14 Droits de l`Homme au Nigeria : Espoirs et entraves
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14 Droits de l`Homme au Nigeria : Espoirs et entraves
Internationales Katholisches Missionswerk e.V. Œuvre Pontificale Missionnaire Secteur « Droits de l’Homme » Dr. Otmar Oehring (éditeur) Postfach 10 12 48 D-52012 Aachen Tel.: 0049-241-7507-00 Fax: 0049-241-7507-61-253 E-mail: [email protected] © missio 2003 14 Menschenrechte Human Rights ISSN 1618-6222 Numéro de commande 600 247 Droits de l’Homme Matthew Kukah Droits de l’Homme au Nigeria : Espoirs et entraves Le secteur « Droits de l’Homme » s’est fixé comme objectif de faire mieux connaître la situation des droits de l’Homme dans les pays d’Afrique, d’Asie et d’Océanie. Afin de nous rapprocher de cet objectif, nous nous impliquons au sein des réseaux qui œuvrent dans le domaine des droits de l’Homme, et encourageons les partenaires religieux de missio en Afrique, Asie et Océanie à dialoguer avec des décideurs religieux et politiques en République Fédérale d’Allemagne. Dans la série « Droits de l’Homme », nous publions des études sur différents pays et sur différents thèmes, ainsi que les conclusions de congrès d’experts. Publications parues/en préparation 1 Cette brochure est une analyse de la lutte pour les droits de l’homme au Nigeria. A la lumière de l’histoire coloniale de ce pays et des déséquilibres nés de la domination militaire, l’auteur y expose l’engagement de groupes de la société civile ainsi que celui des églises : contre les violations des droits de l’homme et pour l’indispensable défense de ces droits. Cette brochure s’inspire très largement des documents de la Conférence épiscopale catholique et met l’accent sur le rôle de tout premier plan de l’Eglise catholique qui n’a cessé, au cours de ces 40 dernières années, de déployer des efforts pour protéger les droits des citoyens en même temps qu’elle attirait l’attention du gouvernement sur la nécessité d’établir une société juste et démocratique. Cette brochure s’articule autour de six parties. La 1e partie – l’introduction – esquisse un profil du Nigeria et résume quelques faits marquants de son histoire. Dans la mesure où elle se propose avant tout de livrer des informations d’ordre général sur le pays, cette partie ne s’autorise aucune interprétation des événements qu’elle expose. La 2e partie offre une vue d’ensemble de l’histoire du Nigeria. La 3e partie étudie les retombées de la domination militaire sur le système politique. La 4e partie se penche sur l’émergence de la société civile au Nigeria – un élément capital de la lutte en faveur de la démocratie et des droits de l’homme. La 5e partie pose un regard critique sur la charia en vigueur au Nigeria et retrace l’historique de son évolution jusqu’à ce jour. La 6e partie dresse un bilan des réactions de la communauté chrétienne en général, et de l’Eglise catholique en particulier, vis-à-vis des changements au Nigeria. En s’appuyant sur quelques déclarations émanant d’évêques catholiques du pays, cette partie montre comment ces évêques ont influé sur l’opinion publique en conformité avec leur mission prophétique et pédagogique, tout en observant les préceptes de l’Eglise universelle. La 7e partie présente un résumé et des conclusions. Elle reprend quelques problèmes majeurs auxquels l’Etat nigérian est confronté et attire l’attention sur un certain nombre de sujets qui mériteraient d’être approfondis. Le père Matthew Kukah est prêtre à l’archidiocèse catholique de Kaduna, au Nigeria. Après son ordination, en 1976, il entreprend des études de philosophie et de théologie au séminaire Saint Augustin de Jos. Il intègre ensuite un cycle de maîtrise sur l’Analyse des conflits à l’Institut des Etudes sur la paix de l’Université de Bradford, en 1979/80. Il retourne au Nigeria à la fin des années 1980 et y assume la fonction de supérieur au séminaire Saint Joseph de Zaria, avant d’accepter le poste de coordinateur au sein de l’actuel Catholic Resource Centre, à Kaduna. Il sera ensuite nommé secrétaire particulier de Son Eminence le cardinal Dominic Ekandem et le représentera dans le nouveau territoire ecclésiastique d’Abuja. Entre 1982 et 1986, il contribue à poser les fondements de l’Eglise catholique dans l’actuel archidiocèse d’Abuja. En 1986, il retourne à l’Institut des Etudes orientales et africaines de l’Université de Londres pour y suivre un cycle de doctorat sur les thèmes de la religion et de la politique. De retour au Nigeria en 1990, il est nommé Secrétaire national des Affaires pastorales et Secrétaire général adjoint du Secrétariat catholique du Nigeria. Il est promu Secrétaire général de ce même Secrétariat en 1994 et occupe ce poste jusqu’à sa nomination à la Commission d’enquête sur les violations des droits de l’homme, une mission qui prendra fin en 2002. Il est actuellement boursier Rhodes senior à la Faculté Saint Antony de l’Université d’Oxford en Angleterre. Le père Kukah a publié de nombreux articles et ouvrages sur les thèmes de la religion, de la démocratie et des droits de l’homme au Nigeria. Ses multiples voyages lui fournissent l’occasion de tenir des conférences tant au Nigeria qu’à l’étranger. Ses travaux comptent, entres autres, les titres suivants : Religion, Politics and Power in Northern Nigeria (1992), Religious Militancy and Self-Assertion in Nigeria [en coopération avec Toyin Falola] (1996) et Democracy and Civil Society in Nigeria (1999). Le père Kukah travaille actuellement sur un nouvel ouvrage consacré aux droits de l’homme au Nigeria (Human Rights in Nigeria) La situation des Droits de l’Homme en République populaire de Chine – Liberté de religion en allemand (2001) – Numéro de commande 600 201 en anglais (2002) – Numéro de commande 600 211 en français (2002) – Numéro de commande 600 221 2 Droits de l’Homme en République Démocratique du Congo: de 1997 à nos jours. Un défi pour les Eglises en allemand (2002) – Numéro de commande 600 202 en anglais (2001) – Numéro de commande 600 212 en français (2002) – Numéro de commande 600 222 3 La situation des Droits de l’homme en Indonésie – liberté religieuse et violence en allemand (2001) – Numéro de commande 600 203 en anglais (2002) – Numéro de commande 600 213 en français (2002) – Numéro de commande 600 223 4 La situation des Droits de l’Homme au Timor-Oriental – La voie ardue de la fondation de l’État en allemand (2001) – Numéro de commande 600 204 en anglais (2002) – Numéro de commande 600 214 en français (2002) – Numéro de commande 600 224 5 La situation des Droits de l’Homme en Turquie Laïcisme signifie-t-il liberté religieuse ? en allemand (2002) – Numéro de commande 600 205 en anglais (2002) – Numéro de commande 600 215 en français (2002) – Numéro de commande 600 225 6 Des chrétiens persécutés ? Documentation d’une conférence internationale à Berlin 14/15 septembre 2001 en allemand (2002) – Numéro de commande 600 206 en anglais (2002) – Numéro de commande 600 216 en français (2002) – Numéro de commande 600 226 7 Mutilations sexuelles chez les fillettes et les femmes. Evaluation d’une enquête exécutée auprès de collaborateurs d’institutions de l’Eglise Catholique en Afrique en allemand (2003) – Numéro de commande 600 207 en anglais (2003) – Numéro de commande 600 217 en français (2003) – Numéro de commande 600 227 8 Mutilations sexuelles chez les fillettes et les femmes Rapport sur l’état de la situation au Soudan en allemand/en anglais/en français (2002) Numéro de commande 600 208 9 La situation des Droits de l’Homme au Vietnam. Liberté religieuse. en allemand (2002) – Numéro de commande 600 230 en anglais (2003) – Numéro de commande 600 231 en français (2003) – Numéro de commande 600 232 10 La situation des Droits de l’Homme au Sri Lanka. Sur l’engagement de l’Eglise en faveur de la paix et de la dignité humaine en allemand (2002) – Numéro de commande 600 233 en anglais (2002) – Numéro de commande 600 234 en français (2002) – Numéro de commande 600 235 11 La situation des Droits de l’Homme au Zimbabwe. en allemand (2002) – Numéro de commande 600 236 en anglais (2002) – Numéro de commande 600 237 en français (2002) – Numéro de commande 600 238 12 La situation des Droits de l’Homme en Corée du Sud. en allemand (2003) – Numéro de commande 600 239 en anglais (2003) – Numéro de commande 600 240 en français (2003) – Numéro de commande 600 241 13 La situation des Droits de l’Homme au Soudan. en allemand (2003) – Numéro de commande 600 242 en anglais (2003) – Numéro de commande 600 243 en français (2003) – Numéro de commande 600 244 14 La situation des Droits de l’Homme au Nigeria. en allemand (2003) – Numéro de commande 600 245 en anglais (2003) – Numéro de commande 600 246 en français (2003) – Numéro de commande 600 247 15 La situation des Droits de l’Homme au Rwanda. La vie arès le génocide en allemand (2003) – Numéro de commande 600 248 en anglais (2003) – Numéro de commande 600 249 en français (2003) – Numéro de commande 600 250 Toutes les publications sont aussi disponibles comme fichiers PDF. http://www.missio-aachen.de/droitsdelhomme 1 Sommaire 1. Introduction : un profil du Nigeria 1.1 Informations générales 1.2 Chronologie politique 30 6. La réponse de l’Eglise au développement national Dates importantes du calendrier catholique au Nigeria 5 2. L’histoire politique du Nigeria – une vue d’ensemble 40 43 11 3. L’impact de la domination militaire et les réactions des Nigérians * Réactions au programme d’ajustement structurel du Nigeria * Emeutes violentes au Nigeria de 1987 à 1999 * Réactions à l’annulation des élections présidentielles de 1993 43 7. Résumé et conclusion * La démocratie, garante de la protection des droits de l’homme * Du statut de « sujets » à celui de citoyens * Constitutionnalisme et Etat de droit * Vers une société démocratique juste * Le rôle de la religion dans la société * La lutte contre la corruption * Identification et gestion efficace des ressources * Voies menant à un avenir viable : priorité aux femmes et aux jeunes * HIV/SIDA et l’avenir de l’Afrique en général 2 2 3 11 14 15 16 19 21 22 25 25 26 4. Emergence de la société civile * Civil Liberties Organisation (CLO) et Constitutional Rights Project (CRP) 5. La question de la charia et l’intégration nationale 5.1 La charia : 1903-1960 5.2 La charia : 1960-1979 5.3 Le débat sur la charia, 1988 à 1999 5.4 L’adoption de la charia au nord du Nigeria après 1999 44 44 45 46 46 47 48 49 51 Appendice : Les élections présidentielles du 19 avril 2003 Notes 2 3 1. Introduction : un profil du Nigeria 1.1 Informations générales du Nigeria Nom officiel Superficie Population Croissance démographique Prévalence du VIH/sida chez les adultes Langues Taux d’alphabétisation Type de gouvernement Pouvoir exécutif Pouvoir législatif Pouvoir judiciaire Groupes ethniques PIB RNB par habitant Taux de croissance Dette internationale Production de pétrole Religions République fédérale du Nigeria 923 800 km2 126,9 millions d’habitants (Banque mondiale) 2 % (Banque mondiale) 1.2 Chronologie politique 1914 Fusion des protectorats du Nord et du Sud 1922 Constitution Clifford 1946 Constitution Richards 1951 Constitution Macpherson 1954 Constitution Lyttelton (constitution fédérale) 1960 Constitution de l’indépendance 5,8 % (ONUSIDA) Anglais (langue officielle), Haoussa, Yorouba, Igbo (Ibo), Foulani Définition : personnes âgées de 15 ans et plus, sachant lire et écrire ; Population totale : 57,1 % ; hommes : 67,3 % ; femmes : 47,3 % (estimation de 1995) République ; transition du régime de militaire à un régime civil Chef de l’Etat : le président Olusegun OBASANJO (depuis le 29 mai 1999) ; N. B. : le président est à la fois chef de l’Etat et chef du gouvernement. Chef du gouvernement : le président Olusegun OBASANJO (depuis le 29 mai 1999) ; N. B. : le président est à la fois chef de l’Etat et chef du gouvernement. Elections : Le président est élu au suffrage universel pour une période maximale de deux mandats de quatre ans ; les dernières élections datent du 19 avril 2003 L’Assemblée nationale bicamérale se compose d’un Sénat (109 sièges, dont trois par Etat et un pour le Territoire de la capitale fédérale ; membres élus au suffrage universel pour des mandats de quatre ans) et d’une Chambre des représentants (360 sièges, membres élus au suffrage universel pour des mandats de quatre ans) Cour suprême (magistrats nommés par le président) ; cour d’appel fédérale (magistrats nommés par le gouvernement fédéral sur conseil du Comité consultatif judiciaire) Le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique, compte plus de 250 groupes ethniques dont les principaux, en termes de population et d’influence politique, sont les suivants : Haoussa et Foulani 29 %, Yorouba 21 %, Igbo (Ibo) 18 %, Ijaw 10 %, Kanouri 4 %, Ibibio 3,5 %, Tiv 2,5 % 41,2 milliards de $ 260 $ (Banque mondiale) 4 % (Nations Unies) 34 milliards de $ 1,9 milliards de b/j (International Petroleum Exchange) Islamisme 50 %, christianisme 40 %, croyances indigènes 10 % Sources : Factbook 2002 de la CIA, sauf mention contraire 1960 Indépendance (1er octobre) 1962 Proclamation de l’état d’urgence dans la région occidentale 1963 Création de l’Etat du Midwest qui se sépare de la région occidentale 1963 La Constitution de l’indépendance (Ire République) 1963 Le Nigeria devient une république 1963 Premier recensement national 1964 Elections nationales 1966 Premier coup d’Etat militaire (15 janvier) 1966 Deuxième coup d’Etat militaire (29 juillet) 1967 Conférence d’Aburi, création de 12 Etats, Ojukwu fait sécession 1970 Fin de la guerre civile : début du programme des trois R 1972 Promulgation du décret d’indigénisation 1973 Recensement national 1975 Coup d’Etat militaire (29 juillet) : Murtala Muhammed devient chef de l’Etat 1976 Assassinat de Murtala : Olusegun Obasanjo lui succède 1976 Tentative de coup d’Etat militaire : Bukar Dimka 1976 Création de sept nouveaux Etats d’où un total de 19 Etats 1977 Débat sur un projet de constitution 1978 Promulgation du décret de répartition des terres 1978 Promulgation de la Constitution de la IIe République 1979 Nouveau gouvernement civil avec Shehu Shagari comme président 4 1980 Insurrection des Maitatsine à Kano, dans l’Etat de Kano 1982 Visite du pape Jean-Paul II au Nigeria 1983 Les militaires frappent à nouveau : Muhammadu Buhari prend le pouvoir 1985 Nouveau coup d’Etat militaire : Ibrahim Babangida prend le pouvoir 1986 Mise en place d’un Bureau politique 1987 Lancement d’un Programme d’ajustement structurel (PAS) 1987 Incidents violents entre étudiants chrétiens et musulmans à Kafanchan 1988 Débat sur le projet de constitution 1989 Promulgation de la Constitution de la IIIe République 1989 Le Nigeria adopte un système bipartite 1990 Tentative de coup d’Etat militaire : Gideon Orkar 1991 Incidents violents à Bauchi entre musulmans et non musulmans 1991 Création de nouveaux Etats, d’où un total de 30 Etats 1991 Assemblée d’Etat et élections de gouverneurs 1992 Tenue d’élections présidentielles suivies d’une annulation 1993 Démission du président Babangida qui institue un gouvernement intérimaire 1994 Renversement du gouv. national intérimaire : Sani Abacha prend le pouvoir 1994 Meurtre de quatre Ogoni : arrestation de Ken Saro Wiwa et de neuf autres Ogoni 1995 Ken Saro Wiwa et huit autres Ogoni sont exécutés, le neuvième est libéré. 1995 Putsch présumé : condamnation du général Obasanjo et d’autres personnes 1997 Putsch présumé : condamnation du général Oladipo Diya et d’autres personnes 1998 Visite du pape Jean-Paul II au Nigeria : béatification du père Iwere Tansi 1998 Décès du général Abacha : Abdusalam Abubakar prend le pouvoir 1998 Moshood Abiola, vainqueur des élections de 1993, meurt en prison 1999 Elections générales 1999 Investiture du président Obasanjo (29 mai) 1999 Constitution de la IVe République 5 2. L’histoire politique du Nigeria – une vue d’ensemble Bien qu’il soit d’usage, dans les présentations de l’histoire du Nigeria, de commencer par la date de l’indépendance du pays, ce genre d’approche a souvent le défaut de ne pas tenir compte d’antécédents historiques essentiels. De ce fait, les spécialistes de la question nigériane ont fréquemment beaucoup de mal, et parmi eux les Nigérians eux-mêmes, à s’expliquer pourquoi la nation n’a fait que ce qu’un grand nombre d’observateurs estiment n’être que de très lents progrès – si tant est qu’elle ait fait quelque progrès que ce soit. La présentation sommaire faite dans le cadre de cette étude ne cherche pas à excuser cet échec du Nigeria, qui n’a pas su se redresser et avancer. Mais je pense que pour reconnaître les erreurs du présent et empêcher qu’elles ne se reproduisent à l’avenir, il est capital d’interpréter correctement notre histoire. Si les Britanniques n’avaient pas colonisé le Nigeria, ce pays n’aurait très probablement pas pris la forme qu’il a prise. Les Britanniques déclarèrent l’indépendance officielle du Nigeria le 1er octobre 1960. Ce fut la phase finale de plus d’un siècle de relations. La naissance du pays remonte à 1914, année au cours de laquelle les Britanniques décidèrent de réunir les deux protectorats, ou régions administratives, qu’ils avaient créés. Ils en firent une république en 1958. Si les Britanniques s’intéressèrent au Nigeria, c’est parce d’autres s’y étaient intéressés avant eux : des voyageurs, des commerçants et des missionnaires d’origine arabe, française et belge. La décision de coloniser ce pays fut motivée par la prise de conscience des richesses prodigieuses qu’il recelait. Même si les colonialistes de cette époque ont toujours affirmé que leur mission en Afrique visait à faire émerger le continent noir et à lui apporter salut et civilisation, leurs entreprises ont eu des conséquences dévastatrices sur l’ensemble de ce même continent. Le professeur Ali Mazrui et John Reader1 livrent un résumé complet de ces développements historiques. Les activités coloniales au sein de ce qui deviendrait par la suite le Nigeria emboîtèrent le pas à une série d’événements historiques majeurs qui avaient débouché sur la création et la consolidation d’empires, de royaumes et de cités ; nous citerons, à titre d’exemple, les empires du Kanem-Bornou, du Kwararafa, du Zamfara, du Bénin et d’Oyo ainsi que les cités Kalabari, Annang, Ijaw et Efik.2 En 1884/85, la Conférence de Berlin renforça la mainmise des Britanniques sur le futur Nigeria. Comme l’observe un historien nigérian : C’est dans un lent processus qui s’articula autour du monopole commercial, de la supériorité militaire, d’une stratégie de division au service du pouvoir et d’une conquête pure et simple, que des groupes d’une grande diversité ont été réunis sous l’égide de l’autorité coloniale.3 6 C’est dans le mode d’administration du Nigeria qu’il faut chercher les principales sources de division du pays. Les Britanniques se préoccupèrent surtout d’unifier les domaines administratifs susceptibles de renforcer leur contrôle et leur monopole. Ils