Le massacre de la vallée de la Saulx

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Le massacre de la vallée de la Saulx
L’ E S T R É P U B L I C A I N | D I M A N C H E 2 4 A O Û T 2 0 1 4
GRAND ANGLE
Le massacre
de la vallée de la Saulx
C’
est un massacre oublié.
Alors que la mémoire col­
lective et les historiens ont
retenu le nom d’Oradour­
sur­Glane (642 victimes) et,
dans une moindre mesure, ceux de Maillé
(124 tués), Tulle et Ascq (respectivement
99 et 86 morts), la tuerie de la vallée de la
Saulx (Meuse) a totalement été occultée.
C’est d’autant plus incompréhensible
qu’outre le terrible bilan qui en fait le 5e
plus grand massacre sur le territoire
français (85 personnes mais dans les
quatre villages), cet acte odieux présente
la « particularité » d’avoir été, cette fois­
ci commis, non par des troupes SS mais
par des militaires de la Wehrmacht.
À l’été 44, l’armée allemande est en
déroute. Paris a été libérée le 25 août.
Afin de contenir les chars de Patton qui
avancent inexorablement vers l’Est et de
protéger la retraite, son état­major déci­
de d’envoyer des renforts. Le 20 août, la 3e
Panzergrenadier Division (8e et 29e régi­
ments) est ainsi transférée de la région de
Vérone à celle de Saint­Dizier où elle
prend ses cantonnements, notamment
dans la vallée de la Saulx.
La situation reste calme jusqu’au milieu
de la matinée du 29 août. « Jusque­là la
présence militaire de l’occupant était très
réduite. Même le passage incessant de
nombreux convois allemands n’avait pas
troublé la vie de la vallée. Mais la tension
va vite monter fin août. Les résistants,
nombreux dans la forêt de Trois­Fontai­
nes toute proche, multipliaient les actes
de sabotage. Des commandos SAS para­
chutés les avaient rejoints. Les Alle­
mands étaient devenus extrêmement
nerveux », explique l’historien Jean­
Pierre Harbulot (lire ci­dessous). « S’ils
sont passés à l’acte, c’est parce que dans
la matinée du 29 août, il y a eu un accro­
chage non loin de Robert­Espagne, au
lieu­dit la Belle­Épine, entre un groupe
de résistants se rendant au tunnel de
Baudonvilliers pour y provoquer un dé­
raillement et une formation motorisée
allemande circulant sur la route toute
proche. Il n’est pas impossible que le
capitaine du 3e bataillon du 29e régiment
de Panzergrenadier ait été blessé dans
cet accrochage. En tout cas, la réaction
allemande est immédiate : ordre est don­
né de boucler Robert­Espagne, Couvon­
ges, Mognéville et Beury­sur­Saulx, de
les brûler et de fusiller les hommes ».
Aussitôt plusieurs compagnies du 29e ré­
giment investissent les quatre villages. Il
est interdit d’en sortir, les maisons sont
fouillées et la population regroupée.
26 des 44 hommes
de Couvonges perdent la vie
Le massacre commence à Robert­Espa­
gne, même si à Trémont­sur­Saulx, loca­
lité voisine, une jeune fille a déjà été tuée
par une patrouille. La poste est détruite
puis les maisons inspectées une par une.
50 hommes de 18 à 60 ans sont arrêtés et
rassemblés place de la Gare, sous la me­
nace d’une mitrailleuse. Trois heures
plus tard, vers 14 h 45, ils sont amenés
sur les emprises des voies de chemin de
fer et fusillés. Un seul, étranger au villa­
ge, a été libéré.
À Couvonges, 20 hommes âgés de 17 à
85 ans regroupés dans une grange sont
exécutés dans un petit pré, suivis de 3
autres peu après. Trois hommes sont aus­
si brûlés vifs dans leur domicile ou abat­
tus. Au total, 26 des 44 hommes du village
perdent la vie.Deux jeunes filles sont vio­
lées. À Beurey, les victimes s’élèvent
« seulement » à cinq hommes et une jeu­
ne fille. À Mognéville, le courage d’un
notaire qui n’hésite pas à parlementer
avec les militaires permet aux otages de
retrouver la liberté (lire ci­dessous).
« Les survivants ici comme dans les trois
autres villages sont ceux qui ont pu profi­
ter d’informations données par des Mal­
gré­Nous ou une personne sachant par­
ler l’allemand », précise encore Jean­
Pierre Harbulot.
