1e moitié HM REVISEE

Transcription

1e moitié HM REVISEE
Padres, hijos y primates (Pères, fils, primates)
De Jon Bilbao
Traduction de Marc Fernandez
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Première partie
L’AUTOROUTE
Les animaux se cachaient, ou peut-être avaient-ils senti ce qui allait arriver et avaientils fui à l’intérieur des terres en quête d’un refuge. Depuis son arrivée au Mexique, Joanes
n’avait aperçu que des oiseaux, omniprésents et bruyants, et des lézards aux grandes pattes
qui couraient partout autour de la piscine de l’hôtel. Aucune trace des anacondas, des jaguars
et des singes qu’il avait espéré trouver là, s’exhibant juste pour lui, perchés au sommet de
branches touffues.
Et la végétation ne ressemblait en rien à ce qu’il avait imaginé. L’endroit ne
correspondait absolument pas à son idée de la jungle. Pas d’arbres immenses pour empêcher
les rayons du soleil de passer. Pas de lianes ou d’orchidées en pleine éclosion dans chaque
recoin des troncs et branches. Il n’y avait qu’une végétation dense et uniforme d’à peine cinq,
six mètres de hauteur, couverte par une épaisse poussière due à la pollution du trafic
automobile. Un enchevêtrement d’arbustes et de plantes rampantes qui donnait l’impression
de voir des mauvaises herbes plutôt qu’une végétation tropicale.
Il roulait en direction du sud, sur l’autoroute qui longe la côte Est du Yucatan et relie
l’ensemble des villes de la touristique Riviera Maya, la vitre ouverte, le bras sur l’accoudoir.
Ses yeux ne cessaient d’aller et venir entre la route et le ciel. Il scrutait les nuages qui
s’amoncelaient au-dessus de l’île de Cozumel, à l’affût d’un quelconque changement. Mais ils
étaient identiques à ceux qu’il avait vus les jours précédents : verdâtres, l’aspect inoffensif.
Bien malin qui aurait pu deviner, en les regardant, l’arrivée imminente d’un ouragan.
Deux heures plus tôt, son beau-père avait tambouriné à la porte de la chambre où
Joanes, sa femme et sa fille préparaient leurs valises.
— Viens, on se fait un sauna, dit-il quand Joanes lui ouvrit la porte. On se relaxe et on
oublie ce putain d’ouragan.
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Un ordre plus qu’une invitation. C’est sur ce ton qu’il avait l’habitude de parler et de
demander les choses.
— On a le temps ?
Sa femme continuait de plier et ranger les vêtements, sans prêter attention à la
conversation. De toute manière, son beau-père ne s’adressait qu’à lui. Il sentit le piège se
refermer.
— Évidemment qu’on a le temps ! éructa son beau-père. Sa silhouette énorme, ses
deux mètres de haut et ses cent vingt kilos tenaient à peine dans l’embrasure de la porte. On
se fait ce sauna, après on monte dans ces putains de bus et on se casse.
Ces bus devaient transférer les clients de l’hôtel vers un nouvel hébergement plus sûr,
à Valladolid, dans l’intérieur de la péninsule, où ils resteraient jusqu’au passage de l’ouragan.
— J’ai encore pas mal d’affaires à ranger, tenta Joanes.
Mais son beau-père n’allait pas le laisser s’échapper si facilement. Il répondit comme
s’il ne l’avait pas entendu :
— Allez, bouge-toi le cul ! J’ai déjà tout arrangé, j’ai même filé un billet au mec du
sauna. Il va se tirer aussi et il ne voulait rien savoir.
Le sauna était en réalité un antique bain thermal situé près de la piscine. Une sorte de
cabanon en torchis en forme de coupole, qui ressemblait à un igloo ou à un four à pain. On y
entrait par une porte si petite qu’il fallait se mettre à quatre pattes. Une ouverture dans
laquelle son beau-père, vu sa morphologie, faillit rester coincé. De l’extérieur, Joanes regarda
un moment comment ce gros cul, bronzé, épilé et débordant allégrement du maillot de bain
Speedo jaune se débattait pour réussir à passer. Puis il détourna les yeux. Son beau-père finit
par s’engouffrer après plusieurs tentatives, non sans avoir lâché une bordée d’injures et beuglé
sur l’employé qui préparait le feu de l’autre côté, le sommant de venir l’aider.
À l’intérieur, le plafond n’était qu’à un mètre du sol. Joanes et son beau-père
s’installèrent comme ils purent sur le banc de pierre qui courait le long du mur. L’employé
finit d’attiser le feu, y disposa quelques pierres. Quand celles-ci furent bien chaudes, il versa
dessus un mélange d’herbes aromatiques. Aussitôt, l’espace exigu fut envahi par une vapeur
intense.
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— Ça y est ? dit le beau-père.
— Oui, monsieur.
— Bon, alors laisse-nous seuls.
— Je dois contrôler la vapeur, monsieur.
— Ne t’inquiète pas. Laisse-nous seuls.
— Mais c’est la coutume, insista l’employé.
— Il va falloir que je te file un autre billet pour que tu te casses ? Allez, dégage ! Je
t’appellerai quand on aura terminé.
Avec une grimace, l’employé se faufila à travers la petite porte. Une fois seuls, le
beau-père sourit et donna une tape énergique dans le dos de son gendre.
— Alors, quoi de neuf ?
Joanes, qui n’en pouvait plus de transpirer et gardait la tête baissée et les coudes
appuyés sur les genoux, leva les yeux.
— Quoi de neuf ..?
— Oui, quoi de neuf ! Tes affaires ! Le contrat que tu dois signer !
Joanes le fixa à travers l’épais nuage de vapeur, sans aucune envie de lui répondre.
— Ma fille m’a tout raconté, expliqua le beau-père.
Joanes devina ce qui avait dû se passer. Son père l’avait questionnée en usant de sa
stratégie habituelle : un cocktail bien frappé de préoccupation paternelle, d’intérêt quasi
inquisitoire, de véhémence et d’omnipotence. Et elle n’avait eu d’autre choix que de lâcher à
la bête un morceau de viande pour la rassasier. Il faut dire qu’elle se sentait un peu obligée de
le faire, car son père leur avait prêté de l’argent ces dernières années. C’est lui aussi qui avait
payé ce voyage. Un séjour que ni Joanes, ni sa femme, ni même sa fille n’avaient réellement
envie de faire.
Le beau-père était peintre. Son œuvre était suffisament reconnue pour que deux de ses
tableaux figurent dans la collection Saatchi. Adepte de la peinture à l’huile, il badigeonnait
d’abord ses toiles de couleurs ocres, rouges et marrons, en plusieurs couches uniformes.
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Dessus, il disposait des gravillons dont la texture altérait la toile et des fragments d’écorces ou
des petites branches qui se mêlaient à la peinture. Sur tout cela, il fixait des morceaux carrés
et rectangulaires de feutrine, noirs, gris ou blancs. Le résultat, quand on l’observait à la bonne
distance, évoquait des photographies aériennes de paysages dévastés ou désertiques, où les
rectangles jouaient le rôle de silhouettes d’édifices perdus dans l’immensité terreuse. La
couleur des coupures de feutrine, leur nombre par toile et leur disposition marquaient les
différentes étapes de son œuvre.
Six mois plus tôt, le célèbre peintre, veuf depuis plus de dix ans, avait surpris sa
famille à l’annonce de ses secondes noces. Il avait fait la connaissance d’une jeune femme
dans le salon de bronzage où il se rendait deux fois par semaine. C’était une des employées. À
chaque fin de séance, elle entrait dans les cabines individuelles, une bombe de désinfectant à
la main et un rouleau de Sopalin, et elle nettoyait les machines pour les clients suivants. Elle
avait vingt ans de moins que lui, n’y connaissait absolument rien en peinture, était inscrite à
un service en ligne d’horoscope personnalisé et son rêve de gamine était de se marier à
Cancún, avec la mer bleu turquoise des Caraïbes en guise de décor.
« Qu’est-ce que tu veux, avait dit le beau-père en soulevant les épaules. C’est son rêve
à la petite… »
Quelques jours plus tard, il les avait appelés pour leur donner la date de la cérémonie
et les informer qu’il avait déjà fait les réservations d’avion et d’hôtel pour tout le monde. Ce
serait une cérémonie intime. Seule la famille proche serait présente. Il prendrait tout en
charge. Le mariage aurait lieu fin août. À cette période, sa petite-fille de treize ans serait en
vacances, tout comme sa fille, professeur de philosophie de la science à l’université. Et il ne
faisait aucun doute pour lui que son gendre pouvait, durant quelques jours, mettre de côté son
affaire « si prospère » d’équipements de climatisation.
La cérémonie et le banquet qui suivit virent une succession de scènes kitchs propres à
faire grincer des dents n’importe quelle personne dotée d’un minimum de sensibilité
esthétique. Le moment culminant fut l’apparition de la pièce montée, qui descendit du plafond
sur un immense plateau, accompagnée par un ballet de rayons laser.
L’annonce de l’ouragan se produisit ce soir-là. Les jeunes mariés avaient pensé qu’ils
resteraient quelques jours à Cancún avec leurs invités après la cérémonie, mais les nouvelles
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météo les firent changer d’avis. Il leur fut cependant impossible d’avancer leur date de retour,
à cause de la multitude de touristes apeurés et désirant à tout prix quitter les lieux, comme
eux, qui provoquèrent le chaos à l’aéroport.
Joanes épongea la sueur sur ses sourcils, retardant ainsi sa réponse. Avec la chaleur, le
volume de son beau-père avait comme augmenté, sa graisse et ses grosses fesses semblant
dégouliner des deux côtés du banc de briques.
— Le contrat n’est pas encore signé, dit-il.
Le beau-père resta silencieux, dans l’attente des détails.
— Il y a encore certains points à régler.
— Mais ma fille dit que tout est clair.
— Pas exactement.
— C’est quoi le problème ?
Joanes réussit à ne pas soupirer.
— C’est un contrat compliqué.
— Ma fille dit qu’il est aussi très lucratif.
Joanes opina. Un geste sec et bref, à peine visible au milieu de la vapeur aromatisée.
— J’aimerais que tu sois plus explicite, demanda le beau-père.
— Je préfère ne pas en parler pour le moment.
— Tu crois que je ne le sais pas ? Moi, ce qui me préoccupe, c’est le bien-être de ma
fille et de ma petite-fille, alors dis-moi un truc que je serai content d’entendre.
— Tu n’as pas à t’en faire, ni pour ta fille, ni pour ta petite-fille.
— Ne me dis pas si je dois m’inquiéter ou pas, mon petit.
— Dans ce cas, inquiète-toi si tu veux mais laisse-moi m’occuper d’elles.
Le beau-père s’approcha de lui.
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— Dis donc, mon petit, TU ne peux pas m’interdire à MOI de m’occuper d’elles. Quand
doit se signer le contrat ?
— Ça dépend du client.
— Bientôt ?
— Bientôt.
— Je préfère ça. Maintenant, précise un peu ce « bientôt ».
— Quelques semaines. Ou quelques jours. J’aurais même déjà pu le signer si je
n’avais été obligé d’assister à ton mariage.
Le beau-père encaissa le coup sans sourciller.
— Quelques semaines ou quelques jours, dit-il en détachant chaque mot. Tu as besoin
d’un petit coup de main alors ? Je peux vous peindre un ou deux tableaux, ça ne me prendra
pas beaucoup de temps. Je peux les faire vite fait, presque les yeux fermés en ce moment.