le firent par le biais de l’uniformisation des chemins de fer, de la monnaie et des systèmes fiscal, judiciaire et administratif. Ce faisant, ils laissèrent la population de côté, pour des motifs qui auraient plus tard de graves répercussions sur l’intégration nationale. Ainsi, il n’y eut que peu de mouvements migratoires et d’échanges entre le Nord et le Sud, en raison des divergences de vues des administrateurs coloniaux en poste dans les différentes provinces et régions. L’histoire du Nigeria montre que grâce au travail des missionnaires, le Nigeria du sud entra plus tôt en contact avec l’éducation occidentale que d’autres parties du pays. Les Britanniques ne tardèrent pas à s’en irriter car ils constatèrent qu’à la différence de ce qui se passait dans d’autres régions du Nigeria, la conquête du pays n’avait pas réussi à rendre dociles ces populations du sud fraîchement instruites. Au contraire, l’accès à l’éducation occidentale avait renforcé leur assurance et leur peu d’inclination à se soumettre à la domination coloniale. Les Britanniques se firent une idée négative de ces populations, jugées belliqueuses, corrompues et impudentes.4 On les croyait capables de contaminer les populations du Nord et leurs dirigeants traditionnels, que les Britanniques avaient déjà soumis à leur autorité et ralliés à leur sphère d’influence. C’est avec les dirigeants traditionnels des Haoussa-Foulani que les Britanniques conclurent un pacte, dont l’influence continuerait de se faire sentir bien au-delà de la période de la domination coloniale. Selon ce pacte de non-ingérence, les Britanniques isolèrent les Emirats du Nord pour les préserver des activités missionnaires. Il faudrait des années de lutte, de diplomatie et parfois de confrontation directe aux missionnaires pour réussir à propager leur message dans certaines parties des Emirats du Nord.5 Grâce aux immigrants du Sud qui se rendirent dans le Nord en tant que fonctionnaires, commerçants et enseignants, il fut quelque plus aisé de répandre l’Evangile. Mais même dans les villes et les bourgs du Nord auxquels ils étaient affectés, on isolait ces non musulmans en les parquant dans des villes nouvelles – pour reprendre leur appellation officielle. La portée de ces mesures ne réside toutefois pas tant dans les freins qu’elles ont mis au travail des missionnaires que dans le climat de suspicion et les attitudes défensives qu’elles ont engendrés et qui entraveraient sérieusement, par la suite, la coopération entre les deux religions du Nigeria post indépendant. Deux autres points méritent une brève mention. Tout d’abord, les efforts déployés par les Britanniques pour trouver un cadre constitutionnel à même d’assurer la cohésion de l’amalgame humain et culturel du Nigeria et de conférer un semblant de légitimité à ce qui se voulait être un nouvel Etat moderne. En 1922, 7 les Britanniques élaborèrent une constitution que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Constitution Clifford. L’idée qui la sous-tendait était la mise en place d’un cadre qui faciliterait l’administration du Nigeria colonial. Cette constitution prévoyait l’élection d’un nombre très limité de Nigérians au Conseil législatif (à Lagos et Calabar, deux villes portuaires clé). Puis les Britanniques promulguèrent la Constitution Richards, en 1946, suivie de peu, en 1951, par la Constitution Macpherson. Ces deux constitutions visaient essentiellement à maîtriser les troubles qui envahissaient le Nigeria du sud, au fur et à mesure que croissaient les aspirations à l’indépendance. La Constitution Lyttelton de 1954, enfin, tenta de transformer le pays en un Etat fédéral, en attendant l’indépendance de 1960. Aucun de ces efforts constitutionnels n’apporta de solution satisfaisante pour résoudre les problèmes auxquels l’Etat émergent était confronté. Si cette première série de constitutions coloniales se solda par un échec, c’est essentiellement parce qu’il s’agissait de ce qu’un spécialiste de la question qualifia de constitutions de la récompense.6 Quant au Nigeria post indépendant, il n’a pas, lui non plus, réussi à se doter d’un cadre constitutionnel qui lui aurait permis de poursuivre ses nobles idéaux de fédéralisme. Le pays a donc constamment hésité entre différents modèles : ceux d’un d’Etat unifié ou fédéral, voire même confédéré. Bien que cette brochure ne soit pas une étude du constitutionalisme, je m’efforcerai de montrer que c’est dans l’absence de base constitutionnelle pour gouverner le pays qu’il faut chercher la cause des crises apparemment interminables du Nigeria. Les paragraphes qui suivent en étudient les manifestations et les conséquences. Au cœur de ces crises se niche une question : celle de la meilleure formule pour édifier un pays stable et unifié. Lorsqu’il accéda à l’indépendance, le 1er octobre 1960, le Nigeria hérita du modèle politique laissé par les Britanniques : celui d’un système parlementaire conforme au modèle de Westminster. Mais du fait du caractère parfois contradictoire des orientations qu’adoptèrent les différentes administrations coloniales, il était quasiment certain que le Nigeria post colonial ne satisferait pas aux prédictions optimistes des Britanniques. Les premières fissures de cette évolution tragique mais largement prévisible apparurent bien plus tôt que tout le monde ne s’y attendait. Les Britanniques et l’élite postcoloniale espéraient que leur sagesse politique jetterait progressivement les fondements d’une économie stable qui, à son tour, servirait d’assise à un système politique viable. Malheureusement, la nation indépendante avait à peine quitté ses starting-blocks qu’elle tomba sous la coupe des militaires. Menés par un groupe de cinq jeunes commandants, ils firent leur première incursion dans la vie politique du pays en procédant à un coup d’Etat. Même s’il échoua, ce putsch créa un précédent pour la série d’interventions du même genre qui allait suivre. Dans 8 leur allocution à la nation, les militaires affirmèrent qu’ils avaient été motivés par des intentions patriotiques. Leur leader, le commandant Kaduna Nzéogwu, déclara qu’Aucun citoyen n’avait quoi que ce soit à craindre à condition d’être respectueux des lois et d’observer scrupuleusement les lois coutumières ainsi que celles qui sont ancrées dans tous les cœurs et dans toutes les consciences depuis le 1er octobre 1960. Nos ennemis sont les profiteurs politiques, les escrocs, les hommes plus ou moins hauts placés avides de pots-de-vin et toujours soucieux de recevoir leurs 10 %, ainsi que ceux qui cherchent à maintenir le pays divisé afin de pouvoir rester en place.7 A partir de ce moment, le Nigeria fut le théâtre d’une série de putschs militaires qui entravèrent sérieusement sa croissance et son développement. Le premier coup d’Etat manqué enclencha une série d’évènements qui placèrent le général Aguiyi Ironsi à la tête de l’Etat. Bien qu’il fût le militaire le plus haut placé du pays et que cela lui conférât la légitimité nécessaire pour diriger le nouveau gouvernement, il ne tarda pas à gâcher la réputation qui l’avait conduit au pouvoir. Eternel indécis, il ne réussit pas à faire juger les conspirateurs du coup d’Etat, originaires, pour la plupart, de la tribu des Igbo – l’un des trois groupes ethniques principaux du Nigeria. Au fur et à mesure que les événements se succédaient, le général Ironsi, qui était lui-même un Igbo, fut rapidement accusé de vouloir imposer la suprématie de sa tribu. Ces présomptions se soldèrent par un contre-coup d’Etat en juillet de la même année, menant un lieutenantcolonel du Nord à la tête de l’Etat. Le pays fut alors entraîné dans une série de troubles et de tensions. Afin de prévenir ce qu’il considérait comme étant une crise en germe, le gouvernement de Yakubu Gowon intervint rapidement et balkanisa les trois régions pour en faire 12 Etats. Cela n’enraya toutefois pas les conflits. C’est ainsi que de 1967 à 1970, le pays se trouva pris au beau milieu d’une guerre fratricide qui ne prit fin que lorsque le gouvernement de la fédération déclara qu’il n’y avait eu ni vainqueur, ni vaincu, une philosophie que vint étayer la politique des trois R du gouvernement Gowon : réhabilitation, reconstruction et réconciliation. La fin de la guerre engendra ses propres problèmes. Abstraction faite du coût économique occasionné, les militaires avaient pris goût et à la guerre et au pouvoir. Il s’ensuivit une période tragique de domination militaire qui couvrit presque une décennie supplémentaire. En 1979, les militaires se retirèrent après la tenue d’élections. Mais le nouveau gouvernement civil auquel ils firent prêter serment cette même année fut rapidement renversé. Les accusations lancées contre ce gouvernement par les militaires étaient pour la plupart similaires à celles de 1966. Les Nigérians, qui n’avaient malheureusement pas tiré la moindre leçon, se laissèrent séduire par le message du nouveau gouvernement dirigé par le général de division Mohammed Buhari : Pour sortir le pays de l’impasse écono- 9 mique et de la crise de confiance qui l’accablent aujourd’hui, le changement s’imposait... On ne saurait nier l’actuelle récession économique mondiale, mais dans le cas du Nigeria, son impact est aggravé par une mauvaise gestion. Nous sommes convaincus que les agences gouvernementales compétentes ont prodigué de bons conseils, mais les dirigeants n’en ont malheureusement pas tenu compte.8 Ce gouvernement employa des méthodes brutales pour faire rentrer ses citoyens dans le rang, soutenant que les problèmes de la nation provenaient de leur indiscipline. Il se lança dans un programme qu’il intitula Guerre contre l’indiscipline, mais son exécution fut un tel bras de fer qu’elle eut raison de ce projet. Le gouvernement fut rapidement renversé par une intrigue interne de peu d’importance. Dans un discours exposant les raisons de son coup d’Etat, le général Babangida en justifia la nécessité par les propos suivants : Le général Buhari s’est malheureusement révélé trop rigide et trop intransigeant dans sa façon de traiter les questions d’ordre national. Les efforts déployés pour lui faire comprendre qu’un Etat aussi composite que le Nigeria requérait la reconnaissance et la compréhension des différences de perceptions culturelles et individuelles n’a fait qu’aggraver les choses... C’est ainsi que ce même gouvernement qui fut ovationné à ses débuts a fini par s’éloigner du peuple.9 Le général Babangida promit de jeter les fondements d’un nouveau système politique mais tout ce qu’il laissa dans son sillage fut une foule d’entreprises populistes et éphémères. Il lança bien un programme de transition pour assouplir les lois particulièrement rigides de son prédécesseur, mais annula malheureusement, de concert avec ses collègues, les élections qu’ils avaient supervisées. A peine eutil textuellement déclaré qu’il se démettait de ses fonctions qu’il procéda à la mise en place du Gouvernement national intérimaire. Cette mesure se voulait temporaire, en attendant, une fois de plus, l’organisation d’élections en bonne et due forme. Il ne fallut même pas trois mois pour que ce gouvernement national intérimaire se trouvât pris dans le filet de ses propres contradictions et fût renversé par un coup d’Etat militaire, le 17 novembre 1993. Le général Sani Abacha, ancien ministre de la Défense qui avait occupé la deuxième place dans la hiérarchie du pouvoir, revêtit alors la fonction de chef de l’Etat. Affirmant que ce putsch constituait la dernière tentative du Nigeria pour faire face à une histoire très complexe et la maîtriser, il appela la communauté internationale à ..... réserver son jugement pendant que nous nous attaquons à la lourde tâche de construction, de réconciliation et de relèvement du pays. Le nouveau chef de l’Etat poursuivit : Ce gouvernement né de la nécessité est fortement déterminé à rétablir la paix et la stabilité dans notre cher pays, afin d’asseoir sur ces fondements une démocratie durable et véritable.10 Le général Abacha garda les rênes du pouvoir jusqu’à sa mort, qui advint dans des circonstances mystérieuses le 8 juin 1998. Le général Abdusalam Abubakar lui succéda et mit immédiatement en place un programme de transition qui fut 10 interrompu lorsqu’un nouveau président, Olusegun Obasanjo, prêta serment le 29 mai 1999. La suite de mon exposé traite de points essentiels, à mon sens, de l’histoire politique du Nigeria : après un bref examen des retombées de la domination militaire sur le système politique, je me pencherai sur l’influence que cette période et ses développements ont exercée sur la société nigériane et montrerai dans quelle mesure ils ont non seulement initié, mais également encouragé la lutte pour la démocratie, en favorisant l’émergence de la société civile et de groupes partisans de la démocratie. Les discours des chefs militaires qui prirent le pouvoir à la suite des nombreux putschs qui empêchèrent le Nigeria de sortir de ses balbutiements politiques sont très clairement caractérisés par la duplicité. Ils respirent l’hypocrisie et les clichés. Or, ce qui est d’intérêt immédiat, ici, ce sont les conséquences de cette duplicité. Rétrospectivement, on peut constater que pas un seul gouvernement militaire n’a tenu les promesses qu’il avait faites au peuple nigérian. Les discours des putschistes militaires montrent bien que ceux-ci excellaient à identifier les problèmes de la nation, tout en se faisant des ennemis de ceux qu’ils avaient renversés et en promettant des changements et des mesures sociales de grande envergure. L’échec du programme de transition lancé par les généraux Babangida et Abacha marqua l’apogée de ces impostures. Si les Nigérians ne prirent pas directement conscience de l’impact à long terme de la domination militaire, leurs frustrations ne manquèrent pas de s’exprimer pour autant et ce, sous de multiples formes : les affrontements communautaires et religieux en constituèrent la manifestation la plus claire. Accentuant les dissensions entre Nigérians, l’annulation des élections présidentielles du 12 juin 1993 exacerba encore plus le mécontentement envers les politiques arbitraires des gouvernements. Le paragraphe suivant propose un examen rapide de ces événements. 11 3. L’impact de la domination militaire et les réactions des Nigérians Ironiquement, la domination militaire s’est révélée être celle qui entraînait les plus fortes manifestations de violence au Nigeria. J’écris « ironiquement » parce qu’on aurait tendance à penser qu’avec un monopole des militaires sur l’usage de la force, les citoyens seraient non seulement intimidés mais également acculés à la soumission. S’il est vrai que le peuple nigérian n’a jamais organisé de véritable révolte contre les militaires, la restriction de ses libertés l’a incité à les défier ouvertement, comme nous le verrons par la suite. Mais je reviendrai sur ce point lorsque je traiterai de l’apparition de groupes de la société civile et de leur lutte contre la domination militaire. Pour l’instant, mon propos sera d’examiner quelques modes de réactions du Nigeria contre certaines mesures des différents gouvernements militaires. La première victime d’une domination militaire, c’est toujours l’Etat de droit.11 Par définition, la première mesure à même de conférer un minimum de légitimité à un gouvernement militaire consiste à suspendre la constitution. Or, cela a bien sûr des retombées graves sur les libertés civiles, la primauté du droit, la liberté et l’indépendance, et la confiance du peuple envers le système. La période de la domination militaire a été le théâtre de sévères violations des droits de l’homme au Nigeria. Les pratiques illicites telles que l’assassinat de citoyens par divers services de police ainsi que les arrestations et détentions arbitraires étaient monnaie courante. La nation baignait dans un climat d’insécurité et l’Etat ne bénéficiait plus de la confiance des citoyens quand les individus et les groupes commencèrent à vouloir se protéger de multiples façons. * Réactions au programme d’ajustement structurel du Nigeria En 1990, le Nigeria s’est engagé dans la voie tortueuse et malavisée du redressement économique en empruntant le chemin pourtant largement décrié que préconisaient les institutions de Bretton Woods. Du fait de la dilapidation imprudente des profits pétroliers de la fin des années 1970 et 80, l’économie du Nigeria s’était durement affaiblie. C’est à vrai dire dans les caisses noires alimentées par les revenus du pétrole et dans lesquelles on pouvait se servir sans avoir à en justifier qu’il faut chercher les raisons des nombreux coups et contre-coups d’Etat du Nigeria. C’est pour accéder à ces sources de prospérité économique que l’on se battait. La dépendance du Nigeria vis-à-vis du pétrole atteignit alors un 12 13 tel point que toutes les activités économiques qui avaient joué des rôles clé au sein de l’économie nationale des années 1950 et 60 furent négligées. La migration urbaine au service des richesses pétrolières se transforma en ordre du jour. Comme le montre le tableau ci-dessous, le Nigeria refusa littéralement d’envisager une diversification de son économie, si bien que l’on passa d’une économie dite diversifiée12 à une mono-économie. Soucieux de véhiculer une image de neutralité, les gouvernements du Nigeria prétendirent l’un après l’autre que l’économie du pays visait la diversification. Le schéma proposé ci-dessous montre néanmoins très clairement que la survie économique du pays finit lentement par ne plus dépendre que d’un seul facteur, à savoir le pétrole – au détriment d’autres sources potentielles de richesse. 