Au feu ! Une télévision sans culture, c`est un

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Au feu ! Une télévision sans culture, c`est un
Au feu !
Chronique enflammée
de Dominique Baron
Coup de théâtre sur M6 : « Bernard de la Villardière, le
mythique présentateur à chemise blanche BHL d’Enquête
exclusive, a rasé sa mèche ! » Josiane, la ménagère de 58 ans
qui le préférait légèrement à Laurent Delahousse pour se
remarier, est désemparée.
Autre coup de tonnerre : « Koh-Lanta : violent règlement de
comptes entre Cédric, Jeff et Nessim ! » Morgane, 16 ans et
petite fille de Josiane, est atterrée car elle les kiffe trop !
Dans cette escalade d’infos capitales, le pire pourrait même
arriver : « Sabrina, de Allo la cruche, enceinte de Kevin,
souhaite un IVG car elle n’est pas sûre que l’enfant soit
d’elle. »
Ces tremblements de terre secouent régulièrement les
fondations des grandes chaînes privées et de la TNT, dont
le flux quotidien déborde d’informations essentielles à la
survie de notre culture en 2015. Et ces scoops planétaires
orchestrés sont relayés par les blogs en quête de millions
de clics et les journaux people qui tapissent les salons de
coiffure. Les feux policiers
Dans les traces de TF1, M6 et feu La Cinq, qui ont créé ou
importé ces modèles d’émissions qui ratissent (je n’ose
dire « rassemblent »), la vingtaine de chaînes de la TNT a
aussi répandu l’invasion virale des policiers audacieux et
faits divers crasseux : En quête d’actualité, Enquête d’action,
Au coeur de l’enquête, 90’ enquêtes, En quête de solution,
mais aussi des clones encore plus sombres comme Enquêtes
criminelles, Chroniques criminelles, Crimes…
Dans un registre proche, des programmes fourre-tout comme
Tellement vrai sur NRJ12, osent faire cohabiter honteusement,
dans le même numéro, la mort d’un enfant et le nudisme
coquin. Une émission que des blogs morandinesques et
racoleurs ont osé qualifier d’emblématique !
Mais sont-ils journalistes ? Car ces émissions sont parfois
les glauques héritières de journaux-séabonds comme
Détectives, dans un registre qui se repaît de violence et
de nudité intellectuelle et physique. Il faudrait instituer
d’urgence un serment d’Hippocrate pour les journalistes au
lieu d’enlever leur carte de presse aux enquêteurs intrépides
du Petit Journal.
Les feux de la rampe
Au-delà du flux ininterrompu de gyrophares, d’agressions
et de services d’urgences, il y a aussi la bataille du célèbre
access primetime, le « happy hour » de 18h à 20h, envahi
de jeux et d’émissions blablahanouna dont le seul but est
de faire rentrer les recettes à l’heure où il y a le plus d’écrans
publicitaires rentables (entre 30 et 50.000 euros le spot de
30 sec sur TF1).
Mais il y a aussi un autre boulevard TNT, bouchonné
d’émissions de téléréalité con-centrées sur les quiches
décolletées et les jeunes mythos tatoués qui les kiffent.
Leur univers cul-turel con-verge, avec tout le respect dû aux
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La Lettre des Réalisateurs n° 34
lecteurs de cette chronique, en haut de la raie des fesses et
plus si affinités. Les déb’iles de la tentation ou les zamours
dans les prés raflent d’ailleurs la plupart des prix des Gérard
de la Télévision, les Emmy Awards de la nullité. Un exemple
de prix parodique : « Gérard de l’émission culinaire où les
andouilles, les tartes, les quiches, les jambons et les pintades
ne sont pas seulement dans les assiettes ».
Le plus célèbre de ces gérardisés est Les Anges de la Téléréalité
(encore NRJ12), dépassé sur W9 par les Ch’tis, ou les
Marseillais qui vont se tripoter l’illettrisme ou s’arracher les
blondes au bord des piscines d’Hawaï, de Mykonos et d’Ibiza.
L’égérie la plus courtisée de cette industrie du joli nibard et
du franc-parler étant Nabilla Benattia, qui a débuté dans le
métier comme hôtesse Peugeot élue Miss Salon de l’Auto de
Genève en 2011, et pour qui Catherine Deneuve n’est que
« une vieille jalouse aigrie ». Notre grande Catherine avait
simplement déclaré : « On voit partout énormément de gens
très célèbres, qui ont des millions de followers et qui n’ont
absolument rien fait ! » Nabilla l’intello s’est sentie visée…
Il existe une industrie puissante de ces émissions décervelées,
portées par des producteurs de dimension milliardaire et
mondiale et par des programmateurs sans éthique, qui
s’indignent qu’on les critique de donner du travail aux
intermittents et d’offrir du rêve aux téléspectateurs.
Mais « le rêve » s’arrête parfois brutalement quand deux
hélicoptères se télescopent…
La culture en feu
Au lancement de la TNT en 2005, les pouvoirs concernés nous
ont expliqué fièrement que la « TNT, Télévision Numérique
Terrestre » allait révolutionner l’univers audiovisuel. Dix ans
plus tard, l’acronyme a évolué, en « TNT, Télévision Nulle
pour Tous »…
Très rentable pour ses concepteurs et ses diffuseurs, la
téléréalité n’était au départ qu’un divertissement malin,
quand Pascale Breugnot l’a inventée en 1986 avec Sexy
Folies. Mais sous l’obsession pathologique de l’audience, elle
est devenue une stratégie commerciale, puis un phénomène
social qui a banalisé la volonté d’être vu, de devenir célèbre.