C’était comme ça que le beau-père les aidait : avec des tableaux que Joanes et sa
femme revendaient. Il arrivait à la maison par surprise, d’un geste grandiloquent il posait sa
toile contre un canapé puis il attendait les commentaires de sa famille. Il était particulièrement
attentif à ceux de son gendre. Pour ce dernier, donner un avis sur une oeuvre d’art moderne
équivalait à devoir parler une langue inconnue. Son incompréhension de la peinture ne venait
pas uniquement de ses faibles connaissances artistiques, mais aussi d’un manque flagrant de
confiance en lui. Il n’était pas aidé non plus par le fait que tous les tableaux de son beau-père
lui semblaient identiques, ni par la stupeur mêlée d’agacement que provoquait en lui le niveau
de cotation de ces œuvres monotones et tristes, qui s’effritaient comme une façade
d’immeuble décrépite et laissaient sur son canapé un amas de gravillons et d’échardes
colorées. Sous l’œil scrutateur de son beau-père, Joanes s’efforçait toujours de dire quelque
chose qui ne paraisse pas trop stupide et qui puisse passer pour un remerciement.
— De rien, répondait alors le beau-père en lui tapotant le dos.
Puis il embrassait sa fille et sa petite-fille et il filait avec un air triomphant.
Quelques jours plus tard, il les appelait pour savoir à quel prix ils avaient vendu son
tableau et, immanquablement, quel que soit le montant, ce dernier lui paraissait si bas qu’il se
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sentait insulté. Il se lançait alors dans une diatribe assurant qu’il ne savait pas pourquoi il
continuait à les aider si eux passait leur temps à mal vendre ses œuvres, qu’ils n’appréciaient
pas à leur juste valeur ou qu’ils étaient incapables de comprendre, et il jurait ses grands dieux
qu’il ne leur offrirait plus jamais une toile.
Puis, après un laps de temps raisonnable, il réapparaissait chez eux avec un nouveau
tableau sous le bras.
— Merci, dit Joanes, mais ce n’est pas la peine.
— T’es sûr ?
Joanes confirma et évita de regarder son beau-père, dont la sueur lui cascadait sur les
épaules et le ventre.
On entendait des gens déambuler et parler à l’extérieur à travers le mur de torchis. Les
employés et les clients de l’hôtel se dépêchaient de terminer leurs préparatifs avant d’évacuer.
L’ouragan, baptisé Gerald par le Service météorologique de Miami, se rapprochait du
Mexique et se renforçait grâce aux eaux chaudes de la mer des Caraïbes. Selon toutes les
prévisions, il entrerait au Yucatán au niveau de l’île de Cozumel et aurait déjà atteint la
catégorie deux de l’échelle Saffir-Simpson. Après avoir frappé les terres, il se déplacerait vers
le nord-est en balayant la côte puis continuerait sa route hors du golfe du Mexique. La
Protection civile avait décrété l’alerte orange, l’ouragan devait arriver dans vingt-quatre
heures, l’après-midi suivante.
— Et tes femmes alors, pas trop nerveuses ? demanda le beau-père.
— Nerveuses, non, plutôt ennuyées de ne pas pouvoir rentrer à la maison. Et ton
épouse ?
— Elle est devant son ordinateur depuis des heures, en plein chat avec son astrologue.
Elle croit que l’ouragan est un mauvais présage pour notre mariage.
Joanes s’abstint de tout commentaire.
— J’ai parlé avec le réceptionniste, dit le beau-père. Il semble que l’hôtel où ils nous
emmènent est complet de chez complet. On va devoir partager une chambre.
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— Qui ?
— Nous cinq. Deux lits doubles et un lit supplémentaire pour la petite.
Joanes s’épongea de nouveau le visage.
— Ce ne sera que pour un ou deux jours, répondit-il, s’adressant plus à lui-même qu’à
son beau-père.
Ce dernier partit dans un grand rire. Il toussa, cracha sur les pierres posées sur le feu.
Sa salive se transforma immédiatement en vapeur.
— J’en doute fort, mon petit. Le gars de la réception m’a dit que les hôtels de la côte
sont inhabitables après un ouragan. Et les deux dernières fois, l’aéroport de Cancún est resté
hors service pendant un bon bout de temps. Beaucoup de touristes sont restés bloqués dans
ces hôtels-refuges durant des semaines. Et ceux-là, c’étaient les plus chanceux. Les autres, ils
ont été obligés de loger dans des écoles, des hangars, des gymnases…
Joanes ne voulait pas en entendre plus. Sans dire au revoir, il rampa jusqu’à dehors.
Son beau-père lui demanda où il allait comme ça et lui ordonna de revenir à l’intérieur, mais il
ne lui prêta aucune attention.
Il resta planté devant la petite cabane en terre. Après ce bain de vapeur, l’air suffocant
du dehors lui parut rafraîchissant. Dans le four, son beau-père, qui ne pouvait pas passer par la
petite porte tout seul, hurlait et demandait de l’aide. Deux employés de maintenance
regardaient Joanes. L’un d’entre eux lui demanda si tout allait bien et il fit signe que oui. Ils
travaillaient près de la piscine, qu’ils avaient vidée aux deux tiers et au fond de laquelle ils
déposaient les chaises longues et autres meubles résistants à l’eau. Ils seraient mieux protégés
du vent là que dans n’importe quel autre endroit.
Sa femme et sa fille étaient en pleine dispute et elles ne le virent pas entrer dans la
chambre. La mère agitait devant les yeux de la gamine le mémo distribué par la direction de
l’hôtel indiquant les mesures à prendre.
— Il est écrit ici qu’en cas d’ouragan, il faut s’habiller en blanc.
— Maman, je refuse de mettre un truc blanc. C’est une question de principes. Et tu le
sais très bien, dit-elle sur un ton solennel. De toute manière, je n’ai aucun vêtement blanc, pas
même une petite culotte.
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— Je peux te prêter quelque chose à moi.
La mèche de la gamine lui tombait sur les yeux. Elle la repoussa d’un geste d’ennui
théâtral. Ses cheveux étaient noirs et brillaient telle la carapace d’un cafard. Elle portait un tee
shirt, noir aussi, un jean coupé aux genoux – sa seule concession au climat tropical – et une
paire de Converse fuchsia sur lesquelles elle avait dessiné des mouches. Elle ferma les yeux et
fit lentement non de la tête. La demande de sa mère était juste improbable.
Cette dernière soupira, fit demi-tour et vit enfin son mari.
— Tu es déjà là ? Le sauna t’a fait du bien ?
— Pas vraiment.
— Papa, t’es trempé de sueur, dit la fille avec une grimace de dégoût. Tu devrais pas te
doucher ?
— Tu as raison, répondit-il, et il s’engouffra dans la salle de bain.
Il en ressurgit un moment plus tard en s’essuyant avec une serviette qu’il jeta dans un
coin. Il enfila le premier polo qu’il trouva sur sa pile de linge, prit son portefeuille, son
téléphone satellite et ses clés de voiture.
— Où tu vas ? demanda sa femme. Les cars arrivent bientôt.
— J’ai besoin de prendre l’air. Finis de rassembler mes affaires, tu veux bien ?
Juste avant de sortir, il ajouta :
— Je serai de retour à temps.
Une minute plus tard, il était sur l’autoroute.
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Il roulait sur une longue ligne droite monotone quand le téléphonne sonna. Avant de
répondre, il calcula l’heure qu’il était en Espagne : 23 heures passées.
— Il faut qu’on parle, dit une voix masculine.
C’était cette voix qui était devenue si familière ces derniers mois, pour lui comme
pour sa femme et sa fille. Elle paraissait si proche. Il y décela une véritable gravité et cela
l’inquiéta. Ce n’était pas le moment d’être grave. Tous les points de son accord étaient clairs.
Ils avaient été revus, corrigés, réécrits et de nouveau vérifiés.
Il sentit que son dos se tendait. Il conduisait d’une seule main, le regard fixé sur la
ligne d’horizon au loin, là où se rejoignaient les voies de l’autoroute.
— Bien, parlons. Il y a un problème ?
Il regretta immédiatement sa question, comme si évoquer un problème le rendait
insoluble.
— Tu as tout compris, il y en a un, dit son interlocuteur. Il s’est passé quelque chose.
— Je croyais que tout était réglé.
— Je veux dire que quelqu’un a fait son apparition.
Longue pause.
— Son prix et ses conditions sont très intéressants. Je viens tout juste de recevoir son
offre.
Nouvelle pause.
— Tu vois, mon petit, j’aime bien tes chiffres mais je te mentirais si je te disais que les
autres ne m’ont pas impressionné.
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— Qui t’a fait cette offre ?
— Tu sais bien que ce ne serait pas correct de te répondre.
— Et toi tu sais aussi que je peux le savoir sans ton aide.
— Vas-y alors, cherche.
Encore une pause. Joanes prit une longue inspiration.
— Elle ressemble à quoi, cette offre ?
— Je ne peux pas te le dire non plus.
— Allez…
— Presque pareil que toi, mais à un meilleur prix.
Joanes jura intérieurement. Il ne lui restait plus aucune marge de manœuvre pour
baisser son tarif. S’il le faisait, il perdrait de l’argent.
— Et donc ? demanda-t-il en tentant de dissimuler son inquiétude. Qu’est-ce qu’il se
passe maintenant ?
— Toi, tu m’inspires confiance, tu vois, répondit la voix à l’autre bout du téléphone,
mais il faudrait revoir un peu ton offre.
— Qu’est-ce que tu veux que je revoie ? Il n’y a rien à revoir. En plus, je suis au
Mexique. On va être déplacés à cause de l’ouragan. Tu as dû en entendre parler aux infos.
Son interlocuteur reprit la parole. Cette fois, à la gravité dans sa voix s’ajouta une dose
d’agacement, destinée à faire sentir que les problèmes des autres étaient le cadet de ses soucis
– il en avait bien assez avec les siens.
— Écoute-moi bien, maintenant la décision se joue entre ton offre et celle que je viens
de recevoir. Et sincèrement, la balance penche plutôt vers cette dernière. On veut régler ça le
plus rapidement possible. On a une réunion demain pour prendre une décision.
— Avec qui tu dois te réunir ? Je croyais que tu décidais tout seul.
— Personne ne décide tout seul. Encore moins quand il y a autant d’argent en jeu.
— C’est l’impression que tu donnais pourtant.
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— Attends notre appel demain, lui dit son interlocuteur, de manière un peu cassante
cette fois. On te communiquera notre décision.
— Appelle-moi avant la réunion, demanda Joanes. Je vais revoir mon offre cette nuit,
la rendre encore plus attractive.
— Sincèrement, je ne crois pas que ça serve à grand-chose.
— Tu me dois bien ça.
— Moi je ne te dois rien. Ne joue pas avec moi.
— Tu m’appelleras ?
— Je ne te promets rien.
— Alors c’est moi qui t’appellerai. Je vais trouver un moyen de baisser encore mon
prix.
— Non, c’est moi qui t’appelle, dit l’autre en coupant la communication.
Il mit les warning et s’arrêta sur la bande d’arrêt d’urgence, un minuscule endroit d’à
peine un mètre de large jonché de déchets et de mauvaises herbes, qui servait de frontière
entre l’autoroute et la jungle qui la longeait. Il ferma les yeux et s’appuya sur le repose-tête. Il
pensa à ce qui se passerait si son offre était rejetée. Ce n’était pas seulement le résultat de
plusieurs mois de négociations qui étaient en train de se jouer, mais l’avenir de son entreprise.