1972-3 1,349,911 576,151 41.45 1973-4 2,171,370 1,549,383 71.36 1974-5 5,177,370 4,183,816 80.81 1975-6 5,861,600 4.611,700 78.70 1976-7 7,070,400 5,965.500 77.20 1977-8 8,358,900 5,965,500 71.40 1978-9 7,252,400 4,809,200 66.30 1979-80 12,273,400 10,100.400 82.30 1980-1 15,813,100 14,936,900 81.20 Part du pétrole dans les recettes du gouvernment federal, 1958-199013 1981-2 10,143,900 8,847,500 67.50 1982-3 10,811,400 7,253,000 67.00 1983-4 11,738,500 8,209,700 69.93 Total des recettes du gouvernement fédéral (en milliers de nairas) Part du pétrole dans les recettes totales (en %) 1984-5 15,041,800 10,915,100 72.65 Revenus du pétrole 1985-6 12,302,000 8,107,300 65.90 1986-7 25,099,800 19,027,000 75.80 1958-9 154,632 122 0.08 1987-8 27.310,800 20,933,800 76.65 1959-60 177,648 1,776 1.00 1988-9 50,272,100 41,334,400 82.22 1960-1 223,700 2,452 1.10 1989-90 47,657,000 46,244,000 97.24 1961-2 226,962 17,070 7.46 1962-3 231,638 16,938 7.31 1963-4 249,152 10,060 4.04 1964-5 299,132 16,084 5.38 1965-6 321,870 29,175 9.06 1966-7 339,196 44,976 18.06 1967-8 300,176 41,884 13.95 1968-9 299,986 29,582 13.95 1969-70 435,908 75,444 17.31 1970-1 755,605 196,390 25.99 1971-2 1,410,811 740,185 52.46 Le pays se lança dans l’entreprise des programmes d’ajustement structurel mais les intentions qu’ils renfermaient étaient loin d’être honnêtes. On claironna que ces programmes étaient le seul moyen de sortir l’Afrique de son marasme économique et l’on en fit un élément sine qua non des mesures d’aide au développement, tandis que le continent se débattait avec les programmes de démocratisation qu’on lui avait imposés. Ainsi, si le Nigeria mit en place son programme d’ajustement structurel, ce fut en grande partie un stratagème pour montrer qu’il était sur la voie de la reprise. Les conséquences de ce programme ne tardèrent toutefois pas à faire des ravages au sein de la société. Pourtant déjà fortement appauvri, le Nigeria subit les effets dévastateurs de ce programme selon le schéma suivant : • Effondrement du pouvoir d’achat local • Effondrement de la monnaie locale • Indexation de la totalité des revenus sur le dollar 14 • • • • • • • • Suppression des subventions de la part des services sociaux Accès réduit aux services sociaux Troubles sociaux sous la forme de grèves et de dissensions au sein de l’industrie Accroissement des affrontements de groupes et de communautés Hausse des prix des denrées alimentaires Augmentation des suppressions d’emploi et de la précarité de l’emploi Déclin des revenus des parents Interruption des études supérieures pour de nombreux étudiants.14 15 de ceux qui avaient exprimé leur mécontentement, n’hésitant pas, à cette fin, à recourir à de bien maigres prétextes. Il intimida un certain nombre de membres radicaux de la communauté universitaire, forçant les enseignants en désaccord avec le gouvernement à prendre la fuite ou bien à démissionner de l’université. Dans ce contexte, l’annulation des élections de 1993 constitua la phase finale de ces duperies. * Réactions à l’annulation des élections présidentielles de 1993 Le programme d’ajustement structurel contribua donc avant tout à échauffer le climat politique des années 1980 et 90 et entraîna de nombreuses crises dans les campus universitaires du pays. Les émeutes de 1993 en réaction à ce programme menacèrent sérieusement le gouvernement militaire en place. Comme nous le verrons plus loin, cette période fut marquée par un grand nombre de conflits et de crises qui éclatèrent sous forme de violence déclarée à travers le pays. Les exemples cités ci-après comptent parmi les plus notoires. * Emeutes violentes au Nigeria de 1987 à 1999 A la suite des émeutes Maitatsine du début des années 1980, qui coûtèrent un grand nombre de vies à Kano et dans d’autres endroits du Nigeria du nord, le climat social et religieux du pays resta très tendu.15 En 1987, une importante crise religieuse éclata à Kafanchan, ville rurale située dans le sud de l’Etat de Kaduna. Cette crise aurait été déclenchée par une dispute liée à la citation du Coran par un ancien musulman converti au christianisme.16 Elle fut rapidement suivie d’émeutes dans d’autres parties du pays. En 1992, un second soulèvement de taille se déclara à Zangon Kataf, entraînant de lourdes pertes humaines et matérielles. Même si ces émeutes se déroulèrent dans des contextes légèrement différents, leurs motifs étaient en grande partie les mêmes. Les émeutes de 1992 furent déclenchées par un terrain sur lequel l’administration locale voulait faire construire un marché ; mais la cause de ces troubles était bien plus profonde. La crise portait sur l’injustice de l’Etat envers certaines catégories de population. La même année, des émeutes éclatèrent à Bauchi.17 Ces crises coïncidèrent avec la phase finale du programme de transition lancé par le général Babangida, programme qui se caractérisait principalement par la duplicité et la chicane. Il est compréhensible que les Nigérians en conçurent de l’amertume et furent très frustrés. Le programme lui-même et les manipulations qui accompagnèrent sa mise en place créèrent de sérieux doutes dans l’esprit d’un grand nombre de Nigérians. Le gouvernement y répondit en tentant de réduire au silence un grand nombre Les élections de 1993 avaient été précédées d’élections communales et d’élections de gouverneurs en 1992, sur la base desquelles se forma une nouvelle Assemblée. Rétrospectivement, il semble que ces votes faisaient eux aussi partie des impostures du programme de transition. Quel que soit le regard que l’on porte sur ces événements, il est clair que la présidence était devenue un prix très convoité : les manipulations atteignirent leur apogée avec l’apparition de deux candidats musulmans – Moshood Abiola, un homme d’affaires du Sud très proche des militaires, et Alhaji Babagana Kingibe, un technocrate du Nord. Même le candidat à la présidence du parti concurrent était un musulman du Nord.18 Bien plus intéressant encore : tous ces hommes étaient des amis et confidents intimes du président militaire en place. A une époque où les clivages religieux s’étaient aggravés, l’apparition de deux musulmans qui étaient eux-mêmes des amis du président Babangida fut largement perçue comme une tentative d’entraver les élections en sapant l’enthousiasme de la population. Les Nigérians réussirent toutefois, dans un effort collectif, à surmonter ces pièges. Réalisant un remarquable exploit, ils élirent un président de la façon la plus paisible que l’on aie jamais connue depuis l’indépendance et firent fi des limitations artificielles imposées par les origines religieuses et régionales des candidats. Ainsi, quand le président ordonna à la Commission électorale nationale de stopper la communication des résultats des élections pour finir par les annuler complètement, les réactions qui traversèrent le Nigeria étaient prévisibles. En se moquant de l’opinion publique, le président et les membres du Conseil militaire suprême déclenchèrent une série d’événements dont les retombées modifieraient la perception de la politique à de nombreux égards. Exaspérés par cette évolution, les Nigérians renouvelèrent leur engagement pour la démocratie et se jurèrent de se débarrasser des militaires. L’un des résultats de ces développements fut l’émergence d’une société civile pleine de vie, comme je compte le montrer dans le chapitre suivant. 16 4. Emergence de la société civile En Europe, la société civile a trouvé une nouvelle vigueur et a pu se réaffirmer dans le contexte des événements qui ont mené à la chute du Mur de Berlin en 1989. Partout dans le monde, les dictateurs se sont vu montrer le carton rouge. Et là où ils étaient encore au pouvoir, comme en Afrique, ils se sont pour la plupart retrouvés en arrêt de jeu. En Afrique, la sortie de la dictature et l’accession à la liberté ont été saluées par l’émergence de différents groupements de la société civile œuvrant en faveur de la démocratie. Plutôt que de s’étendre sur la façon dont la société civile s’est développée au Nigeria, il semble plus judicieux d’étudier comment une nouvelle prise de conscience s’est progressivement fait jour dans les groupes et associations en place, qui s’étaient toujours perçus comme ayant un rôle limité et non partisan. En d’autres termes, il s’agit de se demander à quel moment les groupes politiquement innocents se sont mus en groupes politiquement actifs ? Comment, par exemple, le syndicat Solidarno est-il devenu une organisation fédératrice qui devait ultérieurement former la plate-forme du renversement du communisme, en Pologne en particulier, et en Europe de l’est en général ? Comment, aux Philippines, l’Eglise catholique est-elle sortie du cadre d’une organisation spirituelle, non partisane et non politique, pour devenir un instrument permettant le renversement de la dictature de Marcos ? Comment, en Afrique du sud, le Congrès National Africain, ANC, les Eglises et les mouvements syndicaux sont-ils sortis de leur somnolence politique et se sont-ils départis de leur caractère non-violent pour donner naissance à des mouvements politiquement actifs qui ont même fini par adopter la violence, à l’encontre de leurs propres aspirations, et renverser le régime de l’apartheid ?19 Autant de questions qu’il importe d’aborder dès lors que l’on s’intéresse à l’émergence de la société civile au Nigeria. L’émergence de groupes de société civile dans le pays peut être rattachée à une cause lointaine, et à une cause immédiate, lesquelles peuvent être largement développées à de nombreux égards. La cause lointaine a été la chute du Mur de Berlin et l’énergie qu’elle a libérée. La multiplication des appels et des luttes pour la démocratie qui s’en est ensuivie de par le monde a eu un impact considérable sur le Nigeria. A travers toute l’Afrique, le mouvement démocratique a gagné du terrain. Le Nigeria et les Nigérians aspiraient à prendre part à ce mouvement et à la lutte qu’il impliquait. L’attitude et la conduite anti-démocratiques de l’armée avaient créé dans le pays des conditions insupportables. Le peuple subissait en première ligne les excès 17 des militaires. La brutalité croissante de la police, les tueries clandestines, la perte de confiance dans la justice, la multiplication des gangs criminels et la diffusion de la violence et de l’insécurité dans le pays, la disparition de la confiance des citoyens dans le gouvernement, l’augmentation de la corruption au sein de l’armée et l’effondrement de l’Etat ont engendré une répulsion morale au sein de la société. Les flux de citoyens fuyant les dictatures ont alors contribué à internationaliser le débat. Pour citer une personnalité éminente parmi ceux qui ont internationalisé la lutte, on peut nommer le Professeur Wole Soyinka, prix Nobel nigérian, qui a dû fuir le pays, mais il y a d’autres exemples de ce type soulignant ce point. De la fin des années 1980 jusqu’aux années 1990, la communauté universitaire était en proie à des bouleversements. Le syndicat du corps universitaire, Association of Staff Union of Universities (ASUU), a livré des batailles sans fin avec les militaires sur la médiocrité des conditions d’enseignement et des salaires. Les dirigeants de cette organisation étaient constamment victimes de harcèlement, d’intimidations, de mises en détention. Durant cette période, les universités ont alors été fermées pendant de longs intervalles. La confédération syndicale Nigerian Labour Congress (NLC) a également été impliquée dans des querelles avec le gouvernement militaire fédéral, portant sur les conditions de travail, les salaires, les effets du PAS et toute une série d’autres évolutions sociales préoccupantes. Il était clair que le maintien du gouvernement militaire mènerait à une désagrégation et à un effondrement du mouvement syndical, dont les mouvements féministes et estudiantins ne seraient pas non plus épargnés. Le gouvernement fédéral exerçait également une influence considérable sur le choix et la nomination des chefs traditionnels ou religieux stratégiques. Seule la communauté chrétienne a échappé à cette ingérence. Le gouvernement ne laissait aucunement au hasard le choix des dirigeants traditionnels dans les communautés prééminentes. Les musulmans en firent l’expérience lorsqu’il s’agit d’élire le dignitaire suprême de leur communauté dans le pays. Le président Babangida décida d’imposer de force un candidat impopulaire pour le califat de Sokoto, provoquant ainsi des affrontements qui, en 1992, ont coûté de nombreuses vies et entraîné d’importants dégâts. De fait, la présidence de Babangida fut absolument l’une des périodes les plus néfastes pour les relations internes et externes de bon nombre de formations religieuses au Nigeria. Les tensions survenues dans le nord du pays sont très bien exposées dans une étude réalisée par Omar Farouk Ibrahim.20 Au début des années 1990, le pays entier était, à juste titre, las des répercussions néfastes du gouvernement militaire à tous les niveaux de la société. Comme je l’ai mentionné précédemment, le gouvernement fédéral ambitionnait de s’ingérer dans les procédures électorales du mouvement syndical, exac- 18 tement comme il l’avait fait avec pratiquement chaque autre forme de mouvement organisé dans le pays. Auprès des citoyens ordinaires, le gouvernement avait acquis une mauvaise réputation à cause de sa tactique consistant à diviser, conquérir et régner, qui a valu à de nombreuses organisations de se trouver aux prises avec des crises internes. Dans ce contexte, il s’est avéré relativement aisé de rassembler les membres de ces groupes mécontents, pour la simple raison que beaucoup étaient las de l’hypocrisie ambiante. S’il importe d’identifier les organisations non gouvernementales à l’origine de l’étincelle qui a enflammé la lutte contre les militaires au Nigeria, il faut préciser par ailleurs qu’aucun des mouvements syndicaux mentionnés précédemment n’était à même de s’engager exclusivement dans la lutte pour la démocratie. En priorité, toutes ces organisations se préoccupaient des intérêts et du bien-être de leurs membres, et non tant, plus globalement, de l’avènement de changements démocratiques au Nigeria. Néanmoins, ce sont les diverses organisations non gouvernementales jaillissant dans tout le pays qui ont mis en œuvre les plus importants efforts, à l’échelle de la société toute entière, pour aborder les questions du changement et de la démocratie au Nigeria. Il n’existe que très peu de documentation sur la société civile au Nigeria. En 1999, j’ai réalisé en la matière un travail de pionnier qui a trouvé son aboutissement dans une publication intitulée Démocratie et société civile au Nigeria. Une étude beaucoup plus exhaustive entreprise par un chercheur américain livre un excellent exposé de la dynamique interne des groupements de défense des droits de l’homme et de la société civile au Nigeria.21 Cette étude, qui fait largement référence à mon travail, a fait avancer le débat en s’appuyant sur des interviews et la compilation d’informations détaillées de première main. Ces deux travaux livrent conjointement à ce jour l’étude la plus exhaustive de la société civile au Nigeria. A l’appui de ces résultats, les éléments constitutifs de la société civile se répartissent en deux catégories distinctes. Tout d’abord, il faut mentionner le très vaste éventail d’ONG qui ont émergé pour défendre des intérêts et thèmes divers dans tout le pays. En second lieu, il faut citer l’aile politique de la société civile, composée de politiciens dont les ambitions ont été entravées par les récents développements politiques du pays. Dans ce qui suit, je me propose d’examiner de plus près l’émergence de ces deux groupes. 19 * Civil Liberties Organisation (CLO) et Constitutional Rights Project (CRP) L’émergence de la société civile et la lutte en faveur des droits de l’homme au Nigeria sont à rattacher avec le combat de deux hommes, Olisa Agbakoba et Clement Nwankwo. Les organisations qu’ils ont mises sur pied ont eu le mérite de lancer des initiatives qui devaient ultérieurement transformer la société civile au Nigeria. L’essor et le développement de ces organisations ont fait l’objet d’études menées tant par des observateurs extérieurs que par les organisations elles-mêmes. A l’origine, les deux organisations se consacraient principalement à la protection des libertés individuelles et à l’amélioration des conditions de détention dans les prisons nigérianes. Par conséquent, leur activité était essentiellement centrée sur les droits de l’homme. Olisa Agbakoba et Clement Nwankwo étaient deux jeunes avocats catholiques, qui ont démarré ensemble leur parcours professionnel. A cette époque, Clement Nwankwo venait de terminer son service national obligatoire (National Youth Service Corps, NYSC), et faisait ses débuts en tant que jeune avocat. Durant son service au NYSC, il avait offert une assistance juridique bénévole aux détenus de la prison de Ijebu Ode, dans l’état d’Ogun. A l’issue de son service, il a rejoint le cabinet d’Olisa Agbakoba, un avocat spécialisé dans le droit maritime, où il a poursuivi son travail en faveur de l’aide aux détenus et de l’amélioration des conditions de détention. Par la suite, le cabinet d’Agbakoba a assuré la formation d’un grand nombre de jeunes avocats venus de tout le pays. Conjointement avec Abdul Oroh, un journaliste musulman avec qui ils ont travaillé, on peut affirmer que Nwankwo et Agbakoba ont ouvert la voie à ce qui constitue aujourd’hui le mouvement de défense des droits de l’homme au Nigeria. Appuyée sur un réseau d’annexes implantées dans tout le pays, la CLO est bientôt devenue le héraut des idéaux qui devaient ensuite donner une impulsion au mouvement de la société civile. L’annulation des élections de 1993 et ses effets incitèrent la CLO et les autres groupements de la société civile qui s’étaient formés à opérer des transformations internes. En décidant d’adopter un profil politique et d’aller au-delà de la poursuite de leurs activités immédiates (réforme de la police, conditions pénitentiaires ou éducation en matière de droits de l’homme), elles ont été le fer de lance de la création d’un mouvement fédérateur, appelé Campagne pour la Démocratie (Campaign for Democracy - CD). Ce mouvement est devenu la scène de la confrontation avec les militaires au sujet de l’annulation des élections, ainsi qu’un instrument important dans la lutte en faveur de la démocratie à tous les niveaux de la société. Les plus éminents représentants de cette Campagne étaient Gani Fawehinmi, l’avocat nigérian radical à la tête de l’organisation, et son proche collaborateur, Femi Falana. Tandis que Gani menait sa lutte contre le système essentiellement à partir de son cabinet, Falana fonda le Conseil 20 national des avocats démocratiques (National Council for Democratic Lawyers NCDL). Ensemble, ils donnèrent à bien des égards une forte impulsion à la Campagne pour la démocratie. Cependant, au plus fort de la lutte contre l’annulation des élections présidentielles de 1993, les deux avocats ont été placés en détention, en même temps que Dr. Beko Ransome Kuti. C’est à peu près à cette époque que des responsables politiques, surtout ceux du sud-ouest du NIgeria, d’où était originaire le gagnant des élections annulées, décidèrent de se rassembler pour revendiquer la reconnaissance des élections annulées. Ils formèrent à cet effet un mouvement appelé Coalition Démocratique Nationale (Democratic Coalition - NADECO). Rapidement, ce mouvement est devenu la bête noire du gouvernement militaire pour avoir organisé une série de grèves et paralysé le pays avec la grève nationale des ouvriers de l’industrie pétrolière. Les membres de cette coalition sont parvenus à persuader le gagnant des élections annulées de revenir au Nigeria et de se déclarer président. A la suite de cela, le chef Abiola a été arrêté et maintenu en détention jusqu’à son décès, le 8 juillet 1998. Le gouvernement militaire s’est durement attaqué à NADECO, et a forcé le mouvement à fuir le pays. Ce dernier a alors mis en place ce qu’il a qualifié de « parlement en exil » et a poursuivi sa lutte contre le régime d’Abacha jusqu’à la fin. Les nombreuses organisations féminines du Nigeria étaient pour la plupart plutôt conservatrices, considérant que le