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L’émergence récente de la mémoire de l’esclavage dans l’espace public :
enjeux et significations
par Christine CHIVALLON
| Belin | Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine
2005/5 - n°52-4bis
ISSN 0048-8003 | ISBN 2-7011-4171-0 | pages 64 à 81
Pour citer cet article :
— Chivallon C., L’émergence récente de la mémoire de l’esclavage dans l’espace public : enjeux et significations,
Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine 2005/5, n°52-4bis, p. 64-81.
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Histoire et mémoire
L’émergence récente de la mémoire de l’esclavage
dans l’espace public : enjeux et significations
Christine CHIVALLON
La question de la constitution d’une mémoire relative à la traite et à l’esclavage est devenue d’une actualité brûlante au cours des quinze dernières
années1. Jusque-là, le sujet restait entouré d’une épaisseur silencieuse déconcertante, y compris dans les lieux marqués encore aujourd’hui par le poids des
héritages de cette histoire douloureuse. Aux Antilles françaises par exemple, ces
événements majeurs n’ont pas fait l’objet d’une « mémoire officielle » véhiculée
par les responsables politiques. Retraçant l’historique de la sélection patrimoniale conduite à la Martinique, Myriam Cottias en vient à indiquer combien
celle-ci se polarise sur les vestiges de l’histoire industrielle et des techniques de
production du sucre, donnant ainsi à voir un « passé désincarné ». Les objets
ethnographiques fabriquent une « image charmante » proche d’un « folklore
exotique » qui fait « facilement oublier les principaux acteurs de l’histoire : les
esclaves »2. De son côté, Richard Price a récemment consacré plusieurs écrits
sur la Martinique qui suggèrent cette même difficulté à dire le passé esclavagiste et colonial. Le processus de « mise en musée ou de folklorisation » aboutit,
nous dit-il, à « une épuration par lessivage des réalités »3. Ailleurs, l’anthropologue parlera de « silence désopilant » à propos d’expositions proposées dans
l’île à l’occasion du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, expositions
qui se destinaient pourtant à faire resurgir le passé esclavagiste4.
Difficile à s’élaborer dans les sociétés qui ont été fondées à partir de la
traite négrière et de l’esclavage, la mémoire de la période esclavagiste est tout
1. Une version préliminaire de cet article a paru dans les Cahiers d’Histoire. Revue d’histoire critique, n° 89, 2002 : « Enjeux de la mémoire. Esclavage, marronnage, commémorations », p. 41-60. Je
remercie la revue pour son aimable autorisation, qui m’a permis de retravailler cette question.
2. Myriam COTTIAS, « Société sans mémoire, société sans histoire : le patrimoine désincarné »,
Encyclopédia Universalis, supplément annuel, Paris, 1993, p. 265.
3. Richard PRICE, Le bagnard et le colonel, Paris, PUF, 2000, p. 162 et 168.
4. R. PRICE, « Monuments and silent screamings : a view from Martinique », in Gert OOSTINDIE
(ed.), Facing up to the Past : Pespectives on the Commemoration of Slavery from Africa, the Americas and
Europe, Kingston, Ian Randle, 2001, p. 59.
REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
52-4 bis, supplément 2005.
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aussi fragmentaire, pour ne pas dire inexistante, dans les espaces qui ont vu
s’élaborer l’entreprise tristement célèbre du commerce triangulaire, c’est-àdire dans les anciens ports négriers et plus généralement auprès des nations
européennes auxquelles appartenaient ces ports. Bien évidemment, le constat
qui porte à parler d’une mémoire défaillante dans la sphère antillaise et dans la
sphère européenne ne recouvre pas les mêmes significations. Aux Antilles, le
processus d’enfouissement du passé – sans doute plus officiel que populaire –
relève de rapports sociaux qui forment le substrat même de l’historicité de ces
sociétés, alors que pour les nations européennes, l’évacuation de « l’épisode
esclavagiste » est la contrepartie d’une sélection de faits puisant dans une histoire bien plus glorieuse.
Cet article est l’occasion de revenir sur les principaux résultats de
recherches conduites actuellement sur la résurgence du souvenir de l’esclavage
dans deux villes européennes anciennement liées à l’activité négrière, à savoir
Bordeaux en France et Bristol au Royaume-Uni5. Bien que ces recherches
concernent aussi l’univers culturel antillais, je laisserai volontairement de côté
ce volet pourtant essentiel de la mémoire collective relative à l’esclavage, pour
concentrer le propos sur les actions développées par les promoteurs de la politique publique de ces deux villes6. La question des groupes d’acteurs communautaires dont la présence dans l’espace public se fait remarquable à l’occasion
de cette « résurgence » sera à peine évoquée, alors que, là encore, il s’agit d’une
dimension fondamentale de la problématique qu’implique cette recherche.
Mais l’objectif privilégié dans l’espace limité de cet article se consacre au seul
examen des postures officielles dont l’interprétation implique au demeurant –
et nous le verrons – que soit prise en compte la perspective des relations intercommunautaires.
Le silence et l’oubli qui semblaient caractériser généralement les postures
mémorielles développées jusqu’ici sur la traite et l’esclavage, ont donc été
battus en brèche par une série d’événements assez récents qui impose une tout
autre approche. Le programme interculturel de l’Unesco, « La Route de
l’Esclave », n’est certainement pas étranger à la multiplication d’initiatives en
ce sens, d’autant que son objectif clairement affiché dès son lancement en
1994, est de rompre avec l’amnésie universelle qui entoure ce qui est désigné,
à la suite de l’historien Michel Deveau, comme « la plus gigantesque tragédie
de l’histoire humaine par l’ampleur et la durée »7. Musées, lieux de mémoire,
journées commémoratives, publications spécialisées sont quelques-uns des
5. Voir notamment Christine CHIVALLON, « Informer le regard sur la ville : Bristol et la mémoire
de l’esclavage », Annales de la Recherche Urbaine, n° 85, 1999, p. 100-110 ; « Construction d’une mémoire
relative à l’esclavage et instrumentalisation politique : le cas des anciens ports négriers de Bordeaux et
Bristol », Les Cahiers des Anneaux de la Mémoire, n° 4, 2002, p. 176-203 ; “Collective memory in Bristol
and the test of slavery”, Social and Cultural Geography, 2/3, 2001, p. 347-363.
6. Sur ces recherches portant sur la mémoire de l’esclavage aux Antilles, se reporter à
C. CHIVALLON, « Mémoires antillaises de l’esclavage », Ethnologie française, XXXII/4, 2002, p. 601-612.
7. Voir le site Internet de l’Unesco : http://www.unesco.org.
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marqueurs qui invitent à noter l’influence grandissante de ce programme au
travers de l’encouragement qu’il a fourni pour de nombreuses entreprises.
