare, signifiant "tourner autour
de"51.
46
Durand, 1964, page 75.
1997.
48
1997, page 59.
49
Lourau, 1997, page 60.
50
Lourau, 1997, page 83. Gaudi avait son atelier de création dans la Sagrada Familia. Il est mort
renversé par un autobus en s’éloignant de la façade de la Sagrada pour mieux la voir… anecdote
lourde de sens sur l’implication du chercheur ou créateur.
51
Bertin, 2003, page 153.
47
37
13
Pour conclure, cette jonction théorique entre imaginaire et
connaissance, dont le sens est le dénominateur commun, permet d’aborder, sous
l’angle de la complexité, la question de l’implication de l’enseignant dans les savoirs
construits et transmis. Sa prise en compte ne consiste pas à se débarrasser de cette
pensée symbolique pour ne conserver que des savoirs soit disant purifiés, mais bien
au contraire, elle permettrait à « la connaissance de s’approfondir elle-même »52, et
au sujet de restaurer « sa curiosité plus ou moins explicite et qui semble aussi être ce
que j’ai appelé ailleurs […] le désir heuristique renvoyant à l’inconscient cognitif. »53
Cette jonction conduit aussi à une épistémologie proche de ce que
Gilbert Durand nomme les herméneutiques instauratives, pour lesquelles
l’imagination symbolique est instauration puissante de la culture toute entière, y
compris des savoirs qu’elle produit et transmet. La démarche de recherche devient
donc une herméneutique, le chercheur en sciences de l’éducation étant impliqué54,
par sa propre connaissance, dans un imaginaire qu’il a tout intérêt à creuser et
développer s’il souhaite travailler sur le sens inhérent aux enseignements qui font
l’objet de sa recherche.
Repères bibliographiques
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BARBIER René, 2001, consulté sur Internet : http://www.barbier-rd.nom.fr/connaissancesoi.html
BERTIN Georges et coll., 2003, Développement local et intervention sociale, Paris, L’Harmattan,
317p.
CASTORIADIS Cornelius, 1975, L'institution imaginaire de la société, Paris, éditions du Seuil, 1999,
538 p., pages 171-399.
DUFOUR Dany-Robert, 1990, Les mystères de la trinité, Paris, éditions Gallimard, 464 p.
DURAND Gilbert, 1960, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992, 535 p.
52
Lerbet, 2002, page 101.
Ibidem.
54
Il est aussi intéressant de remarquer, en reprenant les structures anthropologiques de l’imaginaire
(Durand, 1960), que la notion d’implication correspondrait à l’imaginaire du retournement, de
l’avalage qui enveloppe, enroule, implique, donc une posture épistémologique plus intimiste, qui
n’exclu d’ailleurs pas la posture distanciée, entendant se séparer et séparer, et qui vient s’y associer
comme deux pôles antagonistes qui se potentialisent mutuellement. Ainsi, nous pourrions poursuivre
cette lecture anthropologique des postures de recherche à la lumière des structures de l’imaginaire.
Mais là n’est pas notre objet.
53
38
14
DURAND Gilbert, 1964, L'imagination symbolique, Paris, PUF, 1998, 132 p.
LE
GRAND
Jean-Louis,
rd.nom.fr/JLLeGrandImplexite.html
consulté
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Internet :
http://www.barbier-
LEGROUX Jacques, 1981, De l’information à la connaissance, Paris, UNMFREO, Mésonance, n°1 –
IV, 379 p.
LE LAY Yves, 1953, préface aux Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Georg Editeur SA, 770p.,
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LERBET Georges, 2002, Nouvelles ingénieries des sciences sociales et processus de construction du
sujet, in Actualités des nouvelles ingénieries de la formation et du social, s/d Catherine Guillaumin,
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LOURAU René, 1997, Implication transduction, Paris, Anthropos, 198 p.
LUPASCO Stéphane, 1960, Les trois matières, Strasbourg, Éditions Cohérence, 1982, 171 p.
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RICŒUR Paul, 1986, A l'école de la phénoménologie, Paris, Librairie philosophique Jean Vrin, 1998,
295 p, pages 7-20.
VARELA Francisco J., 1989, Autonomie et connaissance, Paris, Seuil, 254 p.
39
Mlle Martine Arino
Docteur en sciences de l’information et de la communication
Chargée de cours au département de sociologie – Université de Perpignan
Résumé de thèse1 :
Approche socio-sémiotique des logiques implicationnelles du
chercheur en sciences de l’information et de la communication
« Je me suis efforcé de décrire le monde, non pas comme il est
mais comme il est quand je m'y ajoute, ce qui, évidemment, ne
le simplifie pas. » Jean Giono, Voyage en Italie, p. 57
Le rapport du chercheur à son objet d’étude dans l’acte de connaissance est dominé par
deux couples de concepts intimement liés : distanciation et implication d'une part, explication et
compréhension d'autre part. L’explication propose une connaissance analytique bâtie à l'aide de
formalismes bien définis et de moyens quantitatifs ouvrant sur des possibilités de réfutabilité et
de falsifiabilité. Elle présuppose la distanciation du chercheur, garante d'une attitude critique et
objective. En revanche, dans la vision compréhensive c'est la totalisation, la connaissance
synthétique atteinte par les voies subjectives du vécu personnel et de l’empathie qui dominent.
Elle présuppose l'implication du chercheur, garante de la précision et de l'exhaustivité du
savoir. La science positive s'est bâtie (Descartes) sur l'explication et l'idéal de la connaissance
scientifique a été incarné par le déterminisme absolu « tel effet - telle cause » (Laplace).
Cependant, de nos jours, on parle de Sciences Exactes et Expérimentales ou « Sciences
dures » et de Sciences Humaines et Sociales ou « Sciences molles ». Chaque monde semble clos
sur lui-même. Devant le succès des Sciences « dures », les Sciences « molles » ont été tentées
d'importer les méthodologies de ces dernières, le plus souvent de façon aveugle en oubliant
notamment de réviser à cette occasion la position du chercheur vis-à-vis de l'objet de
connaissance. Cela a engendré le développement de la démarche explicative dans les Sciences
Humaines et la transformation du sujet en objet. Du même coup le savoir s’est atomisé en
disciplines.
En réaction, à cette évolution des Sciences Sociales, nous avons vu apparaître des
courants post-modernistes fondés sur la compréhension. Leurs tenants ont au départ pour
40
hypothèse qu'il n'existe pas de « vérité » connaissable. La compréhension, en incluant le
chercheur, particularise et « intimise » un savoir dès lors peu communicable, difficilement
réfutable et encore moins falsifiable (croyances, « sciences » non fondées en raison comme
l'astrologie par exemple, etc.…)
La distanciation associée à l'explication d'une part et l'implication associée à la
compréhension d'autre part apparaissent comme deux pôles opposés dans le processus
d'élaboration de la connaissance. Si dans les Sciences Exactes on conçoit que l'explication
domine il n'est pas requis dans les Sciences Sociales, ni de singer la démarche explicative ni de se
cantonner dans une attitude uniquement compréhensive. Nous proposons une formalisation
provisoire de cet écueil dans l’activité cognitive au moyen du « carré sémiotique » de Greimas.
En effet, le carré permet de saisir les couples (distanciation, explication) d'une part et
(implication, compréhension) d'autre part d'un même mouvement de pensée en tant que catégorie
sémantique de l'endotisme :
Endotisme
Distanciation
Implication
Explication
Compréhension
Non-implication
Non-distanciation
Exotisme
1
Martine Arino, « Approche sémiotique des logiques implicationnelles du chercheur en sciences de l’information et
de la communication », sous la direction du professeur Robert Marty, soutenue publiquement le 26 novembre 2004 à
41
Les Sciences Exactes se situent « à gauche du carré » et le théorème de Gödel, par
exemple, a montré les limites de l'explication. En revanche le savoir produit est aisément
communicable, restituable puisqu’il est mathématisé et donc universel. Les Sciences Sociales qui
sont marquées principalement par la singularité de l’expérience, génèrent a priori des doctrines
« informes » c'est-à-dire à un savoir dont la forme n'est pas connue ou reconnue. Elles se situent,
par nature pourrait-on dire, à l’opposé des Sciences Exactes, à la droite du carré. Une doctrine
informe est difficilement communicable par défaut d'universalité notamment et surtout au niveau
de la restitution du savoir. L’affaire Sokal en est une belle illustration. De plus, dans les Sciences
Sociales la mise à distance est encore plus problématique car le chercheur est un être social. Il est
pris à la fois dans sa propre subjectivité et dans celle de la plupart des objets de sa recherche, se
trouvant devant l’impossibilité de nier son être au monde, de s’abstraire de la réalité.
Quelles sont alors les conditions d’objectivité d’une production de connaissance entachée
par l’implication du chercheur ? Ses transferts et contre-transferts sont autant de « bruits » qui
participent du fait social observé. Il doit les intégrer dans son dispositif pour essayer de se
comprendre lui même en tant qu’observateur. En conséquence, dans les Sciences Sociales la
pertinence du propos dépend de la maîtrise de la catégorie sémantique distanciation-implication.
Si l’on est trop près de son objet de connaissance on risque de fusionner avec lui et de ne plus
avoir la distance nécessaire pour produire un savoir communicable. Ici se situe le point de nonretour de l’implication du chercheur aveuglé par les évidences qui échappent à sa conscience.
L’endotisme c’est la prise en considération du couple distanciation-implication. A contrario, si le
chercheur s'éloigne trop de l'objet le risque est inverse : on parlera alors d’étrangeté avec son
objet et là aussi la situation de production d'un savoir réel communicable n'est pas assurée.
L’exotisme est la non-prise en compte de la distance et de l’implication.
De plus, le chercheur est tenu de représenter l’objet de connaissance dans un compterendu afin de le restituer à une communauté de chercheurs mandatée par la société. Cette
restitution est donc une activité sociale. Son rôle est difficile à tenir entre deux tensions qui n’ont
pas la même finalité : produire un savoir le plus objectif possible tout en satisfaisant à une
demande et/ou une commande sociale. C’est donc de la gestion de ces deux tensions que
dépendra la qualité et la valeur de sa recherche. D'où la question : Quelles sont les conditions de
l’université de Perpignan.
42
possibilité de restitution d'un savoir objectif (ie sur l'objet) sous la contrainte de l’implication en
Sciences Sociales ?
Finalement, décrire une classe d'objets du monde, but de toute science, implique une
double conscience : celle de l’écart objet–observateur et celle du caractère social de la restitution
de l’objet dans une représentation afin de le communiquer. Comment trouver la bonne distance à
l'objet, comment gérer son implication ? Faire de l'implication un objet de connaissance n'est-il
pas du même coup en faire un outil de connaissance ?
Le binarisme du carré sémiotique ne permet pas de formuler la problématique de la bonne
distance car il ne connaît pas de position intermédiaire et ne laisse pas place à la restitution. En
revanche la triade ouvre des perspectives en introduisant la restitution (représentation de l'objet)
comme terme médiateur dans une sémiosis cognitive. Le passage du carré à la triade permet le
positionnement de l’esprit humain par rapport aux couples oppositifs en adjoignant un troisième
terme indispensable pour éclairer la problématique de l’implication : la représentation.
La sémiosis cognitive concerne la correspondance entre la structure « vécue » (expérience
passée résumée dans une conception a priori de l’objet) et la structure pensée dont elle jalonne les
étapes « logiques ». Par structure nous entendons un modèle de l'objet construit à partir d’un
ensemble d’énoncés primitifs liés entre eux par des règles de déduction. L’interprétant cognitif du
chercheur attribue la structure à l’objet. Le chercheur organise la restitution de l'objet dans une
structure logique gouvernée par son expérience passée de l’objet et par sa formation. Dans un
premier temps il réactive des modèles théoriques qui lui ont été inculqués dans son cursus
universitaire. Il peut reproduire un modèle ou le modifier pour les besoins de l’étude. Ce faisant,
il modifie son appréhension de l’objet. La sémiotique permet de rendre compte de ce processus
d’attribution de la structure à l’objet de recherche explicitant ce processus récursif : c'est la
sémiose ou sémiosis, une action traversante du temps, un processus inférentiel qui incorpore dans
une structure relationnelle triadique évolutive. C’est par le biais de l'interprétant, que l'on peut
prendre en compte la dimension pragmatique de l'action du signe. Si bien que l'aboutissement de
la recherche s'exprime dans des termes tels que : « pourrait être », ou « serait » (would be).
Autrement dit, toute représentation restituée renouvelle à l’infini l'appréhension de l’objet de
connaissance.
A l’issue de son étude le chercheur, qu'il en soit conscient ou pas, produit un objet de
deuxième ordre, une représentation qui inclut sa représentation de son rapport à l'objet : la
restitution ou compte rendu. Celui-ci a pour fonction de rendre le savoir communicable, d’où
43
mon intérêt pour les Sciences de l’Information et de la Communication. Je me dois de souligner
ici l'emploi du pronom personnel « mon ». Car si le « nous » signifie le chercheur « en tant que
tel », le chercheur « collectif », le « je » signifie particularité, ma présence en tant que « moi ». Le
changement ici de pronom personnel signale la dialectique du « nous » et du « je ». Et il sera
aussi question du vous, de l’autre. Le vous représentera alors les lecteurs potentiels, le jury dans
un premier temps. De plus, le chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication
(SIC) doit in-former (donner forme) l'information et communiquer sur la communication d'où une
boucle de récursivité causale à l’intérieur d'une autre boucle, celle de la relation à son objet. Les
SIC ont alimenté le débat dans ce domaine avec la notion de « communication participation » ou
« communication orchestre » avancée par l’Ecole de Palo Alto. Celle-ci fait émerger le concept
d’implication dans les SIC combiné avec les concepts de « systèmes hiérarchisés », « de types
logiques », « de niveaux », « de cadre » et « de contexte ». C’est là que l’on peut valider la
sémiotique comme chaînon manquant entre sociologie de la communication et SIC. Je le mets en
évidence en interprétant les travaux d’Yves Winkin en montrant que la sémiotique, présente en
filigrane, soutenant son propos sur la communication, - un processus social, co-construit
permanent, intégrant la parole, le geste, le regard, la mimique - est conçue comme un processus
d’interaction, où l’interaction devient aussi un objet de connaissance. Ces chercheurs approchent
l’implication principalement au moyen des concepts de processus et d’interaction du chercheur
avec l'environnement. A la sociologie, les SIC ont emprunté l’observation des situations, à
l’ethnométhodologie la restitution, la mise en mots du terrain, qui à son tour, avec la notion
d’indexicalité, réintroduit la sémiotique Peircienne par le biais de ce concept qui en est issu.
Comme la sémiotique est, selon Peirce, « un autre nom de la logique », je peux raisonnablement
espérer qu'elle me permettra de dégager des logiques phénoménologiques à l'œuvre au sein du
phénomène de l'implication.
Dès lors, je me suis demandé comment j’allais accéder à mon implication. J’ai trouvé dans
les travaux de René Lourau une réponse à cette question grâce à sa pratique du journal de
recherche. Aussi, mêlerai-je à mon document de thèse, les bribes les plus significatives du journal
de recherche porteuses de mon implication dans cette recherche. Ainsi le lecteur pourra
s'impliquer lui-aussi au deuxième ordre ; il aura de ce fait la possibilité de se reconnaître comme
partenaire dans la
construction du sens en analysant pour son propre compte ma propre
implication à travers le contenu de mon journal de recherche.
44
Durant mes deux premières années de thèse, j’en suis venue à douter de tous mes acquis
universitaires. A ce stade de mon travail, je ressentais une grande angoisse que je soignais en
multipliant les lectures et les approches disciplinaires. C'est en octobre 2002, après une
discussion avec mon directeur de thèse sur mon premier chapitre que j'ai compris que je devais,
en première intention, appréhender l'implication à travers mon propre rapport à l'objet car c'est
dans la singularité de ma position de chercheur que se trouvaient les germes d'universalité à
laquelle je voulais accéder. J'ai donc engagé aussitôt une démarche réflexive sur mes propres
travaux puis j'ai élargi cette problématique en observant les doctorants de mon laboratoire ainsi
que ceux inscrits sur la liste « sicliste2 ».
Mon implication dans cette thèse est mon premier objet d’expérience. Elle m'a conduite à
analyser ma propre implication dans l’institution universitaire, à élucider mes prises de position
lors de cette recherche. La période de thèse m’est apparue comme particulièrement riche pour
observer l’implication dans la recherche car un doctorant est d'une certaine manière « en cours
d’institutionnalisation ». Ces notes ont au sens bourdieusien du terme une fonction auto réflexive
portant description du cheminement méthodologique qui donne sens à ma thèse. Ici il s’agit de
moi en tant que chercheur pris dans un champ universitaire. J’ai eu l’heureuse opportunité de
trouver une voie alternative et complémentaire à cette implication institutionnelle dans la création
d’un espace de recherche pas encore institutionnalisé : Esprit critique, dont j'ai pu suivre
l'évolution dès sa naissance. La revue électronique de sociologie Esprit critique est une
publication scientifique spécialisée en sciences sociales qui présente des analyses, des comptes
rendus et des résultats de recherche. Fondée le 1er novembre 1999 par Jean-François Marcotte,
elle vise à constituer un lieu de communication ouvert dans le domaine de la sociologie et des
sciences sociales.
Ses missions sont exposées sur son site : http://www.espritcritique.org
Elle compte aujourd’hui plus de 2000 abonnés. Depuis janvier 2002, elle fait partie de mon
quotidien, j’y analyse mon implication et l’évolution de sa relation avec les institutions
universitaires de recherche à travers plus de 3000 messages, une rencontre en 2003 à Angers et la
création d’une association.
La revue s’est tout d’abord inscrite dans le négatif de cette recherche en créant un espace
2
Liste des doctorants en Sciences de l’Information et de la Communication
45
hors des institutions. J’ai alors pensé qu’elle serait un terrain favorable à l'observation
(participante) de l’implication du chercheur puisqu’elle le libère a priori de l’institution
universitaire et constitue un champ de contre-épreuves. La revue m’a semblé être une alternative,
une troisième voie entre universalité (l’institution) et particularité (la négation de l’institution).
Autant qu'un lieu privilégié pour l’observation participante, la revue
Esprit Critique m'est
apparue comme un analyseur naturel. Au regard des acquis de l'Analyse Institutionnelle le
fonctionnement de la revue ( création et maintenance du site web, gestion de listes de discussion
et de diffusion, frais de déplacement pour nous réunir une première fois….) devait emprunter
l'une des deux voies : la mulhlmanisation, c'est-à-dire l’institutionnalisation ou l’autodissolution
c'est-à-dire la dés-institutionnalisation.
Dans l’effet Mulhlmann, l’institutionnalisation, qui est fonction de l’échec de la prophétie
initiale, est facile à repérer et à suivre dans l'analyse du développement de la revue. Les membres
de la revue vont-ils en fin de compte reproduire l’ordre qu’ils avaient pour vocation de nier ? La
création d’une association, et différentes actions que j’analyserai, sont-elles des réponses à cette
question ? La prophétie fonctionne-t-elle comme une idéologie de référence même si elle n’a plus
rien à voir avec le fonctionnement réel de la revue ?
En écrivant cette thèse, j’ai sans cesse pensé à son accueil par vous, communauté
scientifique institutionnalisante. Dans un premier temps, cette inquiétude a censuré mon écriture.
Comment écrire sans penser à ceux qui vont nous lire ? Cependant, au bout de quelques années,
je me suis rendu compte qu’il était impossible de faire de l’implication un véritable objet de
connaissance si je ne me prenais pas moi-même comme objet de connaissance. Le pari était
risqué : livrer les conditions d'élaboration de ce travail de recherche, révéler ce qui a rendu
possible son écriture et par là même fournir les indices de mon implication dans le champ. Pierre
Bourdieu, dans l'Homo Academicus3 s'interroge sur la constitution d'un champ en posant la
dialectique de la perception par ses agents. En particulier, en dévoilant aussi clairement mon
objet et mon positionnement épistémologique je risque d'alimenter un procès en marginalisation
voire en exclusion d'un champ disciplinaire comme les SIC.
En conséquence, il me semble que je pourrais être confrontée à l'alternative suivante :
1/ soit la communauté scientifique reconnaît l’analyse de l’implication du chercheur dans
son objet comme utile pour la connaissance, alors ce travail s’institutionnalisera.
2/ soit l’implication n’est pas vraiment reconnue sur le marché du savoir et alors ce travail
3
Pierre Bourdieu, L’Homo Academicus, Minuit, Paris, 1984.
46
sera dissous par les mécanismes collectifs de défense de l'institution universitaire et il est possible
qu’elle s'en défende symboliquement en excluant du champ les doctorants soucieux malgré tout
de s'engager dans la vie sociale.
La seconde voie entraînerait ma disparition d'un champ dont j'aurais été le principal artisan,
autrement dit l'évacuation de la contestation de mon « en tant que ».
3/ Quoi qu'il en soit, dans chacun des cas l’implication remplira une fonction d’analyseur
du champ et posera avec force, me semble-t-il, la question suivante : l'analyse de l'implication
fait-elle progresser la science ou déclenche-t-elle des résistances qui la rendent contre-productive
et par voie de conséquence catastrophique pour la carrière des chercheurs qui s'impliquent dans
des objets de connaissance du deuxième ordre ?
De plus, tout savoir étant historiquement daté, peut-on espérer trouver une solution pérenne
à cette question ?
Qu’elle place faut-il donner à l’espérance, au doute, en bref à tout ce qui dans la
particularité est constitutif de l’implication dans la recherche, surtout dans les Sciences de
l’Information et de la Communication ? Est-il possible d’ignorer que de grands scientifiques tels
G. Bachelard et A. Einstein ont montré l’importance de la rêverie dans l’émergence des
« métaphores de travail » ? L’effort du chercheur dans sa volonté d’atteindre le but de sa
recherche, sa quête du sens ont-ils une place dans le champ ?
Son apport cognitif vise à élucider, à travers le champ des possibles, une objectivation du
chercheur pris dans la dialectique entre objectivité et subjectivité, mouvement d’intériorisation de
l’extérieur et d’extériorisation de l’intérieur. Le modèle construit à la lumière de la sémiotique
peircienne crée un savoir profondément pragmatique car il s’efforce de prendre en compte ses
effets pratiques sur ceux-là mêmes qui tentent de le produire. Il permet d’analyser la subjectivité
comme tension vers l’objectivité et de ce point de vue Sciences Sociales et Sciences Exactes sont
logées à la même enseigne. Alors il semble que la pratique de la transdisciplinarité en important
les façons de penser les objets de connaissance d'un champ dans l'autre soit une voie privilégiée
pour faire progresser la pensée exacte et dans les deux champs. C'est ce que Peirce nommait déjà,
l'esprit de laboratoire : « …sauf peut-être sur des sujets où son esprit est entraîné par des
sentiments personnels ou par son éducation, sa disposition [de l'expérimentaliste] est de penser
toute chose comme toute chose est pensée en laboratoire, c'est-à-dire comme une question
d'expérimentation. » (5.411)
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54
1
La collaboration SMA- Sciences sociales ou comment rendre compte de l’implication de
la recherche et des chercheurs dans des projets de développement durable : l’exemple du
Sénégal
Alassane Bah, ESP
Ecole Supérieure Polytechnique
Département Génie Informatique
Université Cheikh Anta Diop
BP 5085, DAKAR Fann, Sénégal
[email protected]
Christine Fourage, CERIPSA
Institut de Psychologie et Sociologie
Appliquées
Université Catholique de l’Ouest
BP 10808,
49008 Angers cedex 01 France
[email protected]
Jean-Max Estay, CREAM
Institut de Mathématiques Appliquées
Université Catholique de l’Ouest
BP 10808,
49008 Angers cedex 01 France
[email protected]
Ibra Touré, Cirad-Emvt
Pôle Pastoral Zones Sèches (PPZS),
Isra-Dakar, Sénégal
B.P.: 2057
Dakar-Hann, Sénégal,
[email protected]
55
2
I)
Introduction : SMA et Sciences Sociales, une collaboration nécessaire
Les Systèmes Multi-Agents (SMA) ont été proposés et développés par Jacques Ferber (Ferber,
95) pour simuler des comportements concurrents. Ils peuvent être assimilés à des microprogrammes
s’exécutant dans un univers et échangeant avec cet univers et entre eux des informations, des
compétences, des services. Leurs applications se trouvent dans le domaine industriel, la géomatique …
mais aussi dans le domaine des sciences humaines.
SMA et sciences sociales peuvent être associés et se nourrir de leurs approches
complémentaires en confrontant les réalités de terrain à la modélisation. La collaboration s’est inscrite
dans le domaine du développement durable et/ou local (dans une moindre mesure dans le domaine
médical, notamment dans des expériences de suivi médical à domicile dans le cas de pathologies
lourdes au Québec).
Qu’il s’agisse des simulations d’impact des transformations techniques, de la gestion
rationnelle de l’énergie renouvelable ou de l’eau, des effets induits par un changement organisationnel
ou de nouvelles normes juridiques, la problématique de l’acteur (agent) est au cœur des préoccupations
de l’informaticien. Or ces différents aspects du changement social sont tributaires des représentations
dont ils sont issus (Weber, 95).
A cet égard l’apport de la sociologie est double :
o
Théorique : en contribuant à l’élaboration d’une grille de lecture de la réalité sociale
qu’il s’agit de modéliser. Rappelons que la sociologie est une discipline cumulative, à
ce titre elle dispose de théories analytiques des mécanismes sociaux qui peuvent être
éprouvées et guider le travail de l’informaticien. C’est également une posture qui se
fonde sur la neutralité axiologique, l’extériorité de l’analyse, qui prône
dans la
tradition durkheimienne que les phénomènes sociaux doivent être examinés comme
des choses et sont reconnaissables au pouvoir de coercition qu’ils exercent sur les
individus, à leur insu.
o
Méthodologique : en tant que discipline empirique, la sociologie s’est dotée, au fil du
temps, de méthodes de recueil de données, qui se veulent objectives et qui permettent
« d’interroger » de manière organisée le terrain.
En retour, le sociologue, grâce aux SMA, aura à relever le défi de l’expérimentation dont il se
méfie par tradition et habitus ! Il s’agit pour lui de confronter l’analyse et la description des
mécanismes sociaux aux perspectives offertes par la simulation qu’il aura contribuée à construire. Une
occasion unique de tester ses hypothèses peut lui être offerte.
L’informaticien devrait apporter des outils d’évaluation qui manquent cruellement au
sociologue, cependant force est de constater que le rapprochement entre les deux disciplines reste
marginal.
56
3
II)
Les Systèmes Multi-Agents (SMA)
Un système multi-agents est un système informatique qui permet de mettre en place des
univers virtuels à des fins de simulations (Lenay, 94) (Doran, 94). Les modèles créés s'organisent
autour d'entités, appelées des objets ou des agents, placées dans un univers dynamique. Au cours du
temps, ces entités évoluent, du fait de leurs caractéristiques propres et de l'ensemble des interactions
qu'elles ont avec leur environnement. Les agents sont capables d'agir sur ce qui les entoure : à la fois
sur les autres agents et sur les objets.
On s’attache principalement à définir les actions des agents en décomposant le mécanisme en
trois étapes : perception - délibération - action. En général, l'agent est doté d'un champ de perception
limité, qui lui permet d'obtenir des informations sur son environnement. A partir de ces connaissances
et d'objectifs qui lui sont donnés, il procède durant ses délibérations à des choix entre un certain
nombre d'actions prédéfinies. Ensuite, en agissant, il va transformer son environnement, et donc la
perception qu'il en a et il devra reconsidérer ses connaissances pour choisir de nouvelles actions.
Ce processus itératif est d'autant plus complexe que l'agent n'est pas seul à influer sur ce qui
l'entoure et, qu'à chaque pas de temps, l'univers est modifié par les actions de tous les agents,
conduites de façon simultanée. Il y a plusieurs façons pour les agents de s'influencer les uns les autres :
en transformant directement les autres, en communicant avec eux par des envois de messages (et donc
en transformant ses connaissances, ou ses objectifs), et en modifiant l'environnement commun et donc
la perception que chacun en a (Bousquet, 96).
Pour définir un système à partir duquel effectuer des simulations, il faut décrire les
caractéristiques des objets et des agents, les dynamiques de leur évolution et les modalités d'actions
des agents. On lance alors la simulation à partir d'un état initial en répétant à chaque pas de temps une
succession de transformations et d'actions. L'univers et les agents évoluent jusqu'à ce que des
situations d'équilibre apparaissent dans leurs caractéristiques ou que des régularités soient repérables
dans les actions. On parle en général d'émergence pour décrire ces phénomènes globaux qui se mettent
en place dans les univers à partir d'un grand nombre de dynamiques locales (Cariani, 91), (Baas, 94),
(Doran, 94).
Considérant l'importance donnée à l'interaction dans la modélisation en multi-agents, celle-ci
est très souvent utilisée pour décrire des sociétés, que celles-ci soient animales ou humaines. La
plupart du temps, c'est la capacité d'auto-organisation des sociétés qui est ainsi mise à l'épreuve et les
processus supposés sont testés. Pour décrire l'apparition de hiérarchies dans les sociétés humaines,
c'est la quête de ressources qui est en général simulée, avec l'apparition de groupes dépendant de chefs,
qui perdurent ou non au delà d'une action commune (Doran, 93 et 94). Le cadre multi-agents permet
alors de chercher les conséquences d'actions locales, relatives à des logiques explicitement décrites,
sur la forme du collectif.
57
4
Face à ces simulations émergentistes où l'agent ne "comprend" pas le collectif auquel il
participe dans ses actions, d'autres usages du système multi-agents se basent sur l'existence d'un
groupe social prédéfini et la capacité de chaque agent à percevoir les autres et à vouloir s'engager à
leur égard (Rao, 95), (Castelfranchi, 95). Il est également possible de définir un agent-groupe qui
représente des caractéristiques du collectif et interagit avec des agents-individus (Barreteau, 98). Ainsi,
l'influence du groupe social sur les comportements individuels, est mise en scène.
Différentes hypothèses peuvent ainsi être testées dans des simulations pour ce qui concerne les
informations reçues par l'agent, ses objectifs individuels, ainsi que les diverses formes d'influence du
collectif sur ces critères. C'est cette définition du modèle à travers des règles locales de comportement
qui rend la simulation dans les systèmes multi-agents intéressante pour les sciences sociales (Gilbert,
93).
III)
Le développement durable
Dans les années 50 à 70, le concept de développement peut se résumer à une croissance auto-
entretenue notamment par la mise en valeur de ressources naturelles et d’espaces naturels inexploités,
en dominant, valorisant ou maîtrisant la nature (Weber, 95).
Le concept de sustainable development (développement durable) apparaît au milieu des années
70. Il s’agit d’un développement qui « satisfait les besoins de la génération présente sans
compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs » (Bruntland, 87). La nature est
perçue comme stock à gérer à l’optimum, à l’équilibre. Il s’agit de préserver des milieux, de maintenir
ou restaurer des équilibres.
Dans les années 1990, « l’intrusion de la variabilité, de l’incertitude et de l’irréversibilité dans
les dynamiques de systèmes conduisent à poser le développement en termes de gestion des interactions
entre des variabilités économiques et sociales et des variabilités naturelles, tant dans l’espace que dans
le temps ».(Weber 95). C’est ce qu’on appelle le développement viable. Le regard se déplace, on
recherche plus un optimum mais on préférera l’élaboration de stratégies adaptatives tant aux
variabilités naturelles qu’aux variabilités économiques. Il s’agit de gérer au mieux, sur la base
d’objectifs pérennes, des interactions entre des sources différentes de variabilité, naturelle et sociale.
Raisonner en termes de développement viable, c’est affirmer que la définition des règles d’équité,
comme des objectifs à très long terme ressortent du débat politique, non de définitions analytiques. On
passe alors de modèles où, soit l’optimisation économique est la condition sine qua non du
développement, soit le respect des principes de fonctionnement des écosystèmes sera la contrainte
première, à un modèle où les normes éthiques priment sur les autres (Torres 00). Dès lors, Le
développement durable, renvoie au respect simultané de plusieurs objectifs (Torres 00) : le
développement économique ; la préservation de la base de ressources naturelles et les contraintes
écologiques qu’elle implique ; l’équité sociale intergénérationnelle et intra-générationnelle
(notamment entre pays du Sud et du Nord). Le développement durable est une trajectoire de
58
5
développement qui permet la « coévolution » des systèmes économiques, sociaux et écologiques
(Torres 00).
IV) La dynamique de la recherche appliquée : Le développement durable au
Sénégal
Le partenariat SMA-Sociologie, compte-tenu des spécificités énoncées en introduction trouve
à s’employer tout particulièrement dans le cadre de « recherches-actions » appliquées
au
développement durable.
Le rôle de l’informaticien est d’outiller le sociologue. Les besoins du sociologue s’apparentent
à une modélisation informatique des données sociologiques et des évènements. C'est une
méthodologie de travail interdisciplinaire, la "modélisation d'accompagnement" (Bousquet, 96) qui est
au centre de la recherche. Dans cette perspective, le pont entre les deux disciplines prend la forme d'un
aller-retour entre la réalité perçue et le monde virtuel construit. Observation et formalisation se
remettent ainsi en cause respectivement pour atteindre une meilleure compréhension du système réel.
