le « printemps arabe » de la monarchie
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le « printemps arabe » de la monarchie
Géopolitique © AFP Photo/Abdelhak Senna Baudouin Dupret et Jean-Noël Ferrié Directeurs de recherche au CNRS, Centre Jacques Berque pour les études en sciences sociales et humaines au Maroc (Rabat) Maroc : le « printemps arabe » de la monarchie Les Marocains ont assisté aux chutes des dictatures tunisienne et égyptienne et sont descendus dans les rues du pays pour exiger des réformes. Les autorités ont annoncé des changements du pouvoir exécutif, principalement détenu par le roi. Néanmoins, les mouvements de contestation n’ont pas remis en question la légitimité de Mohammed VI et du régime alaouite. Des élections législatives sont prévues le 11 novembre 2011. C omme tout ce qui n’est pas facile à classer, le Maroc énerve et provoque des attitudes réductrices. La réforme constitutionnelle adoptée le 1er juillet 2011 a tour à tour été présentée comme arrachée par le Mouvement protestataire du 20 février – qui se voulait une reprise marocaine des mouvements tunisiens et égyptiens – et comme une réforme en trompe-l’œil. Quant au régime, il est couramment présenté comme purement et simplement autoritaire. La réalité est sensiblement différente. Ce n’est pas un exercice inutile que de la décrire. Pour commencer, revenons rapidement sur le « printemps arabe ». Le départ inespéré des présidents Zine el-Abidine ben Ali et Hosni Moubarak incline une partie de la gauche marocaine non gouvernementale à croire qu’il est possible d’inclure le Maroc dans le jeu de domino qui semble se mettre en place. Elle soutient l’appel à manifester d’un collectif apparemment non partisan. La première manifestation a lieu le 20 février 2011. Elle mobilise quelques milliers de personnes à Rabat et quelques autres milliers répartis dans plusieurs villes. Les revendications sont clairement antiautoritaires : Moyen-Orient 12 • Octobre - Décembre 2011 57 G é o p o l i t i q u e Maroc : le « printemps arabe » de la monarchie un roi qui règne plutôt qu’il gouverne, la justice sociale, la fin de la corruption. Mohammed VI n’est pas directement pris à partie. Toutefois, c’est bien le système politique qui lui confère la possibilité de gouverner qui est mis en cause. Le 9 mars, le roi annonce une réforme constitutionnelle de large portée et nomme une commission destinée à la préparer. Le Mouvement du 20 février, dont l’organisation s’est affermie, sans pour autant qu’il se soit beaucoup étendu, continue à manifester en demandant que la réforme soit organisée par une assemblée constituante. La confection de la nouvelle Constitution suit néanmoins son cours : audition des représentants des partis politiques et de la société civile. Le projet de Constitution est présenté le 17 juin et adopté le 1er juillet. • Une nouvelle Constitution © AFP Photo/Abdelhak Senna Ce texte présente trois caractéristiques : la délimitation d’un large périmètre d’action en faveur du chef du gouvernement qui disposera des moyens nécessaires pour mener à bien sa tâche et, surtout, pour contrôler la majorité parlementaire le Le souverain participe au référendum du 1er juillet 2011 sur la réforme de l’exécutif. 58 Moyen-Orient 12 • Octobre - Décembre 2011 soutenant ; l’affirmation des pouvoirs d’arbitrage et d’influence du souverain ; la mise en place d’instances indépendantes responsables de la protection et du développement des droits. Cette séparation vise moins à dissocier l’exécutif, le législatif et le judiciaire qu’à délimiter les sphères d’influence de trois blocs fonctionnels. S’agissant du « gouvernement », celui-ci regroupe le Parlement et le gouvernement à proprement parler. Le choix du Premier ministre se fait nécessairement parmi les membres du parti arrivé en tête. C’est une logique parlementaire. Il dispose du droit de dissolution. C’est la rationalisation du parlementarisme, d’autant plus nécessaire que les gouvernements marocains ont toujours été de coalition. Le droit de dissolution contribuera à faire du chef du gouvernement le véritable « patron » de sa majorité. Celui-ci disposera en outre de la possibilité d’engager la responsabilité du cabinet ministériel sur un projet de loi, ce qui est un moyen de contrainte fort vis-à-vis du Parlement, renverser le gouvernement signifiant presque à coup sûr se retrouver devant les électeurs. Le reste dépendra de la loi électorale. Toutefois, ces mesures établissent déjà les fondations d’un système parlementaire. Cette logique est bornée par les attributions du souverain, mais elles ne la remettent pas en cause. Il faut les penser comme étaient conçus les pouvoirs présidentiels au début de la