rôle des femmes était essentiellement d’apporter un soutien à leur mari. Elles ont été accusées de se préoccuper exclusivement de ce qu’une jeune féministe a qualifié de wifeism (« défense de la condition de l’épouse »).22 Néanmoins, cette situation a évolué au milieu des années 1980 avec la formation d’un mouvement féministe intitulé Femmes du Nigeria (Women In Nigeria – WIN), qui peut être considéré d’une certaine façon comme précurseur d’autres groupes de la société civile au Nigeria. La création de ce mouvement, dans laquelle l’auteur a joué un rôle crucial, trouve son origine dans l’initiative du jeune sociologue musulman Imam Ayesha, qui était alors conférencier à l’université d’Ahmadu Bello (Zaria). Le mouvement a pris son essor à la Faculté de sciences sociales de l’université, qui était très active et a été le cadre de débats sans fin sur les conditions sociales auxquelles étaient soumises les femmes, notamment la tyrannie de la tradition, de la culture et de la religion. L’une des innovations que Women in Nigeria a introduites dès le début était l’admission d’hommes au sein de l’organisation. Bien que situé très à gauche de l’éventail politique, ce mouvement a contribué, grâce à son analyse de l’oppression structurelle des femmes, à forger une politique axée sur la femme et à promouvoir la participation des femmes à la vie politique nigériane. En dépit de leurs limites, ces groupes disparates ont pu, grâce à leur coopération, contraindre le gouvernement militaire à rester sur ses gardes. Ils ont égale- 21 ment contribué de manière considérable – et continuent du reste à le faire – à maintenir les Nigérians au fait de leurs droits de citoyens et de la nécessité de lutter pour la démocratie et la justice. La formation de groupements de société civile au Nigeria a soulevé un grand nombre de questions. Quant à déterminer si ces ONG sont réellement des groupements de la société civile, cette question pose des difficultés d’ordre théorique. Ces organisations se sont en effet vu reprocher d’être contrôlées par des bailleurs étrangers, dépourvues de démocratie interne et dénuées de véritables racines. Quelles que puissent être les critiques soulevées contre les formations de la société civile et les ONG au Nigeria et dans d’autres pays d’Afrique, le fait est qu’une interprétation puriste de leurs intentions risquerait de surestimer l’importance de leur travail et de négliger le rôle joué par l’expérience et les processus historiques. Il est trop tôt pour s’essayer à une critique sérieuse du travail de ces organisations. Qui plus est, ce n’est pas l’ambition de la présente étude. Quelles que soient les failles qui peuvent leur être reprochées, elles ont réussi à changer la façon dont les Nigérians se perçoivent dorénavant dans leur lutte en faveur d’une société juste. Il ne s’agit pas, par cette constatation, de surestimer leurs efforts, mais il faut reconnaître ces organisations comme partie prenante d’un processus en cours au Nigeria. 5. La question de la charia et l’intégration nationale En passant en revue les principales problématiques qui se posent au pays, on est inévitablement confronté à la question du rôle de la loi islamique, mieux connue sous le nom de charia, dans la politique du Nigeria. Aucun autre sujet n’a créé une telle effervescence au Nigeria que ce qu’il est convenu d’appeler la crise de la charia. Pourquoi a-t-elle persisté ? Pourquoi a-t-elle gagné en intensité dans le discours national ? Le débat sur la charia représente-t-il une crise de la religion, de la politique ou du pouvoir au Nigeria ? Cette crise menace-t-elle la démocratie ou doiton y voir une épreuve de résistance pour le processus de démocratisation ? Enfin, existe-t-il une issue ? Si oui, le problème sera-t-il résolu par la classe politique, par les musulmans eux-mêmes, par la résistance non musulmane au sein du Nigeria ou par la communauté internationale ? Je vais maintenant m’efforcer de répondre à ces questions. Les remarques qui suivent sont faites à titre personnel et sont fondées sur les conclusions que j’ai tirées de mes propres observations. 22 Bien que le débat sur la charia ait gagné en intensité, générant des militants dans les deux camps, le fait est que la question et le statut de la charia sont plus anciens que l’Etat nigérian lui-même. Dans mon premier ouvrage, Religion, Politics and Power in Northern Nigeria, j’avais entrepris de décrire la nature et le contexte de la crise de la charia avant l’apparition de l’Etat colonial, pendant la période du colonialisme et après l’indépendance. J’avais retracé les différentes mesures prises par les Britanniques pour traiter ce sujet et j’avais terminé en montrant la façon dont les élites musulmanes du nord avaient intégré la question de la charia dans l’architecture politique de la nation. Dans la présente étude, il s’agit pour moi d’exposer à nouveau certains aspects importants que les lecteurs suivant les discussions à ce sujet connaissent probablement. Pour simplifier, je me pencherai sur les expériences faites par l’Etat nigérian avec la charia durant différentes périodes de son histoire pour mieux faire comprendre la manière dont ces questions ont sans cesse évolué et changé. 5.1 La charia : 1903-1960 La statut de la loi islamique a fait l’objet de débats dès le début de la période coloniale. Conquis par les Britanniques, le califat de Sokoto fut soumis à l’autorité coloniale occidentale.23 Face à cette armée d’occupation étrangère, les réactions des musulmans vivant dans le califat étaient prévisibles. Il est dorénavant établi que l’autorité et les politiques coloniales ont une influence négative sur les cultures à travers le monde. La lutte contre le pouvoir colonial a toujours été la même, que ce soit en Asie, en Amérique latine, aux Etats-Unis ou en Afrique. Dès que la moindre opportunité se présente, les colonisés recherchent toujours la meilleure possibilité de rejeter le joug de la domination culturelle et religieuse imposée par les colonialistes. Cela représente un élément majeur au cœur du débat sur la charia au Nigeria. Dans un certain sens, on peut donc affirmer que le débat sur la charia revient en fait à se demander combien d’influences étrangères dues au colonialisme le Nigeria va garder. Pour les musulmans, les choses étaient parfaitement claires. La fin du pouvoir colonial représentait la fin de l’occupation étrangère et la possibilité de revenir à l’islam des origines, tel qu’il était pratiqué avant l’apparition de l’Etat colonial. Parmi les observateurs qui ont analysé la crise de la charia au Nigeria, beaucoup ont tendance à indiquer que la crise est intervenue avec le débat constitutionnel de 1977/78.24 Cela n’est vrai qu’en ce qui concerne le rôle et la place de la charia au niveau de la fédération, mais pas pour la discussion sur la loi islamique dans la plupart des régions du nord du Nigeria.25 Une crise s’était développée au sein même de la communauté musulmane. Les explications de cette 23 crise sont à rechercher dans le fonctionnement du droit, de la politique et de l’administration au califat avant la période coloniale britannique. A cette époque, c’était l’émir qui, en tant que souverain traditionnel au califat, était doté de tous les pouvoirs. Ceux-ci s’étendaient pratiquement à tous les domaines de la vie, car il devait veiller que tous les musulmans soient gouvernés par les lois de la religion, c’est-à-dire la charia. L’émir en était donc le gardien. Il détenait à la fois des pouvoirs religieux, politiques et économiques. Ceux qui exerçaient l’autorité administrative le faisaient en son nom et étaient à sa merci car il avait le pouvoir d’engager ou de renvoyer n’importe qui. Cette situation a perduré jusqu’à la fin des années 50 au Nigeria. Le pouvoir le plus redouté de l’émir était celui de faire respecter la loi. C’était lui qui désignait le juge (alkali) et était propriétaire des prisons, lesquelles étaient toujours situées à proximité de son palais. La crainte d’être emprisonnés incitait les pauvres qui vivaient dans les émirats à être prudents. L’émir était considéré comme étant le représentant d’Allah, et le juge qui rendait un jugement le faisait au nom de Dieu. Les juges étaient extrêmement puissants puisqu’il n’y avait pas de recours contre les jugements qu’ils avaient rendus. Après avoir imposé le pouvoir colonial, les Britanniques se sont immédiatement installés aux émirats pour y rétablir l’ordre public. Dans la Native Courts Proclamation, les Britanniques reconnaissaient les tribunaux islamiques et les mettaient sur un pied d’égalité avec les tribunaux britanniques et les tribunaux autochtones dans les différents territoires coloniaux. Cette proclamation indiquait : ces tribunaux sont chargés d’administrer le Droit et les coutumes autochtones qui prévalent dans leur zone de juridiction et pourront y imposer tous types de sanctions reconnues à l’exception des mutilations, tortures ou de tout autre traitement contraire à la justice naturelle et à l’humanité.26 Ces tribunaux opéraient sous contrôle colonial, mais ni les musulmans, ni les non musulmans de la région n’en étaient satisfaits. Nombre de non musulmans se retrouvaient victimes de ces tribunaux mais n’avaient aucun recours. Les musulmans eux-mêmes avaient souvent l’impression que ces tribunaux étaient utilisés par les émirs pour exercer des représailles sur les citoyens ou les opposants politiques.27 Les Britanniques furent confrontés à de graves difficultés dans l’administration de la justice au nord du Nigeria étant donné que, pour les musulmans, la charia était indissociable du caractère sacré de leur religion. Pire encore, ils ne pouvaient pas accepter une forme quelconque d’ingérence extérieure dans l’administration de leur système de justice divine, surtout de la part d’individus considérés comme non croyants. C’est la raison pour laquelle les Britanniques firent preuve de prudence dans l’affaire Gubba, vu les implications qu’elle avait. En 1947, Mallam Gubba avait surpris un homme avec sa femme et avait décidé de se faire 24 justice en envoyant immédiatement cet homme dans l’au-delà. Il fut déféré devant le tribunal islamique où l’incident fut jugé comme un meurtre pur et simple. Dans l’affaire Mallam Gubba contre la Gwandu Native Authority, laquelle devint par la suite une cause célèbre, Mallam Gubba fut jugé et reconnu coupable de meurtre conformément à la charia. Il fut donc condamné à mort par le tribunal islamique. Il ne restait plus qu’à exécuter la sentence. Mais Mallam Gubba décida alors de faire appel devant la Cour d’Appel d’Afrique occidentale. Celleci statua que sa condamnation en première instance n’était pas justifiée et cassa le jugement. Mallam Gubba fut reconnu coupable d’homicide involontaire, mais non de meurtre. Sa condamnation à mort fut annulée et il fut emprisonné pour avoir commis un homicide involontaire. Cette affaire risquait de mettre en cause la légitimité de la loi islamique face à la justice des Anglais. Le statut de juridiction d’appel de cette dernière semblait lui donner une place prédominante dans l’esprit des musulmans simples. L’impression donnée par l’affaire Mallam Gubba était que la loi de Dieu pouvait être remise en question par l’homme blanc. Sous la constitution Macpherson, les trois régions étaient plus ou moins indépendantes. A l’accession à l’indépendance, toutes les régions ont cependant fusionné pour former un pays unifié. Malgré de nombreux aménagements juridiques au nord, l’administration de la justice de cette région continuait à rencontrer de multiples problèmes. Le problème essentiel au nord du Nigeria résidait dans les conditions de vie des non musulmans, et était lié à la question des ethnies minoritaires dans la région. Ces groupes ethniques disparates appelés minorités dans le discours politique nigérian commencèrent à se soulever pour obtenir de meilleures conditions de vie dans ces régions. Les Britanniques réagirent en mettant en place une commission appelée Commission Willink. Sa dénomination officielle était Commission d’enquête sur les craintes des minorités et les moyens de les apaiser. Cette commission siégeait dans différentes zones du Nigeria. Au nord, les minorités se plaignirent de subir une discrimination de la part de la classe musulmane dominante. Après avoir parcouru le pays, la commission recommanda de traiter la question de la sécurité des non musulmans vivant au nord en ayant recours à une police établie par le gouvernement régional. Les musulmans eux-mêmes n’étaient pas satisfaits de la manière dont la justice était appliquée, ce qui incita nombre d’entre eux à abjurer et à prétendre être chrétiens pour échapper aux injustices du système s’ils devaient comparaître devant ces tribunaux.28 Pour faire face à ces crises, le premier ministre du nord du Nigeria, Alhaji Ahmadu Bello, et le gouvernement colonial envoyèrent une délégation officielle au Soudan et au Pakistan pour trouver le meilleur moyen d’apaiser les craintes et appréhensions des non musulmans vivant dans une région à prédominance 25 musulmane. Le rapport de cette délégation se traduisit par la création d’une cour d’appel islamique à Kaduna et par la promulgation d’un ensemble de lois qui devinrent le code pénal de cette région. Ce fut la première tentative pour traiter la question du pluralisme. En 1960, une cour d’appel pour le nord fut établie à Kaduna. Celle-ci resta en activité dans les différentes zones du nord jusqu’à la fin de la domination militaire en 1979. 5.2 La charia : 1960-1979 C’est en 1979 que les non musulmans vivant en dehors du nord furent confrontés à la charia pour la première fois. Durant les délibérations sur le projet de constitution pour la nouvelle république, les membres de l’Assemblée Nationale trébuchèrent sur une clause du projet qui était formulée comme suit : 1 : Il y aura une Cour d’Appel Islamique à l’échelon fédéral, laquelle sera une instance d’appel intermédiaire entre les cours d’appel islamiques des Etats fédérés et la Cour Suprême du Nigeria. 2 : La cour sera composée d’un Grand Mufti et d’un certain nombre de muftis (trois au moins) prescrit par l’Assemblée Nationale. 3 : Dans chaque Etat de la fédération qui le désire, il y aura une cour d’appel islamique dont la mise en place sera stipulée par la constitution de cet Etat. Les débats sur cet aspect du projet de constitution débouchèrent sur une impasse à l’Assemblée Nationale, et l’ensemble des membres musulmans décidèrent de sortir en signe de protestation. Suite à des négociations, on créa une sous-commission qui finit par faire une proposition à soumettre aux membres. Cette proposition fut acceptée et dûment intégrée dans le projet de constitution. Aux termes de cette proposition, au lieu d’instituer une Cour d’Appel Islamique Fédérale à part – laquelle aurait pu sembler être l’égale de la Cour Suprême – c’était la Cour Suprême qui devait comprendre des membres connaissant la loi islamique de manière à pouvoir traiter les pourvois émanant des cours d’appel islamiques des Etats.29 Ce compromis permit d’effectuer une bonne transition qui mena à l’investiture du président Shehu Shagari (lui-même ancien membre de la même assemblée constituante). 5.3 Le débat sur la charia, 1988 à 1999 A la suite d’un nouveau coup d’Etat militaire, qui eut lieu en 1983, les militaires restèrent au pouvoir jusqu’en 1999. La brève période de trois mois du gouvernement national intérimaire représente donc la seule interruption du pou- 26 voir militaire. En 1988, le pouvoir militaire mit en place une nouvelle assemblée constituante pour discuter d’une nouvelle constitution. Cette fois, les soldats déclarèrent que la charia était « zone interdite ».30 Autrement dit, les membres étaient libres de discuter de tous les autres éléments du projet de constitution, mais non du chapitre ayant trait à la charia. Cette décision reposait sur le constat que les débats allaient de nouveau dans le sens de ceux qui avaient eu lieu en 1977/78. Finalement, il n’y eut pas de véritables amendements, et le programme de transition ne put pas être mené à bien. En 1995, le nouveau chef d’Etat, le général Abacha, instaura une nouvelle assemblée constituante. Celleci put terminer son travail mais le chef d’Etat décéda avant la fin de la période de transition. Le nouveau chef d’Etat, le général Abubakar, décida de créer une commission présidée par Niki Tobi en vue de réviser la constitution. Après avoir siégé presque un an, la commission étudia les mémorandums qui lui étaient soumis et conclut que les Nigérians ne voyaient pas la nécessité de changer la constitution de 1979, qui fut donc ainsi adoptée. Depuis la mise en place du gouvernement civil, le président Obasanjo a institué toute une série de commissions chargées de réformer la constitution. Cela n’a guère apporté de changements substantiels. Concernant le statut de la charia, les articles de la constitution permettant aux Etats fédérés qui le désirent d’instituer leur propre cour d’appel islamique ont été conservés. Cependant, c’est l’interprétation de ces articles qui a conféré une nouvelle dimension à la question de la loi islamique. Je me pencherai donc maintenant brièvement sur la situation de la charia après le retour à la démocratie le 29 mai 1999. 