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Historiographie des migrations aux Pays-Bas Principales orientations, état actuel des connaissances et perspectives de recherche Cet article aborde l’histoire des migrations aux Pays-Bas sous deux angles différents : un bref état des lieux de la production historiographique sur l’immigration et, plus longuement développées, les implications sociales et politiques de la recherche en matière d’histoire des migrations. S’agissant de la recherche aux Pays-Bas, une grande partie de ce que Gérard Noiriel a écrit à propos de la France reste valable. L’histoire des migrations connaît un grand succès. De nombreux travaux ont été publiés ou sont en cours. L’histoire des migrations aux Pays-Bas est une discipline très vivante et très active depuis les années quatre-vingt(1), bien organisée au sein du Centrum voor de Geschiedenis van Migratie (CGM), et qui se traduit par un volume de publications tout à fait important. Les échanges avec les collègues étrangers sont intenses, et l’histoire des migrations a récemment commencé à être incorporée dans l’histoire nationale. Par ailleurs, les musées, et plus particulièrement les musées d’histoire, lui réservent aussi une place non négligeable (parmi eux, le Conseil national des musées). Et, de manière générale, les historiens des migrations jouent un rôle important dans la préparation des expositions. Des liens très étroits unissent les historiens et les sociologues qui disposent d’un centre de recherche important, l’Institut des migrations et des études ethniques (IMES), à Amsterdam. Un programme de la Fondation nationale pour les sciences humaines (NWO) réunit spécialistes des sciences sociales, comportementales, philosophiques et même médicales, ainsi que des historiens et des linguistes. Pourtant, les historiens ont le sentiment que la portée de leurs travaux n’est pas pleinement reconnue dans les sciences sociales. Plus qu’ailleurs peut-être, l’accent est mis sur les XVIIe et XVIIIe siècles, période de la République hollandaise pendant laquelle les Pays-Bas comptaient une proportion plus élevée qu’aujourd’hui d’habitants d’origine étrangère. Une difficulté majeure en historiographie tient à la façon d’analyser le processus d’intégration qui est, en général, indéniable. Les études comparatives sur les corporations et la citoyenneté ont joué un rôle indiscutable à cet égard. Il a été suggéré que le destin des descendants d’immigrés n’était pas de constituer des minorités ethniques, mais Les chantiers de l’histoire par Jan Lucassen, professeur à l’Institut international d’histoire sociale, Amsterdam (traduit par Danielle Grée) 1)-Voir les travaux de Ulbe Bosma, Annemarie Cottaar, Leo Lucassen, Marlou Schrover, Jaap Vogel et Wim Willems. 49 plutôt de donner inéluctablement naissance à une sous-classe d’indigents. Seule une analyse multigénération de leur parcours, en appliquant les principes méthodologiques de l’Échantillon historique des Pays-Bas (HSN), pourrait apporter une réponse à ces questions. La reconstruction plus générale des flux migratoires dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix a été suivie par une spécialisation de la recherche autour de trois axes : les études locales, les études relatives à des métiers spécifiques (“ethniques”) et enfin l’organisation des migrants, en particulier au cours des deux derniers siècles. Les premières tentatives d’analyse du processus d’installation de groupes d’immigrants plus ou moins récents comme les Indo-hollandais, les immigrés originaires du Surinam et les Turcs ont également vu le jour, à partir de photographies et de documents privés. En ce qui concerne l’émigration, les études se concentrent depuis longtemps sur les États-Unis, ce qui est paradoxal lorsque l’on sait que l’émigration vers les colonies hollandaises, de 1600 à 1950, l’emporte largement par le nombre, et que l’émigration hollandaise en Allemagne, entre 1870 et 1945, a été au moins aussi importante. Le premier phénomène commence à être étudié depuis peu, tant pour la période de la Compagnie hollandaise des Indes orientales (Verenidge Oostindische Companie, VOC) que pour le XIXe et le début du XXe siècle (notamment à partir des données HSN) ; le second en revanche attend toujours de recevoir l’attention des chercheurs. Le partenariat entre historiens, associations de migrants et musées Avec qui et comment coopérer ? Tout d’abord, les historiens des migrations doivent travailler main dans la main avec les organisations de migrants, ne serait-ce que pour des raisons éminemment pratiques. En effet, d’une part les migrants détiennent de nombreux documents, d’autre part les organisations sont en lien avec des particuliers qui possèdent des collections privées