Introduction 1. Les intérêts individuels à l`origine de la communauté

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Introduction 1. Les intérêts individuels à l`origine de la communauté
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Introduction
L’homme semble obéir, d’abord et avant tout, à des motivations égoïstes. Il se
soucie en premier lieu de son propre plaisir et de la satisfaction de ses besoins.
Ainsi, ce serait ses propres intérêts qu’il chercherait à satisfaire en vivant en
communauté, notamment pour se procurer ce qu’il n’est possible d’avoir
qu’avec l’aide des autres. Mais cette prédominance des préoccupations individualistes est-elle suffisante pour établir une communauté politique, et
l’homme se réduit-il à ces penchants personnels ? Il est possible de se
demander, dans un premier temps, si l’homme peut, en tant qu’homme, vivre
uniquement en se refermant ainsi sur lui-même, alors que la communauté politique ne serait qu’un moyen pour satisfaire ses objectifs ? Autrement dit,
qu’est-ce qui caractérise la condition humaine ? Mais nous pouvons aussi
nous demander si les liens entre les hommes, que permettent de tisser les
soucis individuels, peuvent rendre justice à ce qui est l’essence même de la vie
politique. Celle-ci ne doit-elle pas, en définitive, concilier à la fois l’intérêt de
chacun et l’intérêt de l’ensemble ?
1. Les intérêts individuels à l’origine de la communauté
politique
A. Le souci de préserver sa liberté et sa sécurité
Le souci de nos propres intérêts semble bien être à l’origine de l’instauration d’une communauté politique. C’est du moins ce que nous montre
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Hobbes lorsque, dans le Léviathan, il nous décrit l’homme à l’état de nature.
Si celui-ci est entièrement libre, c’est-à-dire qu’il exerce ses pouvoirs d’agir
au maximum, et qu’ainsi il est à la recherche de sa propre satisfaction, la
situation dans laquelle il se trouve ne peut que conduire à un conflit d’intérêts. Celui qui veut se satisfaire sans limite ne peut voir qu’une entrave dans
la présence des autres. Ainsi peuvent naître des luttes pour la puissance et
une guerre de tous contre tous. Ce qui est menacé dans cet état, c’est justement notre liberté et nos satisfactions auxquelles nous tenons tant.
N’importe qui peut atteindre à ma sécurité, pour peu que cela aille dans le
sens de ses désirs. C’est ce climat d’insécurité permanent qui poussent les
hommes à conclure un pacte. Afin de préserver leur liberté et leur sécurité,
ils acceptent de renoncer à certains de leurs pouvoirs d’action que la loi de
la nature leur a octroyés. C’est l’État, comme représentant de la somme des
volontés particulières, qui va maintenant prendre les décisions en notre
nom, et qui nous forcera à obéir aux lois, par la force si nécessaire. L’intérêt
de préserver nos acquis conduit à la formation d’une entité politique artificielle, qui seule garantit cet intérêt.
B. Une vision utilitaire de la politique ?
Cette idée que c’est notre intérêt que vient préserver la communauté politique se retrouve au cœur de la doctrine utilitariste, notamment avec
Stuart Mill. Son idée est que le rôle de l’État est de favoriser la plus
grande somme totale de satisfaction des citoyens dans leur ensemble.
Chacun est motivé, d’abord et avant tout, par ce qui va lui procurer le
plus d’avantages et les plus grands biens. Ces biens sont d’ordre hédoniste (ils relèvent du plaisir), ou d’ordre eudémoniste (ils relèvent de
l’aspiration au bonheur). La communauté politique doit être là pour
répartir les satisfactions, afin d’aboutir à un contentement maximum. Le
critère de toute gestion politique se trouve ici dans les individus. Par
rapport à leurs fins, la communauté politique vient se surajouter et ne
constitue qu’un moyen de satisfaction. Les idéaux politiques, de ce fait,
ne sont considérés que comme des illusions socialement utiles. Nous
trouvons une illustration de cette conception chez Mandeville, qui dans sa
Fable des abeilles décrit toutes les valeurs morales de l’homme, comme
l’altruisme, comme des ruses qu’emploie notre égoïsme pour se contenter.