5.4 L’adoption de la charia au nord du Nigeria après 1999 Le Nigeria avait tout juste commencé à jouir des fruits de son retour au régime démocratique quand Alhaji Ahmed Sani, le gouverneur de l’Etat de Zamfara – l’un des Etats créés en 1996 – annonça que son Etat allait adopter la charia comme loi. Cette évolution fut accueillie avec anxiété par la population non musulmane du pays et par la communauté internationale. Dans le pays, les discussions visaient à déterminer si le gouvernement d’un Etat fédéré avait le pouvoir constitutionnel de décréter l’application de telles lois ou s’il exerçait son droit de décréter l’application de ces lois conformément à la constitution de 1999. Comme je l’ai déjà souligné, la constitution donnait aux Etats fédérés le droit de promulguer leurs propres lois. Cependant, cette évolution du Zamfara avait des répercussions sur le système du droit dans la société pluraliste du Nigeria. Ce fut le premier défi important pour la laïcité de l’Etat nigérian. Dans toutes les constitutions post-coloniales, le pays s’est défini par rapport à la section 10, qui 27 indique clairement qu’aucun Etat n’adoptera une religion comme religion d’Etat. Cette formule comprend certes des ambiguïtés et son interprétation a donné lieu à des controverses dès le début. Les non musulmans ont toujours vu dans cette clause l’expression de leurs aspirations à la laïcité de l’Etat, celle-ci signifiant selon eux que les gouvernements des Etats et le gouvernement fédéral devaient s’abstenir de toute ingérence en matière religieuse. De leur côté, les musulmans affirment que l’idée d’un Etat laïque est inacceptable car elle favoriserait l’entrée en vigueur de lois anti-religieuses qui tendraient à écarter la religion de la vie publique. L’adoption de la charia au Zamfara se répéta ensuite dans dix autres Etats, ce qui donna au débat un caractère encore plus urgent. Beaucoup de Nigérians se demandaient si l’adoption de la charia dans les Etats du nord était constitutionnelle ou non. Les leaders de la communauté chrétienne étaient nombreux à penser que cette décision n’était pas conforme à la constitution. Ils indiquaient que c’était une violation flagrante du statut laïque du Nigeria et du caractère intangible de la constitution. La classe politique y voyait une question d’ordre politique. Le premier à défendre ce point de vue fut le président Obasanjo qui prétendait qu’il y avait une charia politique distincte de la véritable charia. Selon lui, la véritable charia était un élément permanent de la vie nationale, tandis que la charia politique était de nature temporaire. Quoi qu’il en soit, la nation resta en butte à des conflits pratiquement pendant les trois premières années du gouvernement civil, ce qui entraîna des morts et des dommages matériels dans de nombreux Etats du nord. Comme je le montrerai par la suite, les causes de ces crises étaient souvent insignifiantes par rapport à leurs conséquences. A Kaduna, beaucoup trouvèrent la mort lors d’une manifestation qui devait se dérouler de manière pacifique et durant laquelle les chrétiens souhaitaient remettre une pétition au gouverneur d’Etat. Cette manifestation dégénéra et la violence fit quelque deux mille victimes et causa des dégâts matériels de plusieurs millions. Le même Etat connut deux autres flambées de violence en l’espace de deux ans. Jos, la capitale de l’Etat du Plateau, Etat pourtant relativement calme, fut de nouveau en proie à la violence suite à un événement bénin et bien trop anodin pour causer de telles destructions. Dans les États de Kano, du Niger et dans d’autres Etats au nord, les émeutes devinrent quotidiennes. L’étendue de ces émeutes était complètement disproportionnée par rapport aux causes immédiates les ayant provoquées. Pour expliquer ce phénomène, il faut donc aller au-delà de la politique et de la religion. A mon avis, ces crises reflètent l’influence cumulée de toutes les forces négatives, à savoir manque de liberté, oppression et décisions arbitraires qui caractérisaient le gouvernement militaire au Nigeria. Après le départ des militaires, tout comme à la fin du communisme, nombre de ces tensions retenues ont commencé à s’exprimer à tra- 28 vers ces crises. Si l’on veut se livrer à une étude de la crise de la charia, il faut donc la considérer en la replaçant dans son contexte. D’abord, la question de savoir si la charia relève de la politique ou de la religion n’est pas pertinente. Dans l’Islam, on ne fait guère ce genre de distinction. Il importe plutôt de replacer la façon de penser qui s’exprime dans la charia dans un contexte plus large couvrant les aspects sociaux, politiques, économiques, constitutionnels et religieux de la vie au Nigeria. Si l’on analyse la charia en laissant de côté les sentiments religieux et les préjugés historiques et contemporains, on voit bien que l’application de la charia et les réactions qu’elle a entraînées dans les Etats du nord révélaient quelque chose de très profond. Les Nigérians ont vécu et vivent encore sous le régime de gouvernements tout à fait corrompus, stupides et inefficaces, poussés par le désir de piller les ressources de l’Etat. Les principales victimes des excès des militaires au Nigeria ont été les pauvres. Dans les communautés islamiques du nord, la situation était encore pire. D’abord, le reste du Nigeria non musulman avait sans cesse malmené et dénigré la classe au pouvoir dans le nord parce qu’elle avait le monopole du pouvoir et gérait l’économie de telle sorte que les classes musulmanes modestes du nord du Nigeria étaient les plus pauvres de la société. Pour ces dernières, le retour à la charia paraissait prometteur par rapport à ce qu’elles avaient connu. En outre, la charia permettrait de faire valoir des aspects importants de la vie islamique, comme l’accès rapide à une justice non coûteuse, la réduction des écarts sociaux, le redressement de la situation morale et l’application des principes du zakat (aumône) qui contraint les riches à veiller au bien-être des pauvres.31 Il faut noter que ce sont des aspects importants pour évaluer la charia. A l’aune de ces critères, bon nombre de musulmans pauvres considèrent la charia comme un succès. Jetons maintenant un regard sur les faits. Concernant la justice sous la charia, une étude récente fournit des résultats stupéfiants. Tout d’abord, la plupart des Etats qui ont adopté la charia ont créé chacun près d’une centaine de tribunaux islamiques. Ces tribunaux ont jugé collectivement et individuellement de nombreux cas d’une façon qui choquerait un observateur moyen du système juridique nigérian. Dans une étude consacrée aux tribunaux des Etats du nord, on constate que ces tribunaux islamiques ont jugé 16.124 causes civiles et 5.287 causes pénales au Zamfara. Le Jigawa totalise 32.890 affaires sur 37.376 et dans l’Etat du Katsina, c’est un total de 14.047 affaires civiles sur 27.771, dans l’Etat de Sokoto, 1.024 affaires pénales sur un total de 1.262. Dans le domaine social, on constate une réduction sensible de la prostitution et un contrôle accru de la consommation d’alcool, de stupéfiants ... etc. L’évolution dans le domaine du zakat est encore plus importante. Au Zamfara, par exemple, l’Etat se targue d’avoir fait une collecte de 9 millions de naira au 29 titre du zakat, le Yobe a rassemblé un million de naira. L’Etat du Zamfara a attribué une aide aux prostituées qui abandonnaient leur activité, ce que beaucoup d’entre elles ont souhaité faire. L’interdiction d’utiliser les motocyclettes pour transporter des femmes musulmanes a également été appréciée. Dans mon analyse de la charia, j’en arrive donc aux conclusions suivantes. Quelles que soient les limites de l’application de la charia, c’est le vide créé par les carences de l’Etat qui a rendu cette initiative populaire, surtout parmi les musulmans pauvres. Les gouverneurs qui ont instauré la charia n’ont donc fait qu’exploiter le vide existant. Au lieu de critiquer ces gouverneurs, l’Etat nigérian doit donc examiner de façon plus critique les faiblesses structurelles qui ont provoqué la corruption et l’exclusion sociale, au point que la charia pouvait s’avérer attirante. Concernant l’application de la loi coranique, le fait est que, partout au Nigeria, la justice est dénigrée en raison de son manque d’autorité morale, de la corruption qui sévit, des délais interminables et des décisions injustes. Que les chiffres qui circulent soient justes ou non, le fait est que les musulmans modestes ont l’impression que la justice fonctionne mieux maintenant qu’auparavant. Concernant le zakat, il faut noter que même si les chiffres paraissent insignifiants, les couches musulmanes modestes y voient le début d’un processus obligeant l’élite à rendre des comptes aux pauvres, obligation qui avait été abandonnée. Il ne faut pas oublier non plus que les attentes des pauvres restent très limitées à de nombreux égards. Depuis sa promulgation, l’application générale du système juridique reposant sur la charia n’a pas encore été débattue ou évaluée par l’ensemble des parties. Il a fallu consacrer beaucoup d’énergie pour réagir aux tempêtes de protestations déclenchées par ce qui était considéré comme faisant partie des éléments les plus négatifs et les plus barbares de cette loi, par ex. les amputations ou lapidations à mort en cas d’adultère. Les cas les plus célèbres – amputation de la main dans le cas du voleur Jangebi et le cas de Safiyya, la femme adultère – ont fait sensation mais ne peuvent pas servir de critères pour juger la charia. Un examen plus approfondi révèle qu’ailleurs au Nigeria, des citoyens ont connu un sort encore pire pour des causes moins graves. Il faut noter que dans ces deux cas, les gouverneurs voulaient démontrer que la procédure fonctionnait et créer la crainte parmi les citoyens. Cependant, comme le montre l’analyse du jugement de Safiyya, l’éducation joue un rôle majeur. Safiyya a été mise en liberté après avoir fait appel. La lecture des procès-verbaux du procès montre qu’il y a suffisamment de dispositifs de sécurité au sein même du système. Dans leur jugement, les juges de la Cour d’Appel indiquent : La façon dont Safiyya a été traduite en justice n’est pas correcte. Il n’est pas conforme au droit qu’un haut fonctionnaire ordonne l’arrestation d’une personne soupçonnée de zina ; par conséquent, le fait que la police ait perquisi- 30 31 tionné le domicile de Safiyya en quête de preuves est infondé et contraire aux principes de l’islam.32 En conclusion, au lieu de se demander si la charia est conforme à la constitution et si la Cour Suprême peut statuer sur ce sujet, il faut voir que plus les non musulmans réagissent de manière négative face à la charia, plus les choses risquent d’empirer. Entre-temps, le système semble être en perte de vitesse. La charia ne peut être considérée que dans le contexte de la lutte au sein de la société musulmane pour un renouveau dans la démocratie. Au fur et à mesure que la nation progresse dans son expérience de la démocratie, le système va se corriger lui-même. Si le pouvoir judiciaire et le législateur ne parviennent pas à harmoniser les besoins de la société dans le domaine de la justice et à coopérer en vue de créer un cadre constitutionnel acceptable pour vivre dans une société pluraliste, les problèmes associés à la charia ne manqueront de perdurer. Comme dans tous les domaines de notre vie nationale encore dépourvue de règles, les divers intérêts des citoyens continueront à générer des conflits et des affrontements si nous ne créons pas de base juridique pour que la société fonctionne sans heurts. 1982 Visite du pape Jean-Paul II au Nigeria. 1982 Premier Congrès Eucharistique National, Jos. 1984 L’archevêque Francis Arinze est nommé cardinal. 1985 Création de l’Association de Théologie Catholique du Nigeria. 1986 La dépouille mortelle du Père Tansi est ramenée au Nigeria. 1987 Pose de la première pierre de la Société de Missionnaires de la St Paul Chapel, Abuja. 1989 Le cardinal Ekandem est nommé premier évêque d’Abuja. 1992 Deuxième Congrès Eucharistique, Owerri. 1998 Visite du pape Jean-Paul II au Nigeria ; béatification du Père Iwere Tansi. 1998 Les évêques catholiques déclarent le Nigeria nation en détresse. 2000 Pèlerinage national, Abuja. 2002 Troisième Congrès Eucharistique National, Ibadan. 6. La réponse de l’Eglise au développement national Dates importantes du calendrier catholique au Nigeria 1960 Le révérendissime Sergio Pignedoli est nommé premier délégué de l’Afrique occidentale. 1960 Première lettre pastorale de la Conférence Episcopale catholique. 1960 Le Nigeria compte trois archidiocèses (Lagos, Kaduna, Onitsha), 11 diocèses et cinq préfectures. 1964 Le père Iwere Tansi décède en Angleterre. 1976 L’évêque Dominic Ekandem est nommé cardinal. 1980 Création de la CAN (Association Chrétienne du Nigeria). 1981 Abuja déclaré Missio Sui Uris. 1981 L’Institut Catholique d’Afrique Occidentale est inauguré à Port Harcourt. L’histoire du christianisme au Nigeria est très complexe.33 Les dates peuvent également varier en fonction des confessions. Pour l’Eglise catholique, les premiers contacts remontent au 15e siècle, et se situent dans la région constituée aujourd’hui par les Etats du Delta et d’Edo. Tout comme pour l’islam, les premiers missionnaires ont concentré leur activité auprès des palais des rois. Il existe peu de témoignages de ces premières rencontres. C’est seulement avec les activités déployées par les missionnaires au 19e et au 20e siècle que l’on a vu apparaître une certaine stabilité et une certaine concentration. Les activités des missionnaires se confondent avec le pouvoir colonial, notamment au sein de l’Eglise anglicane. Durant les cinquante premières années environ, les activités des missionnaires catholiques de l’ordre du Saint-Esprit se concentrèrent dans la partie du sud-est du Nigeria. C’est seulement à la fin du 19e siècle que le vicariat du Haut-Niger fut créé (1884) et que les activités furent étendues aux régions du nord du Nigeria. Le zèle de la Society for African Missions (SMA) associé à l’ordre du SaintEsprit a permis de développer l’activité missionnaire, en particulier la création d’écoles considérées comme base pour l’évangélisation. Les pères Lutz, Lejeune et Shanahan en furent les forces motrices. Au nord du Nigeria, les activités missionnaires étaient très restreintes jusqu’à la période précédant le pouvoir colonial, car les Britanniques considéraient les Africains instruits comme agressifs. C’est donc seulement vers 1930 que des efforts sérieux ont commencé à porter des fruits dans les régions centrales du nord. La création des préfectures de Jos 32 et Kaduna a donné un élan supplémentaire au travail des missionnaires dans le nord du Nigeria. Opérant en relation étroite avec les chrétiens du sud qui avaient acquis une éducation occidentale et avaient ainsi pu accéder à des emplois au gouvernement et dans les missions, les missionnaires commencèrent à avoir une influence importante au nord du Nigeria. Les premiers prêtres ordonnés dans le nord le furent au début des années 60. Au sud, les premières ordinations remontaient aux années trente. En 1954, le futur cardinal Dominic Ekandem devint le premier évêque africain de l’Afrique occidentale anglophone. Cela a jeté les bases pour la création d’une véritable Eglise nigériane lorsque le pays devint indépendant en 1960. A cette époque, l’Eglise catholique était suffisamment établie pour avoir sa propre conférence. Cependant, aux yeux de nombreux observateurs, le statut de l’Eglise au Nigeria depuis l’indépendance jusqu’à nos jours relève de ce que nous considérons comme Etat laïque. Toutefois, comme je l’ai montré plus haut dans cette étude, le manque de clarté fait qu’il y a sujet à controverses. Si l’on prend les éléments fondamentaux des relations entre l’Eglise et l’Etat, on voit que le système du Nigeria ne correspond ni au confessionnalisme, ni à la subordination, ni à la séparation, ni au concordat. On dirait plutôt, comme l’indique un étudiant ayant analysé ces relations : « La constitution ne se prononce pas sur la question de la religion d’Etat... Elle ne comprend pas de clause tendant à ériger un mur de séparation entre l’Eglise et l’Etat, comme c’est le cas aux Etats-Unis. On part du principe qu’il y a un pluralisme des convictions religieuses. Par exemple, la section 23 de la constitution reconnaît explicitement la liberté de religion, y compris la liberté de changer de religion ou de croyance comme groupe ou comme individu. Du point de vue de la constitution et des autres textes législatifs contemporains, il est clair que le Nigeria est un Etat laïque ayant une politique visant à la séparation. C’est un Etat laïque dans le sens d’un indifférentisme religieux ou d’une sécularisation. »34 Dans ce chapitre, je souhaiterais montrer comment l’Eglise catholique a contourné ces difficultés constitutionnelles en se concentrant avant tout sur sa mission prophétique, ses devoirs et ses responsabilités pastorales. Je m’efforcerai de démontrer qu’à maints égards, l’Eglise catholique a été fidèle à sa mission en tant que médiatrice ayant pour tâche de proclamer la parole de Dieu, en tant que personne morale et en tant qu’organisation citoyenne généreuse, consciente de ses obligations et responsabilités. Représentée dans le pays par la Conférence des Evêques Catholiques du Nigeria (CBNC) et son bureau national, le Secrétariat Catholique du Nigeria, l’Eglise catholique a fourni un travail suivi pendant des années. Dans le cadre de ses rencontres bi-annuelles, elle a traité des sujets d’ordre pastoral et de dimension nationale. Parmi ces documents publiés depuis 1960 jusqu’à nos jours, c’est le plus important que je vais aborder maintenant. 33 Lorsque la nation a salué son indépendance, les évêques catholiques, s’associant aux sentiments prévalant alors, ont rédigé le texte suivant en soulignant : « L’indépendance a été obtenue de haute lutte et attendue avec impatience. Pendant de longues années, des élites se sont efforcées de faire prendre conscience des spécificités nationales et ont lutté pour prouver que le peuple nigérian avait le droit et les capacités de mener ses propres affaires. La liberté va représenter un enjeu très important au Nigeria. Seuls des hommes libres peuvent se regarder en face. Seul un climat de liberté permet aux institutions sociales de se développer et aux efforts culturels de s’épanouir pour exprimer le génie d’un peuple, seul un pays libre peut mobiliser ses ressources économiques internes et contribuer à la mise en place d’un ordre économique et social mondial ... L’Eglise catholique assure au peuple nigérian qu’elle ne cessera de défendre et de servir la liberté qui vient d’être gagnée, pour que l’indépendance se réalise dans tous les domaines et ne reste pas un simple mot » (1er octobre 1960). Comme on le sait, ces nobles objectifs des évêques catholiques n’ont pas été poursuivis par la classe politique. Cinq ans seulement après l’indépendance, le pays plongeait dans la guerre civile. Les circonstances de cette guerre ne seront pas traitées dans le cadre de cette étude. Pourtant, durant cette sombre période, les évêques catholiques sont restés fermes et unis malgré les graves difficultés. Compte tenu du fait que la hiérarchie dans la partie est du pays était en place depuis relativement peu de temps, il faut se féliciter que l’Eglise catholique ne se soit pas scindée. Durant cette période, le colonel Ojukwu, leader de la rébellion, pensait tirer profit de la situation en affirmant que la guerre était un conflit des musulmans contre les chrétiens de l’est du Nigeria. En raison de l’aide fournie par Caritas Internationalis, l’organisation internationale qui se consacre à l’assistance aux pays ravagés par la guerre ou par des catastrophes, le gouvernement fédéral avait l’impression que l’Eglise catholique était du côté des rebelles. Dans une déclaration sur la crise au Nigeria, les évêques catholiques affirmèrent : « Les catholiques patriotes nigérians sont extrêmement affligés et embarrassés par le comportement de la presse, de la radio et de la télévision vis-à-vis de l’Eglise ces derniers temps. On a reproché à l’Eglise son implication politique et militaire dans la guerre civile sans preuve suffisante. Nous protestons contre ces accusations et les rejetons avec véhémence. De telles accusations proviennent peut-être d’un manque de compréhension total de ce qu’est la mission de l’Eglise. La mission de l’Eglise est de mener tout être humain vers Dieu. L’Eglise ne peut pas aimer une partie plus que l’autre, et ne le fait pas, elle