Mais c’est aussi un contexte plus général qui impose de parler de « résurgence
de la mémoire ». À Londres, le Africa Reparations Movement crée à l’initiative
du député Bernie Grant décédé en 2000, originaire du Guyana, milite pour
obtenir les excuses officielles des nations occidentales et des réparations en
compensation de l’esclavage et de la colonisation pour les « Africains de
l’Afrique et de la Diaspora »8. Aux États-Unis, un avocat new-yorkais lance une
procédure d’envergure à l’encontre d’entreprises qui ont légalement succédé à
celles qui existaient au temps de l’esclavage pour qu’elles indemnisent les descendants noirs américains9. Même chose en Californie où des compagnies
d’assurance sont sommées de « ressortir tous les contrats qu’elles (ou leurs
prédécesseurs) avaient enregistrés pour assurer les esclaves »10. À Chicago, les
membres du Conseil Municipal adoptent une résolution pour soutenir un
projet de loi en faveur de réparations supportées par l’État américain11. Encore
plus significative, la conférence mondiale contre le racisme organisée en
août 2001 par l’Organisation des Nations Unies à Durban, met la question de
l’esclavage et de ses héritages au centre des débats. Et même si l’épineux problème du Proche-Orient a polarisé l’attention des délégués, si les déclarations
finales ont été en deçà des attentes malgré la qualification officielle de l’esclavage en tant que « crime contre l’humanité », il reste que l’événement constitue
une première pour la prise en compte internationale dont il témoigne vis-à-vis
des effets toujours présents de l’institution esclavagiste12. Autre grand témoin
de l’attention nouvelle accordée à ce passé, la loi votée par le Parlement français, le 10 mai 2001, qui fait acte de reconnaissance par la République de la
traite négrière et de l’esclavage comme « crime contre l’humanité ».
« Devoir de mémoire », commémorations, réparations forment les maîtres
mots de ce déploiement d’actions et de revendications concernant l’esclavage
pratiqué aux Amériques et qui contraste de toute évidence avec le quasimutisme qui était alors de mise. Comment expliquer ce qui peut apparaître en
définitive comme un emballement de la mémoire ? Une vaste et cruciale question à laquelle cet article ne prétend pas pouvoir répondre d’autant que le recul
nécessaire à toute recherche manque, l’objet d’étude se trouvant pris dans une
actualité dont les effets ne sont pas encore enregistrés. Je propose plus simplement l’examen de deux situations bien localisées. Celles-ci nous permettront
8. D’après les informations recueillies sur le site de Africa Reparations Movement :
http://www.arm.co.uk
9. Courrier International, n° 599, 23 avr.-1er mai 2002, p. 27.
10. Courrier International, n° 535, 1er-7 fév. 2001, p. 21.
11. Pacific News Service, 31 mai 2000, disponible sur le Net : http://www.alternet.org
12. Sur la conférence de Durban, voir entre autres le dossier constitué par Jeune
Afrique/L’intelligent, n° 2121, 2001. Voir également les commentaires de Christian DE BRIE, « À Durban
déjà, deux visons du monde face à face. L’avenir du passé », dans Le Monde diplomatique, n° 571, oct.
2001, p. 3.
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d’entrevoir des pistes d’interprétation destinées à comprendre les mécanismes
de cette « mémoire en marche » dans les contextes où ils opèrent.
DE BORDEAUX
À
BRISTOL :
DEUX POSTURES MÉMORIELLES BIEN TYPÉES
Les villes de Bordeaux (Gironde, sud-ouest de la France) et Bristol
(comté d’Avon, sud-ouest de l’Angleterre) ont la particularité d’être associées
par un accord de jumelage. Lorsque ces recherches ont commencé, cette
caractéristique n’était que très secondaire et ne devait même pas présider aux
choix des villes étudiées, celui-ci étant plutôt lié à d’autres impératifs comme
l’accueil dans un laboratoire universitaire britannique. Mais ce détail a fini par
se révéler très significatif au regard de la prise en charge du passé par ces deux
villes. Car si Bordeaux et Bristol veulent se déclarer « jumelles », elles ne semblent pouvoir être en mesure de le faire qu’en taisant ce qui les fait être si
proches l’une de l’autre, à savoir leur histoire liée à la traite négrière, à l’esclavage et au commerce colonial. L’historique des relations établies entre les deux
villes ne fait ainsi aucune mention d’un événement remarquable qui pourrait
rappeler officiellement cette si grande proximité historique13. Ce n’est là qu’un
des éléments, mais suffisamment éloquent, parmi ceux qui peuvent conduire à
qualifier les postures mémorielles de ces deux villes comme « silencieuses » ou
« oublieuses » vis-à-vis de leur passé.
Les deux villes se ressemblent en effet, à quelques nuances près. Elles doivent toutes deux leur prospérité à ce fameux siècle « d’apogée » que fut le
XVIIIe siècle pour cette économie marchande européenne dont les réseaux
d’échanges épousaient le circuit triangulaire et qui trouvait aux Amériques les
moyens de son expansion territoriale et économique. Les « îles d’Amérique » ne
sont-elles pas présentées comme « l’Eldorado des Aquitains » de cette époque14 ?
À Bordeaux comme à Bristol, la monumentalité de la ville est liée à cette période
d’enrichissement avec les fiertés architecturales que représentent les hôtels particuliers, la façade des quais, la place de la Bourse, les allées de Tourny d’un côté,
et de l’autre la somptueuse enclave de Clifton ou encore celle de Queen Square où
les négociants bristoliens de « l’âge d’or » se faisaient un devoir d’afficher leur fortune récemment acquise. Laissons l’historien J. De Cauna décrire la prospérité
bordelaise à travers ces quelques mots : « [L]e grand port régional qui est en
même temps le premier port français et l’un des dix premiers dans le monde,
13. Selon le document « Historique des relations Bordeaux-Bristol », produit par la Mairie de
Bordeaux, Direction des Relations Internationales. Signalons cependant qu’à l’occasion d’un colloque
universitaire tenu en 1997 pour le cinquantenaire du jumelage sur le thème « Le port et l’imaginaire
du port », un des participants, un Bristolien, consacre sa communication à l’activité du commerce esclavagiste (Mark HORTON, « New archeological evidence from Bristol on the Atlantic slave trade and the
Industrial Revolution », Colloque International, Pôle universitaire Européen de Bordeaux, Bordeaux,
17 et 18 oct. 1997).
14. Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jacques DE CAUNA, L’Eldorado des Aquitains. Gascons,
Basques et Béarnais aux îles d’Amérique, Biarritz, Atlantica, 1998.
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c’est, sans conteste, Bordeaux qui connaît au XVIIIe un véritable âge d’or dû, pour
l’essentiel, au développement extrêmement vigoureux du trafic colonial dont
Saint-Domingue représente à elle seule les deux tiers »15. Bordeaux et Bristol
sont donc similaires en ce que leur essor économique date de cette époque précise et découle essentiellement du commerce colonial.