Ve République française (entre 1958 et 1962), à l’époque où le président n’était pas le chef effectif de la majorité parlementaire. Ses pouvoirs étaient considérés comme le moyen de mieux protéger les intérêts fondamentaux du pays en ne les plaçant pas au centre des négociations partisanes. Cette conception n’est pas dénuée de pertinence. Elle est proche de l’esprit du constitutionnalisme qui consiste à ne pas laisser toutes les décisions dépendre du fait majoritaire. Dans le même ordre d’esprit, l’instauration d’une cour constitutionnelle, adossée à la large déclaration des droits figurant dans la Constitution et à laquelle le citoyen pourra s’adresser, garantit l’existence d’une sphère indépendante de protection et de développement des droits, échappant elle aussi aux aléas de la gouvernance et des conservatismes électoraux. La Constitution marocaine a été adoptée par presque 98 % des votants, avec un taux de participation dépassant les 75 %. Le Mouvement du 20 février et les organisations qui le soutiennent ont présenté ce résultat comme incroyable. Il n’a pourtant rien d’étonnant : ces opposants avaient appelé à l’abstention. Leurs partisans se sont abstenus plutôt que de voter non, puisque c’est ce qui leur était demandé. Par ailleurs, compte tenu de l’importance du référendum, qui représentait à la fois un accroissement des droits de tout un chacun et passait pour un moyen de conduire le changement sans connaître les bouleversements des pays voisins, il n’est pas étonnant que de nombreux citoyens aient voulu voter. À vrai dire, c’est plutôt le contraire qui eût été étonnant. Bien sûr, comme pour tous les référendums, la réponse apportée par les électeurs est une réponse à un homme et à une idée générale et non à une accumulation de dispositions. Elle n’en exprime pas moins un état parfaitement clair de l’opinion : le soutien à la monarchie – et, c’est évident, à une monarchie active – en même temps que le soutien à une dynamique démocratique. Pour l’instant, le © AFP Photo/Abdelhak Senna Des milliers de personnes manifestent à Casablanca, le 3 juillet 2011, contre des réformes qu’elles jugent insuffisantes. Mouvement du 20 février, ses soutiens et ses partisans n’ont donc pas réussi à exercer une pression sérieuse sur le régime, ni à étendre leur influence, notamment, comme ils l’espéraient, auprès des classes populaires. Ces espoirs provenaient d’une erreur d’analyse – nourrie par une certaine culture politique de gauche – consistant à assimiler purement et simplement la situation du Maroc à celle des pays voisins, alors que, depuis plus d’une décennie, le royaume alaouite s’en était éloigné. • Une sphère politique désamorcée Alors que le régime égyptien s’était ankylosé dans la procrastination encore plus que dans l’autoritarisme, que la légitimité du président Moubarak avait été invisiblement rongée par son immobilisme, et que le despotisme tunisien prenait des allures de plus en plus caricaturales, la sphère politique marocaine avait été désamorcée. Elle fit, tout d’abord, l’objet d’une ouverture limitée mais indéniable lors de l’« alternance » de 1998. Les formations d’opposition de gauche devinrent alors des partis de gouvernement et un opposant de longue date, Abderrahman Youssoufi, qui s’était exilé en France, devint Premier ministre. Sous le nouveau règne, des personnalités issues de l’extrême gauche occupèrent des positions de pouvoir. Une véritable compétition électorale fut mise en place, dont témoignent notamment les élections de 2007. En outre, la page des « années de plomb » fut tournée avec l’instauration d’un Conseil consultatif des Droits de l’homme, dès le règne d’Hassan II (1961-1999), et la création, en 2004, de l’Instance équité et réconciliation (IER), qui avait pour mission d’entendre publiquement les victimes de la répression et de proposer un rapport préconisant les mesures à prendre afin d’éviter que cela ne se reproduise. Le processus s’est prolongé dans le domaine de la presse, où le maintien de lignes rouges (en particulier à propos du roi), sanctionnées par des condamnations souvent lourdes, n’empêcha pas celle-ci d’adopter des positions très critiques. On ne discutera pas le fait de savoir si le verre de la démocratie était à moitié plein plutôt qu’à moitié vide, ou l’inverse. Ce qui est important, c’est l’effet modérateur – et, à la limite, dépolitisant – de ces mesures sur la vie politique. Elles désamorcèrent efficacement les situations conflictuelles. Ce désamorçage s’est doublé d’un déblocage social à l’initiative de Mohammed VI. On sait qu’il a fait du développement humain son « chantier de règne ». Il a ainsi créé, en 1999, l’année de son accession au trône, la Fondation