6 - accueil cyclandes
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30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 2 Toute ressemblance avec un gentil fou, qui aurait pu exister, est vraiment improbable, à moins que ? ******* La photo de couverture du fascicule, n’a aucun rapport avec l’anecdote. Elle n’est que l’image du temps de mes SIXTIES Richard 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 3 Commencé le vendredi 28 juin 2002 à Ezanville Un flocon de neige dans un soleil. Dans son cœur vivait tout un monde, le sien. Comme le voyageur qui regarde par la vitre du train le fuyant paysage sans le voir, il errait dans son existence sans savoir pourquoi. Parfois, fantôme vivant, il revenait sur terre, contemplateur, parmi nous et dans ses délires il nous menait là où rien n’existe où tout se crée. 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 4 Grand rêveur, l’oiseau planait haut de ses ailes de lumière dans le noir du monde qu’il peignait de bleu. Si l’on croyait qu’il était parmi nous, nous nous trompions, il était ailleurs, d’un mot on le réveillait et son sourire de tristesse s’affinait sur ses lèvres. Il écrivait souvent dans son cœur les mots qui le faisaient survivre et quand il posait ces mots écorchés sur un cahier d’écolier, c’était pour devenir ce personnage imaginaire marchant sur les nuages, ramant sur les mers de son ciel, côtoyant les anges, dansant avec une fée. Un rêveur, un poète, un être, un ado, un enfant il savait par avance, qu’il n’était que de passage, dans un monde qui ne sera jamais le sien. Un jour de décembre, comme un conte de Noël, Sylvain crut rêver mais il ne rêvait pas. Cette émotion lui seul peu l’évoquer, Pour qu’elle 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 5 demeure en vous d’un vrai sentiment, je lui ai demandé de vous la raconter. 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 6 LISE Le 115, oui le bus, l’autobus quoi, vous savez cet engin qui transporte la viande du labeur chaque matin sur les lieux de travail et qui la reprend le soir un peu défraîchie, eh bien ! ce matin-là il avait grande peine à avancer, la neige tombée de la nuit plus celle qui tournoyait ce matin, avait mis une sacrée pagaille dans la circulation. Je me suis même demandé un moment si ce monstre de ferraille allait pouvoir franchir la côte qui nous emmenait vers Romainville. A force de patinage et de glissade j’ai cru un moment qu’on allait être forcé de descendre pour le pousser. Je regardais le spectacle défiler à travers la vitre embuée, j’adorais ces jours d’avant Noël où le monde rêvait de calme et de paix, aujourd’hui, la neige en plus cela était féerique. Les gens marchaient avec précaution sur les trottoirs au manteau blanc, chaque pas était précieusement calculé, guidé par une tête penchée où les yeux dans l’inquiétude fixaient le sol sans s’en distraire. Les bras, les mains, eux étaient là pour rétablir un équilibre précaire. La nuit n’avait pas fini son sommeil et son ciel noirâtre se tachetait de millions de flocons voltigeant. Ici sur la terre, dans les faubourgs des Lilas, les lumières des rues, la beauté de la blancheur venue du ciel, les vitrines illuminées montraient leurs joyaux décorés pour le scintillement des 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 7 yeux, tout brillait comme un sou neuf on aurait dit un décor de théâtre comme un cadeau enveloppé dans du papier glacé de givre et ornée de rubans argentés. Pour un peu je croyais au père Noël. Dans l’engin transporteur de corps humains, les regards qui souvent étaient endormis aujourd’hui semblaient hébétés. Ces visages fatigués, à peine sortir de leur rêve ou plutôt de leur cauchemar étaient traversés par des ombres d’enfance dans des pensées d’autrefois. Leur corps engoncé dans des vêtements épais était figé par le froid sur les banquettes, dans un silence qui laissait la place libre aux vacarmes poussifs du moteur et craillement de la boîte de vitesse qui s’esquintait les dents, ces êtres étaient tout comme moi dans l’errance d’un jour ; pas comme les autres. J’aurai voulu crier ma joie, quand j’écris crier, je pense plutôt à gueuler. Mais je restais muet dans ce troupeau d’ouvriers, à cette heure très peu d’employés de bureau, oui je faisais parti de ces cols bleus. Cette masse