M. Pagnol, Le Château de ma mère
Transcription
M. Pagnol, Le Château de ma mère
« […] D'un fourré, près de la porte, sortit un homme de taille moyenne, mais énorme. Il portait un uniforme vert et un képi. À sa ceinture était suspendu un étui de cuir d'où sortait la crosse d'un revolver d'ordonnance. Il tenait en laisse, au bout d'une chaîne, un chien affreux, celui que nous avions si longtemps redouté. C'était un veau à tête de bouledogue. […] Le visage de l'homme était aussi terrible. Son nez était piqueté de trous, comme une fraise, sa moustache blanchâtre d'un côté, était queue de vache de l'autre, et ses paupières inférieures étaient bordées de petits anchois velus. Ma mère poussa un gémissement d'angoisse, et cacha son visage dans les roses tremblantes. La petite sœur se mit à pleurer. Mon père, blême, ne bougeait pas. Paul se cachait derrière lui, et moi, j'avalais ma salive… L'homme nous regardait sans rien dire ; on entendait le râle du molosse. « Monsieur, dit mon père… - Que faîtes-vous ici ? hurla soudain cette brute. Qui vous a permis d'entrer sur les terres de M. le Baron ? Vous êtes ses invités, peut-être, ou ses parents ? » Il nous regardait tour à tour, de ses yeux globuleux et brillants. Chaque fois qu'il parlait, son ventre tressautait, en soulevant le revolver. Il fit un pas vers mon père. « Et d'abord, comment vous appelez-vous ? » Je dis soudain : « Esménard Victor. - Tais-toi, dit Joseph. Ce n'est pas le moment de plaisanter. » À grand peine, à cause de ses paquets, il sortit son portefeuille, et tendit sa carte. Cette brute la regarda, puis se tournant vers moi : « En voilà un qui est bien dressé ! Il sait déjà donner un faux nom ! » Il regarda de nouveau la carte, et s'écria : « Instituteur public ! Ca, c'est le comble. Un instituteur qui pénètre en cachette dans la propriété d'autrui ! Un instituteur ! D'ailleurs, ce n'est peut-être pas vrai. Quand les enfants donnent de faux noms, le père peut donner une fausse carte. » Joseph enfin retrouva la parole, et fit une assez longue plaidoirie. Il parla de la "villa" (qu'il appela, pour la circonstance, le cabanon), de la santé de ses enfants, des longues marches qui épuisaient ma mère, de la sévérité de M. l'Inspecteur d'Académie… Il fut sincère et pathétique, mais piteux. J'avais le sang aux joues et je brûlais de rage. » M. Pagnol, Le Château de ma mère, pp. 68-69 « Le temps passe, et il fait tourner la roue de la vie comme l’eau celle des moulins. Cinq ans plus tard, je marchais derrière une voiture noire, dont les roues étaient si hautes que je voyais les sabots des chevaux. J’étais vêtu de noir, et la main du petit Paul serrait la mienne de toutes ses forces, on emportait notre mère pour toujours. De cette terrible journée, je n’ai aucun autre souvenir, comme si mes quinze ans avaient refusé d’admettre la force d’un chagrin qui pouvait me tuer. Pendant des années, jusqu’à l’âge d’homme, nous n’avons jamais eu le courage de parler d’elle. Puis, le petit Paul est devenu très grand. Il me dépassait de toute la tête, et il portait une barbe en collier, une barbe de soie dorée. Dans les collines de l’Etoile, qu’il n’a jamais voulu quitter, il menait son troupeau de chèvre ; le soir, il faisait des fromages dans des tamis de joncs tressés , puis sur le gravier des garrigues, il dormait, roulé dans son grand manteau : il fut le dernier chevrier de Virgile. Mais à trente ans, dans une clinique, il mourut. Sur la table de nuit, il y avait son harmonica. Mon cher Lili ne l’accompagna pas avec moi au petit cimetière de La Treille, car il l’y attendait depuis des années, sous un carré d’immortelles : en 1917, dans une noir forêt du Nord, une balle en plein front avait tranché sa jeune vie, et il était tombé sous la pluie, sur des touffes de plantes froides dont il ne savait pas les noms… Telle est la vie des hommes. Quelques joies, très vite effacées pas d’inoubliables chagrins. Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants. » M. Pagnol, Le Château de ma mère, pp. 47-48