Il resta ainsi un long moment, sans même se préoccuper de sa famille qui l’attendait
pour évacuer l’hôtel. Des camions à double remorque et des pick-ups chargés d’ouvriers
frôlaient à toute allure sa voiture. Leurs coups de klaxon lui firent ouvrir les yeux.
— Ne t’inquiète pas, dit-il à voix haute. Tu vas trouver une solution. Rentre à l’hôtel.
Et il répéta :
— Ne t’inquiète pas.
Une fois encore :
— Ne t’inquiète pas.
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Il vérifia qu’aucun véhicule n’approchait et fit demi-tour en franchissant la ligne
blanche. Déjà sur l’autre voie, il commençait à accélérer quand quelque chose jaillit hors de la
végétation et se mit à courir sur la route, droit vers sa voiture. Il crut d’abord que c’était un
enfant, un gamin noir. Il était là devant, il marchait d’une manière bizarre, faisant des
moulinets en l’air avec ses bras comme s’il voulait qu’on le remarque et arrêter une voiture.
Mais il était trop près et Joanes roulait trop vite. Le parechocs le percuta violemment, le
projetant vers l’avant et le faisant rouler plusieurs mètres sur l’asphalte.
Il écrasa la pédale de freins et regarda, hébété, la forme démembrée. Que celle-ci fût
couverte de poils ne l’aidait pas à se calmer.
Ce n’était pas un enfant, mais un singe.
Il sortit du véhicule et avança prudemment. Un chimpanzé. Il croyait qu’ils ne vivaient
qu’en Afrique équatoriale. Il s’arrêta quand la bête commença à bouger. Le singe se mit
debout lentement, lança un regard plein de douleur à Joanes et quitta l’autoroute en boitant,
avant de s’engouffrer dans la végétation d’où il avait surgi.
Il ne savait pas quoi faire. Plusieurs voitures passèrent sans lui prêter attention.
Personne n’avait vu l’accident.
Il décida de suivre le chimpanzé.
Il pensait qu’il aurait laissé des traces : empreintes, herbes piétinées ou quoi que ce
soit dans le genre, mais une fois qu’il fut dans la jungle, rien, il ne voyait rien. Il avançait à
tâtons, trébuchant sur les branchages et les plantes, changeant de direction toutes les deux
minutes, revenant plusieurs fois sur ses pas. Il fit peur à quelques iguanes qui se reposaient
entre les racines des arbres, et filèrent dans un bruissement de feuillages. Il ne trouva le singe
que parce que ce dernier n’avait pas eu la force de s’éloigner. Joanes tira un rideau de lianes et
tomba nez à nez avec lui.
Il était assis par terre, le dos contre un arbre. Il avait une main posée à l’endroit du
choc. C’était une femelle et elle portait un collier et un pendentif en métal. Quand elle aperçut
Joanes, elle tendit l’autre main vers lui, comme une supplique, ouvrant et fermant les doigts,
lui demandant d’approcher. Sa respiration était saccadée, difficile. Joanes hésita. Il savait que
les chimpanzés pouvaient faire preuve d’une grande férocité, loin de leur image joueuse. Mais
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celle qu’il avait devant lui ne paraissait pas en état de faire de mal à quiconque et son collier
indiquait qu’elle avait l’habitude des êtres humains.
Il s’agenouilla et lui prit la main. Les yeux mi-clos, la femelle chimpanzé le regardait
et remuait les lèvres, comme si elle voulait lui dire quelque chose ou lui donner un baiser. Elle
semblait assez âgée. Une calvitie naissante au sommet du front, les poils des épaules et du dos
gris, comme ceux qui couvraient ses phalanges. Ses yeux semblaient enfoncés profondément
dans son visage, barrés par de nombreuses rides et, plus que de la douleur, laissaient
transparaître une grande fatigue.
Le chimpanzé prit la main de Joanes et la posa sur sa poitrine, comme si elle voulait la
lui faire sentir, et il se laissa faire. L’animal garda cette main ainsi pendant que sa respiration
se faisait de plus en plus lente. Peu de temps après, elle ferma les yeux et sa tête bascula sur le
côté.
Joanes ne la lâcha pas. Il resta immobile un moment. Il ferma les yeux lui aussi et
baissa la tête.
Agrippé au cadavre du chimpanzé, entouré par cette végétation touffue où personne ne
pouvait le voir ni l’entendre, il éclata en sanglots. Il pleura jusqu’à en avoir mal à la gorge.
Des pleurs entrecoupés de toux, de reniflements, de crachats et d’insultes, la plupart contre
lui-même.
Puis il se libéra lentement de l’emprise du chimpanzé. Il regarda son collier, espérant y
trouver un nom, une adresse. Il n’y avait rien. Au poignet droit, le singe portait un petit
bracelet en plastique bleu et rose. Le genre de bijou fantaisie qu’arborent les petites filles.
Pendant qu’il essuyait ses larmes, le téléphone sonna. Il se racla la gorge, respira un
bon coup et décrocha.
— Où es-tu ? lui demanda sa femme, inquiète. Les autocars sont déjà arrivés.
— J’ai eu un petit accident.
— Tu n’as rien ?
— Non.
— Sûr ?
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— Oui, ce n’est rien, je t’assure.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Je te raconte ça tout à l’heure.
— Mais tu vas bien ?
— Je vais très bien.
— Et comment on fait pour l’évacuation alors ?
— Allez-y toutes les deux. Avec ton père et les autres.
— Et toi ?
— Moi, je reste.
Après un long silence, elle lui dit qu’elle ne comprenait pas.
— Je reste, répéta-t-il. J’irai plus tard. Je me débrouillerai. On se verra à Valladolid.
— Aujourd’hui ? Tu partiras bien aujourd’hui ?
Il lui expliqua que non, qu’il dormirait à l’hôtel et qu’il prendrait la route le
lendemain, après s’être reposé un peu. Avant que sa femme ne puisse râler, il ajouta que le
vent ne commencerait pas à souffler avant le lendemain après-midi. S’il se mettait en route au
petit matin, il aurait largement le temps de les rejoindre pour se mettre à l’abri.
— Tu devrais quand même partir aujourd’hui.
— Je t’ai dit que je restais.
De nouveau un silence.
— D’accord, comme tu veux. Mais fais attention à toi.
En bruit de fond, Joanes entendait son beau-père ronchonner.
— Qu’est-ce qui lui arrive à ton père ?
— Il veut savoir quand tu seras là.
— Dis donc, je suis content que pour une fois il pense à moi.
— Oui, bon… Je t’appellerai ce soir depuis Valladolid.
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— Tu as déjà donné mon ordinateur à la réception pour le mettre en lieu sûr ?
— J’allais le faire.
— Laisse-le dans la chambre, alors. Vu que je vais être là, j’en profiterai pour vérifier
deux ou trois petites choses.
— Il y a un problème ? demanda-t-elle.
Et, baissant la voix :
— C’est le boulot ?
— Non, je veux juste regarder un truc histoire d’être tranquille.
— Tu es certain que tout va bien ?
— Bien sûr que oui. Allez, on se parle tout à l’heure au calme.
Il retourna à la voiture pour chercher de quoi creuser une tombe. C’est en ouvrant le
coffre qu’il comprit pourquoi son beau-père tenait tant à savoir quand il rentrerait. À
l’intérieur se trouvait son jeu de clubs de golf. Il voulait juste le mettre à l’abri avant de partir
pour l’hôtel-refuge où, pour faciliter l’évacuation, personne ne pouvait emmener de bagages.
Il choisit le club dont on se sert pour les sorties de bunker. La tête était en fer, plate, et
formait un angle d’une quarantaine de degrés. Il retourna près du chimpanzé. Il commença à
creuser la tombe à l’aide du club de golf ultra cher, l’utilisant tantôt comme une pelle, tantôt
comme un pic. La terre était spongieuse, humide et sentait fort, elle était noire, brillante
comme du caviar. Mais elle était aussi pleine de racines qu’il devait éviter ou, pour les plus
petites, dégager à la main. Il mit plusieurs heures à aménager une fosse suffisamment large et
profonde.
Il y déposa le cadavre avec précaution, dans la position qui lui sembla la plus digne
possible. Il le recouvra comme il put avec la terre en se servant de ses mains comme d’une
pelle. Il aurait aimé ajouter quelques pierres sur cette tombe pour que les animaux ne viennent
pas la saccager. Mais là où il se trouvait il n’y avait rien qui ressemblât à une pierre, à part les
graviers de l’autoroute, incongrus pour un tel rôle. Il renonça et se dit qu’il avait fait ce qu’il
fallait.
!17
Il traîna le club de golf jusqu’à la voiture. Il était sale, en nage. Il avait de la terre des
pieds à la tête, les mains pleines de griffures. Il avait envie de hurler pour faire sortir toute sa
frustration et sa rage. Il eut la tentation de taper sur la voiture avec le club de golf, cette
voiture louée grâce à l’argent de son beau-père et avec laquelle il avait renversé ce pauvre
animal. Défoncer le capot. Péter les vitres.
Il se contenta pourtant de regarder avec dédain le club de golf et de le laisser glisser
entre ses doigts. Le club atterrit tomba entre les bouteilles en plastique, les mégots et les
déchets qui recouvraient l’asphalte.
!18
Le vent était si froid qu’il leur faisait couler des larmes sur les joues et les obligeait à
tenir leur casque pour qu’il ne s’envole pas. Joanes et son hôte évitèrent les ouvriers qui
allaient et venaient à l’étage et s’approchèrent de la barrière de sécurité. La hauteur à
laquelle ils se trouvaient et la limpidité du ciel leur permettaient de voir au loin. Le bleu de la
mer devenait plus foncé quelques mètres à peine après la côte, là où les fonds marins
atteignaient des profondeurs plus importantes.
— Tu en penses quoi ? demanda son hôte, qui avait une voix grave et sereine.
— C’est spectaculaire.
— C’est ce que je pense aussi. Ici, dit-il en montrant le sol en ciment, nu pour le
moment, ce sera une des suites et là, ajouta-t-il en pointant du doigt le vide devant eux, une
baie vitrée qui ira du sol au plafond. Cette vue imprenable n’en mérite pas moins.
Il appuya ses paroles d’un geste de la main, comme s’il caressait l’horizon marin.
— Là-bas, il y aura les blocs d’appartements.
Il montrait les trois squelettes d’édifices qui commençaient à pousser le long de la
plage, juste à côté de celui où ils se trouvaient.
Joanes admira le paysage en silence. Le vent faisait flotter sa cravate. Au-dessus de
lui, il n’y avait rien, rien qu’un magnifique ciel bleu. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était
pas senti aussi bien. Si les choses fonctionnaient, il s’occuperait aussi des trois blocs
d’appartements. Mais il s’efforça de ne pas y penser pour le moment. Il devait se concentrer
sur le bâtiment dans lequel ils se trouvaient maintenant, un futur hôtel de cent quinze
chambres pour lequel il devait installer tout le système de climatisation : un équipement pour
chaque chambre, les conduits, les climatiseurs, le système de contrôle de qualité de l’air…
— Tu penses que tu pourrais t’en charger ? lui demanda son hôte et potentiel client.
— Sans aucun problème.
— Je suis ravi de l’entendre, car crois-moi, ceci n’est qu’un début.
