Comment se disent les maladies ?

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Comment se disent les maladies ?

Comment se disent les maladies ?
Frédéric DUBAS1
Les maladies se disent évidemment avec des mots, ceux des médecins, des malades et,
plus largement, ceux de chacun. Ces mots varient avec la culture et l’Histoire, histoire de la
pensée et des paradigmes médicaux, histoire de chacun aussi. L’essai de réponse à la question
« comment se disent les maladies » est donc indissociable de « quand » et « par qui » elles
sont dites et conduit à « pourquoi » et « pour qui » elles le sont (ou ne le sont pas).
Ces questions à leur tour permettent d’interroger le concept de maladie. En premier
lieu la conception médicale des maladies : s’agit-il d’entités cohérentes, certes évolutives
dans l’histoire, mais assez peu variables, ou sont-elles des ensembles complexes, aux
composantes très diverses, aux contours incertains, notamment parce que dites à partir de
multiples points de vue ?
Cette question, « comment se disent les maladies », en appellera une autre : qu’est-ce
qui se dit, ne se dit pas, des maladies, ou qu’est-ce qui se dit d’autre, à travers la demande,
lors d’une rencontre soignante ?
1. Comment les médecins disent les maladies ou les symptomes ?
Comment les médecins ont-ils construit, déconstruit et reconstruit les noms des
maladies ? Une brève histoire du concept médical de maladie, son actualité et sa critique.
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Les noms
des maladies reflètent des contextes culturels et
épidémiologiques.
Dans une certaine mesure, les maladies n’existent que parce que les médecins les
nomment. Plus précisément, elles n’existent pas de la même façon selon le nom qui leur est
donné. Les noms d’assez nombreuses maladies ont changé au cours du temps. La maladie
décrite par Aloïs Alzheimer à la fin du XIXe a « remplacé » les démences séniles et
préséniles, qui avaient encore cours à la fin des années 1970. Le tremblement sénile a été
détrôné par le tremblement essentiel ou familial. Les atrophies ont pris la place des
dégénérescences. Les ramollissements cérébraux sont devenus des infarctus. Bien des
manifestations jadis regroupées sous la rubrique de l’hystérie portent d’autres noms (trouble
somatoforme, fibromyalgie, fatigue chronique, etc.). Le trouble bipolaire a remplacé la
psychose maniaco-dépressive, qui elle-même avait été une manie périodique, etc. C’est qu’il
est plus acceptable, socialement, d’ avoir un Alzheimer, une atrophie, un infarctus cérébral,
une fibromyalgie ou un trouble bipolaire, plutôt que d’être dément, sénile, dégénéré, ramolli,
hystérique ou maniaco-dépressif.
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Au-delà de ces « renominations », les noms des maladies se sont surtout
construits à partir de paradigmes et de méthodes qui ont changé d’un siècle à l’autre.
Nous en proposerons six.
Le premier paradigme de la médecine occidentale fut l’observation clinique,
initialement hippocratique, puis renouvelée du XVIe au XVIIIe ; quelques entités cliniques
furent ainsi décrites : la chorée de Sydenham au XVIe, ou la maladie de Parkinson en 1817,
laquelle s’est maintenue en tant qu’entité éponyme jusqu’à nos jours, car elle est
sémiologiquement très caractéristique : elle comporte des signes cliniques souvent associés
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Professeur, Responsable du département de Neurologie du C.H.U., Angers.
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entre eux et assez spécifiques (comme en atteste le fait que le diagnostic peut être fait sur les
seules données de la clinique). Mais il s’agit d’exceptions.
Pendant l’ère classique, un deuxième paradigme, qui fut aussi une méthode, intervint :
le naturalisme. Suivant le modèle de la science botanique et de la systématique animale, les
médecins conçurent les maladies comme des objets naturels qu’ils nommèrent pour les classer
selon leurs traits permanents ou non, en tentant de distinguer l’essentiel de l’accessoire (voir
les arborescences des maladies par Boissier de Sauvages, en genres, classes, essences,
espèces). Mais ces tentatives de classification naturaliste n’aboutirent qu’à une nébuleuse de
fièvres, tierces ou quartes, d’entités supposées, aux contenus et contours incertains, aux noms
changeants, car n’étant constituées que dans le seul plan de la clinique. Cette impasse
épistémologique allait cependant imprimer à la médecine une forte orientation naturaliste qui
reste encore vive aujourd’hui, notamment en médecine universitaire (voir la jubilation du
médecin épinglant la maladie exceptionnelle comme un papillon : le « nième cas mondial de
… »).