Ainsi, il faudrait voir dans la recherche de la gloire non un héroïsme, mais
la quête des applaudissements des autres, autrement dit un souci
d’amour-propre. Et il en serait ainsi, de manière tout aussi hypocrite, dans
toutes les valeurs sociales, comme notamment la justice. Il faudrait toujours chercher derrière l’intérêt individuel qui, ne pouvant bien souvent se
satisfaire seul, demande de faire intervenir l’aide des autres. Mais nos
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intérêts seraient la fin, et la communauté politique uniquement le moyen
pour y parvenir.
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Mettre en évidence l’idée qu’une communauté politique ne correspond qu’à
une communauté d’intérêts c’est, comme nous venons de le voir, placer la
priorité sur l’individu, la politique publique ne venant qu’en second. La
communauté politique ne serait en fait qu’une somme d’individus, isolés les
uns des autres, et reliés entre eux que de manière artificielle et faute de
mieux. Les fins politiques ne seraient aucunement des fins en soi, et ne
viendraient que tamiser les conflits d’intérêts qui interviennent lorsque les
hommes se réunissent. La politique ne serait que la guerre de tous contre
tous, faite par d’autres moyens. Mais une telle conception de la politique
est-elle parfaitement viable ? Ne risque-t-elle pas plutôt, à terme, de faire
éclater toute véritable communauté ? Ne peut-on voir, au contraire, une
politique dont l’idée serait d’abolir toute notion d’intérêt individuel ?
2. La communauté politique contre les intérêts individuels
A. La notion de volonté générale chez Rousseau
Cette idée que les intérêts individuels priment sur la communauté politique
est renversée par Rousseau, avec sa notion de volonté générale exposée
dans le Contrat social. Son idée s’apparente à celle de Hobbes, en ce qu’il
faut éviter par-dessus tout qu’un homme vienne aliéner la liberté d’un
autre homme. Mais contrairement à Hobbes, la politique n’est pas conçue
comme quelque chose qui vient préserver des acquis, mais plutôt comme
ce qui doit favoriser cette liberté qui nous est naturelle. Pour cela, il faut
dans un premier temps éviter que les rapports entre les hommes soient
des rapports d’individu à individu. Comme il le souligne, il s’agit d’obéir
aux lois pour ne pas avoir à obéir aux hommes. Ce sont les rapports particuliers et les intérêts égoïstes de chacun qui viennent affecter nos droits.
La volonté générale est ce souci de l’intérêt général qui place toujours
l’ensemble de la société avant ses parties. Avec cette volonté générale,
nous nous interdisons toute pratique communautaire, c’est-à-dire toute
pratique qui signifie un repli sur soi. Ce dernier peut venir se nicher
jusqu’au sein même de la majorité. C’est alors un groupe, le plus nombreux ou le plus puissant, qui imposerait ses décisions aux minorités. Mais
ainsi, nous en restons encore à un rapport de force. La politique ne serait
que l’institutionnalisation de la loi du plus fort, qui est une loi de l’état de
nature. La volonté générale implique au contraire que la volonté se tourne
entièrement vers le tout de la société et des citoyens qui la composent. Ce
n’est pas le nombre, ou la force qui fait sa valeur – puisqu’un seul individu
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pourrait l’incarner contre tous – mais c’est la pureté de l’intention, le souci
du général et jamais celui du particulier.