!19
Deuxième partie
L’HÔTEL
Quand il arriva à l’hôtel, les bus étaient partis depuis plusieurs heures déjà. Il pénétra
dans la réception les bras chargés des clubs de golf. Effrayé par l’allure de ce client et son
arrivée si tardive, le concierge l’arrêta, Joanes le tranquillisa, l’assura que tout allait bien et lui
promit qu’il s’en irait avant l’arrivée de l’ouragan. En dépit de quoi il fut obligé de signer une
décharge dégageant l’hôtel de toute responsabilité et spécifiant qu’il avait de son plein gré
refusé de quitter les lieux en même temps que les autres clients.
Sa femme avait tout rangé. Les bagages de la famille étaient protégés par des sacs
plastique fournis par l’établissement, et déposés sur les étagères du haut dans l’armoire. Sur le
lit, elle lui avait laissé les affaires qu’il devait emporter le lendemain. Malgré la fatigue, il ne
put s’empêcher de sourire devant cette gentille attention : des sous-vêtements de rechange, un
imperméable, son passeport, une carte routière, une petite trousse de toilette et un mot sur
lequel elle avait griffonné l’adresse et le téléphone de l’hôtel-refuge, ainsi qu’un sac à dos
pour ranger le tout.
Il laissa tomber les clubs de golf dans un coin, prit une longue douche. Puis il sortit
une des valises de l’armoire, retira le ruban adhésif et le sac plastique où elle était et attrapa
du linge propre.
Il dîna au restaurant de l’hôtel. C’est un serveur de mauvaise humeur et sans uniforme
qui s’occupa de sa commande. Il était le seul client présent dans une salle qui, avec la plupart
du mobilier retiré, avait un aspect déprimant.
Il travaillait sur son ordinateur portable quand le téléphone de sa chambre sonna.
—
Comment vas-tu ? demanda sa femme.
Joanes s’affala sur le lit. La télé était allumée sur une chaîne d’infos continues, le
son coupé.
—
Je vais bien. Et vous ? toutes les deux ?
!20
—
Ça va, répondit-elle, d’une voix fatiguée.
—
Sûr ?
—
Oui, maintenant que je suis enfin seule ça va. Les autres sont descendus
dîner. On était du quatrième groupe pour le repas.
—
Et toi, tu ne dînes pas ?
—
Je préfère discuter avec toi. Raconte-moi ce qu’il s’est passé.
Il lui expliqua son accident avec le chimpanzé.
—
Mais pourquoi y avait-il un chimpanzé sur la route ?
—
Je n’en sais rien.
Il lui raconta comment il avait cherché l’animal blessé dans la végétation et
comment il était resté près de lui jusqu’à sa mort. Et aussi pourquoi il avait senti le besoin
de l’enterrer. Il ne lui dit pas qu’il avait pleuré.
—
C’est pour ça que tu n’es pas arrivé à temps ?
—
C’est ça.
—
Il ne s’est rien passé d’autre ?
—
Rien.
Il ne crut pas nécessaire de lui parler des problèmes avec le contrat pour le
moment.
Elle soupira.
—
Ça t’ennuie ? lui demanda-t-il.
—
Quoi ?
—
Que je sois resté pour l’enterrer. C’était une femelle, au fait.
—
Je ne sais pas. J’imagine que tu as bien fait. Mais j’espère que tu vas
vite nous retrouver.
—
Bien sûr. Toutes les deux, ça va quand même, non ? Vous êtes avec ton
père.
!21
—
Oui. Et avec ma belle-mère. Je vais partager une chambre avec elle. Tu
devrais voir la chemise de nuit qu’elle a amenée. Les vitres de la fenêtre sont moins
transparentes…
Joanes éclata de rire.
—
J’ai de plus en plus envie d’arriver, dit-il.
Après une courte pause, sa femme reprit :
—
Tout ça est vraiment bizarre. L’ouragan, le singe sur la route…
Il approuva.
—
Comment est cet endroit, alors ?
Elle lâcha un long soupir. L’hôtel-refuge comme la ville qui l’abritait étaient en proie
au chaos. Les touristes évacués ne cessaient d’affluer. Des Mexicains aussi, et il ne restait plus
un seul lit disponible dans tout Valladolid. Contrairement à ce qu’ils avaient vu à Cancún, les
hôtels ici ne s’étaient absolument pas préparés à l’ouragan : tous avaient cru qu’il n’aurait pas
beaucoup d’effets dans le coin, et qu’il prendrait la forme d’une simple tempête. Alors les
hôteliers profitaient de la situation. Les gens qui n’avaient pas de réservation offraient tout et
n’importe quoi pour avoir droit à une chambre. Les patrons des hôtels encaissaient la manne
et leur attribuaient les places déjà réservées pour d’autres clients. Conséquence, ces derniers
se retrouvaient parqués sur des matelas à même le sol dans les zones communes des hôtels.
Joanes l’entendit bailler.
—
Il vaudrait mieux que tu manges quelque chose et que tu te reposes. On
se verra demain matin.
—
Demain matin, répéta-t-elle. Fais très attention à toi.
—
Ne t’inquiète pas.
—
Je t’aime.
—
Moi aussi.
—
Oui ?
—
Évidemment.
!22
Lorsqu’il eut raccroché, le silence dans la chambre lui parut insupportable. Joanes
chercha la télécommande et monta le son de la télé. Presque tout de suite après, il remit le
volume à zéro.
Il continua à travailler durant plusieurs heures. Il nota à la main dans un cahier les
nouvelles modifications qu’il pensait apporter à son devis. Avant de se coucher, il rangea
le cahier dans le sac qu’il emmènerait le lendemain.
Il fut debout avant le lever du jour. Il remit dans l’armoire la valise qu’il avait
ouverte la veille, referma bien les portes avec du gros scotch. Vérifia qu’il n’oubliait rien
de ce que sa femme lui avait préparé. Elle lui avait aussi mis de côté de quoi manger et
boire pour le voyage.
Dès qu’il mit un pied dans le couloir, une femme de chambre et deux employés de
maintenance se ruèrent à l’intérieur. Comme s’ils avaient passé la nuit là, attendant qu’il
ouvre la porte. Ils se mirent aussitôt à retirer les draps du lit, à sortir tous les appareils
électriques et à déplacer tous les meubles dans la salle de bains.
—
Un instant, monsieur.
La femme de chambre était sortie avec les clubs de golf dans les bras.
—
Qu’est-ce qu’on fait de ça ?
Joanes haussa les épaules.
—
Faites-en ce que vous voulez.
L’hôtel avait perdu son aspect habituel. Tout était prêt pour l’ouragan. Le mobilier,
les lampes et toute la décoration des zones communes avaient été retirés. Les fenêtres et
les portes en verre étaient fermées, du ruban adhésif avait été posé dans chaque recoin.
Dans le patio, les noix de coco des palmiers avaient été coupées et les branches
rassemblées et attachées pour les protéger du vent.
Joanes déposa son ordinateur à la réception et rangea le bon qu’on lui remit pour
pouvoir le récupérer plus tard.
!23
—
Bonne chance, lui dit le concierge en guise d’au revoir.
Il n’y avait pas un seul nuage. Le ciel laissait croire que la journée allait être aussi
ensoleillée et tranquille que les précédentes. Mais cette impression était contredite par l’aspect
de ville fantôme qu’offrait la zone hôtelière de Cancún. La plupart des établissements avaient
déjà évacué leurs clients.
Quand il prit la route pour Valladolid, il put constater que la population locale s’était
elle aussi préparée à l’arrivée de l’ouragan. Les garages, les concessionnaires de voitures et
les magasins de pièces détachées qui avaient poussé comme des champignons sur des
kilomètres de bas-côté avaient tous fermé leurs portes, du contreplaqué protégeait les fenêtres
et tous les panneaux publicitaires avaient été démontés.
Très vite, il se retrouva pris dans une circulation plus que dense. Comme lui,
nombreux étaient ceux qui partaient se réfugier à l’intérieur des terres. Sa voiture se mêla à un
convoi coloré, composé de véhicules de tourisme, d’autobus, de motos, de fourgonnettes, de
tracteurs. Il aperçut des pick-ups chargés de familles entières, entassées sur la plateforme
arrière protégée par des bouts de matelas, de la ferraille et du plastique ou des feuilles de
palmiers. Il vit une pelleteuse qui avançait la pelle relevée avec trois enfants assis dedans, au
milieu de sacs et de tas de vêtements. Il croisa aussi des cars de touristes qui se faisaient
évacuer. Il échangea avec les passagers des regards résignés.
La circulation ralentit jusqu’à devenir atrocement poussive. Sans compter plusieurs
pneus crevés devant lui et deux barrages militaires, qui n’arrangeaient rien. Des soldats armés
de mitraillettes arrêtaient toutes les voitures et en obligeaient certaines à se ranger sur le bascôté. Là, les occupants se voyaient forcés de sortir pendant qu’un couple de Rotweillers
reniflait leur véhicule et se roulait dans les montagnes de vêtements qui remplissaient les
coffres.
Il avait beau essayer d’éviter de trop regarder l’heure, il ne pouvait s’empêcher de jeter
un œil à sa montre de plus en plus fréquemment.
!24
—
Ils vont nous laisser là toute la journée ? s’énerva-t-il à voix haute après
une heure à l’arrêt devant le second contrôle militaire.
La veille, il avait tout de même pris le temps de passer dans un supermarché pour
chercher de quoi manger en prévision du voyage, malgré les quelques victuailles préparées
par sa femme. Les gens, paniqués, avaient dévalisé le magasin. Au rayon conserves, il ne
restait plus que quelques boîtes abîmées. Il avait choisi les moins amochées et complété avec
un sachet de pain de mie. Les bouteilles d’eau étaient rationnées à deux par personne.
Pour tuer le temps, il mangea ses maigres provisions.
Le ciel était toujours bien dégagé.
La végétation sur le bord de la route était plus haute et plus luxuriante que celle de
la côte. Par endroits, quand le nombre de voies augmentait, il pouvait accélérer un peu,
même si sa moyenne restait d’une lenteur désespérante.
Alors qu’il roulait sur une longue portion rectiligne, il aperçut au loin deux
personnes sur la bande d’arrêt d’urgence. Une debout, observant le trafic. L’autre assise
sur quelque chose qu’il n’arrivait pas à distinguer. On aurait dit qu’ils faisaient du stop,
mais ils ne faisaient aucun geste pour attirer l’attention des automobilistes. Ils restaient là,
immobiles. En les doublant, il vit qu’il s’agissait d’un homme et d’une femme. Celle-ci
était dans un fauteuil roulant. Un bref instant, les regards de l’homme et de Joanes se
croisèrent.
Il continua sur une dizaine de mètres avant d’appuyer brusquement sur le frein. La
voiture derrière lui dut faire une embardée pour éviter la collision. Le conducteur, pour
manifester sa colère, klaxonna longuement avant de le dépasser. Joanes se gara sur le bascôté. Il resta un moment là, sans bouger, les mains sur le volant, les yeux dans le
rétroviseur, à observer les deux personnes.
L’homme était en réalité un vieillard. Il regardait maintenant la voiture. La femme,
coiffée d’un chapeau de paille, n’avait pas changé de position : recroquevillée, la tête
baissée.
!25
Mais l’attention de Joanes était entièrement tournée vers lui. Vers ce vieillard.
Il portait un pantalon à pinces et une chemisette blanche. Il avait pris quelques
kilos. Ce qui passait avant pour un estomac ferme s’était transformé en un gros ventre
débordant par-dessus la ceinture. Le double menton était triple aujourd’hui. Et les lunettes
aux grandes montures noires et carrées, qui évoquaient un vieux téléviseur à l’époque,
avaient été remplacées par un modèle plus moderne. Mais l’attitude hautaine n’avait pas
changé.