Partout les maisons sont pillées avant
d’être incendiées : 54 sur 60 sont détrui­
tes à Couvonges, 200 sur 300 à Robert­Es­
pagne, 75 sur 100 à Beurey.
Le tribunal militaire de Metz identifiera
huit militaires allemands, quatre offi­
ciers, deux sous­officiers et deux soldats
(sur la cinquantaine qui aurait participé
aux exactions) (1). En 1950, l’instruction
s’achève mais tous avaient eu le temps de
prendre la fuite. Le jugement rendu le
Avec 85 habitants de quatre villages
tués en quelques heures, dans la
journée du 29 août 1944, il est le
cinquième plus grand massacre en
France. Mais alors que tous –
Oradour, Maillé, Tulle et Ascq – ont
été l’œuvre des SS, lui a été commis
par des militaires de la Wehrmacht.
K Alors que le général de Gaulle venait rendre un hommage aux victimes de Robert­Espagne le
28 juillet 1946, le général Zeller, commandant de la 6e région militaire, a inauguré le monument
de Couvonges, le 29 août 1949, après avoir remis la croix de guerre à la commune, en souvenir
du massacre.
© Collection particulière Julien Wandke/DR
28 mai 1952, le sera donc par contumace :
quatre sont condamnés à mort (2), les qua­
tre autres aux travaux forcés à perpétui­
té. Les peines ne seront jamais exécutées.
Jérôme ESTRADA
W
(1) L’enquête – 29 pages en date du 12 avril
1945 – est disponible sur le site du Service
historique de la Défense. Elle a été rédigée par le
maréchal des logis­chef Léon Hurel,
commandant de la brigade de Robert­Espagne
(Meuse). Elle fait suite à une commission
rogatoire du 13 mars 1945 adressée par le
délégué régional du service des recherches des
crimes de guerre ennemis (SRCGE).
(2) Le lieutenant­colonel Kurt Schaefer ayant
réussi à prouver qu’il était au moment des faits
en stage en Norvège fera annuler sa
condamnation par la Cour de cassation
(29 janvier 1990).
K Robert­Espagne. Le corps des fusillés recouvert d’un drap.
K Robert­Espagne.
© Collection particulière
© Collection particulière
K Un village provisoire fut construit à côté de Robert­
Espagne pour reloger les habitants désormais sans
foyer. Ils vivront dans un confort précaire pendant
plusieurs années, le temps de relever peu à peu les
ruines de leurs maisons.
© Collection particulière Julien Wandke/DR
« Me Rouy nous a sauvés »
Henri Apert et Roger Fischer, 16 et 17 ans en
Un souvenir en entraîne un autre, des
1944, racontent pourquoi Mognéville a été
anecdotes surgissent, des noms sont cités.
relativement épargné.
Celui qui revient le plus souvent : Me Ro­
« Il était vers 8 h du matin. Mon père bert Rouy. « Revigny où il était notaire
discutait sur le pas de la porte, en compa­
était souvent bombardé en raison de l’im­
gnie de Me Rouy. Soudain deux voitures portante gare qui s’y trouvait. Il est venu
décapotées transportant des officiers al­
se réfugier dans notre village ». Alors qu’il
lemands ont traversé le village, à vive
n’a pas été pris, il se constitue prisonnier.
allure, en direction de Robert­Espagne ».
« Aussitôt, parlant couramment l’alle­
Henri Apert montre, Grande­Rue, la mai­
mand, il s’est mis à rechercher un moyen
son où il habitait avec sa famille. À l’épo­
de nous sauver » disent de concert Henri
que, il avait un peu plus de 16 ans ; ses
et Roger.
souvenirs sont intacts, gravés non seule­
« Notre capitaine est déchaîné suite à
ment dans sa mémoire mais aussi dans
son cœur et sa chair. « Tout à coup nous
l’attaque dont il a été victime. Il m’a
entendons plusieurs rafales de mitraillet­
donné l’ordre d’incendier Beurey,
te. La peur nous a gagnés mais tout est
Couvonges et Mognéville et d’y
redevenu calme ».
fusiller tous les hommes ».
En ce 29 août 1944, chaque habitant
pensait encore que leur petite
vallée riante et bucolique con­
nue pour ses châteaux Renais­ K Henri Apert et Roger
sance, traverserait l’Histoire Fischer devant la
sans faire de bruit. Les Alle­ mairie où la
mands n’y cantonnaient population de
même plus. Et l’on y suivait de Mognéville a été
loin les événements dans une enfermée.
certaine quiétude. « Vers 10 h – © Photo ER
10 h 30, je me suis retrouvé nez
à nez avec un Boche. Il me te­
nait en joue ». Rapidement,
tout le village est cerné, les
maisons fouillées une par une.
