Krzysztof Wodiczko Avant-propos Stratégies de parole publique
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Krzysztof Wodiczko Avant-propos Stratégies de parole publique
Krzysztof Wodiczko Avant-propos Stratégies de parole publique: quels supports, quels publics ? Avant de tenter de définir brièvement les stratégies de l'art public d'aujourd'hui à la lumière des pratiques publiques de l'avant-garde d'autrefois, je dois exprimer mon détachement critique à l'égard de ce qu'il est convenu d'appeler « l'art dans les lieux publics ». Cette forme esthético-bureaucratique de légitimation publique veut peut-être rattacher l'idée d'art public à celle d'une pratique sociale, mais en fait elle a peu à voir avec elle. Un « mouvement » de cette espèce cherche d'abord àprotéger l'autonomie de l'art (esthétisme bureaucratique) en isolant la pratique artistique des questions publiques critiques, et aussi imposer cette pratique purifiée dans le domaine public (exhibitionnisme bureaucratique), comme preuve de son sérieux. Un travail de ce genre fonctionne au mieux comme une décoration urbaine libérale. Croire que la ville peut être affectée par des galeries d'art public à ciel ouvert ou enrichie par les aventures muséologiques à l'extérieur (par des achats de l'État ou des grandes compagnies, des prêts et des expositions), c'est commettre une erreur philosophique et politique totale. Car depuis le XVIlle siècle au moins, la ville fonctionne comme un projet esthétique et muséologique grandiose, comme une galerie d'art public monstrueuse, consacrée à d'énormes expositions, permanentes ou temporaires, d'« installations » architecturales et environnementales ; « jardins de sculpture » monumentaux ; peintures murales, officielles ou non, et graffiti; gigantesques « spectacles médiatiques » ; « performances » intérieures, extérieures et souterraines ; « happenings » sociaux et politiques spectaculaires; « projets de land-art » concoctés par l'État et l'immobilier; événements économiques, actions et expulsions (la nouvelle forme d'exposition artistique), etc., etc. Essayer « d'enrichir » cette galerie d'art dynamique et puissante (le domaine public de la ville) par des collections ou des commandes « d'art artistique » - le tout au nom du public - revient à décorer la ville en faisant appel à une pseudo-créativité sans rapport aucun avec l'expérience et l'espace citadins ; c'est aussi contaminer cet espace et cette expérience en y déversant la plus prétentieuse, la plus condescendante, des pollutions esthético-bureaucratiques. Cet embellissement est enlaidissement, cette humanisation provoque l'aliénation ; et la noble idée d'accès public est susceptible d'être perçue comme prédominance du privé. Uart public critique, au contraire, n'a pour objectif ni un exhibitionnisme complaisant, ni une collaboration passive avec la grande galerie de la ville, son théâtre idéologique et son système socio-architectural. Il s'agit plutôt d'une stratégie de remise en question des structures urbaines et des moyens qui conditionnent notre perception quotidienne du monde : un engagement qui, par le biais d'interruptions, d'infiltrations et d'appropriations esthético-critiques, remet en question le fonctionnement symbolique, psychopolitique et économique de la ville. Pour rendre plus claire encore ma position sur l'art public, je dois aussi exprimer mon détachement critique par rapport aux visions apocalyptiques du design et de l'environnement urbains proposées par Jean Baudrillard, quand il parle de « cyberblitz » et « d'hyperréalité » : aussi brillantes soient-elles, ses constructions métaphorico-critiques ne peuvent rendre compte de la complexité de la vie symbolique, sociale et économique, dans le domaine public contemporain. Pour Baudrillard, le Bauhaus proposait la «dissociation de toute relation complexe sujet/objet en éléments simples, rationnels, analytiques, recombinables en ensembles fonctionnels qui prennent désormais statut d'environnement 1 ». Mais aujourd'hui, nous avons été même plus loin : « [Là] où le fonctionnalisme encore presque