"petit poilu" : une série au poil

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"petit poilu" : une série au poil
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série au poil
"petit poilu" : une série au poil
par Thierry Groensteen
[Janvier 2016]
Petit Poilu s’adresse aux très jeunes lecteurs et a été conçu par un couple, le dessinateur Pierre Bailly
et sa compagne scénariste, Céline Fraipont. Alimentée au rythme de deux, voire trois albums par an,
la série a été lancée par les éditions Dupuis en 2007 au sein de la collection "Puceron" [1], pour les
enfants à partir de 3 ans. Plus de vingt titres sont à présent disponibles. Pour initier les non-lecteurs à
la bande dessinée, les auteurs ont choisi de raconter exclusivement en images, sans le secours de la
parole [2]. Les histoires comptent 28 pages et le rythme de base est de six images par page, avec
quelquefois, si cela s’avère nécessaire, une image plus grande.
Le trait de Bailly est rond, plein de malice, d’une lisibilité immédiate. Il opère une synthèse habile et
séduisante entre des codes venus de la bande dessinée humoristique (de Milt Gross à Claude Marin)
et du cinéma d’animation.
Sur le plan de la conception graphique, le personnage de Petit Poilu est une création audacieuse.
Une grosse tête plus large que haute, dépourvue d’oreilles, à la peau noire, avec un nez rouge
quelque peu clownesque, et des poils qui en recouvrent toute la surface, auxquels il doit son surnom.
Sa maman, qui présente à peu près les mêmes caractéristiques (son nez est plus petit, et elle a une
queue de cheval en forme de point d’interrogation ‒ comme jadis l’unique cheveu du professeur
Nimbus) est-elle appelée « Grande Poilue » ? La question ne sera pas posée.
En somme, Petit Poilu n’a pas tout à fait une figure humaine ordinaire. Nous serions prêt à l’accepter
comme le dernier venu dans cette famille de créatures imaginaires qui compte notamment le Skblllz
de Géri, le Jeep (en France : Pilou-Pilou) de Segar ou le Shmoo d’Al Capp. Mais il faut admettre que
Petit Poilu est tout simplement un petit garçon stylisé, et que l’étrangeté de sa physionomie n’est que
pour consonner avec le caractère tout aussi singulier de ses aventures.
Chaque matin ‒ c’est-à-dire : au bas de la première page de chacun des albums ‒, Petit Poilu
prend le chemin de l’école, sac au dos, mais il ne parvient pas à destination car il ne manque jamais
de s’égarer. Très souvent, c’est un phénomène météorologique qui le fait passer dans un autre
univers : il se retrouve alors dans un univers fantasmagorique : maison hantée, royaume médiéval,
Russie d’opérette, île au trésor, piste de cirque, fonds sous-marins, planète lointaine ou potager
luxuriant. Naturellement il y fait des rencontres, il y vit des aventures.
Une ambition pédagogique
« Petit Poilu, c’est un peu comme si on revisitait le catalogue de Playmobil », dit plaisamment Pierre
Bailly. Il se construit bien, en effet, au fil des épisodes, quelque chose comme un répertoire, une
tentative d’épuisement des lieux emblématiques de la fiction, et plus particulièrement de la fiction
orientée jeunesse.
La série parcourt du même coup le catalogue complet des peurs de l’enfance, mais Petit Poilu est
débrouillard et vaillant (la quatrième de couverture des albums l’encourage du reste par ces mots : «
Vas-y Petit Poilu, FONCE ! »), même s’il cherche le plus souvent à résoudre les conflits de manière
pacifique. Car notre petit bonhomme est foncièrement gentil et il tend la main à tous ceux qui
croisent sa route (ainsi qu’en témoignent les pages de garde).
Chaque aventure est une leçon de vie dont il ressort grandi.
De sorte que la série poursuit une double ambition pédagogique : premièrement, celle
d’accompagner l’enfant dans l’apprentissage de la lecture autonome ; deuxièmement, de
l’amener à réfléchir sur un thème chaque fois différent, « de l’amour à la jalousie, de la peur à
l’injustice, de l’amitié à la colère… » Depuis le tome 10, cette ambition (dont témoigne la brochure
pédagogique téléchargeable sur le site www.petitpoilu.com) se fait plus explicite, avec
l’introduction, en fin de volume, d’une page de texte qui comprend un résumé de l’histoire et un
paragraphe intitulé « Le petit message qui fait grandir d’un poil ! » incitant les parents à discuter avec
leur enfant du thème mis en avant dans le récit.