propose au contraire au genre humain tout ce qui peut servir à renforcer la fraternité entre tous les humains, celle-ci correspondant à leur destinée. … L’Eglise catholique se préoccupe plus particulièrement des pauvres et de ceux qui sont dans la souffrance... Nous réfutons toute insinuation selon laquelle le pape serait, directement ou indirectement, mêlé à cette guerre, il ne l’est d’aucune manière si ce n’est en apportant la paix et la réconciliation. »35 34 Cette guerre tragique se termina par la capitulation du Biafra le 15 janvier 1970. Dans son premier discours, le chef d’Etat, le général Gowon, déclara que la réconciliation nationale était la tâche la plus urgente. Sa philosophie indiquant qu’il ne devait y avoir ni vainqueurs ni vaincus rejoignait la position des évêques catholiques tout comme celle de tous les autres citoyens. Durant les trois années de guerre, les évêques ne purent pas se rassembler. Ils se rencontrèrent à nouveau en février 1970, et dans leur premier communiqué commun, ils indiquèrent, tout en se réjouissant avec tous les Nigérians de la fin de la guerre : « Nous exprimons notre profonde gratitude au chef de l’Etat pour ses efforts magnanimes en vue d’obtenir la réconciliation dans un esprit de compréhension, d’amour et de justice. Nous exhortons toute la population à faire de même en oubliant, en pardonnant et en s’efforçant de vivre ensemble en paix comme frères et sœurs... Nous nous consacrons au plus chrétien des fruits de la paix, c’est-à-dire la réconciliation. La réconciliation est la base de la fraternité. C’est ce que nous pratiquons et nous nous associons à tous les hommes de bonne volonté pour le pratiquer. Nous nous associons de notre plein gré et de bon cœur à nos frères et sœurs musulmans pour accomplir cette tâche nationale qu’est la réconciliation. »36 Le pouvoir militaire resta en place au Nigeria pendant près de dix ans. Quand le programme de transition toucha à sa fin en 1978, les évêques, tout comme les autres Nigérians, se montrèrent enthousiastes face à ce processus, tout en se demandant si l’on avait bien tiré les leçons qui convenaient. En dépit de ces difficultés, les évêques publièrent un long document intitulé « Responsabilité civique et politique du chrétien ».37 Ce document était d’une grande portée. En effet, comme ils n’avaient pas l’habitude de s’engager politiquement, les chrétiens en général et les catholiques en particulier étaient littéralement obsédés par l’idée que la politique était une sale affaire à laquelle aucun bon chrétien ne saurait participer. Cet excellent document était à maints égards un véritable tour de force. Ses cinquante paragraphes couvraient de nombreux sujets. Il commençait par rappeler aux citoyens ce qui suit : « Le rôle spécifique des responsables de l’Eglise est de fournir un conseil pastoral et un soutien spirituel. Les évêques catholiques nigérians lancent un appel aux futurs leaders du pays et à l’ensemble de la population pour que soient respectés certains principes fondamentaux qui permettront de construire un Nigeria fort, juste, libéré de la haine et vivant dans la paix dans une nouvelle ère de pouvoir civil ... On a dit parfois à juste titre qu’un peuple avait le type de gouvernement qu’il méritait. Si cela est vrai, tout citoyen responsable a à la fois le noble droit et l’important devoir de faire de son mieux pour obtenir la mise en place, le maintien et la réussite d’un bon gouvernement. Bien entendu, tout le monde n’a pas les prédispositions, le talent ou l’occasion de servir la nation en tant que membre ou responsable du gouvernement, mais tous ceux qui ont le droit de vote ont la possibilité de contri- 35 buer à constituer, mandater et orienter le gouvernement, droit qu’ils se doivent d’exercer de manière responsable. C’est ce qu’exige le patriotisme qui est lui-même une part importante de la vertu religieuse constituée par la piété...Grâce à l’illumination évangélique, les chrétiens sont les mieux placés pour comprendre que le pouvoir politique et toutes les choses terrestres d’ici-bas doivent néanmoins être soumis à Dieu et à la justice. Ils doivent comprendre mieux que tous les autres que tous les actes de domination et tous les crimes commis par les princes et les chefs des nations pour conquérir et consolider leur pouvoir leur donnent certes ce pouvoir mais font inévitablement le malheur du peuple. Dans son activité politique, le chrétien devra être guidé par ces vérités. »38 A l’intention des électeurs, les évêques déclarent : « Convaincus de l’importance du scrutin, les électeurs devraient bien réfléchir et si possible discuter ouvertement avec leurs concitoyens du choix à faire... Bien entendu, des électeurs loyaux et patriotes peuvent parfaitement être en désaccord en ce qui concerne les partis, les programmes et les candidats qu’ils jugent les meilleurs pour le pays. Mais tout électeur responsable se doit pour lui-même et pour le pays de distinguer entre les hommes politiques vraiment patriotes et ceux qui ne recherchent manifestement que leur propre intérêt ou défendent des intérêts particuliers. »39 Le pape est venu en visite au Nigeria pour la première fois en 1982. Ce fut une visite spectaculaire car l’Eglise tout comme l’Etat y voyait une excellente possibilité de renforcer la coopération. Le pape visita les trois provinces. L’apogée de sa visite fut l’ordination de 94 diacres à Kaduna le 14 février 1982. Le reste de cette période se caractérisa par une paix et une harmonie relatives dans les relations entre religions au Nigeria. Mais à peine un an plus tard, un putsch militaire mit de nouveau la nation dans une situation périlleuse. En 1986, on apprit que le Nigeria avait officiellement été admis comme membre de l’Organisation des Conférences Islamiques (OIC). La nation fut saisie de panique. Rétrospectivement, on peut penser que le général Babangida avait tenté un coup d’essai pour tester ses possibilités de rester au pouvoir en menant une politique de division. La nature du différend a fait l’objet d’autres analyses.40 Après des débats passionnés, les évêques catholiques publièrent le communiqué suivant : « Nous demandons instamment que le Nigeria se retire de l’OIC. En effet, nous avons soigneusement examiné les arguments avancés en faveur de notre présence dans cette organisation, qu’ils soient de nature religieuse, économique, politique, diplomatique etc, mais nous n’en trouvons pas de convaincant. Au contraire, nous sommes fondamentalement opposés à l’entrée du Nigeria à l’OIC. Vu son pluralisme religieux, le Nigeria ne peut pas, en tant qu’Etat, devenir membre d’une organisation internationale dont les objectifs sont essentiellement de promouvoir une certaine religion. Cela constituerait une injustice par rapport aux autres religions et à leurs adeptes. Une injustice fondamentale dans un domaine aussi vaste et sensible que la religion ne manquera pas 36 de se répercuter sur d’autres domaines de la vie nationale – domaines politique, économique, social, culturel, juridique. »41 Le projet de constitution de 1988 fut un autre enjeu majeur. Les évêques étaient alors conscients de l’état d’esprit de l’opinion publique, ils savaient que les Nigérians en avaient assez de l’hypocrisie du gouvernement et de ses organismes. Ils savaient que les militaires n’avaient jamais eu le moindre respect pour la loi et l’ordre public ou le respect du droit. Pour combattre ce pouvoir arbitraire, ils publièrent le texte qui suit à l’intention des membres de la conférence chargée d’élaborer la constitution : « La constitution doit garantir qu’il n’y ait pas de domaine sacro-saint dans le pays et qu’aucun groupe particulier ne puisse dire ou faire quelque chose et s’en tirer ensuite à bon compte. Aucun examen religieux ne doit être imposé pour obtenir un poste, un emploi ou une fonction dans le pays. Le gouvernement devra véritablement déployer des efforts et lancer des programmes pour obtenir la justice sociale et l’équité pour l’ensemble des habitants du pays, tout en respectant le mérite, la qualification et les compétences acquises à / pour un certain poste. »42 En 1990, lorsque le programme appelé programme de transition prit de la vitesse, les évêques et la population virent quelle tournure dramatique les événements prirent sous la nouvelle classe politique. Le président déclarait vouloir une rupture complète avec le passé en écartant ceux qu’il qualifiait de responsables politiques à l’ancienne mode pour faire place à la nouvelle classe politique. Mais il était clair que l’attitude des responsables politiques n’avait guère changé. Les évêques le rappelèrent aux Nigérians : « Le fanatisme religieux implique une menace croissante et crée des ravages dont l’effet est déséquilibrant, déraisonnable et destructif. Les vertus simples comme la vérité, l’honnêteté, la discipline, le travail ardu et les rapports de bon voisinage nous font défaut au moment où l’on en aurait le plus besoin. On a recours à la désinformation, aux tromperies et aux mensonges pour faire campagne pour un poste. L’honnêteté se fait rare, la malhonnêteté est omniprésente ... Les évêques voient bien la nécessité de voir paraître une nouvelle génération de responsables politiques. Pour que les choses s’améliorent, il ne suffit toutefois pas de présenter de nouveaux visages. Ce dont on a besoin, c’est d’une politique d’un genre nouveau. Peu importe que les visages restent les mêmes ou non. Ce qui compte, c’est que la nouvelle politique garantisse la justice, la paix et la stabilité. »43 Le président Babangida n’allait pas tarder à prouver que le cynisme des évêques était justifié. Au fur et à mesure que le programme dit de transition avançait, il devint clair que ce semblant de politique appelée « politique d’un genre nouveau » ne faisait que dissimuler les ambitions du président en exercice. Au point culminant du programme de transition qui s’annonçait avec l’élection présidentielle, le président révéla ses sinistres projets en annulant les élections. Comme nous l’avons souligné, cet événement singulier a changé la face de la 37 politique au Nigeria. Joignant leurs voix à celles de la population du Nigeria, les évêques catholiques déclarèrent : « Nous sommes profondément inquiets de la façon dont la mission essentielle de la conduite du gouvernement a été ridiculisée devant le monde entier. Pour nous, il est incompréhensible qu’une élection nationale qui s’est déroulée sous les yeux attentifs d’observateurs locaux et internationaux et qui a généralement été jugée comme étant l’une des plus justes et des plus libres de l’histoire de ce pays soit brusquement tellement imparfaite aux yeux des autorités qu’elle mérite d’être annulée purement et simplement. ... Les raisons invoquées officiellement sont accueillies avec scepticisme par l’opinion publique, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est le destin de la nation qui est en cause. C’est pourquoi nous supplions le gouvernement fédéral de respecter, même si tardivement, le verdict du peuple, tel qu’il s’est exprimé dans le scrutin du 12 juin 1993. C’est à nos yeux la mesure la plus rapide pour assurer une passation de pouvoir sans encombre le 27 août. C’est la seule possibilité d’épargner à la nation l’agonie supplémentaire qu’elle connaîtrait – à Dieu ne plaise ! – en sombrant dans le chaos et l’anarchie. »44 Les évêques catholiques déclaraient littéralement la nation en détresse. Suivait une prière appelée Prière pour le Nigeria en détresse45 que les évêques avaient rédigée et qu’ils ordonnèrent de réciter dans toutes les églises catholiques du pays. Cette prière devint très populaire, même dans d’autres courants religieux au Nigeria. Il n’est pas rare de rencontrer des Nigérians pieux qui pensent que la transition pacifique à la fin de la présidence du général Abacha et les développements qui ont suivi au Nigeria sont dus à cette prière. La communauté chrétienne et les évêques à titre individuel avaient réagi de la même manière à cette triste évolution. L’Association Chrétienne avait publié un communiqué attirant l’attention du président sur les faits suivants : « Nous chrétiens frémissons devant l’énormité et le caractère révoltant de tout retard – si léger soit-il – dans la date de passation de pouvoirs. Un gouvernement qui interdit aujourd’hui, supprime l’interdiction demain puis la rétablit après-demain donne à penser aux Nigérians que toute la nation n’est qu’un jouet à la merci des militaires. »46 Lors d’une réunion à Akure, Etat d’Ondo, les évêques catholiques réitérèrent leurs appréhensions concernant l’évolution dans le pays. Ils constatèrent : « La nation reste manifestement en détresse... Bien que les conseils formulés dans notre communiqué du 28 juin n’aient pas été retenus, nous maintenons toujours la position que nous avions prise pour des raisons de principe. »47 Fin août 1993, le général Babandiga finit par démissionner. Les détails des événements qui ont suivi ont déjà été traités plus haut. Vers la fin de l’année 1994, la crise dans la communauté des Ogoni dans l’Etat Rivers s’aggrava, quatre célèbres chefs de la communauté étant brutalement assassinés. Le gouvernement ordonna l’arrestation et l’emprisonnement de ceux qui étaient accusés d’avoir 38 participé à cet horrible meurtre. Le plus célèbre de ces inculpés était M. Ken Saro Wi-wa, ancien porte-parole du Mouvement pour la Survie des Ogoni (MOSOP). Suite à un procès ayant eu lieu devant un tribunal désigné par les militaires, neuf des dix Ogonis furent jugés coupables et condamnés à mort. On sait les tempêtes de protestations que cela a entraîné à l’échelon international. Je ne peux que répéter que les évêques catholiques ont encore une fois réagi à ce défi en publiant un communiqué appelé Nous représentons la vie. Ce document adoptait une vue plus large des problèmes, évoquant les événements qui avaient précédé les procès et la perte de vies humaines qui en résulta au pays des Ogoni et ailleurs. Les évêques indiquaient entre autres : « C’est la raison pour laquelle nous saisissons cette occasion pour répéter encore une fois que nous entendons défendre la vie. Nous déplorons la dévaluation de la vie humaine qui sévit. Nous déplorons la dégradation de l’environnement, le grave appauvrissement de notre peuple, les tensions ethniques et religieuses profondes et la façon souvent impitoyable dont les autorités civiles traitent les situations de troubles sociaux. Toute vie humaine est sacrée et doit être respectée en toutes circonstances. C’est pourquoi nous déplorons et condamnons le fait que tant de sang soit versé gratuitement, quels que soient les auteurs et les prétextes fournis. »48 L’événement très important qui suivit fut la seconde visite du Saint Père au Nigeria. La visite était propice à de nombreux égards. Le choix de la date était presque parfait. La visite elle-même mettait remarquablement en lumière les qualités diplomatiques dont l’Eglise catholique fit preuve en engageant son capital moral. Au moment de cette visite, contrairement à celle de février 1982, le Nigeria n’était pas une démocratie mais était au contraire aux prises avec l’une de ses pires dictatures militaires. Dans ses déclarations, ses gestes et attitudes, le Saint Père déploya ses qualités oratoires pour attirer l’attention sur le besoin urgent de démocratiser le Nigeria. A l’aéroport international d’Abuja, le pape demanda au gouvernement du Nigeria de traiter l’urgente question du partage des pouvoirs et de revoir ses positions afin que le pays tire profit de ses énormes ressources. En souhaitant la bienvenue au Saint Père, les évêques catholiques déclarèrent : « La venue du pape au Nigeria dans une période de graves difficultés économiques, de polarisation et de fragmentation socio-politiques, dans une période où la nation est sur le point d’arriver au terme d’un processus de transition pour déboucher sur un pouvoir civil, exige un auto-examen sérieux de la part de chaque Nigérian. Sa visite durant cette phase critique de la vie de notre nation devrait tous nous inciter, chrétiens et non-chrétiens, à nous engager en faveur des principes qu’il défend à travers le monde. Il est évident que c’est l’absence de ces valeurs et principes qui a été la cause principale des multiples maux qui affligent notre pays jusqu’à maintenant. Dans une situation comme la nôtre, le pape devrait être considéré comme un point de ralliement et sa visite devrait servir de catalyseur pour une véritable réconciliation nationale. »49. 