« Je revenais de mettre les va­
ches à la pâture lorsque j’ai été
arrêté », raconte à son tour Ro­
ger Fischer né également à
Mognéville (1927). « Mon père
était charron. Nous habitions
également Grande­Rue ».
Tous les hommes ont été ras­
semblés, soit 82 personnes
gardées par deux mitrailleu­
Soudain des femmes apeurées surgis­
ses. « Les Allemands ont d’abord voulu
sent. Elles apprennent aux otages que
nous emprisonner dans une grange mais
cela était impossible. Les récoltes ve­ Couvonges est à feu et à sang. « Mon ar­
rière­grand­père, 87 ans était parmi les
naient d’être effectuées. Blé, avoine, sans
victimes. Il a péri dans sa maison à laquel­
compter les chariots….il n’y avait plus de
le les Allemands ont mis le feu » raconte
place. Alors on nous a tous emmenés à la
Roger Fischer. « La panique nous a ga­
mairie. »
gnés. Les minutes nous semblaient inter­
« Nous sommes enfermés dans la gran­
de salle du bas, aménagée en théâtre », minables. Puis une clameur qui va en
poursuit Henri Apert. « Certains ont
s’amplifiant… C’est le feu… le feu au vil­
réussi à s’enfuir en brisant des fenêtres,
lage. Tout le monde s’est élancé vers les
derrière la scène. Des soldats allemands
fenêtres, les portes… »
alertés par le bruit, sont aussitôt entrés. Ils
Me Rouy obtient des gardes dont il avait
nous ont menacés de leurs grenades ».
gagné la confiance de rencontrer le capi­
Commence une attente interminable.
taine. En son absence c’est le Feldwebel
« Des femmes sont venues nous apporter
(adjudant) qui lui explique la situation :
vers midi des vivres et vêtements ».
« J’ai pour mission d’incendier tout le vil­
Questions à Jean­Pierre Harbulot, historien
lage », mais dans un geste d’humanité, il
s’est contenté de mettre le feu à une seule
grange : « La fumée dégagée devait mon­
trer à son supérieur alors à Couvonges
qu’il exécutait les ordres »…
Les otages s’installent dans l’attente.
« Nous avions perdu toute notion du
temps… Soudain on est tiré de notre tor­
peur par une immense clameur ». Une
dizaine de maisons s’enflamment simul­
tanément… Un sous­lieutenant sèche­
ment explique au notaire : « Notre capi­
taine est déchaîné suite à l’attaque dont il
a été victime. Il m’a donné l’ordre d’incen­
dier Beurey, Couvonges et Mognéville et
d’y fusiller tous les hommes ». Il ajoute
avec un sang­froid cynique : « C’est fait
pour Beurey et Couvonges… »
Le notaire parlemente avec une vigueur
nouvelle, maîtrisant sa révolte,
voire sa haine. Il finit par convain­
cre l’officier. « Malgré les risques
pour lui, il a accepté… en échange
de onze otages dont le maire ».
Quatre anciens combattants de la
Grande Guerre se portent volon­
taires, les autres sont désignés…
Henri et Roger sont libérés
« vers 18h­ 18 h 30 » comme tous
les autres prisonniers. Ils se réfu­
gient sur les hauteurs à l’est du
village après avoir pris au passage
quelques affaires plus ou moins
indispensables, « une paire de la­
pins et de la volaille » pour Henri,
« des bottes de pêche » pour Ro­
ger (sans trop savoir pourquoi !
un détail qui 70 ans après l’amu­
se). Des abris sont aménagés, des
corvées d’eau sont organisées,
des patrouilles surveillent les
alentours. « Les otages relâchés
nous rejoindront vers minuit. Nous pas­
serons deux nuits et deux jours dans la
nature ».
La délivrance arrive avec les Améri­
cains. La population redescend vers le
village. Trois cadavres gisent dans une
rue : « Les Allemands ayant mis le feu à
leur maison où ils s’étaient réfugiés, MM.