Mais le message n’est pas toujours du goût de tous, certains thèmes prêtant à controverse. Ainsi,
dans le tome 15 (L’Expérience extraordinaire), Petit Poilu fait la connaissance d’une petite fille (la 4e
de couverture nous apprend qu’elle s’appelle Eve). Tous deux sont enfermés dans une cage,
séquestrés par une femme malfaisante, « Miss Divine ». Celle-ci les confronte aux stéréotypes genrés :
ballon de foot vs poney rose, et les deux enfants manifestent spontanément des préférences qui ne
sont pas celles attendues.
Miss Divine, très mécontente, les plonge dans un bain de couleur, bleue pour lui, rose pour elle, de
manière à s’assurer qu’ils s’emparent bien des jouets qui leur sont destinés. Il n’en a pas fallu
davantage pour susciter l’ire de Pierre Joncquez, architecte qui nous entretient régulièrement de ses
allergies sur le site du Causeur et/ou dans le magazine qui en est issu. Dans un article publié le 28
novembre 2014 [3], il dénonçait une « BD scandaleuse », un véritable « outil de reprogrammation
idéologique » visant à déconstruire les identités et à promouvoir la théorie du genre.
Le « petit message qui fait grandir d’un poil » était pourtant assez innocent : « Je joue à ce que
j’aime ! Peu importe le genre du jouet sur lequel se porte le choix d’un enfant. Qu’il soit une fille ou
un garçon, le principal est qu’il s’amuse. » Mais on peut, sans partager l’irritation de M. Joncquez,
estimer que dans cet album le message est un peu trop appuyé, et que le choix de donner à la
méchante femme le nom de « Miss Divine » ne relevait peut-être pas d’une inspiration très heureuse.
Les auteurs sont indéniablement exposés à un risque. Alors que la fraîcheur des débuts tend
forcément à s’émousser et que la série est confrontée au problème du renouvellement, le soutien
appuyé des éducateurs et de l’Éducation nationale peut les conduire à transformer une création
avant tout ludique en une série « à messages », ou moralisatrice. Ce serait dommage.
Mais les albums suivants semblent avoir corrigé le tir. Ils ont, en tout cas, choisi des thèmes plus
consensuels, tels que la maladresse, l’entraide, la peur de l’autre, l’image de soi ou l’influence du
groupe sur la personnalité.
L’aventure comme parenthèse enchantée
Invariablement, quand le découragement, la peur ou l’émotion menacent de le submerger, Petit
Poilu se console en sortant une photo qui témoigne de l’amour et de la tendresse de sa maman.
En plus d’être toujours ponctués par ce rendez-vous obligé, les récits sont tous bornés par une
planche initiale et une planche terminale presque identique. La première planche montre le lever
de Petit Poilu et son départ pour l’école ; la dernière, son retour à la maison, le dîner en famille et le
coucher. Le père est rarement présent le matin (peut-être part-il travailler avant que son fils ne se
lève, on ne sait pas), mais il participe au dîner, évoqué en une seule case. Étrangement, il est le seul
de la famille qui soit glabre, son système pileux se limitant à six grands cheveux hérissés, à la manière
d’un Fantasio.
L’aventure n’est qu’une parenthèse à l’intérieur d’une vie domestique routinière et rassurante. Le
dossier pédagogique souligne le fait que cette ouverture et cette fermeture, en ancrant les histoires
dans le réel, « permet une identification immédiate au personnage ».
De chacune de ses aventures, Petit Poilu ramène un objet (fleur, tétine, nœud rose, photo,
couteau…), preuve tangible qu’il n’a pas rêvé, que tout ce qui lui est arrivé ne s’est pas déroulé
seulement dans sa tête. À dire vrai, cette pièce à conviction laisse le lecteur un peu dubitatif, car il
est difficile de se défendre contre le sentiment que Petit Poilu est une série qui célèbre précisément
le pouvoir de l’imagination. Toujours est-il que, si le petit bonhomme a réellement vécu les péripéties
ébouriffantes dans lesquelles nous l’avons suivi, il semble que ses parents n’en sauront jamais rien. La
« vraie vie » de Petit Poilu est un secret partagé avec ses jeunes lecteurs.