Une différence concerne cependant le « poids » respectif des deux ports
dans le trafic négrier. Avec 508 expéditions négrières ayant quitté son port
de 1729 à 1826 (date du dernier convoi pratiqué dans l’illégalité) et déporté
environ 150 000 Africains, Bordeaux se fabrique une réputation de « seconde »
loin derrière Nantes qui totalise plus de 1 700 expéditions16. Sa « jumelle » ressemble alors beaucoup plus à la « première de France » avec un total d’environ
2 000 cargaisons d’êtres humains rendus captifs17. À la manière d’Éric Saugera
qui reprenait une réflexion de l’historien Serge Daget, on s’efforcera de ne pas
évacuer de cette comparaison quantifiée, la question éthique qui fait que l’on
« n’est pas moins négrier pour avoir déporté un seul noir esclave qu’une cargaison de deux cents individus »18. Une telle approche ne semble pourtant pas
être celle qui a prévalu dans la constitution de la mémoire bordelaise, car c’est
précisément cette perception d’une participation secondaire au trafic négrier
qui a contribué à justifier l’oubli bordelais sur cette triste période. La presse
locale se fait l’écho de cette justification en expliquant l’amnésie qui frappe
l’activité négrière par « la mauvaise réputation de Nantes [qui] a longtemps
servi de paravent »19.
Autre valeur refuge pour une mémoire qui n’oserait se dire, celle accordée
au « commerce en droiture », c’est-à-dire aux activités commerciales liant
directement Bordeaux aux Antilles et qui ont, de loin, constitué la part majeure
de l’activité commerciale de la ville lors de sa période de grande prospérité. La
mémoire locale est ainsi en mesure d’éviter la référence à l’épisode négrier, de
le rendre encore plus secondaire, du domaine de « l’anecdote »20, au travers
d’une historiographie qui va plutôt rendre compte du XVIIIe siècle de façon
admirative vis-à-vis de l’esprit d’entreprise de ces centaines de Bordelais,
armateurs, marchands, négociants ou planteurs dans les îles qui ont participé à
la grandeur de la ville. Mais en trouvant l’alibi – conscient ou inconscient – à
l’oubli d’une participation à la traite négrière, la mémoire locale fabrique une
autre grande oblitération qui concerne cette fois-ci le fonctionnement même
des économies des Amériques et le système esclavagiste.
15. Ibidem, p. 115.
16. Éric SAUGERA, Bordeaux port négrier, Paris, Karthala, 1995, p. 202. Précisons que Bordeaux
sera le premier port négrier français au cours des années 1802-1803 (ibidem, p. 129).
17. David RICHARDSON, The Bristol Slave Traders : a Collective Portrait, Local History Pamphlets,
The Bristol Branch of the Historical Association, 1997.
18. É. SAUGERA, Bordeaux…, op. cit., p. 14.
19. « Comme une perte de mémoire », Sud-Ouest, 18 sept. 1998.
20. Ibidem.
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À Bristol, cette même tendance à se projeter dans une reconstitution glorieuse du passé est observable21 jusqu’à ce que la ville adopte une tout autre
position, au milieu des années 1990, qui la fait radicalement passer de la posture de l’oubli à celle de l’aveu. Dans ce parcours d’ailleurs, notons d’ores et
déjà qu’il ne sera pas question comme à Bordeaux, de dissocier traite négrière
et esclavage, aspects d’autant plus constitutifs du même phénomène de l’institution esclavagiste qu’ils impliquent le plus souvent les mêmes réseaux d’acteurs bien localisés dans les villes portuaires et dans les zones d’influence de
celles-ci22. À partir de ce changement opéré à Bristol, les deux villes se séparent : l’une entreprend résolument de faire émerger son passé quand l’autre
tente plus lentement d’introduire certaines vérités historiques sans toutefois
remettre en cause l’équilibre mémoriel produit jusqu’ici.
À BRISTOL :
LE PASSÉ EN TRAIN DE SE DIRE
Le changement qui s’est produit au milieu des années 1990 à Bristol est
provoqué par deux grandes manifestations liées à la célébration du patrimoine
maritime. Elles donnent l’occasion aux communautés noires antillaises de la
ville d’exprimer des revendications relatives à cette mise en scène du passé.
Les deux manifestations sont d’une part, le Festival International de la Mer, en
1996, qui se propose d’exalter « toutes les choses maritimes » tenant lieu de
patrimoine, et d’autre part, le 500e anniversaire du voyage de John Cabot, un
navigateur d’origine italienne parti depuis Bristol pour découvrir les côtes
canadiennes en 1497. De manière assez diffuse, des protestations se font
entendre. Une association culturelle de la ville – dont l’existence semble avoir
été éphémère – basée dans le quartier Saint-Paul’s où se concentrent les minorités ethniques fait savoir que toute manifestation qui commémore l’histoire
maritime « ne peut pas être complète sans tenir compte des effets de cette histoire sur la vie des Antillais à travers la traite négrière qui fut le facteur décisif
du développement de Bristol »23.
Les élus politiques de la ville n’attendent pas plus longtemps pour engager
une action de grande envergure. Sans doute le souvenir des émeutes de Bristol
en 1980 est-il encore suffisamment proche pour rappeler la fragilité des liens
entre communautés culturelles. Il faut sur ce point mentionner la situation radicalement différente entre les situations bordelaise et bristolienne au regard de la
21. Madge DRESSER, « The African slave trade in Bristol, England : the public historian and popular memory », communication à l’Annual Conference of the Western Association of Women Historians, 1517 mai 1998, Oxford.
22. J. DE CAUNA, L’Eldorado…, op. cit., montre combien le développement des sociétés insulaires
des possessions françaises d’Amérique impliquait l’immigration durable d’une population originaire
des ports de la façade atlantique et de l’Aquitaine en particulier.
23. Association culturelle Beehive Recording Studios and Workshops. Source : Bristol Racial Equality
Council Newsletter, mai 1996.
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présence antillaise. Si à Bordeaux, cette présence se fait invisible, le poids démographique de la communauté étant notamment impossible à déterminer, elle
indique à Bristol l’existence d’une situation de contrastes où les écarts sociaux se
conjuguent aux appartenances ethniques. On estime en effet à 60 % les Antillais
qui vivent regroupés au sein des districts centraux de Bristol, les fameuses inner
cities, formant le quartier Saint-Paul’s résolument connoté comme le quartier
« ethnique » de la ville. Cette enclave urbaine cumule les critères autorisant à
reconnaître un processus fort de ségrégation. La concentration résidentielle des
minorités ethniques à Saint-Paul’s se double ainsi de l’existence de disparités
sociales nettes. Le taux de chômage et le taux d’occupation d’emplois manuels
atteignent respectivement 21 % et 54 % chez la population antillaise contre 10 %
et 40 % pour la population blanche24. Ces inégalités, qui ont été plus fortes
encore au cours des années 1980, sont à l’origine de l’explosion sociale que
connut Saint-Paul’s, en avril 1980, violences de rue opposant des jeunes noirs à
la police et qui préfiguraient des émeutes qui allaient enflammer l’année suivante
les rues de Liverpool, Manchester ou de Brixton à Londres.
Le déploiement intense qui fait suite à la revendication de mémoire exprimée de façon somme toute assez isolée pourrait paraître disproportionné s’il
ne se déroulait pas sur les bases d’une telle situation sociale. Le City Council –
dont les membres appartiennent en majorité au Labour Party – crée dès la fin
1996, le Bristol Slave Trade Action Group (BSTAG) lequel doit jouer un rôle
pilote auprès des services de la mairie et du Musée de la ville pour envisager
« la forme que doit prendre la reconnaissance de la traite et de l’héritage qu’elle
a laissé dans la ville de Bristol »25. Ce groupe inclut aussi bien des responsables
du musée que des universitaires ou des membres de la « communauté noire »
dont un conseiller municipal appartenant aux minorités ethniques et originaire du Nigeria. À partir de la création du BSTAG, et tout au long des trois
années qui suivent, l’action conduite pour faire venir à visibilité le passé lié à la
traite transatlantique ne va cesser de s’intensifier. Cet emballement de la
mémoire décrit plus en détail par ailleurs concerne d’un côté des actions officielles concertées et de l’autre des événements plus spontanés, au caractère
plus ou moins accrédité par les autorités locales26.