Mohammed V pour la solidarité et, en 2005, il a lancé l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH). À cela s’est ajoutée la lutte contre les disparités régionales ainsi que l’effort dans le développement des infrastructures et dans le désenclavement du monde rural. On peut là aussi reprendre la dialectique du verre à demi vide et du verre à demi plein et discuter de l’importance des résultats, mais on ne peut nier qu’il y en ait. Moyen-Orient 12 • Octobre - Décembre 2011 59 G é o p o l i t i q u e Maroc : le « printemps arabe » de la monarchie Du reste, l’intérêt manifeste et manifesté du roi a un impact fort sur la manière dont la monarchie est perçue et, donc, sur sa popularité et sur sa légitimité. Il ne s’agit pas de dire que la situation sociale est florissante (ou de prétendre qu’elle est seulement mauvaise), mais de tenir compte du fait que la stabilité du régime dépend des résultats et de la perception d’un horizon crédible d’amélioration et d’une dynamique vertueuse. Aussi, lors du « printemps arabe », le Maroc se trouve-t-il dans une situation particulière : la monarchie y est parfaitement légitime, la très grande majorité des partis participe au système politique et les chantiers sont déjà ouverts. Or ce n’est pas la même chose de dire « rien ne bouge » que de dire « ce n’est pas encore suffisant » ; et ce n’est pas la même chose non plus de dire « Moubarak dehors ! » que de dire « Nous voulons une monarchie parlementaire ». Dès le départ, les demandes des protestataires se situent dans le domaine du socialement acceptable : on ne critique pas le roi et l’islam ; on réclame des libertés politiques accrues mais nullement des libertés individuelles et privées qui pourraient être considérées comme contraires à la religion. Ainsi, bien que certains des animateurs du Mouvement du 20 février aient appartenu au Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI), qui revendiquait la liberté de croyance et de pratique et avait appelé, en 2010, à rompre publiquement le jeûne du mois de ramadan, il ne fut pas question de ces libertés-là. Les protestataires ne voulaient pas s’aliéner la population et espéraient, en même temps, tirer parti de leur alliance avec les islamistes du mouvement du cheikh Yacine, Justice et bienfaisance, passant pour être bien implantés dans les milieux populaires. Ces calculs politiques paraissent, néanmoins, receler une contradiction : si les porteurs d’un discours de contestation en sont réduits à restreindre la portée de leurs mises en cause, notamment vis-à-vis du souverain et à cause de sa forte popularité, il n’est alors guère raisonnable d’espérer embrayer sur un large soutien populaire. • Débloquer les réformes et éviter l’immobilisme La marge de manœuvre de la monarchie était donc relativement large face au mouvement protestataire. Il n’en découle pas que cette monarchie est omnipotente. Sans doute est-ce sur ce point que l’explication de tous les dysfonctionnements du pays par l’autoritarisme royal s’avère le plus problématique. Nous avons dit que le roi avait fait du développement humain le chantier de son règne. De fait, il intervient dans de très nombreux projets et, si l’on considère l’ensemble des changements, il apparaît que l’engagement du souverain fait très souvent la différence. Mais il s’agit toujours de projets délimités, impliquant de maintenir une direction, de créer une institution ou de faire passer une loi. On laisse à l’évolution des choses le soin d’apporter les transformations de fond dont ces projets sont porteurs. La dynamique sociale n’est tout bonnement pas maîtrisable par un régime, quel qu’il soit. C’est ainsi que l’adoption, 60 Moyen-Orient 12 • Octobre - Décembre 2011 en 2004, d’un Code du statut personnel progressiste en matière de droits des femmes par rapport au mariage s’est inscrite dans une transformation d’ensemble de la société marocaine déjà bien avancée. Elle fut, de plus, favorisée par la difficulté qu’il pouvait y avoir à s’opposer frontalement au roi sur ce sujet, où il intervint comme « commandeur des croyants », illustrant ainsi qu’il était plus aisé d’être un souverain traditionnel modernisateur que d’être simplement progressiste. De plus, Mohammed VI n’avait pas à gérer les répercussions électorales des mécontentements de court terme. Ce n’est jamais le cas des élus. Pareillement, lorsqu’il s’agit d’obtenir des administrations territoriales des transformations tangibles de l’infrastructure, la position du roi, tant qu’il dispose d’un commandement direct sur le réseau des gouverneurs, est un avantage. Toutefois, on remarquera que les succès de Mohammed VI sont, ici aussi, davantage liés aux particularités de l’institution