Une clarté exemplaire
Regardons de plus près l’une de ces premières planches servant d’entrée en matière. En
l’occurrence celle qui ouvre le tome 2, La Maison Brouillard. Composée de six cases régulières isolées
par de larges interstices blancs, elle présente une gamme de couleurs gaies rappelant les décors de
chambres d’enfant. Les formes sont rondes et moelleuses, que ce soit celle de la couette, du gros
réveil-matin ou du soleil dont les rayons réveillent Petit Poilu. Celui-ci se lève de bonne humeur, fait sa
toilette tout seul, même si sa petite taille l’oblige à monter sur un tabouret pour atteindre le robinet.
Pour stylisé qu’il soit, son corps n’en est pas moins sexué. On constate aussi, en le voyant nu, que Petit
Poilu n’est poilu que sur la tête, le reste de son corps étant parfaitement lisse et glabre.
Notre héros engloutit ensuite un solide petit déjeuner, dans lequel il puisera les forces pour affronter
les épreuves qui l’attendent. Ces quatre premières cases donnent les clés d’une vie saine : un bon
sommeil, une bonne hygiène corporelle, une bonne alimentation. Mais sans doute l’amour d’une
mère est-il encore plus important que tout cela. Sous la forme d’un pictogramme rouge, un cœur
vient matérialiser cet attachement, au moment où la mère se penche pour embrasser son enfant,
qu’elle regarde ensuite s’éloigner avec confiance, même si elle ignore tout des périls qu’il affrontera
dans la journée. Le père n’est présent, à cet instant, que par le biais d’une photo représentant la
cellule familiale. Juste au-dessous, un téléphone semble posé là pour suggérer qu’en cas de besoin,
les adultes protecteurs pourront toujours être joints. On notera enfin, pour terminer cette lecture, que
le soleil présent dans les cases 1 et 2 est représenté aussi sur la boîte de céréales de la quatrième
image, et comme démultiplié ensuite par les cercles jaunes sur la jupe maternelle. La journée de
Petit Poilu commence sous les meilleurs auspices.
D’un album à l’autre, les détails des images peuvent changer (il ne fait pas toujours soleil, les
ingrédients du petit déjeuner sont extrêmement variables, les activités auxquelles Petit Poilu se livre
dans la salle de bain sont multiples ; on pourrait exposer côte à côte les planches incipit des vingt
premiers albums et s’amuser à recenser les variantes) mais les étapes de ce script ritualisé sont
immuables : lever dans la deuxième case, repas dans la quatrième, départ pour l’école dans la
sixième.
Dans une bande dessinée « parlante », la lecture a tendance à s’arrimer aux bulles, dont on
présuppose – souvent à tort – qu’elles sont le véhicule privilégié du sens, et à enregistrer de façon
rapide et un peu négligente le contenu visuel. Le silence, dans Petit Poilu, est pédagogique en soi : il
contraint l’enfant à s’arrêter sur chaque image, à l’appréhender comme un petit tableau, à circuler
d’un détail à l’autre. Pour assurer la lisibilité de la narration, le tempo est un paramètre essentiel :
chaque case, même si elle comporte de nombreux éléments (que les couleurs aident toujours à
bien distinguer), doit dire une chose et une seule, la progression phasée de l’action doit se faire pas
à pas. Les expressions qui animent la physionomie de Petit Poilu, toujours accentuées et très
explicites, permettent d’être à tout moment en phase avec son ressenti, de vivre l’aventure avec lui.
On observera aussi que les auteurs représentent très souvent le sol ou le plancher, que les vues sont
presque systématiquement frontales et les décors sans profondeur (il n’y a pas d’arrière-plan).
Petit Poilu présente toutes les qualités pour initier les plus jeunes au langage de l’image, une
compétence qu’ils pourront ensuite réinvestir dans la lecture d’autres bandes dessinées présentant
un niveau de complexité plus élevé.
Thierry Groensteen
Notes
[1] La collection "Puceron" comprend également les séries Hugo, La Vavache, Lily, Méchant
Benjamin, Le Petit Monde de Père Noël et Titoss & Ilda.
[2] Signalons une autre série muette pour les très jeunes lecteurs : les aventures du petit indien
Anuki, scénario de Frédéric Maupomé, dessin de Stéphane Sénégas, aux éd. de la Gouttière, à
Amiens. Cinq volumes déjà parus.
[3] Disponible ici : http://www.causeur.fr/theorie-du-genre-30378.html

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