Coté pôle officiel, le BSTAG entame trois actions d’envergure supportées
par le City Council en partenariat avec le Musée de la ville. La première
consiste en l’ouverture d’une section permanente sur l’esclavage dans une
maison du centre historique de la ville transformée en un musée qui glorifiait
24. Ces statistiques concernent l’ensemble de la ville et proviennent du recensement de 1991.
Pour une analyse des résultats de ce recensement pour les « minorités ethniques » : Marielle MAROLLEAU,
« Les minorités ethniques de Bristol : une étude de cas dans les inner-cities », TER de géographie
urbaine, Département de géographie, Université Bordeaux 3, 1996.
25. Bristol Racial Equality Council Newsletter, déc. 1996/janv. 1997.
26. La description de ces actions découle notamment du dépouillement de la presse locale : les
quotidiens Bristol Evening Post et Western Daily Press, ainsi que le magazine Venue et la Bristol Racial
Equality Council Newsletter. Cf. CHIVALLON, « Informer le regard sur la ville… », art. cit. 1999.
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jusque-là la période du roi Georges III au travers de son ancien propriétaire,
John Pinney, notable bristolien réputé. Avec l’ouverture de cette section, on
apprend que la richesse de Pinney provenait de ses plantations esclavagistes
des Antilles et que la maison de Bristol abritait un esclave. Le symbole local est
ainsi complètement désacralisé. La deuxième grande réalisation concerne une
exposition temporaire de 6 mois tenue dans le Musée de la ville de mars à septembre 1999. Elle accomplit un travail similaire de mise à jour du passé de la
ville. Elle tente de faire le point sur tous les aspects de la traite en lien avec le
développement économique de Bristol. Le ton y est engagé. Aucun compromis ne semble vouloir être consenti. Là encore la ville de Bristol reconfigure
son histoire. Bon nombre des symboles associés au prestige ancien de la ville se
trouvent mis en rapport avec le terrible trafic, comme la personne d’Edward
Colson incarnant jusque-là un haut personnage local, vénéré pour ses œuvres
charitables et dont on dévoile aujourd’hui que l’argent qui les finançait provenait de la traite. Plus spectaculaire encore, la troisième réalisation propose un
Slave Trade Trail (chemin de la traite). Livré sous la forme d’un guide disponible à l’office du tourisme, cet itinéraire dans la ville offre un balisage de tous
les signes associés au passé esclavagiste. Monuments, statues, maisons d’habitations, docks, noms de rues, pubs du port, édifices bancaires, mémoriaux
dédiés aux notables, squares… tout semble désormais avoir un lien avec l’esclavage. La ville met à nu les traces de son passé esclavagiste. Elle transfigure
complètement les symboles d’une histoire rassurante et glorieuse pour introduire la trame d’une histoire plus chaotique, honteuse et traumatisante.
Simultanément à ces actions menées par la ville, se déroule un ensemble
plus diffus d’événements qui montre la ferveur que déclenche la revendication
d’une mémoire de l’esclavage. Ils intègrent des instances plus ou moins officielles en fonction de la participation des responsables politiques locaux et
nationaux. Ils s’échelonnent sur un continuum depuis la contestation jusqu’à
la reconnaissance dans la sphère publique. Ils consistent, pêle-mêle, en l’apposition de plaques commémoratives dédiées aux anciens esclaves, en l’inauguration de monuments baptisés du nom d’anciens esclaves, en la tenue de
journées nationales du souvenir, en diffusion d’un feuilleton télévisé sur
Bristol et l’esclavage, en revendications diverses incluant la demande d’excuses
officielles vis-à-vis du crime de l’esclavage, l’édification d’une statue du souvenir, l’appel à débaptiser des monuments et à desceller les statues associées aux
notables impliqués dans le trafic négrier. Des actions sont plus radicales,
comme la dégradation de monuments : la statue d’Edward Colson est ainsi
retrouvée en janvier 1998 avec l’inscription « Négrier » (Slave Trader) apposée
sur elle. Une vive polémique en découle par voie de presse. La dégradation de
la statue déclenche également des ripostes xénophobes de groupuscules
racistes. En tenant compte de la tenue de colloques, de conférences, de
réunions publiques, de l’attention constante maintenue par la presse locale sur
le sujet de l’esclavage, on prend la mesure du véritable tourbillon dans lequel
se trouve pris l’exercice de mémoire sur l’esclavage à Bristol.
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Ce tourbillon a de quoi laisser dubitatif. Il est permis de penser qu’il correspond quels que soient ses aspects plus ou moins bien canalisés, à un souci de
neutraliser le potentiel de contestation s’étant exprimé au cours des célébrations
historiques bristoliennes. Une véritable machine du souvenir s’est mise en
marche. Les actions entreprises deviennent presque caricaturales. Elles semblent s’accomplir sans recul, sans nuance : exposition, pose de plaques commémoratives, etc. La ville de Bristol s’est ainsi résolument placée à l’abri des
critiques de la communauté antillaise sur la restitution de son passé.
À BORDEAUX : L’OUBLI
DU PASSÉ EN TRAIN DE SE DIRE
Il ne fait aucun doute que la situation bordelaise est loin actuellement d’afficher le ton qui prévaut désormais à Bristol. Il serait pourtant erroné de voir se
perpétuer une reconstitution de l’histoire locale amnésique par rapport à l’implication bordelaise dans la traite transatlantique et l’esclavage. Des événements, des discours ponctuent une évolution récente qui montre l’amorce d’un
changement, qui, sans être un bouleversement, indique bien une tournure différente dans la manière dont la ville aborde son passé. Trois éléments majeurs
viennent expliquer ce changement. Le premier est la publication du livre de
l’historien nantais, Éric Saugera, dont le titre non équivoque « Bordeaux, port
négrier » ne laisse subsister aucune ambiguïté quant à l’implication de la ville
dans la traite négrière27. Précis, érudit, rigoureux, l’ouvrage, qui dresse le bilan
des activités portuaires de la ville impliquées dans la traite transatlantique, ne
peut pas être ignoré. Il s’érige très vite en référence incontournable, aidé en cela
par l’accueil favorable qu’il rencontre auprès d’universitaires et chercheurs du
campus bordelais, lassés par la conception « tropicaliste » qui a guidé la
recherche locale. Il y a bien un « avant » et un « après Saugera », car il est désormais impossible de taire ce qui a été rendu évident par la démarche de vérification historique, conduite avec engagement sans entrer toutefois dans des
polémiques accusatrices, le propos annoncé du livre étant « de rattraper une
mémoire qui se dérobe, non de stigmatiser ceux qui l’auraient perdue »28.