39 Le général Abacha décéda le 8 juin 1998. Un programme de transition fit bientôt réapparaître le général Obasanjo, ancien chef d’Etat, qui devint le nouveau président. Son entrée en fonctions fut saluée avec beaucoup d’émotion et tous les Nigérians poussèrent un soupir de soulagement. D’abord, il passait pour être un président soutenu par la communauté musulmane du nord. Cependant, la communauté chrétienne salua aussi son entrée en fonctions en organisant un service interconfessionnel où le président fut offert à Dieu. Cette cérémonie se déroula en présence du Nonce Apostolique, du président de la Conférence Episcopale Catholique, de l’archevêque d’Abuja et d’un groupe de dignitaires de l’Association Chrétienne du Nigeria (CAN).50 Tout semblait promettre un avenir pacifique. Mais les choses devaient évoluer différemment. Les Nigérians furent choqués d’apprendre que la charia avait été adoptée. Comme j’ai essayé de le montrer, c’est l’extension de l’application de la loi islamique au domaine du droit pénal qui a fait connaître à la nation la crise la plus grave qu’elle ait rencontrée après le retour à la démocratie. Tout comme les autres Nigérians, les évêques s’inquiétaient de la menace que représentait, pour l’unité nationale, la crise de la charia. Dans un mémorandum adressé au président Obasanjo, ils indiquaient : « Dans le passé, nous avons souligné le caractère laïque de l’Etat qui signifie qu’aucune religion n’est adoptée comme religion d’Etat, aucun traitement préférentiel accordé à une religion donnée, ce qui est conforme au principe d’égalité devant la loi. Vu l’existence dans notre pays de nombreux groupes multi-religieux ayant des intérêts divergents, la violation du caractère laïque de notre nation ne peut pas se faire sans que la paix et la stabilité soient gravement menacées. Nous souhaitons réaffirmer que l’adoption et l’application intégrale de la charia dans certains Etats des régions du nord du Nigeria constituent des violations flagrantes du caractère laïque de la nation nigériane. L’introduction de la charia et son extension au domaine du droit pénal ont mené à bafouer les droits de citoyens innocents respectueux des lois qui ne peuvent pas demander réparation devant les tribunaux en raison des craintes fondées qu’ils éprouvent face aux menaces pour leur vie, leur propriété et celles de leurs familles. »51 40 7. Résumé et conclusion Le lecteur aura remarqué qu’il n’a guère été prêté attention aux autres confessions dans cette analyse. Pour des raisons évidentes, j’ai décidé de mettre principalement l’accent sur la réponse de l’Eglise catholique. Néanmoins, il est important de noter que, depuis sa formation à la fin des années 1970, l’Association Chrétienne du Nigeria (Christian Association of Nigeria) exerce son activité dans les locaux du secrétariat catholique. De manière générale, l’Eglise catholique entretient de bonnes relations avec les autres confessions à plusieurs niveaux. Cependant, tout en travaillant en étroite collaboration avec les autres chrétiens, la Conférence épiscopale catholique n’a jamais pris à la légère son propre devoir envers la nation. En conclusion, il est nécessaire de réaffirmer certaines des questions soulevées dans cette étude. L’auteur espère avoir mis en lumière la nature des ressources – humaines, naturelles et autres – que le pays possède. La présente étude a essayé de placer la situation dans son contexte en montrant que les problèmes de la nation proviennent d’une mauvaise direction du pays, qui se manifeste par la cupidité, le pillage des ressources et une corruption développée sans vergogne. L’échec de l’Etat est au cœur de la crise à laquelle la nation nigériane reste confrontée. La déchéance morale a contribué à créer un climat d’anomie. La destruction infligée à la nation par les militaires ne peut être estimée exactement dans toute son ampleur, car il n’y a guère eu de tentatives visant à la quantifier. Les projets abandonnés dans tout le pays, le mauvais état des infrastructures, les malversations des autorités administratives, des performances médiocres dans le milieu du travail, la compromission de hauts fonctionnaires gouvernementaux par les grandes entreprises sont autant d’aspects qu’il faudrait intégrer dans une telle quantification. Cette étude a également cherché à attirer l’attention sur bon nombre des problèmes persistants de la nation, tels que la question des minorités et les crises générées par la religion. En même temps, il s’agissait également de souligner les conditions sociales prévalant au Nigeria et les inégalités croissantes engendrées par des politiques publiques inadaptées. Dans les deux cas, j’ai essayé d’illustrer le fait que les tensions existant au sein de la société et l’émergence de nouvelles identités étaient imputables à la définition et la mise en œuvre de politiques inadaptées. L’examen des faits en présence permet de déduire que la crise persistante entre musulmans et chrétiens a réellement été créée de toutes pièces par la classe dirigeante de l’armée, qui apporte ainsi la preuve de sa défaillance morale. En conclusion, les crises que le Nigeria a essayé de dépeindre comme une preuve de l’intolérance religieuse, communale ou ethnique sont, en majeure partie, des 41 réponses à une politique gouvernementale très défaillante. Le rapport de la commission établie après la crise de Kano en 1994 en apporte un exemple. Cette crise a été présentée de manière générale comme une nouvelle éruption de violence religieuse, tandis que les Igbos y voyaient la preuve de la haine de la population haoussa / musulmane, dominante à Kano, envers les Igbos. Dès sa toute première conclusion, la commission renvoie à la cause véritable de cette crise. Le rapport affirme : La cause immédiate était une simple bagarre entre deux hommes, Arthur Nwankwo et Malay Abubakar Abdu, alias Dan Fulani. La dispute, qui s’est déroulée dans la rue Hausa/Igbo Road près de Russell Avenue, a commencé en raison de cet incident : M. Nwankwo et les vendeurs employés dans son magasin ont observé deux voleurs non identifiés en train de subtiliser un sac du coffre d’un taxi qui s’était garé au bord de la chaussée pour laisser descendre l’une des deux passagères. Dan Fulani est un Foulani du village de Lolo, dans l’Etat de Kebbi, tandis que M. Nwankwo, qui est issu de l’Etat d’Anambra, est d’origine Igbo. Le sac volé avait été dissimulé près de l’un des véhicules placés sous la surveillance de Dan Fulani, gardien de parking. Après avoir été alertés par M. Arthur Nwankwo, les propriétaires ont pu récupérer leur sac. Ils ont ensuite quitté les lieux en taxi, sans que leur identité ait pu être constatée. En proie à un vif énervement, M. Nwankwo et une autre personne ont traversé la rue pour demander des explications à Dan Fulani, et savoir pourquoi il n’avait pas stoppé le voleur. Pour toute réponse, ce dernier a avancé que cette affaire ne le regardait pas, étant donné que le taxi n’était pas placé sous sa surveillance. Les voleurs, qui s’estimaient menacés par les efforts de M. Nwankwo pour les démasquer, ont décidé de le défier. Ils sont donc allés vers lui pour l’accuser de s’être ingéré dans leurs affaires, et l’ont apparemment averti qu’il ferait mieux de s’en abstenir à l’avenir. Sur quoi, ils ont quitté les lieux sans avoir pu être identifiés. Quelque temps plus tard, alors que Dan Fulani avait traversé la rue, il s’est retrouvé impliqué dans une dispute avec M. Nwankwo. Dans la bagarre qui a suivi, Dan Fulani s’est emparé d’une pierre pour frapper M. Nwankwo ; à son tour, celui-ci a frappé Dan Fulani avec un morceau de bois, l’a ainsi fait tomber dans une rigole, puis poussé dans un brasier de maïs, où il a perdu connaissance. Pendant la bagarre, un attroupement composé des deux groupes ethniques a commencé à se former. Saisi d’une peur effroyable, M. Nwankwo s’est enfui au marché de Sabon Gari. Là, il a raconté l’incident à l’inspecteur de service, qui avait déjà été alerté et s’apprêtait à se rendre sur les lieux. M. Nwankwo fut immédiatement placé en détention, puis remis à un commissaire adjoint qui le fit conduire au siège du Bureau d’investigation et d’interrogation de l’Etat (SIIB) pour des raisons de sécurité. Une poignée de casseurs sans vergogne a alors commencé à échauffer la foule qui s’était rassemblée, et à jeter des pierres, provoquant ainsi une émeute générale. C’est longtemps après la fin de la bagarre initiale que la nouvelle de ces troubles s’est répandue jusqu’à Sabon Gari, Gwammaja et d’autres secteurs. Les informations obtenues par la commission 42 d’enquête ont confirmé là aussi que les pillages, actes de vandalisme et incendies criminels avaient été commis sans lien avec l’appartenance ethnique. D’après les chiffres officiels, cette émeute a fait 25 victimes, sans compter les nombreux restes de corps carbonisés non identifiés que la police et les pompiers ont retrouvés en dehors de Sabon Gari. Selon les chiffres rapportés, 32 véhicules à moteur, 81 motocyclettes et 49 commerces ont fait l’objet d’actes de vandalisme, d’effractions ou de pillage. En outre, on a recensé un total de 93 blessés ; la police a procédé à 54 arrestations, pour divers délits allant du pillage et de l’incendie criminel au meurtre, en passant par des tentatives de meurtre et nombre d’infractions mineures.52 Il n’est pas nécessaire d’essayer de se livrer à une interprétation détaillée de ces événements. Même si je m’y essayais, il est probable que j’aboutirais à des résultats différents. Ce qui est important dans ce contexte, c’est que nous avons à faire à une situation simple, qu’une société fonctionnant normalement, assistée par une police efficace, aurait résolue selon les principes du droit. Or un tel scénario peut se reproduire partout dans le pays. Il est donc possible d’en conclure que, dans la majorité des cas, nous ne sommes pas confrontés à des différences religieuses ou ethniques, mais à l’échec d’un Etat incapable d’assumer ses obligations. L’examen de la charia montre également que les problèmes ne résident pas dans une simple question de différences de croyances, mais qu’ils sont visiblement plus profondément enracinés. En étudiant le contexte de l’émergence de la société civile au Nigeria, on constate qu’elle est largement issue de la contestation contre les abus des militaires. Aussi ironique que cela puisse paraître, le retour à un pouvoir civil a généré à travers le pays un grand nombre de contradictions qui ont ébranlé la confiance des Nigérians dans la démocratie. Pleins d’attentes, beaucoup de Nigérians escomptaient probablement que la fin de la domination militaire aurait automatiquement pour effet de mettre un terme à l’insécurité, de créer l’harmonie sociale et de remettre le Nigeria sur la voie du progrès. Hélas, comme j’ai essayé de le montrer, la crise de la charia n’était pas la seule crise à laquelle la nation était confrontée. Dans les régions du sud, le pays était en proie à des crises durables et bien plus graves, dont la brutalité n’était guère différente de celle qui sévissait dans le nord. L’émergence de milices ethniques et la violence qui a secoué le Niger ont eu pour effet de maintenir la nation dans un état de tension durant les trois premières années du rétablissement du gouvernement civil au Nigeria. Les blessures alors causées au pays ne sont pas encore refermées. Cette question souvent posée, « what next? », recouvre les problèmes les plus urgents du pays. La présente étude ne prétend pas se pencher sur tous les problèmes de la nation. Il ne s’agit que de donner un modeste aperçu du sujet, et de présenter une face d’une histoire aux multiples facettes. Néanmoins, l’analyse précédente permet d’émettre les thèses suivantes. 43 * La démocratie, garante de la protection des droits de l’homme Comme je l’ai souligné précédemment, bon nombre de Nigérians ont le sentiment que la démocratie a introduit davantage d’insécurité dans le pays qu’ils ne l’auraient cru, et y voient une ironie du sort. Ce sentiment est fort compréhensible. Néanmoins, il faut l’interpréter dans le contexte d’une plus vaste réalité, notamment celui de l’héritage des régimes post-autoritaires de par le monde. Tous les observateurs de la situation dans l’ex-Union soviétique s’accorderaient à reconnaître que la plupart des régimes qui ont repris le pouvoir immédiatement après la chute du communisme n’ont guère tardé à en être évincés, dès la période initiale passée. Un sentiment de frustration s’est rapidement répandu dans le pays à mesure que les citoyens avaient le sentiment que leurs espoirs ne se réalisaient pas. De la même façon, il est compréhensible que les Nigérians se laissent gagner par le découragement. Pourtant, je maintiens fermement que, compte tenu de la situation dans laquelle se trouve le pays, il n’y a vraiment aucune autre voie, aujourd’hui, que la démocratie. L’un des facteurs essentiels réside peut-être dans le fait que le processus d’éducation n’est pas suffisamment avancé pour que les Nigérians comprennent la nature de leurs devoirs et de leurs responsabilités dans une démocratie. Les Eglises et la société civile se doivent de relever ces défis sans plus attendre. * Du statut de « sujets » à celui de citoyens Il est évident que bon nombre des problèmes que connaît encore le Nigeria sont liés à l’incapacité de l’Etat de créer un véritable sentiment d’appartenance parmi les différentes fractions de la société. Les Nigérians continuent à se percevoir comme des chrétiens et des musulmans, car l’autorité centrale ne jouit pas de la légitimité requise pour imposer le respect des institutions de l’Etat. Comme l’ont montré les débats et les conclusions de la Commission sur les minorités, le Nigeria doit traiter les questions de l’inégalité et de l’absence d’un processus clairement défini d’accession au pouvoir. En dépit de la balkanisation de l’Etat, nous sommes loin d’avoir trouvé une plate-forme unie. Au contraire, plus nous établissons d’états, plus nous créons de problèmes et d’identités dans ce processus. En poursuivant des programmes visant à diviser pour mieux régner, les dirigeants militaires ont aggravé les tensions, montant un groupe contre l’autre. Le résultat de toute cette politique est que les Nigérians continuent à se définir selon des démarcations religieuses et ethniques. Une bonne gouvernance, centrée sur la réalisation de l’intégration nationale, pourra aider à canaliser les énergies pour les éloigner des forces centrifuges de l’ethnicité et du régionalisme et les mettre au service des forces centripètes de l’unité. 44 * Constitutionnalisme et Etat de droit Comme je l’ai montré, les problèmes du Nigeria ont été exacerbés par le manque de sincérité qui a caractérisé le débat constitutionnel. Depuis que l’élite politique a découvert que la question de la charia lui permettait de mobiliser le peuple pour servir ses propres objectifs, elle a souvent recouru à cet instrument durant les diverses conférences constitutionnelles. La thèse soutenue dans la présente étude est qu’il vaudrait mieux laisser la procédure constitutionnelle aux experts, plutôt que d’en faire le théâtre de la mobilisation politique. En second lieu, il est important de constater qu’une grande partie de la violence qu’a connue le Nigeria est survenue durant la période du gouvernement militaire, alors que la constitution était suspendue. En effet, certains des problèmes auxquels était confronté le régime d’Obasanjo étaient engendrés par l’absence d’un cadre constitutionnel clairement défini qui aurait permis d’asseoir la nouvelle république. Comme j’ai essayé de le souligner à propos de la crise de la charia durant la quatrième république, l’espace politique était donc occupé par des responsables qui n’avaient véritablement aucune connaissance antérieure des questions de gouvernance. Tant que nous n’aurons pas trouvé un cadre légal pour la conduite des affaires politiques, ces problèmes de manipulation et d’invention de fausses identités continueront à nous poursuivre. * Vers une société démocratique juste La question de la démocratie est étroitement liée à celle de la constitutionnalité. Le Nigeria a subi trop de revers dans son expérience démocratique. Qui plus est, la nation n’a pas vraiment su mettre en place un environnement adapté, permettant à la démocratie de se développer. Les constantes interruptions dues au pouvoir militaire n’ont guère arrangé les choses. Cependant, même si nous avons jugé avec dureté les dirigeants militaires, il faut dans un sens reconnaître que la classe politique, la société civile, les organisations religieuses etc. ont également leur part de responsabilité à assumer. Et ce parce que, même durant le régime militaire, ce sont des civils qui occupent les postes de ministres et qui sont à la tête de l’administration. En fait, le rôle que jouent les riches hommes d’affaires et leurs intérêts particuliers dans le soutien au renversement de gouvernements défavorables à leurs affaires est bien connu. Il est crucial que les Nigérians restent patients, et qu’ils s’imprègnent de la discipline et du sacrifice qui vont de pair avec la création d’un nouvel ordre démocratique. Dans un régime post-autoritaire, les citoyens se laissent facilement aller au découragement, surtout parce qu’ils se sont habitués, durant de longues années, à une structure de gouvernance dictatoriale consistant à commander. Quelles que soient les ten- 45 tations de se laisser guider par un gouvernement militaire, les Nigérians doivent comprendre que le pays ne pourra jamais se développer s’il reste en même temps privé de liberté. En outre, à l’heure où le reste du monde progresse sur la voie de la démocratie, le Nigeria, compte tenu de sa taille et de son influence, se doit d’ouvrir la marche, afin que d’autres nations africaines suivent. Aussi arrogant que cela puisse paraître, le fait est qu’aucune autre nation africaine ne peut remplir ce rôle. L’Afrique le sait, la communauté internationale le sait, et le Nigeria le sait également. * Le rôle de la religion dans la société Aujourd’hui encore, les Nigérians évoquent le problème de la religion d’une manière qui continue à saper le rôle et la place de la religion dans notre société. Il est temps que les représentants des communautés religieuses du Nigeria dépassent les questions confessionnelles et celles des relations avec le gouvernement pour mettre des grains de sable dans les rouages entre les citoyens et les dirigeants de notre pays. Bien que les communautés chrétienne et musulmane aient chacune leurs associations53, le danger existe que, s’ils sont mal conduits, ces organes continuent à jouer un rôle qui se limite à veiller au bien-être de leurs membres, sans explorer de meilleures voies de collaboration. En des périodes de crise nationale (telles que les diverses controverses liées à la charia, l’OIC, etc.), les deux parties en présence ont toujours eu tendance à soutenir leur communauté, renforçant et approfondissant ainsi les clivages. Au Nigeria comme partout ailleurs, les gouvernements ne disposent que d’un mandat limité dans le temps, alors que les dirigeants exercent généralement leurs fonctions toute leur vie durant. Cette longévité devrait conférer une certaine responsabilité, résultant du fait que, durant ses fonctions, un dignitaire a déjà tout vécu. Forts de leur expérience, les chefs religieux sont en position de montrer très clairement que la religion a toujours été une force de changement de réconciliation dans d’autres parties du monde. C’est ce qui, à mes yeux, constitue le plus grand défi que la religion a à relever au Nigeria. S’il est vrai que le gouvernement d’Obasanjo a institué un Conseil national pour le dialogue interreligieux (National Council for Inter-religious Dialogue), cet organe n’a jamais réalisé de percée importante, même durant les périodes de crise nationale, telles que la promulgation de la charia. Ce conseil continue à se réunir en de nombreuses sessions, mais celles-ci n’aboutissent qu’à très peu de résultats concrets. L’opinion publique n’a en réalité aucun contact avec les travaux du conseil. De plus, cet organe est encore financé par le gouvernement fédéral. Il est, par conséquent, presque impossible pour ce conseil de se mouvoir audelà des limitations qu’il s’impose lui-même en raison de ce patronage. Il est 46 difficile de dire combien de temps ce conseil restera en place, et s’il est prévu, à terme, de le rendre indépendant et de lui conférer davantage de poids dans la gestion des affaires nationales. Son rôle ne saurait être celui d’un « extincteur » en temps de crise, bien qu’il ait même échoué à remplir cette fonction jusqu’à présent. Utilisé à bon escient, il pourrait faire office de « boussole » morale pour la nation. Toutefois, ce Conseil connaît des difficultés internes, dues au contexte des différents groupes de dirigeants. Tandis que les chefs chrétiens sont indépendants, et n’ont aucun lien avec le gouvernement, les dirigeants musulmans sont tous nommés et financés par le gouvernement. Il leur est donc difficile d’adopter une attitude critique envers les politiques gouvernementales. * La lutte contre la corruption La corruption proverbiale du Nigeria n’est plus une nouveauté, et elle ne suscite même plus l’embarras auquel on pourrait s’attendre. Le gouvernement d’Obasanjo s’est certes engagé avec ardeur dans la lutte contre la corruption, mais, au