Mallet et Lacotte ont dû sortir. C’est à ce
moment­là qu’ils ont été massacrés sous
les yeux atterrés de leurs enfants et de
leurs femmes. Mme Mallet n’ayant pu
contenir sa colère devant l’horreur de la
scène a été abattue de deux balles… »
Les seuls habitants que MeRouy n’a pas
pu sauver…
J.E
Maître de conférences en
ont longtemps été inaccessi­
histoire contemporaine,
bles. En fait, sur place, per­
aujourd’hui à la retraite,
sonne n’était en mesure de
Jean­Pierre Harbulot est contester scientifiquement
l’auteur du chapitre sur les
la certitude initiale, celle des
massacres de la vallée de la
habitants qui ont vécu ce
Saulx et leurs suites judiciai­
drame épouvantable et qui
res paru dans le volume
se sont sans doute identifiés
« Meuse en guerres » (2010).
inconsciemment au drame
­ Pourquoi avoir accusé les
d’Oradour.
SS alors que l’enquête débu­
­ En quoi le fait que les sol­
tée en 1945 avait révélé qu’il
dats en cause n’étaient pas
s’agissait d’une unité de la
des SS est­il un élément im­
Wehrmacht ?
portant ?
­ Effectivement pendant
­ Lorsqu’en 1999, j’ai mon­
plus de 50 ans, les habitants
tré que ces massacres
et les autorités locales ont at­
étaient l’œuvre d’une unité
tribué ces massacres à des
conventionnelle et non
SS en retraite, dont les cri­
d’une division SS, plusieurs
mes seraient
restés impunis.
La référence à
la 29e Division peuvent, dans un contexte
Panzer SS figu­
re même sur particulier, commettre
les citations eux aussi des crimes
des croix de
guerre décer­ de guerre les plus horribles »
nées aux diffé­
rents villages.
Il s’agissait en
descendants de victimes
fait de soldats de la Wehr­
m’ont fait remarquer que
e
macht, appartenant au 29
cette précision ne changeait
régiment de Panzergrena­
rien à la réalité. Je pense au
diers et à la 3e Panzergrena­
contraire qu’elle est essen­
dier Division, dont l’emblè­
m e é t a i t u n e C r o i x d e tielle pour bien prendre la
Lorraine aux bras en biais.
mesure de la barbarie nazie
L’enquête du Service des cri­
qu’on ne saurait limiter aux
mes de guerre l’avait révélé
unités les plus fanatisées.
dès 1945 cependant, étran­
Ce qui s’est passé dans la
gement, la population locale
vallée de la Saulx signifie
n’a pas été mise au courant
de la procédure judiciaire. que des soldats « ordinai­
res » peuvent, dans un con­
Un seul article de presse en
fait état, en 1950, mais il n’a
texte particulier, commettre
aucun écho. De plus, les ar­
eux aussi des crimes de
chives de la justice militaire
guerre les plus horribles. Ces
« Des soldats ‘’ordinaires‘’
soldats, ne se repliaient pas
depuis la Normandie libérée
mais ils venaient d’Italie
pour protéger voire « ca­
moufler » la retraite d’unités
allemandes plus importan­
tes. Ils étaient déterminés à
remplir leur mission et à
rentrer en Allemagne.
­ S’agit­il d’un fait isolé ?
­ Non, entre le 29 août et le
er
1 septembre, ces militaires
laissent leur marque san­
glante dans bien d’autres lo­
calités situées entre Vitry­le­
F r a n ç o i s e t Po n t ­ à ­
Mousson, notamment à
Cheminon (3 morts), Ser­
maize (13 civils tués), Nai­
ves­devant­Bar
(6 résistants fu­
sillés), Martin­
court (les Alle­
m a n d s
incendient le
village après
avoir abattu
trois habitants)
ou encore Ma­
mey (36 mai­
sons incendiées
sur 57, 10 personnes fu­
sillées, trois brûlées vives).
Le bilan total du 29e Panzer­
grenadier Regiment s’élève
à environ 120 victimes. Ils
avaient déjà commis d’atro­
ces exactions en Russie et
Italie.
Recueillis par J. E.
W
« Les massacres du 29 août
1944 dans la vallée de la Saulx et
leurs suites judiciaires », de Jean­
Pierre Harbulot, « Meuse en
guerres » (sous la direction de Noëlle
Cazin et Philippe Martin), Société des
Lettres, Sciences et Arts de Bar­le­
Duc, 2010.
K Deux monuments commémoratifs ont été élevés en souvenir de ces massacres : celui de Robert­
Espagne, sur le tertre des fusillés, avec sa croix faite de morceaux de poutres calcinées (à droite), et
celui de Couvonges. Beurey et Mognéville ont des plaques honorant leurs victimes.
© Photos ER
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