Le second élément tient à la place grandissante de la revendication communautaire avec la formation de plusieurs collectifs d’origine antillaise ou africaine, qui militent, selon des points de vue plus divergents que convergents,
pour que la ville « assume son passé »29. Trois groupes plutôt compétitifs occupent ainsi la scène de la revendication de mémoire30. Ils organisent régulière-
27. É SAUGERA, Bordeaux…, op. cit.
28. Ibidem, p. 19.
29. Selon le slogan de l’association DiversCités lors de la manifestation qu’elle organise chaque
année dans les rues de Bordeaux à l’occasion du « Mémorial de la Traite des Noirs ».
30. Il s’agit de l’association Africapac (Fédération des associations étudiantes d’Afrique, Caraïbe,
Pacifique), de l’association multiculturelle DiversCités, et du Collectif Toussaint Louverture. Pour une
approche plus détaillée : C. CHIVALLON, « Construction… », art. cit.
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ment des manifestations à caractère commémoratif, comme le « Mémorial de
la Traite des Noirs » édité chaque année au mois de juin et initié par l’association DiversCités après que son actuel président d’origine sénégalaise ne se
sépare d’un groupe (Africapac) qui lui est aujourd’hui concurrentiel sur ce
même terrain de la mémoire. L’une des éditions du Mémorial, celle de 2002, a
été l’occasion d’une mise au point assez caustique entre ces collectifs, les uns
accusant les autres d’une utilisation politicienne au premier degré des actions
commémoratives. Fait remarquable qui doit être mentionné en dépit de la
brièveté de ces remarques sur les acteurs communautaires, l’introduction de
ces « militants de la mémoire » dans le paysage politique local. Deux des
membres responsables de ces groupes ont été présents sur des listes électorales
de la ville aux dernières élections municipales de 2001, l’un (comité Toussaint
Louverture) auprès du candidat socialiste, l’autre (association DiversCités) en
tête de liste d’un mouvement alternatif faisant campagne sous les mots d’ordre
de la « démocratie participative » et de la « diversité culturelle ». Qu’une personne noire d’origine africaine se trouve ainsi présente aux premières lignes de
la course à la représentation municipale constitue un phénomène sans précédent dans la cité bordelaise. Pour se présenter à ses électeurs potentiels, le candidat de la liste « Couleurs bordelaises » affirme entre autres : « Je ne suis pas
qu’un nègre à qui on refuse le droit à sa mémoire, à son histoire »31. C’est ce
qui incite à interpréter la revendication de mémoire comme un outil assurant
la venue à visibilité des communautés dans l’espace public. La « mémoire de
l’esclavage » s’offre comme une catégorie de discours dotée d’une efficacité
politique, un « embrayeur de l’action »32.
On peut déjà entrevoir sur ce point une différence significative avec le
contexte bristolien où la revendication de mémoire a plutôt servi à créer/préserver une entente de l’ordre du consensus entre les protagonistes du jeu politique. La visibilité publique des représentants des « minorités ethniques » étant
déjà acquise, la nécessité d’entrer dans le champ politique s’est faite moins
pressante. Il ne s’agit pas de dire que la revendication d’une mémoire de l’esclavage à Bristol s’est trouvée moins instrumentalisée qu’à Bordeaux, mais
plutôt de noter la moindre urgence à Bristol d’affirmer une présence communautaire au sein de la société locale. Le fait que le leader d’origine africaine très
présent tout au long de ce processus de mise à plat du passé bristolien n’ait pas
vu son mandat de conseiller municipal renouvelé, montre bien que la représentation politique des communautés n’était pas particulièrement dépendante
d’une action confirmée sur le front de la mémoire. Et si celle-ci a pu être
influente, ce serait alors plus en faveur d’une « sortie » du jeu politique que
d’une « entrée », ce qui est à l’inverse du processus en cours à Bordeaux.
31. Plaquette de présentation de la liste « Couleurs bordelaises. Liste interculturelle. Municipales
2001 », Bordeaux.
32. C. CHIVALLON, « Construction… », art. cit., p. 197.
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Le troisième facteur tout aussi récent tient à l’adoption de la loi sur la
reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité.
Entamée en 1998, adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale
(18 février 1999), la procédure parlementaire s’est achevée le 10 mai 2001.
Cette loi infléchit très directement la position des élites locales qui vont formuler un discours dont le contenu contraste de toute évidence avec celui tenu
au cours des années précédentes.
En 1981-1982, une exposition sur « Bordeaux, le rhum et les Antilles » se
tient au musée de la ville (Musée d’Aquitaine). Grâce à l’un des conservateurs
qui a en charge l’organisation de cette exposition, le ton est assez loin de l’euphémisme. On trouve dans le catalogue un exposé qui ne fait pas l’impasse
sur la « traite des nègres », ni même sur les ambiguïtés de Montesquieu (« Il
faut insister sur le fait que, même chez les philosophes réputés pour leur
humanisme, l’esclavage fut justifié comme une nécessité économique »33). Le
fait mérite d’autant d’être souligné que nous sommes dans la période « d’avant
Saugera » et qu’il existe de surcroît un fort attachement local à la figure de
Montesquieu brandie comme symbole salvateur de la conscience bordelaise.
Pourtant le catalogue n’a pas été facile à élaborer, le conservateur témoignant
même de « censures » quant à l’apposition d’épigraphes attribuables à Aimé
Césaire ou à Frantz Fanon. Il faut dire que le discours des autorités municipales n’est pas tout à fait semblable à celui de l’employé du musée. Un aperçu
nous en est donné dans la préface de ce catalogue signée par le député-maire
J. Chaban-Delmas : « Bordeaux, ce port au milieu des terres, a attiré ou donner
naissance à des hommes qui, armateurs, affréteurs, négociants, eurent l’audace et réussirent […]. Nous leur devons sous l’impulsion des Intendants, un
urbanisme qui, encore aujourd’hui, donne la mesure de sa puissance financière ». Et plus loin « j’espère que beaucoup de Bordelais pourront à leur tour
faire connaissance avec cette France lointaine […] et je souhaite Bon Vent ! à
Bordeaux, le Rhum et les Antilles ! »34.
Tout est dit ou presque au travers de ces quelques mots de la vision véhiculée
par les élites locales quant à leurs liens avec les terres d’esclavage : celles-ci sont le
lieu de la consécration d’un esprit de conquête tendu vers la réussite économique.
Près de vingt années après, un tout autre discours se précise. Celui-ci nous est
livré par Alain Juppé, le député-maire de la ville au moment de cette recherche.
C’est également à l’occasion d’une exposition organisée au Musée d’Aquitaine de
septembre 1999 à janvier 2000 – « Regards sur les Antilles » – que le premier
magistrat de la ville livre cette nouvelle conception du passé : « Les Antilles ont été,
pour l’histoire de Bordeaux, le territoire d’une prospérité commerciale, l’espace
d’un imaginaire et la mémoire trop souvent occultée d’une fortune basée sur
33. « Bordeaux, le rhum et les Antilles », catalogue de l’exposition tenue de novembre 1981 à janvier 1982, Bordeaux, Musée d’Aquitaine, p. 20.