artisanal du Bauhaus s'est dépassé dans le design mathématique et la cybernétique de l'environnement [... ] Nous sommes d'ores et déjà au-delà de l'objet et de sa fonction [... ] rien n'y tient plus la place du discours critique, régressif/transgressif, de Dada et du surréalisme. » Et pourtant cette vision globale omet l'articulation puissamment symbolique de deux secteurs distincts mais apparentés sur le plan économique, dans la ville contemporaine : l'architecture d'État et celle de l'immobilier. Les deux vont de pair: l'architecture d'État paraît solide, riche de symboles, enracinée dans un sol historique sacré, tandis que celle de l'immobilier se développe librement, s'approprie, détruit, rénove, etc. Agent monstrueux d'expulsion, cette architecture surimpose les corps des sans-abri sur les « corps » - structures et sculptures - de l'architecture officielle, surtout dans ces cimetières idéologiques de « l'histoire » héroïque, généralement situés au centre des villes. À présent, avec les entreprises actuelles de revitalisation - d'embourgeoisement - de leurs centres, les villes protègent légalement ces cimetières comme des théâtres idéologiques, et non comme des lieux de « cyberblitz » où « la fin de la signification » a été atteinte. À cet égard, Marc Guillaume n'a que partiellement raison lorsqu'il déclare que le centre ville contemporain n'est qu'un « système de signalisation » pour la consommation touristique : « Elles ont perdu ce qui était l'équivalent des "grands récits" (J.-E Lyotard), des mythes fondateurs d'une représentation du monde. Elles cherchent à compenser cette perte par l'obsession du patrimoine, par la conservation de quelques centres, de quelques monuments et de restes muséographies. En vain. Tous ces efforts ne font pas une mémoire, n'ont rien de commun avec les arts subtils de la mémoire. Il ne reste plus que des signes stéréotypés de la ville, une signalétique mondiale consommée par les touristes. 2 » Et pourtant il est encore possible d'établir un dialogue critique avec l'architecture officielle et celle de l'immobilier ou même, comme l'a décrit Guillaume, avec des monuments à la pseudo-mémoire. Non seulement c'est encore possible, mais cela devient urgent - c'est-àdire, si nous devons reprendre le projet urbain situationniste, là où il en est resté : « Les gens seront encore obligés pendant longtemps d'accepter la période réifiée des villes. Mais l'attitude avec laquelle ils l'accepteront peut être changée immédiatement. Il faut soutenir la diffusion de la méfiance envers ces jardins d'enfants aérés et coloriés que constituent, à l'Est comme à l'Ouest, les nouvelles cités-dortoirs. Seul le réveil posera la question d'une construction consciente du milieu urbain. [... ] Un exercice élémentaire de la théorie de l'urbanisme unitaire sera la transcription de tout le mensonge théorique de l'urbanisme, détourné dans un but de désaliénation: il faut nous défendre à tout moment de l'épopée des bardes du conditionnement, renverser leurs rythmes. 3 » Bien entendu, le projet situationniste d'intervention demande maintenant une évaluation critique ; ses méthodes et ses objectifs semblent parfois trop utopiques, totalitaires, naïfs ou trop empreints d'esthétisme d'avant-garde pour être acceptés aujourd'hui. À cet égard, nous avons beaucoup à apprendre des pratiques d'avant-garde passées et actuelles, dont je dresserai plus loin une liste schématique en fonction de leurs rapports avec : le système culturel de l'art et ses institutions le système plus général de la culture et ses institutions le système de la « vie quotidienne » ; et le spectacle public ou de masse et la ville. L'avant-garde historique (1910-1940) : le futurisme, Dada, le suprématisme, le constructivisme, le surréalisme. Interventions artistiques contre l'art et ses institutions ; manifestations critiques et autocritiques du rejet de son système culturel. Découverte de la parole publique : par exemple, le théâtre synthétique, les soirées, les actions et les manifestes futuristes. Découverte de l'art médiatique ; découverte de l'art public