Le troisième paradigme fut celui de l’anatomo-clinique, aux XVIIIe et XIXe. En
corrélant le plus étroitement possible la maladie à la lésion, l’anatomo-clinique allait décrire
durant le XIXe la plupart des « grandes » maladies et les nommer selon le critère lésionnel :
sclérose latérale amyotrophique, sclérose en plaques, athérosclérose, etc. En réduisant la
maladie à la lésion, la médecine se dotait d’un deuxième plan d’ancrage de la maladie,
permettant une nosographie plus fiable, cependant qu’elle prenait une orientation résolument
somatologique. La fécondité du concept de « lésion-maladie » est due à son efficacité
diagnostique et rend compte du développement du « plateau technique d’imagerie médicale »,
où peut se déployer parfois presque sans limite la « pulsion scopique » du médecin.
Le déterminisme physico-chimique du vivant (et des maladies) constitue un
quatrième paradigme au XIXe. L’application de la méthode expérimentale à la médecine
(Claude Bernard) imprimera très profondément et de façon très féconde l’orientation
scientifique de la médecine. Mais, en conceptualisant la maladie comme une variation
quantitative du physiologique, cette médecine expérimentale restera à distance de la
nosographie et n’introduira donc pas de nouveaux noms de maladie.
Il n’en fut pas de même avec ce cinquième paradigme que constitue la spécificité
étiologique. Elément sans doute le plus important pour le concept médical moderne de
maladie, la spécificité étiologique est née de la microbiologie avec Louis Pasteur et Robert
Koch. A une cause précise correspond une maladie spécifique de cette cause. Toutes les
maladies infectieuses ont été conçues, à la fin du XIXe, selon ce paradigme, et certaines ont
été nommées en fonction du nom du « découvreur » du bacille (yersinioses, pasteurelloses,
listériose, maladie de Hansen, etc.), renouant avec la tradition de l’éponyme en sciences
naturelles. Cette spécificité étiologique, qui a fourni au concept médical de maladie un plan
encore plus profond, s’est appliqué aux premiers temps de la génétique, avant qu’on ne
prenne la mesure de ses limites.
Ces dernières proviennent d’un sixième paradigme, au XXe : la biologie moléculaire,
si fondamentale que la médecine scientifique d’aujourd’hui est devenue une médecine
moléculaire. La pathologie devient moléculaire. Ce sont les protéines qui « tombent
malades ». On parle de « taupathies », de « synucléopathies », de « laminopathies » pour
nommer des maladies en lien avec la protéine tau, la synucléine, la lamine, etc. Ces
protéinopathies imposent une relecture des cadres nosologiques classiques, qui sont
bouleversés. Les corrélations phénotype-génotype sont souvent déroutantes. Des mutations
d’un même gêne peuvent conduire à des ensembles cliniques très différents (voir par exemple
les mutations de la préséniline, qui peuvent s’exprimer par une démence ou une paraplégie) ;
inversement, des ensembles cliniques très proches sinon identiques peuvent provenir de
différentes mutations.
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Actualité du concept médical de maladie.
Les noms qui sont donnés aux maladies et la façon dont on les classe se trouvent donc
aujourd’hui complexifiés. Quel critère va être requis prioritairement pour définir et donc
nommer une maladie ? La clinique ou la molécule (gêne, protéine de structure, anticorps) ?
Les deux, assurément, quand ils coexistent. Mais lorsqu’un seul est présent, quel est le plus
« spécifique » ? Spécifique de quoi ? Le paradigme de spécificité étiologique étroite (cause
unique et spécifique) a vécu. Celui de la pathologie moléculaire tient encore, mais doit être
complété par le multidéterminisme des maladies, qui pourrait être le septième paradigme. Les
médecins considèrent aujourd’hui que la plupart des maladies ont un double déterminisme,
génétique et environnemental (ce qu’avaient formulé, avec d’autres mots, les hippocratiques).
L’interaction entre le génome et l’environnement, ou « épigénétique », permet de rendre
compte de la diversité d’expression de certaines maladies. Par exemple, la maladie de
Parkinson (qui rarement peut être monogénique), semble résulter, le plus souvent, d’une
« prédisposition multigénique » et d’une exposition à un ou des toxiques de l’environnement
(pesticides notamment). De sorte que les combinatoires entre l’endogène et l’exogène
conduisent à penser aujourd’hui qu’il y a non pas « la » maladie de Parkinson mais « des »
maladies de parkinson, qui pourraient s’appeler syndromes de Parkinson (idem pour la
sclérose en plaques, la maladie d’Alzheimer, etc.). En effet, traditionnellement et
théoriquement, il est question de syndrome lorsqu’un ensemble clinique cohérent et stable
peut avoir plusieurs causes; on parle de maladie lorsqu’une cause précise à un tel ensemble
est identifiée. Ainsi, la maladie de Charcot-Marie-Tooth devrait être renommée syndrome de
CMT, puisque de nombreux gênes peuvent être en cause. En pratique, on continue de dire la
plupart des maladies comme elles ont été décrites et considérées en tant qu’entités cliniques,
parce que constituées de signes cliniques et d’éléments de biologie et d’imagerie
régulièrement associés formant les critères d’ensembles clinico-biologiques cohérents que
sont les maladies. C’est de ces ensembles globalement stables, ou phénotypes, dont le
médecin clinicien a besoin, pour classer, ce afin d’identifier une maladie et de la traiter. Il
peut ainsi répondre aux demandes de guérison ou de soin des malades, à l’épidémiologie (et
donc à la santé publique) et au chercheur dont l’échantillon biologique doit pouvoir être mis
en lien avec des données cliniques fiables.