prolétarienne, soi-disant laborieuse, qui allait être avalé par les portes ouvertes des petits ateliers noirs, par les grilles béantes des grandes usines froides, comme de la chair à produire. C’était mon premier stage d’apprentissage en alternance avec l’école, j’avais l’impression que cela faisait déjà des années que je faisais ce trajet alors que j’arrivais seulement à la fin de ma troisième semaine de pré-galères. L’embauche, pour moi comme pour beaucoup d’autres, était à 7 heures devant la machine graisseuse et le regard pesant du chef d’atelier qui, les mains dans son dos, comptait ses moutons. Moi aussi 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 8 je tremblais du froid qui s’engouffrait par la plate-forme jusqu’au fond du bus ; assis comme tout le monde sur la banquette en bois, à cette heure la place ne manquait pas, je me sentais encore loin, encore pour un temps de l’ogre noir bruyant. Je regardais le rêve que m’offrait la nature, tant de beauté me faisait peur. Car les jours qui s’appelaient « habitude » reviendraient sans plus attendre. Alors l’angoisse baissait mes yeux, ils se posèrent sur mon sac aux grandes anses placé entre mes jambes écartées, je voyais mes mains reposant dessus, je les voyais affligées de fines plaies que la tôle coupante avait laissé la veille, je voyais cette crasse incrustée dans les pores de ma peau que nulle brosse ne pouvait ôter, je les voyais ces crevasses que l’humidité et le froid avaient ciselées. J’avais cette crainte qui me faisait compter les années et comme Yves le disait, ils nous restaient à turbiner 48 ans pour espérer avoir la retraite. Pensant que ma vie serait toujours ainsi, comme mon père, comme mes oncles et tous ces gens de cette époque qui ne changeaient jamais ou rarement d’entreprise et qui ne devenaient que des automates vieillissants. Cette vie qui nous aguiche parfois de sa beauté et nous fait vivre dans la poussière, cette vie qui n’est qu’un miroir de féerie glacée, cela serait-il pour nous faire rêver devant la carotte de l’espérance ou nous faire comprendre que ces étoiles d’espoir ne sont que des lumières que nous allumons nous-mêmes à force de volonté. Mais l’enfant, l’adolescent que je suis, n’avait ce jour-là, dans la tête que l’oisiveté qui ne voulait pas attendre, il me fallait 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 9 vivre vite et fort à tout prix. Je ramenais mes yeux vers ces quelques flocons qui naviguaient, errant dans l’espace fragile de l’univers et semblaient comme moi chercher leur route pour se fondre dans ce monde. Je me levais à l’approche de ma station de destination, remontant l’allée intérieure du bus vers la plate-forme, j’entendais le cliquetis de ma gamelle qui se baladait dans le fond de mon sac parmi mes couverts, ma serviette et un morceau de pain, le sac était trop grand pour si peu d’occupant d’où ce bruit de percussion qui faisait se poser les regards sur moi à mon passage. Sur la plate forme à part le contrôleur, il n’y avait personne vu le froid. Le bus ralentissait, je connaissais malheureusement bien l’endroit et à mon repère, comme d’habitude j’ôtais la chaîne de protection me mettant dans le sens de la marche et sautant juste avant l’arrêt final de l’engin je gardais mon équilibre en quelques foulées rapides tout cela devant les yeux du contrôleur, celui-là où un autre, d’un air goguenard me laissait faire chaque matin. A quoi cela servait de rattraper le temps perdu pour pointer à l’heure, non pour la frime, simplement, c’était le top du mec cool, l’aventurier du bout de la rue que l’on regarde, car on sait qu’il va un jour se casser la margoulette pour rester poli, et ce jour-là était le jour. L’habitude m’avait fait oublier la neige, à peine le pied parterre celui-ci glissa, m’entraînant dans une voltige à faire pâlir un équilibriste avec un rétablissement non conventionnel. J’étais, pendant peu de temps, entre le ciel et la terre, le bout d’un pied effleurant parfois le sol l’autre cherchant un appui fuyant, les bras se balançant dans des 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 10 arrondis elliptiquement indéfinissables, mon pardoc s’étant ouvert comme des ailes d’un corbeau qui voulait fuir l’épouvantail qui se débattait. Mon sac s’était échappé de ma main et volait au-dessus de moi, le corps