Une expérience originale alliant les deux approches disciplinaires s’est développée depuis
2001 au sein du Pôle Pastoral Zones Sèches (PPZS1) basé à Dakar afin de préserver un élevage
pastoral durable.
L’élevage pastoral est un système de vie et de production majeur des zones arides en Afrique,
malgré la crise généralisée qui secoue les écosystèmes. La question d’un élevage pastoral durable,
mieux intégré aux sociétés nationales et articulé aux autres systèmes de production en zones sèches,
est au centre des programmes de développement nationaux, régionaux et internationaux. Pour la
recherche développement, l’enjeu se situe à deux niveaux : il consiste à instruire les prises de décisions
politiques et économiques à travers une approche globale et à identifier avec les populations les
solutions pratiques répondant à leurs besoins, leur permettant ainsi de sécuriser tant leur projet social
que le potentiel de production des écosystèmes pastoraux.
Un système de simulation informatique par SMA a été mis en place pour aider à une
évaluation plus neutre des rationalités possibles, d’abord des acteurs, puis des politiques
d’aménagement à l’échelle de la région plutôt que de continuer à expérimenter en grandeur réelle des
politiques dont les conséquences s’avèrent ensuite dramatiques au niveau humain ou environnemental.
L’expérimentation a deux objectifs :
Un objectif de recherche : réussir une modélisation de la rationalité des acteurs comparable à
celle observée sur le terrain et clarifier l’analyse interdisciplinaire (informatique et sociologique)
nécessaire à une bonne conceptualisation de ces pratiques pastorales. La convivialité, la souplesse dans
les hypothèses et l’interactivité de la simulation construite permettent d’intégrer les contributions,
1
PPZS, http://lead-fr.virtualcentre.org/fr/res/pasto/PPZS/index.html
59
6
certes des différentes disciplines impliquées, mais aussi des différents types d’acteurs concernés
(développement, éleveurs).
Une évaluation de l’impact sur le complexe actuel hommes-milieu (état de l’environnement,
degré de mobilité et territorialisation observés, impacts socio-économiques) des pratiques pastorales et
des politiques d’aménagement possibles (règles d’usage et d’appropriation comprises).
Nous présentons également deux études de cas qui ont été menées au Sénégal. La première
connue sous le nom de « SelfCormas » (d’Aquino et al. 2003) concerne globalement l’appui à la
gestion décentralisée territoriale au Nord du Sénégal. La méthode mise en œuvre est la conception
endogène d’un support d’accompagnement pour les différents acteurs associant les Systèmes
d’Information Géographiques (SIG), les Systèmes Multi-agents (SMA) et les jeux de rôles. La
seconde étude intitulé « Thieul » (Bah et al. 2003) s’intéresse à la dynamique de l’occupation de
l’espace dans une zone agro-sylvo-pastorale dans le Centre-Est du Sénégal.
Les modèles issus de ces deux expériences présentent un intérêt pratique car faisant intervenir
dans leur processus de conception non seulement plusieurs experts (sociologues, modélisateurs,
pastoralistes, géographes et autres) mais aussi des acteurs locaux (agriculteurs, pasteurs, élus locaux).
1. SelfCormas
L’expérience, baptisé « SelfCormas » a consisté en quatre ateliers tests de trois jours, organisé
dans le delta du fleuve Sénégal à différentes échelles et avec des populations cibles. Le premier atelier,
en français, concernait un groupe de personnes-ressources de la collectivité locale rurale (instituteur
rural, jeune de retour au village, etc.) choisies directement par celle-ci pour ensuite les appuyer dans la
planification territoriale. Les trois autres ateliers ont été testés en langue locale wolof, directement
auprès des représentants des populations de chaque localité, non alphabétisées.
Après les phases d’information et de concertation, premières étapes de la démarche
d’accompagnement, les participants ont été amenés à tester des règles de gestion des ressources et à
imaginer les évolutions possibles.
Les simulations développées à partir de ces différentes expériences ont permis d’aider les
acteurs à se concerter et à enrichir leur réflexion à chaque étape du processus de décision, depuis
l’identification de règles d’accès pour un type d’espace donné (agricole, pastoral) jusqu’à l’évaluation
des impacts sociaux et environnementaux des aménagements possible du terroir.
2. Thieul
L’objectif majeur de cette expérience menée au sein de l’Unité Pastorale de Thieul2 est de
modéliser les différentes connaissances acquises sur le multi-usage des ressources et de l’espace
autour du forage de Thieul. Il s’agit de construire une réflexion interdisciplinaire sur la viabilité du
D’une superficie 1 031.46 km2 l’unité pastorale de Thieul est située dans la zone sylvo pastorale du Ferlo à une
soixantaine de kilomètres au sud-est de Dahra au Sénégal
2
60
7
pastoralisme dans des conditions bioclimatiques difficiles et dans un contexte particulièrement
sensible sur les plans ethnique, social, culturel, économique et politique.
La modélisation multi-agents qui a été mise en œuvre a apporté une vision novatrice au niveau
de la modélisation et de la simulation dans les sciences de l’environnement, en offrant simultanément
la possibilité de représenter directement des individus, leurs comportements et leurs interactions
(Ferber, 95). Plusieurs auteurs utilisent, avec un certain succès, cette approche pour essayer de
comprendre les interactions entre phénomènes sociaux et écologiques (Barreteau, 98) sur les
périmètres irrigués dans la vallée du fleuve Sénégal et (Bah et al., 98) sur le pastoralisme en zone
sahélienne.
Pour mieux partager tout le processus d’élaboration du SMA avec divers experts et
acteurs, la démarche méthodologique proposée repose sur une approche participative depuis
l’analyse jusqu’à l’implémentation du modèle.
La participation des populations a été au centre de la démarche d’élaboration de la bases
de connaissances endogènes et de compréhension des activités et des logiques des différents
acteurs. Cette démarche participative centrée sur l’auto-conception cartographique et le
développement d’outils informatiques pour la simulation à partir de connaissances et pratiques des
populations s’articule autour de quatre étapes : (1) le diagnostic externe de la situation ; (2) le
renforcement des compétences endogènes ; (3) l’auto-conception des cartes par les acteurs ; (4)
conception participative d’un simulateur multi-agents reprenant les données (cartes et autres)
issues des différents ateliers organisés sur le terrain.
Des acteurs en pleine discussion (photo I.Touré)
Les résultats en cours d’exploitation montrent une bonne appropriation des cartes
confectionnées par les populations locales. Le processus de restitution des résultats de simulations sont
en cours de préparation.
IV)
Les enjeux du positionnement du chercheur lié aux exigences politico-économiques
du développement durable
A partir des données sociales et environnementales (caractéristiques des populations,
troupeaux, zones de pâtures, culture ou transhumance …), le sociologue, tout en tenant compte des
61
8
modalités culturelles des pratiques esquisse une première analyse des conditions sociales de l’activité
agricole. Il prend en compte également les éléments naturels ou induits par l’homme susceptibles de
transformer les rapports socio-économiques et les modes de production par l’introduction d’une
innovation (apport, changement ou rationalisation) technique. L’objectif, normalement partagé par le
sociologue et l’informaticien est de contribuer à ce que les populations maîtrisent le changement au
moindre coût, c’est à dire sans bouleverser les dynamiques sociales sur lesquelles elles ont fondé leur
organisation.
Cependant une recherche surtout lorsqu’elle est appliquée, c’est à dire lorsque « les questions
qu’elle pose s’ancrent dans la réalité la plus immédiate » (Weber, 95), ne doit pas être naïve sur ses
implications. Elle sert un projet social qui comme tout projet a des soubassements théoriques et/ou
politiques ou sociaux. Au sociologue, parce que la raison d’être de sa discipline est l’analyse critique
de la société, la question de sa partialité est fréquemment renvoyée (Bourdieu, 80) parce qu’il dévoile
des mécanismes de domination qui tirent leur efficacité de leur opacité. Si l’on doit assumer un
héritage intellectuel, disons qu’à partir d’un corpus théorique maîtrisé et d’une démarche objective, il
est alors possible de restituer les résultats de la recherche aux acteurs sociaux surtout lorsqu’ils sont
écartés des mécanismes décisionnels. Libre à eux de les faire coïncider avec des mouvances de
protestations sociales remettant en cause la croissance comme seul modèle de développement
économique et humain. Le sociologue ne sait pas mieux que ceux parmi lesquels il intervient ce qui est
« juste » ou « bon » pour eux. Mais, appuyé sur ses options méthodologiques, acceptant son
engagement dans la situation, il souhaite contribuer à la fabrication d’un matériau susceptible de
constituer une aide pour ses interlocuteurs. (Herreros, 02)
Rien n’empêche non plus l’informaticien et le sociologue, dans le cadre de la recherche
appliquée de répondre à des interrogations de type économique ou politique et de mesurer les enjeux et
conséquences d’un positionnement critique vis à vis du modèle libéral. Ainsi on pourra examiner ce
que les théories qui vont du développement durable à la décroissance soutenable peuvent apporter à
l’opérationnalité de la recherche et aux acteurs sociaux démunis des capitaux (symboliques, sociaux,
économiques, culturels ou politiques (Bourdieu, 92)) qui leur permettent d’être des acteurs légitimes
dans les champs économique et politique. Il s’agit de promouvoir une « attitude plus respectueuse »
envers ceux à qui les approches disciplinaires sont destinées dans une telle démarche. L’engagement
du chercheur comme conduite suppose la conscience d’être dans un rapport d’implication au monde et
donc le souci de ses responsabilités quant à la conséquence de ses actes sur le monde (Herreros, 02).
Pierre Bourdieu, tout au long de sa carrière, a insisté sur la dimension critique de la sociologie.
C'est pourquoi elle apparaît à ceux qui sont en position de domination (quel que soit l'espace social
considéré) comme relativisable et dangereuse. En effet, en explicitant et démontant les rapports
sociaux, elle dévoile des mécanismes de pouvoir, et ceux qui en tirent profit ont tout intérêt à ce qu'ils
restent cachés ou considérés comme allant de soi, ne pouvant et ne devant pas être remis en cause car
émanant d'une volonté supérieure (divine, sociale, politique par exemple). Bourdieu pensait également
62
9
que le travail du sociologue était accompli lorsqu'il était en mesure de restituer à ceux qui subissent
une violence symbolique, sociale, économique, politique (...), les moyens de comprendre et de se sortir
de leurs "privilèges négatifs". En cela, le sociologue est responsable des théories qu'il produit, il est
nécessairement engagé dans la vie sociale. Il ne peut se désintéresser de l'utilisation de son travail
scientifique. Le chercheur est inévitablement engagé dans la production et la structuration du monde
qu’il étudie. Il est en conversation permanente avec les acteurs qui le composent. Il construit la société
en même temps qu’il essaye de la comprendre. Il ne peut donc pas être neutre (Herreros, 02).
Donc, quand les chercheurs en sciences sociales participent à des recherches appliquées qui
ont vocation à modifier les comportements sociaux, à les rationaliser ou à en induire de nouveaux
(c'est le cas dans une collaboration avec des informaticiens sur des projets SMA de développement),
les questions essentielles ayant trait à la "valeur ajoutée sociale" pour ceux qui auront à modifier leurs
pratiques, rejaillissent tout naturellement.
Au profit de qui la plate-forme SMA est-elle destinée ? Cela nécessite sur le long terme un
suivi et une évaluation des relations sociales induites par son utilisation dans une perspective de mieux
être (et lequel ?) des populations utilisatrices. Les bénéfices escomptés pour elles, ont-ils été réalisés ?
Cela a-t-il un coût social ? Si oui, est-il supporté et/ou supportable. On traite alors de l’évaluation de
l'impact des SMA sur les pratiques et comportements des utilisateurs.
Sur le plan méthodologique, du recueil des données, il semble bien que la démarche s’appuie
sur des informateurs privilégiés, choisis en raison de leur capacité à être des relais auprès des
populations concernées ou de leur statut à l’intérieur des communautés humaines (fonction
économique, politique ou symbolique). Or, il est nécessaire d’analyser les effets induits par ces
positions, les rapports sociaux qu’elles impliquent afin de s’assurer de la recevabilité et du bien fondé
des procédures mises en place. Faute de s’interroger sur de tels aspects, le chercheur risque de ne
servir qu’une des parties concernées au détriment de ceux qui auront à modifier durablement leur
comportement. On saisit alors l’une des limites de tels projets : le chercheur à la recherche
d’interlocuteurs « compétents » sera perçu comme étant « au service de », son implication le range
« tout naturellement » aux côtés des puissants.
Par ailleurs, la volonté politique, réformatrice ou encore le projet social à l'origine de l'outil
doit également être interrogé. C'est donc la question de l'adéquation entre l'offre (ce pourquoi la plateforme est conçue) et ses usages sociaux qui est posée.
Si comme chacun le souhaite, la plate-forme sert une bonification des conditions d'existence
des individus, il faut se donner les moyens de le vérifier sur le long terme. S'assurer, entre autres
choses, que la volonté politique ou administrative ne s'en ressorte pas seule renforcée (et uniquement
elle !), qu'on ne crée pas de nouvelles exclusions entre ceux qui ont accès à la plate-forme, qui la
promeuve, et ceux qui sont dépourvus de moyens pour se l'approprier peu importe les raisons mais
elles seront à comprendre. C'est pourquoi, il y a nécessité d'évaluer à quels acteurs une telle démarche
rend service : utilisateurs, acteurs institutionnels, scientifiques, décideurs, planificateurs, ONG, etc.
63
10
Par ailleurs, dans le domaine de l’innovation technique, l’investissement du chercheur est fort.
Il a à prouver que ses méthodes sont efficaces et utiles. C’est tout l’enjeu de la reconnaissance de sa
discipline. S’il perd de vue qu’il assoit aussi sa légitimité, qu’il participe à des actions collectives
symboliquement gratifiantes (participation à des programmes internationaux, collaboration avec des
ONG), il risque d’oublier que l’intérêt de son activité est essentiellement scientifique, nourrissant une
problématique de classement au sein du champ scientifique. Le risque est grand, tant l’enjeu est
exaltant, surtout lorsque l’on défriche un terrain vierge. Mais cet enjeu est-il en adéquation avec les
réalités du terrain ? En rapport avec celles-ci ? Le chercheur ne va-t-il pas se faire plaisir avant tout en
justifiant pour des fins propres l’impérieuse nécessité de la recherche.
V)
Conclusion : Peut-on faire l’économie d’une évaluation tout au long de
l’expérimentation ?
Il y a certainement à mettre en place un dispositif lourd d'enquête auprès de tous les acteurs
concernés pour l'analyse de la demande et de ses implications (en amont, pendant l'élaboration de la
plate-forme et en aval), pour l'évaluation des bénéfices réalisés par l'utilisation de la plate-forme afin
de s'assurer de la pertinence de l'outil et viser à son amélioration. Cela peut, sans doute, apparaître long
et coûteux en moyens intellectuels et financiers, mais ne s'agit-il pas d'œuvrer dans le sens
d'innovations techniques et sociales durables et autant que faire ce peut, démocratiques ? Par delà la
déclaration de principe, les enjeux d'une interrogation continuelle et l'instauration d'un contrôle
raisonné de l'outil semblent garants de la réussite de tels projets.
Une des questions essentielles est également celle des retombées de la recherche sur les
populations utilisatrices. Ne servent-elles pas essentiellement de faire-valoir aux espoirs des
chercheurs. On peut valablement se demander si des méthodes d’interventions moins outillées, plus
« classiques », c’est à dire réalisées grâce au dispositif méthodologique éprouvé des sciences sociales,
ne remplirait pas les mêmes objectifs, à moindre coût. Tout en « humanisant » l’intervention du
chercheur, en minimisant les risques d’imposition de problématique et de violence symbolique peu
propices à l’expression non stéréotypée des acteurs sociaux répondant à des injonctions fortes.
Enfin, dans la démarche interdisciplinaire associant sociologues et développeurs, on ne peut
pas faire l’économie d’une réflexion sur l’implication croisée des chercheurs au sein de leur équipe de
travail. Il leur faut confronter leurs approches et développer une culture de l’approche de l’autre par
une interpénétration de leurs disciplines qui passe par une bonne compréhension conceptuelle et
méthodologique de leurs disciplines malgré les obstacles de termes identiques désignant des réalités
éloignées. Les SMA rationnels manipulent des croyances, fait supposé vrai ou vérifié dans un passé
proche, qui pour le sociologue ne seraient que des représentations.
Si, l’implication du chercheur mobilise une forme d’intelligence théorique et pratique articulée
sur différents paradigmes (Herreros, 02), l’implication croisée est un engagement mutuel tacite qui
suppose une remise en cause constante des « vérités » disciplinaires et donc des habitudes de travail
64
11
qu’on ne questionne plus. La collaboration scientifique, dans ce cas, est empreinte de modestie et de
relativisme, un relativisme qui ne sous-entend pas que tout est possible mais que tout peut être remis
en cause pour une meilleure compréhension du terrain, des acteurs sociaux et des finalités d’un projet
de développement qui se veut durable. Dès lors on est également conduit à abandonner la querelle
sciences exactes, sciences humaines au profit de l’adéquation de la recherche aux objectifs de
développement et à la « valeur ajoutée sociale » dont on prétend faire bénéficier les populations
concernées.
65
12
VI)
BIBLIOGRAPHIE
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(Weber 95) Weber, J., gestion des ressources renouvelables : fondements théoriques d'un
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66
1
Marie-Thérèse Neuilly
Sociologue
Maître de Conférences, Université de Nantes
Implication : entre imaginaire et institution, regards croisés sur le
développement social et la recherche.
L’acteur humanitaire, un professionnel, un militant, un impliqué ?
Perspective et problématique :
L’action humanitaire est depuis une vingtaine d’années un secteur d’activité sociale
important, qui vise à travers l’aide tant dans les situations d’urgences que dans celles de
développement à rétablir des régulations, à compenser des inégalités, à enrayer des fléaux…
Pratique ancrée dans l’histoire, fondée sur l’altruisme et le comportement pro-social, l’activité
humanitaire requiert de plus en plus de professionnalisme et de moyens.
De la Croix Rouge aux différentes scissions qui ont affecté les French Doctors, comment est
traitée l’implication dans sa dimension idéologique, opérationnelle et existentielle ?
L’action humanitaire, secteur économique financé, peut-elle être le champ des implications
individuelles, de l’inscription de l’émotion, de l’empathie par rapport à la souffrance d’autrui,
ou bien est-elle secteur professionnel dont l’efficacité se fonde sur la distanciation ?
L’acteur humanitaire, lui, est un professionnel qui inscrit son action dans un champ qui va de
l’urgence au développement, en fonction de sa spécialisation, de son intérêt pour un mode
d’action, de ses capacités à travailler sur son territoire ou comme expatrié dans le secteur
« non profit » de l’activité économique.
Professionnel de l’économie sociale, du développement, chef de mission, logisticien…dans le
secteur sanitaire ou social, psychologique ou rural, sauveteur de la Sécurité Civile…il aide,
accompagne le changement, participe à la transformation du monde, au nom d’intérêts et
d’idéologies diverses.
Nous verrons donc dans un premier temps quelques définitions, positionnements et
caractéristiques de l’action humanitaire. Ce sera donc l’occasion de traiter des structures dans
lesquelles l’acteur humanitaire va inscrire son action.
67
2
Puis dans une deuxième partie nous analyserons, à partir de la réflexion de Luc Boltanski, les
deux dimensions présentes historiquement, et dans les représentations, de l'action
humanitaire.
Dans une troisième partie nous verrons à travers les enjeux économiques et politiques de cette
action, le pourquoi de la professionnalisation du secteur humanitaire.
Pour conclure, nous évoquerons les nouvelles façons de travailler du salarié de l'humanitaire
dans une société de communication.
1- Définitions, positionnements, et caractéristiques de l’action humanitaire
Le terme humanitaire apparaît vers 1830 dans l’expression « esprit humanitaire ». Littré le
définit comme « ce qui intéresse l’humanité toute entière ».1 Ce qui recouvrira ensuite les
notions de « rechercher le bien de l’humanité… viser à améliorer la condition des hommes... »
que l’on retrouvera dans les définitions ultérieures
Dans les années 1970-1980, l’action humanitaire sera rattachée aux associations spécialisées
dans l’intervention médicale d’urgence à l’étranger, et il y aura création en 1986 du
Secrétariat d’Etat à l’Action Humanitaire.
Ces associations humanitaires sont proches de celles dénommées caritatives, « qui ont pour
objet de dispenser aux plus démunis une aide matérielle ou morale »2, d’origine chrétienne, et
des associations philanthropiques, animées par la volonté d’améliorer le sort de ses
semblables, et qui agissent sans recherche du profit.
La question du don apparaît pour l’anthropologie un universel, et elle est le fondamental de
ces actions caritatives, humanitaires, philanthropiques. La charité, la compassion, se
retrouvent dans les préceptes des sagesses et religions.
Au 18°siècle on passe de la charité à la philanthropie, avec le point de vue rousseauiste qui
fait que l’homme, naturellement bon, a un comportement pro-social, et pour lequel la
manifestation de la vertu est la bienfaisance. La version politique fait de l’Etat le porteur de ce
projet social, c’est lui qui doit intervenir pour soulager les détresses. L’assistance aux plus
démunis n’est plus l’affaire privée de la charité mais un droit humain fondamental, affirmé
1
2
Guillaume d’Andlau, L’action Humanitaire,1998, p.5
Petit Larousse 1992
68
3
dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, article 21 : « les secours
publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux…».
Un dernier point complète ce dispositif, à partir de l'action de Dunant et de la création de la
Croix Rouge. Henry Dunant3 se trouve sur le champ de bataille de Solférino le 24 juin 1859 et
assiste à l’un des affrontements les plus meurtriers entre troupes de Napoléon III et troupes
autrichiennes et italiennes. Il essaie de porter secours aux blessés et mobilise l’opinion
publique, oeuvrant pour l’élaboration de traités internationaux. Il crée en 1863 le Mouvement
International de la Croix Rouge, en définissant la notion de la neutralité de la victime. La
Convention de Genève pour l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées est
signée le 22 août 1864 par douze Etats.
Dès la première guerre mondiale on voit se dessiner les contours du paysage humanitaire
contemporain, avec la création de puissantes organisations de secours : Save the Children’s
Fund, créée en 1919 en Grande Bretagne, l’Oxford Famine Relief Commitee (OXFAM), en
1942, et un Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) est mis en place
sous l’égide de la Société des Nations (SDN) .
Avec la décolonisation, et l'émergence de la notion de développement, les organisations
internationales et les ONG prennent conscience d’une dégradation des niveaux de vie des
pays que Sauvy avait nommés « le tiers monde ». La notion de développement, et les
professions de « développeurs » sont classés dans la rubrique « humanitaire », chaque fois que
ce sont de ces « non profit organizations » qui en sont les maîtres d’œuvre. Le Comité
Catholique contre la Faim créé en 1961 devient par exemple en 1966 le Comité Catholique
contre la Faim et pour le Développement (CCFD).
La guerre de Sécession au Nigeria en 1967, et le blocus provoquent la mort d’un million de
personnes en trente mois. Les images d’enfants décharnés apparaissant à la télévision, le
Biafra devient emblématique de l’incontournable nécessité qu’il y a à prendre conscience du
malheur du monde.
Jusqu’alors l’aide humanitaire classique doit respecter la souveraineté des Etats, ce qui bloque
toute capacité d’intervention dans des situations d’urgence comme celle-ci. C’est une remise
3
Citoyen genevois né en 1828
69
4
en question du dispositif Croix Rouge, ou du système NU. Le sans-frontiérisme s’impose,
s’ingère, a recours. Médecins sans frontières (MSF) créé en 1971, puis Médecins du monde
(MDM) issu d’une scission avec MSF sont les plus illustres exemples de toute une nouvelle
génération « post-Croix-Rouge ».
L’axe du projet de développement démocratique est priorisé par ceux qui souhaitent utiliser
l’humanitaire pour changer le monde, cette approche est celle du « Relief to Development and
Democracy Approach », (RDD)4.
Ce courant peut se manifester lorsqu’on demande au préalable à toute aide humanitaire une
adhésion des bénéficiaires potentiels à un engagement de mise en conformité de leurs actions
aux règles démocratiques, libérales, civiques etc., l’humanitaire devient alors un moyen pour
atteindre des objectifs extérieurs, et non plus être voué au soulagement immédiat de la
souffrance des personnes.
Pour les humanitaires « classiques » et « RDD » l’ultime responsabilité réside dans le
gouvernement du pays, garant du bien être de ses concitoyens.
Une troisième catégorie d’acteurs extérieurs au système humanitaire, les « solidaires
agressifs », demandant que l’Etat soit responsable de fournir assistance et protection à leurs
populations. C’est donc sur l’Etat concerné que cette « agressive solidarity » exercera donc
des mécanismes de pression.
A la fin des années 1980, les Etats et institutions internationales se dotent de nouvelles
structures. En France est créé en 1986 un Secrétariat d’Etat à l’Action humanitaire, qui
devient, en 1999 un ministère, avec à sa tête Bernard Kouchner.
Dans le système des Nations Unies, les 191 Etats Membres se sont engagés à réaliser, d'ici à
2015, les objectifs suivants :
Réduire l'extrême pauvreté et la faim
Assurer l'éducation primaire pour tous
Promouvoir l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes
Réduire la mortalité infantile
Améliorer la santé maternelle
Combattre le VIH/sida, le paludisme et d'autres maladies
Assurer un environnement durable
Mettre en place un partenariat mondial pour le développement
4
COLLINS Cindy, Critiques of Humanitarianism and Humanitarian Action, 1998
70
5
L’ONU a créé en 1992 un Département de l’Action Humanitaire rattaché directement au
Secrétaire Général, devenu OCHA en 1998.
L’Union européenne, principal bailleur de fonds des ONG depuis les années 70, a restructuré
en 1992 ses services pour concentrer l’aide humanitaire d’urgence dans ECHO (European
Community Humanitarian Office), qui supervise et coordonne les opérations d'aide
humanitaire menées par l'Union européenne dans les pays tiers. ECHO a acheminé de l'aide
d'urgence et de l'aide à la reconstruction dans plus de 60 pays en crise dans le monde. Ses
principaux objectifs sont la lutte contre la pauvreté, le développement économique, social et
environnemental durable, l'intégration progressive des pays en développement dans
l'économie mondiale et la lutte contre les inégalités. Les aides s'effectuent en complémentarité
des aides nouvelles des Etats membres et des autres pays donateurs. Ensemble, l'Union
européenne et ses Etats membres fournissent 55% de l'aide publique au développement.
Le Parlement Européen, dans sa résolution du 16 mai 2002, a souligné le besoin de l’Union
Européenne et de l’ONU de favoriser, entre autres, une approche commune de l’aide
humanitaire et de la gestion de crise, plus de prévisibilité dans le financement des
programmes de l’ONU, et a demandé d’assurer un partenariat opérationnel stratégique et
effectif entre les deux organisations.
2- Une politique de la pitié5 ? L’humanitaire, du bénévole au professionnel
Selon Hannah Arendt, l’argument de la pitié est rentré dans le politique au 18° et au 19°, et y
a fondé ce qu'elle appelle « La politique de la pitié ». Luc Boltanski, dans La souffrance à
distance6, reprend ce moment historique comme fondateur à la fois de la mise en spectacle
de la souffrance et de l'humanitaire.
La notion d’action humanitaire peut recouvrir des intentionnalités différentes : classiquement,
dans la ligne de Dunant, l’humanitaire doit soulager les souffrances du genre humain dans la
neutralité, sans prendre part au différent politique qui est à l’origine de ces souffrances.
5
6
Arendt H., Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard, 1967.
Boltanski Luc, La souffrance à distance, Morale Humanitaire, médias et politique, Métailié, Paris 1993, p.9
71
6
Dunant avait "vu" cette souffrance sur le champ de bataille de Solférino. Cette expérience rare
d'un voyageur égaré, elle est partagée à tout instant par le téléspectateur.
Pour Luc Boltanski, ce phénomène de la médiatisation de la souffrance, en particulier par la
télévision pose au spectateur la question de la moralisation de son attitude. Le spectateur de la
souffrance, dans son confort de classe moyenne occidentale, ne va pas pouvoir rester dans ce
rôle. Il serait taxé au mieux d'égoïste, au pire de pervers. Il va s’engager sous forme de
témoignage, et de parole. Il parle de ce qu’il a vu. Ainsi se construit une opinion publique, qui
demandera l'engagement pour se dédouaner de l'accusation de complaisance au spectacle de la
souffrance.
Par rapport à cette souffrance du monde, l'humanitaire ne reste pas indifférent. Il s'engage :
« l’engagement est engagement dans l’action ; intention d’agir ; orientation vers un horizon
d’action »7
Boltanski dans l'ouvrage précédemment cité parle de la "topique du sentiment"8, et se
positionne dans une "métaphysique de l'intériorité. Elle se distingue en cela d'une
métaphysique de la justice dans laquelle les états intérieurs ne peuvent pas être objets de
vérité"p.122
"Dans une métaphysique de l'intériorité, le niveau de surface est celui où s'établissent les
relations superficielles entre des gens livrés à la facticité, à l'illusion, à la mondanité des
conventions et, surtout, à la séparation et à la froideur. Il est sous tendu par un niveau profond
auquel chacun peut accéder en tournant son attention à l'intérieur de lui-même. Ce niveau est
celui du cœur. Pour s'attendrir des souffrances du malheureux, le spectateur ne doit pas
seulement leur faire face, les voir, de l'extérieur, il doit aussi, d'un même mouvement, faire
retour sur lui-même, aller vers l'intériorité, s'ouvrir à l'écoute de son propre cœur."p.122
Luc Boltanski cite les travaux de R. Lewinsohn (Histoire entière du cœur, Paris, Plon, 1959),
qui fait une histoire de la localisation des sentiments dans le cœur comme organe.
" Le rassemblement autour d'une cause, la configuration d'un collectif ne se fait donc pas,
comme dans une topique de la dénonciation, par la convergence des jugements, mais par la
contagion des émotions qui font circuler du liant d'intériorité à intériorité. C'est précisément
parce que l'émotion submerge la personne de l'énonciation qui se rend présente dans le
rapport, que le spectateur transmet en touchant." p.123
7
Boltanski Luc, opus cit., p.9
8
L.Boltanski dégage trois topiques de la souffrance : la topique de la dénonciation, la topique du sentiment et la
topique esthétique.
72
7
"Le moment où le spectateur ouvre son cœur pour y recueillir la trace que la souffrance a
laissée dans le cœur du malheureux est à la fois le moment de la plus grande émotion et le
moment de vérité. La qualité de l'émotion, qui ne trompe pas, est l'épreuve de réalité qui
permet de résorber le doute, toujours possible, sur l'authenticité des souffrances endurées par
le malheureux." p.123
Luc Boltanski définit ainsi cette notion "d'attendrissement", qui s'établit "de cœur à cœur,
d'intériorité à intériorité"
La question est ensuite du passage dans une parole publique. Le sentiment, le
sentimentalisme, peuvent devenir complaisance.
Le bénévolat :
Dans le courant caritatif l’humanitaire se caractérisait plus par la volonté d’aider son prochain
que par des compétences spécifiques à son exercice. La notion de « Cœur » que l’on retrouve
par exemple en France dans les « Restaurants du Cœur » marque bien cette intentionnalité de
partager, d’aider avec sa bonne volonté. L’humanitaire proposera par cette association de
nourrir ceux qui ne peuvent pas bénéficier de l’aide des institutions, à partir du constat que
même dans un pays développé on peut ne pas pouvoir manger à sa faim. Une cohorte
importante de défavorisés a alors surgit, et on a pu voir se mettre en place un système d’aide
diversifiée qui mobilise chaque hiver un grand nombre de volontaires qui disent souvent
d’eux mêmes qu’ils ne savent rien faire de particulier mais qu’ils veulent aider leur prochain.
On les trouve aussi dans les vestiaires qui fournissent des vêtements, dans les lieux d’écoute
des désespérances modernes, accueils téléphoniques, numéros verts, SOS amitié, accueil pour
les porteurs du VIH/Sida…
Sur le plan international de multiples petites ONG collectent des fonds, vendent des objets, les
écoles se jumellent avec des écoles de l’autre bout du monde, et les écoliers des pays du Nord
rêvent d’aller retrouver leurs correspondants, « et de les aider ».
Chaque corps de métier peut se trouver à un moment donné dans cette dimension de
l’humanitaire : les compagnies qui distribuent l’eau accordent des congés à des salariés
organisés en ONG qui partent en mission pour remettre en route les installations d’un pays qui
a été sinistré par la guerre ou par un séisme, chaque école d’infirmière ou chaque hôpital
développe de façon privilégiée des échanges avec une structure sanitaire dans un pays du Sud,
et ce de façon plus ou moins aboutie et plus ou moins pérenne en fonction de sa propre
technicité et de l’engagement de ses membres.