critique comme contestation. Racines de l'esthétisme situationniste (rejetées par la nouvelle avant-garde aussi bien que par les avant-gardes engagées et les néo-avant-gardes). L'avant-garde socialement engagée (1920-1930) Brecht, Grosz, Tatlin, Lissitzky, Vertov, Alexsandr Bogdanov, Varvara Stepanova, Lynbov Popova, Galina et Olga Chichagova, Heartfield, etc. Intervention critique contre la culture et ses institutions ; transformation critique des institutions du système culturel artistique. Engagement dans des systèmes de publications à grande diffusion, de design, d'éducation, le cinéma, (KinoPravda, Kino-Oko), l'opéra, la radio, le théâtre (la forme « épique », la technique de « distanciation »), l'agit-prop, le proletcult, les spectacles, Novy Lef (l'intervention de Sergei Tretiakov). Racines de l'intérêt actif actuel pour les programmes culturels des médias et le domaine public, et aussi les racines de l'interruption et du détournement 4 situationnistes. La néo-avant-garde critique (1960-1970) : Daniel Buren, les artistes de Support-Surface, Hans Haacke, etc. (Référence manquante : le pop-art britannique). Intervention critique contre l'art et ses institutions ; manipulation critique et autocritique de son système culturel. Assaut artistique dirigé contre l'art en tant que mythe de la culture bourgeoise; mise en lumière des rapports structuraux et idéologiques entre les institutions bourgeoises de l'art et de la culture - dans le domaine politique, moral, philosophique, etc. Infiltration critique des musées comme lieux officiels de spectacles publics, mais aucune tentative significative de pénétrer le spectacle de masse, la culture populaire, le design public. L'avant-garde culturelle situationniste en tant que force révolutionnaire (1960-1970): Henri Lefebvre, l'Internationale situationniste, Guy Debord, etc. (Références manquantes: Fluxus, le rock punk). Intervention culturelle révolutionnaire dans la vie quotidienne et ses institutions (l'environnement, les médias populaires, etc.) -, abandon critique et autocritique de l'art comme système culturel et de l'art d'avant-garde comme procédure spécialisée. Intervention publique contre le spectacle -, prédilection pour les spectacles alternatifs. Création de situations « concrètement et délibérément élaborées grâce à l'organisation collective d'une ambiance unitaire et d'un jeu d'événements » ; manipulation de la culture populaire contre la culture de masse. Organisation de la dérive 4, de l'errance urbaine pour contester les structures modernes, l'architecture dominante, la planification urbaine (tactiques surréalistes). Influence des études culturelles et de la sociologie postmarxistes ; la ville vue comme fête «redécouverte et idéalisée » pour surmonter le conflit entre la vie quotidienne et les périodes de réjouissance. Attaque dirigée contre une réception passive de la ville : « Notre première tâche est de permettre aux gens de cesser de s'identifier à ce qui les entoure, à des modèles de comportement. » L'art public critique actuel : la nouvelle avant-garde comme intelligence * (au sens de service secret) : Barbara Kruger, Dara Birnbaum, Alfredo Jarr, Dennis Adams, Dan Graham, etc.; et aussi le Public Art Fund (New York), Public Access (Toronto), Artangel Trust (Londres), etc. Intervention critique contre la vie quotidienne et ses institutions (l'éducation, le design, l'environnement, le spectacle et les moyens de communication de masse, etc.) ; transformation critique de la culture opérée de l'intérieur. Collaboration critique avec les institutions des médias de grande diffusion, le design et l'éducation, afin d'élever le niveau de conscience (ou de l'inconscient critique) envers l'expérience urbaine: gagner du temps et de l'espace dans l'information, la publicité, les affiches, les panneaux lumineux, le métro, les monuments et les édifices publics, la télévision câblée et les chaînes publiques, etc. S'adresser au spectateur passif, au citadin aliéné. Influence permanente des études culturelles, amplifiée par la critique féministe de la représentation. Discussion