Les sources et les limites du progrès sportif. ( IV ).

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Les sources et les limites du progrès sportif. ( IV ).
Les sources et les limites du progrès sportif
Par Pierre de Coubertin
IV.
Qu’en sera-t-il du perfectionnement par l’engin ? A-t-il des limites ? . . . En principe, non.
Mais il faut bien noter qu’il y a des limites au delà desquelles l’engin pourrait arriver à se
substituer en quelque sorte à l’homme à force de faciliter son effort; et par là une frontière
se trouverait franchie qui risquerait d’être celle du sport lui-même. Prenons un exemple.
Les coureurs à pied de l’antiquité prenaient leur élan dans le sable afin d’augmenter la difficulté
et par là d'accroître leur mérite. Les modernes sont animés par une préoccupation inverse:
ils veulent faciliter la course pour rendre la vitesse plus grande. De là les pistes cendrées et
les souliers à pointes. Mais supposez qu’on en vienne à imaginer des chaussures ou même
des pistes à ressorts qui renvoient en quelque façon l’homme à chaque foulée: ce n’est plus
seulement le mouvement qui est facilité, c’est une partie de l’effort du sportif qui serait dès lors
exécutée par l’engin dont il fait usage. La vitesse ainsi atteinte ne sera pas entièrement
sienne . . .
Sans doute des inventions ingénieuses peuvent surgir auxquelles nous ne nous attendons pas.
Néanmoins il est assez probable que ces perfectionnements ne seront pas tels que le progrès
sportif s’en trouve grandement accru. Et dès lors les limites dont nous cherchons en ce
moment à déterminer les possibilités n’apparaissent vraiment que dans une amélioration
du corps humain, amélioration qui, cela va sans le dire, ne saurait être illimitée ni même
considérablement étendue mais peut l’être pourtant dans des proportions très sensibles.
Amélioration personnelle ou amélioration collective ?
Va-t-il s’agir de l’individu ou de la race ?
Telle est la question que l’évolution actuelle des institutions politiques a posée et dont je
suppose que beaucoup de gens n’arrivent pas encore à réaliser l’importance. Je veux en
terminant en dire quelques mots:
Si l’on me demandait ce qu’il faut aujourd’hui pour faire une belle race sportive, je
répondrais: moins de nerfs et plus de culture cérébrale; et comme ambiance du calme
et de la proportion. C’est là ce que j’ai voulu signifier lorsque j’ai cherché à définir, en le
créant, l’olympisme moderne. Pendant bien longtemps on ne m’a pas compris. Puis on a
fini par me comprendre. Mieux vaut tard que jamais. Sur ce chapitre des milliers de journalistes et même des professeurs de sport ont exercé leurs talents; les uns sans y avoir réfléchi
suffisamment, les autres sans posséder les données expérimentales sportives indispensables
à asseoir leurs raisonnements. C’est pourquoi le progrès s’est manifesté si lentement.
L’idée s’est répandue que la surexcitation nerveuse au service de la volonté jouait dans les
succès sportifs un rôle efficace; l’on parle souvent de l’athlète qui parvient à la victoire « soutenu
par ses nerfs ». L’expression est impropre et le cas est rare. L’athlète vainqueur arrive au
but soutenu par son organisme sous le commandement de sa volonté. Dans cet ensemble
le système nerveux n’est qu’un subalterne, un serviteur. Or c’est un serviteur qui a une
perpétuelle tendance à s’ériger en maître et à établir le plus dangereux despotisme sur l’homme,
principalement sur l’homme civilisé. Le système nerveux a une façon de monter sur un
piédestal et de s’écrier: c’est moi qui suis le génie! Et à force de proclamer cette contre-
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vérité, à force de la répéter, elle a fini par s’implanter sur la mentalité générale. Le système
nerveux n’est, je le répète, qu’un serviteur, indocile par nature mais très précieux pourvu
qu’il soit dompté dès la jeunesse et dressé à toujours obéir.
En sport aussi bien que dans tous les domaines.
Il reste encore beaucoup de traces inconscientes de la vieille croyance à une incompatibilité
fondamentale entre la culture musculaire et la culture intellectuelle. En soi c’est folie. Historiquement cela s’explique mais il ne faudrait plus tolérer cet état de choses; il est temps de le
détruire. Ceux qui ont fréquenté ou manié des milieux athlétiques savent que l’intelligence
y règne d’ordinaire — et j’ose ajouter: à proportion plus qu’ailleurs peut être. L’intelligence,
cela veut dire pour moi la compréhension, cela ne veut pas dire le savoir, du moins le savoir
en lui-même; mais l’utilisation du savoir est part de l’intelligence. Je ne crois pas que le
savoir, spécialisé comme il l’est de nos jours, développe grandement l’être humain En tous
cas la façon dont on instruit l’homme est insuffisante et médiocre. Ce qui constitue la civilisation, c’est d’une part un amas de richesses et, de l’autre, un amas de pensées. On ne peut
pas dire que les richesses soient très sagacement et raisonnablement partagées; l’inventaire
n’en est même pas encore exactement dressé; mais les idées ne sont pas beaucoup mieux
traitées. La culture intellectuelle reste l’apanage d’un trop petit nombre. Il faut la répandre,
la disperser, la vulgariser. Une atmosphère largement intellectuelle est nécessaire pour y
faire prospérer une belle floraison sportive. Il y a bien longtemps déjà, un romancier français
de mes amis, Paul Bourget, s’écriait: « Si vous saviez combien le mariage de la haute culture
intellectuelle et des violents exercices physiques peut être fécond en splendeurs viriles! »
C’est à peine si le monde commence à s’en rendre compte. Et pourtant l’avenir est la.
Je disais à l’instant qu’il fallait encore pour que s’épanouisse une belle race sportive lui préparer
une ambiance de calme et de proportion. Le calme social, ce n’est pas la tranquillité
bourgeoise, c’est l’ordre. Il peut régner sous des régimes politiques très différents: mais il
ne règnera dans les institutions que s’il règne d’abord dans les cerveaux. C’est pourquoi le
progrès moderne est d’essence pédagogique avant tout.
Quant à la proportion, c’est la soeur de l’ordre. Ils sont frère et soeur. Ils sont faits pouf
grandir ensemble. J’emploie ce terme proportion mais ce n’est pas celui que je voudrais
employer. Le terme venant de soi-même sous ma plume serait celui d’eurythmie. Mais à
cet égard nous nous entendons mal entre Français et Allemands. Les Allemands considèrent
que dans le mot grec « eurythmie », c’est l’idée de rythme qui domine. En français, on prête
surtout attention à la première syllabe. On évoque d’abord l’idée de beau, de parfait. Est
eurythmique tout ce qui est bien proportionné. L’Hellénisme a, par excellence, préconisé
la mesure, la proportion créatrices de beauté, de grâce et de force associées. Il nous faut
sous ce rapport revenir vers les conceptions helléniques pour contrebalancer les effrayantes
laideurs de l’âge industriel que nous venons de traverser.
L’Hellénisme! toujours lui. Nous avons cru que l’Hellénisme était une chose du passé,
une conception morte, impossible à ressusciter, inapplicable aux conditions présentes. Erreur.
C’est un élément d’avenir. Ses principes de vie conviennent et s’adaptent à l’existence
moderne. C’est pourquoi le sport s’affirme comme un élément essentiel du progrès moderne.
(Fin)
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