Endophasie Au fond de la fontaine, ma langue

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Endophasie Au fond de la fontaine, ma langue
KALIANE UNG
Endophasie
Au fond de la fontaine, ma langue chargée d’antiquité remue
lourde de saveurs méphitiques. Un dépôt blanc se dilue dans
l’eau impure, témoignant d’un sang en carence et d’un
certain problème de foi. Se posent sur mes paupières jugées
mortes des bouts de papier gorgés de revanche et de mauvais
sentiments. Après avoir recraché une pièce de bronze aux
profils conquérants, je bulle et devise de nouveaux modes de
respiration. Les béotiens n’y verront qu’un feu interdit éteint
à grandes eaux, une charmante tête coupée aux cheveux
cendrés, la justice des abusées ne connaît pas la demie
mesure.
On m’a retrouvé à Lesbos. L’aimé deux fois perdu, par défaut
d’impatience retenue, un double retour des Enfers, le reste,
je ne m’en souviens plus. Les limbes de mon identité se
redessinent en un diagramme abscons : qui étais-je pour lui
qui suis-je pour moi une fille un garçon ? Je ne suis pas
assuré de vivre encore, je ne sens plus mon corps ma
mémoire sensorielle s’est dispersée dans des contrées
étrangères. Dans l’onde épaisse mes chansons d’amour se
décomposent les cordes de ma lyre brisée sonnent comme les
tambours du sacrifice, avec une emphase affective qui
explose sous marine en effervescences thérapeutiques.
Ils prétendent que j’ai inventé un amour nouveau. Je
souhaitais je l’avoue jouer double je mais mon corps ce
fardeau méritait amplement le supplice des furies. À l’heure
fatale, ni les ongles au vernis écaillé de dépit, ni le fer
maculé de terre fraîche, ni les pierres poreuses à l’envie ne
firent frémir mon œil résigné. La première blessure fut la
plus profonde, pour sûr, un bref fracas de verre brisé appela
une reconsidération médicale vivisection je ne m’imaginais
pas si fragile, léger menu offert aux banquets orgiaques.
Je chante toujours de beaux airs en son nom. Entre chanter
et mourir je n’ai pu me décider, disparu pour certains mais
défendant contre tous son honneur foulé. Qui ai-je aimé, qui
aimé-je, un caractère aux traits altiers déployé en vision
kaléidoscopique dans les arts et les lettres, un berger esclave
de l’amour du vice grec, un musicien raffiné dont poète
réduit au silence j’étais l’instrument accordé en sourdine.
J’ai écouté un frère hésitant aux yeux mouillés d’aveux,
caressé un monstre au doux pelage, embrassé les perles et
les diamants d’un petit prince chu d’une lointaine planète,
comblé du présent.
Lors de ma traversée de l’Hèbre, mes refrains eurent pour
coryphée les plaintes virginales de mes sœurs les Sirènes,
remontant de toutes leurs forces le courant au moment de
ma mort, leurs larmes polluèrent l’eau douce d’amers
regrets. L’une d’elles, la plus jeune, eut la voix dérobée par
un amour volatil. Les autres, aux cous chargés de trésors
naufragés, parlaient une langue inconnue. Se peut-il que les
femmes se plaisent à déchirer, par leur mains ou leurs
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paroles, les amoureux qui les ignorent, n’ayant sur la bouche
que l’appel d’une justice sans limite ?
Je chante toujours de beaux airs en son nom. Les nuits de
pleine lune, j’écoutais ses plaintes, nocturnes râles et
flétrissures refrains des frustrations, formes verbales fixées
à l’imparfait. Je bus le venin de ses blessures jusqu’à la lie.
Sous les plantes grimpantes, le pourpre du poison s’insinua
d’abord dans mon oreille pour contaminer les bourgeons
naissants sous mon front inquiet. Ses fantômes peuplèrent
mes cauchemars, je les accueillis tant bien que mal,
reconversion hâtive des espaces publics et urbanisation des
dédales végétaux.
Par mon chant, j’ai maîtrisé les courants du Styx, charmé
des gardiens sanguinaires, suspendu la peine des
condamnés, convaincu les juges des âmes mortes. Mais dans
notre soyeux cocon tissé de vers et de soie, il tirait
constamment le doux fil vers lui, et je découvrais impuissant
au matin les ravages du vent et du froid. Je me souviens
d’être allongé dans un lit lourd du poids de ses amants
passagers. Lui qui aimait plus que tout la caresse de l’onde
sur sa peau d’argent, où est-il maintenant que je me traîne
misérable infirme au centre d’un factice point d’eau ?
Je chante toujours de beaux airs en son nom. Il y a dans ma
gorge irritée un souvenir qui se décante, une mélodie dorée
décriant un charme érodé qui déchante en huit temps.
Submergé par l’émotion, j’ai l’oreille parfaite gâchée par des
acouphènes liquides, j’en devine à peine les premières notes.
Les bourdonnements ne proviennent pas des tourbillons de
bulles dosées par les tuyaux d’aération, ni des frétillements
des algues qui colonisent les parois du bassin, mais d’une
pathologie profondément ancrée dans mes synapses.
C’est une mélodie c’est un souvenir c’est une clef enfouie à un
endroit précis de mon anatomie qui ne m’a pas protégé du
démon de la synesthésie. Quelque part entre mes omoplates,
je porte des phrasés musicaux déphasés, un langage
archaïque en constante mouvance qui susurre pianissimo.