Elle a exacerbé la frénésie nombriliste par le déballage de
la vie privée, désormais peuplée de « selfies », de tweets
gaffeurs, avec de nuisibles applications pour smartphones
adolescents comme Gossip. Les mini-caméras ragot-pro
sont partout, même et surtout sous la douche.
Alors, chère TNT, pourquoi ne pas devenir enfin la « Télévision
des Nouveaux Talents » ?
« Il en est de la culture à la télévision comme des habitants
modestes des villes : rejetée à la périphérie »…
Pourquoi ne pas ouvrir les portes aux jeunes et brillants
créateurs et réalisateurs qui maîtrisent les astuces modernes
de tournage peu onéreux et sont capables de jeter la « trashtv » à la poubelle, en la remplaçant par des pastilles ou des
formats 5, 10, 15 ou 26min très créatifs ?
René de Obaldia, 96 ans, préfère le feu de l’humour aux
Feux de l’amour, et va plus loin en disant avec esprit : « Les
crétins ont toujours existé, mais avec la télévision, ils se sont
multipliés ». Mais est-ce de l’humour ?
En matière de création, l’important est d’avoir surtout une
bonne idée et du talent. Les séries fondatrices Un gars
une fille, Kaamelott, Caméra Café, Soda, en sont la preuve.
Aujourd’hui, nombre de leurs héritières sont réussies et
coûtent moins cher que les imbuvables en gestation probable
comme Les tanches de la réalité ou Les nénés de Nellywood…
Et si l’on nous rétorque qu’il y a bien plus de programmes bas
de gamme ou racoleurs à l’étranger, c’est faux. A cause de la
TNT, les proportions sont désormais les mêmes en France.
La flamme du talent
Heureusement, le talent de nos scénaristes, réalisateurs
et producteurs indépendants français est tel, qu’ils
sont capables de nous épater. En 52min nous avons eu
récemment les réussites éclatantes de Chefs, Les Témoins, la
Vie devant elles et Disparue, une série entièrement créée par
des femmes. Et sans se préoccuper d’audimat, ces quatre
séries ont mis le feu aux audiences !
Au-delà de nos beaux unitaires et de nos séries enfin
conquérantes, c’est la télévision de demain, celle de nos
enfants, qui est en jeu ! Il faut en finir avec la mainmise
des émissions voyeuristes, initiées et gérées par des loups
de marketing qui n’ont à l’évidence pas fait la Femis ou
Lettres Modernes et pour qui Victor Hugo n’est parfois qu’un
boulevard…
En 2015, 30% des 2 à 6 ans ont déjà leur propre tablette et
siègent 3h40 par semaine devant internet. Les 15-34 ans
passent 24 fois plus de temps devant un écran que devant
un livre… Les traqueurs d’audience, dont la TNT, ne sont pas
pour rien dans ce phénomène inexorable de paupérisation
culturelle qui donne raison une fois de plus à Bernard Pivot :
Ainsi cocaïnée par les réseaux dits « sociaux » et la presse
en string et scandales, la TNT est devenue le Voici-Closer
audiovisuel. En appelant « Paparazzo » (de “pappataci“
moustique, et “ragazzo“ petit homme) son petit photographe
de la Dolce Vita, Fellini n’imaginait pas que la presse moderne
deviendrait un gigantesque lupanar de paparazzi. Même le
Festival de Cannes, qui ne mérite pas cela, devient un peu
le Gala de robes transparentes, où les nénés et les culottes
volages font plus de temps d’antenne que les interviews de
Woody Allen, ces dernières n’intéressant pas vraiment les
chaînes d’info ! « Info-spectacle », encore un autre débat…
« La télévision est devenue la première et parfois la seule
pratique culturelle des Français. Elle devrait être une
fenêtre essentielle de notre culture populaire vivante...
La France a de grands écrivains, d’immenses réussites
artistiques, de grands films, une culture d’exception.
Pourquoi n’aurait-elle pas aussi une grande télévision,
digne et exemplaire ?! ».
Les créateurs préfèrent le feu de la culture à la culture en feu.
Rêvons un peu :
Et si les politiques, bien plus préoccupés de leur réélection
éternelle que de culture, obligeaient enfin la TNT à tenir ses
promesses originelles ?
Et si les loups de l’audimat faisaient enfin confiance aux
créateurs ?
Et si des créateurs, réalisateurs et directeurs artistiques
prenaient la place des loups ?
Et si « la tutelle » faisait enfin tout, budgétairement, pour
aider Delphine Ernotte à accompagner la nouvelle France
Télévisions sur le chemin d’avenir des créateurs ?
Et si nous sortions enfin par le haut de ce que Pierre Lescure
appelle avec brio et lucidité « l’enlaidissement égocentrique
numérisé » ?…
Une télévision sans
culture, c'est un zèbre
sans rayures !
Le feu de la culture
Heureusement, le Service public est encore vivant, même s’il
n’est pas à l’abri de certaines dérives : on l’a vu de 2012 à
2014 avec sa soudaine addiction à la réalité scénarisée, virus
inoculé dans toutes les chaînes par des producteurs de flux
qui préfèrent la culte thune à la culture. Heureusement, cette
épidémie a été combattue avec succès par les associations
d’auteurs, soutenues par Aurélie Filippetti et le CNC, qui ont
trouvé le vaccin nécessaire, même si certains gros diffuseurs
sont encore infectés de confessions face caméra….
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Dans sa Lettre des Créateurs soutenue par tous les acteurs de
la culture audiovisuelle, le Groupe 25 Images réaffirme une
évidence, souvent difficile à partager avec les décisionnaires :
Adapté d'un proverbe africain...
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