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Critique du concept médical de maladie.
Les orientations naturaliste, somatologique et scientifique de la médecine ont conduit
à construire le concept médical de maladie (et donc les noms) sur deux axes : la localisation et
la cause. Ainsi sont dites la plupart des maladies : neuropathie diabétique, hépatite virale,
cancer du pancréas, infarctus du myocarde, etc. Il est intéressant d’enrichir cette notion avec
celle de composantes constituant les maladies. Ces composantes comportent des
déterminismes ou facteurs de risque génétiques et environnementaux identifiables et
nommables à la période préclinique des maladies. Ceci permet la mise en œuvre d’actions de
prévention et aussi de diagnostics pré symptomatiques. En ajoutant que ces facteurs de risque,
particulièrement ceux de l’environnement, ont aussi des déterminants historiques, culturels,
sociaux, économiques, religieux, idéologiques, psychologiques, on élargit le concept de
maladie (qui n’est plus seulement médical) sans l’amputer de son indispensable pertinence
opératoire (nommer pour classer, classer pour identifier, identifier pour soigner et si possible
guérir). Les catégories sont nécessaires, on vient de le voir. Mais elles ne sont pas suffisantes,
car réductrices (scientifiques) : elles tendent à réduire le malade à une maladie. En cela, toute
catégorisation, processus de triage ou d’étiquetage, est un début de totalitarisme. Il convient
donc de tenir les catégories pour ce qu’elles sont, c’est à dire opératoires, et de s’en affranchir
pour dire aussi toutes les composantes d’un « problème de santé » (terme qui pourrait se
substituer à celui de maladie).
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Les médecins ne font pas que nommer les maladies quand ils en parlent. Ils
utilisent souvent des noms communs, vagues ou généraux, au prétexte d’une information
claire, compréhensible, adaptée au malade et/ou pour annoncer progressivement une maladie
grave (ce qui est tout à fait défendable tant qu’il ne s’agit que d’une étape dans l’information).
Il est ainsi souvent question de « nodule », de « tache », d’« inflammation », de « troubles
fonctionnels ». Ce peut être, aussi, pour échanger entre eux sans être compris du malade qu’ils
évoquent une « exogénose » plutôt qu’un alcoolisme chronique, ou une « localisation
secondaire » plutôt qu’une métastase.
Il est très fréquent que soient reformulées médicalement des énonciations de
symptômes, quand rien ne permet de les inscrire dans une maladie (qu’il s’agisse de
symptômes tout débutants d’une maladie ou de symptômes passagers, sans maladie à venir).
Le médecin peut être amené à parler de lombalgie pour douleur du bas du dos, de dysarthrie
pour des difficultés d’élocution, d'asthénie pour de la fatigue, etc. Certains malades peuvent
se satisfaire d’une telle reformulation savante, éventuellement gratifiante, voire apaisante.
Nommer participe du soin. La polysémie du signifiant «tension » (musculaire, psychique,
sociale) permet d’ouvrir une possibilité de sens quand le diagnostic de « céphalées de
tension » est proposé au malade.
2. Comment les malades ou les personnes qui s’adressent a la médecine disent leur
maladie ou leur symptôme ?
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Lors d’une rencontre soignante (terme préférable à la consultation), les
malades disent les maladies d’abord à travers des symptômes, des plaintes, des demandes. Ils
utilisent pour cela les mots de leur milieu, de leur histoire, de leurs représentations
imaginaires, parfois ceux de leur propre interprétation. Au médecin de les interpréter. Il leur
faut pour cela des cadres d’interprétation.
Le registre fini de la sémiologie médicale et, si besoin, celui de la nosographie, est un
référentiel adéquat lorsque le symptôme ne traduit qu’un désordre somatique, maladie ou
simple lésion/dysfonctionnement.