34. Ibidem, p. 5.
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l’économie de la traite »35. La référence est explicite à « la déportation de cent cinquante mille esclaves d’Afrique en Amérique française », de même que celle faite
à la loi récemment votée par l’Assemblée Nationale, autorisant/obligeant désormais les élites du pays à qualifier officiellement la traite et l’esclavage de « crime
contre l’humanité ». Aux dires du conservateur qui a suivi cette évolution depuis
l’exposition de 1981 « Il y a un monde… On a changé de siècle entre ChabanDelmas et cette manière d’édulcorer le domaine, alors que là, le premier magistrat
de la cité avoue la faute, cherche une réparation… Il prend le sujet à bras-le-corps.
Il nous aide en écrivant une chose comme ça »36.
Certes, le pas franchi semble être immense, encouragé par les orientations
décidées au plan national. Car la posture bordelaise sert en définitive de caisse de
résonance aux options de la Nation républicaine, comme nous le verrons mieux
plus loin. Pourtant, cette tournure nouvelle ne signifie pas de rupture majeure
dans la trame historique locale, ou du moins pas encore. La formulation nouvelle
sur le passé par Alain Juppé semble d’ailleurs être intervenue « après coup », une
fois que l’organisation de l’exposition « Regards sur les Antilles » a été achevée.
Dès lors cette dernière – en l’absence d’une ligne clairement définie quant à la
grille de significations voulue être véhiculée au cours de l’événement – se montre
hésitante, soumise aux initiatives dispersées des conservateurs. Les notices du
catalogue expriment d’ailleurs assez clairement ce traitement bien différencié
réservé aux objets témoins de l’histoire antillaise, en fonction de la personne qui a
eu la charge de les rédiger.
Cette exposition, qui constitue l’événement le plus récent capable de traduire
les orientations officielles en la matière, illustre en définitive la posture mémorielle
actuelle de la ville37. Une posture que l’on peut dire tendue entre deux impératifs :
celui de ne plus passer sous silence ce qui est aujourd’hui révélé (par la démarche
historique de Saugera), reconnu (par la loi) et revendiqué (par les collectifs associatifs) et celui de ne pas créer de fractures dans un édifice narratif harmonieux
garant jusqu’ici d’une certaine fierté locale. Quelques remarques sur cette exposition nous permettront de mieux saisir l’expression de cette tension.
Constituée à partir du legs d’un médecin d’origine lyonnaise, Marcel
Chatillon – un collectionneur passionné qui a séjourné plus de quarante ans
aux Antilles – cette exposition s’organise selon un axe chronologique qui
35. « Regards sur les Antilles. Collection Marcel Chatillon », catalogue de l’exposition tenue de
septembre 1999 à janvier 2000, Bordeaux, Musée d’Aquitaine, p. 9.
36. Extraits de l’entretien conduit avec un conservateur du Musée d’Aquitaine, février 2000.
37. Un certain nombre d’événements sont intervenus récemment – non sans lien avec les interpellations répétées des associations – qui marquent l’entrée officielle de la ville dans une « quête » de
mémoire, du moins à l’état de projet, sans pour autant remettre en cause la tension dont il va être
question. L’actuel maire Hugues Martin, qui a remplacé Alain Juppé, vient d’annoncer la création d’un
groupe « d’experts et de personnalités appelés à réfléchir au passé négrier du port de Bordeaux » (SudOuest, 10 et 11 juin 2005). Le groupe n’existe cependant pas encore. Un square « Toussaint
Louverture », avec un buste du révolutionnaire haïtien offert par la République d’Haïti vient également
d’être inauguré en juin 2005 : geste significatif et politiquement orienté, en réponse aux appels de certains collectifs associatifs soutenus par le Conseil Régional présidé par le socialiste Alain Rousset.
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permet d’apprécier les résultats de la collecte minutieuse de quelque 600
pièces historiques et artistiques relatives aux Antilles (peintures, cartes, objets
et documents anciens). À part l’annonce de grandes thématiques qui regroupent les pièces (« Cartographie » ; « Paysages » ; « Les Amérindiens vus par les
Européens » ; « La flore des Antilles » ; « Habitations et Société » ; « Antilles : terres
coloniales, enjeux de guerre et de révoltes »), aucun support pédagogique n’intervient pour guider le visiteur et informer son propre regard porté sur les
Antilles. Il faudra qu’il comprenne de lui-même, comme me l’explique un
conservateur, que la présence d’un poignard de négrier sous le portrait du
Révérend Père Labat « n’est pas anodine ». Le parcours reste ainsi allusif.
L’impression qui prévaut est avant tout d’ordre esthétique, comme celle qui se
dégage de toute exposition d’objets d’art. Certainement pas imputable au collectionneur lui-même dont le catalogue nous dit qu’il « accumule pour que les
autres puissent mieux comprendre, lui ne choisit pas »38, ces options résultent
plutôt de l’incertitude dans laquelle se trouve la mémoire bordelaise. Dire
oui… mais sans contredire ce qui avait déjà été dit. On m’avertira d’ailleurs dès
ma première visite au musée que cette exposition « n’est pas sur l’esclavage ».
Mais comment ces « Regards sur les Antilles » peuvent-ils ne pas converger
vers l’esclavage ? La continuité entretenue avec le registre mémoriel ancien de
la ville s’exprime au travers de la plaquette de présentation de l’exposition diffusée par le musée. Il y est dit que « cette collection nous invite au voyage d’île
en île », « régions tropicales vers lesquelles sont partis de nombreux Aquitains »,
« ils en ont rapporté les riches effluves qui parfument encore un entrepôt du
port », « leur commerce a laissé dans cette ville les témoignages de leur richesse
dont le plus beau fleuron reste la place de la Bourse »39. Certains conservateurs, dans un climat qu’ils décrivent comme tendu, aménagent une petite salle
annexe consacrée au commerce négrier et à l’implication bordelaise dans le
trafic. Tout comme le colloque qui clôture cette exposition et qui réunit des
spécialistes historiens dont Éric Saugera, tout comme le catalogue et son message averti de la part d’Alain Juppé, cette salle rattrape la mise en scène par
trop feutrée de cette exposition.
Il y a bien aujourd’hui dans la ville une tension entre impératifs contradictoires dont la presse locale se fait admirablement l’écho au cours de cet événement muséographique. « Regards sur les Antilles » y est vue comme une
exposition qui « pour la première fois à Bordeaux aborde aussi clairement la
question [de la traite et de l’esclavage] »40. Pourtant cette clarification ne paraît
avoir altéré en aucune manière l’image quasi ancestrale du lien entre Bordeaux
et les îles quand cette même presse affirme – en titrant « L’exotisme paradi-
38. « Regards sur les Antilles. Collection Marcel Chatillon », catalogue de l’exposition, p. 16.
39. Direction des Musées de Bordeaux, plaquette de présentation de l’exposition temporaire
« Regards sur les Antilles : la collection Marcel Chatillon », oct. 1999.
40. Sud-Ouest, 3 oct. 1999.
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siaque » – qu’il se dégage de « cette exposition une douceur due à un certain art
de vivre, que ne parviennent pas à troubler les harangues de Toussaint
Louverture sur son cheval Bel-Argent ou les éruptions de la Soufrière »41. C’est
la présence simultanée de ces discours contradictoires qui amène à analyser la
situation bordelaise comme celle où est en train de se dire un oubli du passé,
bien plus que ce passé lui-même.