Le vieil homme approcha lentement de la voiture. Joanes se redressa et, prenant les
devants, sortit du véhicule.
—
Bonjour.
—
Un compatriote ! s’exclama le vieillard, qui lui serra aussitôt la main.
Joanes le dévisagea, mais il se rendit compte que ce dernier ne se souvenait pas de lui.
—
Bonjour, professeur.
Le sourire du vieux s’effaça immédiatement.
—
J’ai l’impression que vous ne vous rappelez pas de moi. J’ai été l’un de
vos étudiants à l’école d’ingénieurs.
Il lui précisa son nom et l’année où il avait suivi ses cours.
Le professeur fronça les sourcils.
—
Je regrette, dit-il. Je ne m’en souviens pas. Quoi qu’il en soit, vous ne
pouvez imaginer à quel point je suis ravi de vous voir.
—
Que vous est-il arrivé ?
Le professeur fit la moue.
—
Nous avons été victimes d’une mutinerie, expliqua-t-il dans une
indignation contenue. Nous roulions dans un car qui devait nous emmener dans l’un
de ces refuges quand les autres passagers se sont rebellés et ils nous ont littéralement
mis dehors. Ils nous ont jetés comme des malpropres ! Ils nous ont laissés là, sur le
bord de la route, et ils sont repartis. Grâce à Dieu, nous n’avons pas eu à souffrir de
dommages physiques.
!26
Joanes, surpris, hochait la tête.
—
Mais… Pourquoi ?
—
L’intolérance, mon ami. Parce que les gens n’ont pas supporté une
demande de notre part et leurs nerfs ont lâchés. Voyez-vous, mon épouse, vu son état,
a besoin d’un peu plus d’espace que les autres personnes. Un siège étroit avec un
dossier dur comme du béton la fatigue horriblement. C’est cette situation, dans un car
avec plus de passagers que de places assises et une climatisation en panne, qui a
déclenché leur colère.
—
Il n’y avait personne pour vous soutenir ? Un employé de votre hôtel ?
Le chauffeur ?
Le professeur secoua la tête vigoureusement.
—
Le chauffeur a tenté de calmer les gens mais la dernière chose qu’il
souhaitait était de s’attirer des ennuis. Il a obéi sans rechigner quand ces sauvages lui
ont ordonné de s’arrêter. Imaginez-vous : ils ont soulevé ma femme à bout de bras et
l’ont déposée sur la route comme s’il s’agissait d’un vulgaire sac !
—
C’est votre épouse ? demanda Joanes en montrant la dame dans le
fauteuil roulant.
—
Excusez-moi, j’aurais dû vous présenter. Avec cette chaleur, je
deviendrais grossier. Venez.
Joanes lui emboîta le pas.
—
Chérie, tu ne devineras pas la chance que nous avons !
Quand son mari lui présenta Joanes, le femme répondit d’un geste mou. Son visage
fatigué semblait figé dans une expression de douleur, comme si sourire représentait un
effort insurmontable. Elle avait les sourcils totalement épilés et sa robe, blanche, sans
ceinture, rappelait une robe de chambre d’hôpital. Quand le professeur ajouta que Joanes
avait été l’un de ses élèves, elle répliqua :
—
Alors je ne sais pas si nous avons tant de chance que cela.
!27
Un semi-remorque passa tout près et elle ferma les yeux pour se protéger de la
poussière.
—
Où devait vous déposer le bus ? demanda Joanes.
—
Je ne sais pas, répondit le professeur. J’ai bien entendu quelqu’un dire
le nom de la ville mais…
—
Moi, je vais à Valladolid.
—
Il se peut que ce soit là-bas. Je crois bien que oui.
—
Vous voulez que je vous y emmène ?
Le professeur répondit avec un énorme sourire et lui serra de nouveau la main,
avec encore plus de force cette fois.
—
Vous n’imaginez pas combien nous vous en serions reconnaissants. Je
n’osais pas vous le demander.
—
Ça ne me dérange absolument pas. Mais il vaudrait mieux nous mettre
en route. Il commence à se faire tard.
Joanes observa le professeur tandis qu’il chargeait son sac à dos et poussait sa
femme vers la voiture. La chaise roulante était motorisée mais il fallait l’aider à avancer
tant le bas-côté était jonché de gravats.
Cette histoire de mutinerie était un peu bizarre. Joanes avait du mal à croire que les
autres passagers les aient jetés du car pour une simple histoire de siège. Il s’était sûrement
passé autre chose. Le professeur avait sans doute provoqué la fureur des gens d’une
manière ou d’une autre. En fait, le connaissant, c’était ce qui avait dû se passer.
Ils installèrent la femme à l’arrière et mirent la chaise roulante dans le coffre.
Joanes se mit au volant mais il ne démarra pas tout de suite. Il voulait graver ce
lieu dans sa mémoire, cette étroite et hostile portion d’autoroute mexicaine, cet aigle qui
les observait fixement du haut d’un panneau indicateur…
Il avait imaginé ce moment maintes et maintes fois depuis qu’il avait quitté
l’université. Dans ses rêves, le professeur se retrouvait toujours dans une position
désespérée, désespérée au point qu’il était obligé lui demander de l’aide à lui,
!28
reconnaissant ainsi implicitement qu’il avait commis une terrible erreur en le traitant
comme il l’avait fait. Alors Joanes, grand prince, lui venait en aide. Il lui laissait
clairement entendre que tout allait bien pour lui, qu’il dirigeait une entreprise prospère,
qu’il avait une famille de rêve et que, finalement, ses agissements de l’époque n’avaient
eu strictement aucune conséquence sur sa vie.
—
Y a-t-il un problème ? demanda le vieil homme.
—
Non, rien, répondit Joanes en mettant le contact. Tout va bien.
Le professeur appartenait à une lignée de dentistes. Son grand-père, son père et deux
de ses oncles avaient pratiqué l’odontologie. La carrière la plus lucrative de toute cette famille
s’était révélée celle de son père, qui avait amassé une petite fortune grâce à divers brevets
spécialisés : deux manchons, un perforateur de disques, un tire-nerf et, surtout, une fraise qui
avait été adoptée par bon nombre de ses sonfrères.
Ses élèves commentaient, non sans une certaine pertinence, le fait qu’il descendait
d’une dynastie qui s’était enrichie en infligeant des souffrances aux autres, et ils interprétaient
comme une démonstration de raffinement dans la fidélité à la tradition familiale le fait qu’il
ait franchi le pas menant de l’odontologie à la chaire de mathématiques.
Il était spécialisé dans la théorie des algorithmes et des fonctions mathématiques
récursives. Il ne comptait pas, loin s’en faut, parmi les enseignants les plus appréciés des
étudiants de l’école d’ingénieurs. Sa mauvaise réputation venait de son degré élevé
d’exigence et du plaisir qu’il témoignait à déstabiliser et intimider ses élèves, ce qui
provoquait chez eux un sentiment d’insécurité tel que certains ne s’en remettaient jamais.
Au cours d’une des premières classes du professeur auquel assista Joanes,
l’universitaire surprit tout l’amphithéâtre avec une défense enflammée du système de
numération duodécimal. Selon lui, de sérieux arguments étayaient la pertinence d’un
remplacement du système moderne de numérotation à base dix par celui à base douze. Les
calculs en deviendraient ainsi plus faciles. Les multiplications et les divisions deviendraient
plus aisées du fait que le système à base douze possédait quatre facteurs primaires – le deux,
!29
le trois, le quatre et le six –, tandis que le système à base dix n’en avait que deux – le deux et
le cinq. L’autre argument qu’il brandissait était la large acceptation historique et géographique
de la numérotation à base douze, comme le prouvait l’existence des douze signes du zodiaque,
la division de l’année en douze mois et le fait que l’unité de mesure en pieds comptait douze
pouces. Il conclut en signalant, comme une évidence irréfutable, que l’être humain était
anatomiquement programmé pour compter en base douze : quatre de ses doigts de la main
possèdent trois phalanges, quatre fois trois égale douze – le pouce servant à compter les
phalanges des autres doigts.
— Pensez bien à cela, leur recommanda-t-il à la fin du cours.
Quelques jours plus tard, le professeur leur demanda s’ils avaient réfléchi à ce qu’il
leur avait dit. Les premières réponses positives se firent entendre timidement. Mais très vite
d’autres s’élevèrent, de plus en plus fort, toutes approuvant sa théorie et certaines, même,
proposant de nouveaux arguments pour appuyer cette idée de passage au système duodécimal.
Le professeur écoutait avec un sourire satisfait. Au bout d’un moment, l’amphi redevint
silencieux. Tous les regards convergeaient vers lui, dans l’attente d’une réponse à la réaction
enthousiaste provoquée par son discours. Mais ce qu’il fit fut éclater de rire. Un rire qui fit
l’effet d’une craie qui grince sur un tableau noir.
— Vous êtes stupides, dit-il à ses élèves. Vous pensez vraiment que les douze signes
du zodiaque ou les douze pleines lunes dans l’année soient une raison suffisante pour changer
notre élégant système de numérotation ?
Il répéta :
— Stupides !
Et il ajouta :
— Ignares.
Il avait cessé de rire et son visage avait viré au violacé.
— Je vous ai servi ce monceau d’âneries pour mettre à l’épreuve votre capacité de
questionnement. Et j’ai le regret de me rendre compte qu’elle est nulle.
Il pointa sur eux un doigt menaçant.
!30
– À partir de maintenant, les invectiva-t-il, votre devoir est de remettre en cause tout
ce que je dirai depuis cette estrade ou écrirai sur ce tableau. Absolument tout.
Joanes assistait à tous les cours d’analyse numérologique, le cours du professeur.
Quand il se trouvait avec ses camarades, il se joignait à eux au moment de le critiquer. Mais il
ne s’agissait que d’une posture car, en réalité, ce qu’il ressentait était de l’admiration.
Un sentiment renforcé par le savoir encyclopédique du professeur – encyclopédique
du point de vue d’un étudiant –, son assurance dans sa façon d’enseigner, le détachement
aristocratique avec lequel il traitait les étudiants, et même les silences prolongés qu’il distillait
souvent au milieu d’une phrase, durant lesquels il restait les yeux dans le vague, comme si ses
élèves et tout l’amphithéâtre s’étaient volatilisés. Après ces instants de silence, il prenait
quelques notes dans le petit calepin qu’il gardait toujours dans la poche de sa chemise. Puis il
reprenait le cours comme si de rien n’était, au moment précis où il l’avait interrompu.
La célébrité et la reconnaissance dont jouissait le professeur dans son domaine, ainsi
que le nombre incalculable de livres déjà bien usés avec son nom sur la couverture qui
trônaient dans la bibliothèque de l’université, ne faisaient que renforcer cette admiration.
Joanes tenta à plusieurs reprises d’approcher le professeur pour gagner sa confiance,
mais son caractère distant et un système universitaire qui ne favorisait pas le contact entre
enseignants et élèves rendirent ses efforts inutiles. Il emprunta plusieurs de ses ouvrages à la
bibliothèque. Il les feuilleta avec intérêt, mais leur contenu s’avéra trop compliqué pour lui. Il
ne put qu’admirer la beauté formelle que représentaient toutes ce lignes d’équations.