Les seules coordonnées de la médecine somaticienne sont inadéquates à
l’interprétation de symptômes ne traduisant pas ou pas qu’une lésion somatique ou une
maladie. Certains traduisent un dysfonctionnement ou une lésion somatique, objectivable,
mais sans maladie. Ils peuvent rester ce qu’ils sont (une douleur, une gène, un
empêchement) et disparaître sous l’effet d’un traitement dit symptomatique. Ils peuvent aussi
s’amplifier du fait de difficultés ou d’avantages psychiques et/ou sociaux. D’autres relèvent
d’une causalité psychique (ou psycho-sociale), sans dysfonctionnement ni lésion somatique.
C’est dans ce cadre que s’inscrivent les troubles somatomorphes, extrêmement fréquents, dont
on peut se demander s’il s’agit ou non de « maladies ». Nous pensons que la psychanalyse
peut constituer un cadre adéquat pour leur interprétation. La difficulté évidente que la
médecine éprouve pour les nommer (hystérie, somatisation, trouble somatoforme, syndrome
médicalement inexpliqué, trouble fonctionnel, etc.) serait pour elle un symptôme révélant (ou
plutôt confirmant) son orientation fondamentalement somatologique. Celle-ci constitue un
obstacle pour une appréhension globale de la maladie.
Les « malades » ou plutôt les personnes s’adressant à un médecin, ne disent pas que
leur maladie.
Les maladies somatiques, qui se disent par des symptômes somatiques, sont l’occasion
de dire, en même temps, bien d’autres choses : culpabilité, sidération, interrogations quant
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aux causes, injustice, questions de vie, questions de mort. Elles interfèrent avec l’histoire
singulière de chaque sujet, histoire dont elles deviennent des éléments de mémoire.
Les symptômes somatomorphes, eux, viennent dire métaphoriquement des
évènements difficiles de l’existence, traumas du passé ou conflits psychiques ravivés en
diverses occasions somatiques, sociales, psychiques, diversement combinées. Ils viennent
aussi interroger de grands thèmes de vie : les origines, la filiation, la parentalité, l’identité
sexuelle, la mort. Pourquoi ces demandes sont-elles faits à un médecin « somaticien », si peu
préparé à les entendre pour ce qu’elles sont (demandes de savoir sur les grandes questions et
les malheurs de la vie) et encore moins préparé pour y répondre ? Pour de multiples raisons
(accessibilité du médecin, apparente gratuité des soins, découplage du médical et du social,
etc.) mais d’abord parce que nous sommes un corps de langage, corps de souffrance et de
jouissance, autant que nous avons un organisme,.
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Traditions orales, littérature et cinéma.
Les maladies se sont dites, au fil des siècles, à travers des contes oraux, des mythes
d’origine des maladies, longtemps distinguées des souffrances. Puis à travers des récits de
catastrophes, d’épidémies. Dans les temps modernes, « la nosographie médicale fait des
maladies des objets spécifiques de récits possibles, les progrès thérapeutiques défont la
proximité de la maladie et de la mort …les récits suivent comme leur ombre les progrès de la
médecine et le retrait des Dieux » (Pierre Zaoui). Tous disent la souffrance, la quête de sens,
la façon de faire (ou pas) avec la maladie, et ce qu’elle inspire ou révèle : l’abjection chez LF
Céline, une certaine complaisance narcissique chez H Guibert, une compagne trop fidèle (la
« miss P » - pour Parkinson - de F Nourrissier). Bien d’autres écrivains, penseurs ou
cinéastes ont dit les maladies, en particulier le SIDA et le cancer, chacun avec sa singularité et
son style, son irréductible subjectivation.
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L’expérience individuelle de la maladie peut aussi laisser sans voix ou au
contraire faire lien social, dans les associations de malade par exemple, dans les maisons de
retraite ou bien encore tous les jours, dans la rue (« comment allez-vous ? »)
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Il y aurait aussi à développer comment les médias, les économistes, les
financeurs, les gestionnaires, les politiques, les industriels du médicament disent les maladies.
Comme les médecins et les malades, ils les disent chacun avec le vocabulaire de leur domaine
et l’objectif poursuivi : un scoop, un budget, un tarif, un plan gouvernemental, du marketing,
etc.
Propositions
Nous proposerons pour conclure, et à destination du médecin, de distinguer sans les
dissocier la maladie et le symptôme, le symptôme et la demande. Gardons les catégories de
maladies (la nosographie) pour ce qu’elles sont, à savoir des ensembles clinico-biologiques
cohérents, opérateurs de diagnostic et de traitement, mais sachons nous en affranchir pour
faire une analyse des composantes d’un problème de santé (facteurs de risque au sens
médical, dimension psychique, histoire de vie, données sociales), seule façon de répondre de
façon globale et pertinente à une demande (de soulagement, de nomination, de pronostic, de
tout autre chose, etc.).
« Comment se disent les maladies » révèle (confirme) que les « maladies » sont des
faits complexes, à facettes ou composantes multiples, variables avec le temps, les points de
vue et les visées de ceux qui les disent.
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