73
8
Dans cet exercice de la solidarité, qu’il soit local ou international, on inscrit son action dans
une tradition, qui fait que l’humanitaire n’est pas professionnel, il se fait dans un temps
« libre » que la personne consacre à cette activité, comme elle le ferait à un loisir, sans
formation autre que sa formation de base, et avec des caractéristiques pro-sociales qui peuvent
être de l’aide, de l’engagement ou de la militance.
La profession
Quand on passe à la notion de professionnel de l’humanitaire, on quitte ce domaine du
bénévolat pour celui d’une activité salariée ou indemnisée, exercée à plein temps, et qui
nécessite un nouveau positionnement de l’acteur social, reconnu comme humanitaire, dans un
secteur en développement, celui de l’aide humanitaire. Il sera aussi question d’employeur, ici
les ONG, les organisations internationales, le Mouvement Croix Rouge (versus salariés, en
sachant qu’elle fonctionne avec tous ses bénévoles), et de financements de programmes, de
donateurs nationaux et internationaux, institutionnels et privés.
Les orientations et éventuellement les modes d’action des organismes humanitaires
différeront selon que leur origine est religieuse, comme par exemple les Chevaliers de l’Ordre
de Malte, Caritas International, Church World Service, Catholic Relief Service, le Comité
Catholique contre la Faim et pour le Développement, ou civile, comme la Croix Rouge, ou
bien qu’elle dépende du Système des Nations Unies, comme le HCR, l’UNICEF, la FAO,
l’OMS, l’ UNESCO…Ou bien relevant de l’initiative individuelle, comme Cooperative
American Remitrance Averywhere, l’Oxford Committee for Famine Relief, Amnesty
International…
Sous la dénomination Organisation Non Gouvernementale ou ONG plus de 25000
associations dans le monde travaillent dans l’humanitaire, de l’urgence au développement,
dans des secteurs tels que l’éducation, la défense des droits de l’homme, la protection de
l’environnement ou encore la lutte contre les grandes pandémies. On trouve dans toutes les
ONG les éléments suivants :
La notion d’association, c’est à dire, le regroupement de personnes privées pour défendre une
conviction et assurer la réalisation d’un dessein commun non lucratif,
L’action est le fait de la société civile, hors du pouvoir de l’Etat,
L’articulation entre ONG, démocratie et participation populaire,
74
9
Le principe de solidarité, d’une communauté d’intérêts qui entraîne l’obligation de porter
assistance aux autres,
Le caractère universel de l’aide à apporter à ceux qui souffrent, aux plus démunis, aux exclus
quelque soit le lieu du monde dans lequel ils vivent.
Les ONG collectent des fonds, médiatisent actions et problèmes, conscientisent l’opinion
publique et se professionnalisent. Elles sont les interlocuteurs des agences internationales et
des gouvernements, l’associatif est un acteur incontournable du monde moderne. Depuis deux
décennies, les ONG du « Nord », c’est à dire des pays occidentaux, doivent articuler leurs
actions pour leurs financeurs avec les ONG du « Sud ».
De la neutralité au témoignage et à l’ingérence, on peut voir que l’implication de l’acteur
humanitaire dans les OI et les ONG9 varie et sera fonction des histoires et des appartenances
de ces structures.
Dans cette pluralité de structures, les prises de positions des salariés de l’humanitaire, et de
leurs employeurs, se partagent entre neutralité, témoignage, ingérence, et ce en fonction des
histoires et des appartenances de ces structures, et des histoires et choix personnels des
humanitaires.
Ainsi, dans le monde des « French Doctors », après avoir posé les fondements d’une action
médicale humanitaire d’urgence au Biafra en 1968, Bernard Kouchner, Xavier Emmanuelli,
Rony Brauman… vont créer en 1971, l’association Médecins sans Frontières.
Une nouvelle philosophie émerge, Dunant avait choisi la neutralité, MSF choisit l’obligation
de témoigner.
Une scission fera naître Médecins du Monde, qui s’engagera dans les combats nouveaux liés à
la société contemporaine, et fondera la question de l’ingérence. Question qui sera ensuite
posée à l’ONU, qui devait respecter le principe de souveraineté, défini dans la charte de San
Francisco : « aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à
intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un
Etat ». A la suite de l’action de Kouchner en 1987 se pose la question du devoir d’ingérence.
La résolution 43/131 des Nations Unies du 8 décembre 1988 affirme le principe du libre accès
9
Organisation Internationale, Organisation Non Gouvernementale
75
10
aux victimes: « assistance humanitaire aux victimes des catastrophes naturelles et situations
du même ordre ».
La complexité de l'organisation de l’action humanitaire et de ses financements requière de
nouveaux professionnels, formés dans des structures universitaires ou des écoles qui leur
assurent un haut niveau de compétence.
Pour montrer cette complexité nous pouvons prendre l'exemple de OCHA, le Bureau de
Coordination des Affaires Humanitaires créé en 1998.
Cette agence a trois principales fonctions :
Elle
coordonne
l’assistance
humanitaire
internationale,
notamment
le
dispositif
d’intervention, et aide à mobiliser des ressources en lançant des appels inter-organisations et
en suivant le déroulement des secours.
Elle supporte les organismes d’assistance humanitaire dans l’élaboration de politiques et
s’efforce de résoudre les problèmes humanitaires qui ne s’inscrivent pas dans le cadre des
organismes d’aide humanitaire comme par exemple les déplacés internes.
Enfin elle un rôle de plaidoyer pour les causes humanitaires et veille à ce que les vues et les
besoins des organismes d’aide humanitaire soient pris en compte.
La complexité des financements de l’action humanitaire peut se lire à travers l’exemple du
financement de OCHA, qui a pour mandat de coordonner l’assistance des Nations Unies
lorsque les crises humanitaires dépassent les moyens et le mandat de tout organisme
humanitaire agissant seul. La nature complexe des situations humanitaires actuelles incite les
acteurs tels que les gouvernements, les ONG, les organismes des Nations Unies à réagir
simultanément. OCHA permet de rassembler ces différents acteurs dans un cadre commun
d’action.
L’organisation est financée par un budget régulier de l’ONU et par des ressources extrabudgétaires venant des pays membres et des organisations donatrices, comme l’Union
européenne. En cas de situation d’urgence complexe, OCHA lance un appel global (CAP10 ou
flash appeal) pour couvrir les besoins financiers des organisations humanitaires associées et
ses propres activités de coordination.
10
La stratégie d’appel global inter-organisations a été mise en place sous la responsabilité d’OCHA, sous la
forme du CAP (Consolidated Appeal Process), le processus d’appels consolidés. C’est un processus de
programmation pour mobiliser des moyens et répondre aux urgences déterminées.
76
11
En ce qui concerne les catastrophes naturelles et écologiques, OCHA lance un appel à l’aide
internationale pour couvrir les besoins immédiats en matière de secours.
En 2002, le montant total des ressources nécessaires au financement des activités et des
projets de base du Bureau au niveau du siège est estimé à 69,7 millions de dollars, les fonds
pour la crise en Afghanistan exclus. C’est presque 8 millions de plus que 2001, à cause de la
situation au Moyen Orient, en Angola et une plus forte présence à assurer en République
Démocratique du Congo. Environ 14 % de ce montant proviennent du budget régulier. Le
coût des activités d’OCHA sur le terrain s’élève à environ 31.5 millions de dollars, soit 45%
de son budget global.
Le CAP demandait cette même année un montant total de 4.4 milliards de dollars pour des
crises dans 18 pays ou régions.
Ce détour par les modalités de financement de l'action humanitaire et un ordre de grandeur
des sommes mises en jeu avait pour finalité de montrer les nouvelles exigences
professionnelles auxquelles devra répondre le salarié humanitaire.
Pour terminer sur les spécificités de ces professions de l'humanitaire, on peut signaler deux
difficultés particulières à ce secteur d'emploi. D'une part un problème de statut, et d'autre part
les problèmes de dangerosité des conditions de travail.
En France, et ce contrairement aux pratiques d'un grand nombre d'ONG dans le monde qui
salarient leurs membres, le statut de volontaire de la solidarité internationale, s’il assure un
cadre juridique à l’activité de l’ONG ne permet pas de faire carrière au sens classique du
terme, et cantonne cette activité, qui demande un degré important de spécialisation à n’être
envisagée que pendant un laps de temps assez court. En effet le contrat de volontaire permet à
ce dernier de toucher une indemnité versée sur son compte, de recevoir un per diem sur le
terrain, somme qui couvre ses frais quotidiens, et d'être assuré pendant le temps de la mission.
Mais il n’est pas bénéficiaire d’un système de cotisations sociales, sauf s’il a un contrat de
travail à durée indéterminée ou à durée déterminée. Son reclassement lorsqu’il rentre est donc
problématique, ainsi que son avenir s’il reste employé sous cette forme par des ONG. Un
projet est actuellement en débat afin de remédier à cet état de faits, et à assurer à ce secteur
d’activité la même protection sociale qu’à l’ensemble des salariés du territoire national.
77
12
Ce travail humanitaire est marqué par la violence des échanges sociaux quand il s'exerce dans des
environnements politiques instables. Dans les conflits actuels, les victimes sont souvent civiles et les
agents des organismes d’aide humanitaire sont également de plus en plus exposés à la violence, dans
un environnement où ils sont délibérément pris pour cibles. Assassinés, pris en otage, menacés et
harcelés, la présence de leurs organisations caritatives devient parfois impossible. Ainsi Médecins
Sans Frontières quitte l’Afghanistan en juillet 2004 après plus de 20 années de présence, dans des
conditions souvent périlleuses, l’assassinat de cinq personnes de son personnel -trois locaux et deux
expatriés- mettant un coup d’arrêt à son activité.
La notion de crise d’urgence complexe définit des situations dans lesquelles les conflits armés
et l’instabilité politique sont les principales causes des besoins humanitaires. Ces crises
d’urgence complexe peuvent exister également après une catastrophe naturelle ou
technologique, dont les conséquences seront accentuées par le contexte politique. L’action
humanitaire dans ces environnements instables sera alors accompagnée de négociations, ces
environnements devront éventuellement être sécurisés, l’ensemble requérant de la part de
l’humanitaire un professionnalisme, et de la distanciation, compte tenu de la diversité des
attentes des bénéficiaires et des enjeux politiques des factions en présence.
Conclusion : le temps et l’espace du travail humanitaire
"Dans la justification de l'humanitaire, la référence à l'action est centrale…"Bernard Kouchner
dans ses déclarations et ouvrages fustige les paroles de bienfaisance, les pétitions. Ce qui va
dans le même sens que le point de vue de Luc Boltanski, dans l'ouvrage précédemment cité,
La souffrance à distance: "Ce qui justifie, en fin de compte, le mouvement humanitaire, c'est
que ses membres vont sur place. La présence sur le terrain est la seule garantie d'efficacité et
même de vérité" p.267
Pour conclure, on peut souligner ici une caractéristique du travail humanitaire, qui va
demander au travailleur humanitaire des compétences dans le secteur des communications et
des nouvelles technologies. Le temps est fini où une mission s’enfonçait dans la brousse, et
allait installer un dispensaire dans un endroit éloigné de « la civilisation ». Les moyens de
communication ont donné à la distance un caractère relativement anecdotique. Les nouvelles
technologies permettent à l’humanitaire de rester en lien avec le siège de son organisation, lui
78
13
imposant une nouvelle façon de travailler : rapports hebdomadaires envoyés par internet,
liaisons par téléphone satellite s’il est dans une zone non couverte par les différents
opérateurs. Des ONG spécialistes des télécommunications accompagnent les autres
organisations et les aident à mettre en place des dispositifs sophistiqués qui permettront la
mise en place de ces réseaux.
Ce travail sur la distance s’opère aussi par le media, la langue, qu’il s’agisse de la traduction
ou de l’emploi d’un anglais international. On s’adresse à la population locale à travers le filtre
donné par les traducteurs, eux-mêmes locaux, interfaces entre deux univers culturels. On
s’adresse aux humanitaires de différentes nationalités dans une langue sans relief, dérivée de
l’anglais, et qui permet les échanges techniques des réunions de coordination organisées par
des acteurs légitimés, et aussi les échanges conviviaux de ce nouveau réseau d’expatriés,
souvent à la recherche d’une aventure humaine et de la découverte d’eux mêmes.
La mise à distance entre le malheur du monde, objet du travail humanitaire et l’acteur se fait
aussi par l’utilisation de ces nouvelles technologies, dans lesquelles la circulation de l’image,
du reportage s’effectuant dans l’immédiateté contribue à la dé-réalisation de l’action.
L’humanitaire travaille sur l’événement, dans une temporalité courte. Son action s’inscrit mal
dans l’histoire, elle est dans le temps réel. Elle contribue au déracinement des perspectives
sociales, l’action se fonde sur une politique de la pitié11, an-historique. Les humanitaires, en
lien constant avec leur organisation centrale, rendent compte aux donateurs qui orientent les
actions de développement par l’utilisation de capitaux importants. Ils contribuent au
développement d’un monde organisé autour des nouvelles technologies, monde que
modélisent déjà les unités d’origine internationale de travail humanitaire que les expatriés
mettent en place dans les régions sur lesquelles ils oeuvrent, en transportant avec eux leur
matériel, leurs modes de vie, leurs savoirs- faire, leurs technologies, et leurs idéaux.
11
Hannah Arendt, Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard, chapitre 2.
79
14
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80
15
Weiss (Thomas G.), Military-civilian Interactions. Intervening in Humanitarian Crisis, New
York, Rowman &Littlefield Publishers, 1999.
81
L’implication dans l’action éducative auprès des jeunes Brésiliens à risque.
Georgina Gonçalves1
Résumé
Au Brésil, l’augmentation du nombre d’enfants et d’adolescents privés de soutien ou
de tout autre bénéfice social est chaque année renforcée par des processus
historiques d’exclusion sociale. La vulnérabilité de cette population face aux
comportements à risque atteint des proportions inimaginables. Vraisemblablement, le
contingent d’enfants et d’adolescents se trouvant dans cette situation, qui se
reproduit à travers les mécanismes pervers de notre structure sociale, ne diminuera
pas. Il n’en reste pas moins que nous avons besoin d’améliorer notre capacité à
former les personnes qui exercent une activité pédagogique dans les espaces les
plus variés du tissu social.
Nous discuterons ici l’implication des éducateurs, la compréhension qu’ils ont de leur
fonction sociale, leurs ethnothéories sur la jeunesse en situation de risque ainsi que
des thèmes comme la visibilité sociale, l’engagement, la persévérance, leur
identification avec l’origine et la trajectoire des enfants, la relation entre les sexes (le
fait que les éducateurs soient des hommes ou des femmes) et cette insertion
professionnelle spécifique.
Mots-clés : implication – enfants de rue au Brésil – éducation spécialisée
Introduction
Les politiques publiques, au Brésil, depuis que le pays a signé la Convention des
Droits de l’Enfant, en 1990, n’ont pas beaucoup progressé. Le rapport de l’ONU
divulgué en avril 2004, dit que nous n’avons accompli qu’un tiers des objectifs
1
Doctorante à l’Université de Paris 8 sous la direction de Alain Coulon, boursière du CNPq (Conseil National
pour le Développement Scientifique et Technologique - Brésil)
82
assumés pendant cette Convention: des 27 objectifs, le Brésil n’en a atteint que 9 et
accompli, en partie, 11. L’éradication du travail infantile en est toujours au même
stade, tout comme les soins adéquats pour les adolescents infracteurs, le combat
contre le tourisme sexuel qui atteint aussi bien les petits garçons que les petites
filles.
Nous pouvons affirmer que la présence d’enfants sur les voies publiques n’est pas
un fait nouveau. Au Brésil, il y a des registres historiographiques qui datent au moins
du XIXème siècle, où des enfants attirent l’attention du fait qu’ils se trouvent
physiquement et moralement abandonnés sur les voies publiques (Rizzini :1997). Ce
phénomène sera toujours associé aux caractéristiques de notre processus
d’urbanisation, pendant et après la période de l’esclavage. Le besoin du travail
infantile s’imposait et s’impose encore comme une réalité urbaine incontournable
pour les populations pauvres. Mais aujourd’hui, il est déjà clair, pour une grande
partie des chercheurs dans ce domaine, qu’un enfant ne va pas à la rue seulement
pour y travailler. Elle exerce un grand attrait pour l’enfant qui vit dans les quartiers
tristes et abandonnés de la périphérie. En s’éloignant de sa famille d’origine,
temporairement ou de façon permanente, mais progressivement, il va se présenter à
l’espace urbain, non seulement comme témoin de l’échec de l’État, mais de celui de
toute la société.
Il est correct de penser que la socialisation d’un enfant2 qui n’est pas supervisé par
un adulte ou protégé par un foyer, se fait de la façon la plus aléatoire et sujette à des
contingences beaucoup plus difficiles à estimer que celle d’enfants qui grandissent
dans des conditions plus prévisibles, du moins du point de vue de la classe moyenne
et occidental. Beaucoup de ces enfants ne sont jamais allés à l’école, même ceux qui
l’ont fréquentée sont scolarisés médiocrement.
Même quand ils démontrent leur inquiétude pour bien élever et protéger leurs
enfants, les adultes avec lesquels ils ont vécu ou ceux avec lesquels ils vivent encore
leur offrent beaucoup moins que le nécessaire pour un développement intégral et
sain. Parmi eux, beaucoup sont soumis à des situations permanentes de violence
2
Bien que l’âge le plus courant pour qu’un enfant quitte le foyer soit 7 ans, on peut trouver des enfants encore
plus jeunes qui vivent dans les rues, au Brésil. (Source: Projet Axé, 2003).
83
intra-familiale, d’abus et de souffrances psychologiques. Quand ils ne sont pas
impulsés au travail précoce qui en fait des adultes avant l’âge et rend ainsi leurs
chances de scolarisation encore plus incertaines.
Ce contingent d’enfants et d’adolescents est la mire du travail entrepris par les
Maisons d’Accueil de la Fondation Cidade Mãe3. C’est là que travaillent des
éducateurs, dont l’objectif est d’aider ceux qui arrivent, acheminés ou de leur propre
gré, à la recherche d’un soutien pédagogique, d’hygiène, de repos, d’alimentation ou
de protection. Le vécu dans la rue, variable selon le cas, donne des caractéristiques
très particulières à cette population: il leur est difficile de rester dans un espace
fermé, ils ne se soumettent pas facilement aux normes de la convivialité, ils sont
défiants, et beaucoup d’entre eux n’ont jamais appris à se sentir en sécurité auprès
d’un adulte. Même en évitant intentionnellement de comprendre ces enfants sous
l’angle de ce qui leur “manque“, il faut souligner que le contact avec leurs réalités
difficiles donne à l’adulte un très haut niveau d’exigence psychologique.
Ainsi, être éducateur auprès d’enfants des rues au Brésil n’est pas une profession
facile. Aucune formation spécifique ne lui est consacrée. Les éducateurs œuvrant
dans ce domaine peuvent avoir à l’origine différentes formations professionnelles, ce
qui induit une grande diversité des équipes4. Ils peuvent avoir une formation
universitaire (pédagogie, service social ou psychologie le plus souvent) ou être des
personnes ayant à peine terminé leurs études secondaires. Du fait qu’ils reçoivent de
très bas salaires, la plupart exercent une autre activité (policier, étudiant universitaire,
artisan, artiste ou professeur dans le public ou le privé) qui, selon eux, leur permet de
survivre avec le minimum nécessaire. Ceci est un facteur important qui doit être
considéré lorsque l’on évalue les difficultés qu’ils rencontrent dans leur pratique
quotidienne auprès de ces enfants.
3
La Fundação Cidade Mãe est un organisme public lié à la municipalité et responsable pour toute l’assistence à
l’enfance de la ville de Salvador, Bahia. Les Maisons d’Accueil de nuit s’adressent aux enfants et adolescents à
risque personnel et social dans la tranche d’âge de 07 à 17 ans acheminés par des organisations diverses qui
travaillent auprès des populations sans domicile fixe de la ville de Salvador (Projet Axé, Conseils de Tutelle,
Tribunal des Mineurs, Ministère Public, etc). Ces Maisons offrent des moyens de couchage, hygiène personnelle,
alimentation, des activités ludiques et pédagogiques orientées vers la socialisation et la réadaptation à des
espaces fermés. Les enfants peuvent arriver entre 18:00 et 19:00h et doivent partir, après le petit-déjeuner entre
07:00 et 07:30 h; les maisons fonctionnent en système ouvert.
4
Ce qui ne peut être considéré comme étant inadéquat, bien sûr.
84
Ces différentes origines du point de vue de la formation et des concomitances
professionnelles nous présentent l’ambiance d’un métier très différent de la plupart
des autres, du moins de ceux du monde de l’éducation.
En tant que directrice de ces maisons d’accueil pour enfants des rues, au sein d’un
organisme public lié à la municipalité de Salvador, à Bahia, je me suis toujours
demandée pourquoi ces personnes étaient là, pourquoi elles avaient choisi ce travail
dans lequel les situations dramatiques s’ajoutent à l’urgence et à la précarité
matérielle. En grande majorité, les éducateurs ne sont pas des fonctionnaires publics
de carrière. Ils n’ont pas passé de concours, ce qui me semble pertinent dans la
mesure où cela évite de devoir manager des professionnels inadaptés à cette
fonction – être reçu à un concours n’assure pas nécessairement la compétence
professionnelle dans ce domaine. Ils arrivent sur la recommandation d’une
connaissance, ou se portent candidats à un poste vacant; certains ne supportent pas
ce travail et s’en vont au bout de quelques semaines ou de quelques mois; d’autres,
au contraire, sont là depuis la création de l’institution, il y a plus de dix ans.
Comment parviennent-ils à vivre quotidiennement avec des jeunes si exigeants? Où
trouvent-ils la force d’écouter sans cesse des histoires difficiles, dont certaines sont
tragiques et sans solution dans le cadre de l’institution? Qu’est-ce qui fait que les
personnes choisissent un métier où elles côtoient la violence, la souffrance des
autres, et se soumettent à une vie pleine de tensions? Et que faisais-je là moi-même,
coordonnant ce travail qui pouvait me mener jusqu’au petit matin, selon le type de
prise en charge nécessaire?
Ce que disent les éducateurs
Lors d’une réunion portant sur l’analyse de la pratique, alors que j’étais encore
coordinatrice de ce projet, l’observateur extérieur qui dirigeait la session proposa au
groupe d’éducateurs une approche utilisant la technique de la ligne de vie: chacun, le
long d’une ligne, nota les événements les plus importants de sa propre vie; puis dut
85
sélectionner un de ces événements, y réfléchir et présenter ses considérations au
groupe.
Au fil des interventions des éducateurs, nous avons perçu une grande convergence
dans les thèmes abordés; les plus prégnants avaient trait à l’exclusion liée à l’ethnie
et à la classe sociale, ou à l’histoire de vie des parents; leur origine sociale nous a
suggéré que ces personnes, pendant l’enfance et l’adolescence, auraient toutes pu
adopter des comportements considérés à risque, et y avaient échappé. Mais
l’époque était autre. Par exemple, la pauvreté n’impliquait pas fatalement le chômage
des parents. Les encouragements de la famille et un grand effort personnel ont
permis qu’aucun d’eux ne bascule de l’autre côté de la ligne de risque. Peut-être que
j’étais devant un groupe de résilients5. Être éducateur avait été, pour tous, une forme
d’ascension sociale. Comme l’indique la littérature dans ce domaine (Cyrulnik,1998,
1999, 2001; Tomkiewicz, 1999), les personnes résilientes, fréquemment, thématisent
leur vie, en se dédiant à ceux qui se trouvent dans les mêmes conditions qu’elles,
afin d’empêcher qu’elles ne passent par des difficultés.
Au long de l’évaluation de cette réunion, j’ai compris comment, du fait de notre
extraction sociale (classes laborieuses urbaines), beaucoup d’entre nous avaient
vécu l’exclusion, qui peut être à Bahia à la fois ethnique, religieuse, économique,
politique et culturelle6. Nous étions tous noirs, afro-descendants, mais tous nous
avions été « sauvés » de situations à risque. Ces histoires avaient-elles à voir avec le
choix professionnel ?
C’est dans le tâtonnement vers ces réponses, motivée par une nécessité de
compréhension, que je développe mon travail de recherche. Lors de longues heures
d’entretiens non structurés, j’ai pu saisir comment ces hommes et ces femmes
5
La résilience, c’est la capacité qu’a chaque personne, de pouvoir surmonter les événements difficiles ou
traumatiques de la vie, tout en continuant à évoluer, à condition que l’environnement immédiat ou la culture la
soutienne.
6
Dans la région métropolitaine de Salvador où 86,6% de la population qui travaille (dix ans ou plus) est
formée par des noirs et des métis, on retrouve la plus grande disparité entre les blancs et les noirs sur le marché
du travail. En premier lieu, pour le taux de chômage: 9,3% parmi les blancs et 18,3% pour les noirs et les
métis. Le panorama s’aggrave au niveau des rémunérations, trois fois plus élevé pour les blancs: R$ 1.550
contre R$ 556 par mois6.
86
articulent passé et présent, comment ils donnent sens à leur travail, quelles entraves
ils perçoivent à leur pratique, quelle perspective d’avenir ils imaginent pour cette
population de jeunes démunis matériellement, et quelle est la nature des relations
institutionnelles qu’ils établissent au cours de leur pratique.
Je parle d’un adulte qui, comme l’affirme Milito (1995, 150-151) :
(…) vit dans un état de perplexité et d’alerte face à l’inhabituel et au
risque. Ce travail sur l’estime de soi [des enfants] lui confère, au milieu
du quotidien chaotique dans lequel il se débat, au moins quelques
certitudes, et, en même temps, crée un rôle pour lui-même, celui
d’inventeur des enfants.
Bien qu’ils décrivent une enfance relativement protégée, ils furent des enfants
pauvres dont la famille ne connut jamais de répit du point de vue économique,
entrevoyant l’éducation comme une possibilité d’ascension sociale et comme une
stratégie susceptible de minorer ou de solutionner les effets de leurs conditions
difficiles d’existence. Pour ces éducateurs, articuler travail, école et survie eut pour
conséquences des expériences frustrantes d’interruption d’études ; ainsi, ils
connurent de manière précoce le travail, qui, dans le but d’assurer leur survie
immédiate, fut une priorité dans leur vie. Cette bataille, pour certains, reste
quotidienne, et ils luttent encore pour leur ascension sociale, en s’engageant dans
des cursus ou des formations dont la qualité n’est pas toujours garantie.
Leur préoccupation avec le social par rapport à la trajectoire de militance elle-même
auprès des organisations communautaires, des syndicats et des mouvements
sociaux, est un autre aspect qui unifie ce groupe de travailleurs sociaux, sans oublier
l’importance qu’ils attribuent à l’amélioration du quotidien urbain d’une ville qui doit
accueillir l’enfance et la jeunesse dans de meilleures conditions. Un éducateur dit:
Tout comme vous avez misé sur votre enfance: « je vais réussir », vous misez avec la
même force et le même espoir sur l’enfant avec lequel vous travaillez.
87
Un autre aspect à considérer est la présence masculine dans ce type d’action. Au
Brésil, les travailleurs du secteur de l’éducation sont des femmes à une majorité
écrasante. Au sein des espaces dans lesquels nous intervenons, les maisons
d’accueil de nuit, le rapport s’inverse : les hommes sont plus nombreux que les
femmes à exercer la fonction d’éducateur et les femmes ont une plus grande mobilité
que les hommes. Au commencement du projet, la grande majorité des éducateurs
recrutés était composée de femmes (quinze femmes et huit hommes); dix femmes
sont parties ou furent écartées contre seulement cinq éducateurs masculins. Ainsi, le
mythe selon lequel la force physique serait nécessaire pour maîtriser et discipliner
les jeunes « difficiles » attirerait une population prioritairement masculine pour cette
fonction. Les départs féminins seraient-ils dus au fait que le travail soit trop exigent
pour les femmes, en ce qu’il représente le risque quotidien d’affrontement physique
avec les jeunes, expliquant que les hommes assument plus longtemps la fonction
que les femmes ?
Les éducateurs rapportent des situations très dures survenues au quotidien dans les
maisons d’accueil. Le haut niveau d’exigence et les nombreux conflits à supporter
soulignent les aspects très subtils des habiletés et des ressources personnelles
nécessaires à l’exercice de la fonction. Il est clair dans leurs discours que l’adulte
éducateur est affecté par les relations avec son objet de travail, exposant ainsi les
aspects subjectifs de leur action. Quand nous pensons à la résilience, c’est
fréquemment le côté de l’enfant et non celui de l’adulte tuteur qui est considéré. Le
contact quotidien avec les exigences de cette pratique interfère dans la subjectivité
de ces adultes, ce qui évoque le concept d’altération utilisé dans le cadre de l’
approche multiréférentielle (Ardoino,2000).
Ils ne se réfèrent pas seulement à des situations d’affrontement physique, mais à la
complexité des exigences posées par les jeunes, en particulier les filles. La rue est
particulièrement dure avec elles. Pour assurer leur défense et leur survie la plus
immédiate, corporelle même, elles s’emparent de différentes ressources et stratégies
qui donnent une densité supplémentaire au travail éducatif. C’est comme si, au-delà
d’une même réalité qui touche sans discrimination les garçons et les filles, le simple
fait d’être femmes était un risque supplémentaire. On observe d’ailleurs une
spécialisation liée au genre: les éducateurs, hommes ou femmes, se consacrent en
88
priorité, soit aux garçons ou soit aux filles, certains préfèrent les garçons et d’autres
choisissent de travailler avec des filles.
Au-delà d’un processus d’identification avec les jeunes, à partir d’itinéraires de vie
qui auraient pu occasionner, dans le cas des éducateurs, une rupture avec la famille
et une marginalisation dans la rue, ce travail éducatif prend un caractère de
militantisme politique. Dans la mesure où ces maisons d’accueil, de par leur
fonctionnement différencié, ne constituent pas une nouvelle forme d’emprisonnement
pour les jeunes en difficulté, il n’est pas précipité d’affirmer qu’elles attirent des
personnes qui croient en une proposition de prise en charge ouverte:
c’était un enfant qui avait été élevé dans la rue depuis l’âge de deux ans, sans avoir
jamais vécu dans un espace fermé. Vous imaginez quelqu’un qui n’a jamais vécu
dans un espace fermé? Il n’avait pas de notion d’espace, se cognait contre les murs.
Il avait été élevé à place de la Piedade, et là il abordait les gens et courait. Alors,
quand il arrivait dans une pièce de douze mètres carrés, il tapait un autre enfant et
courait. Il poussait une chaise devant lui et se cognait contre le mur et revenait. Il
faisait … il gesticulait comme s’il se disait « pourquoi est-ce que je suis là-dedans ? »
Un témoignage comme celui-ci démontre que les éducateurs ont la conviction d’être
devant des sujets de droit et non face à de simples « déchets de la société » sans
droit à la parole. L’enfant a du mal à rester dans un espace fermé, même pour peu
de temps. Il faut connaître son histoire pour comprendre son comportement. Il est
nécessaire de détenir l’histoire particulière de chacun d’entre eux et en tenir compte
pendant le travail pédagogique, dans la mesure où:
L’exigence de la transformation du réel, qui est au cœur
de l’étique du pédagogue, exige que celle-ci ne confonde
pas avec la tentation de la toute-puissance (…) il fait dire
au pédagogue qu’il ne saurait y avoir une théorie générale
de l’éducation et que tout savoir-faire pédagogique passe
par le rencontre face-à-face avec l’enfant réel (Gaberan,
1998 :125)
89
Les éducateurs traduisent dans leur discours une préoccupation pour le social. Elle
semble liée à leur propre trajectoire de militants dans les organisations
communautaires, les syndicats et les mouvements sociaux qui apparaissent dans
leurs argumentations, et compose les éléments définissant leur choix professionnel.
Ainsi, ils relient leur travail à une préoccupation pour une amélioration du quotidien
urbain, à une recherche de citoyenneté pour les populations opprimées, au droit qu’a
chaque enfant d’avoir un présent et un futur. En vivant avec ces jeunes, les
éducateurs développent des possibilités de compréhension de la complexe réalité
sociale, se pensant eux-mêmes comme des agents possibles de transformation. On
peut même percevoir une admiration pour la résistance des enfants face à
l’adversité, le « vivre dans la rue » étant considéré comme une réponse salutaire aux
conditions adverses. Dépassant la vision encore répandue de ces enfants comme
des « pauvres petits », « livrés à leur propre sort », etc., qui reste vivace dans le tissu
social, aucun témoignage ne porte trace de cette attitude; au contraire,
reconnaissant que cette partie de la jeunesse doit se saisir de nombreuses
ressources pour garantir sa survie, il existe une admiration dans certains de leurs
discours, qui définit, d’une certaine façon, leur immersion dans cette pratique:
Ce qui est le plus intéressant, c’est qu’ils sont beaucoup plus créatifs que les
éducateurs. Toujours, toujours, toujours. (…) Ils sont hautement créatifs...