Tout changea quand, au milieu de l’année universitaire, le professeur publia une
biographie du mathématicien anglais Alan Turing. Turing, l’un des pionniers du
développement de l’informatique, était une figure appréciée par le professeur, qui le citait
abondamment lors de ses cours. Si ses précédents livres avaient été publiés par des maisons
d’édition reconnues dans le domaine scientifique, ce dernier cependant, intitulé Turing, le
mathématicien pragmatique, l’avait été par un obscur éditeur spécialisé dans les livres sur le
jeu d’échecs.
!31
Dans les fréquentes digressions sur Alan Turing dont l’enseignant émaillait ses leçons,
Joanes avait décelé une admiration similaire à celle qu’il ressentait envers celui-ci. En se
fondant sur cette intuition, il crut que le livre révélerait quelques facettes de la personnalité du
professeur qu’il cachait à ses étudiants, des informations sur ses goûts et ses centres d’intérêts.
Quand Turing, le mathématicien pragmatique fut publié, il courut l’acheter.
Le livre omettait totalement la vie privée de Turing et se focalisait uniquement sur sa
carrière professionnelle. Il revenait sur les épisodes les plus importants de cette dernière, telle
la publication du célèbre article « Numéros computables », dans lequel Turing évoque
l’existence d’une machine hypothétique, la machine a, qui en fonction d’une série donnée
d’actions serait capable de déterminer la véracité ou la non véracité de n’importe quelle
affirmation ; le rôle essentiel joué par le mathématicien durant la Seconde guerre mondiale
pour aider à déchiffrer les codes cryptés des Allemands générés par la fameuse machine
Enigma ; et, peu après, ses nombreuses et malencontreuses tentatives pour donner le jour à
cette machine a.
Turing, le mathématicien pragmatique se terminait dans la confusion. Sur la mort de
Turing, à l’âge de quarante et un ans, le professeur n’écrivait qu’une seule chose : ce décès
était survenu « dans des circonstances lamentables ». Puis il s’embarquait dans une série de
réflexions à teneur plutôt philosophique sur l’apport de Turing aux mathématiques et à
l’informatique.
Malgré sa détermination à puiser dans l’ouvrage des renseignements sur la
personnalité du professeur, Joanes ne trouva donc quasiment rien à se mettre sous la dent. Le
professeur admirait Turing, mais cela, il le savait déjà. Cette passion était flagrante vu le style
décousu de son texte, très éloigné de la précision sans faille dont il faisait preuve
habituellement durant ses cours et qu’il exigeait en retour de ses étudiants. Le fait que Turing,
le mathématicien pragmatique soit paru chez un petit éditeur n’avait finalement pas de quoi
surprendre. Joanes interpréta le livre comme un caprice du professeur, une manière de donner
libre cours à sa fantaisie, comme le font les scientifiques qui publient des romans de sciencefiction sous pseudonyme.
!32
Les informations sur la personnalité du professeur ’qu'il n’avait pu trouver dans
Turing, le mathématicien pragmatique, Joanes tenta alors de les chercher ailleurs, dans les
non-dits. Pour ce faire, il acheta une autre biographie de Turing, plus complète et objective. Il
découvrit ainsi que Turing était un excentrique, fameux pour les cordes qu’il portait en guise
de ceinture à ses pantalons et la tasse de thé qu’il attachait tous les soirs à un radiateur. Ses
comportements bizarres, son individualisme outrancier et son peu de talent en matière de
relations sociales l’avaient maintenu à l’écart des cercles mathématiques les plus importants,
où on le considérait avec dédain ou, dans le meilleur des cas, avec une certaine tolérance
paternaliste.
De plus, il était homosexuel. Dans l’Angleterre de la première moitié du XXe siècle, ce
mode de vie ne favorisait pas franchement l’ascension professionnelle.
En 1952, Turing avait entamé une liaison avec un garçon de Manchester. Il s’appelait
Arnold Murray et il avait dix-neuf ans. Les besoins répétés d’argent de Murray conduisirent le
couple à se disputer violemment. Quelques jours après cet éclat, Murray mit à sac la maison
de Turing. Ce dernier appela la police. L’enquête révéla quel type de relation entretenaient le
mathématicien et le jeune homme. En accord avec la Section II de la Loi Criminelle
Britannique de 1885, Turing fut accusé d’outrage à la morale publique.
Pour éviter une condamnation, il accepta de se soumettre à un traitement qui le
« guérirait de sa maladie ». Les injections d’œstrogènes qu’on lui administra en guise de
castration chimique eurent des effets secondaires. Turing grossit, sa poitrine se développa.
Le matin du 8 juillet 1954, la gouvernante de Turing découvrit son cadavre. Il gisait
sur son lit, une pomme entamée à côté de lui. Un examen révéla que le fruit avait été trempé
dans le cyanure.
Depuis les débuts de sa carrière, Turing avait été fasciné par le dessin animé de Disney
Blanche-Neige et les Sept Nains. Parmi ses excentricités, il y avait celle de réciter les vers que
la Reine prononçait quand elle offrait sa pomme empoisonnée à Blanche-neige :
Croque si tu veux que ton vœu se réalise
Ta respiration va s’arrêter, ton sang va se glacer
!33
Rien de tout cela ne figurait dans Turing, un mathématicien pragmatique. Avant de lire
la biographie complète du scientifique, Joanes avait pensé que le professeur s’était fait plaisir
dans son propre livre, mais à présent son avis changeait du tout au tout : le professeur s’était
soumis à une sévère censure pour ne pas voir la facette plus sombre de Turing. En comparant
les deux textes, on constatait que ce qui le dérangeait le plus était le peu de caractère dont
faisait preuve Turing, son aspect infantile, qui avait causé tant de tort à son travail. Son
immaturité avait lesté le pragmatisme qu’admirait tant le professeur, pragmatisme qui avait, à
ses débuts, permis à Turing de toucher du doigt cette chose si difficile à définir, cette
membrane souple et translucide qui sépare la théorie de la pratique, afin d’abandonner le
palais de cristal des mathématiques pures pour fréquenter les ateliers un peu sales où
s’affairaient les ingénieurs. Et si cela perturbait à ce point le professeur, c’était peut-être parce
que lui-même craignait de pâtir d’une immaturité similaire : que sa vie privée ne soit un
obstacle à sa carrière professionnelle.
Il fallait ajouter l’homosexualité. On pouvait supposer que la manière dont ce thème
avait été évité dans Turing, un mathématicien pragmatique, se devait au rejet, ou à
l’inquiétude, qu’elle provoquait chez le professeur. Joanes alla jusqu’à fantasmer la réaction
perturbée qu’aurait provoquée chez ce dernier la vue du corps sans vie de Turing : gisant sur
son lit, le pyjama gonflé par la poitrine due aux effets des œstrogènes, les yeux fermés dans
l’attente paisible du prince qui viendrait le réveiller d’un baiser sur les lèvres.
Joanes conclut de ces lectures qu’il connaissait le professeur mieux qu’avant, et mieux
que le reste des étudiants. Il y vit une réussite personnelle : personne d’autre que lui n’avait lu
ces livres, n’avait tiré ces conclusions. Avoir ainsi percé à jour les opinions personnelles, et
par là les points faibles, du professeur lui fit gagner de l’assurance durant les cours. Il ne
baissait plus la tête quand le regard du professeur croisait le sien. Il aimait imaginer que celuici se rendait compte de ce qu’il savait et qu’il lui portait une attention particulière pour cette
raison.
Il obtint à son examen final la meilleure note de l’amphi. Au cours des années
suivantes, il ne perdit pas de vue le professeur. Il le croisait régulièrement dans les couloirs de
!34
l’école d’ingénieurs. L’enseignant répondait à ses saluts avec une certaine distance. Il
semblait ne pas se souvenir de lui.
Il ne restait qu’une demi-bouteille d’eau, que Joanes offrit à la femme du professeur.
Elle but avec avidité. Puis elle imbiba un mouchoir qu’elle se passa sur le visage et dans le
cou. Son mari but aussi, et elle s’empressa de récupérer la bouteille qu’elle garda
précieusement près d’elle.
Le professeur demanda à Joanes les raisons de son séjour au Mexique et il lui fit un
bref résumé.
— Mais alors pourquoi n’êtes-vous pas avec votre famille ?
Joanes expliqua que sa femme et sa fille avaient quitté l’hôtel avant lui et se trouvaient
déjà à Valladolid. Voyant que le professeur ne comprenait pas pourquoi il n’était pas parti en
même temps qu’elles, il lui raconta l’accident avec le singe.
— Une femelle. Elle portait un collier. J’imagine qu’elle s’est échappée d’un endroit
quelconque. Il y a plusieurs parcs thématiques dans cette zone. Peut-être que dans l’un d’entre
eux il y a des singes. Elle avait aussi un bracelet. Enfin, un jouet rose et bleu.
— C’est étrange, commenta le professeur.
À travers le rétroviseur, Joanes jetait des coups d’œil fréquents à la femme. La plupart
du temps, elle gardait les yeux fermés.
— Vous ne vous sentez pas bien ? lui demanda-t-il.
Elle le regarda fixement durant plusieurs secondes sans répondre.
— Nous arrivons bientôt à ce refuge ? dit-elle enfin.
— Je ne peux pas vous dire exactement. Je crois que nous n’en avons plus pour
longtemps.
Elle marmonna une phrase inintelligible et referma les yeux.
Le professeur contemplait le paysage d’un air préoccupé.
!35
Joanes songea qu’il valait mieux garder ses questions pour plus tard.
En ce début d’après-midi, le professeur avait déplié la carte routière sur le tableau de
bord et scrutait les panneaux indicateurs dehors. Il claqua de la langue et se pencha sur la
carte.
— Il y a un problème ? demanda Joanes.
— Je viens de voir un panneau avec le nombre de kilomètres pour Valladolid.
— Et donc ?
— Il indiquait plus de kilomètres que le précédent panneau que nous avons passé.
— Nous sommes perdus ? demanda la femme.
— Non ! répondirent en chœur les deux hommes.
Même s’ils n’en étaient pas très sûrs. Chaque croisement, chaque bifurcation étaient
un chaos de véhicules qui ne cessaient d’aller et venir, qui quittaient la voie principale au
point qu’il en devenait difficile de savoir quelle était la route à prendre. Peu de temps après,
ils passèrent devant un panneau qui ne faisait même plus mention de Valladolid. Le professeur
examina de nouveau la carte.
— Je crois que nous sommes par ici, dit-il en montrant une zone au nord de la route
qu’ils auraient dû suivre et qu’ils avaient sans doute quittée sans s’en rendre compte.
— C’est loin de Valladolid ? demanda Joanes.
— Je n’en sais rien. C’est une carte de tout le Mexique que vous avez là. Vous auriez
dû en prendre une plus détaillée de la région.
Il étudia de nouveau la carte et déclara qu’il restait sans doute soixante-dix kilomètres.
Ou peut-être plus.
Les trois regardaient leurs montres puis le ciel, qui était toujours bien dégagé. Joanes
se composa un visage serein, qui ne correspondait pas du tout à son état d’esprit.
!36
Ce qui l’inquiétait n’était pas seulement l’arrivée imminente de l’ouragan. À cette
heure, il espérait avoir déjà reçu l’appel de son futur gros client. Ce dernier n’avait pas
spécifié à quelle heure il devait se réunir avec qui de droit, mais en Espagne, avec les sept
heures de décalage, l’après-midi était déjà bien avancée.
Il se dit qu’il devait rester positif. Peut-être avaient-ils repoussé cette fameuse réunion
au lendemain. Depuis qu’il le connaissait, son client n’avait jamais rien fait pour le rendre
méfiant. S’il lui avait dit qu’il allait l’appeler, il le ferait. Et alors Joanes aurait la possibilité
de lui parler des coupes – minimes, mais des coupes quand même – qu’il avait réussi à faire la
nuit dernière dans son devis.