partait de l’avant puis de l’arrière et le tout quitta la terre pendant une seconde pour retomber à la renverse sur son cul dans la mélasse neigeuse. Le sac en touchant le sol s’était ouvert, gamelle aussi, saucisse, purée, fourchette, couteau, serviette et pain étaient éparpillés de-ci delà, un véritable inventaire de la bouffe d’un prolo. Ma tête avait légèrement touché le pavé et j’étais sonné. Les étoiles se mêlaient aux lumières des lampadaires tout ça naviguait dans un brouillard d’inconscience quand j’entendis un rire peu délicat s’abattre sur moi. Ouvrant un œil en cherchant l’être infâme qui pouvait rire de ma mésaventure, et quand j’ouvris le deuxième œil je compris que c’était un mélange de rires, puis ils étaient plusieurs, un homme aux gros sourcils oscillants avait ce rire sarcastique, une vieille dame édentée avait ce rire joyeux d’une sorcière et là dans mes étoiles brumeuses un visage d’ange pouffait de rire, sa main devant la bouche voulant retenir l’indélicatesse de sa réaction. Je me redressais avec peine dans une instabilité permanente, elle vint vers moi, me tendit la main en ce pinçant les lèvres pour garder en elle la drôlerie de mon exploit. « Je m’excuse, mais ça été plus fort que moi, vous vous êtes fait mal ? » Que voulez-vous répondre dans ces moments où le ridicule étouffe la douleur, j’avais pris sa fine main froide pour me relever définitivement et pendant que je me brossais : 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 11 « Non, non ça va ! » L’homme et la vieille dame continuèrent leur chemin parmi d’autres travailleurs du matin qui jetaient leur regard en passant sur moi et sur l’étalage de ma mangeaille gisant dans une bouillasse grisaille. Le bus s’était arrêté plus loin à l’arrêt officiel et j’entendais le contrôleur qui riait encore. Je lui jetais un regard et l’inconnue me dit : « Ho ! Il ne faut pas lui en vouloir s’était trop marrant. Vous faîtes ça souvent ? » Je la dévisageais d’un regard de douce colère : « Oui, bien sûr tous les matins je m’entraîne pour Médrano* » J’étais trempé de la tête aux pieds et tout péteux j’allais ramassant le sac, la gamelle, la fourchette et la serviette laissant saucisse, pain et purée aux oiseaux, elle me tendit le couteau : « Attention de ne pas vous couper maintenant ! » « Merci du conseil » J’avais baissé les yeux. Pendant que je remettais la quincaillerie dans le sac, me voyant un peu à la dérive, elle me dit : 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 12 « Si vous voulez, vous nettoyer un peu, vous pouvez venir à la boutique ! » Elle me désignait un magasin qui était presque en face de nous, le rideau de fer était baissé. J’avais les bras qui pendaient le long du corps, le sac au bout des doigts, une bosse derrière la tête, les cheveux se voulaient certainement hirsutes, le pantalon déchiré, à la hauteur de la cuisse gauche et sûrement un bleu ou une légère plaie dessous, je sentais que ça me chauffait la couenne, le pardessus lui dégoulinait, mes mains étaient sales et la figure garnie d’éclaboussures. La honte glissait sa couleur rouge sur mon visage. Elle, elle dégageait une beauté qui avait pénétré mon âme, la bouche bée, je parcourais ce visage souligné d’un sourire malin aux lèvres fines, les yeux lumineux aux cils longs et recourbés légèrement maquillés, les cheveux châtains aux reflets blonds, longs et souples reposant sur ses épaules, une mèche balayait le haut de son front quand elle penchait la tête. Elle attendait ma réponse. De son imperméable blanccassé ouvert à l’encolure apparaissait un pull à col roulé couleur grenat, aux mailles fines. Elle était la belle et moi le laid. La foudre était tombée sur moi, sûrement en même temps que ma chute, mais pas sur elle, enfin elle hocha la tête agitant ses longs cheveux : « Alors on se décide ! » Je portais ma main libre à ma tête comme pour me gratter : « Heu ! Pardon, hé ben, oui ! Pourquoi pas ! » 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 13 « Restez-là, je vais ouvrir le magasin » Elle disparue par une porte qui donnait dans un sombre couloir. Je redressais la tête et pouvais lire sur le fronton de la boutique, ce qui était écrit blanc sur un fond vert émeraude : « A FLEURS DE POT » Je vis la lumière apparaître par les fentes du rideau de fer, qui peu à peu se levait