Parlant d’expérience, ils affirment que leur travail implique d’agir dans les
« brèches ». Brèche, pli, les lieux où se placer stratégiquement pour se protéger et
créer (Deleuze, 1992). Ils commentent, sans le savoir, le concept de Deleuze,
parlant, en vérité, d’une autre façon de faire, politique, d’une micro-politique qui se
confond avec les actions ordinairement vécues au contact des enfants. Pour eux,
leur travail est la forme même de cette action. Le militantisme politique fut un chemin
et leur pratique actuelle, être éducateur, est dans la continuité de leur militantisme
antérieur.
Dans le premier regroupement par thèmes que j’ai réalisé à partir des entretiens
avec les éducateurs, j’ai considéré deux notions qui, a priori, me paraissaient
différentes : les témoignages relatifs à leur implication dans leur travail et ceux qui
90
exprimaient ce que j’ai appelé l’identification avec l’enfant. En relisant les extraits
sélectionnés pour discuter ces deux éléments, j’ai commencé à percevoir un
croisement entre les deux perspectives. D’une certaine façon, derrière leurs discours
sur la dimension politique de leur choix professionnel ou ce qu’ils pensent être leur
mission dans ce monde, ils se reconnaissent dans les enfants du point de vue des
caractéristiques comportementales qui permettent leur survie dans des conditions
difficiles, du point de vue de leur propre origine sociale, semblable à celle des
jeunes, ou même par le simple fait d’être enfant ou adolescent.
L’étymologie du mot implication nous aide dans ce parcours. Dans la présentation du
numéro 39 de la revue Pratiques de Formation-Analyse, consacré à la discussion
des idées d’Edgar Morin, Jacques Ardoino établit une différenciation entre complexité
et complication7, partant du fait que malgré leur étymologie commune, ce sont des
concepts très éloignés, voire antagonistes. Les deux termes viennent du latin plicare,
qui signifie plier, à l’origine de mots comme expliquer, compliquer, appliquer et
impliquer. Ce dernier verbe, ainsi, pourrait être compris comme « plier en dedans ».
Même sous cet angle, la discussion motivationnelle des relations de l’éducateur avec
ce domaine spécifique de travail nous amènerait donc à regarder « en dedans » de
lui pour parvenir à comprendre.
Je trouve intéressant d’entendre des discours émus et très sincères sur la vie ardue
de ces enfants, les difficultés qu’ils rencontrent, l’abandon qu’ils expérimentent,
comme si leur quotidien était fait de tristesse, du poids, de la rage d’avoir été
« choisis » pour cette vie risquée, sans le support naturel de la famille. C’est
seulement en vivant avec eux qu’on peut comprendre qu’ils sont, par de nombreux
aspects, des filles et des garçons comme les autres. La joie, l’amusement, la posture
friponne de l’adolescent apparaissent au quotidien dans le travail, même si cela
paraît souvent invraisemblable aux personnes extérieures, et renforcent les
caractéristiques humaines présentes dans les relations.
7
Le complexe est ce qui n’est pas réductible, dans une perspective cartésienne traditionnelle. Le compliqué, au
contraire, peut toujours être réduit, par décomposition en éléments plus simples, ou plus purs.
91
Violent, dissimulé il est triste et a peur de dormir et il ment en disant qu il allait tirar
braba8 à la maison d’accueil. Il arrive déjà en provoquant la bagarre, il rejette les
normes qu’il connaissait pourtant depuis longtemps. Après plusieurs essais d’autres
éducateurs, un éducateur trouve une issue, une « méthode » : J’ai commencé à lui
faire des bisous. Devant chaque nouvelle menace dirigée vers moi ou les autres
enfants, je l’embrasse. Je l’embrasse, je ne fais que l’embrasser. Il semble être fâché
comme si sa masculinité, à seize ans, pouvait être heurtée. Il crie: Putain, tu me
cherches; je te prends dehors. – Je réponds: si tu me bats dehors, je vais dire que
c’est à cause des bises que je t’ai données. Je vais raconter à tout le monde que ce
dont tu as besoin c’est de bisous, de tendresse.
Bien qu’ils évoquent la difficulté de leur travail et le considèrent comme stressant et
exigent, les éducateurs veulent poursuivre leur activité et font preuve d’une
compréhension remarquable du sens de l’éducation :
Pourtant, je vais toujours travailler là-dedans, parce que je trouve que c’est la
meilleure chose qui existe. Je ne ferais pas bien un autre métier. Pour moi l’éducation
est le quotidien de la culture (…)
S’ils parlent de difficultés, ils ne les attribuent pas aux jeunes dont ils s’occupent,
mais à leur relation avec l’institution. Les éducateurs sont convaincus que l’institution,
dans sa forme actuelle, boycotte leur travail d’une certaine façon, en compliquant
leur action à travers des mesures administratives, la précarité matérielle, salariale et
surtout, en empêchant la visibilité sociale de cette action. Pour Ardoino (2000),
l’implication du praticien peut être – et elle l’est fréquemment – mal vue par
l’institution. L’implication, parce que toujours liée à l’autorisation et signifiant que
l’éducateur est, au moins, un co-auteur, revendique un lieu de non passivité et
d’insoumission aux règles de l’institution, exige une valorisation sociale de son travail
et un travail de formation continue incontournable.
Les témoignages recueillis permettent d’affirmer que « le faire » de l’éducateur se
caractérise par l’imprécision, l’incertitude et l’insécurité: son action est imprécise
parce qu’il ne sait jamais si le dispositif utilisé pour prendre en main une situation
posée par un enfant spécifique fonctionnera de nouveau avec un autre enfant;
incertaine parce qu’il ne peut pas se réassurer que son action pédagogique résultera
8
Provoquer des actes d’intimidation contre des adultes et des enfants. Chercher la cogne.
92
en des changements, dans d’autres formes de viabiliser la survie elle-même, moins
néfaste ou dangereuse pour l’enfant9; et finalement, l’insécurité parce qu’il existe une
certaine volatilité dans le travail avec ces populations qui peuvent empêcher la
continuité de l’action pédagogique en cours, soit par la disparition ou par la mort de
l’enfant, soit parce qu’il ne veut plus fréquenter la maison d’accueil. C’est comme si,
d’une certaine manière, sa profession allait à la dérive, au gré de ce qui va se passer
durant le quotidien marqué par l’imprévisible, par l’urbanité nomade de ce segment
d’enfants nés ou élevés dans la pauvreté:
Je trouve qu’entre l’éducateur et l’enfant, une ligne d’équilibre s’établit. C’est comme
la corde du funambule. Si l’éducateur ne sait pas dans quel sens il va, sur la corde,
sans parapluie, il tombe. Et il n’y a pas de filets au-dessous. Alors je pense que sur
cette corde du funambule, normalement, c’est l’enfant qui soutient l’éducateur (...)
L’éducateur est sur le fil et l’enfant lui tient la main pour lui donner de l’équilibre. Nous
vivons en fonction de cela.
9
Pour se référer à cette imprécision, un éducateur, au cours d’un entretien, dit: “je ne sais jamais où va ce que
j’enseigne; ce n’est pas dans une école où le contenu peut être “testé” par un examen ou une évaluation”.
93
Bibliographie
Ardoino, J. (2000) Les avatars de l’éducation. Paris: PUF.
Ardoino, J. (1999) La complexité revisitée. Pratiques de Formation-Analyses. No. 39
p. 1-7.
Curulnik, B. (1998) Ces enfants qui tiennent le coup. Revigny-sur-Ornain, Hommes et
perspectives.
Cyrulnik, B. (1999) Un merveilleux malheur. Paris: Odile Jacob.
Cyrulnik, B. (2001) Les vilains petits canards. Paris: Odile Jacob
Deleuze, G. (1992) Conversações. Rio de Janeiro, Ed. 34.
Gaberan, P. (1998) Être éducateur dans une société en crise. Un engagement, un
métier. Paris: ESF Éditeur
Rizzini, I. (org.) (1997) Olhares sobre a Criança no Brasil: Séculos XIX e XX. Rio de
Janeiro: USU Ed. Universitária/CESPI/USU. AMAIS Livraria e Editora (Série Banco
de Dados 5).
Silva, H. e Milito, C. Vozes do Meio-fio (1995). Rio de Janeiro: Relume-Dumará
Tomkiewicz, S. (1999) La résilience: l’amour et la loi. In Souffrir mais se construire.
Ramonville Saint-Agne: Erès/Fondation pour l’Enfance.
94
« L’implication des étudiants de première année : entre échec et réussite »
Auteur
Aïcha Benamar
Enseignante/Chercheure
Centre de recherche en Anthropologie sociale et Culturelle (CRASC)
Cité Bahi Ammar, BlocA, n°1, Es-sénia, Oran, ALGERIE
BP 1955-Oran El M’aouer
Téléphone: 041 41 97 83
Télécopie: 041 41 97 82
Le niveau de non-performance (traduit par la non validation de l’année d’études) atteint en
première année universitaire, en Algérie, a conduit notre équipe de recherche à s’interroger
sur le degré d’implication des étudiants dans leurs études universitaires. Les résultats de
l’enquête, menée auprès d’une population d’étudiants de quatre filières universitaires
(sociologie, droit, médecine, technologie), montrent que plus de 20 % d’entre eux, en
situation « d’obscurité cognitive », attribuent leur redoublement à leur manque de travail
personnel. La principale cause d’échec à l'université soulignée est l'absence d'objectif, de
motivation et d’implication dans les études.
Parmi les principaux indicateurs de l’implication dans les études, nous avons retenu
l’intensité de l’investissement personnel, la régularité du temps consacré au travail personnel
ainsi qu’aux lectures autonomes en bibliothèque et la capacité de contacts inter-personnels
Si traditionnellement en pédagogie universitaire l’implication dans les études est reliée à la
performance et au succès, notre hypothèse est formulée non pas en terme de relation causale
mais en terme de modération: « le processus d’implication exerce un effet modérateur sur la
perception des objectifs d’apprentissage et des stratégies à mettre en œuvre pour réussir ».
Les objectifs de cette communication visent :
- l’approche de la notion d'implication à travers l’analyse des pratiques d’études des
étudiants
- la mise en évidence de quelques déterminants significatifs du processus d’implication
Nous montrerons que le degré d’implication varie selon la filière suivie et que l’engagement
dans des études universitaires ne signifie pas pour autant implication dans les tâches
universitaires.
95
« L’implication et la sensibilité dans l’élaboration de projet à partir
de deux cas : le bilan de compétence et la formation de formateurs »
L’individu, hier agent, serait aujourd’hui devenu acteur selon Norbert Elias (1991).
L’explosion de la notion de projet dans tous les secteurs semble confirmer son observation. Avoir
un projet apparaît comme une nouvelle exigence sociale : chacun doit définir son action et en être
responsable. Mais la notion de responsabilité engendre de plus en plus de procès, intentés à des
professionnels et plus particulièrement à certains : aux obstétriciens ou aux anesthésistes (ceux qui
ont entre leurs mains la vie et la mort, même si ce n’est qu’une petite mort), ou à ceux du secteur
éducatif (ceux qui ont entre leurs mains notre avenir). Pascal Nicolas-Le Strat (1996) parle de
« surimplication », pour dénoncer les dégâts de l’implication. Entre surimplication et démotivation,
l’implication semble trouver ses limites.
L’implication est une frontière d’une épaisseur incertaine mais non négligeable, elle traite du
passage entre le dedans et le dehors, entre le sociologique et le psychologique. S’impliquer, c’est se
heurter à la complexité et être altéré, c’est être sensible. Il n’y a donc pas à séparer le corps et
l’esprit, qui, rappelons le, ne sont que des représentations. L’étude de la sensibilité rompt avec la
tradition dans les sciences humaines où les termes « sentiment », « émotion », « ressenti » …, sont
des termes vagues que Valéry et bien d’autres répugnent à utiliser dans l’étude de la poésie et plus
généralement dans tout sujet d’étude. Si en effet, les concepts ne peuvent résider comme l’affirme
Platon, dans le sensible où tout est singulier et changeant, l’étude de l’implication ne peut pas
prétendre être une science exacte, elle ne peut se détacher du sensible.
L’implication et la sensibilité sont étudiées dans cet article à partir de deux situations
d’élaboration de projet personnel et/ou professionnel. Ces deux cas sont extraits de mon expérience
professionnelle, pendant plus d’une dizaine d’années : dans le premier cas, il s’agit de mon
expérience du conseil en orientation, dans le cadre de bilans de compétence, et dans l’autre, celle de
tutorat et de jury de mémoire du Diplôme Universitaire de Formateurs d’Adultes de Paris 8. Dans
les deux situations rapportées, je suis impliquée, certainement bien peu objective. Mais peut-on
étudier l’implication, et plus précisément la sensibilité, à distance, sans y être acteur ou du moins
agissant ?
Premier cas : Bilan de compétence
Le bilan de compétences a pour objectif d’évaluer ses compétences et de définir un projet
professionnel. Sachant qu’on est le plus compétent dans ce qu’on aime, il s’agit de décider ce qui
est bon pour soi dans le cadre du travail. Il n’est donc pas ici question de prendre en considération
un être dichotomisé entre le privé et le public, mais d’accompagner une personne dans sa réflexion
avec elle-même, pour trouver sa place et se donner les moyens d’y accéder.
Si le bilan se traduit par une prise de confiance en soi, suffit-elle pour réaliser ses projets ?
La remarque d’Eugène Enriquez, en 1983, est toujours d’actualité : d’un côté, on a « un appel à la
spontanéité et à la créativité personnelles ou groupales » et de l’autre, un « appel à la rigueur, à
l’enrégimentation, à la coordination volontaire et à l’application de directives générales — pour
maintenir l’unité » (Enriquez, 1983). Chacun doit pouvoir affirmer sa singularité, tout en se pliant
au marché de l’emploi et à la logique économique. Dans quelle mesure, le choix est vraiment libre ?
Faire un bilan de compétences exige de faire le bilan de sa vie. Le projet se construit à partir
du désir et engendre inévitablement des doutes, mais personne ne peut savoir ce qui est bon pour
l’autre, c’est à chacun de le déterminer. Tout au long de mon expérience professionnelle, j’ai pu
souvent constater combien chacun est riche d’une vie unique, d’une vie pleine d’ « intelligence »
qui permet de dépasser les épreuves, parfois très douloureuses. Le consultant n’a pas à juger les
1
96
solutions trouvées dans le passé, mais à encourager la recherche de nouvelles solutions. Il n’est
qu’un appui ponctuel, pour aider à s’autoriser, à faire des choix et à prendre des engagements. A
l’écoute des désirs, il reconnaît ce qui se dit dans le regard, dans la voix ou dans les mouvements du
corps, quand l’émotion affleure plus ou moins discrètement selon chacun. Les modulations de la
voix soudain plus rythmée, plus souriante, en disent plus long que les paroles émises. Aucun test
d’orientation ne peut remplacer la rencontre, mais il faut aussi pouvoir en sentir toute la richesse, en
s’y impliquant avec sensibilité.
L’accompagnement à l’élaboration de projet nécessite une intelligence émotionnelle, c’està-dire une aptitude à écouter les émotions et à les utiliser comme guides informationnels pour la
pensée et l’action (Salovey & Mayer, 1990). Mais, tout comme les auteurs de ce concept, nous
prenons garde aux programmes de formation qui, à partir de l’idée d’une éducabilité de cette
intelligence, se sont constitués à la va-vite pour répondre à un « besoin ». En effet, le succès de ce
concept vulgarisé par un journaliste américain, en 1995, montre à quel point la mise en valeur des
sensations trouve écho. Le postulat hédoniste du maximum de satisfaction moyennant le minimum
de peine est consubstantiel au libéralisme Nous savons tous que le minimum de privations des uns
ne fait pas le maximum de satisfaction des autres. Les recherches de salut par le corps ne sont
souvent que la passion désespérée d’un vouloir qui se veut pouvoir. De plus, la réhabilitation de la
sensibilité s’appuie sur une valorisation du corps, sans se rendre compte que le mot ne repose que
sur des représentations : le corps tel que nous nous le représentons n’est pas le corps tel que nous le
vivons. Certes l’intelligence émotionnelle peut être définie comme la capacité à prendre des
décisions en accord avec soi et son environnement, mais dans les situations exposées, nous
constatons qu’il est aussi question de pouvoir (de rapports de force) et d’imaginaire (de
représentations individuelles et collectives). Ainsi nous prendrons garde aux différents sens
accordés à cette intelligence, que nous appelons « discernement », à partir d’expériences intérieures
dans un contexte religieux ou en situation de création artistique (Lemonchois, 2003).
La recherche du bonheur semble une affaire beaucoup plus complexe que la recherche de
plaisir ; il ne s’agit pas de jouir et faire jouir, mais d’aimer et d’être aimé. L’homme n’existe que
parce qu’il a une mémoire, des attachements, des sentiments. Il ne cherche pas uniquement la
satisfaction de ses besoins, ni l’optimisation de ses plaisirs. Il est question pour lui de quelque chose
de plus grave : son identité. Il ne s’agit pas d’aider à exprimer des émotions pour favoriser une
expression de soi, mais de permettre de trouver la meilleure adéquation entre ses émotions et ses
actions.
Deuxième cas : Ecriture du mémoire de Dufa
Dans le cadre du DUFA (diplôme universitaire de formateurs d’adultes) de Paris 8, dont
René Barbier est le responsable pédagogique, j’ai été tutrice de mémoire et membre de jury de
soutenance. Ce mémoire est à la fois un mémoire professionnel et un mémoire universitaire. C’est
un lieu d’appropriation de savoirs personnels et de savoirs issus de la formation, et c’est aussi le
lieu d’une recherche sur son identité et son projet professionnels.
La réflexion sur l’implication permet l’émergence du fil conducteur. Cette partie du
mémoire répond à des questions telles que : comment me suis-je formé ?; pourquoi suivre cette
formation de formateurs ?; à partir de quoi émerge mon fil rouge ? Le mémoire peut développer des
thématiques existentielles, qui apparaissent, pour certains, éloignées de la formation de formateurs,
mais qui, au contraire, ne sont pas à négliger quand il s’agit de faire un choix de vie. L’objet
mémoire est le résultat de la marge de liberté laissée à chacun. Il fait se poser différentes questions :
comment répondre à la commande d’écrire un mémoire?; comment organiser le travail par rapport
au temps ? ; jusqu’où peut aller la critique ?; comment faire entrer le fil rouge dans la
commande ?… Le parcours d’écriture est un chemin singulier selon des stratégies personnelles, qui
consiste en une négociation permanente entre des attentes et des enjeux.
L’écriture du mémoire confronte à une situation problème, qui crée une tension entre deux
éléments apparemment contradictoires : d’un côté, répondre à une commande universitaire, « écrire
2
97
un mémoire professionnel et universitaire », et de l’autre, répondre à des demandes personnelles,
« trouver sa propre écriture », « s’écrire ». Certains mémoires, même s’ils présentent une écriture
aisée à lire, font preuve de peu de fluidité entre les références et le texte. L’écriture narrative
enchaîne les faits plus qu’elle ne les explique, elle est prescriptive : les conclusions finissent par
des : « il faut », « on doit ». Quand les descriptions ne sont pas analysées : le stagiaire semble ne
pas s’autoriser à interpréter et devient autoritaire.
Dans d’autres mémoires, l’analyse de l’implication vient à propos dans le cadre d’une
réflexion sur le rôle du formateur, par exemple en remettant en cause les décalages entre les vœux
pieux de partage du pouvoir et la réalité instituée. Presque tous les mémoires prouvent une volonté
réelle d’implication, c’est-à-dire d’analyse de cette implication, mais dans la partie consacrée au
stage, souvent l’autorisation à la critique ne semble plus de mise. Les enjeux liés à l’emploi
apparaissent en fin de formation et mettent en danger l’autorisation à « s’écrire ». Le rapport au
pouvoir (subi ou exercé) se pose de manière cruciale, dès que sont en jeu des prises de décisions
liées à l’existence et en particulier aux moyens d’y subvenir tout en la préservant. S’autoriser à
écrire (pour soi et pour les d’autres) exige de se libérer de l’emprise des organisations, subie jusqu’à
l’intérieur de soi.
La production du mémoire confronte à un état anxiogène qui a souvent pour conséquence de
reporter au plus tard les travaux d’écriture. L’émotion irrigue nos discours et alimente le vécu par
son contenu, par l’appréciation qualitative qui la guide et par le mélange qui en résulte : en public
ou seul devant la page blanche, elle peut surprendre. C’est pourquoi, nous rappelons l’importance
de la confiance, dès l’appariement, où l’intuition d’une entente possible relève de la sensibilité
(Lemonchois & Gouffé, 2002).
Aider à élaborer un projet personnel et/ou professionnel, c’est aussi aider à construire une
identité. La nécessité de changer ses habitus pour permettre à chacun de trouver ce qui est bon pour
lui, semble nécessiter une certaine confiance en soi pour pouvoir encore incarner une certaine
autorité. Ce qui nous amène aussi à nous demander s’il est encore nécessaire d’incarner une autorité
dans ce type de modèle pédagogique. Nous voyons donc se profiler la question de l’implication du
tuteur, elle ne peut être anodine, car lui aussi à des attentes et des enjeux.
Penser un travail de l’implication
Dans les deux situations exposées, nous constatons que la question centrale de l’implication
en situation de projet est non seulement d’agir, mais aussi de faire des choix et de prendre des
décisions, pour avoir une place au sein du groupe et plus largement du groupe social, en fonction de
ce qui est bon pour soi. Il s’agit pour reprendre un concept de Jacques Ardoino d’ « autorisation ».
L’implication oscille entre lucidité et obscurité, son « travail » est essentiel pour comprendre
comment on est « implié » dans le collectif (J.-L. Le Grand). Aussi à parti des trois dimensions
apparues dans l’exposé des deux cas d’élaboration de projet, nous proposons de penser dans le
courant des théories transversales, un travail de l’implication à partir de ses 3 aspects : le
philosophique, le politique et le poétique.
Travail philosophique
Les valeurs, tel l’honneur, influence l’expérience émotionnelle. Les émotions énoncent des
valeurs fondamentales : qu’est-ce qui est insupportable et met en colère ? qu’est-ce qui est source de
plaisir ? Les valeurs passent souvent sans bruit, sans s’énoncer, et les fantasmes de toute-puissance
ne sont jamais bien loin. Avec Bachelard, nous rappelons que « les véritables intérêts puissants sont
les intérêts chimériques ». L’éducateur, dans notre cas le formateur d’adulte, a besoin de croyances,
de « serments fidèles à une illusion » (Enriquez, 1983). Le travail de l’implication a donc une
dimension philosophique, qui a pour but une élucidation anthropologique, c’est-à-dire un
dévoilement des figures de l'imaginaire qui nous constitue. Le fait d’accepter de revisiter sa propre
3
98
expérience et ses cadres de références interroge les mythes fondateurs. Le travail philosophique de
l’implication est un travail de questionnements pour remettre en cause ses croyances.
Le travail de l’implication engendre une réflexion sur l’homme ou la femme qu’on veut être,
il invite à une philosophie humaniste qui cherche une définition du libre arbitre. Cette question du
libre arbitre a hanté durant des siècles, la philosophie chrétienne : la polémique entre saint augustin
et le moine Pélage, au Ve siècle, ensanglantera le XVIIe durant les guerres de religion. Le XVIIIe
siècle reprendra cette question pour la politiser, c’est-à-dire la poser dans la cité des hommes et non
plus au sein du paradis. Il n’est plus alors question de libre arbitre mais d’autonomie en fonction de
ce qui s’y oppose, l’hétéronomie. Quant au XIXe siècle, entre les leçons de morale de Durkheim et
les rappels incessants au nationalisme, l’autonomie que l’on veut accorder semble questionner les
représentants de l’autorité. De nos jours, le débat se rejoue de plus belle avec l’abondante littérature
qui pleure sur la « crise de l’autorité ». Mais la tradition comme valeur de référence est perdue
depuis longtemps, avec Copernic et tous ceux qui désormais expérimentent avant de comprendre,
quand les différentes sciences ont destitué l’autorité des textes antiques. Il y aurait, comme on peut
le voir, beaucoup à dire sur ce travail philosophique soulevé par les notions de sujet, d’autorité,
d’autonomie…
Le monde occidental a hérité de la pensée platonicienne et de l’ironie socratique, qui
consiste à contester toutes les certitudes. Mais il n’est pas le seul à philosopher. Ce travail
philosophique tient compte de la complexité de l’homme et du monde, il peut se nourrir des
recherches dans l’université, mais aussi ailleurs, loin parfois à l’étranger, dans une autre culture, là
où le religieux (ce qui relie) se définit sur d’autres modes.
Pendant toute l'Antiquité, jamais le thème de la philosophie (comment avoir accès à la
vérité ?) et la question de la spiritualité (quelles sont les transformations que je dois accomplir pour
avoir accès à la vérité ?) n'avaient été séparés. L'epimeleia heautou était chez les Grecs, une
certaine manière d'envisager les choses, de se tenir dans le monde, d'avoir des relations avec autrui ;
une certaine forme d'attention. Philosopher consistait à la fois à élaborer des connaissances et à
effectuer un certain nombre d'actions de soi sur soi, par lesquelles on se prend en charge, on se
modifie, on se purifie, on se transfigure. Et de là toute une série de pratiques : autant d'exercices qui
ont, dans l'histoire de la culture, de la philosophie, de la morale et de la spiritualité, une très longue
destinée.
Avec Descartes, l’activité de penser se décline suivant un certain nombre de facultés :
l’entendement, la volonté, l’imagination, la sensation. Il abandonne les deux dernières et centre le
noyau de l’esprit dans l’entendement et la volonté. Michel Foucault (2001) voit dans le « moment
cartésien », le commencement de l’oubli de soi, car Descartes requalifie philosophiquement la
connaissance en disqualifiant l’aspect spirituel. Philosopher, ce n’est pas seulement produire des
idées avec entendement et volonté, c’est surtout interroger le rapport à l’inéluctable. Le philosophe
ne peut laisser de côté son imagination et sa sensibilité qui lui permettent aussi de donner du sens.
Travail politique
L’idée de compétence, « être capable de », introduit la notion de pouvoir : pouvoir en tant
que potentiel d’action et d’autonomie. Quelle que soit la place occupée (dominé ou dominant), les
mécanismes du pouvoir nous replongent dans nos premières expériences de dépendance et de
recherche d’autonomie. Ne pas questionner le pouvoir, c’est une manière de le maintenir et
d’entretenir son aura magique, intouchable. Etre autonome exige donc une conscience politique,
c’est-à-dire une connaissance des rapports de force en jeu dans un contexte donné. Le travail de
l’implication dans sa dimension politique a pour objectif de libérer les hommes de leur tendance à
la servitude volontaire.
S’impliquer, c’est une question politique : il s’agit de savoir et d’agir (recherche et action)
mais aussi de décider (négocier, prendre des engagements, participer au collectif). Le moment de
prise de décision est essentiel : il ne doit conduire ni à la soumission ni à la domination. L’acteur ne
4
99
semblerait donc pouvoir s’épanouir que sur une scène à dimension humaine, dans des microsociétés, qui permettent à tous l’exercice du pouvoir (savoir, décider, agir).
La démocratie est un idéal incertain, elle requiert l’égalité de tous, mais n’en élimine pas
pour autant les rapports de force. Les frères de la horde, enfin réunis dans un esprit égalitaire ne se
retrouvent pas pour autant dans une situation stable : comment négocier la nécessité d’une volonté
commune où l’individu trouve sa place, à partir de projets en accord avec ce qu’on pourrait appeler
une « volonté profonde », propre à chacun ? Le titre de l’ouvrage de Klossowski, Sade, mon
prochain, semble symboliser nos relations individualistes. Si l’individu est la valeur centrale de la
société, que deviennent les liens entre ses membres : non plus une horde soumise à un totem
collectif, mais un ensemble d’individus qui brandissent chacun son totem, prêts à sacrifier l’autre,
son prochain, avec les meilleures intentions, c’est-à-dire celles qui serviront à sa jouissance ?
Reprenant Foucault, nous rappelons qu’être libre ne veut pas dire : libre de tout savoir et de tout
pouvoir, mais libéré d’un savoir qui identifie et d’un pouvoir qui enferme. La notion de
gouvernementalité, qu’il développe à la fin de sa vie et laisse inachevée, est à reprendre et à
poursuivre dans le cadre d’un travail politique de l’implication. Il s’agit de penser une forme de
gouvernement de soi pour résister aux pouvoirs qui entravent le libre arbitre, et plus
particulièrement la sensibilité sous l’emprise de biopouvoirs.
Travail poétique
Travailler avec sensibilité son implication, c’est laisser incuber les émotions, donner du
temps au temps, donner du sens à ses intuitions. Discernée, après avoir ondulé parfois longtemps,
selon le régime du feu qui la tient animée, l’émotion prend toute son étoffe : le retour sur le passé, la
qualification de l’expérience, la réanimation de l’émotion, l’écoute des sentiments… donnent sens
et permettent de déterminer la poursuite de l’action.
Mon étude sur la formation de la sensibilité a relevé trois éléments nécessaires à
l’apprentissage du discernement. Tout d’abord, la formation de la sensibilité grâce aux rencontres
avec des œuvres, ensuite la création d’œuvres qui permet de trouver ce qui est bon pour soi en
accord avec ce qui est bon pour l’autre. Le troisième élément vient renforcer les deux premiers, il
s’agit de l’accès de tous à la scène publique, pour y exposer sa sensibilité et participer ainsi à la
culture, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus biologique chez l’homme, selon Edgar Morin. La parole
poétique a une fonction poétique, mais aussi une fonction phatique : elle sert à affirmer une relation,
elle véhicule de la reliance. C’est l’aspect esthétique relevé par Michel Maffesoli (1990) : un moyen
de se reconnaître et de se relier les uns aux autres dans une relation concrète, physique, presque de
l’ordre de la relation amoureuse où l’on se comprend à mi-mots, où le plus important est de se dire
le lien, de parler et de renforcer ce lien. Le travail poétique de l’implication n’a pas pour objectif la
recherche du statut d’artiste, mais un mode de reliance au monde et à autrui avec sensibilité
La création poétique constitue l’occasion d’une renaissance. La joie éprouvée est telle
qu’elle fait dire à Gauguin qu’elle vaut toutes les souffrances endurées, parce que pour « une minute
où on touche le ciel qui fuit après », le rêve entrevu est quelque chose de plus puissant que tout.
Bachelard (1988) considère que l’œuvre « nous exprime en nous faisant ce qu’elle exprime,
autrement dit, elle est à la fois un devenir d’expression et un devenir de notre être. Ici, l’expression
crée de l’être ». L’augmentation ontologique apportée par l’œuvre est ce que Michel Henry (1988)
appelle un « accroissement de soi » car s’éprouver soi-même, « c’est venir en soi, entrer en
possession de son être propre, s’accroître de soi en effet, être affecté d’un « plus » qui est le « plus
de soi-même » . Le discernement permet d’évaluer le monde avec sensibilité et ainsi de faire des
choix. Le discernement est donc source d’autonomie et d’engagement. Ce travail poétique prend
soin de la sensibilité, pour permettre d’être acteur et créateur de ses projets, car nous pensons
comme Gauguin que la vie n’a de sens que quand on la pratique volontairement.
5
100
Conclusion
Le travail pour devenir acteur exige à la fois un travail philosophique sur les valeurs et les
représentations, un travail politique sur le pouvoir et ses effets, et un travail poétique, pour exercer
la fluidité entre le dedans et le dehors, pour s’ouvrir au monde et percevoir intuitivement.
Un monde d’acteurs ne peut-être un monde où tous seraient égaux et libres : l’asymétrie et
l’attachement sont inévitables. Mais cela ne signifie pas sans pour autant que l’acteur s’aliène sous
le joug d’une autorité hiérarchique ou d’une dépendance affective, sinon il ne serait plus qu’agent.
Si en effet l’homme peut se sentir libre de s’attacher ou non, il doit aussi prendre garde aux
asymétries qui risquent de lui jouer des tours, faisant de lui un esclave ou un tyran. Etre acteur, c’est
s’impliquer (s’attacher), mais aussi travailler son implication (décider de sa place dans
l’asymétrie) : c’est-à-dire développer une sensibilité ajustée entre le dedans et le dehors.
Mais nous n’oublions pas que pour s’autoriser, il faut être autorisé. Ainsi quand nous
parlons d’accord entre les attentes et les enjeux individuels et ceux de la société, nous pensons la
réciprocité, la société devant être en accord avec les intérêts de tous. C’est un projet de société à
construire, nous en sommes loin et nous en éloignons encore plus quand nous entendons les appels
au retour à l’autorité sonner le glas de la diversité. Ce n’était pas ici l’objet de cet article, mais ceci
rappelle que le travail de l’implication a une dimension politique, à côté de deux autres dimensions,.
C’est un travail de l’implication à partir de raison et d’imaginaire, mais aussi avec « ses tripes »,
pour ne pas d’être cuirassé (Reich) et solitaire (seul devant le monde), mais solide et solidaire.