monarchique qu’à l’efficience de l’appareil administratif et des politiques publiques. De plus, son efficacité apparaît limitée à ce dont il peut directement se saisir. Dans d’autres domaines, son action semble donc beaucoup moins performante. C’est ainsi que les systèmes sanitaire et © AFP Photo/Abdelhak Senna de protection sociale, la justice et l’enseignement ne bénéfi- monnayer, contre une vingtaine de dirhams, l’abandon d’une cient pas de la même célérité, parce que ces domaines sont amende immotivée. Pourquoi ? Parce que la mise en place trop vastes pour que le roi puisse agir seul, en promouvant d’infrastructures ne réclame pas de réviser un vaste système des actions locales simples et susceptibles d’être contrôlées de routine, mais seulement d’exercer une certaine pression par lui. Prenons un exemple. Lors de l’un de ses sur celui-ci. Obtenir que la corruption cesse, c’est, déplacements en province, le roi visite un tout au contraire, s’attaquer à un équilibre Les succès de hôpital. Les lits des malades sont faits complexe et collaboratif. C’est prendre avec des couvertures et des draps en compte à la fois la rémunération Mohammed VI sont neufs. Dès que le monarque quitte des fonctionnaires, le motif de leur davantage liés aux particularités l’hôpital, les infirmiers enlèvent dévouement au régime, les raile linge neuf et le remplacent par sons de la crainte qu’ils inspirent, de l’institution monarchique l’ancien. Il est dans le pouvoir de l’attitude des citoyens comme la qu’à l’efficience de l’appareil Mohammed VI d’obtenir qu’un conception qu’ils se font du raphôpital soit construit dans des déport à l’administration et, plus largeadministratif et des politiques lais normaux, mais il ne lui est pas ment, du civisme. En d’autres termes, publiques. possible d’obtenir la même exécution, il faut mobiliser durablement différentes dès lors qu’il s’agit des pratiques quotidiennes catégories d’acteurs de l’action publique. Ce n’est de l’administration. Il est possible pour le souverain de main- jamais aisé parce que la stabilité des gouvernants est souvent tenir un moratoire de fait sur la peine de mort. Il est infini- tributaire d’immobilismes impliquant de ne pas malmener ment plus difficile d’obtenir que la police ou la gendarmerie trop de monde, notamment parmi les agents de l’État, qui n’arrêtent pas les automobilistes sous divers prétextes, afin de assurent, chacun à leur place, la stabilité du système à défaut de nécessairement assurer le règne de l’État de droit. Dans un régime comportant une part autoritaire, il est difficile au souverain de prendre ce risque puisqu’il profite paradoxalement de l’immobilisme contre lequel il lutte. Dans le chantier des réformes, le roi s’est donc trouvé bloqué, tant en ce qui concerne le volet économique et social qu’en ce qui concerne le volet politique, c’est-à-dire le fonctionnement des institutions permettant de mettre en place et de conduire un certain nombre de politiques publiques. Plus exactement, il s’est trouvé à devoir choisir entre une nouvelle montée en puissance de l’institution monarchique – c’est-à-dire un accroissement de la nature autoritaire du régime – afin d’accomplir les réformes nécessaires et un ralentissement de leur rythme. Des deux maux, il a choisi le moindre : le ralentissement des réformes. Dans une société complexe et active, le réformisme ne peut être une activité centralisée. Il lui faut des soutiens actifs et intéressés à son succès. En créant un chef du gouvernement dépendant directement de l’élection et donc du jugement de l’opinion, la réforme constitutionnelle a ainsi créé un acteur qui a intérêt à malmener les agents publics pour conserver son poste et la prééminence de son parti. La monarchie n’endosse pas le coût de ces transformations, mais elle les arbitre. De ce point de vue, il est clair qu’elle n’a pas promu une réforme constitutionnelle afin de répondre à la pression de la rue, mais qu’elle a utilisé les circonstances – la crainte que les choses n’aillent plus loin et le souhait généralisé d’échapper à une crise – dans le but de favoriser un arrangement institutionnel lui permettant de soumettre une partie des acteurs politiques à une obligation de résultat en les plaçant dans la dépendance directe des électeurs. C’est une manière, pourrait-on dire, de bloquer l’immobilisme. Nous sommes donc très loin de l’idée trop souvent répandue que la réforme constitutionnelle n n’aurait servi qu’à le préserver. La police réprime une manifestation du Mouvement du 20 février, à l’origine des critiques contre la monarchie alaouite, le 10 juillet, à Rabat. Baudouin Dupret et Jean-Noël Ferrié Moyen-Orient 12 • Octobre - Décembre 2011 61