En plus de tout cela, la batterie de son téléphone était presque vide. La veille au soir,
trop occupé par la mise à jour de sa nouvelle offre, il avait oublié de la recharger. Il s’en était
rendu compte le matin même, quand il était déjà en route, mais il avait supposé que la batterie
tiendrait le voyage. C’était sans compter sur les ralentissements et le fait de se perdre en
chemin.
Avant son départ pour le Mexique, il avait loué un téléphone satellite. Avec cette
histoire de contrat pas encore finalisé, il voulait être joignable à tout moment et en tout lieu.
La publicité du modèle qu’il avait choisi affirmait : « Pour le client le plus difficile, dans les
conditions les plus difficiles ». Un slogan illustré par un soldat équipé pour une mission dans
le désert, parlant dans ce même téléphone devant un paysage de dunes. Mais avec une batterie
en rade, l’appareil ne servait à rien à Joanes. Et à présent, il s’en voulait de ne pas avoir loué
en plus le kit complet d’accessoires, qui incluait une batterie de secours, un chargeur à
brancher sur l’allume-cigare et un mini panneau solaire qui permettait une recharge sans
électricité.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda la femme du professeur.
Joanes répondit qu’ils allaient continuer jusqu’au prochain panneau indicateur qui les
aiderait à se repérer. Mais peu de temps après, ils se retrouvèrent sur une route à une seule
voie et embouteillée.
— Et maintenant ? voulut savoir le professeur.
!37
Joanes consulta de nouveau sa montre. Puis il sortit de la voiture pour voir jusqu’où
arrivait l’embouteillage. Il y avait des véhicules à l’arrêt aussi loin que portait sa vue. Faire
demi-tour n’était pas une alternative envisageable. Il fit des signes au chauffeur de la voiture
arrêtée dans l’autre sens près de la sienne. C’était un Mexicain qui mangeait un morceau
d’ananas. Sur le siège à côté de lui se trouvait une femme et, à l’arrière, quatre enfants en bas
âge. Un matelas était attaché sur le toit du véhicule.
— Par où va-t-on à Valladolid ?
Le Mexicain eut l’air surpris. Il regarda devant lui, puis il se retourna pour regarder
derrière, entre les têtes de ses enfants, comme si lui aussi était perdu.
— Par là, dit-il en montrant avec son bout d’ananas la direction opposée à celle de
Joanes.
— C’est loin ?
— Je dirais que non.
Joanes attendit qu’il développe sa réponse, mais ce ne fut pas le cas. Il rentra dans sa
voiture.
— On fait demi-tour ? demanda le professeur.
— C’est impossible ici. Il va falloir continuer un peu dans ce sens là.
Vingt minutes plus tard, ils n’avaient avancé que de quelques kilomètres. Joanes
demanda de nouveau par où se trouvait Valladolid. Un autre Mexicain lui indiqua alors la
direction contraire à celle que premier avait montrée.
Joanes réfléchit. À ce rythme, ils pouvaient mettre plusieurs heures encore à arriver à
destination. Ils devraient encore trouver un hébergement pour le professeur et sa femme. Et il
y avait le problème du téléphone. Quand le vent commencerait à souffler sur la côte, la
Commission fédérale d’électricité couperait le courant dans toutes les zones de passage de
l’ouragan. C’était ce qui se passait à chaque fois, pour éviter des dégâts encore plus
importants en cas de chute des poteaux électriques. La coupure d’électricité pouvait durer
plusieurs jours. Il restait probablement deux ou trois heures avant que le vent ne se lève. Il
devrait avoir rechargé sa batterie d’ici là.
!38
— Nous ne pouvons pas rester ici, se plaignit la femme du professeur. J’ai très mal au
dos.
— Vous êtes sûr que nous ne sommes qu’à soixante-dix kilomètres ? demanda Joanes
au professeur.
— Peut-être un peu plus, mais pas beaucoup. Vous pensez à quoi ?
Quelques mètres plus loin, un panneau indiquait une sortie vers une ville à cinq
kilomètres, Los Tigres. Sur le panneau, accrochée avec du fil de fer, une publicité peinte en
lettres grossières sur une pancarte en bois annonçait : « Résidence des Anglais. Chambres à
louer. »
— Qu’en dites-vous ?
— De quoi ? D’aller là ? répondirent les deux autres en même temps, d’une voix
apeurée.
Il leur expliqua ce que sa femme lui avait raconté sur les problèmes d’hébergement à
Valladolid : vu la situation, même si par miracle un hôtel les accueillait à Valladolid, ils
n’auraient pas d’autre choix que de dormir sur un matelas par terre dans un couloir.
La femme du professeur émit un geignement.
— Et ce que vous nous proposez comme solution alternative, dit le professeur, est de
rester ici, au milieu de nulle part et en plein cœur de la tornade.
— Ils pensent que l’ouragan aura perdu de son intensité à Valladolid. Et nous sommes
relativement proches de cette ville.
Le professeur opina du chef, plus pour l’inviter à continuer que pour manifester son
accord.
— Nous pouvons rester une nuit, poursuivit Joanes, jusqu’à ce que l’ouragan soit
passé, en tout cas le plus gros. Nous repartirons demain matin.
Les trois regardèrent la publicité.
— Allez savoir comment sera l’endroit, dit le professeur.
— Résidence des Anglais, lut Joanes à voix haute. Au moins, le nom en jette. Et en ce
moment, je me contente d’une chambre avec un lit et quatre murs. Je suis sûr que vous aussi.
!39
Le professeur se tourna vers sa femme.
— Tu en penses quoi ?
— Moi, je suis très fatiguée.
— On ne peut pas continuer un peu ?
— Un peu ? demanda-t-elle. Un peu ? Jusqu’à quand ? Tu ne l’as pas entendu ? Si ça
se trouve, il n’y a aucun hébergement là où tu veux m’emmener !
— Calme-toi, lui dit son mari.
Et, se tournant vers Joanes :
— Nous ne savons pas s’il y a des chambres libres.
— S’il n’y en a pas, alors nous demanderons le chemin pour Valladolid.
Les notes de Joanes furent bonnes voire excellentes dans toutes les matières. Son
mémoire de fin d’études avait pour titre : « Modélisation logique et contrôle par
l’intermédiaire d’une logique programmée d’une usine de moulages et matrices d’injection ».
Par l’intermédiaire de l’un de ses professeurs, son travail minutieux parvint jusqu’aux oreilles
d’une entreprise d’automates industriels, une multinationale anglaise, Robot Systems. Il fut
invité à un entretien au siège espagnol de cette société. Le jour J, une voiture de l’entreprise
vint le chercher. Sur place, un ingénieur anglais qui portait une chemise raccord avec ses yeux
bleus le conduisit à travers un dédale de couloirs dans la partie la plus impressionnante de
leurs installations, où s’assemblaient les bras articulés des machines. Son guide s’intéressa à
ses projets d’avenir et, comme Joanes l’avait espéré, lui demanda s’il aimerait travailler là une
fois son diplôme obtenu. Il répondit qu’il en serait enchanté. La nuit précédente, il avait répété
devant un miroir la meilleure manière de le dire.
Il n’y eut ni contrat ni accord écrit, mais Joanes et sa femme, qui étaient déjà ensemble
à l’époque, fêtèrent la nouvelle comme s’il venait d’être embauché. Elle venait de terminer
ses études de philosophie et, en tant que professeur stagiaire, avait commencé à donner des
cours dans son université, où elle projetait de se faire titulariser. L’offre de Robot Systems
!40
terminait d’éclaircir les perspectives professionnelles du couple. Ils n’avaient pas encore parlé
mariage, mais ils savaient tous deux que ce serait bientôt. Joanes s’autorisa à se projeter dans
l’avenir. D’ici quelques années, il aurait, espérait-il, gravit quelque échelons dans la hiérarchie
de Robot Systems et ils auraient déjà deux enfants. Peut-être aussi offrirait-il à son père le
voilier de onze mètres dont celui-ci rêvait depuis des années sans jamais se décider à
l’acheter.
Bien qu’il n’ait rien dit à ses camarades de classe, la nouvelle de son futur contrat ne
tarda pas à se répandre dans les couloirs de l’université. Robot Sytems était une grande
entreprise. Joanes reçut de nombreuses félicitations. Derrière beaucoup d’entre elles se
cachait de la jalousie, il n’était pas dupe.
Le jour de la remise des diplômes, qui eut lieu dans une salle de la fac en piteux état,
avec la plupart des ampoules grillées et des taches d’humidité au plafond, il reçut une lettre à
en-tête de l’école d’ingénieurs. Il pensa qu’il s’agissait d’un quelconque formulaire
administratif à remplir, mais ce qu’il découvrit en ouvrant l’enveloppe fut un mot écrit à la
main, d’une écriture en pattes de mouche. Le professeur avait eu vent de son embauche
prochaine chez Robot Systems et il souhaitait le féliciter en personne et discuter avec lui.
C’était la raison pour laquelle il l’invitait chez lui le samedi suivant à midi. Il lui laissait son
adresse et lui précisait d’être ponctuel.
L’invitation ne demandait pas de confirmation. Le professeur donnait pour sûr qu’il
accepterait.
Joanes ne parla à personne de ce rendez-vous. Il n’aurait pas, ainsi, à répondre aux
questions gênantes qui ne manqueraient pas en rentrant à la maison après. Il mémorisa
l’adresse et jeta la lettre et l’enveloppe. On ne savait jamais à quoi s’attendre avec le
professeur.
Il fut de plus en plus nerveux à l’approche de ce fameux samedi. Il passa beaucoup de
temps à penser à ce qu’il allait mettre et s’il devait amener un cadeau. Depuis qu’il n’était
plus son étudiant, il avait à peine pensé au professeur. L’intérêt qu’il lui portait s’était trouvé
submergé par le quotidien et les nouvelles relations qu’il avait nouées. Mais maintenant, avec
cette lettre, il se retrouvait dans un tel état de nerfs qu’il suffisait qu’on l’effleure pour qu’il
fasse un bond.
!41
Il s’exhorta à envisager ce rendez-vous comme une discussion tournée autour de ses
études, comme celles qu’il avait pu avoir avec d’autres enseignants. Malgré tout, sa fiancée le
trouva tendu et lui demanda à plusieurs reprises s’il se sentait bien. Il lui disait que oui, mais il
voyait bien qu’elle ne le croyait pas à cent pour cent. La dernière fois qu’elle le lui demanda,
le vendredi après-midi, il lui répondit sèchement. Elle quitta le bar où ils se trouvaient sans
même lui dire au revoir.
Le samedi, à midi moins deux minutes, Joanes sonnait à la porte d’une villa sur la
côte. Il avait opté pour un pantalon à pinces et une chemise dont il avait retroussé les manches
jusqu’aux coudes pour se donner un air décontracté. Finalement, il avait décidé de ne pas
apporter de cadeau.
Une vieille dame en tenue de domestique lui ouvrit. Lorsqu’il se présenta, elle lui fit
signe de la suivre. Ils traversèrent un salon à la décoration chargée jusqu’à une terrasse avec
vue sur la mer. Sur le chemin, Joanes aperçut un escalier qui menait à l’étage supérieur.
Installé sur la rampe, il y avait un système automatique pour monter les marches, peint de la
même couleur que les murs pour contraster le moins possible avec eux. Sur la terrasse, sur
une table en fer forgé, un service à café attendait, les tasses retournées. La bonne l’invita à
patienter là.