Myriam Lemonchois
Bibliographie
Bachelard Gaston. 1942. L’eau et les rêves. Paris : José Corti
Bachelard, G. 1988. Fragments d'une poétique du feu. Paris : PUF
Elias, Norbert. 1991. La société des individus, Paris : Fayard
Enriquez Eugène. 1983. De la horde à l’Etat. Essai de psychanalyse du lien social. Paris :
Gallimard
Foucault, Michel. 2001. Cours au collège de France 1982, Paris : Gallimard
Foucault, Michel. 1976 et 19/84. Histoire de la sexualité, 3 tomes, Paris : Gallimard
Henry, M. 1988. Voir l’invisible — Sur Kandinsky. Paris : F. Bourin
Lemonchois, M. & Gouffé, I. 2002. « Suivre l’écriture en formation : être à la fois garant et
accompagnateur », in Pratiques de formation. Analyses, n°44, Octobre 2002, en collaboration avec
I. Gouffé. Saint-Denis : Université Paris 8, p. 91 à 100
Lemonchois, M. 2003. Pour une éducation esthétique. Discernement et formation de la sensibilité,
Paris : L’Harmattan
Maffesoli Michel. 1990. Au creux des apparences - Pour une éthique de l’esthétique, Plon, Le
Livre de Poche
Nicolas-Le Strat, Pascal. 1996. L'implication, une nouvelle base de l'intervention sociale, Paris :
L'Harmattan
Salovey, Peter & Mayer, John D. 1990. « Emotional intelligence ». Imagination, Cognition and
Personality, 9(3), 185-211
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souvent indicibles, qui se laissent voir en partie seulement et qui gardent toujours une part de mystère.
L’étymologie renvoie au sacré (ministère= mysterium)
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terrain rappelons-le), fera un éducateur engagé sur le terrain.
3
P.4 des « Orientations pédagogiques » de l’institut.
4
Ibid.
5
P.6 des « Orientations pédagogiques » de l’institut.
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P.7 des « Orientations pédagogiques » de l’institut.
Cf. p.2 des « Orientations pédagogiques » de l’institut.
8
Référence est faite à Ardoino (Polysémie de l’implication p.19-22, Revue Pour, n°88) et Michel Bataille (1990,
Implication et explication » pp.28-31 Revue Pour, n°88), qui ont développé une dialectique de l’implication et de
l’explication
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aussi tous les moments de débat, de discussion, de travaux de groupe, de régulation, c’est à dire qui forcent à
prendre en compte l’altérité.
10
L’étudiant n’expose que ce qu’il veut de lui-même. Il a le droit de ne pas répondre à des questions qu’il ne
vaut pas évoquer.
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13
Selon Kessler, la rumeur est une information non validée institutionnellement.
F. Imbert, 1985, Pour une praxis pédagogique, Matrice Edition, 1985, p. 176
110
1
L’engagement syndical : les conditions de l’implication à
l’Université Catholique de l’Ouest
Jean-Max Estay* et Christine Fourage**
* CREAM/IMA/UCO, BP 10808, 49008 Angers cedex 01, France,
[email protected]
** CERIPSA/IPSA/UCO, BP 10808, 49008 Angers cedex 01, France,
[email protected]
I) Introduction
Cette communication vise à explorer une des dimensions de l’implication : le fait de
s’impliquer. Elle a pour ambition, à partir de l’expérience syndicale de contribuer à la
réflexion sur les spécificités de cet engagement confronté à ce qu’on désigne communément
par la crise du syndicalisme (Ion, 1997).
Selon Labbé (Labbé, 1996), au cours de ces quinze dernières années, la France a
connu une « sorte de révolution silencieuse et mal comprise : la quasi-disparition du
syndicalisme sur les lieux de travail » sur fond de dissension syndicale et de remise en cause
de la légitimité de l’action syndicale. En effet on assiste de plus en plus au passage du
« formel » vers « l’informel », et l’interlocuteur « privilégié lors des négociations n’est pas
exclusivement le délégué syndical1. On constate donc un glissement des accords vers des
quasi-accords » (Linhart, 1998).
La crise syndicale n’est pas spécifique à la France, les autres pays européens
connaissent eux aussi une remise en cause du lien syndical qui se distend de plus en plus
(Dufour, 1998). Elle est plutôt le révélateur d’une redéfinition des appartenances et des
identités sociales dans une configuration post-moderne d’éclatement, de « pluralisme
désordonné » (Vakaloulis, 2003), et prend appui sur l’individualisme désormais largement
analysé par la littérature sociologique (Elias, 1987), (Giddens 1993). Ainsi les identités
sociales deviennent plus fluides, plus mobiles et protéiformes2, avec un renforcement des
contraintes et la privatisation des comportements et attitudes. D’où à la fois les difficultés des
1
Ou alors, dans l’exemple que nous donnerons de l’implication syndicale à l’Université Catholique de l’Ouest, il
est plutôt question de choisir le représentant syndical le plus conforme aux vœux de la direction
2
Entretien avec Michel Vakaloulis, par Jean-Claude Oliva, février 2000, l’Humanité
111
2
individus à rejoindre les formes traditionnelles de l’action collective et une sous-estimation de
leurs capacités réelles à peser sur le cours des évènements.
Par ailleurs la dérégulation sociale, l’impuissance des institutions de contrôle
(inspection du travail) tout comme la démission des instances régulatrices du lien salarial
(Prud’Hommes, organes paritaires) rendent particulièrement tendues les relations de travail.
L’exercice syndical s’est également complexifié, les militants syndicaux et spécialement le
délégué syndical – véritable homme orchestre de la vie syndicale, se doivent de posséder une
réelle compétence juridique et technique. Ils sont les animateurs de la négociation et de la vie
des sections. Ils ont à trouver les moyens pour intervenir sur les évolutions économiques et
techniques de l’entreprise, etc.…
Dans l’exemple que nous développerons, celui de l’implication des délégués
syndicaux au sein de l’Université Catholique de l’Ouest (UCO) à Angers, il faut également
noter que le fait syndical ne va pas de soi tant la culture de l’établissement regarde avec
suspicion l’action syndicale. Celle-ci est considérée avec méfiance, toujours trop
revendicative ou tatillonne (surtout lorsqu’elle rappelle la nécessité de la conformité à la
règle) et se heurte à des dispositions multi-séculaires de respect de la hiérarchie « de droit
divin » et de soumission.
II) La syndicalisation en France, une exception européenne ?
Il a 25 ans les syndiqués représentaient un quart des salariés en France soit 4 millions.
En 1993, ils ne dépassent de peu la barre des deux millions (environ 10 % des salariés)
aujourd’hui sans en connaître les chiffres exacts on parle de 5 % de syndiqués. Encore faut-il
remarquer «qu’ il y a plus d’un retraité pour cinq syndiqués et que cette proportion n’a cessé
d’augmenté depuis les années 60 » (Linhart, 1998).
Dans son ouvrage Syndicats et syndiqués en France depuis 1945, D.Labbé dès
l’introduction précise les contours de la syndicalisation en ces termes : « depuis maintenant
une vingtaine d’année aucune organisation, aucun secteur du salariat n’a échappé à la
désyndicalisation. « les syndiqués se trouvent essentiellement dans le secteur public ou dans
une grande entreprise nationale ; dans la plupart des entreprises du secteur privé, la
syndicalisation est très faible voire inexistante. « Au fond, dans la France contemporaine, le
syndicalisme est devenu l’apanage d’une classe moyenne d’âge mûr et disposant d’un emploi
stable ainsi que des garanties collectives ». (Labbé, 1996)
112
3
Le mouvement social de l’automne 1995 a révélé, sur fond de défection syndicale
généralisée, qu’il existe une érosion du modèle traditionnel du militantisme, redoutable en
termes de mobilisation collective au profit de formes d’engagement diversifiées dont les
motivations sont plus personnelles. Ainsi, on passe de la figure du militant syndical fortement
intégré à l’organisation dans un rapport étroit et hiérarchique à son organisation sur fond
d’appartenances sociales stables et irréversibles à un rattachement distancié, volatile, ou
encore à l’indifférence quand ce n’est pas à la dépréciation de l’action syndicale (laquelle
d’ailleurs est très largement orchestrée par les médias qui en la matière s’imposent en
« faiseurs d’opinion » insistant jusqu’à l’outrance sur les perturbations engendrées par les
mouvements sociaux revendicatifs) . L’engagement collectif se redéfinit, il peut être
intermittent. Il présuppose la redéfinition des rapports entre vie privée et vie militante, le rejet
des dispositifs de délégation[…], la valorisation et l’utilisation des compétences individuelles
comme élément central d’efficacité du groupe mobilisé » (Vakaloulis, 2003). Les mots
d’ordre de l’appareil sont discutés, analysés parfois rejetés par des militants qui de ce fait
échappent à son contrôle. La primauté du leader (ou du porte-parole) tend à disparaître. Par
delà le jeu institutionnel entre partenaires sociaux (Etat, représentants patronaux et
syndicaux), il s’agit de favoriser la participation directe pour définir le mode d’emploi des
luttes. Le militant n’est plus « une entité vierge mais une singularité ayant le droit de s’autodéfinir, de décider d’influer sur le cours des choses » (Vakaloulis, 2003). La CFDT,
quoiqu’elle en dise, en fait cruellement l’expérience depuis un an et ses positions sur la
question des retraites, sur le dossier des intermittents du spectacle, ont conduit bon nombre de
ses adhérents, parmi les plus jeunes, à déserter ses rangs, non pas forcément pour abandonner
l’action syndicale mais en direction d’organisations concurrentes qui leur ouvrent largement
les bras. Par exemple dans l’enseignement privé, la syndicalisation au sein de la CGT est en
plein essor. Le mouvement est massif à tel point que la structure se trouve dépassée en terme
organisationnel3.
Dès lors on réinvente le répertoire des actions militantes en privilégiant souvent les
actions à fort contenu symbolique (comme c’est le cas pour les intermittents du spectacle),
plutôt que de faire du nombre, par entre autre un usage des médias et un appel à l’opinion
publique.
3
A ce propos, sur le plan régional, en Pays de Loire, l’assemblée générale du SNPEFP-CGT (Syndicat National
Pour l’enseignement et la Formation Privée) a révélé que la grande majorité des militants sont des anciens de la
CFDT, ayant eu des responsabilités par le passé (délégué syndical, délégués du personnel, conseiller
prud’homal…) dont le secrétaire académique
113
4
Pour autant sur le plan de la syndicalisation, la France même si elle arrive en queue de
peloton4 ne fait pas figure d’exception : partout en Europe, on constate ce recul de l’adhésion.
La tentation de la comparaison entre les diverses situations est trompeuse et risquerait de
penser le cas français comme singulier. Il faut donc se garder d’argumenter hâtivement :
d’une certaine manière tous les pays européens ont leurs spécificités ! La syndicalisation des
salariés varie en Europe de 91 % en Suède à 9 % en France… Ces deux chiffres sont très
parlants. Ils tiennent à l’histoire. En Suède, pour bénéficier des prestations de chômage, il faut
être syndiqué. On peut donc s’étonner de ce chiffre de 91 % “ seulement ”. En France, le fait
d’être syndiqué n’ouvre pas de droits sociaux.
Il existe d’autres différences. Certains syndicats sont, par construction, unitaires,
comme en Suède. L’interlocuteur du patron est donc unique. Ensuite, il existe des syndicats
unifiés, comme en Allemagne ou au Royaume-Uni. Ces syndicats ont un passé et ont
progressivement fusionné pour constituer des syndicats unifiés qui négocient en interne avant
de négocier avec le patronat. Troisièmement, il existe des syndicats pluralistes qui se mettent
d’accord avant une négociation, comme c’est le cas en Italie ou aux Pays-Bas. En cas de
négociations, les syndicats forment alors une représentation syndicale unitaire. Enfin, il existe
des syndicats pluralistes et divisés, comme en France et dans une moindre mesure en
Espagne. En France, les 9 % de travailleurs syndiqués se répartissent entre 5 Confédérations
dites représentatives, sans parler des autres comme la structure construite autour de SUD. On
ne parle donc pas de la même chose lorsque l’on parle de syndicats en Europe.
Sur le plan des relations entre organisations patronales et syndicats. L’Allemagne, par
exemple, applique le système de la co-détermination. La négociation sous la forme de
participation effective des salariés est quotidienne. Dans d’autres pays, dans lesquels il
n’existe pas de co-détermination, des pactes sont passés entre organisations patronales et
syndicales pour s’accorder sur les revenus, l’emploi ou la durée du travail. Aux Pays-Bas ou
en Irlande, un pacte social annuel est signé. Sous une forme moins explicite, l’Espagne a agi
de cette manière. Dans ces pays, des règles du jeu sont donc claires et signées.
La troisième situation est celle de la France et de l’Italie, des pays habitués à la signature
d’accords interprofessionnels. Enfin, en Grande-Bretagne, les relations sociales organisées
sont rares. Il convient de rappeler que le gouvernement de M. Thatcher avait fait voter des lois
réduisant les possibilités d’action des syndicats. Le taux de syndicalisation est passé en 15 ans
4
Taux de syndicalisation dans certains pays d’Europe
Suède : 91,1% ; Danemark : 80,1% ; Italie : 44,1% ; Grande-Bretagne : 32,9% ; Allemagne : 28,9% ; Pays Bas :
25,6% ; Suisse : 22,5% ; Espagne : 18,6% ; France : 9,1%
Source: ILO. International Labor Office (B.I.T.) Genève. (1995)
114
5
de 40 à 30 %. Mais cette moyenne est trompeuse. Des entreprises ont plusieurs Unions, alors
que d’autres n’en ont pas du tout. En outre, la législation du travail est réduite Outre-Manche.
Une autre différence entre les pays européens tient à la hiérarchie des normes. Dans ce
domaine encore, la position de la France, marquée par le poids prépondérant de la loi, est
unique. La négociation sociale a une grande importance dans les pays du Nord. Par ailleurs, la
place de l’interprofessionnel peut varier ; elle est forte en Italie et en Suède mais pratiquement
interdite en Allemagne.
Quoi qu’il en soit, dans tous les pays, le mouvement est le même et consiste à vider de
leur contenu les accords signés “ en haut ”. Les accords de branche sont ponctuels et les
accords de branche généraux n’existent plus. On descend progressivement dans la gestion de
l’emploi et des salaires, au niveau local, ce qui correspond au besoin de flexibilité des
entreprises et au besoin d’individualisation des rapports sociaux. La récente Loi Filllon de
modernisation sociale affiche clairement cet objectif.
III) Quelques caractéristiques de l’activité syndicale
1. L’individualisme
Au même titre que l’ensemble des activités sociales, l’activité syndicale est traversée
par la tendance dominante à l’individualisme faite d’absence ou de perte de lien de solidarité,
d’isolement et de solitude des individus, d’intrumentalisation des rapports inter-individuels et
de privatisation des comportements et des attitudes. D’où un sentiment d’impuissance face à
des changements réputés « inéluctables », un scepticisme vis à vis
de la portée et de
l’efficacité des actions collectives en même temps qu’une forte demande de type
« clientéliste » vis à vis des représentants syndicaux. Il n’est pas rare que l’on fasse la tournée
des délégués syndicaux, indépendamment de leur appartenance, afin de recouper les
informations délivrées pour des besoins strictement individuels. Le choix se portera sur celui
qui apparaît comme le « professionnel » le plus compétent en matière de législation sociale, le
plus attentif et le mieux à même de défendre les intérêts du salarié. Cela débouchera ou non
sur une adhésion syndicale5.
L’autre face de l’individualisme se traduit par le souci de soi, la volonté de l’autoréalisation, la recherche d’une plus grande liberté de mouvement au sein de la vie en commun.
5
Nous pouvons citer le cas d’une salariée qui ayant fait « travaillé » à de nombreuses reprises un délégué
syndical sur son dossier y compris la veille des élections au sein de l’entreprise, a voté le lendemain pour un
autre syndicat. Comme si le réflexe partisan s’était soudainement réveillé !
115
6
Ainsi, on peut être prêt, syndiqué ou sympathisant, à assister aux réunions de sections ou à
participer à l’organisation des consultations professionnelles, encore faut-il que le temps
qu’on y consacre n’empiète sur le temps hors travail qui sera toujours privilégié. Il s’agit de
construire librement son identité en se débarrassant des tutelles pesantes. D’où une tendance
certaine au « zapping » syndical, à l’intermittence.
2. La dérégulation du travail
Celle-ci est particulièrement perceptible au niveau des instances de contrôle. Citons en
exemple l’impuissance des inspecteurs du travail qui ont sous leur juridiction plusieurs
centaines d’entreprise, qui sont soumis à la pression des entreprises mettant en balance la
préservation des emplois et un respect jugé toujours trop tatillon du code du travail. Le plus
souvent, l’inspecteur du travail bornera son action à une information ou un éclairage juridique
sur tel ou tel aspect d’un accord d’entreprise. Il reçoit seulement les délégués syndicaux, sur
rendez-vous, exceptionnellement les salariés encore faut-il qu’ils soient accompagnés par un
représentant syndical ou du personnel. Lorsque celui-ci, interpellé par un délégué syndical,
prend position par écrit et rappelle la norme juridique, il sait qu’il n’a pas les moyens de la
faire respecter. Un peu comme si un agent de police se contentait de constater un délit sans
pouvoir verbaliser.
De même les organes paritaires saisis en cas de litige sur l’interprétation ou
l’application des conventions collectives, rendent des avis qui ne sont pas suivis d’effet,
certaines entreprises préférant prendre le risque du désaveu public puisqu’elles savent que les
salariés se saisiront rarement de celui-ci pour ester en justice.
Enfin, il arrive que le Conseil des Prud’hommes, autre instance de régulation du lien
salarial, soit amené à constater des manquements aux droits du travail mais « omette »
désormais de sanctionner l’entreprise contrevenante ; l’argument est toujours celui de la
préservation des emplois. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que la crédibilité de ces
différentes institutions soit entachée, que les salariés développent des appréciations fatalistes
du pot de terre contre le pot de fer, constamment débouté de ses droits, en un combat perdu
d’avance. Or le travail syndical qui peut conduire à proposer une action en justice pour
résoudre un conflit ou contraindre l’employeur à ouvrir des négociations s’en trouve
particulièrement affaibli.
3. Le rôle central du délégué syndical
116
7
Le Code du travail français enchevêtre fortement vie représentative et syndicale
sur les lieux de travail. Les syndicats ont le droit d'être présents dans les établissements à
côté des instances élues au suffrage universel ; ils y détiennent un quasi-monopole de
négociation renforcé par l'obligation faite à l'employeur de négocier avec eux
périodiquement, et ils ont une priorité dans la présentation des candidats à l'élection. En
même temps, les rôles représentatifs se trouvent plus fortement compartimentés : les
réclamations individuelles et le suivi des conventions collectives relèvent des
compétences des délégués du personnel, les droits d'information et de consultation avec
l'employeur sont la prérogative du comité d'entreprise ou d'établissement ; la négociation
sur les salaires et l'aménagement des horaires est du ressort des délégués syndicaux ;
l'intervention sur les questions de santé et de sécurité relève d'un comité spécialisé, le
CHSCT (Comité d'hygiène et de sécurité, conditions de travail).
Les instances de représentation quelque peu influentes se donnent un homme orchestre
dans la figure du délégué syndical. A lui (rarement à elle) revient alors, outre la prise en
charge des tâches explicitement définies (la négociation, l'animation de la vie syndicale), le
rôle informel de l'impulsion de la vie représentative : arrêter les grands choix présidant à la
politique du CE en matière d'activités sociales et culturelles, assurer la liberté d'intervention
des délégués du personnel, trouver les moyens appropriés pour intervenir sur les évolutions
économiques et technologiques de l'établissement, coordonner le travail d'une équipe d'élus
éventuellement pluri-syndicale et souvent en situation de cumul de mandats. Le dualisme
prescrit se trouve donc largement dépassé par ce trait commun : la prise en charge, de fait et
non de droit, d'un double mandat, représentatif et syndical, exercé par des personnages clés
des systèmes représentatifs. Le mandat représentatif et syndical interne se trouve souvent
prolongé par l'engagement dans un ou plusieurs mandats syndicaux externes. On observe
également que ce type de représentants, interlocuteurs incontournables des directions qui
leur reconnaissent une technicité de haut niveau, tend à occuper tout l'échiquier des
fonctions représentatives et récuse pour son propre compte la spécialisation en matière
de représentation.
IV) L’implication syndicale dans une Université Catholique
1. L’Université Catholique de l’Ouest, une structure juridique spécifique
117
8
L’UCO est gérée par une association, l’association Saint Yves, à ce titre elle relève du
droit privé. Dans le même temps, elle est sous la tutelle canonique de l’Evêque d’Angers,
Chancelier des Universités. Le recteur de l’Université doit à la fois rendre des comptes aux
institutions laïque et religieuse. Sur proposition du Conseil des Evêques, il est nommé par
Rome, cependant son employeur est l’association Saint Yves présidée par un laïc, mais qui
réunit en son sein, des membres de la société civile et des dignitaires de l’Eglise. La gestion
de l’Université est assumée par des bénévoles du réseau associatif qui n’ont pas forcément
une compétence professionnelle de manager. Les ressources dont on s’entoure sont les
ressources relationnelles du milieu associatif, alors que la logique du secteur privé
réclamerait, pour une institution de cette taille (environ 9000 étudiants, deux cent salariés
permanents, des centaines de vacataires, des partenariats multiples..) le recours à des cadres
formés à la direction.
L’UCO se veut concurrentielle avec le secteur public mais elle est soumise à des
contraintes financières plus lourdes. Dans le rapport salarial, on importe les pratiques du
public qui simplifient la tâche et on feint d’ignorer qu’elles ne peuvent pas s’appliquer à la
Catho. Ainsi les vacataires sont employés aux conditions du secteur public (avec une
rémunération moindre), les enseignants permanents sont conduits à assumer au-delà de leur
temps plein des heures de cours dites « complémentaires » alors qu’elles sont en réalité des
heures supplémentaires… Pour mettre en place des stratégies d’entreprise, on bricole très
souvent en marge de la loi et on feint régulièrement d’oublier que l’on n’est pas assujetti à la
même législation que le public.
2. Une méfiance « culturelle » à l’égard du fait syndical
Faut-il vraiment le rappeler la religion catholique est une religion d’obéissance à la
hiérarchie qui a longtemps considéré l’engagement politique et syndical (Fourage,1990)
comme un facteur de division et s’en mêler, c’était se salir. Pourtant, L’Eglise Catholique
s’est impliquée dans le mouvement social en France au travers d’institutions qu’elle contrôlait
de près ou de loin. En ce cas, elle a préféré la résolution des conflits de la société industrielle
par le recours à l’association professionnelle dans l’organisation de la société. Dès lors,
l’action syndicale qui s’écarte de cette ligne directrice à toutes les chances de se voir
déprécier, surtout si elle se heurte frontalement aux représentants de la direction et met à mal
des dispositions multi-séculaires de respect de la hiérarchie « de droit divin » et de
118
9
soumission6. Ceci est peu propice au dialogue social et ce d’autant plus que par tradition,
l’institution n’a pas obligatoirement de compte à rendre au pouvoir civil. Développer une
compétence à gérer les ressources humaines n’est pas une priorité et l’Université s’est
structurée autour d’un service du personnel employant seulement trois personnes sans
direction des ressources humaines.
S’il est vrai que l’on a les dirigeants que l’on mérite alors il faut convenir que la
tradition militante d’un syndicalisme revendicatif ou tout simplement critique est très
marginale. Cette culture de la soumission est partagée par les salariés, traversés par
l’indifférence et l’individualisme, qui en un réflexe corporatiste de préservation de leur
emploi et de leur statut, ne sont pas loin de penser que pour vivre heureux, il faut vivre
cachés. Ainsi l’action syndicale, surtout quand elle vise le respect des règles, est souvent
perçue comme trop tatillonne, cherchant le mal partout, à la limite pathologique. Elle est
dangereuse quand elle est soutenue par des organisations qu’on se représente comme
incompatibles avec les valeurs de l’Université. Elle est surtout dangereuse lorsqu’elle s’offre
aux regards de l’opinion publique par le biais de conférence de presse qui furtivement vont
révéler des secrets qu’on veut garder même si on en pâtit.
3. L’implication syndicale des salariés
De longue date, deux organisations sont présentes à l’Université : la CFTC et la
CFDT. Leurs représentants siègent en commission paritaire nationale. Depuis janvier 2004,
une section syndicale CGT7 a été crée avec les réactions de stupeur que l’on peut supposer.
Celles-ci relèvent de représentations dignes des années 60 et les commentaires peu amènes
sur l’arrivée des Soviets à la Catho circulent8. Cette section syndicale est l’émanation de
transfuges de la CFDT en désaccord avec les positions de cette centrale. Il n’y a pas de
remise en cause de l’action locale, c’est pourquoi une intersyndicale s’est rapidement mise
en place. L’intersyndicale CFDT-CGT a présenté une liste commune pour les élections des
délégués du personnel et au Comité d’entreprise en mai 2004.
6
Pour Saint Paul (épître aux Corinthiens) : Il n’est pas d’autorité qui ne vienne de Dieu.
Face à la virulence des propos du délégué syndical CFDT, une salariée membre de la délégation CFTC lui
reprochait de traiter d’égal à égal avec le recteur. Selon elle, l’attitude qu’il aurait du adopter est celle de
l’étudiant vis à vis d’un professeur.
7
la déléguée syndicale CGT siège également en commission paritaire nationale, participe aux commissions
exécutive nationale du SNPEFP-CGT, elle représente son syndicat auprès de l’organisme collecteur des fonds de
formation continue (OPCA-EFP)
8
C’est méconnaître que quelques prêtres ouvriers ont fait le choix de l’engagement syndical, tel que Jo Patron
prêtre ouvrier cégétiste de Saint Nazaire.
119
10
Traditionnellement, la CFDT était considérée au sein de l’UCO comme le syndicat le
plus revendicatif. Avec l’arrivée de la CGT et la création de l’intersyndicale, il s’est crée un
pôle que l’on peut qualifier de syndicats d’opposition.
Globalement les salariés perçoivent qu’il y a un risque à fréquenter de près ou de loin
les syndicats d’opposition. Etre sympathisants ou adhérents, c’est être « contre ».
L’engagement qu’on le vive ainsi ou non, est impliquant de fait9. Les salariés qui ont fait ce
choix sont fréquemment amenés à l’expliquer auprès de leurs pairs. Sur un mode, certes
humoristiques, on les appelle les Rouges ou les Révolutionnaires. Apparaître sur la liste de
l’intersyndicale demande une réelle prise de distance et parfois un courage certain10. Des
sympathisants et adhérents CFDT et CGT expriment leurs craintes de répercussion sur le
déroulement de leur carrière. A l’occasion d’une redéfinition de la classification du personnel
administratif et de service, quelques uns ont fait le lien entre leur appartenance syndicale et
la non prise en compte de leurs compétences réelles.
4. Les délégués syndicaux « d’opposition »
L’UCO est une société anomique sur le plan des relations sociales, du respect des
droits des salariés et de la relation paritaire. On privilégie l’individualisation du rapport.
C’est un système clientéliste favorisant les arrangements gagnant-gagnant au détriment de la
légalité et du respect des accords d’entreprise. Les irrégularités sont nombreuses et portent
notamment sur le non-paiement des heures supplémentaires, sur le statut des vacataires,
l’illégalité de certains contrats de travail, la méconnaissance des dispositions de la convention
collective et sa transgression. Le droit syndical y est également à conquérir.
C’est dans ce cadre que se développe l’action des délégués syndicaux d’opposition.
A minima celle-ci a pour objectifs de rationaliser les relations de travail et de mettre
l’établissement en conformité avec la loi. Il s’agit le plus souvent de rappeler l’évidence : on
ne peut pas appliquer une réglementation inspirée du secteur public quand elle n’est pas
légale dans le secteur privé. Il y a tellement à faire que l’implication pourrait s’apparenter à
une guerre de guérilla. Pour moraliser les rapports sociaux, autant que faire se peut, c’est une
9
Pour la constitution des listes aux élections de mai 2004, les candidats pressentis demandaient fréquemment à
être rassurés sur les risques encourus en figurant sur la liste de l’intersyndicale. Une fois expliqué le rôle des élus
au sein de l’Université, la quasi-totalité des personnes a accepté une place.
10
Qu’on songe seulement que certains salariés souhaitant rencontrer les délégués syndicaux, demandent que le
rendez-vous soit pris à l’extérieur de l’UCO. Devant la réticence de quelques-uns uns aux contacts téléphoniques
devant transiter par le standard, la déléguée syndicale CGT a demandé à ce que lui soit octroyée une ligne
directe.
120
11
vigilance de tous les instants qui doit être déployée. Or dans une institution « endormie »,
cela en passe par un effort pédagogique sans cesse répété, difficilement compris surtout
auprès du personnel enseignant que l’on pourrait qualifier de « travailleurs indépendants
salariés » qui développe des réflexes individualistes propres à l’exercice de leur activité
professionnelle.
En première ligne de la négociation paritaire, les délégués syndicaux sont des
personnages publics qui ici, comme ailleurs, cumulent les mandats, assistent aux réunions du
comité d’entreprise et incarnent le contre-pouvoir11.
L’implication est sociale et relationnelle tout autant que syndicale. Avec près de
trente ans d’ancienneté, le délégué syndical CFDT, est le réceptacle privilégié des
informations dérangeantes. Les salariés font appel à lui en cas de problème et le consultent
pour obtenir informations et soutien, mais par-delà ce rôle traditionnel, il est le « trou noir de
ce qui se passe dans l’établissement. Les dysfonctionnements lui sont rapportés et l’on espère
qu’il sera également la source blanche, que tout ressorte à un autre endroit au moment
opportun. Sa participation de longue date aux rouages de l’Université l’érige en mémoire
vivante des relations salariales. Alors que les dirigeants se sont succédés, il rappelle à
l’institution les réponses qu’elle a précédemment apportées à des problèmes qui se posent à
nouveau. Il retrace l’histoire et jette les bases d’une analyse trans-historique mais aussi
transversale puisque les salariés l’impliquent dans ce qui se passe dans tous les instituts qui
constituent l’Université. Ceci est un atout fort utile dans une société cloisonnée divisée en
départements sur une base disciplinaire et qui ont peu l’habitude de la coopération. Interface
au sein de l’établissement entre les salariés et la direction, il l’est également à l’extérieur au
sein de l’UDESCA12.
En un certain sens, les salariés impliquent les délégués syndicaux d’opposition dans
la narration d’une succession de petits scandales, d’injustices, de spoliation, dans milles
problèmes petits et grands. Cette accumulation sur de nombreuses années inspire la
condamnation irrévocable de la structure parce que si les dirigeants changent les pratiques
demeurent. Faute d’une rationalité identifiable, en vertu du manque de professionnalisme
suscitée par une certaine conception de la gestion associative, l’approximation dans
l’appréhension des questions sociales devient lassante alors que les représentants syndicaux
par leur permanence ont acquis une réelle compétence sur le paritarisme et en droit du
11
Ils ont, par exemple, fortement pesé pour que le comité d’entreprise soit à l’initiative d’un audit sur
l’organisation et la gouvernance à la Catho.
12
Organe qui fédère les cinq universités catholiques de France
121
12
travail. Au fil du temps cela conduit à une dégradation de la relation. Dégradation qui s’est
installée et qui nourrit une défiance réciproque.
La crispation des rapports sociaux débouche fréquemment sur un affrontement où
l’employeur retrouve des réflexes anciens de patron de « droit divin » fondés sur
l’infaillibilité. Des mécanismes archaïques pour discréditer l’action syndicale sont tour à tour
utilisés : instrumentalisation de certains cadres dont on accepte qu’ils contestent la légitimité
syndicale à négocier les accords d’entreprise, mépris du paritarisme, absence de transparence
dans la gestion du personnel, mise en place d’exceptions et de passe-droit favorisant les
salariés les plus dociles, propagation de rumeurs. Lors de son investiture, le recteur de
l’UCO (proche de la CFTC pour avoir été membre de sa délégation lors de commissions
paritaires par le passé) a mis en avant sa volonté de pacifier l’établissement durement secoué
par le licenciement de son prédécesseur. La nouvelle déléguée syndicale CFTC a transformé
cette intention louable en une arme redoutable pour l’unité syndicale. Par souci de
pragmatisme et pour soutenir le recteur dans sa volonté affichée de pacification, elle a signé
seule avec la direction un accord d’entreprise d’aménagement et de réduction du temps de
travail ne respectant pas certaines dispositions de la convention collective13. Il faut signaler
qu’avant l’arrivée de cette représentante, l’intersyndicale CFDT-CFTC défendait une ligne
commune dans les négociations portant sur le passage aux 35 heures des enseignants. Dans le
droit français l’application d’un accord d’entreprise est subordonnée à la signature d’un seul
syndicat, dès lors la CFTC s’oppose aux demandes des autres organisations. Pourtant, parfois
l’employeur les reprend à son compte !