UNE
MÉMOIRE INSTRUMENTALISÉE SELON DES OBJECTIFS DIFFÉRENCIÉS
La mémoire collective n’est pas neutre à partir du moment où elle s’offre
comme un moyen de construire l’identité d’un groupe sur la base du choix des
marqueurs de l’appartenance collective. La mémoire n’est pas Histoire. Elle
est une mise en récit qui fabrique une cohérence sociale en instaurant un ordre
intelligible dans un univers hétérogène42. Cette mémoire se trouve active sur
un double front. Elle obéit d’abord à l’exigence de restituer une trame rassurante de l’existence par la sélection des événements du passé à retenir ou à
oublier. Mais elle se plie aussi à la nécessité de produire et préserver la cohésion sociale en proposant les références qui vont faire fondation du lien social.
Elle est le lieu par excellence où se densifient les symboles de la représentation
communautaire et par conséquence celui depuis lequel il est possible de
contrôler la destinée collective. Elle se révèle alors éminemment politique.
L’historien Pierre Nora a très bien signifié cette capacité que l’on pourrait dire
« régissante » de la mémoire collective en la définissant comme « un enjeu toujours disponible, un ensemble de stratégies, un être-là qui vaut moins par ce
qu’il est que par ce que l’on en fait »43.
De Bordeaux à Bristol, la mémoire collective répercute l’intentionnalité politique qui la gouverne. Nous sommes placés en présence de deux registres
mémoriels bien typés dont le sens se comprend au travers des choix politiques
qui distinguent les deux pays, la France et le Royaume-Uni. La posture de demisilence aujourd’hui de mise à Bordeaux n’est que le prolongement d’une situation nationale d’où rejaillissent sans ambiguïté, les options républicaines quelque
peu fragilisées au cours des dernières années. L’oubli et le silence vis-à-vis de
l’esclavage intègrent le dispositif narratif que la Nation française se donne pour
accréditer le socle idéologique qui la caractérise et qui s’articule au travers du
triptyque fondateur « Liberté-Égalité-Fraternité ». Dans ce métarécit identitaire,
il y a la volonté de faire dire à l’Histoire la gloire de l’idéal républicain au travers
des épisodes emblématiques que la mémoire se dispose à sélectionner, retenir et
41. Sud-Ouest, 24 sept. 1999.
42. Christian POIRIER, « Mémoire collective, identité et politique. La société québécoise et sa relation problématique avec le passé », in Inès MOLINARO, Christopher ROLFE (eds), Focus on Québec (II).
Further Essays on Québécois Society and Culture, Edimbourg, GRECF, 2000, p. 73-87.
43. Pierre NORA, Les lieux de mémoire, t. I, La République, Paris, Gallimard, 1984, p. VIII.
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entériner. Et ces épisodes ne manquent pas, comme l’a montré la célébration du
150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, en 1998. Cette commémoration
concentre à mon sens toute la problématique de la mémoire de l’esclavage en
France. Si celle-ci est si difficile à dire, c’est parce qu’elle est d’emblée compromise par l’exigence de cohérence du discours républicain. Au cours de cet événement, il s’est agi d’ériger les symboles qui font naître la République avec l’acte
d’abolition de l’esclavage. Sans entrer plus dans le détail de cette manifestation,
je me limite à mentionner les trois points d’arrimage de la mémoire républicaine
au cours de cette commémoration. Il y a d’abord la figure de Victor Schoelcher,
auteur du décret d’abolition de 1848 alors qu’il était sous-secrétaire d’État à la
Marine et aux colonies sous le gouvernement provisoire : référence obligée tout
au long de cette célébration, la personnalité de l’abolitionniste incarne sans
fausse note, la générosité du combat républicain pour l’égalité entre tous. Il y a
ensuite le choix du lieu des cérémonies présidées par le Premier ministre Lionel
Jospin : le village de Champagney, le premier à avoir réclamé sur les cahiers de
doléances, à la veille de la révolution de 1789, la fin de la traite et de l’esclavage
des Noirs, village symbole par excellence d’une fraternité populaire et révolutionnaire tendue vers l’idéal de liberté pour tous. Il y a enfin le discours officiel
de Jacques Chirac qui est entièrement destiné à faire fusionner abolition et république, la première se voyant définie comme l’acte fondateur de la seconde44.
Ces trois repères essentiels indiquent parfaitement l’orientation générale du
récit républicain qui est de confirmer la vision sociale d’une égalité conquise et
acquise. Ce récit réactualise la rupture fondatrice qu’incarne la Révolution
française à partir de laquelle la responsabilité du système esclavagiste va pouvoir être rejeté sur l’Ancien Régime et sur lui seulement. De fait, l’esclavage
dans les colonies françaises n’intègre cette trame narrative que sous le mode de
son anéantissement accompli par une République libératrice45. Cette analyse
rejoint celle d’autres auteurs comme Myriam Cottias, qui a pu suggérer que la
fusion dans le modèle républicain réclamait pour les Antillais un « oubli » de soi
et de son histoire particularisante46. Car il devient difficile, pour ne pas dire
impossible, de rendre compatible cette accréditation des valeurs républicaines
égalitaires avec la révélation des rapports socio-raciaux issus de l’expérience de
l’esclavage. Ce point de vue était aussi celui formulé plus tôt par J. Fredj qui
indiquait combien l’intégration des Antilles françaises dans un modèle républicain, entamée dès les lendemains de la Révolution de 1789, avait rendu « impos-
44. Voir les principaux extraits de ce discours dans Le Monde, 24 avr. 1998.
45. En ce sens, la loi de 2001 pourrait n’être que le prolongement de cette projection dans une
filiation héritée du fond révolutionnaire qui reconnaît le crime accompli par l’Autre sans pour autant
en suggérer la responsabilité en son sein. Dans tous les cas, l’accueil reçu par cette loi confirme la
vision d’une France généreuse « qui sait être un grand pays de liberté et d’attachement » selon les termes
du Sénégalais Amadou LAMINE SALL dans Courrier International, n° 437, 18 mars 1999, p. 12.
46. Myriam COTTIAS, « L’oubli du passé contre la citoyenneté : troc et ressentiment à la Martinique
(1848-1946) », in Fred CONSTANT, Justin DANIEL (éd.), 1946-1996 : cinquante ans de départementalisation outre-mer, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 293-313.
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sible l’expression de certaines contradictions sous l’aspect de la différence
raciale »47. Que la République trouve dans l’Histoire matière à alimenter son
récit ne fait pas de doute. Mais qu’elle en oublie par la même occasion tout ce
qui pourrait en affaiblir l’intégrité est bien actuellement ce qui pose problème.
Cette question émerge de façon cruciale depuis une dizaine d’années à partir
des révélations successives sur les périodes sombres mal assumées, de l’Algérie
aux zoos humains et sur tout ce qui touche généralement à la République coloniale. Cet exercice de mémoire, on le sait, est difficile, périlleux, douloureux
d’autant qu’il laisse prise à l’injonction au « devoir de mémoire » qui comme le
dit fort bien Samuel Tomei tend à muer l’invitation à se souvenir en une « sommation » et « la responsabilisation en une culpabilisation »48.