B. La notion de devoir et de contrainte en politique
L’idée de Rousseau est celle d’une autonomie pour un individu capable de
se donner ses propres lois, qui est prolongée par Kant. Il s’agit pour ce
dernier de montrer en quoi l’homme, en politique, doit obéir à sa véritable
nature d’être rationnel, qui fait sa dignité et lui procure le respect de soimême. Un être rationnel, c’est quelqu’un qui est considéré par les autres
comme une fin, et jamais comme un moyen, et qui fait de même pour les
autres. Dans cette perspective, l’homme doit toujours lutter contre ses intérêts égoïstes, qu’ils soient d’ordre hédoniste ou eudémoniste. La recherche
de son propre plaisir, en effet, consiste à se faire le prisonnier de ses désirs
et de ses passions. C’est une forme de renoncement à sa liberté et à son
autonomie, qui permet de choisir en fonction d’une volonté rationnelle. De
même, le bonheur qui est très contradictoire dans ses manifestations ne
peut qu’enfermer l’individu dans une recherche vaine, car toujours soumise
aux changements et à la contingence. Aussi, toute notion d’intérêt personnel, qui ferait l’objet d’une quête directe, serait-elle contraire à ce qui est
recherché en politique, à savoir l’assurance et l’affirmation de sa propre
liberté. Seul celui qui est capable de compter sur sa seule volonté, qui est
guidée entièrement par la raison, peut se prétendre libre et autonome,
c’est-à-dire capable d’assumer ses propres choix en toute responsabilité. Et
ceci passe par une contrainte bien opposée à la recherche de nos propres
intérêts particuliers. Kant dit même, dans Les Fondements de la métaphysique des mœurs, que le critère d’une conduite morale se juge à l’absence
de plaisir et d’agrément qu’elle entraîne. De là à dire que le respect de la loi
morale doit être source de souffrance, liée aux efforts qu’elle demande, il
n’y a qu’un pas. Mais Kant insiste plutôt sur l’idée que notre véritable intérêt
réside dans le respect de nous-mêmes, et de notre nature d’être libre, qui
placera toujours le sens universel d’une action, et le désintérêt, au-dessus
de ce qui est trop particulier et intéressé.
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Comme nous avons pu le voir dans cette deuxième partie, l’idée d’une
communauté politique est loin de pouvoir se réduire à une communauté
d’intérêts. Il existe même une contradiction entre les deux, au niveau de leur
priorité. Une vision utilitariste demanderait de commencer par soi-même et
par ses propres intérêts, alors qu’une visée proprement politique commence
toujours par l’ensemble d’une société ou de l’humanité, ce qui demande
aux individus de se plier à leurs lois et de renoncer, en grande partie, à leurs
intérêts. Toutefois, nous pouvons nous demander si ce renoncement est
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total. Déjà, avec Rousseau et Kant, nous pouvions voir que le véritable
intérêt d’une personne résidait dans l’instauration d’une communauté politique. C’est donc la nature de ces intérêts qui est à examiner, et qui fait
aboutir à l’idée qui est à l’origine de tout projet politique : la réciprocité des
intérêts de tous et de chacun.
3. La réciprocité des intérêts de tous et de chacun
A. La réciprocité des droits et des devoirs
Avec Kant, nous avons surtout insisté sur la notion de devoir et sur les
contraintes qui l’accompagnent. Mais cette notion de devoir n’aurait sans
doute pas de sens et serait inefficace si elle ne s’accompagnait de sa
contrepartie obligée, à savoir l’obtention de droits. Ainsi, nous pourrions dire
que le degré de contraintes et d’interdits qui nous sont imposés en politique
n’est acceptable qu’en proportion du degré de satisfaction et d’autorisation
que cela permet en retour. Si nous acceptons de penser aux autres, et
d’agir en fonction de l’intérêt de l’ensemble, c’est pour pouvoir y trouver
notre compte. Payer des impôts, par exemple, signifie pouvoir disposer de
toutes les infrastructures que construit l’État. De même, accomplir ses
devoirs civiques, c’est se garantir de principes inaliénables qui sont à la
base de toute société politique. C’est ici qu’intervient, notamment, l’idée
qu’il faut respecter la liberté des autres, même si en tant que tels leurs agissement vont à l’encontre de la morale ou de la liberté. À partir du moment
où la liberté est préservée comme principe, rien ne doit pouvoir priver
quelqu’un de ses droits, y compris celui d’être hostile à la liberté. Ce n’est
que lorsque ces principes, en d’autres termes la possibilité générale d’une
liberté, sont menacés, qu’il devient nécessaire d’intervenir et d’interdire. La
liberté des uns est garantie par celle des autres, ce qui montre bien une
réciprocité des intérêts de chacun et de tous.