Le paritarisme se nourrit de rapport de confiance, lorsque celle-ci est mise à mal, la
radicalisation des positions s’installe. Dans le passé, les organisations syndicales avaient
accepté d’oublier certaines irrégularités pour permettre à l’employeur d’y remédier,
aujourd’hui les syndicats d’opposition n’acceptent plus rien qui ne soit pas conforme au droit
du travail. Les délégués syndicaux ne le pourraient d’ailleurs pas, quelques salariés
exacerbés par l’iniquité de l’accord d’ARTT, se sont renseignés auprès d’eux, se sont
syndiqués, ont demandé audience à l’inspection du travail, ont consulté les conseils
juridiques syndicaux, se font assister par l’avocat de la CGT et attendent de la déléguée
syndicale qu’elle les soutienne. Poussée par sa section, celle-ci se voit aujourd’hui amenée à
leur emboîter le pas et à réclamer avec eux ce qu’elle « gardait dans ses cartons ». Elle est
pressée au nom de la légitimité de son action à s’impliquer personnellement, alors qu’elle
13
La commission paritaire nationale saisie par la CFDT pour apprécier la conformité de cet accord à la
convention collective a, à l’unanimité, jugé que celui-ci contrevenait à certains articles
122
13
l’avait fait jusque là au nom du syndicat. On lui demande de prendre ses responsabilités et de
tirer les conclusions d’un contournement de la loi aboutissant au non-paiement des heures
supplémentaires.
V) Conclusion
L’implication du délégué syndical d’opposition à l’UCO est à lire à plusieurs niveaux :
- Par le rôle qu’il joue dans l’établissement, il est impliqué dans un tissu relationnel
complexe, au carrefour des problèmes individuels et collectifs des salariés. Sur le plan
humain, cette implication est parfois lourde à porter. Les salariés, exerçant leur activité
professionnelle dans une institution où la légitimité syndicale est toujours à conquérir, ne
s’adressent au délégué syndical qu’à bout de souffle, parfois après plusieurs années de
souffrance, souvent en état d’exaspération. Durant l’entretien, une parole se libère parce qu’on
rencontre enfin un interlocuteur qui manifeste un intérêt, qui apporte une réponse à ce qu’on
vivait confusément comme une injustice. Les salariés en conviennent eux-mêmes, ce n’est pas
l’organisation syndicale qui les intéresse mais la compétence du délégué et la qualité de la
relation humaine qui se noue.
Sur le plan organisationnel, il est le partenaire obligé de la direction, qui par tradition,
s’accommode mal du contre-pouvoir des syndicats. Un « bon » représentant syndical est celui
qui signe sans broncher les textes qu’on lui propose, sans montrer de velléités sur le contrôle
de la légalité, qui accepte le discours récurrent sur l’insuffisance des moyens financiers
conduisant à des sacrifices pour tous.
Il est également le relais des salariés auprès des instances nationales paritaires. De ce
fait, il est en contact avec les autres organisations syndicales et les représentants de sa centrale
dans les autres établissements catholiques d’enseignements supérieur. En retour, il informe en
interne ses collègues du climat social au sein de l’UDESCA.
Par les échanges et les rencontres qu’il noue avec les différents niveaux de décision de
son syndicat, il fait rentrer les mots d’ordre nationaux dans son établissement et transmet les
préoccupations à portée générale portant sur des grands dossiers sociaux. Il renseigne sa
centrale de l’état des relations sociales de sa structure et recherche son soutien pour la
résolution des problèmes quotidiens dont il a la charge.
- Comme animateur de la vie syndicale dans l’établissement, il doit s’impliquer dans
des activités qui sont parfois sans rapport avec son action syndicale : sa présence est
nécessaire lors des temps forts institutionnels. Il se préoccupe des projets émanant des salariés
123
14
(et on lui demande de les impulser). On peut citer en exemple la réflexion qui a porté sur la
création d’une crèche à l’Université, la participation à l’organisation d’un pique-nique par le
comité d’entreprise.
En lien direct avec ses attributions syndicales, il s’implique personnellement dans le
refus de céder aux injonctions de la direction avec les conséquences que cela peut entraîner14
ou dans des actions devant les prud’hommes pour ne pas laisser partir « seuls » les salariés.
Le délégué syndical a une forte implication dans l’Université tant au niveau
économique que des ressources humaines et de la communication. Il déploie des compétences
associées aussi diversifiées que la compréhension des bilans financiers, que l’intuition des
dysfonctionnements et des stratégies perdantes de l’entreprise (que lui procure un habitus
aguerri). A travers, les différents conflits qui ont jalonnées son exercice, il a acquis une bonne
maîtrise du droit du travail et des conventions collectives, et une capacité à expliciter aux
salariés et à la direction les avantages et inconvénients de telle ou telle option dans la gestion
des relations sociales.
BIBLIOGRAPHIE
(Elias, 1987) Elias Norbert La Société des individus, 1987 (trad. 1991, Paris, Gallimard).
(Dufour, 1998) Dufour C, Hege A, Légitimité syndicale et identité, sociologie et sociétés, Vol
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démocratisation de la vie », dans M. Audet et H. Bouchikhi (dir.), Structuration du social et
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l'université Laval. 1993
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(Labbé, 1996) Labbé, Dominique, Syndicats et syndiqués en France, Paris, L’harmattan,
1996,
14
les délégués syndicaux d’opposition ont refusé de signer un avenant à leur contrat de travail suite à l’accord
d’ARTT, ils ont publié sur le site WEB de l’intersyndicale leur courrier de refus.
124
15
(Linhart, 1998) Linhart, Daniel, Linhart, Robert, Malan, Anna, Syndicats et organisation du
travail : un rendez-vous manqué, sociologie et sociétés, Vol XXX n°2, automne 1998
(Tixier, 1992) Tixier, Pierre-Éric, Mutation ou déclin du syndicalisme ? Le Cas de la CFDT,
Paris, PUF. 1992
(Tixier, 1996) Tixier, Pierre-Éric, Un impossible compromis social français ? L'Entreprise
comme fondement de la régulation sociale, Ve Congrès de l'Association française de sciences
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(Thuderoz, 1998) Thuderoz, Christian, L'individu, la forme syndicale et l'entreprise, sociologie
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(Vakaloulis, 1999)Vakaloulis, Michel, Travail salarié et conflit social, PUF, 1999.
(Vakaloulis, 2003) Vakaloulis, Michel, (direction avec Françoise Duchesne), Médias et Luttes
sociales, Editions de l’Atelier, février 2003
125
Le management par l’implication ou la logique inversée
(Essai de simulation à partir de deux institutions : l’université et l’hôpital)
Rabah Kechad.
Le choix de cette problématique qui se consacre à la recherche de l’implication dans
une logique institutionnelle se justifie d’abord par le cadre général qu’offre ce
séminaire et aussi en raison de notre position qui nous offre l’avantage de disposer de
certaines données nous permettant de proposer une analyse théorique suivie de
simulation traitant d’une question fort importante à savoir : Comment peut-on
appréhender la question de l’implication dans une logique inversée, de bas en haut,
contraire à celle pratiquée jusqu’à maintenant par nos institutions ?
Nous avons préféré prendre notre casquette de sociologue pour voyager au
cœur de l’institution à la recherche des
représentations et des perceptions des
différents acteurs qui sont «encastrés » dans une logique institutionnelle cloisonnant
les esprits et les valeurs partagées.
Une simple lecture métaphorique de l’histoire des organisations nous permet de
situer l’implication selon les images suivantes :
•
l’image des classiques : l’implication par les mains (l’O.S.T et les
défenseurs de la rationalité totale).
•
L’image des psychologues et psychosociologues des organisations :
l’implication par le cœur (à partir de l’école des relations humaines).
•
L’image des néoclassiques et des sociologues des organisations :
l’implication par la tête (l’analyse stratégique) et les « stars » du Knowledge
management.
Pour les besoins de cette communication nous allons aussi exploiter les
différentes données fournies par les études académiques ou des centres de recherche
en plus de notre expérience personnelle accumulée au fil des années passées dans les
différentes institutions et administrations afin de répondre à notre principale
préoccupation : comment peut-on manager par l’implication à partir de deux cas :
l’université et l’hôpital.
126
Notre champ d’étude se limite à ces deux cas qui seront considérés comme
notre laboratoire nous permettant de procéder à une simulation afin de pouvoir mettre
en évidence certaines hypothèses de travail.
127
Culture, implication et psychologie clinique
Philippe GROSBOIS *
Comment l¹implication du clinicien peut-elle se décliner à la lumière de la pratique du psychologue, sinon sur le
mode lévi-straussien de l¹observation participante mais dans le cadre de nos interventions individuelles et
groupales notamment à visée thérapeutique. D¹une part, l¹implication distanciée ou contrôlée du clinicien
renvoie au réglage de cette distance, abordée par la psychanalyse du point de vue du repérage des aspects contretransférentiels, tant dans nos activités de recherche que dans nos interventions évaluatives ou
psychothérapeutiques. Georges Devereux avait déjà traité de cette question dans ³De l¹angoisse à la méthode
dans les sciences du comportement³ (1) . Mais, à côté des aspects fantasmatiques intrapsychiques du contretransfert, elle concerne d¹autre part la dimension culturelle de ce même contre-transfert, autrement dit ce à quoi
renvoient les représentations collectives de notre groupe d¹appartenance au travers du filtre de notre imaginaire
individuel.
En effet, dans la rencontre avec des patients venus dŒailleurs, il est souvent difficile d¹avoir une ³attitude
empathique³ ou d¹afficher une ³neutralité bienveillante³ lorsqu¹ils ont vu leurs parents rwandais découpés à la
machette, lorsque leur fille tchétchène a été violée sous leurs yeux ou que leur enfant ³disparu³ il y a vingt-cinq
ans est retrouvé sous l¹identité du ³fils adoptif³ d¹un militaire argentinŠ Ainsi nos idéaux de nature fantasmatique
(par exemple ³être un ²bon² père de famille³) sont-ils façonnés par nos repères éducatifs mais ils sont ébranlés par
la confrontation aux réalités culturelles véhiculées par les personnes migrantes.
Selim, 9 ans, est énurétique et ne travaille pas en classe. Son père et sa mère viennent à notre consultation du
C.P.C. sur les conseils de l¹institutrice. La mère porte un bébé de 8 mois qu¹elle allaitera pendant l¹entretien, se
tenant un peu à l¹écart, à demi-détournée. C¹est le père qui prend la parole; il nous salue:
- ³Ça va? ³ puis ³Selim mouille son lit presque toutes les nuitsŠ Je l¹ai frappé mais ça n¹a rien faitŠ Mouiller son
lit, c¹est pas une vieŠ Ses frères se moquent de luiŠ³
- (nous à Selim) ³Çela t¹ennuie beaucoup de mouiller ton lit?³
Gêne de Selim qui baisse la tête en murmurant de façon inaudible. Gêne du père qui semble étonné que nous
nous adressions à son filsŠ
- (le père) ³A l¹école, ça ne va pasŠ Il regarde les livres mais il n¹apprend pasŠ Je le frappe mais il n¹apprend
pasŠ³
- (nous au père) ³A la maison, est-ce quelqu¹un peut l¹aider?³
- (le père) ³Sa mère et moi, non. Son grand frère, un peu mais il n¹aime pas rester à la maison. Quand je suis là,
je lui dis de rester pour faire travailler Selim le samediŠ³
- (nous, en nous tournant vers la mère) ³Et la maman, qu¹en dit-elle?³
- (la mère, toujours détournée, sans nous regarder, à voix basse) ³Oui, c¹est comme çaŠ et Selim n¹a pas une
bonne sant銳
- (nous) ³Pas une bonne santé?³
- (le père) ³Pas une bonne santéŠ C¹est comme sa mèreŠ Elle est morteŠ Sa mère, là (en désignant sa femme),
c¹est sa petite s¦ur, c¹est la même choseŠ³
- (nous) ³Selim se souvient-il de sa mère?³
- (le père) ³Non, Selim ne sait pasŠ Il était petit. Sa mère, là, s¹est occupée de luiŠ On ne parle pas de ça avec les
enfantsŠ³
Ces dix minutes d¹une première consultation datant d¹il y a une vingtaine d¹années montrent les erreurs dans
l¹attitude clinique, erreurs dûes aux stéréotypes liés à ma culture d¹origine, européenne. Si l¹on s¹en tenait en
effet aux présupposés occidentaux classiques, on serait vite amené à l¹analyse suivante: père très autoritaire,
brutal, qui occupe toute la place au cours de l¹entretien, sans laisser parler ni sa femme ni son fils. L¹enfant
semble écrasé par son père, la femme soumise et passive. De son côté, l¹enfant semble déprimé et inhibé. Il ne
répond pas aux questions posées et ne semble pas concerné par ce qui se ditŠ
L¹origine sénégalaise de cette famille apporte un éclairage tout autre. En se tenant à l¹écart, sans nous regarder,
elle montre qu¹elle est une femme bien élevée, qui fait honneur à son mari, à la famille et à elle-même et qu¹ainsi
128
elle nous respecte. Ne pas regarder qui on doit respecter est un élément important du code de politesse transmis
très tôt dans l¹éducation des enfants sénégalais. C¹est pourquoi Selim ne nous regarde pas non plus.
La question initiale du père à notre adresse (³Ça va?³) est une manière habituelle d¹amorcer les échanges. Il ne
convient pas d¹aller droit au but, ce qui est considéré au Sénégal comme inconvenant et agressif. Il aurait donc
été plus adapté de retourner la question (³Oui, ça va, merci, et vous? Et la famille?³).
³Selim mouille son lit presque toutes les nuitsŠ Je l¹ai frappé mais ça n¹a rien faitŠ³ CŒest nous dire ³Je fais ce
que doit faire un pèreŠ³ Le devoir d¹un père sénégalais est en effet de maîtriser son fils pour l¹éduquer et,
frapper est, selon la tradition, le moyen d¹y parvenir.
³Mouiller son lit, c¹est pas une vieŠ³ Au Sénégal, la tradition veut que l¹énurésie soit considérée comme une
menace ou un équivalent d¹impuissance sexuelle. L¹homme impuissant n¹est pas un homme. La virilité de
l¹homme est associée à sa capacité de procréation. La question amenée à la consultation est donc grave pour
l¹enfant et pour les siens.
³Cela t¹ennuie beaucoup de mouiller ton lit?³ Selim ne peut répondre à cette question car nous le mettons dans
une situation insolite. Traditionnellement, on ne demande pas son avis à un enfant. Le faire, c¹est lui proposer
d¹occuper la place d¹un adulte, c¹est remettre implicitement en cause les structures de la parenté sénégalaises!
Ensuite, il est questionné devant son père: c¹est accroître son malaise car cela revient à lui proposer de ne pas
respecter son père s¹il répondŠ Par ailleurs, nous pouvons faire l¹hypothèse que l¹échec scolaire est ressenti par
le père comme une figure de l¹impuissance.
Lorsque la mère est questionnée à son tour, elle approuve son mari, de façon effacée, comme il convient
traditionnellement. Le père reprend l¹initiative pour faire un lien entre la mauvaise santé de son fils et celle de sa
mère décédée. Mais rien n¹est dit sur cette mort puisque la s¦ur de la mère, ³C¹est la même chose³. Position
traditionnelle, là encore: les enfants petits ne sont pas censés souffrir de quitter leur mère pour une autre femme.
De plus, la tante maternelle (a-t-elle été épousée avant ou après le décès de la mère?Š) est au plus près de la
mère, Selim est comme son enfant, il est son enfant. Soupçonner qu¹elle le traite autrement que comme son
enfant serait grave.
³Selim se souvient-il de sa mère?³ est une question mal venue. Le père nous fait savoir: ³On ne parle pas de ça
avec un enfant.³ L¹idée commune est que le passé pénible s¹efface à n¹y pas penser; il ne faut donc pas y penser,
pas en parler, même entre adultes. De plus, l¹Islam (ils sont de confession musulmane) invite les croyants à
accepter la volonté de Dieu. On ne se plaint donc pas des épreuves, les deuils sont silencieux et dignes.
Ainsi chaque milieu, chaque famille, chaque individu véhicule avec lui son univers de valeurs et nous devons
être attentifs à découvrir et à respecter les représentations sociales qu¹ils expriment lors de nos consultations.
C¹est là que se situe le fondement éthique de la démarche clinique: le respect d¹autrui dans l¹accompagnement
d¹un processus de changement mis en ¦uvre par le cadre thérapeutique, tout en sachant que ce changement ne
peut venir de la personne elle-même, à savoir un changement interne, intrapsychique. Si notre attitude avait
consisté à suggérer au père moins de sévérité vis à vis de Selim, cela serait revenu à méconnaître les
caractéristiques identificatoires inhérentes aux hommes de son lignage et à déstabiliser ce père déjà en désarroi,
au risque d¹être incompris par lui ou de le pousser à renoncer à éduquer son enfant. Il s¹agissait plutôt de
reconnaître ce père dans son effort pour obtenir la réussite de son enfant, l¹inviter à exprimer comment il agit,
comment lui enfant réagissait, bref, accepter sa manière de voir les choses et tenter de les comprendre. Ce père,
se sentant reconnu, pourra se décaler quelque peu de sa position initiale, peut-être se questionner, observer chez
son fils des attitudes qu¹il n¹avait pas remarquées auparavant.
Néanmoins, s¹il est nécessaire d¹avoir un minimum de connaissances sur les structures de la parenté en vigueur
chez nos consultants, il est important d¹évaluer comment ceux-ci s¹approprient à leur manière les valeurs
véhiculées dans leur famille et leur société d¹origine pour se construire dans leur singularité car, contrairement à
la démarche des sciences sociales, les cliniciens ont affaire à des personnes ou des groupes uniques de par leur
histoire et de par ce qu¹ils font de leur existence. Le problème se pose en particulier pour les migrants qui sont
entre deux cultures, pris dans un processus d¹acculturation et oscillant souvent entre deux références, celles de
leur origine et celles de leur société d¹adoption. Ainsi la perspective d¹une ³psychothérapie métaculturelle³
semble-t-elle être de l¹ordre d¹une utopie, dans la mesure où le clinicien a à se situer sur un plan contretransférentiel dans cet entre-deux constitué par ses propres références culturelles face à celles de son patient.
Autrement dit, il s¹agit de ³considérer les théories, y compris celles du thérapeute, comme un élément technique
parmi d¹autres dans la prise en charge d¹un sujet souffrant. Confrontés à la nécessité d¹envisager successivement
129
la même souffrance à partir d¹un grand nombre de grilles explicatives, nous sommes contraints de mesurer
chaque jour le caractère à la fois contingent et indispensable de nos catégories. Certes, cette position est instable:
elle est inquiétante pour le clinicien, intellectuellement et méthodologiquement complexe pour le chercheur. (2) ³
_____________________________________________
* psychologue, Institut de Psychologie et Sociologie Appliquées, Université Catholique de l¹Ouest, Angers, coresponsable du Centre de Psychologie Clinique (C.P.C.) de l¹IPSA.
(1) DEVEREUX G. De l¹angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980.
(2) NATHAN T. Le tronc d¹arbre et le crocodile. Quelques aperçus techniques sur le fonctionnement d¹une
consultation d¹ethnopsychiatrie, Projections, 1989-1990, 1, 59-69.
130
LES ENJEUX DE L’IMPLICATION DANS UNE ÉCOLE PUBLIQUE AU BRÉSIL
Sônia Sampaio1
La vie quotidienne est le foyer du sens. Ce ne sont pas les connaissances, les
informations ni les vérités transmises à travers des discours ou des lois qui
donnent du sens à la vie. Le sens se tisse d’une autre façon, à partir des rapports
immédiats, à partir de chaque être, à partir des contextes successifs où l’on vit.
S’éduquer, c’est imprégner de sens les pratiques de la vie quotidienne.
F. Gutièrrez e Prado, C.
RESUME
Cet article à pour but présenter et commenter l’action impliquée développée depuis 1999 par
une équipe de psychologues et d’étudiants en psychologie dans une école du centre historique
de Salvador, Bahia, dans le cadre du projet Atuando Junto ao Risco2 (Département de
Psychologie– UFBa). Dans cet espace, de nouvelles façons pour le psychologue d’être dans
l’école, tournées notamment vers des populations d’enfants et adolescents vulnérables au
risque, où se mêlent pauvreté, racisme, conditions précaires de santé, logement et hygiène,
étaient en voie d’expérimentation. Cette démarche cherche à intégrer la production de
connaissances (recherche), le travail de terrain (action) et l’apprentissage technique
(formation), en utilisant l’approche ethnographique de l’école.
Mots-clés : implication - enfants vulnérables – psychologie scolaire
LE PELOURINHO : CENTRE ET MARGE
1
Professeur à l’Université Fédérale de Bahia, responsable de la formation des étudiants en Psychologie scolaire
à la Faculté de Philosophie et Sciences Humaines/UFBa ; elle participe aussi aux programmes de post-graduation
en Éducation et Psychologie du Développement de l’UFBa. Collaboratrice de René Barbier/ Université Paris 8,
depuis 2001. Professeur invité du LAMCEPP/Paris 8 en 2004.
2
Agir face au risque
131
La ville de Salvador fut fondée en 1549 pour être la capitale du Brésil et servir de tête de pont
au processus mercantiliste international. C’est là que débuta vraiment la colonisation du pays.
Elle arrivait en seconde position, après Lisbonne et elle devint le port le plus important de
l’Atlantique Sud. Ses origines, qui sont aussi celles du Brésil, sont indissolublement liées au
site historique du Pelourinho3.
Cet espace urbain d’architecture baroque colonial fut édifié en raison de la découverte de l’or
et des pierres précieuses, qui modifia le cadre de l’économie de Bahia au XVIIIème siècle en
apportant de nouvelles ressources aux revenus de la canne à sucre. Cela permit la construction
de somptueuses églises et maisons nobles. A partir du début du XIXème siècle, les riches
abandonnèrent leurs demeures et se dirigèrent vers des nouveaux quartiers. La désertification
du site provoqua la vente ou la location des immeubles à de petits commerçants et à des
immigrants syro-libanais. A cette période historique débuta la dégradation de qualité de vie
que connut le Centre Historique de Salvador jusqu’aux années 80 du XXème siècle.
Dans les années 1930, le Pelourinho et ses rues adjacentes étaient déjà synonymes de
décadence, abandon et marginalisation. La police chercha à y confiner la prostitution, afin de
la contrôler. Pendant la 2nde Guerre Mondiale, l’exode s’accéléra et les maisons du Pelourinho
commencèrent à se détériorer. Ce n’est qu’en 1967 qu’on assista à la création de l’IPAC
(Institut du Patrimoine Artistique et Culturel), ayant pour but de réactiver l’économie du
quartier, récupérer et restaurer des immeubles. En 1985, l´UNESCO classa le Centre
Historique comme Patrimoine de l´Humanité.
EXPULSION ET RESISTANCE
Mais cette histoire ne finit pas aussi bien pour les habitants que pour les touristes du monde
entier qui visitent toute l’année le Centre Historique de Salvador: l´intervention dans le
Pelourinho a expulsé 95% de la population qui y résidait. Selon Espinheira (1993), le
Pelourinho avait perdu son âme ; « les fenêtres de ses maisons, vidées de la vie de ses anciens
habitants, resteraient comme des yeux aveugles ».
3
L’origine du nom de cet endroit est liée au nom pilori poteau ou pilier à plate-forme portant une roue où l’on
attachait avec un carcan celui qui était condamné à l’exposition publique.
132
Cette population a vécu les conséquences d’une longue stigmatisation: dès les années 30,
quand la prostitution s’est installée au Maciel-Pelourinho, ce quartier a abrité un contingent
significatif de gens considérés comme "problèmes" dans l’échelle des valeurs sociales
dominantes. Ces stéréotypes classaient le secteur comme "endroit dangereux" et "sousmonde", imputant directement à ses habitants le stigmate de "marginaux". Ce processus de
stigmatisation de la population résidente a contribué à son appauvrissement croissant et à son
isolement au sein de la ville. Au début des travaux de réhabilitation, en 1991, la prostitution
n’existait plus, mais le stigmate persistait.
Cependant, il est important de signaler que la pauvreté des gens du Pelourinho est associée à
un autre aspect, généralement négligé mais fondamental: la plupart de ses habitants sont noirs
ou métis, héritiers des traditions des peuples africains au Brésil, pendant plus de 300 ans.
L’exclusion de cette population est liée au racisme qui, au Brésil et surtout à Bahia4, a été
occulté (et l’est encore) par le mythe de la démocratie raciale (Santos, 1984). Ce n’est pas un
hasard si dans les médias, on se référait à cette partie de la ville comme « la partie noire » de
Salvador (Carvalho Neto, 1991:43), quand on parlait de sa population composée de
marginaux, prostituées et personnes sans travail.
Néanmoins, la restauration a impliqué l’expulsion des habitants parce qu’ils étaient pauvres et
noirs. Les grandes demeures, sitôt rénovées, ont été mises à la disposition de l’initiative
privée: hôtels, brasseries, restaurants, galeries d’art, antiquaires, agences de voyages, banques,
marchés d’artisanat se sont installés dans les anciennes maisons des habitants. Centre
commercial à ciel ouvert, le Pelourinho est devenu le plus grand espace culturel de la ville de
Salvador.
Et c’est justement dans cet endroit si marqué par le passé, chargé d’histoire, de douleur, de
résistance, que se trouve une petite école primaire très particulière, incrustée au cœur du
Pelourinho, nommée Maître Pastinha. Dans cet espace, nous avons construit un projet
pédagogique adapté aux besoins des enfants et des adolescents portant ce drame depuis leurs
origines et dont les familles habitaient toujours le site dans des conditions de misère et
d’abandon parfois épouvantables.
4
Bahia est l’Etat du Brésil qui compte le plus grand contigent de noirs: 80,1% selon le DIEESE
(2000).www.dieese.org.br[réf du 07.04.2004].
133
PETIT PORTRAIT DE L’ECOLE
Derrière la fête organisée pour les touristes tous les jours de l’année, été comme hiver, tout un
monde souterrain se cache, visible seulement pour des yeux impliqués, intéressés. Ces
histoires nous parviennent à travers les paroles des enfants avec lesquels nous travaillons et
vivons, à l’intérieur et à l’extérieur de l’école Maître Pastinha.
Le but de cet article n’est pas seulement de réfléchir aux rapports entre les enfants pauvres,
noirs, exclus, soumis à de fortes conditions de risque, et l’école mais il prétend aussi décrire
comment le psychologue peut travailler dans le cadre d’une recherche-action-formation
impliquée.
L’école Maître Pastinha a été inaugurée comme école-modèle le 8 octobre 1988 et elle était
destinée à accueillir des enfants du quartier. Son nom a été choisi par la communauté,
traduisant l’hommage rendu à Maître Pastinha par la population du Centre Historique, ancien
habitant garant de la survie d’une des traditions les plus importantes de la culture africaine à
Bahia : la capoeira5 Angola.
Créée pour s’occuper, de manière adaptée, des enfants d’une population fortement vulnérable
au risque social et personnel, l’école a été, au fil des ans, complètement négligée. L’intérêt de
l’État pour la zone du centre historique de Salvador ne paraît absolument pas lié à l’éducation
de sa jeunesse. Beaucoup de gens, se référant à cette école, l’appellent péjorativement “école
pour enfants des rues”.
L’école se présente, du point de vue de son discours pédagogique, comme un environnement
ambivalent et contradictoire. D’un côté, elle tient le discours de l’éducation formelle, comme
si elle était la seule à « sauver » ces enfants, comme si “être quelqu’un” dépendait de la
réussite scolaire, ainsi que l’affirme l’idéologie petite-bourgeoise. De l’autre, elle ne fait pas
confiance aux enfants qui essaient de dépasser leurs conditions précaires d’existence. A cause
de cela, peu d’enseignants comprennent et utilisent la réalité et les histoires vécues par les
enfants dans le processus pédagogique, et se concentrent sur la transmission du contenu établi
5
Capoeira: art coporel inventé par les esclaves Africains et qui a, en même temps, des caractéristiques de la
danse et de la défense personnelle.
134
dans le cursus officiel. Les dures conditions d’existence de ces enfants ne sont utilisées que
comme une sorte d’explication circulaire à leur échec scolaire. Généralement, les institutrices
attribuent l’échec de leur travail pédagogique, aux caractéristiques de leurs élèves.
Les élèves, à leur tour, ne se reconnaissant pas dans les contenus et activités offerts par
l’école, réagissent contre les normes imposées (pédagogiques ou disciplinaires) à travers
différentes formes de déviances: ils s’échappent de l’école, refusent de rester en classe,
affrontent l’adulte, demeurent indifférents aux activités proposées ou refusent l’apprentissage
des contenus du cursus, exposant l’adulte, dans le quotidien de l’école et avec une précision et
une fréquence étonnantes, à des situations limites. Les scènes de bagarre et de violence
physique dirigées contre d’autres enfants, mais aussi contre les adultes, sont innombrables.
Autant le contact qu’ont ces enfants avec des produits inhalés et d’autres substances
addictives, que leur implication dans des délits mineurs, font qu’ils soient perçus et décrits
comme appartenant à une petite armée téméraire.
Ils sont considérés comme très vulnérables au risque, selon différents critères (revenu des
parents, conditions sanitaires et d’habitation, insertion précoce dans le monde du travail, etc.);
nombre d’entre eux participent aux projets d’assistance pour la jeunesse qui existent à
Salvador. Il faut remarquer qu’il y a même des enfants qui ont déjà perdu leurs repères
familiaux et sont assistés par des organismes d’accueil. Certains adolescents ont déjà
accompli ou accomplissent des sanctions socio-éducatives parce qu’ils ont enfreint la loi;
d’autres travaillent, soit chez eux en aidant les adultes dans les tâches ménagères (surtout les
filles), soit en vendant de petites choses aux touristes ou en gardant les voitures garées;
d’autres encore déambulent simplement à travers les rues du centre historique, mendient et/ou
jouent avec leurs camarades.
Leur situation de famille est habituellement précaire: rares sont ceux qui ont des parents avec
des liens plus ou moins stables. Ils sont élevés par des mères célibataires, des grands-parents,
d’autres proches et même par des frères et sœurs plus âgés. Ils sont habitués au chômage ou
au travail éventuel de l’adulte. Les cas d’emprisonnement des parents pour trafic de drogues
et autres crimes plus ou moins graves sont fréquents, tout comme l’alcoolisme de l’adulte,
relaté par les enfants. Tout ceci a un rapport étroit avec les abus, les mauvais traitements et
l’abandon des familles. Une partie encore non quantifiée de ces adolescents, à notre avis, est
ou a été impliquée dans la prise de drogue, en particulier le crack, la colle et la marijuana.
135
Comme traits marquants de leur subjectivité, nous avons identifié une auto-image négative ou
abîmée, du fait d’être, en majorité, pauvres, noirs et habitants de logements misérables. Ils ont
peur de s’exposer, de se dévoiler, de parler de leurs difficultés et ont presque tous une manière
agressive de démontrer leur affection, l’attaque comme moyen de défense, une forte
sensualité pour exprimer leurs sentiments et émotions. On peut identifier aussi une grande
labilité émotionnelle, des difficultés à gérer la frustration, à réaliser des tâches en groupe et à
respecter des accords.
A côté de cela, il est cependant possible d’identifier qu’ils ont une nette préférence et une
habileté pour la fête, et utilisent la musique, la percussion et la danse comme moyens
d’expression. La plupart d’entre eux démontrent un très fort attachement à l’école en tant
qu’espace (“parce qu’elle est propre et grande”) et ils ont noué des liens affectifs très
importants avec les adultes, bien que ceux-ci ne soient pas tous gentils avec eux. Par exemple,
même si l’institutrice les grondait ou les expulsait parfois de la classe, ils l’aimaient. Pour
eux, il est difficile de toujours rester assis et silencieux dans la classe, mais s’ils en sortent
(d’eux-mêmes ou expulsés), ils restent tout de même dans la cour de récréation jusqu’à la fin
des cours.
Ils sont presque tous en retard dans leur scolarité (âge/classe). Toutes les classes, de
l’alphabétisation jusqu’à la classe finale, sont à un certain point du processus
d’alphabétisation, et il n’y a pour ainsi dire aucune différence dans les activités proposées
selon les groupes, ni dans les contenus étudiés.
La plupart des institutrices ont des difficultés à s’identifier avec leur rôle. Elles parlent
souvent de leur travail dans cette école comme d’une mission divine, ou comme d’un
châtiment qu’elles mériteraient à cause d’une faute commise dans une autre vie. Elles
considèrent toujours qu’elles sont de passage. Une bonne quantité de leur temps de travail est
dépensée dans des activités que nous considérons comme de l’esquive. On peut dire qu’elles
ne sont préparées, ni techniquement, ni subjectivement, ni politiquement, pour s’occuper de
ces enfants. Et elles n’en sont pas solidaires, même si leurs origines se trouvent dans des
classes sociales semblables. Elles se sentent angoissées et frustrées de ne pas réussir à faire
leur travail comme elles disent vouloir le faire, mais elles ont de grandes difficultés à
comprendre le rôle qu’elles jouent dans la conduite inadéquate du processus d’enseignement-
136
apprentissage. Elles ne se voient pas comme membres effectifs de l’ordre social de l’école.