bout de trois ans d’efforts, il ne peut malheureusement pas afficher de résultats tangibles, et ce essentiellement pour deux raisons. Pour le gouvernement fédéral, la lutte contre la corruption était plutôt une manœuvre électorale visant à apaiser la communauté internationale. Il n’est en effet pas possible d’expliquer autrement que le président, malgré sa longue expérience de ce fléau si profondément enraciné, ait choisi de recourir exclusivement à des instruments juridiques pour lutter contre la corruption. En outre, le gouvernement n’a malheureusement su ni définir des objectifs précis, ni impliquer efficacement les citoyens dans cette lutte. La Commission fait donc plus de bruit que de mal, d’autant qu’elle est confrontée à des problèmes tels que l’insuffisance de sa dotation financière, et une motivation laissant à désirer. En concentrant ses efforts sur le terrain juridique, le gouvernement semble en outre avoir oublié que certains des plus grands escrocs utilisent non seulement leur argent, mais précisément aussi ces mêmes procédures juridiques pour saper les efforts mis en œuvre, sans parler du manque de confiance des citoyens ordinaires dans la justice. * Identification et gestion efficace des ressources Jusqu’à aujourd’hui, le Nigeria n’a pas saisi où se situent ses vraies ressources. Durant l’époque coloniale et post-coloniale, l’agriculture occupait une place prédominante dans la vie de la nation. Après la découverte de pétrole, le pays s’est malheureusement détourné de l’agriculture, pour centrer son attention sur le pétrole. Grâce à l’implication de sociétés multinationales et au recours à des capi- 47 taux bon marché, les classes dirigeantes ont renforcé leur emprise sur les entrées de recettes, et progressivement détourné l’attention de la nation des autres ressources. Ce qui est plus grave encore, c’est que les dirigeants du pays n’ont pas vraiment consacré suffisamment de temps et d’énergie à utiliser les fruits de cette richesse au service du pays. Certes, les villes ont été dotées de routes et d’édifices nouvellement construits, mais les régions rurales ont été laissées pour compte. Les grands projets de construction étaient plus attractifs, car ils offraient aux élites de nouvelles perspectives de recettes. Les dirigeants du Nigeria n’ont pas encore pris conscience du fait que ce sont les êtres humains qui représentent la principale ressource, et pas les ressources naturelles non renouvelables qu’ils continuent à vénérer. Si le Nigeria n’inverse pas sa politique de développement inadaptée, centrée sur les intérêts de l’élite et dominée par l’étranger, il se prépare un sombre avenir, dont l’effondrement des structures sociales et l’insuffisance des crédits alloués à l’éducation constituent des signes avant-coureurs. * Voies menant à un avenir viable : priorité aux femmes et aux jeunes Enfin, il est urgent de consacrer davantage d’attention aux catégories les plus négligées de la société nigériane, les femmes et les jeunes. Au nom de ce que l’on appelle l’égalité des sexes, les femmes mènent depuis longtemps campagne pour être représentées au gouvernement et dans le monde des affaires. Il est intéressant de noter que la question de la participation des femmes a largement été utilisée comme instrument pour favoriser l’ascension sociale de ceux qui en avaient été exclus en raison de leur appartenance à des groupes ethniques insignifiants ou de leur manque d’éducation. Il y a là des parallèles avec la crise qui a résulté de la création d’Etats et de gouvernements locaux, dont l’intention déclarée était également de conférer davantage de pouvoir à la population nigériane. Ce qui a été mis au compte de la représentation des femmes n’est pourtant autre, bien souvent, qu’un « recyclage » systématique des mêmes catégories de personnes, la seule divergence résidant dans la différence de sexe. Le gouvernement en place, par exemple, compte actuellement cinq femmes éminentes à des postes de ministres fédérales. Cependant, elles sont toutes issues de la même classe, des mêmes contextes ethniques et politiques que leurs homologues masculins occupant des postes similaires. Pour maîtriser le problème de l’inégalité, le gouvernement devra mettre en place un programme visant clairement à traiter les problèmes des femmes dans les régions rurales, et ne pas laisser perdurer la situation actuelle, où les dirigeants 48 au pouvoir se contentent de déplacer d’un poste à un autre les femmes de leur cercle d’amis ou de leur famille. Les jeunes, qui représentent plus de la moitié de la population, restent désavantagés. Les gouvernements successifs ont certes engagé différents programmes axés sur la jeunesse, mais, dans la majorité des cas, ces programmes se sont perdus dans les méandres de la bureaucratie, ou les responsables chargés de les administrer ont détourné les ressources qui y étaient allouées. Traiter la question des jeunes m’amène au dernier point. * HIV / SIDA et l’avenir de l’Afrique en général Partout en Afrique, les femmes continuent à supporter le plus gros poids du fardeau du travail quotidien. Eduquer les enfants, gagner le pain quotidien, s’occuper de la famille sont autant de tâches dont elles assument la responsabilité principale. Au Nigeria comme dans d’autres pays, les gouvernements successifs se sont pourtant avérés incapables de répondre aux besoins des femmes et de leur apporter le soutien approprié, notamment l’éducation, l’accès à une eau potable pure, à l’énergie et à de modestes crédits. Le dernier recensement effectué au Nigeria confirme que les femmes représentent une plus grande partie de la population que les hommes, et pourtant elles sont les plus négligées. Depuis que le virus mortel du HIV et le SIDA se propagent dans le monde, ce sont l’Afrique et d’autres parties du monde en développement qui ont eu à déplorer le plus grand nombre de victimes. Pendant que la maladie continue à anéantir une partie de l’avenir, la nation se contente encore de lutter contre les symptômes. Pourtant, il est urgent d’offrir aux jeunes une vie qui leur ouvre des perspectives dans la société : l’augmentation de la prostitution des jeunes n’est en fin de compte qu’un symptôme de leur frustration. Si l’on n’engage pas des actions adaptées et déterminées, cette bombe à retardement nous frappera à l’avenir plus durement encore que toutes les éventuelles attaques d’Al Qaida. Il est encore temps d’agir. L’Eglise et l’Etat doivent s’unir dans cette guerre pour sauver l’humanité. L’éducation est l’aspect le plus vital de la vie publique, et c’est un domaine dans lequel l’Eglise catholique s’est forgé une réputation dans le monde entier. Au Nigeria, la guerre civile et la prise en charge des écoles par le gouvernement à l’échelon fédéral et, dans certains cas, régional dans tout le pays se sont traduits par une dégradation systématique de la qualité de l’éducation. L’Eglise catholique a livré bataille pour obtenir la restitution de ces écoles. La réaction des états a été très différenciée : si certains se sont pliés à cette demande, d’autres s’y refusent encore, pour des raisons politiques. Le véritable défi pour l’Eglise catholique consiste cependant à se repositionner et à apprendre comment aborder au mieux les changements qui s’opèrent dans la société. 49 Après tant d’années de lutte, les efforts sérieux qu’engage actuellement la Conférence épiscopale catholique pour créer une université catholique sont un signe encourageant. Bien que ce projet soit déjà envisagé depuis une vingtaine d’années, il a subi de nombreux revers par le passé. A l’appui des trois universités protestantes qui ont déjà ouvert leurs portes, il est permis d’espérer que la réalisation de ce projet offrira une plate-forme pour la formation, la contestation, le dialogue et l’échange fructueux d’idées dans l’ensemble de la société nigériane. Plus que toute autre institution, une université catholique pourra aider l’Eglise catholique à relever les défis de la formation et de l’instruction de ses élites, qui ont toujours éprouvé de sérieuses difficultés à concilier leur foi et les exigences professionnelles au quotidien. A mesure que la démocratie, encore faible, se stabilisera dans le pays, l’Eglise catholique disposera des moyens stratégiques requis pour influer sur les changements qui se dessinent et contribuer à leur donner forme. Des jours meilleurs se profilent à l’horizon, tant pour l’Eglise catholique que pour la nation dans son ensemble. Appendice : Les élections présidentielles du 19 avril 2003 Les élections nationales sont désormais bouclées. Enfin, pas encore complètement, puisqu’il reste encore à éclaircir la questions d’éventuelles manipulations électorales. Sans pour autant faire preuve de trop de cynisme, force est de reconnaître qu’il fallait bien s’attendre à de telles tendances. Chacune des parties admet ouvertement qu’il y a eu des manipulations électorales – reste à déterminer l’ampleur de ces manipulations. Il y a deux points qui exigent une explication. Tout d’abord, ces manipulations étaient prévisibles pour la simple raison que la politique en Afrique vise toujours le pouvoir, le pouvoir à l’état brut, dénué de responsabilité. Etant donné le manque de tradition démocratique solide, il faut laisser le temps à des mécanismes stables de se mettre en place. La domination militaire a déformé le paysage politique, permis à la violence de s’installer à tous les niveaux, et réduit la politique et les responsables politiques à un rôle subalterne et à la servitude. Exiger que ce système change en une période de quatre ans seulement serait donc trop attendre. Corollaire du premier point, le second a trait au considérable affaiblissement des institutions. Les pouvoirs judiciaire et législatif ont tous deux été victimes des excès des dirigeants militaires. Trai- 50 ter ces problèmes prendra du temps. Il faut du temps pour forger une confiance publique, et stimuler le processus en cours de sorte à gagner la confiance des citoyens. A mes yeux, il serait donc plus approprié de porter un regard différent sur les élections, un regard qui cherche à discerner non pas les problèmes, mais les signes de changement. Je vais illustrer ce propos par deux exemples. Tout d’abord, celui de la religion. Ces élections ont porté un coup à l’arrogance de l’élite du nord, qui s’est toujours appuyée sur la religion pour mobiliser le peuple. Dans tout le nord du pays, la population s’est subitement vue en position de récupérer ce qu’elle avait dû abandonner du fait de l’exploitation des sentiments religieux. Dans le contexte des expériences vécues avec la charia, même dans le nord, la religion était devenue un fardeau. La charia n’était plus un instrument permettant de mobiliser les musulmans (comme s’y efforçait le général de division Muhammad Buhari, candidat à la présidentielle de l’ANPP, All Nigeria Peoples’ Party, et premier candidat de l’opposition), mais était devenue un fardeau qui pesait lourdement sur ses défenseurs. Le président Obasanjo n’a pas été élu parce que le peuple nigérian en était satisfait. Au contraire, la corruption persistante et l’effondrement de l’infrastructure sont à l’origine, entre autres raisons, d’une insatisfaction massive. En réalité, le peuple nigérian a voté contre l’extrémisme religieux, et a émis un signal qui avait valeur d’avertissement à l’intention de tous les belligérants religieux qui l’ont exploité. Le second exemple réside dans le problème de l’ethnicité. Les Yoroubas (auxquels appartient le président Obasanjo) ont toujours été les plus virulents défenseurs d’une politique ethnique. En 1999, seul un siège du Sénat fut acquis à un parti qui n’était pas contrôlé par les Yoroubas. Leur parti ethnique, l’Alliance pour la Démocratie (Alliance for Democracy), était la principale scène de leur action. Durant les élections de 2003, l’alliance a été durement battue, ne réussissant à conserver qu’un seul de ses six postes de gouverneur. Il s’agissait là d’un avertissement à l’intention de tous les responsables politiques qui voulaient jouer la carte de l’appartenance ethnique. De mon point de vue, l’association de ces deux développements très significatifs représente l’évolution la plus positive dans la politique au Nigeria. L’ouverture de l’espace politique et la stabilité persistante de la nation permettent d’espérer que le peuple nigérian continuera à l’avenir à s’engager avec résolution pour maintenir la démocratie. Pour conclure, la meilleure façon de garantir un processus pacifique et transparent sera de maintenir les militaires, sous quelque forme qu’ils se présentent, à l’écart du gouvernement. Si les Nigérians n’y parviennent pas, la politique restera sous le contrôle des militaires, à la seule différence qu’il manquera les uniformes. 51 Notes 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 Ali Mazrui: The Africans: A Triple Heritage. (BBC Publications. Londres. 1986) John Reader: Africa: A Biography of a Continent. (Penguin. Londres. 1986) James Coleman: Nigeria: Background to Independence. (Berkley University Press. 1958) Eghosa Osagie: Crippled Giant: Nigeria Since Independence (Hurst and Co. Londres. 1998) p. 4 Eghosa Osagie, Crippled Giant, op. cit., p. 5 Interview réalisée avec un missionnaire catholique irlandais au Nigeria. Anthony Kirk-Greene: The Remedial Imperatives of the Nigerian Constitution, 1922-1992, in Larry Diamond, Anthony Kirk-Greene et Oyeleye Oyediran: Transition Without End: Nigerian Politics and Civil Society Under Babangida (Lynne Riener. Londres. 1997) p. 33. Commandant Kaduna Nzeogwu, allocution à la nation, 15 janvier 1966. Général de division Muhammad Buhari, allocution à la nation, 1er janvier 1984 Gééral de division Ibrahim Babangida, allocution à la nation, 27 août 1985 Général de division Sani Abacha, allocution à la nation, 18 novembre 1994. Clement Nwankwo: The Judicial System and Human Rights Under Babangida, in Transition Without End, op. cit., pp. 351-63 Les gouvernements nigérians qui se succédèrent les uns aux autres adoptèrent cette orientation, dans l’espoir de faire croire qu’ils n’aspiraient ni à une économie capitaliste, ni à une économie socialiste. Il s’agit là d’une tentative en vue de gérer les problèmes idéologiques des années 1980. Source: NNPC Annual Statistical Bulletin, 1994. Matthew Kukah: Democracy and Civil Society in Nigeria (Spectrum Books. Ibadan. 1998), cf. chapitre 3, Democracy and the SAP Trap, p. 67f. Paul Lubeck: Islam and Urban Labour in Northern Nigeria: The Making of a Muslim Working Class. Cambridge. University Press. 1986 Matthew Kukah: Religion, Politics and Power in Northern Nigeria (Spectrum Books. 1992) pp. 184-214. Matthew Kukah & Toyin Falola: Religious Militancy and Self Assertion: Islam and Politics in Nigeria (Avebury. Aldershot. 1996) Alhaji A. Tofa choisit Dr. Sylvester Ugo, un Igbo du Sud, comme candidat à la vice-présidence. Bien qu’il fût musulman, il fut battu à plate couture par Moshood Abiola dans son Etat d’origine, Kano. Ces questions sont traitées dans une étude intéressante et exhaustive, cf. : Douglas Johnston & Cynthia Samson: Religion, The Missing Dimension in Statecraft (Oxford University Press. 1994) Omar Farouk Ibrahim: Religion and Politics: A View from the North, in Larry Diamond, Anthony Kirk-Greene and Oyeleye Oyediran: Transition Without End, op. cit., p. 427 ff. Darren Kew: Civil Society in Nigeria Wifeism and Activism: The Nigerian Women’s Movement, in Amrita Basu (ed): The Challenges of Local Feminisms: Women’s Movements Cross Culturally (West View Press. Boulder. 1995) p. 213 ff. Murray Last: The Sokoto Caliphate, Londres. Longmans. 1967) Report of the Panel of Investigation on the 30 May 1995 Market Disturbances, Kano. ( Kano State Government, June 1995) p. 2 Suleiman Kumo: The Organisation and Procedure of Sharia Courts in Northern Nigeria, thèse de doctorat, SOAS. Londres 1972 Suleiman Kumo: Sharia Under Colonialism: Northern Nigeria, in Nur Alkali, Adamu Adamu et alii. (Eds.): Islam in Africa. in Africa Conference. Spectrum Books. 1993 p. 1-23.) E. A. Keay & S. S. Richardson: The Native Customary Courts of Nigeria (Les tribunaux autochtones de droit coutumier au Nigeria), Sweet & Maxwell. Londres. 1966 p. 22. Suleiman Kumo: Sharia Under Colonialism, (La charia sous le colonialisme), ouvrage cité, p. 9 Suleiman Kumo, Sharia Under Colonialism, (La charia sous le colonialisme), ouvrage cité, p.18 Matthew Kukah: Religion, Politics and Power, (Religion, politique et pouvoir), ouvrage cité, p.118 et suiv. Les zones interdites concernaient les domaines de la constitution que le gouvernement jugeait critiques et susceptibles de créer des tensions. Cette façon de définir le Droit qu’avaient les militaires est à la base de la crise persistante du régime constitutionnel au Nigeria. C’est dans la même logique qu’a été créée la notion de clauses d’éviction qui empêchaient certains tribunaux de juger certaines affaires. Le problème des mendiants que l’on associait à l’Islam au Nigeria cause de fortes préoccupations à la communauté musulmane au Nigeria. Il y a plus de vingt ans, le Jama’atu Nasril Islam a essayé de créer un fonds de zakat mais cela n’a jamais vraiment réussi. Affaire No. USC/GW/CR/FI/10/2001: Cour d’appel islamique de l’Etat de Sokoto: Division Juridique de Sokoto. Manuscrit original traduit par Ibrahim Ladan 27 juillet 2002. E. A. Ayandele: The Missionary Impact on Modern Nigeria, 1882-1914, Presses universitaires. Ibadan. 1974 S. O. Eboh: Church-State Relations in Nigeria: A Juridical Survey of the Church-State Relationship from 1960-83,Rome. Urban University. Rome. 1984 1er octobre 1960 février 1970 10 février 1979 Responsabilité civique et politique, chapitres 4,10 et 12. Responsabilité civique et politique, chapitres 13 et 20. Matthew Kukah: Religion, Politics and Power, p. 214 et suiv. Our Stand on the OIC. 22 février 1986 Memo To Constitutional Review Panel. The Church and Political Transition. 20 octobre 1990 52 44 45 46 47 48 49 50 28 juin 1993 Cette prière a également été adoptée par la Conférence Episcopale catholique du Ghana. The Guardian. 2 juillet 1993 Déclaration du 11 septembre 1993. Déclaration du 12 novembre 1995 Déclaration du 22 mars 1998 Ce service religieux s’est déroulé au Centre International des Conférences d’Abuja le 30 mai 1999. De nombreux musulmans ne l’ont pas accueilli de façon favorable, surtout que les chrétiens avaient particulièrement insisté sur l’importance de ménager un équilibre dans les affaires religieuses. Beaucoup diraient même que les tendances évangéliques du président et la construction d’une chapelle dans sa villa ont contribué à courroucer bien des musulmans au Nigeria. 51 Déclaration du 22 février 2002. 52 Rapport de la Commission d’enquête date du 30 mai 1995, Market Disturbances, Kano. (Kano State Government, juin 1995) p. 2 53 L’Association chrétienne du Nigeria (CAN) et le Conseil suprême des Affaires Islamiques (SCIA)