intéressantes. Il existe d’autres raisons, et certaines peut-être plus décisives, mais, d’un point de vue académique, cet échange est important et donne d’excellents résultats, du moins aux Pays-Bas. Enfin, un lien étroit avec les musées et les archives doit être maintenu. La coopération interdisciplinaire, c’est-à-dire une véritable interactivité entre historiens et sociologues, s’avère tout aussi importante mais beaucoup plus délicate. Certains projets communs aux Pays-Bas ont donné lieu à de nombreuses publications. Toutefois, les historiens ont tendance à penser que l’histoire et ses résultats sont traités par les sociologues comme une introduction plaisante à leur ouvrage. La coopération internationale en histoire, également, semble primordiale. Les conférences internationales sont une illustration de cette coopération, mais trois autres aspects semblent cruciaux. Premièrement, 50 N° 1255 - Mai-juin 2005 © Keystone. il est important de lier l’histoire de l’immigration dans un pays à l’histoire de l’émigration dans un autre pays. Il est, en effet, très peu fait cas, par exemple dans une récapitulation de l’histoire allemande, de ce qui est unanimement reconnu par les historiens hollandais, à savoir qu’un million d’Allemands ont émigré vers les Pays-Bas avant 1900. Il s’agit d’un type de coopération extrêmement simple qui, en même temps, semble très difficile, et ce pour de nombreuses raisons. Deuxièmement, une encyclopédie de l’histoire des migrations européennes commençant en 1500 est en cours d’élaboration. Ce projet, mené par Klaus Bade(2) d’Osnabrück et Pieter Emmer(3) de Leiden, se veut le point de départ d’une meilleure coopération. Enfin, et dernier point, il sera très important pour les Européens de réfléchir à certaines migrations et processus d’intégration survenus dans l’histoire européenne. Même s’il est toujours utile de commencer par comparer l’Amérique et l’Europe, l’Europe présente, au début de l’histoire moderne et pas seulement pour les périodes de l’aprèsguerre, des modes et formules d’intégration extrêmement intéressantes. Les implications du travail de l’historien dans la société néerlandaise Mais, au-delà de la recherche historique et de ses résultats, il faut en analyser les implications sociales et politiques. L’une de ces implications Les chantiers de l’histoire Juillet 1964. Fin de l’année scolaire dans une classe élémentaire à Amsterdam. 2)- Klaus J. Bade est professeur d’histoire moderne à l’université de Osnabrück (RFA). De 1991 à 1997, il a été directeur de l’institut de recherches sur les migrations et les études interculturelles. Il est expert auprès de différentes institutions internationales comme l’Ercomer (European Research Center on Migration and Ethnic Relations) et l’Unesco. A notamment publié, avec Olivier Mannoni, aux éditions du Seuil, L’Europe en mouvement, La migration de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, 2002. 3)- Pieter Emmer est professeur à l’université de Leiden (Pays-Bas) et spécialiste des flux migratoires. 51 est claire et relativement simple. L’histoire des migrations est naturellement très importante pour les descendants des immigrants qui veulent connaître leur histoire. Il n’est pas nécessaire qu’ils souhaitent tous connaître leur propre histoire et n’ont pas besoin de la définir en tant que telle, mais c’est tout de même le cas pour bon nombre d’entre eux. Il est donc important que tous ces travaux détaillés, fruit de la recherche, soient publiés. Cependant l’histoire des migrations joue un rôle encore plus vital pour ceux qui ne se définissent pas comme immigrants ou comme Les immigrants ont, en règle générale, descendants d’immigrants – à tort ou à raison, peu importe –, mais qui se défiété intégrés au bout de deux, nissent comme de véritables Français, trois ou quatre générations, à condition Anglais, Hollandais, etc. de ne pas être en butte à une discrimination Un certain nombre d’historiens des officielle de la part de l’État. migrations – y compris moi-même – ont rédigé une bonne partie de leurs travaux dans l’intention d’apaiser les esprits. Ces historiens des migrations font valoir que les migrations internationales ne constituent pas un phénomène récent. Ce n’est même pas un phénomène moderne, ni exceptionnel. Bien sûr, ceci va à l’encontre des histoires nationales traditionnelles qui parlent du temps immémorial des migrations – c’est-à-dire d’il y a un siècle ou deux –, puis de l’arrêt de toutes ces migrations et enfin de la constitution d’une nation. C’est le courant dominant. Or, il faut souligner que les historiens des migrations ont montré, et continuent à le faire, que cette analyse n’a aucun sens. Pour les Pays-Bas, ceci est relativement facile à démontrer à partir de 1600. Même