L’oubli bordelais se comprend mieux replacé dans ce contexte national,
celui-ci lui ayant permis d’aménager cet espace d’amnésie collective au regard
d’un passé si étroitement lié aux économies esclavagistes et dont on n’a certainement pas encore pris la mesure des filiations et connections multiples. La
résurgence de mémoire que l’on observe actuellement répercute également les
fragilités du système républicain enregistrées nationalement et redevables de
cette grande difficulté à gérer la différence dans un système politique qui se
destine à la gommer. Le collectif associatif DiversCités s’empare de cette faiblesse pour faire de sa revendication de mémoire un outil destiné à contrer « la
politique républicaine hypocrite de gestion de la diversité culturelle »49. Autant
les engagements pris par le Maire de la ville Alain Juppé et son successeur
actuel pour rappeler la prise en compte du passé négrier (section permanente
au Musée d’Aquitaine, apposition de plaques explicatives sur les monuments50) que la création inédite et encore balbutiante par la municipalité d’un
« Conseil des communautés étrangères »51 tendent à signifier cette tentative
inédite de la gestion de la « différence » au sein de l’espace public bordelais.
Combien le modèle bristolien paraît de ce point de vue véritablement expert
pour gérer la demande communautaire…
La cité anglaise se révèle en effet au travers du tourbillon de mémoire qui la
caractérise, comme soumise à des impératifs bien distincts de ceux que fait
naître l’exigence républicaine. Là où la différence doit se taire par souci de
confirmer l’égalité « sans distinction d’origine, de race ou de religion » selon les
termes de la Constitution française, elle doit au contraire être proclamée reconnue dans le contexte britannique. Il faut y voir la conséquence directe de l’op-
47. Jacques FREDJ, « L’assimilation dans l’histoire antillaise », Les Temps Modernes, n° 441-442,
1983, p. 1851.
48. Samuel TOMEI « Un retour sur la question coloniale. Leçons de morale de l’histoire », Le
Monde Diplomatique, n° 572, nov. 2001, p. 28.
49. DiversCités. Le bulletin de la démocratie culturelle locale, n° 1, sept. 2001, p. 1.
50. Sud-Ouest, 29 juin 2001. Sur l’actualité plus récente, cf. supra, note 37.
51. Sud-Ouest, 15 oct. 2001. L’objet de ce conseil est présenté comme devant « favoriser l’intégration dans la ville des ressortissants étrangers » sans être selon les mots d’Alain Juppé « un lieu de
débat politique et religieux ».
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tion nationale tenant à l’infléchissement net vers un modèle multiculturaliste.
Ce choix opéré par la nation britannique s’est affirmé à l’occasion de la publication du Rapport Swann en 1985 sur l’éducation, celui-ci encourageant la participation de tout groupe ethnique à un ensemble structuré par des valeurs
communes tout en préconisant que soit favorisé le maintien des identités de
chacun des groupes52. L’idéal multiculturel conçoit ainsi le partage d’un espace
commun de citoyenneté qui n’exclut pas l’affirmation des particularismes.
D’où ces situations parfois troublantes pour le regard formé à l’école républicaine comme ces nombreux dispositifs au sein des organismes publics redevables de la prise en compte de l’appartenance raciale et dont l’expression la
plus manifeste se trouve dans les catégories de recensement. Historiquement
produite par la société britannique, la catégorie raciale à l’œuvre est paradoxalement devenue le vecteur par lequel s’affirme le souci multiculturel de combattre les discriminations tout en respectant la diversité des identités « raciales ».
L’emballement de la mémoire à Bristol peut se lire comme une réponse
directe à l’exigence de conforter la vision sociale qui tient pour acquise l’acceptation de la différence raciale et culturelle. Provoqué par la demande communautaire, l’arsenal déployé s’est empressé de mobiliser les symboles forts
qui attestent de la prise en compte sans compromis de la présence de l’Autre
dans l’espace public commun. Pourtant, cette politique mémorielle entièrement vouée à œuvrer sur le plan culturel laisse vacant le champ de l’intervention sociale. On rejoint alors l’analyse de Fred Constant qui voit dans le
multiculturalisme un « traitement politique de la question culturelle […] trop
souvent dissocié de la gestion publique de la question sociale »53. La politique
mémorielle à Bristol, dont on peut penser qu’elle est venue éteindre le feu
d’une contestation toujours menaçante, pourrait ainsi s’interpréter comme la
contrepartie de l’impuissance à agir sur le front des inégalités sociales.
***
Au vu de ces différences entre les deux villes de Bordeaux et Bristol, je voudrais insister sur une interprétation inspirée des travaux de Paul Ricœur. Celui-ci
envisage deux symptômes d’une mémoire collective « blessée » qui ne parviendrait
pas à accomplir un travail de deuil achevé par la verbalisation des traumatismes
collectivement vécus, par la « remémoration ». Ces états pathologiques sont le
« pas-assez-de-mémoire », marqué par l’oubli, et le « trop-de-mémoire » que traduit
une attitude compulsive vis-à-vis des actions du souvenir. Ces dysfonctionnements répercutent une visée stratégique et expriment en définitive le résultat
d’une instrumentalisation politique de la mémoire collective54. Une telle grille
d’analyse me paraît offrir toute l’adéquation espérée d’un modèle vis-à-vis de la
52. Harry GOULBOURNE, Race Relations in Britain since 1945, Londres, Macmillan, 1998, p. 21.
53. Fred CONSTANT, Le multiculturalisme, Paris, Flammarion, 2000, p. 94.
54. Paul RICŒUR, « Vulnérabilité de la mémoire », in Jacques LE GOFF (éd.), Patrimoine et passions identitaires, Paris, Fayard, 1998, p. 17-31.
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situation étudiée. Le « pas-assez-de-mémoire » s’applique en effet à la situation
républicaine dont le registre mémoriel appelle l’oubli pour que soit dotée d’efficacité cette croyance en la communauté intégratrice pour tous, sans témoignage de
traitement différentiel, sans trace d’histoire génératrice d’inégalités. Le « trop-demémoire » peut servir à qualifier l’option multiculturelle dès lors que celle-ci se
polarise sur la dé-monstration de la prise en compte de la différence de l’Autre
dans une abondance de signes qui martèlent la venue à forme de cette « unité
multiculturelle ». Mus par l’impératif de cohésion sociale, ces deux registres,
malgré les intentions éthiques qui peuvent les traverser, ne semblent cependant
pas être en mesure de dévoiler ce que pourrait être une mémoire collective
animée par la seule volonté – et uniquement elle – de répondre à l’exigence de justice sociale. Mais une telle mémoire perfectible n’est-elle pas du domaine de l’utopie quand ce qui préside à la formation même de ces registres collectifs sur le
passé n’est ni plus ni moins qu’une nécessité de fonder un ordre social ?
Christine CHIVALLON
CEAN (Centre d’Étude d’Afrique Noire), CNRS
Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine
Esplanade des Antilles
33607 Pessac Cedex
[email protected]