B. La notion de pluralité en politique
Nos intérêts bien compris ne paraissent pas faire s’opposer ceux qui sont
personnels et ceux qui sont à l’origine d’une communauté politique. En
effet, leur convergence tient à la nature même de l’être humain. Celui-ci ne
se caractérise pas, avant tout, par son individualité, mais bien plutôt par ce
que Hannah Arendt appelle, dans Qu’est-ce que la politique ?, la pluralité.
Elle écrit : « La philosophie a deux bonnes raisons de ne jamais trouver le
lieu de naissance de la politique. La première est le zoon politikon : comme
s’il y avait en l’homme quelque chose de politique qui appartiendrait à son
essence. C’est précisément là qu’est la difficulté ; l’homme est a-politique.
La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes, donc
dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à-l’homme. Il n’existe
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donc pas une substance véritablement politique. » Ici, l’auteur s’inscrit en
faux contre l’idée d’Aristote que l’homme possède une nature immuable
d’animal politique. La politique n’existe que dans les relations que se créent
les hommes entre eux, ce qui passe par la culture. L’espace de la politique
est un espace où les hommes se rassemblent, mais surtout parce qu’ils
sont d’abord distincts. Ainsi, c’est la « nature » de l’homme que de rentrer
en politique, non pas parce que cette entrée va de soi, mais bien au
contraire parce qu’elle n’a, en tant que telle justement, rien de naturel. La
politique, ce sont les relations que les hommes peuvent entretenir avec
l’extérieur, avec ce qu’ils ne sont pas eux-mêmes et qu’ils doivent produire.
C’est dans cette pluralité que ce qui sépare les hommes entre eux, leurs
intérêts, est aussi ce qui peut les unir, dans une communauté politique.
Conclusion
Ce sujet, tel qu’il est posé, semble nous amener à opposer communauté
politique et communauté d’intérêts. Faire correspondre l’un et l’autre reviendrait à une vision très réductrice de la politique, et en un sens à la
disparition de son essence même. Comme nous l’avons vu en première
partie, la politique, dans son souci du bien public, serait secondaire par
rapport au souci primordial des individus. La communauté politique, dans
ce cas, ne serait qu’une illusion, ou qu’un moyen, certes nécessaire, mais
non suffisant. Ce qui disparaîtrait, c’est l’idée même de la politique comme
règne des fins. Mais nous pourrions dire que la notion d’intérêt ne se réduit
pas, elle-même, à ce caractère individuel et égoïste. L’intérêt véritable
réside dans ce qui peut permettre à l’homme de s’épanouir pleinement, en
tant qu’homme. C’est alors lorsque sa liberté se met en œuvre, et qu’elle
implique celle des autres, dans toute leur différence, que nos intérêts sont
vraiment respectés. L’homme est bien cet être qui s’oblige à une union artificielle, au sens où sa nature d’être politique est, justement, de ne pas
posséder une telle nature, ce qui l’oblige à la cultiver au travers de ses jugements et de ses actions. Car la politique, en démocratie, passe d’abord par
ce respect et cette garantie de nos libertés individuelles, qui ne sont possibles que dans l’idée d’un « vivre-ensemble », c’est-à-dire dans l’idée d’une
communauté. Une communauté d’intérêts où chacun serait isolé des autres
ne serait pas une véritable communauté ; en sens inverse, une communauté
qui ne laisserait pas une place à la notion de pluralité, c’est-à-dire à la différence de chacun, ne permettrait aucun geste de mise en rapport et de
rapprochement, puisque tout serait confondu.
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