les historiens du “courant dominant” sont d’accord sur le fait que la Hollande n’aurait jamais pu connaître son âge d’or, ni être une puissance maritime mondiale, sans cette immigration. On ne peut pas expliquer l’histoire des Pays-Bas sans parler de celle des immigrants. Le travail sur la connaissance historique montre que ce processus n’est pas nouveau et qu’il n’y a pas lieu de paniquer. D’autre part, autant que les historiens peuvent en juger, dans le passé, les immigrants ont en règle générale, été intégrés au bout de deux, trois ou quatre générations, à condition de ne pas être en butte à une discrimination officielle de la part de l’État, comme ce fut le cas en Hollande avec les juifs, sous la République. Ainsi, en l’absence d’une discrimination légale structurée, l’intégration est la règle, qu’on le veuille ou pas. Cela dit, quand j’affirme qu’il faut deux, trois ou quatre générations, cela signifie cinquante à soixante-quinze ans. Il s’agit donc d’un processus de très longue haleine, qui implique une certaine patience, beaucoup d’efforts et de conflits, mais qui aboutit à l’intégration. Il faut donc faire preuve de persévérance, ce qui va à l’encontre de ce que certains sociologues ont baptisé “l’impatience démocratique”. 52 N° 1255 - Mai-juin 2005 Car, enfin, qu’est-ce que la démocratie ? La présence d’un problème, sa définition, la demande faite aux experts de le cerner encore plus précisément et, enfin, l’apport d’une solution et son application. Mais attendre le temps de deux ou trois générations, cela ne correspond pas à l’horizon temporel de la plupart des hommes politiques. On se heurte par conséquent à un problème pratique. Le recours au travail des historiens remis en cause Jusque-là, tout était clair et satisfaisant : un grand problème social, les migrants, les migrations, et en face les historiens des migrations qui volent au secours des uns et des autres. Y a-t-il quelque chose de plus héroïque et de plus satisfaisant que cela ? Voici deux exemples qui montrent pourquoi ce n’est pas si simple. Jusqu’à présent, l’histoire néerlandaise des migrations offre un bel exemple du fait que la couleur des individus n’est peut-être pas très significative. Les cas des trois cent mille immigrants de couleur venus des Antilles néerlandaises et des cent mille immigrants du Surinam le démontrent. Si l’on applique la définition habituelle de l’intégration – à savoir un niveau de scolarisation comparable et les mêmes possibilités d’emploi etc., ainsi que la condition selon laquelle ces personnes doivent s’autodéfinir et être aussi perçues par la majorité de la population comme citoyens hollandais au premier chef –, même ces immigrants sont intégrés au bout de deux ou trois générations, tout particulièrement la population originaire des Antilles néerlandaises qui a débarqué à la fin des années quarante. Après cinquante ans, on est tout de même en droit d’en tirer certaines conclusions. Puis récemment, le débat en Hollande s’est transformé de manière radicale. À présent, les objections à nos “versions” de l’histoire des migrations sont tout à fait différentes. Après les meurtres de Pim Fortuyn(4) (6 mai 2002) et de Théo Van Gogh(5) (2 novembre 2004), le débat a complètement changé de cap. Actuellement, le message adressé aux historiens par l’opinion publique est le suivant : “Vous, les historiens des migrations, vous aviez peut-être eu raison jusqu’à présent, mais à partir de maintenant l’analogie n’est plus valable car, aujourd’hui, on doit composer avec l’islam, le transnationalisme et les conséquences négatives de l’État providence.” L’historien peut intervenir dans le débat sur l’islam qui, historiquement, apparaît en marge de toutes les religions que les émigrants ont pu pratiquer dans le passé. Non seulement les historiens des migrations doivent arrêter de faire des analogies, mais ils doivent prendre les objections soulevées par l’opinion publique au sérieux. C’est du devoir de l’historien d’apporter des réponses scientifiques aux questions soulevées par le débat public. 䉳 Les chantiers de l’histoire 4)- Le 6 mai 2002, neuf jours avant les élections générales, Pim Fortuyn (leader d’extrême droite, fondateur de la liste Pim Fortuyn qui prônait l’arrêt de l’immigration et la tolérance zéro en matière de délinquance) fut assassiné par Volkert van der Graaf, activiste d’extrême gauche, militant de la cause animale, alors qu’il sortait des studios d’une station de radio à laquelle il venait d’accorder un entretien dans le cadre de la campagne électorale. 5)- Théo Van Gogh, cinéaste, a été assassiné le 2 novembre 2004 en pleine rue, à Amsterdam. L’accusé, présumé, Mohammed Bouyeri, Maroco-néerlandais de 26 ans, aurait agi, selon la police, au nom de l’islam radical. 53