en découvrant ainsi un parterre de fleurs et de plantes qui prenaient de la hauteur sur des présentoirs, les couleurs étaient joyeuses, c’était le printemps en hiver, des guirlandes par-ci par-là, dans un des côtés un père Noël faisait du ski sur un tapis de coton blanc ce décor brillait en mes yeux. Elle m’ouvrit la porte : « Entrez ! » Je fus accueilli par un parfum de fraîcheur : « Venez par-là ! » Je la suivis jusqu'à l’arrière boutique, là sur une grande table, sécateur, asparagus, papier glacé, rouleau de feuilles argentées attendaient des mains expertes pour créer la beauté des fleurs. Par terre alignée, s’étalaient azalées et cyclamens dans des pots encore terreux. Elle m’ouvrit un robinet situé au-dessus d’un évier en céramique blanc, puis elle posa un torchon tout propre sur le dos d’une chaise près 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 14 de moi et pendant que je nettoyais mains, figure, sac, elle enleva son imper. Je la regardais du coin de l’œil, celui qui était timide, elle était jolie sa taille fine faisait ressortir une petite poitrine, ses jambes longues finissaient dans des chaussures à petits talons. Mes pensées voguaient, je la désirais comme on désire une douceur, comme on aime le parfum d’une fleur qui, inaccessible, vous pénètre dans votre corps. Je me retournais : « Bon voilà ! » Je cherchais quelques mots pour rester un moment encore : « Vous êtes seule ? » « Ho ! Pas pour longtemps! Non le patron est aux halles aux fleurs et la patronne va arriver et moi j’ai tous ces pots à préparer, vous voyez j’ai du travail, c’est toujours comme ça pour les fêtes de fin d’année » « Tu peux me tutoyer, moi c’est Sylvain et toi » « Moi c’est Lise » « Il ne me reste plus qu’à te remercier Lise » « Ho ! C’est rien » Elle me raccompagna à la porte, elle me tendit la main. J’avais le cœur qui battait. Je lui fis un sourire : 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 15 « Encore merci et puis peut-être à un autre jour » Quand la porte de la boutique se referma, j’avais l’impression d’avoir oublier mon cœur à l’intérieur. A travers la vitrine je lui fis un signe d’au revoir avec l’air d’un gamin qui se pince les lèvres, gardant en lui, ces mots qu’il n’osait lui offrir. Elle me rendit mon signe avec le plus éblouissant des sourires, enfin c’est comme ça qu’il reste en ma mémoire. Je marchais, tête baissée, dans les pas des passants, qui n’avaient laissé en ces lieux que leurs empreintes dans la neige. Ce matin d’avant Noël devenait d’un seul coup lugubre pour moi. Il faisait froid, mais à vrai dire, j’avais froid à l’âme, je serrais contre mon cou le col de mon pardessus, se balançait au bout de mon bras mon inséparable sac qui jouait la musique du cliquetis de la gamelle vide. Je me voyais honteux dans mes guenilles encore tout humides, je me sentais un moins que rien, mon avenir grisaille me disait : « Tu ne peux atteindre les étoiles, regarde-les seulement et rampe sur la terre comme un ver gluant » Oui je crois que je m’enterrai bien plus profond que l’on enterre un mort. Moi qui ne vivais que dans les rêves des voyages, des au-delà prestigieux, moi qui voulais toucher le bout du monde et ne savais même pas, que le bout du monde, était juste derrière. Dans ces rêves je me comportais comme un papillon de nuit cherchant sa lumière pour y brûler sa vie passée. Aujourd’hui le papillon prenait la douche froide, un rêve fragile semblait à la moitié d’une vérité, il me suffisait de pénétrer son cœur. Là ! Cela redevenait un rêve je caressais ce visage d’ange d’un songe qui me murmurait, 30/11/2014 Anecdote cinquième SIXTIES LE MONDE À DOS LISE Page 16 enfin le songe, c’était moi : « Aime-la ! Car tu en as le droit. Aime-la ! Car ce qui court en ton cœur c’est l’amour ! Aime-la ! Si douce soit ta douleur il te faut vivre avec et sans perdre l’espoir. Aime-la ! Elle t’aimera un jour ! » Je m’arrêtais un court instant pour me poser cette question : « Elle m’aimera un jour ? » Puis, je repris ma marche en me faisant la réponse : « Tes songes virent à la connerie mon p’tit pote, tu l’as vu à peine quinze, vingt minutes et tu crois qu’elle aura un penchant un jour pour toi ? Débile mon gars, débile ! » Dehors le temps était glacial. La porte de l’atelier était en fer et à l’intérieur pour moi c’était l’enfer.