Ainsi, l’ordre inaltérable de l’école a, au moins, l’apparence de se perpétuer.
La direction et la coordination pédagogique de l’école, pour leur part, s’avèrent plus sensibles
aux difficultés, histoires de vie et besoins de ces enfants; elles établissent avec eux un rapport
plus affectueux même si elles se sentent parfois perdues et partagent l’idée que leur mission la
plus importante auprès des enfants est d’enseigner les contenus prescrits par le cursus.
Les autres adultes de l’école, qui travaillent à la cantine, assurent la sécurité ou font le
ménage, sont aussi des sources affectives essentielles pour les enfants. Dès qu’ils n’ont pas la
mission de leur faire apprendre quoi que ce soit, les adultes se sentent libres pour écouter leurs
histoires, leurs inquiétudes. La plupart d’entre eux habitent dans le quartier et ils sont ceux qui
connaissent le mieux les détails du quotidien des élèves: ils savent où et avec qui ils habitent,
qui sont leurs proches et parents. Ils sont au courant de tous les drames quotidiens de ces
familles des alentours (maladies, chômage, accouchements, décès). Mais cette proximité ne
signifie pas forcement la paix dans les relations: il existe également des conflits entre ces
adultes et les enfants.
LE PROJET
A partir de 1999, l’école Maître Pastinha est devenue objet de l’attention du Projet Atuando
Junto ao Risco mené par le Département de Psychologie. Un financement du Ministère de la
Santé (division de prévention du SIDA) et de l’UNESCO a créé les conditions initiales de
notre action. L’école a constitué, au départ, un lieu de stage pour les étudiants en dernière
année de Psychologie Scolaire.
Ce projet avait pour but de produire une connaissance incarnée, de développer une
méthodologie d’accès pédagogique à ces enfants et adolescents, de former des professionnels
psychologues s’engageant à surmonter les difficultés des écoles publiques capables de devenir
des espaces d’écoute sensible (dans le sens utilisé par René Barbier, 1997) et support tant
pour les élèves que pour les adultes, débouchant sur une action précise et écologiquement
adaptée à ce petit monde en train de se faire qu’est l’école.
Le projet s’insère pourtant, dans le contexte scolaire, comme une proposition alternative de
cursus, centrée sur l’éducation écologique, spécifiquement sur l’écologie interne, le bien-être
137
et sur l’élévation de la qualité de vie dans l’école et, autant que possible, hors de l’école. On a
envisagé aussi un travail de rapprochement des familles de l’univers de l’école. C’est ainsi
qu’on a proposé la mise en place d’ateliers pédagogiques conçus comme des opportunités de
rassembler les enfants autour de thèmes et d’activités qui pourraient les intéresser tout en
développant des rapports sociaux positifs entre eux et les adultes. Dans la mesure où les
institutrices étaient invitées à y participer, on avait également l’objectif de leur montrer
d’autres façons, plus respectueuses et aimables, de s’adresser aux enfants et qu’ils pouvaient,
comme tout le monde, être coopératifs et attentifs.
Même si on peut critiquer l’école pour l’utilisation de méthodes archaïques et sa vocation à
produire sans cesse des normes n’ayant pas toujours une finalité précise, il faut reconnaître
que, pour la plupart de ces enfants, l’école est le seul endroit où ils peuvent rester plus ou
moins en sécurité. Les adultes qui y travaillent peuvent être des tuteurs de résilience
(Cyrulnik, 2001:130). C’est justement ce que l’on cherchait: faire de l’école une combinaison
de facteurs de protection tout en réduisant l’exposition à des facteurs de risque prévisibles. Il
fallait déplacer l’adulte, qui se conçoit souvent comme le centre de la scène pédagogique,
pour y mettre l’enfant. Pour que l’école soit enfin faite à sa mesure et à partir de ses vrais
centres d’intérêt. Pas dans le sens de « l’enfant roi », mais pour le récupérer comme un des
acteurs, voire l’acteur le plus important du monde complexus de l’éducation, tout en
permettant qu’il y prenne des responsabilités.
Nous avons donc créé un service de psychologie dédié aux enfants et aux adultes. Un long
chemin nous a conduits à critiquer les formes traditionnelles d’insertion des équipes de
psychologie dans des environnements éducatifs: ni mesurer, ni évaluer, ni contrôler. Mais,
avant tout, être disponible pour inventer, chaque jour, de nouvelles façons d’y être et
travailler. Cultiver une espèce d’attention « flottante » en se promenant dans les scènes
quotidiennes produites sans cesse par les acteurs de l’école en train de se faire exister.
Nombreuses furent les questions soulevées par notre insertion dans cet univers inconnu,
d’abord parce qu’il concerne des enfants très vulnérables, ce qui a augmenté les exigences de
l’équipe. Beaucoup de ces difficultés étaient liées à la qualité et la nature de notre formation
académique: nous détenons encore une compréhension très idéalisée des conditions
d’existence de ces acteurs sociaux dans leurs multiples contextes. Nous nous sommes rendus
compte, peu à peu, de la complexité de notre objet, mais aussi de la réalité historique,
138
politique et institutionnelle de nos partenaires, questionnant les détails mêmes de notre action
quotidienne.
Une première réflexion concerne la demande institutionnelle elle-même: la perspective
envisagée pour l’action de l’équipe se tournait vers le passé: nous y étions revendiqués
comme des participants à la discipline des enfants, comme ceux qui pourraient offrir des
« explications » et/ou des « recettes » pour les nombreux problèmes rencontrés non seulement
du point de vue scolaire mais, principalement, relationnel. Face à ces demandes, une action à
double sens se fit nécessaire : récuser, et en même temps, appuyer. Récuser les formes
proposées pour notre action et nous solidariser avec le contenu des plaintes, avec les
difficultés de tous ordres rencontrées par les professeurs et les adultes de l’école à l’intérieur
de leur pratique complexe.
Du point de vue de l’équipe, le manque de clarté concernant les conduites possibles face à ces
sollicitations ne semblait pas facile à vivre. Nous nous retrouvions avec l’occasion de baliser,
face aux exigences d’une réalité qui déconcertait et déconcerte encore, notre formation
théorique, nos objectifs, notre raison d’exister par rapport à la demande institutionnelle
(Sampaio,1999) et surtout, notre implication. Nous nous sommes rendus compte, au cours du
temps, que nous devrions sortir du rôle d’analyse froide des réalités, qui amène à les critiquer
et proposer des alternatives; nous avions besoin de changer l’optique de compréhension de
nous-mêmes: nous étions aussi engagés dans une recherche identitaire et la quête de nouveaux
formats pour l’insertion d’une équipe de psychologues.
C’était une provocation pour que nous assumions la discussion sur l’implication, sur notre
implication en tant qu’individus originaires d’un lieu de production du savoir, ce qui,
invariablement, est un attribut de pouvoir, récusable ou non. Nous sommes toujours devant la
tentation d’exercer le pouvoir que l’acceptation de demandes de ce type nous offre. Refuser
signifie tomber dans une espèce de vide et susciter dans l’institution des peurs concernant
notre incompétence, notre fragilité, notre incompréhension ou insensibilité à l’égard de la
gravité des problèmes rencontrés par ces acteurs quotidiennement. On perçoit ici tout un
imaginaire en relation avec la connaissance académique, identifié même dans des
plaisanteries qui questionnent notre compétence et notre clarté : « les personnes de
l’université ne savent rien de la pratique, elles n’ont de rapport avec la vie qu’à travers les
loupes de la théorie. » Il serait bon que ces sentiments ne se justifient pas. Mais,
139
malheureusement, nous devons admettre que beaucoup de ce que nous faisons, à l’extérieur,
est contaminé par les préjugés et un éloignement difficiles à déguiser; nous ne savons pas bien
comment rendre compte de la vie réelle ou même nous comporter hors des ambiances
protégées de nos salles de travail.
Comme un étranger doit se sentir face à une culture nouvelle et exotique et, en combattant
intentionnellement les tentations d’une attitude colonisatrice, nous nous sommes mus dans ces
réalités, nous étonnant autant que possible des routines, des procédés, des relations.
L’étonnement est utilisé ici comme un positionnement technique et épistémologique: il était
nécessaire de s’étonner, prendre de la distance pour comprendre nos propres tâches et
responsabilités, tout en étant, en même temps, complètement immergés dans ce quotidien,
dans la tentative de mettre en mouvement la contradiction classique entre “l’extériorité du
chercheur, nécessaire réflexivement, mais qui empêche l’accès aux secrets indexicaux et
l’intériorité du professionnel, qui le rend propriétaire de ces secrets essentiels”(…) (Boumard,
1999:2)
Partager les secrets des ordres en cours dans ces environnements ne nous paraissait possible
qu’à partir de la critique du masque que la formation professionnelle nous imposait comme
proposition: la distance « hygiénique » de la réalité. Ainsi, nous avons élaboré d’autres
possibilités de positionnement dont la caractéristique principale était la disposition à la
contagion, la contamination.
Ainsi, tributaires de la tempête créatrice que la seconde moitié du XXe siècle a vu s’abattre
sur les sciences anthroposociales, nous pensons que l’élaboration théorique, spécialement
dans des espaces éducatifs, résulte de la disposition à une recherche impliquée, à la rencontre
des ordres « se faisant » dans le champ concret de la vie, à l’identification de la production
profane des vérités locales et la reconnaissance toujours risquée des points de vue des
membres”(Boumard, 1999:6).
Mais comment se fait dans la pratique cette réorientation de notre insertion ? L’observation de
la scène pédagogique est, au minimum, inconfortable. Tous ceux qui se sont déjà engagés
dans des situations de collecte de données où il existe un éducateur ou professeur et ses élèves
savent combien cette tâche est mal vue et peut provoquer une avalanche de comportements et
d’attitudes persécutrices, spécialement de la part de l’adulte. Surtout quand la personne qui
140
réalise la collecte, prend des notes. Si l’attitude de qui observe se révèle distanciée de
l’événement, cela, sans doute, alimente l’inconfort qui, dans de nombreux cas, peut devenir
une espèce de boycot à la propre observation ; l’observation à distance, contradictoirement,
confère une espèce de pouvoir à l’observateur qui est immédiatement remis en cause,
générant des situations impratiquables ou rendant difficile l’obtention de données et la mise
en œuvre de solutions partagées pour les difficultés localisées. Apparaissent, en toile de fond
de notre discussion, des questions liées à la territorialité et à la peur du jugement étranger.
C’est lorsque ce dernier prétend à la neutralité absolue, lorsqu’il croit
avoir recueilli des faits "objectifs", lorsqu’il élimine des résultats de sa
recherche tout ce qui a contribué à y accéder et qu’il gomme
soigneusement les traces de son implication personnelle dans l’objet de
son étude, qu’il risque le plus de s’écarter du type d’objectivité
(nécessairement approchée) et du mode de connaissance spécifique de
sa discipline : l’appréhension, mieux la construction de ce que Marcel
Mauss a appelé le "phénomène social total" qui suppose l’intégration
de l’observateur dans le champ même de l’observation. (Laplantine,
1996:21).
Tout ce travail était accompagné par la préoccupation de la formation de l’équipe. Un jour par
semaine, tous les étudiants, les psychologues et moi même avions une séance d’analyse de la
pratique où chacun pouvait présenter ses difficultés, ses découvertes, ses observations. Tous
munis de leur journal de terrain, outil incontournable dans ce genre de travail, considéré à la
fois comme document du quotidien vécu et opportunité de réflexion et quête théorique. Incités
à décrire, ils sont parvenus à bien écrire sur le monde de l’école, extrayant de la pratique des
questions théoriques d’envergure. De forts liens d’amitié et de production se sont tissés entre
les membres de l’équipe.
CONSIDERATIONS FINALES
Au Brésil, les psychologues n’appartiennent pas à l’équipe de techniciens qui travaille à
l’école publique et qui reçoit les enfants issus de familles pauvres et démunies. L’État n’est
pas obligé d’avoir ces professionnels dans son personnel, sauf, parfois, pour établir des
diagnostics, mais jamais comme des personnes vivant l’école au jour le jour. A notre avis,
nous ne pouvons pas être considérés comme des gens occasionnels, de passage, circonscrits
141
dans les limites de la formation ou de l’élaboration de programmes et propositions, éloignés
de la scène pédagogique. Tout en refusant une approche traditionnelle (mesurer, contrôler,
évaluer), le psychologue peut faire beaucoup pour changer le quotidien des écoles publiques
brésiliennes. Mais il faut d’abord refuser le pouvoir qu’être un technicien qui travaille sur des
“choses qu’on ne peut pas voir”, comme nous a dit une institutrice, nous confère. Le fait est
que nous nous disposons à regarder (pas voir) comme nous l’enseigne Laplantine (op.cit .:1516) et nous pouvons aider ceux qui se disposent aussi à regarder ce monde qui se donne à
connaître parce qu’il fait son propre commentaire (Rose, 1993:36). Tout est tellement évident
à l’école qu’on y est comme dans le paradoxe de « la lettre volée ». Non dissimulée, la réalité
co-construite des interactions sociales menées entre tous les acteurs se livre aux yeux de ceux
qui veulent en profiter.
Comme il peut comprendre l’école à l’image d’un orchestre, harmonieux ou non, dont la
musique résulte de ce qu’apportent les parents, les institutrices, les autres adultes, les enfants,
l’Etat et tous les enjeux des ces cultures, contradictoires voire opposés, le psychologue sait
que la tâche est grande, loin d’être facile et, surtout, continue. Il veut travailler dans ce monde
plein de voix, qui crient, se taisent ou se cachent. Et il sait que l’on a tous et toutes le droit de
parler, de s’exprimer, de changer la vie quotidienne, parfois insupportable et accablante, dans
et hors de l’école.
BIBLIOGRAPHIE
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143
L'AUTOBIOGRAPHIE ENTRE IMAGINAIRE ET CREATION AUTO-POÏETIQUE
1
Orazio Maria Valastro
ENRACINER ET ENGENDRER L’EXISTENCE:
subsistent des relations et des implications symboliques entre le monde et nous-mêmes
«L'astrologie nous offre la liberté, la liberté d'être nous même et de diriger notre vie en accord avec
notre identité profonde et les rythmes de la vie cosmique. Elle nous aide à mieux décoder notre
vécu, à comprendre notre passé et à l'intégrer, à décider notre présent et à entrevoir notre futur en
dévoilant notre potentiel de vie.»2
La magie de l’imaginaire, évoquée lors de l’achèvement de ma carte astrologique il y a plus de
quinze ans3, décelait par l’intuition et le présage un projet de vie qui était en train de modifier mon
existence, amorçant aussi un parcours incertain: un trajet possible et une transmutation qu’il faut
faire advenir. C’est ainsi que je conçois aujourd’hui la divination: agent médiateur entre un avenir
enraciné dans notre passé et projeté vers un autre avenir possible; conscience communicative avec
notre imaginaire radical et social; conscience engagée vis-à-vis d’une existence virtuelle.
Introduire d’emblée ma communication me référant à cet épisode de ma biographie, introduisant la
portée de l’imaginaire dans l’auto-poïése de notre existence, manifeste aussi le propos de considérer
les différentes expressions de l’humanité et la connexion avec le vivent: l’amour et la poésie, les
pulsions et l’imaginaire, la spiritualité et le psychique. Ce n’est que dans l’intégration des
dimensions spirituelles, émotives, cognitives et créatrices des femmes et des hommes, dans la
compréhension de l’imaginaire qui les anime que nous pouvons saisir le vivant. «Il faut savoir
rendre attentif au fait que les groupes sociaux sont constitués de la même étoffe que les rêves qui les
habitent»4 et solliciter une socio-anthropologie de l’imaginaire, ayant pour vocation ontologique la
compréhension de la complexité de la vie, individuelle et collective, comme acception éthique et
symbolique d’un destin collectif5.
L’emprise de la raison sur les pulsions sensibles de l’existence n’était pas pour Goethe6, à l’inverse
de Kant, un trait spécifique de la personnalité humaine caractérisée, au contraire, par un rapport
équilibré entre forces contrastantes de la nature et de l’esprit humain. Une pensée soucieuse
d’intégrer le vivant contenait la raison par le biais de la magie: l’Astrologue s’adressant à Faust7
dans le salon des chevaliers, pouvait ainsi délivrer la fantaisie transformatrice et révélatrice d’un
devenir autrement impossible. Bénéficier des étoiles par la magie de l’imaginaire, jouir des
mouvements favorables du cosmos et atteindre la fortune par les astres, c’est aussi engendrer une
destinée: enraciner dans notre passé un autre avenir possible.
1
Communication rédigée dans le cadre du Séminaire d'anthropologie de l'imaginaire appliquée aux situations sociales
et culturelles, Implication: entre imaginaire et institution, regards croisés sur le développement social et la recherche,
Iforis - Crai - Esprit Critique, Angers, Iforis, 15/17 juillet 2004.
2
Lafuente S. et Duchaussoy C. animent des stages alliant l'astrologie et la magie de l'imaginaire, essayant d’appliquer
l’astrologie à la réalité concrète de nos vie (www.existence.fr - Art et découverte de soi - Les stages existence).
3
J'aime ainsi me souvenir de Letizia De Santis: il y a seize ans, en 1989, elle avait tracé ma carte astrologique
m'encourageant dans mon nouveau projet de vie; elle n'est plus avec nous aujourd'hui mais j'aime bien penser que son
soutient m'a guidé et me conduira dans la réalisation de mes désirs les plus intimes.
4
Maffesoli M., Les formes du fond, «m @ g m @» revue électronique en sciences humaines et sociales, vol.2, n.4,
octobre/décembre 2004, www.analisiqualitativa.com/magma.
5
Barbier R., L'Approche Transversale, l'écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, Collection Exploration
interculturelle et sciences sociales, 1997.
6
Abbagnano N., Storia della Filosofia, vol.III, La Filosofia del Romanticismo, La Filosofia tra il secolo XIX e il XX,
Torino, UTET, 1993.
7
Goethe J.-W., Faust, Firenze, Unedi, Classici Scrittori Stranieri, 1971.
144
Ma réflexion s’appuie en conséquence sur le lien entre nos imaginaires et la création auto-poïétique
de notre existence par le biais de la pratique autobiographique. Dans l’œuvre autobiographique
publié en 1777 par Goethe à l’insu de son auteur8, nous avons un exemple considérable de l'autopoïese des individus par le biais de l’écriture de soi: le travail autobiographique est ainsi conçu en
tant qu’instrument et possibilité de projeter notre identité et notre existence. Le concept d’autopoïese, imaginé par Maturana et Varela9, désigne la capacité d’un système vivant de s'auto-produire
de façon permanente, de créer constamment ses conditions d'existence. L’écriture de soi, dévoilant
un sujet en interaction avec les autres, les situations et les institutions dans lesquelles se situe,
développe une vision bio-anthropologique de l’histoire de vie comme art de l’existence10,
caractérisant ainsi une fonction auto-poïétique toujours renouvelée par la réflexion sur notre
parcours de vie.
Ayant commencé à m’interroger sur l’accomplissement du métier et de la profession du sociologue
privilégiant les approches qualitatives11, il devenait fondamental, suivant un parcours
d’approfondissement des méthodes et des approches qualitatives dans le champ de la recherche et
de l’intervention sociale, analyser la tension entre notre subjectivité et les conditions objectives de
notre action: avoir conscience de la trajectoire sociale, des motivations et des ressources
individuelles, de la position et des dispositions à l'intérieur du champ des sciences sociales, de
l’histoire individuelle et du parcours formatif. Considérant ainsi indispensable développer notre
capacité narrative pour appréhender notre histoire sociale, nous entraînant à écouter nous même
pour se placer ensuite à l'écoute des autres, j’ai aussi entrepris un parcours d’approfondissement des
techniques d’écritures personnelles et des pratiques de l’autobiographie12.
Bénéficiant ces dernières années de la confrontation constructive avec les animateurs et les
intervenants des séminaires de l’Iforis sur l’anthropologie de l'imaginaire appliquée aux situations
sociales et culturelles13, cette démarche personnelle et professionnelle a été aussi une possibilité
pour consolider et développer une «écoute sensible» et une «empathie»14 nécessaire pour accueillir
et recevoir les dimensions affectives, imaginaires et cognitives de l’expérience de vie de l’autre, et
comprendre l’«existentialité interne»15 de l'autre et aussi de cet autre qui est en nous pour considérer
les valeurs et les imaginaires agissant l’existence.
Relier l’existence et la recherche de sens tout en s’auto-déterminant et se projetant dans un avenir
possible, relève des systèmes vivants et de leur capacité auto-poïétique, mais c’est une aptitude qui
8
Jung-Stilling J.-H., Giovinezza di Henrich Stilling (par Matteo Galli), Firenze, Le lettere, 1993.
Varela, F., Autonomie et connaissance: Essai sur le Vivant, Paris, Seuil, 1989; Maturana H., Varela, F., Autopoïesis
and Cognition: The Realization of the Living, Boston Studies Philosophy of Science, t.XLII, Boston, D. Reidel, 1980;
Varela F., Maturana H., Uribe R., Autopoïesis: The Organization of Living Systems, Characterization and a Model,
«Biosystems», vol.5, 1974.
10
Pineau G., Le Grand J.-L, Le storie di vita, Milano, Guerini, 2003 (tr. It. Les histoires de vie, Paris, Presses
Universitaires de France, 2002); Pineau G., Les histoires de vie comme art formateur de l’existence, «Pratiques de
formation/Analyses», n.31, 1996, pp.65-80.
11
Valastro O.-M., La recherche qualitative entre procédures scientifiques d'objectivation et expérience subjective des
individus sociaux, in Marcotte J.-F. (sous la direction de), La recherche qualitative: objectivité et subjectivité en
sociologie, «Esprit Critique», vol.2, n.12, décembre 2000, www.espritcritique.org.
12
Cours annuel post maîtrise de spécialisation dans les pratiques de l’autobiographie, «Mnemosine - Ecole des Arts et
des Métiers de la Mémoire», Libre Université de l’Autobiographie d’Anghiari et Université des Etudes de Milane
(Italie), 2003-2004.
13
C’est sans doute à Mr. Georges Bertin que je dois une sorte d’initiation et éveil conceptuel découvrant dans
l’imaginaire social une nouvelle impulsion dans ma pratique de sociologue et intervenant.
14
Barbier R., L'Approche Transversale, l'écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, Collection
Exploration interculturelle et sciences sociales, 1997.
15
Barbier R., L'Approche Transversale, op. cit., 1997.
9
145
découle aussi de cet art de l’existence16 liant des actions d’auto-création au sein de la dimension
narrative, l’auto-narration de notre histoire écrite ou orale, avec la dimension de l’imaginaire. La
dimension narrative saisie notre existence et sa signification par le biais de l’imaginaire et du
mythe, ainsi «biographie et autobiographie sont des récits d'origine: ils font revivre une réalité
première de la personne»17, «ils racontent comment quelqu'un a commencé à être, comment il s'est
produit. Et ils attribuent souvent une valeur étiologique, c'est-à-dire explicative, à ces événements
primordiaux, susceptibles de déterminer une destinée, une personnalité»18: «l'autobiographie
construit le monument mythique d'un sujet profane»19.
IMPLICATIONS ET COEXISTENCES HUMAINES:
la narration de soi comme projet de changement et développement personnel et social
«Il existe un lien mystérieux, particulièrement pour les sociologues, entre marginalité et créativité.
(…) L’éloignement, douloureux et participé, ou peut être l’insuccès, le refus ou le renoncement (…)
ne consentent pas d’atténuer en lui la capacité d’imaginer, et de souhaiter, situations sociales
alternatives, mécanismes ou organismes différents de coexistence humaine.»20
Mon orientation professionnelle se chemine depuis 1996 à considérer les nouvelles formes de
marginalités et exclusions sociales en tant qu’intervenant, chercheur et formateur, intégrant une
approche sociologique et anthropologique de l’imaginaire située entre observation et interprétation
critique de la vie et de l’intervention sociale pour un changement participée de la vie quotidienne.
Mon parcours de sociologue et professionnel indépendant m’entraîne à suivre une direction de
recherche et intervention donnée, préférant des interventions situées dans le cadre d’action des
politiques sociales pour l’inclusion des sujets les plus fragiles, les personnes en situation
d’exclusion sociale, tout en me confrontant avec les conditions et les contraintes politiques et
économiques soutenant et développant le travail social. Envisager la valeur heuristique d’une automaïeutique implicationnelle21 pour considérer le lien entre mon parcours professionnel et mon
expérience personnelle, définissant un objet de recherche aussi en tant que projet de rechercheformation-action à dimension existentielle22, m’a conduit à entreprendre un travail d’écriture
autobiographique23 pour raisonner analytiquement sur mes engagements et implications au sujet de
certaines problématiques sociales.
La narration de soi, un travail autobiographique, s’inscrit en conséquence dans une approche
herméneutique et d’auto-formation de soi, avec une capacité auto-poïétique soutenant une
réflexivité sur notre parcours de vie et existentiel, produisant des connaissances et stimulant des
changements. Il s’agit de comprendre les différents chemins de notre expérience par une nouvelle
construction de soi, se réappropriant de notre vécu considérant notre parcours avec un regard:
rétrospectif - récupérer le passé par une déconstruction critique de notre mémoire;
16
Barbier R., L'Approche Transversale, op. cit., 1997.
Kunz Westerhoff D., L'autobiographie mythique: Méthodes et problèmes, Genève, Edition Ambroise Barras, 2004,
http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/automythe/.
18
Ibidem.
19
Ibidem.
20
Ferrarotti F., La sociologia, Milano, Garzanti, 1974; la citation de Ferrarotti, ci-dessus reproduite, accueil les visiteurs
de ma page personnelle sur internet depuis 2001 (http://digilander.libero.it/valastro).
21
Le Grand J.-L., Considérations critiques sur les modèles maïeutiques, dans Pineau G. (sous la direction de),
Accompagnement et histoire de vie, Paris, L’Harmattan, 1998, pp.119-139.
22
Barbier R., La recherche action, Paris, Economica, 1996; Barbier R., La recherche-action existentielle, «Pour», La
recherche-action, Paris, Privat, n.90, juin-juillet 1983, pp.27-31.
23
Un travail autobiographique réalisé dans le cadre du Cours annuel post maîtrise de spécialisation dans les pratiques de
l’autobiographie, «Mnemosine - Ecole des Arts et des Métiers de la Mémoire», Libre Université de l’Autobiographie
17
d’Anghiari et Université des Etudes de Milane (Italie), 2003-2004.
146
introspectif - méditer sur soi par un approfondissement et compréhension de notre expérience;
ré-signifiant - attribuant du sens aux évènements personnels et partagés avec d’autres;
impliquant - réintégrant la complexité sociale et la multiplicité du vivant en tant que réalité
multidimensionnelle de notre vécu.
Il s’agit de saisir l’autre comme expérience de vie, considérer et analyser différentes formes de
sociabilité et intersubjectivités24, comprendre la formation des individus et des groupes sociaux
dans leurs dimensions temporelles entre cycles de vie, expériences sociales et l’incessante
construction de notre subjectivité, pour envisager des situations sociales alternatives de coexistence
humaine. C’est ainsi que commençait à se définir mon intervention sociale, toujours emportant avec
moi ma carte astrologique et l’espoir d’un nouveau projet de vie, par un regard diversifié de mon
parcours personnel et professionnel, introspectif, ré-signifiant et impliquant, me consentant
d’analyser mon implication personnelle tout en produisant des connaissances et me situant «dans
une vision au pluriel des implications»25, caractérisant mes expériences sociales au lieu de les
distancier et les différencier sans pouvoir en rendre compte.
Il y a des moments marquants et significatifs de mon existence me destinant à m’intéresser aux
sciences humaines et sociales, souhaitant d’acquérir des compétences dans le cadre des politiques
sociales de lutte contre l’exclusion, contraint aussi par un habitus social et un capital économique ne
pouvant pas s’investir ailleurs que dans ces parcours de formation: les échecs scolaires et mon
abandon en 1979; la mort de mon père; l’objection de conscience et la désertion au service militaire,
la prison et l’exil en France entre 1980 et 1987; la mort d’un enfant né prématuré en 1985; la reprise
des études secondaires en Italie et l’obtention de mon baccalauréat en 1990; les études universitaires
en France et ma maîtrise en sociologie en 1995; le ré-conjointement avec ma famille avec mon
retour en Italie en 1996; mes expériences dans le monde du travail depuis 1977, en Italie et en
France, en tant que travailleur au noir et salarié, de l’imprimerie à la restauration, du bâtiment à
l’hôtellerie.
L’intervenant dans son travail sur le terrain, interprétant la définition de Balandier concevant
l’intervenant par son travail d’artisan, est responsable et animateur de liens sociaux, créateur et
entraîneur de coexistences humaines alternatives, impliqué par une expérience directe de son terrain
de recherche et intervention et par son implication personnelle quant «la part autobiographique,
toujours présente sinon toujours repérable, doit être identifiée et non pas trompeusement ignorée ou
occultée»26. C’est l’«implexité»27 qu’il faut comprendre et analyser avec une exploration très large
de l’implication et/ou des implications dans une écriture de soi produisant des connaissances issues
de l’expérience personnelle28. Ave la pratique de l’autobiographie nous pouvons interroger «la
relation individuelle entre le chercheur et son objet»29, «l'écriture relative à son propre parcours,
mettant en question son identité de praticien, de futur chercheur, elle permet au sujet d'aborder sa
recherche en prenant en compte sa propre implication, quelle que soit la situation faisant l'objet de
la recherche»30. Une méthode pour l’intervenant-chercheur, la pratique de l’autobiographie et de la
narration de soi, pour analyser son implication «alors qu'aujourd'hui on leur recommande encore
souvent et de façon comminatoire de garder de la distance et de ne pas prendre de sujets de
24
Castel R., Le roman de la désaffiliation: à propos de Tristan et Iseut, «Le Débat», n.61, 1990.
Le Grand J.-L., Considérations critiques sur les modèles maïeutiques, dans Pineau G. (sous la direction de),
Accompagnement et histoire de vie, Paris, L’Harmattan, 1998, pp.119-139.
26
Balandier G., Conjugaisons, Paris, Fayard, 1997, pp.407-408.
27
Le Grand J.-L., Implexité: implications et complexité, «Cahiers de la section des Sciences de l'éducation de
l'Université de Genève», Penser la formation, n.72, novembre 1993, pp.251-268.
28
Pineau G., Produire sa vie: autoformation et autobiographie, Paris, Edilig, Montréal, St Martin, 1983.
29
Humeau M., Autobiographie, connaissance et implication du chercheur, «m @ g m @», vol.2, n.2, avril/juin 2004,
www.analisiqualitativa.com/magma.
30
Humeau M., Autobiographie, connaissance et implication du chercheur, op. cit., 2004.
25
147
réflexion dans lesquels ils se trouveraient très impliqués»31. La théorie et la pratique de la recherche
sociale, le rapport entre le sociologue et son propre terrain d'étude et intervention, nous révèlent
ainsi toute une série de réflexions et d'interrogations actuelles, étayant aussi une hypothèse qui se
manifeste de plus en plus dans les analyses et les réflexions élaborées dans le champ des sciences
humaines et sociales: le ressort d'un processus de re-définition et transformation du rapport entre le
sociologue et son propre terrain d'enquête32.
Nous retrouvons en œuvre à l’égard de l’implication, tant au niveau épistémologique que
méthodologique, le postulat ayant fondé la science moderne, «l’objectivité du monde et la
séparation entre res cogitans et res extensa dans l’acception cartésienne, entre réalité et la pensé qui
l’observe et en mesure problématique la reflète»33. Les acteurs sociaux de la recherche ne sont pas
pour autant affranchies de toute implication possible parce qu’il est simplement impossible de se
soustraire au monde social en tant qu’observateur neutre, les sciences sociales ont montré que «la
réalité sociale inclut l’observateur, elle est processuelle et interagi avec l’observateur»34. En situant
l’humanité dans le cosmos Theillard de Chardin représentait la recherche «comme une des
propriétés fondamentales de la matière vivante» 35, «aussi vieille que l’éveil de la pensée sur la
terre»36. La recherche comme action constitutive de l’humanité, production de connaissances et
changements, est considérée avec les instruments d'expérimentation de notre implication, suggérés
par le courant de l’analyse institutionnelle, le journal personnel de recherche37 ou d’itinérance38,
réintégrant l’implication entre recherche et chercheurs-intervenants. Concevoir aussi la recherche et
l’intervention sociale comme étant des processus dans lequel s’impliquent et impliquent des acteurs
sociaux en situation, des pratiques et des savoirs locaux, la connexion avec le vivant est aussi étayée
par une intervention sociologique qu’ «accomplit bien cette mystérieuse alchimie qui consiste à
jeter ensemble des données verticales: biographies, recours à l'histoire de vie des sujets, à leur
imaginaire radical, aux mythes qui viennent les informer de leur histoire de leurs déterminants
personnels ou collectifs inconscients et les soumissions aux contraintes des réalités naturelles,
sociales, économiques, organisationnelles qui structurent le champ de toute recherche»39.