Douglas Crimp - Je voudrais poser une question à Krzysztof. D'une part, vous parlez d'interventions qui sont presque des actes de guérilla - des interventions qui répondent à des situations particulières et des publics spécifiques. D'autre part, vous parlez de la nécessité de travailler avec les bureaucraties qui, bien entendu, fonctionnent très lentement. Comment réconciliez-vous ces deux pôles ? Comment pouvez-vous travailler avec le soutien des institutions et mettre en oeuvre une tactique rapide ? Krzysztof Wodiczko - Très bonne question. Mais il existe des stratégies qui engagent la bureaucratie et permettent de conserver une certaine souplesse. Uune de ces manoeuvres s'appelle, en termes militaires, une « attaque par l'aile » : vous entraînez votre ennemi dans un combat frontal, tandis qu'une partie de vos forces pénètre un autre segment de la ligne de bataille. Oui plus est, on n'a pas toujours besoin de l'autorisation ni de l'aide de la bureaucratie. Il y a, par exemple, des actes qui ne seront même pas remarqués; les bureaucrates ne travaillent pas la nuit, après tout. La question est de savoir combien de temps on pourra jouer ce jeu. Et l'une des réponses est la suivante : il faut voyager, changer de secteur. Mais il existe une autre possibilité : travailler avec des gens qui veulent aussi agir dans le domaine public; on peut coordonner différentes négociations avec des institutions et des organisations. [... ] Barbara Kruger - Krzysztof, j'ai le sentiment qu'en Pologne on doit apprendre à manoeuvrer entre différentes filières bureaucratiques - à utiliser certains moyens de séduction et de récupération. Mais, ici aussi, c'est utile. Manifestement les techniques de contrôle et de répression ne sont pas du tout les mêmes, et pourtant il faut savoir profiter des points faibles si on veut qu'une idée prenne corps. K.W. - Mais il y a aussi de bons bureaucrates, certains s'intéressent sincèrement à l'art public - du moins occasionnellement. Il faut comprendre que la justification de tout le système bureaucratique est en partie d'être un « service », d'être prêt à répondre à la demande du public. Simplement cela se situe quelque part au-delà des nuages romantiques. [... ] Je voudrais qu'on me prenne pour ce que je suis, pas nécessairement pour quelqu'un qui vient d'où je viens. Je ne suis pas l'archétype du Polonais, ni représentatif de Solidarité. Il circule certains mythes - des mythes de la classe moyenne d'Amérique du Nord - au sujet des intellectuels d'Europe de l'Est, et je ne voudrais pas servir d'exemple pour illustrer ces mythes. Le problème de l'espace public, de la bureaucratie, d'un travail susceptible d'avoir des répercussions sociales positives, est aussi difficile à résoudre ici que n'importe où ailleurs, et l'Europe n'est pas forcément un endroit plus éclairé pour ce genre d'activité. Quant aux espaces alternatifs, créez-en ! Mais ne vous croyez pas obligés de les marginaliser par rapport au marché auquel ils sont déjà incorporés. Dans certains cas, ça pourrait s'avérer plus réactionnaire que progressiste. 1. 2. 3. 4. Jean Baudrillard, « Design and Environment or How Political Economy Escalates into Cyberblitz », For a Critique of the Political Economy of the Sign, St. Louis, Telos Press, 1981, pp@ 185-203. [ Pour une critique de l'économie politique du signe, Paris, Gallimard, Coll. Tel, 1972, pp. 232, 243.1 Marc Guillaume, Zone 1/2 (New York), 1986, p. 439. Situationnist International Anthology, Ken Knabb, ed., Berkeley, Bureau of Public Secrets, 1981. [Attila Kotanyi, Raoul Vaneigem, « Programme élémentaire du bureau d'urbanisme unitaire », Internationale Situationniste, n'6, août 1961, p. 17. Repris dans Internationale Situationniste, 1959-69, Van Gennep, Amsterdam, 1970. En français dans le texte. Originalmente en: Straiegies of Public Address: Which Media, Which Pubiics ? Discussions in Contemporary Cuiture - Number One, DIA Art Foundation, Hal Foster (ed.), Seattle, Bay Press, 1987, pp@ 41-53. De esta versión: Écrits d'artistes. Ecole National Superieur des Beaux Arts, Paris, 1994