Il fit passer le temps en regardant le paysage. Entre la maison et la mer s’étirait une
frange de dunes, puis la plage. Le vent soufflait par rafales qui soulevaient des poignées de
sable et faisaient voler des bouteilles et des sacs en plastique. Le sol de la terrasse était
couvert d’une couche de sable un peu sale. De la mer montait une brume à l’odeur iodée assez
forte, froide et désagréable. Joanes aurait préféré prendre le café ou quoi que ce soit d’autre à
l’intérieur, dans la maison.
— Bonjour.
Il sursauta, se retourna et se retrouva nez à nez avec le professeur. Il ne l’avait pas
entendu arriver.
— Je suis ravi que vous ayez pu venir.
— Moi aussi.
!42
Le professeur affichait un large sourire et il lui indiqua une des chaises près de la table.
Une seconde plus tard, la bonne arrivait avec une cafetière pleine. Le professeur lui dit qu’il
ferait lui-même le service. Joanes observa un silence gêné tandis qu’il leur servait un café
aussi épais que de l’huile de moteur.
— Je n’ai pu faire autrement que d’apprendre votre réussite.
— Je n’appellerais pas cela ainsi.
— Ne soyez pas modeste. La plupart de vos camarades aimerait être à votre place.
Joanes resta silencieux, une manière d’approuver cette remarque. Il sentait les
battements de son cœur s’accélérer.
— Vous connaissez cette entreprise ? lui demanda-t-il.
— Un peu, reconnut le professeur, faussement modeste. Ils font des choses
intéressantes. Quelques-uns de mes anciens étudiants y travaillent actuellement. Que des
bons. Ils le méritent. Et j’en suis très heureux, dit-il.
Puis il fixa longuement Joanes avant d’avaler une gorgée de café avec un petit bruit de
succion.
Alors, avec un ton qui laissait entrevoir certains regrets, il parla de ses propres débuts.
Il le fit en regardant l’horizon, par-delà les dunes. Joanes hochait la tête de temps en temps,
mais il était si gêné qu’il écoutait à peine. Le professeur portait un pantalon identique au sien,
un polo avec le logo d’un club de pêche sur la poitrine et des chaussures ouvertes sans
chaussettes. Comme cela arrive avec les personnes qui s’habillent tous les jours en costumecravate, le voir ainsi porter des vêtements casual provoquait un choc, comme s’il était
déguisé. Il venait de se raser et sentait encore l’après-rasage. Il avait de lourdes bajoues qui
tremblaient chaque fois qu’il soupirait ou s’esclaffait en se évoquant les commencements de
sa carrière.
— Démarrer dans le monde professionnel était plus difficile à l’époque, conclut-il.
Plus dur et plus long. Aride, voilà le mot qui conviendrait précisément. Aujourd’hui, vous
voulez tout, tout de suite. Vous pensez que vous avez droit à tout dès vos premiers pas dans le
monde du travail. Vous ne voulez pas entendre parler de sacrifices.
!43
Après cette tirade, le professeur le regarda de nouveau. Les verres épais de ses lunettes
lui faisaient des yeux démesurément gros. Il esquissa un sourire et dit :
— Ne vous inquiétez pas. Pour vous, tout ira bien.
Une brève pause et il répéta :
— Ne vous inquiétez pas. C’est ça le plus important.
Il se leva, signifiant ainsi que l’entrevue était terminée. Il remercia Joanes de s’être
déplacé et le raccompagna jusqu’à la porte, où il lui serra la main avant de lui dire au revoir.
Les bruits de la bonne s’affairant dans la cuisine parvenaient jusqu’à eux, en même temps
qu’une forte odeur de foie en train de frire. Ce fut la dernière fois que Joanes vit le professeur,
et quinze ans s’écouleraient jusqu’à ce qu’il le retrouve, au bord d’une route mexicaine.
Joanes rentra chez lui soulagé par la manière dont ce rendez-vous s’était déroulé et,
dans le même temps, dérouté. Il ne s’attendait pas vraiment à cette sortie hors de propos du
professeur sur le manque de maturité des nouvelles générations.
Il décida que cette rencontre ne méritait pas d’être évoquée et il n’en parla à personne.
Ce soir-là, il invita sa fiancée à dîner. Il lui présenta ses excuses pour son attitude des jours
précédents. Elle lui pardonna aussitôt.
Le lundi suivant, à la première heure, il reçut un appel de Robot Systems. Un employé
des ressources humaines l’informa qu’un plan de restructuration venait d’être mis en œuvre
dans l’entreprise et que le poste qu’on lui avait proposé n’existait plus. Il exprima ses regrets,
lui souhaita bonne chance et raccrocha.
Joanes resta hébété. Il lui fallut quelques minutes avant de reposer le téléphone.
Quand, enfin, il put se remettre à penser, il accusa le professeur : à coup sûr, ce dernier
avait appelé l’entreprise pour leur déconseiller son embauche. Le professeur était une
personne connue, respectée, dont on écoutait les conseils. Il avait dû minimiser ses liens avec
!44
Robot Systems au cours de leur rendez-vous. Cette histoire de restructuration était de toute
évidence une fausse excuse.
Ce qu’il n’arrivait pas à comprendre était la raison qui avait poussé le professeur à agir
de la sorte, ce qu’il avait vu en lui (ou ce qu’il n’y avait pas décelé) durant le court moment
passé ensemble et qui lui avait laissé une impression si négative.
Mais il n’avait aucune preuve. Pire encore, il ne pouvait être sûr que les choses se
soient vraiment déroulées ainsi.
Pourtant il savait. Il voyait clairement la relation de cause à effet.
L’idée d’aller voir le professeur pour l’interroger lui traversa l’esprit et disparut aussi
rapidement qu’elle était arrivée. Même s’il savait que le professeur était responsable, il se
doutait aussi que ce dernier nierait farouchement toute implication dans cette affaire.
Il lui fallut plusieurs jours pour digérer la nouvelle et la partager avec sa famille et sa
fiancée. Il s’en tint à la version de la restructuration de l’entreprise. Tout le monde comprit et
compatit avec lui, tout le monde lui assura également qu’il n’avait pas à s’en faire et qu’il
trouverait très vite un poste similaire, voire meilleur.
Il avait toute la vie devant lui.
La circulation sur la route qui menait à Los Tigres était fluide. C’était une nationale
étroite, en mauvais état, pleine de bosses et de crevasses rebouchées çà et là avec du goudron.
Accrochées aux branches des arbres en bordure, de nombreuses pancartes publicitaires
proclamaient : « Ici taverne Le Don de Dieu », « Plombier et électricien de confiance »,
« Atelier mécanique La Grâce du Christ Jésus »…
Los Tigres était un amoncellement de vieilles maisons basses qui avaient l’air
inachevées. Les façades offraient des couleurs criardes, ocre, jaune et vert citron, elles étaient
sales et en piteux état. Seule la rue principale était goudronnée. À première vue, la population
n’avait pris aucune mesure pour se protéger de l’ouragan. L’ambiance était même presque
festive. Il y avait du monde dans les rues et des petits groupes de gens installés verres à la
main sur les terrasses des bars.
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Joanes s’arrêta pour demander où se trouvait la Résidence des Anglais. On lui indiqua
le chemin : il devait sortir du village et continuer sur cinq cent mètres. Il verrait alors un
croisement, il prendrait à droite et il arriverait à la Résidence.
Quelques minutes plus tard, il s’engouffra sur un chemin de terre qui les conduisit
jusqu’à un bâtiment couleur moutarde de deux étages. La façade était vierge de toute
décoration et ne se distinguait guère des autres maisons du village, à part sa taille, beaucoup
plus grande. Elle aussi donnait l’impression de ne pas avoir été terminée. Le haut de la maison
se résumait à une surface plate qui faisait office de toit ou de plafond à l’étage supérieur. Des
barres métalliques surgissaient des piliers en béton, peut-être dans l’attente d’un hypothétique
nouvel étage. Toutes les fondations de la maison étaient visibles, elles semblaient plier sous le
poids de celle-ci et leur aspect vieillot donnait à la Résidence des Anglais un aspect démuni et
lunaire.
Il y régnait aussi une bonne ambiance. La terrasse en terre battue devant le bâtiment
était noire de monde et remplie de voitures. Un gamin chargé de faire la circulation lui
indiqua où garer la voiture.
Il n’y avait que des Mexicains. L’arrivée de Joanes, du professeur et de sa femme attira
les regards et fit taire les conversations.
— Bonjour, dit Joanes en claquant la portière.
Il répéta son salut dans plusieurs directions, à l’attention de plusieurs groupes de gens.
Ils lui répondirent d’un hochement de tête ou d’un murmure.
Le professeur sortit également de la voiture. Sa femme resta à l’intérieur.
Un des Mexicains s’affairait devant une sorte de barbecue artisanal, un grand bidon
d’essence coupé en deux et posé sur deux tréteaux. Quand il les vit, il s’approcha d’eux en
s’essuyant les mains dans un torchon. Joanes lui donna la cinquantaine. Son torse avait la
forme et la taille d’un tonneau. Il boitait de la jambe droite. Quand il marchait, son pied
traînait par terre en faisant un arc de cercle. Ce mouvement attirait le regard vers ses baskets,
qui avaient été ouvertes sur le devant à coups de ciseaux.
— Bonjour, dit le Mexicain, qui se présenta comme le propriétaire de la Résidence des
Anglais. En quoi puis-je vous aider ?
!46
Avant que Joanes ne réponde, le professeur parla.
— Ma femme et moi avons souffert un contretemps dans le car qui devait nous
emmener à Valladolid et nous avons été obligés d’en descendre à mi-chemin. Obligés, insistat-il. Et maintenant nous cherchons un logement pour cette nuit. À Los Tigres, on nous a
indiqué votre adresse. Mais, avant de poursuivre, pourrions-nous avoir un peu d’eau ?
Le propriétaire s’approcha d’une table où un groupe de femmes disposaient des plats
bien garnis et en revint avec deux verres d’eau.
— Désolé, il ne reste plus de glaçons.
Le professeur prit les verres et les leva pour mieux les observer à la lumière du jour.
— C’est de l’eau minérale ?
— Pardon ?
— Elle est purifiée ?
Le Mexicain confirma d’une manière peu convaincante. Le professeur lui jeta un
regard désapprobateur et rejoignit sa femme, qui but en tenant son verre à deux mains et en
mettant la moitié à côté, de l’eau coulait sur son menton. Le professeur resta près d’elle en lui
caressant les cheveux. Quand elle eut terminé, il lui passa l’autre verre, qu’elle s’empressa de
vider de la même manière. Puis le professeur lui murmura quelque chose, elle hocha la tête,
ferma les yeux et hocha de nouveau la tête dans un geste plein de douleur. Le professeur se
dirigea ensuite vers la table où était servi le repas, il se servit de l’eau sans demander et but.
— Il vous reste des chambres libres ? demanda Joanes au propriétaire.
— Vous avez beaucoup de chance. Il m’en reste une, la dernière. Vous voulez la voir ?
— Une seule ?
Le patron de la résidence confirma et montra le couple de vieux.
— Ce sont vos parents ?
— Oh non, Dieu merci !
Quand le professeur les rejoignit, Joanes lui fit part de la mauvaise nouvelle.
!47
— Ne serait-il pas possible dans ce cas de changer avec quelqu’un ? demanda le
professeur. Je suis sûr que nous pouvons nous arranger.
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