La narration de soi tout en constituant des données verticales est condition responsable
d’implication et participation consciente, critique et innovatrice, renvoyant également à une
approche clinique et humaniste40, nous reliant à ce qui nous échappe par la découverte de la logique
magmatique des êtres41 et l’intégration de la dimension sociale, mythique, réelle et historique, dans
la saisie de notre expérience se déployant au sein de la complexité sociale42. Il s’agit aussi de
concevoir les histoires de vie dans une perspective d’implication43, au sens d’un engagement dans
31
Bertin G., La formation à l’intervention sociologique et les recherches sur l’implication, «m @ g m @» revue
électronique en sciences humaines et sociales, vol.0, n.0, octobre/décembre 2002, www.analisiqualitativa.com/magma.
32
Valastro O.-M. (sous la direction de), L’intervention sociologique, «Esprit Critique», vol.4, n.4, avril 2004,
www.espritcritique.org.
33
Melucci A. (sous la direction de), Verso una sociologia riflessiva: ricerca qualitativa e cultura, Milano, 1998,
pp.295-296.
34
Melucci, Verso una sociologia riflessiva,op. cit., 1998, pp.297.
35
Teilhard de Chardin P., La place de l’homme dans la nature: le groupe zoologique humain, Saint-Amand (Cher),
Collection 10/18, 1962, pp.147.
36
Teilhard de Chardin P., La place de l’homme dans la nature, op. cit. 1962, pp.147.
37
Lourau R., Le journal de recherche, Paris, Méridiens-Klinksieck, 1988.
38
Barbier R., La recherche action, Paris, Economica, 1996.
39
Bertin G., La formation à l’intervention sociologique, op. cit., 2002.
40
Lee McC., L'uomo polivalente, Torino, Utet, 1970.
41
Ardoino J., Barbier R., Giust-Desprairies F., Entretien avec Cornélius Castoriadis, dans Castoriadis C., Carrefours du
labyrinthe, v.VI, Paris, Editions du Seuil, 1999.
42
Morin E., La complexité humaine, Paris, Flammarion, 1994.
43
Le Grand J.-L., Les histoires de vie: entre sociologie et action émancipatoire, «Pratiques de formation/analyses», Les
filiations théoriques des histoires de vie en formation, n.31, 1996, pp.103-109.
148
un projet d’affranchissement, un projet éthique pour la production de connaissances et
simultanément d’émancipation pour les personnes44, diversifié par une pédagogie relationnelle et
une approche transversale45, une pédagogie de l’existent en mesure d’organiser différemment notre
monde par l’agire relationnel, privilégiant la possibilité de transformer notre quotidien, soutenir le
désir des communautés locales d’améliorer leur existence.
ANTHOLOGIE DE SOI:
fragments d’histoire de vie pour cheminer vers soi et les autres
Mon esprit heureux: némésis personnelle et souffle vital
Mon travail autobiographique46 m’a permis d’expérimenter l’écriture de soi comme possibilité et
occasion singulière pour réfléchir et raisonner sur mon expérience de vie et existentielle, trouvant le
courage nécessaire pour me raconter dans une tension esthétique et un voyage de formation capable
de prendre soin de moi47: vérifiant ce rapport pragmatique entre écriture de soi et prendre soin de
soi48 dans une visée culturelle, se construire une identité; éthique, rendre compte de soi et de la vie
avec les autres; et pédagogique, se donner une forme. Une auto analyse existentielle49, un récit de
soi comme projet éclaircissant ce que nous sommes devenus, c’est une herméneutique de soi
procédant par métaphores et l’analyse des dimensions impliquant ces dernières dans mon récit à été
une véritable révélation. Le pouvoir transformateur du récit de vie50, cheminant par métaphore mais
aussi lieu métaphorique51 dans lequel rechercher du sens et un chemin pour notre existence, c’est un
moment privilégié pour cheminer vers soi 52 et les autres au sein du magma de l’existence. Ces
extraits traduits de mon élaboration autobiographique donnent du sens après-coup à une nouvelle
naissance symbolique, renvoyant au pouvoir transformateur d’un récit d’origines s’esquissant par
des métaphores et des images mythiques sur la vie et la mort.
«L’inquiétude m’a toujours caractérisé même avant de renaître à nouvelle vie, l’agitation et la
pérégrination dans des lieux et temps différents, la trépidation et l’angoisse faisant face à la
quotidienneté et l’avenir. (…) Je dois avouer à moi-même que ce revenir sur des parcours et des
intentions échouées, de l’école aux études universitaires, de l’abandon de ma famille à la réconstruction de liens et relations familiales rénovées, a été un agir chargé de rancœur à la recherche
d’une juste vengeance pour la réussi défavorable de propos et objectifs jamais portés à bout, d’un
nouveau et généreux destin mais en même temps vengeur, en mesure de modifier des choix
44
Ferrarotti F., Histoire et histoires de vie, Paris, Méridiens Klincksieck, 1983.
Barbier R., L'Approche Transversale, l'écoute sensible en sciences humaines, Paris, Anthropos, Collection
Exploration interculturelle et sciences sociales, 1997.
46
Valastro O.-M., Mon esprit heureux: récit autobiographique, travail autobiographique réalisé dans le cadre du Cours
annuel post maîtrise de spécialisation dans les pratiques de l’autobiographie, «Mnemosine - Ecole des Arts et des
Métiers de la Mémoire», Libre Université de l’Autobiographie d’Anghiari et Université des Etudes de Milane (Italie),
2003-2004.
47
Demetrio D., Raccontarsi: l’autobiografia come cura di sé, Milano, Raffaelo Cortina Editore, 1996.
48
Schettini B., La memoria autobiografica e la cura di sè: lungo il corso della vita, dans Schettini B. (sous la direction
de), Le memorie dell’uomo: il lavoro narrativo della mente fra retrospettiva, prospetticità e autobiografia, Milano,
Guerini, 2004.
49
Demetrio D., Autoanalisi per non pazienti: inquietudine e scrittura di sé, Milano, Raffaelo Cortina Editore, 2003.
50
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vie avec des éducateurs, dans Chaput M., Giguère P.-A., Vidricaire A. (sous la direction de), Le pouvoir transformateur
du récit de vie, Paris, L’Harmattan, 1999.
51
Schettini B., La memoria autobiografica e la cura di sè: lungo il corso della vita, dans Schettini B. (sous la direction
de), Le memorie dell’uomo: il lavoro narrativo della mente fra retrospettiva, prospetticità e autobiografia, Milano,
Guerini, 2004.
52
Josso C., Cheminer vers soi, «Pratiques de formation/Analyses», n.31, 1991, pp.81-91.
45
149
inéluctables et inévitables. Cette nemesis personnelle ne me quitte pas encore aujourd’hui: je
m’aperçois et j’en suis conscient comment certains propos poursuivent encore avec hésitation et
incertitude des périodes précédentes et difficiles de jours désormais passés. Je ne peux pas nier
l’effet thérapeutique et de soins de moi-même vis-à-vis de ma pérenne inquiétude qui me saisis,
parcourir de nouveau les memes chemins avec un nouveau projet de vie et actualiser cette némésis
personnelle m’a permis au fond de reconquérir confiance: en moi-même avant tout et ensuite dans
un autre futur possible.»53
Un monde virtuel générant un autre existant possible
Suivant la problématique du séminaire54 l’implication n’est pas simplement une conséquence de ma
présence dans une communauté avec d’autres mais la capacité de m’impliquer dans une perspective
créative de moi-même et de mes rapports aux autres. Mon expérience avec internet a déterminé un
espace de relations et de proximités devenant un événement primordial de mon histoire, me donnant
le sens d’une présence virtuelle à soi et aux autres comme dimension relative à la destinée, le
devenir quelque chose de différent de ce que j’étais en partie.
Internet, comme instrument de communication, permet aux individus de s’attribuer une identité
virtuelle ou réelle pour communiquer55, réalisant des expériences leur permettant de donner un sens
nouveau à leur vie. Il est approprié pensé en conséquence le monde virtuel comme un lieu dans
lequel vont se confronter différentes conceptions du virtuel, les individus cherchant de maîtriser les
instruments technologiques et en même temps leurs destins56. Le virtuel exprime, en tant que
paradigme fondamental de la post modernité, la potentialité des individus et leur capacité à
transformer le monde57, nous renvoyant à des nouvelles possibilités exprimées par l’imaginaire
individuel et collectif véhiculé par un nouveau support, une nouvelle condition de nos façons de
vivre le temps actuel transformant notre quotidien58. Le virtuel c’est ainsi possibilité de naissance
de nouvelles et inédites réalités59, c’est la réalité elle-même à devenir virtuelle en tant que potentiel
actualisation d’un autre existant possible.
Les communautés virtuelles sont sans doute fondées sur la formation de relations et liens sociaux
partageant des désirs et des besoins communs: le désir de socialité et de solidarité, de valorisation
de soi, intégration et reconnaissance60, mais il y a aussi d’autres mitoyennetés se réalisant dans
l’être ensemble, caractérisée davantage par la nébuleuse affective du tribalisme post moderne61, des
communautés proxsémiques révélant l’élan des individus vers une universalité inédite,
53
Valastro O.-M., Mon esprit heureux: récit autobiographique, travail autobiographique réalisé dans le cadre du Cours
annuel post maîtrise de spécialisation dans les pratiques de l’autobiographie, «Mnemosine - Ecole des Arts et des
Métiers de la Mémoire», Libre Université de l’Autobiographie d’Anghiari et Université des Etudes de Milane (Italie),
2003-2004, pp.5.
54
La polysémie du terme «implication» d'après la problématique présentée et élaborée par Barbier R., Humeau M.,
Bertin G., au Séminaire d'anthropologie de l'imaginaire appliquée aux situations sociales et culturelles, Implication:
entre imaginaire et institution, regards croisés sur le développement social et la recherche, Iforis - Crai - Esprit
Critique, Angers, Iforis, 15/17 juillet 2004.
55
Attali J., Chemins de sagesse, traité du Labyrinthe, Paris, Fayard, 1996
56
Lévy P., Qu'est-ce que le virtuel?, Paris, La Découverte, Collection Sciences et Société, 1995; L'intelligence
collective: pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La Découverte, Collection Sciences et Société, 1994.
57
Quéau P., Multiplicités virtuelles, «Zénon», n.6, 2000.
58
Ruf I., Mémoire menacée: entretien avec Régine Robin, Le Temps, juin 2003.
59
Lémos A., La réalité virtuelle: virtualisation et actualisation dans le réel, «Sociétés», Technocommunauté n.59,
1988.
60
Marcotte J.-F., Communautés virtuelles et sociabilité en réseaux: pour une redéfinition du lien social dans les
environnements virtuels, «Esprit Critique», n.4, 2003, www.espritcritique.org.
61
Maffesoli M., La Transfiguration du politique: la tribalisation du monde, Paris, Grasset/Frasquelle, 1992.
150
l’instauration d’une présence virtuelle à soi memes et à l’humanité62 pour générer un autre existant
possible.
«Je me suis connexe pour la première fois sur le réseau démarrant ma navigation sur internet,
amorçant une recherche jamais conclue ni interrompue pendant toutes ces années, j’ai eu l’occasion
de connaître des personnes m’ayant sollicité et stimulé pour approfondir des technologies encore
méconnues et réaliser des projets incroyables, j’ai été enfin adopté par une communauté
francophone de sociologue, j’aime le considérer ainsi et au fond c’est proprement ce qui c’est passé,
réussissant à me penser différemment et donner un nouveau impulse à ma passion pour la
sociologie; quand j’ai eu quarante ans l’expérience virtuelle et ses retombées positives pour ma vie
professionnelle et dans ma réalité m’ont permis de ne pas succomber à d’autres crises existentielles,
considérant somme toute que le projet originaire de rénovation de mon existence s’était concrétisé
éclorant pour moi des nouveaux horizons et opportunité.»63
«Je ne crois pas avoir encore aujourd’hui défini complètement mon image professionnelle,
l’inquiétude m’ayant affligée est ma constante compagne de voyage, désormais je la connais
parfaitement et je la mets à l’épreuve, je la défie quotidiennement pour qu’elle se concrétise sans
me détruire, je suis toujours à la recherche de nouvelles idées me permettant d’actualiser sans fine
des initiatives nouvelles, me réalisant entièrement et innovant ce qui m’entoure avec des projets me
permettant d'accomplir mon imaginaire, mes rêves et mon inquiétude. (…) Ce qui est fondamentale
est avoir vécu et partagé avec d’autres l’incroyable tentative de reprendre dans mes mains ma
destinée, de modifier un futur qui était déterminé et tragique, de comprendre comment chacun
d’entre nous essaye désespérément d’atteindre le ciel pour s’emparer des étoiles, de s’élever des
abîmes dans lesquelles s’était effondré pour revenir à vivre encouragé encore par ses désirs et
l’imagination au lieu de ses peurs et de l’angoisse.»64
Le mythe de la mort et de la renaissance de l’humanité
C’est avec l’image de la baleine que j’éprouve le pouvoir révélateur de mon récit, une épiphanie
illuminant le sens de ce chemin vers moi avec des multiples commencements et transformations
rythmées par la traversé du canal de Sicile en bateau. Le mythe de Jonas se montre sans pour autant
l’avoir visé d’emblée, le mythe de la mort et de la renaissance de l’humanité. Le récit des souvenirs
s’enchaîne à cette image ayant le pouvoir de révéler une expérience universelle, tout en considérant
ce travail sur moi «un moyen d’entrer dans l’historicité, c’est à dire de faire des liens entre le passé
et le présent pour se projeter dans un devenir»65. Le peine pour des expériences problématiques
suivies d’une renaissance toujours renouvelée, avance par une création de soi avec une pertinence
anthropologique esquissant un trajet existentiel orienté à «conjuguer passés complexes et futurs
incertains, pulsions internes et intimations extérieures»66, décelant aussi un trajet anthropologique67
montrant un échange permanent entre nos pulsions et notre environnement cosmique et social.
«J’ai toujours aimé traverser la mer en Sicile, observer avec des yeux éblouis et émerveillé les
voitures et les trains engloutis par ces énormes baleines de métal se mouvant au rythme des vagues,
étayant les flots du port, parfois doucement, parfois violemment, avec leurs bouches béantes et
vastes tiraillées par des cordages les tenants à frein. Les ferry-boats m’ont toujours fasciné, depuis
62
Lévy P., Qu'est-ce que le virtuel?, Paris, La Découverte, Collection Sciences et Société, 1995; L'intelligence
collective: pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La Découverte, Collection Sciences et Société, 1994.
63
Valastro O.-M., Mon esprit heureux: récit autobiographique, op. cit., 2003-2004, pp.18.
64
Valastro O.-M., Mon esprit heureux: récit autobiographique, op. cit., 2003-2004, pp.18-19.
65
De Gaulejac Vincent, L’histoire en héritage: roman familial et trajectoire sociale, Paris, Desclée de Brouwer,
Sociologie Clinique, 1999, pp.152.
66
Pineau G., Le Grand J.-L, Le storie di vita, op. cit., 2003, pp.147.
67
Durand G., Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Dunod, 1969.
151
que j’étais tout petit, je demeurais à les observer stupéfié. (…) J’ai traversé plusieurs fois le canal de
Sicile (…) emportant avec moi rêves et espérances toujours différentes. J’ai prêté de moins en
moins attention à ce scénario fabuleux, observant désenchanté les grandes baleines de la mer,
égarant ces émotions d’émerveillement et stupeur m’accompagnant pendant ces traversées. (…)
Toutefois c’est par ces memes traversés que je me suis éduqué à recevoir et acquérir un nouveau
patrimoine de connaissances, avec des expériences spirituelles inattendues et inespérées j’ai enfin
repris la voie du retour, un retour éternel qu’enfin a été capable de charger sur ces bateaux une
personne réconciliée avec ce qu’il désirait abandonner derrière lui et qu’il retrouvait à la fin de son
voyage toujours présent, le guettant quelque part.»68
«Je suis revenu en Sicile, englouti de nouveau par ces baleines somnolentes, conscient d’aller à
l’encontre d’un autre épisode tourmenté de ma vie: beaucoup de questions encore irrésolues,
reconquérir l’affect de ma famille et reconstruire un nouveau parcours ensemble, confirmer ou
trahir mes aspirations et mes rêves d’un parcours professionnel incertain et à réaliser. (…) Ce
nouveau passage mettra probablement fin à ma pérégrination incessante, je ne cherche plus dans
d’autres lieux et saisons quelques chose d’indéfinissable avec précision, j’ai traversé plusieurs fois
cette mer mais réussissant enfin à en écouter ses flots sans que le bruit des vagues soient
dissimulées par le bruit de mon âme.»69
Les étoiles dans ma poche
«Il est désormais nuit dans la rue, les gens marchent avec hâte, rapidement me heurtent sans s’excuser comme une
boule de billard. Il y a les étoiles dans le ciel que je peux presque toucher, j'en prends une et je la mets dans ma poche,
ensuite une autre et de nouveau dans ma poche, et ainsi de suite jusqu'à en avoir les poches pleines de ces étoiles,
comme si je voulais les emporter avec moi pour en faire une collection, ou les porter à mes amis, à mes familiers, une
étoile pour chaque personne que j'aime le plus en signe d'affection et d'amour, un don personnel pour eux, pour rendre
l'amour manifesté envers moi, une étoile tout simplement pour chacun d'entre eux, comme à signifier je serais toujours
à vos côtés, toujours proche, dans les beaux moments et dans les moments difficiles. Ensuite, avec la fantaisie, je me
soulève depuis le sol tout en planant sur la place, au-dessus des maisons, des rues, des gens, volant dans le ciel noir,
entre les étoiles, en leur compagnie.»
70
(Les étoiles dans ma poche: histoire imaginaire, Antonino Valastro, Catane, janvier 2004)
Le récit de ma rencontre avec mon frère, après de très nombreuses années d’éloignement, le
parcours de réhabilitation sociale entrepris ensembles lui permettant de quitter son isolement et
reconstruire son autonomie personnelle, retrouvant des nouveaux intérêts en la vie elle-même après
des années de vagabondages en Europe, attribue un nouveau sens à la dimension éthique de mon /
notre histoire. Le sens que ma mémoire alloue à mon expérience de vie conçoit une morale: il est
possible de ne pas abdiquer à la vie par le renoncement et l’abandon retrouvant le goût de souhaiter
et construire un autre futur possible. Il y a aussi une dimension du refrain, le retour fréquent du
thème de l’élévation: s’emparer de notre destin atteignant le ciel et emportant avec soi les étoiles.
La dimension de l’ineffaçable et de l’impondérabilité: l’inoubliable expérience problématique que
nous avons laissé derrière nous et un devenir déconcertant ou inespéré.
Se réintégrer dans le tissu social tout en recomposant des liens significatifs, faire face à une fragilité
et une vulnérabilité canalisée par une marginalisation et exclusion, une malchance caractérisé par
cette abdiction de soi71, devient possible quand nous pouvons réaliser ensembles la possibilité de
cerner et réaliser l’espoir qu’agite les profondeurs de l’humanité et l’être humain72. Dans un corps
social ayant rejeté et dissimulé historiquement la souffrance psychique il faut considérer la relation
68
Valastro O.-M., Mon esprit heureux: récit autobiographique, op. cit., 2003-2004, pp.32.
Valastro O.-M., Mon esprit heureux: récit autobiographique, op. cit., 2003-2004, pp.45.
70
Les étoiles dans ma poche c’est une histoire imaginaire qui a donné suite à une série de récits autobiographiques, un
message d’espoir pour un parcours possible de réhabilitation sociale.
71
Mannoni P., La malchance sociale, Paris, Odile Jacob, 2000.
72
Lyotard J.F., Rudiments païens, Paris, Union Générale d'Editions, 1977.
69
152
d’aide comme espace relationnel et de soins, développant des projets pour l'autre reconnaissant les
histoires et les vécus existentiels des individus. Il s'agit moins de combler des manques, de répondre
à des nécessités: il s'agit plutôt de rendre aux individus la capacité de désirer, de souhaiter avec un
élan authentique d'atteindre les étoiles pour reprendre en main leur destin, se situer dans une
possibilité, une opportunité d'écoute de ce qu'ils désirent faire et de le faire.
«Pendant que je m’envole à Madrid je me demande si nous allons réussir finalement à apprendre
quelque chose par toutes ces occasions manquées, il est difficile de s’en souvenirs de toutes ces
dernières et en même temps il est très douloureux. (…) Maintenant je suis prêt à assumer
entièrement sur moi la responsabilité de ce parcours, pour moi, pour lui, pour nous tous, je
reconnais de n’avoir pas été en mesure de faire auparavant, et le premier regard que nous avons
échangé sans nous parler était très inquiet: lui-même le savait, comme moi, c’était notre dernière
occasion, il n’y en aurait pas eu d’autres. (…) En cercle, un group de personne, suivaient leur
conducteur en tenue blanche assisté par des infirmières. (…) Finalement j’allais à sa rencontre pour
l’embrasser, il ne me semblait pas très content, du moins en apparence, se retirait avec une certaine
insistance de cette embrasse, il était par contre anxieux de quitter cette compagnie. Je demandais
s’il pouvait s’éloigner pour se préparer à quitter le service, nous dirigeant près de son lit et ôtant sa
camisole se revêtit avec des habits de fortune et une paire de chaussures avec difficulté n’étant pas
de sa mesure; ils étaient en train tout simplement de s’occuper dans une étrange gymnastique
mentale, c’était son commentaire sur l’activité que je lui avais épargné. (…) J’essayais depuis
quelques années de retrouver ses traces après ma rentrée définitive en Italie, je ne me résignais pas à
l’idée de laisser fuir du temps précieux et en attendant j’apprêtais à Catane une situation favorable
pour l’accueillir, il n’était pas possible de le faire à l’étranger et la présence de notre mère était aussi
déterminante.»73
«Notre actuelle intente est partie intégrante de mon esprit heureux, nous avons souffert des
existences probablement analogues, m’étant émerveillé à penser aux incessantes transformations
qu’ont toujours marqué symboliquement des renouvellements cadencés par les franchissements de
la mer séparant la Sicile du reste de l’Europe, ont été les gares des trains à marquer et graver
symboliquement le chemin de mon frère à travers l’Europe. Je ne peux que m’émotionner quand
lui-même il écrit comment les gares des trains ont été des machines à rêves concédant ce que
chacun désir, je l’imagine ainsi plongé dans les mouvements des trains pendant que les gens vont
par leurs destinations, le confiant dans son voyage solitaire et sans fin; nous avons erré
semblablement et simultanément pendant des années dans la tentative de matérialiser nos désirs.
Ayant éprouvé la solitude pendant ce parcours j’ai partagé mes rêves et mes craintes avec des
personnes significatives pour ma vie, je m’atterris pour l’immense solitude dans laquelle a
vagabondé et que les uniques relations et contacts humains dans son triste voyager ont été ces
mannequins l’observant par une vitrine. Nous nous sommes remis sur nos pieds ensemble,
ensemble nous avons tourné les yeux au ciel pour saisir les étoiles et nous emparer de notre destin,
ensemble nous ne sommes plus une âme sans volonté et invisible, nous pouvons vivre
authentiquement donnant un sens à notre vie sans relier dans la fantaisie nos désirs.»74
TRANS-CREATION ET INTERVENANTS TRANS-VIRTUELS:
composer une synthèse problématique entre la puissance de l’imaginaire et le vécu
biographique
73
74
Valastro O.-M., Mon esprit heureux: récit autobiographique, op. cit., 2003-2004, pp.50-51.
Valastro O.-M., Mon esprit heureux: récit autobiographique, op. cit., 2003-2004, pp.56.
153
La pratique de l’éducateur autobiographe nous montre la valeur de la narration de soi dans l’
«activation ou ré-activation de parcours de croissance individuelle ou de groups»75, étayant «dans
les sujets la récupération des traces de sens existentiels, spirituels, relationnels, cognitives et
affectives présentes dans le continuum expérienciel de leur histoire de vie personnelle»76. Réconstruire et donner du sens à notre existence et à celle des autres, «nous habilitant à vivre notre
futur»77, est sans doute une élaboration soutenant notre identité conçue comme processus de
construction sociale et réalisation de soi dans la temporalité78. Le concept de transcréation79, situé
entre la profondeur représentant les infinies multitudes de formes assumant le flux de l’humanité, et
l’être humain, représente un concept ayant la capacité de relier ces différents plans; celui vertical, la
profondeur, exprimant la créativité et l’imagination, et celui horizontal, le profond, exprimant sa
même existence contradictoire et conflictuelle.
Concevoir les intervenants dans le champ du travail social et la relation d’aide à la personne en tant
que professions trans-virtuelles80, signifie promouvoir l’approche narrative comme connaissance de
soi et la fonction essentielle de l’imaginaire dans l’éducation transdisciplinaire. Nous pouvons
considérer les identités comme processus de construction se confrontant avec la difficulté des
individus d’assumer et gérer des identifications différentes; des individus projetés dans un agir dans
le monde avançant dans le temps et dans la continuité par des appartenances et identifications
successives; des identifications toujours mises en discussion et ré-formulées dans un projet de vie
perturbé par des changements extrinsèques et minés par les incertitudes de l’existence81. C’est dans
ce sens qu’une sensibilité postmoderne82 nous permet de saisir ce processus de construction du soi
dans la temporalité comme pratique et système auto-poïétique: une construction de soi et non plus
une assomption d’identité, des processus d’attribution de sens par la réunification réflexive de
l’expérience individuelle et collective avec une auto production de notre existence.
Nous pouvons relier avec cette sensibilité postmoderne une approche d’en bas83 et le retour du
sensible84 pouvant cerner, tout en partant d’un flux expérienciel et relationnel et un modèle
explicatif pluridimensionnel, de quelle manière ces vécus vont prendre forme et assumer une valeur
propre aux individus par la transversalité ré-joignant les éléments composites d’un réseau
symbolique au sein duquel s’amalgament du sens, des valeurs et des mythes. Nous pouvons faire
émerger par ces considérations un intérêt particulier pour la singulière et exceptionnelle
hétérogénéité des individus et des collectivités vis-à-vis de leur instabilité permanente de se
reconnaître dans des systèmes de valeurs, multiples et différenciés, la construction de soi nous
75
Schettini B., La memoria autobiografica e la cura di sé lungo il corso della vita, dans Schettini B. (sous la direction
de), Le memorie dell’uomo: il lavoro narrativo della mente fra retrospettive, prospetticità e autobiografia, Milano,
Guerini, 2004, pp.45.
76
Schettini B., La memoria autobiografica e la cura di sé lungo il corso della vita, op. cit., 2004, pp.45.
77
Schettini B., La memoria autobiografica e la cura di sé lungo il corso della vita, op. cit., pp.49.
78
Valastro O.-M., La condizione omosessuale come processo conflittuale di elaborazione dell'identità sessuale:
un’analisi del vissuto omosessuale nella Sicilia orientale, «La Critica Sociologica», n.29,1999, pp.63-73.
79
Barbier R., Création et transcréation chez l'homme d'aujourd'hui, Mémoire du XXIe siècle, Paris, Rocher, 2003,
pp.111-120.
80
Valastro O.-M., Professionalità transvirtuali: la professione del sociologo tra modernità e postmodernità, intervento
al Convegno Internazionale La professione di sociologo tra modernità e postmodernità, Montesilvano (PE) 2-3 aprile
2004.
81
Dubar C., La crise des identités: l'interprétation d'une mutation, Paris, Presses Universitaires de France, Collection
Le lien social, 2000.
82
Christias P. (sous la direction de), Sensibilités postmodernes, «Esprit Critique», v.5 n.3, 2003,
www.espritcritique.org.
83
Valastro O.-M., Approccio dal basso, servizi alla persona e memorie interculturali, «m@gm@», v.1 n.2, avril/juin
2003, www.analisiqualitativa.com/magma.
84
Barbier R., L'Approche Transversale, op. cit., 1997.
154
pouvons ainsi la considérer comme un processus fondant une conscience et un savoir relatif à notre
expérience sociale et à l’attribution de sens de cette dernière.
Le terme trans-virtuel nous pouvons le comprendre par son préfix trans-, conçu en tant que
cheminement, passage d’une condition à une autre, dans lequel les individus assument sur soi les
mutations et les changements de notre époque, déterminant un individu projeté dans le temps et
dans la continuité par différentes et successives appartenances, à la recherche d’une transcendance
lui consentant d’attribuer un sens à son existence: une transcendance horizontale85 suscitant un désir
rénové de projeter son existence dans un autre existant possible.
Il ne faut pas opposer une transcendance verticale et synchronique en tant que système de valeurs
extrinsèques aux individus et fondamentaux pour l’humanité86, à cette immanence diachronique de
valeurs et comportements sociaux s’universalisant, s’instituant et se légitimant dans un monde
contingente et historique pour fonder la vie en commun. Les plans diachronique et synchronique se
croisent entre eux considérant l’implication entre transcendance et immanence, entre nécessité et
contingence: à l’élévation comme symbole premier de la transcendance87, les structures
anthropologiques de l’imaginaire88, conçues comme formes transformables, opposent une verticalité
promouvant une pédagogie et une éducation transdisciplinaires à vocation ontologique mais en
mesure de réhabiliter une anthropologie fondée sur une écologie spirituelle et une métaphysique
universelle89. La verticalité de la symbolique ascensionnelle s’oppose à la temporalité contingente, à
la mort et au destin mortel des êtres humains, comme ascension porteuse d’actions rédemptrices et
purificatrices pour fuir l’irréversibilité du temps dans un désir d’éternité, conciliant possiblement le
temps et la mort dans leur similitude par la rénovation des êtres humains et la potentialité de
prendre dans leur mains leur destin.
Le terme trans- se complète par celui de -virtuel comme processus de resingularisation des
individus vis-à-vis d’un existent comme possible, un existant conçu comme potentiel actualisation
de nouvelles réalités, dans lesquelles les individus expriment une nouvelle forme d’universalité, il
ne s’agit pas de l’identité comme totalité, mais d’une présence à soi même et aux autres située dans
une transcendance inédite. Avec la transcendance horizontale dans laquelle les liens et les relations
sociales fondent et donnent un sens à la réflexion autobiographique, à la conscience de notre
expérience sociale, nous allons rapprocher l’universalité des archétypes qu’animent et agitent les
consciences par l’imaginaire «transformant le monde, comme imagination créatrice, mais surtout
comme transformation euphémique du monde, comme intellectus sanctus, comme ordonnancement
de l’être à l’ordre du mieux» 90. Le terme trans-virtuel peut exprimer, conçu comme partie prenante
pour les processus de resingularisation et les exigences de régénération du sens de l’existence, la
tension pour un existent possible en mesure de faire réapproprier les individus de leur capacité de
prendre en leurs propres mains leur destin91.
85
Boisvert Y., Sortir du nihilisme: quand la dictature du moi sert de bouée, dans Boisvert Y. et Olivier L. (sous la
direction de), À chacun sa quête: essais sur les nouveaux visages de la transcendance, Sainte-Foy, Presses de
l'Université du Québec, 2000.
86
Lawrence O., L'hypothèse postmoderniste sur le ‘redéploiement des valeurs’: transcendance et ordre social,
Postmodernité et religion, Religiologiques, 19, printemps 1999.
87
Dufresne J., Après l'homme... le cyborg?, Sainte-Foy, Multimondes, 1999.
88
Durand G., Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Dunod, 1969.
89
Bies J., Éducation transdisciplinaire: profils et projets, «Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et
Études transdisciplinaires», n.12, février 1998.
90
Durand G., Les structures anthropologiques de l'imaginaire, po. cit., 1969, pp.434.
91
Valastro O.-M., Les étoiles dans ma poche: du désir de corps vécus et d'imaginaires dans les espaces relationnels et
de soins, «Herméneutiques de l'Education», Le Corps n.2, Lettre du Grepcea n.9, Chaingy, mars 2004.
155
Ce qui va se traduire en pratique, dans le travail social et dans les professions intervenantes dans les
contextes sociaux et culturels pour promouvoir des parcours d’inclusion sociale, à ne pas considérer
le rôle de l’intervenant comme déterminé par un agir direct à combler des insuffisances ou à
répondre uniquement à des besoins: nous allons restituer aux individus et aux communautés leur
capacité virtuelle et potentielle de désirer, de prendre en leurs mains leur destin. C’est la capacité
trans-virtuelle que les intervenants peuvent reconnaître pour restituer la parole et inclure une
multiplicité de vécus et de langages à l’intérieur à l’intérieur des processus de gestion participés de
la vie quotidienne. Des processus participés reconnaissant et promouvant des autonomies
conscientes et des communautés éduquant (es) en mesure de conjuguer paroles éducatives et sujets
existentiels, restituant aux individus et aux communautés la capacité virtuelle et potentielle
d’organiser et gérer consciemment leur condition et existence.
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