Un vert tendre qui s’enracine dans une terre meuble, le do
du milieu qui brunit sous l’attaque du pouce droit. Fa blanc
mi jaune un œuf qui se casse dans le vert pré de ré puis à
nouveau le solide do. Vers qui puis-je tourner mon regard
perplexe, il me semble que le soleil se détourne de moi
puisque je défie sa lumière et son règne.
Je chante toujours de beaux airs en son nom. Soupirs. Des
battements de cils émus accompagnent les couleurs qui
secouent leur poussière d’antan. Do ré do ré do la vieux rose
exception à la règle d’accord qui gémit sous le midi, plus on
descend dans le grave plus on frôle le mensonge et le silence,
deux acolytes qui se tiennent la main, le code chromatique
revêt des symboles cryptiques. La toge du fa taquine le mi le
ré et mi ré do combien de fois répété les nuances s’imposent
immuables et se jouent de ceux qui répètent incrédules
qu’une telle association est impossible.
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C’est une mélodie c’est un souvenir c’est une clef de
compréhension do sol sol sol surface polie par les années de
pratique. Mi ré admirez la fragrance de pomme verte qui
émane de cette blanche – soupir – avant la montée crochetée
du thème principal, simple et répétitif à l’extrême, d’une
efficacité redoutable, qui habille une histoire d’amour déçue,
une verve idyllique qui a d’aventure tourné au petit-nègre.
Que peuvent le soleil et la lune réunis pour secourir une
théorie d’inspiration platonique qui d’infortune se noie dans
un noir océan ?
J’ai rajouté des cordes à mon instrument, optimisé les
références hermétiques de sa langue pour protéger mes
Muses des atteintes de la jalousie. Perché sur l’arbre des
Hespérides, par ma musique j’ai immobilisé des cours d’eau,
arraché des sanglots aux rochers, envoûté des lions et des
tigres qui prêtaient leurs crinières aux jeux des dryades. La
mélodie qui s’effrite sous mes doigts est un déplaisant
souvenir aquatique. Il s’enfonce brasse coulée à la base d’une
nuque déchiquetée, les contours en papillonnent de malaise.
Je chante toujours de beaux airs en son nom. Le serpent du
vice qui enfonça ses crochets dans son talon d’Achille était
doté d’un venin létal. À sa mort, il tenait dans sa main la
pomme dorée de notre verger, un larcin insignifiant pour
certains mais j’en suis sûr qui attira le reptile intrigué. Je
l’ai retrouvé étendu dans l’herbe, ses lèvres couvertes de
rosée n’avaient pas touché le fruit, il s’amusait sans doute en
le lançant vers les cieux puis en le rattrapant juste avant
qu’il n’explosât au sol.
Je l’ai cherché par deux fois aux Enfers. Revenu seul de mon
périple devant le temple d’Apollon, je m’interrogeai sur une
devise d’envergure spirituelle gravée au fronton. Qui étais-je
pour lui qui suis-je pour moi une fille un garçon ? Dans mon
sang s’égoutte une langue aux racines vénéneuses,
empoisonnée à l’encre de seiche. Dévastée, elle exige un
travail minutieux ; alors, la replanter en boutures dans une
chevelure où se fanaient autrefois les fleurs des champs,
effectuer des choix radicaux, dans l’incertitude viser la
neutralité dans un monde qui tourne autour d’un genre de
gravité résolument masculin.
Je chante toujours de beaux airs en son nom. Je me souviens
avoir croisé au royaume des morts l’ombre d’un homme, pour
qui j’ai pincé une corde particulièrement sensible. Lui aussi
cherchait un compagnon captif de la pierre, un intrépide
avec qui il complotait des plaisirs usurpés aux dieux. Il y
avait dans le prénom qu’il criait à la roche un redoublement
de voyelle qui me fit l’effet d’un trauma. À la lumineuse
sortie, l’orgueil en chamade, je me suis retourné trop tôt sur
son visage et je l’ai rendu aux ténèbres, son baiser éteint erre
sur mes lèvres.
C’est une mélodie c’est un souvenir qui creuse
sous l’épiderme, une perfusion liquide qui
croyances jusqu’à bousculer la génétique. Au
hésitant de ce jour au blues sucré aux pétales
le manque
remue les
crépuscule
de rose, il
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aurait du être mort pour moi. Il aimait ailleurs, à des lieues
de notre paisible aquarelle, il aimait le différent, il aimait le
semblable, il aimait différemment, l’empirisme décadent
pour unique contrainte de cet art nouveau. Entre mordre et
se faire mordre, il choisit d’agacer un serpent venimeux qui
lui enseigna le bifide, curiosité tentation faiblesse je
pardonnai et l’en aimai que davantage.
Revenu des Enfers, je m’interroge : qui étais-je pour lui qui
suis-je pour moi une fille un garçon ? Je n’ai plus de corps
pour m’en assurer, juste une mélodie un souvenir une clef
qui actionnerait une hypothétique machine à rattraper le
temps. Autour du varech filandreux flottent libérés les
artifices genrés, les pistes sont mixtes un refrain au rythme
binaire tient lieu de fil dans un labyrinthe où nous avions
autrefois fière allure. Qui ai-je aimé, qui aimé-je, une fille un
garçon ? Un indice cependant pour ne pas se faire embobiner
: la folie est du côté du féminin. Et au fond de la fontaine, je
chante toujours de beaux airs en son nom.
Paris, 2010.